Race contre nation
par
Georges BERNANOS
La guerre actuelle m’apparaît de plus en plus comme une guerre des races contre les nations.
Je ne méprise nullement l’idée de race, je me garderais plus encore de la nier. Le tort du racisme n’est pas d’affirmer l’inégalité des races, aussi évidente que celle des individus, c’est de donner à cette inégalité un caractère absolu, de lui subordonner la morale elle-même, au point de prétendre opposer celle des maîtres à celle des esclaves. S’il existe une morale des maîtres, elle ne saurait se distinguer de l’autre que par l’étendue et la sévérité de ses exigences, mais l’esprit public est tombé si bas, même chez les chrétiens, que le mot de maître évoque instantanément l’idée de sujétion, non de protection. « Il n’y a pas de privilèges, il n’y a que des services », tel était jadis le principe fondamental de l’ancien droit monarchique français. Mais il ne peut être compris que par une nation de vieille race, de race seigneuriale, pour qui la marque la plus évidente d’une basse origine est d’être naturellement tenté de se servir des faibles au lieu de les servir. Lorsqu’on parle de la tradition libérale ou démocratique de mon pays, on oublie qu’elle exprime, souvent sans le savoir, une conception aristocratique de la vie. Car elle n’a nullement le sens ni l’esprit d’une simple revanche des opprimés contre les oppresseurs, elle traduit en un vocabulaire malheureusement mis à la portée du premier venu, d’un public inculte – du monde moderne en un mot – le sentiment à la fois chrétien et chevaleresque que la véritable égalité ne peut naître que dans une société assez ancienne pour que l’étroite solidarité des obligations librement consenties fasse tour à tour, de chacun de ses membres, des serviteurs conscients de leurs droits et des maîtres conscients de leurs devoirs. Mais qui se soucie aujourd’hui de l’expérience accumulée au cours des siècles par un peuple aussi sage et aussi humain que le nôtre ? Les politiciens répètent à tort et à travers le mot de démocratie et le public docile croit fermement que ce mot signifie la même chose pour un paysan de l’Île de France ou pour un mineur de Californie. Ce qui importe à l’homme, ce n’est pas d’avoir des droits mais la fierté nécessaire pour en porter la charge avec naturel et dignité, car ils pèsent plus lourds que les devoirs.
La notion de race a un immense avantage pour les nations subalternes ou décadentes qui trouvent en elle un remède grossier mais efficace au sentiment d’infériorité qui les ronge. La supériorité d’une race ne se mesure pas, en effet, aux services rendus, elle est indépendante du jugement motivé de l’histoire. Pour l’établir, il suffit de prouver qu’elle s’est conservée intacte, fût-ce dans la médiocrité, qu’importe ? Eût-elle vécu des siècles sous la plus humiliante sujétion, on se contentera de dire qu’elle a été opprimée injustement, que des peuples artificieux, qui ne la valaient pas, ont abusé de sa robuste simplicité, de sa vigoureuse innocence, comme Ulysse fit de Polyphème ou Dalila de Samson. Car les mystiques de la race ont toujours marqué un grand dédain pour l’Esprit. La mystique complémentaire de la mystique de la Race est celle de l’Instinct.
L’Europe a été jadis un immense réservoir de races. Les races se sont peu à peu rapprochées les unes des autres selon leurs affinités naturelles, mais la Nation proprement dite, la Nation historique, est une magnifique réussite du génie humain. J’ignore absolument, et on ignorera toujours, la valeur propre, absolue des diverses races dont la collaboration harmonieuse a fini par réaliser ce miracle d’enthousiasme et de raison qui fut la France du XVIIe Siècle, mais il n’importe pas plus de discuter sur les mérites réciproques du Breton, du Picard, du Flamand, de l’Auvergnat, du Normand, du Provençal ou du Gascon, que de la part exacte qui revient à chacun des ancêtres de Ronsard, de Corneille ou de Victor Hugo dans l’œuvre de ces grands poètes. L’esprit de la Nation n’a pas supprimé le génie de la France, il l’a seulement absorbé.
L’Europe a travaillé mille ans pour substituer les nations à la race, et constituer une hiérarchie des nations. Il était naturel que les premières places dans une semblable hiérarchie revinssent aux nations qui avaient réalisé le plus anciennement leur unité, marqué plus profondément leur caractère national, la France, l’Angleterre, l’Espagne. Nul ne doutait alors que l’Allemagne fût un grand un peuple, une race vigoureuse, elle n’en offrait pas moins le spectacle d’une monstrueuse association sans tête, dont l’anarchie politique était un danger pour l’Europe. Nul ne songeait alors à nier le pittoresque et l’éclat des républiques italiennes non plus que la gloire de ses philosophes ou de ses poètes, mais toutes ces qualités brillantes ne pouvaient désarmer la juste méfiance due à un peuple bigarré, instable, chrétien par la sensibilité, païen par les mœurs et la politique, incorrigiblement et naïvement simoniaque, toujours déchiré par les guerres. Qu’a-t-il donc manqué à ces vastes et riches communautés humaines pour atteindre plus tôt à l’unité, c’est-à-dire à la dignité nationale ? La chance, peut-être ? On rencontre ainsi des individus, supérieurement doués, dont la conversation éblouissante semblerait devoir fournir la matière de cent livres, et qui n’ont jamais réussi à en écrire un seul. Ils accusent, eux aussi, la malchance. Mais lorsqu’on les connaît mieux, on comprend la raison de leur impuissance. Ils n’ont jamais voulu sacrifier aucun de leurs dons brillants, ils se sont efforcés d’en tirer, au jour le jour, le plus d’avantages possible, bref, ils se sont préférés eux-mêmes. Comme disait le maréchal Lyautey d’un de ses collaborateurs dont on s’étonnait qu’il n’eût pas toute son estime : « Que voulez-vous ? Il lui manque une parcelle d’amour, sans laquelle il n’y a pas de grande œuvre humaine. »
Il a manqué sans doute à l’Allemagne et à l’Italie cette parcelle d’amour. Au début du XVe siècle, les réalistes avaient beau jeu de prouver que l’intérêt immédiat de la France eut été de se fondre avec l’Angleterre en un vaste Empire qui eut asservi l’Europe. C’était alors la thèse des grands bourgeois et des intellectuels, c’est-à-dire de la plupart des gens d’Église, les esprits pratiques, pondérés, qui déploraient l’exaltation de Jeanne d’Arc, l’aveugle fidélité des petites gens pour un dauphin sans soldats et sans argent. C’eut été assurément la thèse de Machiavel, s’il avait vécu cent ans plus tôt. Mais notre peuple avait cette parcelle d’amour qui manquait à d’autres. Il a refait son unité déjà presque perdue. Alors que l’Italie et l’Allemagne devaient encore attendre près de cinq siècles avant de consentir à leur propre unité les sacrifices nécessaires, il avait déjà mérité deux fois le titre et la dignité de Nation.
Dresser les races contre les nations, ce n’est pas substituer un ordre nouveau à un ordre ancien, c’est anéantir d’un seul coup l’effort de dix siècles, c’est rendre volontairement, consciemment l’Europe au chaos primitif. Il n’est rien de plus risible et de plus tragique à la fois que de voir les mêmes braves gens qui se disent volontiers conservateurs et que le seul mot de révolution fait trembler, considérer avec indifférence, sinon même avec sympathie, la plus grande révolution de tous les temps. En vain les dictateurs s’affirment révolutionnaires, en vain leur arrive-t-il de prétendre, par exemple, qu’un des principaux buts de leur entreprise est l’anéantissement de la petite bourgeoisie, le petit bourgeois n’a pas peur. C’est que le petit bourgeois s’est habitué à penser par mirage, ce qui est la manière la moins fatigante de penser. Le mot de révolution évoque instantanément à son esprit l’image d’une foule d’individus mal habillés, mal nourris, luttant contre la police. Il ne se méfiera jamais d’une révolution qui s’annonce par des cortèges bien ordonnés, précédés de la fanfare et qui inscrit le mot de Discipline sur ses drapeaux.
La race se révolte contre les nations. C’est là un fait qui paraîtra beaucoup plus grave aux générations futures que l’avènement du Syndicalisme qui, voilà cinquante ans, remplit de terreur les Bien-Pensants. Car les conflits sociaux à l’intérieur d’une Société traditionnellement organisée, peuvent toujours, tôt ou tard, être arbitrés. Mais qui arbitrera demain la lutte colossale de la race contre les nations ? L’internationalisme lui-même n’est que la déformation d’une idée juste, car enfin il y a des intérêts communs plus précieux que les intérêts nationaux. Il y a un droit international. Il n’y aura jamais de droit interracial.
Il n’y aura jamais de droit interracial pour une raison très simple. Les nations peuvent fusionner entre elles. La civilisation en a fait des personnes morales, mûries par l’expérience et qui n’ayant réalisé leur unité que lentement, grâce aux concessions réciproques des diverses races qui les composent, sont naturellement inclinées à une politique extérieure de collaboration, d’arbitrage. Les races, au contraire, ne sauraient fusionner sans se corrompre. Rien ne leur importe que de se garder intactes, incorruptibles, et le sentiment qui les exalte ne peut être que celui d’une supériorité absolue, d’une sorte d’élection mystique, indiscutable, incontrôlable, puisqu’elle leur a été conférée par le sang, elle est la supériorité du sang. Quelle autre mission pourraient-elles assumer dans le monde sinon celle d’anéantir tout ce qui ne leur ressemble pas ? Car tout ce qui ne leur ressemble pas les menace, est une menace à leur intégrité, à leur pureté. C’est dans cet esprit que les juifs ne se contentaient pas de vaincre les non-juifs, ils exterminaient les vaincus. C’est pour la même raison que la nouvelle Race Élue, la race allemande, extermine les juifs, ou les fait exterminer par les nations réduites au rôle de servantes, appelées à collaborer ainsi à la préservation du sang sacré, du sang des maîtres.
Jamais un tel coup n’a été porté à la civilisation occidentale, c’est-à-dire à l’ancienne Chrétienté ! Mais les chrétiens eux-mêmes ne semblent guère en mesurer la gravité. Ils s’efforcent de croire que le racisme est une idée abstraite, une idée de professeur, et ils laissent aux autres professeurs le soin de la réfuter, en un certain nombre d’articles pesants que personne ne lira. L’Église a formé les patries, créé un type idéal de patrie, aussi différent de celui de la patrie antique qu’un saint François d’Assise peut l’être des Sages du Portique ou de leurs disciples, d’un Sénèque ou d’un Caton. L’Église avait fait de l’Europe une communauté de patries, souvent divisées entre elles, souvent ennemies, mais restées plus ou moins obscurément conscientes de leur fraternité originelle, et les chrétiens regardent se détruire, non seulement dans les faits, mais hélas ! dans les esprits, dans les consciences, une des conceptions les plus précieuses de l’histoire. Lorsque le monde les interroge, ils se taisent ou lui répondent par des phrases d’éloquence geignante et gémissante parsemées de tristes fleurs de rhétorique sans sève et sans parfum. Peut-être même n’ont-ils pas perdu tout espoir d’utiliser, par une manœuvre habile, le paganisme renaissant, et par exemple de le laisser tranquillement exterminer les juifs et les francs-maçons. C’est mettre soi-même le feu à sa maison pour se débarrasser d’un cambrioleur enfermé dedans. Une fois la vieille demeure en cendres, ils se flattent probablement de la reconstruire alors qu’ils n’ont eu ni la force ni le courage de la réparer quand elle était encore debout. Quelle misère !
On parle de la future hégémonie allemande comme si elle devait simplement succéder à l’ancienne hégémonie française, et les esprits frivoles qui croient que l’histoire est un perpétuel recommencement, comparent volontiers M. Hitler à Napoléon. Mais l’hégémonie napoléonienne était une hégémonie politique. M. Hitler n’a jamais caché qu’il poursuivait une entreprise bien différente, celle d’une vaste révolution spirituelle, d’un gigantesque renversement de valeurs. Lorsque l’ancienne Europe aura accepté, ainsi qu’un fait accompli, la domination d’une race supérieure sur les nations, que restera-t-il des patries ? Que signifiera même le nom de patrie ? Pour un raciste, qu’est-ce qu’une patrie au sens traditionnel du mot, sinon un dégoûtant mélange de races métissées, par conséquent corrompues ? Les imbéciles parlent d’un nouvel ordre. Quel ordre ? Je vois bien celui qui s’écroule, mais l’autre n’est pas encore né. Sous le prétexte de mettre fin en Europe aux rivalités nationales, on fait d’elle l’enjeu des deux races qui y subsistent encore, la germanique et la slave, qui devront d’ailleurs, tôt ou tard, prouver leur supériorité sur la race jaune.
Georges BERNANOS.
Paru dans La Nouvelle Relève
en janvier et février 1942.