M. Rudolph EUCKEN

 

SA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

J.-M. BERNARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M. Rudolph Eucken, professeur à l’Université d’Iéna, est un des rares philosophes protestants de l’Allemagne qui aient suivi avec attention la renaissance de la pensée catholique en France. M. Rudolph Eucken s’est beaucoup occupé lui-même de la question religieuse. Il connaît déjà notre jeune revue Demain et m’exprimait récemment sur elle son appréciation, qui est très flatteuse.

Notons, en passant, que Demain a conquis de nombreuses sympathies de l’autre côté des Vosges. Rien de plus réconfortant que la lecture de la liste de nos abonnés. J’ai eu grand plaisir à la consulter chez M. le docteur Rifaux.

Avant notre apparition, nous étions déjà annoncés et attendus. Le Supplément à l’Allgemeine Zeitung, de Munich, contenait, le 28 septembre dernier, un éloge enthousiaste de notre programme. L’article était intitulé : Un Catholicisme régénérateur. « Un catholicisme se présente à nous, y lisait-on, qui s’efforce de rajeunir spirituellement et moralement l’humanité ; nous pouvons donc l’appeler un catholicisme régénérateur... Pour atteindre ce but, on veut marcher dans trois directions principales : celles de la liberté politique, de la justice sociale et du progrès intellectuel. Nous souhaitons avec une très vive sympathie le succès de cette entreprise considérable. »

M. R. Eucken, qui m’adresse ce journal, avait déjà présenté aux lecteurs de l’Allgemeine Zeitung, dans le numéro du 25 juin 1897, la philosophie de la religion telle que la proposaient des catholiques français, surtout M. Blondel, dans l’Action, publiée en 1893, et dans la Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’Apologétique ct sur la méthode de la Philosophie dans l’étude du problème religieux, lettre publiée en 1896. M. Eucken estimait aussi très remarquable la défense des idées de M. Blondel dans les articles que le P. Laberthonnière avait donnés aux Annales. « Ce mouvement, disait-il, est encore restreint à des cercles peu étendus, mais la jeunesse y domine, aussi est-il animé d’une fraîcheur vigoureuse et d’une joyeuse confiance. » Après avoir exposé quelles sont les idées directrices dans cette philosophie de l’action vivante, M. Eucken souhaite au catholicisme français qu’il ne reste point à l’écart d’un mouvement si plein de promesses et qu’il ne méprise point la renaissance annoncée.

Le 21 février 1902, M. Eucken publiait dans le même journal, sous le titre suivant : Un Programme scientifique du catholicisme moderne, une étude consacrée au discours que Mgr Mignot avait écrit et que son vicaire général, M. l’abbé Birot, avait lu à la séance solennelle de la réouverture des cours à l’Institut catholique de Toulouse, le 13 novembre 1901, sur la Méthode de la théologie. Ce discours avait été publié dans le numéro de novembre du Bulletin de Littérature ecclésiastique. M. Eucken signalait particulièrement la distinction établie par l’archevêque d’Albi entre la vérité absolue de la religion et le caractère progressif de son exposition humaine. « Les convictions catholiques sur l’Église, écrivait M. Eucken, sur l’immutabilité de son dogme, sur l’infaillibilité de son magistère, demeurent intactes. Bien plus, elles mettent un frein nécessaire au mouvement préconisé, dont l’allure trop libre nous exposerait, sans cela, à tomber dans le relativisme et le subjectivisme. Si le catholicisme de ce programme est incontestable, c’est un catholicisme différent de celui que nous rencontrons d’ordinaire, un catholicisme qui n’évite pas avec crainte tout contact avec la vie spirituelle moderne, mais c’est un catholicisme qui possède la force et le courage de s’assimiler tout ce que cette vie contient de vérité... »

Ce philosophe, qui appartient à la confession protestante, se réjouissait d’une telle rénovation, non point parce qu’elle augmentait la force conquérante du catholicisme, mais parce qu’il y voyait un progrès de l’humanité dans le sens d’une vie religieuse plus sincère et plus profonde.

En réponse à quelques questions que je lui avais posées en lui annonçant cet article, M. Eucken m’écrit que dans la vie moderne la lutte importante ne se livre plus entre le catholicisme et le protestantisme. Ce qu’il combat, lui-même, en Allemagne, c’est le naturalisme des matérialistes, le subjectivisme des dilettantes et l’indifférence grossière des spécialistes. Il voudrait ranimer la religion et le christianisme, mais il croit que cette renaissance n’est réalisable qu’avec un progrès en profondeur de toute notre culture et que celle-ci suppose, à son tour, le progrès dans l’approfondissement de notre vie spirituelle et la reconnaissance du divin dans l’humain.

Il y a donc une tâche commune pour laquelle toutes les âmes chrétiennes devraient se prêter un mutuel concours. Pourquoi serions-nous moins accueillants et moins hospitaliers pour la pensée de ce philosophe allemand qu’il ne l’a été lui-même pour la pensée de M. Blondel, du P. Laberthonnière ou de Mgr Mignot ? Ni la différence des nationalités, ni celle des religions ne doivent nous aveugler sur les mérites de notre prochain, l’amour de la vérité ne connaît pas de frontières et la charité catholique ne doit pas être plus timide que la tolérance évangélique.

M. Rudolph Eucken est né le 5 janvier 1846, à Aurich, dans la Frise orientale, qui appartenait alors au royaume de Hanovre. Aurich est actuellement la capitale d’un district prussien, sur la frontière de la Hollande, non loin de l’embouchure de l’Ems. De 1863 à 1867, il étudia, aux Universités de Göttingen et de Berlin, surtout la philosophie, mais aussi la théologie protestante et l’histoire. Le maître qui exerça le plus d’influence sur sa formation fut Trendelenburg, professeur à Berlin, dont M. Eucken prononça l’éloge dans un discours jubilaire, en 1902. Nommé professeur de philosophie à Bâle en 1871, puis à Iéna en 1874, il a fixé sa vie dans cette dernière ville, et il a refusé plusieurs propositions très honorables qui l’en auraient éloigné.

La Revue de Métaphysique et de Morale a publié, en juillet 1897, une dissertation de M. Eucken sur La Relation de la philosophie au mouvement religieux du temps présent.

Les Annales de philosophie chrétienne ont publié sous ce titre : La Conception de la vie chez saint Augustin, en septembre, octobre et novembre 1890, la traduction d’une partie de son importante étude sur La Conception de la vie chez les grands penseurs (Leipzig, 1890). Depuis, il a écrit un ouvrage plus intéressant encore sur La Part de vérité contenue dans la Religion (1901).

En Allemagne, les travaux de notre philosophe ont été très remarqués. M. Richard Falkenberg, professeur à l’Université bavaroise d’Erlangen, a dédié son Histoire de la philosophie moderne à « M. le Conseiller aulique R. Eucken », pour lequel il professe une haute estime. En 1901, le même professeur publia une dissertation sur La Lutte de Rudolph Eucken contre le Naturalisme. M. le pasteur docteur Otto Siebert, dans son livre sur La Conception du monde et de la vie chez Eucken (1903), nous présente la philosophie religieuse de son maître comme la seule voie qui reste ouverte à ceux qui ont abandonné les vieux chemins du dogmatisme et qui veulent éviter le subjectivisme. L’Université de Giessen a conféré un doctorat d’honneur en théologie à l’illustre professeur d’Iéna (1903), pour le remercier des services qu’il a rendus à la cause religieuse.

Depuis 1885, il avait livré au public sa philosophie de la vie spirituelle ; il était donc préparé à bien accueillir la pensée de M. Blondel dès qu’elle lui fut signalée. La recommandation de son ami, M. le baron Frédéric de Hügel, le décida à étudier de plus près le catholicisme progressif. Nous constatons avec plaisir que c’est un des protecteurs étrangers de notre jeune revue lyonnaise qui a gagné au catholicisme les sympathies de ce philosophe.

Il n’y a pas seulement des sympathies qui nous rapprochent, il y a entre nous des idées communes.

M. Eucken défend la cause religieuse, quand il montre l’insuffisance du Naturalisme, soit sous la forme de l’empirisme et du positivisme dans le domaine de la connaissance, soit sous la forme de l’utilitarisme et de la morale sociologique dans l’ordre de l’action. Par la science et par l’action morale, la raison humaine crée un monde intelligible supérieur à la nature.

M. Eucken défend encore la cause religieuse contre l’Intellectualisme. La raison ne peut absorber, ni par la science, ni par la morale, la réalité sensible qui la limite. Le monde spirituel a gagné pied à pied son propre terrain sur le monde sensible. L’histoire de l’humanité n’est qu’une transformation progressive de l’existence animale en existence spirituelle. Mais il y aura toujours une lutte en nous ; l’esprit ne supprimera point la nature.

La vie spirituelle se prétend supérieure, elle produit avec fierté ses titres au commandement suprême. Dans la réalité, il faut qu’elle se contente d’une place plus modeste. La morale affirme que le devoir prime l’intérêt personnel ; malgré ces hautes prétentions, combien de fois agissons-nous dans un intérêt très égoïste !

La vie spirituelle serait-elle une illusion ? Non ; c’est un fait d’expérience intime qu’une vie morale médiocre nous paraît vide, fausse, intolérable. Notre soif d’un idéal plus haut et plus pur devient plus ardente à mesure que les ennuis et la souffrance envahissent notre vie. Bien plus, les épreuves mêmes achèvent de libérer notre esprit des liens grossiers de la nature ; elles fortifient en nous l’amour de la perfection. Il y a donc dans les profondeurs cachées de notre âme une force divine, puisqu’elle ne connaît pas de limites ; il y a Dieu qui habite en nous et qui ne nous permet pas de rester en repos dans notre médiocrité.

Approfondir notre vie morale, c’est le meilleur moyen d’arriver à la vie religieuse. Mais il faut choisir entre des religions nombreuses. Est-ce une tâche si difficile ? Non, car la perfection du christianisme défie toute comparaison. Les Grecs pesaient jusqu’à l’amour du prochain, afin de ne jamais dépasser la stricte justice et de donner en affection autant qu’ils recevaient. C’était juste, et pourtant cette justice étroite ne nous suffit plus, depuis que le Christ nous a enseigné l’amour de nos ennemis.

Le christianisme n’a pas seulement développé la vie humaine, il nous a proposé une vie parfaite. Aussi le Christ annonçait-il l’avènement du royaume de Dieu sur la terre. M. Eucken ne voit donc pas dans notre religion une institution particulière et transitoire, mais une œuvre divine, d’une vérité immuable et qui, au milieu des ruines du temps, demeurera toujours debout.

Je sais bien que M. Eucken manifeste parfois d’étranges répugnances contre les formes rigides du catholicisme : tout n’est pas orthodoxe dans sa philosophie religieuse ; mais au lieu d’en dénoncer les hérésies, j’ai cru faire œuvre plus utile en montrant les services qu’elle pourrait rendre à notre apologétique. Le catholicisme n’a rien à repousser de ce qui est bon, vrai, bienfaisant : la recherche de la vérité et de la justice est une grande tâche collective qui a besoin du concours de toutes les bonnes volontés.

 

 

J.-M. BERNARD.

 

Paru dans Demain en 1906.

 

 

 

 

 

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