À mi-chemin de ma vie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BERNANOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M. Georges Bernanos, revenu ces jours-ci de Palma de Majorque, est rentré en France. Depuis quelques mois, il a vu beaucoup de choses, sur lesquelles il a beaucoup à dire. Déjà il travaille à un nouveau livre. Avant de se remettre à la tâche, il a écrit pour cet ouvrage une introduction qui est une sorte d’examen de conscience de l’écrivain devant toute son œuvre. Nous sommes heureux de publier cette page inédite, où les souvenirs de Georges Bernanos sur sa vie et ses livres, ses romans d’hier, leurs personnages mêmes, sont invoqués en témoignage de son œuvre.

 

*

 

Si je me sentais du goût pour la besogne que j’entreprends aujourd’hui, le courage me manquerait probablement de la poursuivre, parce que je n’y croirais pas. Je ne crois qu’à ce qui me coûte. Je n’ai rien fait de passable en ce monde qui ne m’ait d’abord paru inutile, inutile jusqu’au ridicule, inutile jusqu’au dégoût. Le démon de mon cœur s’appelle « À quoi bon ? »

Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce de recueillement physique qu’impose un tel travail m’est si odieux que je l’évite autant que je puis. J’écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne, et peut-être le serais-je, en effet, si les puissantes républiques ne frappaient de droit, impitoyablement, les alcools consolateurs. Faute d’alcools, j’avale à longueur d’année ces cafés-crèmes douceâtres, avec une mouche dedans. J’écris sur les tables de cafés parce que je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine, dont je crois avoir essayé de parler noblement. Libre aux malins, dans leur langage, de prétendre que « j’observe ». Je n’observe rien du tout. L’observation ne mène pas à grand-chose. M. Paul Bourget a observé les gens du monde toute sa vie, et il n’en est pas moins resté fidèle à la première image que s’en était formée le petit répétiteur besogneux, affamé de chic anglais. Ses ducs sentencieux ressemblent à des notaires, et quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des lévriers.

J’écris dans les salles de cafés ainsi que j’écrivais jadis dans les wagons de chemin de fer, pour ne pas être dupe de créatures imaginaires, pour retrouver d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur. Non, je ne suis pas un écrivain. Si je l’étais, je n’eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre, car enfin vous penserez peut-être avec moi qu’à vingt ans j’aurais pu, comme un autre, écrire les romans de M. Pierre Frondaie. Je ne repousse pas d’ailleurs ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J’honore mon métier auquel ma femme et mes gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’Injustice dont l’incessant outrage est le sel de ma vie. Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux que je suis né.

Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés.

Car j’étais parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurai vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être un certain jour – un jour que je sais – ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes... J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu mes souliers rougis par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et Vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom – cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Étiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous ?

Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts... Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père. Après tout, j’aurais le droit de parler en son nom. Mais, justement, on ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait parler son langage. Et c’est ce langage oublié, ce langage perdu que je cherche de livre en livre – imbécile ! – comme si un tel langage pouvait s’écrire, s’était jamais écrit. N’importe ! Il m’arrive parfois d’en retrouver quelque accent, et c’est cela qui vous fait prêter l’oreille, compagnons dispersés à travers le monde, qui par hasard ou par ennui avez ouvert un jour mes livres. Singulière idée que d’écrire pour ceux qui dédaignent l’écriture ! Amère ironie de prétendre persuader et convaincre alors que ma certitude absolue est que la part du monde susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs.

 

 

Georges BERNANOS.

 

Recueilli dans Suites françaises, Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

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