Charles Darwin
UNE RENCONTRE
par
Alfred de BESANCENET
Un jour de l’hiver de l’année 1880, deux Français parcouraient Londres, conduits et dirigés par un complaisant compatriote qu’un long séjour en Angleterre avait familiarisé avec les rues, les édifices, les hommes et les mœurs de la grande cité. Ils sortaient tous trois de Saint-Paul et en admiraient l’élégance autant que le permettait l’ombre de ce ciel gris d’outre-Manche qu’un Anglais torturé par le spleen a nommé un transparent huilé.
L’aimable conducteur, interrompant brusquement les deux voyageurs dans leur contemplation archéologique, leur dit à demi-voix, en leur montrant une ombre qui, le long des maisons, émergeait dans la grisaille de l’éternel brouillard :
« Regardez attentivement cet homme qui vient de votre côté ; c’est une des célébrités curieuses de ce temps-ci. »
L’homme s’avançait, il s’approcha, croisa les voyageurs et, sans les remarquer, passa. Il était de grande taille, mais un peu voûté ; son chapeau mou à larges bords était enfoncé sur son front ; l’orbite de ses yeux plus enfoncé encore sous une arcade sourcilière qu’ornaient de longs poils gris en broussailles. Sa barbe blanche, très longue, descendait sur sa poitrine. Il y avait dans cet ensemble quelque chose des vignettes du Moyen Âge représentant le juif à la recherche de la pierre philosophale.
Ce passant était Charles Darwin.
Les voyageurs devaient garder le souvenir de cette rencontre. Car, depuis quelques années, il se faisait autour de ce nom un grand bruit dans le monde savant et particulièrement dans la phalange des libres penseurs. Par son voyage dans un pays à peu près inconnu, par ses études, Darwin avait incontestablement fait faire un pas aux sciences naturelles ; mais il ne faut pas se dissimuler que la notoriété du savant n’eût pas dépassé les écoles et les académies s’il n’avait, sous prétexte de rechercher les origines de l’homme, tenté de détruire l’autorité de la Bible.
Nous examinerons cette doctrine qui fit la joie de l’athéisme contemporain, en écartant autant que possible les grands mots dont on la décore.
Deux ans après leur retour en France, les deux voyageurs apprirent la mort de Darwin. Il avait cherché l’origine de l’homme sans la trouver, et il venait d’apprendre ce qu’est sa destinée sans l’avoir certainement désiré.
De même qu’à chaque jour suffit sa peine, à chaque époque suffit son système, si bien que la mort qui a emporté Darwin a singulièrement diminué, par le fait du temps qui passe, l’entrain qu’on eut un moment pour ses théories. Comme rien n’est plus léger que l’esprit humain, ce qui a donné de la popularité à son nom, ce n’est pas le mérite sérieux de certaines découvertes, mais l’étrangeté de certaines conceptions de son système des origines humaines. Il en est toujours ainsi ; le côté important des choses s’efface, tandis que les idées bizarres se gravent. Le souvenir qu’évoque le plus aujourd’hui le nom de Darwin, c’est son homme descendant du singe, de même qu’il ne reste de Victor Considérant 1 que son homme à queue. Entre ces deux rêveurs qui, tous deux, pensèrent avoir découvert les perfectionnements de l’espèce, il n’y a qu’une différence : Darwin coupait la queue du singe pour en faire un être supérieur, Considérant la recollait à l’homme comme indispensable complément de son organisme. Il est vrai qu’à l’extrémité de cet appendice, Victor Considérant ajoutait un œil, ce qui était la dernière expression du parfait dans l’utile et le beau.
Mais, avant d’examiner aussi sérieusement que nous le pourrons des systèmes inventés dans le but de détruire les traditions religieuses, nous allons prendre Darwin à son entrée dans la vie et l’y suivre jusqu’à sa mort.
LA JEUNESSE DE DARWIN
Au commencement du siècle, la petite ville de Shrewsbury, en Angleterre, avait parmi ses habitants une famille bourgeoise jouissant d’une jolie aisance, et très considérée. Le père du chef de cette famille avait eu une certaine notoriété à la suite de ses recherches scientifiques et de la publication d’un ouvrage sur la Zoonomie. Érasme Darwin était mort après avoir légué au fils aîné de son fils son nom d’Érasme et sa passion pour la chimie. Le 12 février 1809, il naquit à Érasme un frère qui fut appelé Charles ; la différence d’âge se trouvait entre eux assez grande pour que l’aîné fût déjà un écolier quand le plus jeune n’était encore qu’un enfant.
Charles avait huit ans lorsque sa mère mourut. On l’envoya comme externe dans une école de la ville ; dès ce moment, il montrait un goût tout particulier pour l’histoire naturelle.
« J’essayais, a-t-il écrit, d’apprendre le nom des plantes et je collectionnais toute espèce de choses : coquilles, sceaux anciens, médailles, minéraux ; cet amour de la collection, qui fait de l’homme un naturaliste systématique, à moins qu’elle n’en fasse un maniaque ou un avare était très profond en moi et incontestablement inné, aucun de mes frères et sœurs n’ayant possédé ce goût. »
Comme on le voit, Charles Darwin a tenu à montrer lui-même qu’une sorte de vocation l’avait porté à l’étude des sciences naturelles, et il avoue aussi que pour tout autre travail, la paresse, chez lui, était excessive. En dehors de la recherche des plantes et des insectes, il ne s’occupait que de chasse ; celle des rats surtout le passionnait, et son père était loin de supposer que ce fils pût donner une célébrité à leur nom, lorsqu’il lui disait avec colère : « Vous serez une honte pour votre famille et pour vous-même. »
Son frère Érasme, très occupé de chimie, avait un laboratoire où il conduisait Charles pour tenter de l’intéresser ; mais le jeune chasseur préférait empailler les oiseaux et les bêtes.
Au physique, il grandissait vite et annonçait qu’il serait d’une taille supérieure à la moyenne, mais il restait délicat, frêle, nerveux. Comme cela arrive à beaucoup de chasseurs, du reste, il tuait sans broncher un lapin d’un coup de fusil, et il n’eût pu se décider à saigner un poulet. L’horreur que lui causait la vue du sang lui donnait des frissons ; aussi son père, qui s’était bercé de l’espoir d’en faire un médecin, dut y renoncer. Il pensa qu’une nature aussi impressionnable avait besoin d’une existence tranquille dont on écartât les émotions, et qu’en faisant de lui un clergyman, prêchant et catéchisant, il lui assurerait la paix de l’âme.
Son père s’était grandement trompé en supposant qu’il y avait en lui le moindre germe des dispositions d’esprit qui conviennent aux hommes d’Église. Il le prouva dès le commencement de son entrée dans le séminaire de Cambridge, où nous voulons croire qu’il fut une exception parmi les futurs pasteurs.
Nous pensons même que, devenu incrédule, Darwin a cédé à un mauvais sentiment dans la peinture qu’il fait de la singulière éducation donnée à des jeunes gens destinés à devenir des ministres de l’Évangile et que, dans les lignes écrites par lui et que nous allons citer, le mot nous ne s’applique pas à ses compagnons d’étude, mais à des jeunes gens de la ville, qu’il qualifie lui-même « d’ordre inférieur » :
« Par suite de ma passion pour la chasse et le tir, dit-il, et quand ces exercices étaient impraticables pour les courses à cheval à travers la campagne, je me lançais dans un monde de sport comprenant quelques jeunes gens dissipés et d’ordre inférieur. Nous dînions souvent ensemble le soir, et, bien qu’il se trouvât là parfois des jeunes gens de caractère plus élevé, nous buvions quelquefois trop ; nous chantions et nous jouions aux cartes après le repas. Je devrais être honteux de l’emploi de ces jours et de ces soirs écoulés ; mais quelques-uns de mes amis d’alors étaient très agréables, et nous étions tous de si joyeuse humeur que je ne puis m’empêcher de me remémorer cette époque avec un vif plaisir. »
Ces sortes de confessions publiques, sans humilité aucune, qu’elles soient signées par Jean-Jacques Rousseau, Musset ou Darwin, sont toutes issues du même sentiment de vantardise qui fait se complaire dans le souvenir de méchantes actions. Mais cette peinture de sa jeunesse, tracée par Darwin, a quelque chose de plus blessant sous sa plume, quand on songe au genre d’études et à la profession à laquelle on le destinait. Qu’un écolier laisse dormir ses livres pour courir à la brasserie, ce n’est ni nouveau, ni très recommandable, mais que penser d’un ancien étudiant en théologie se plaisant à raconter ses nuits d’orgie ? C’est se moquer de la religion dont on le préparait à devenir le ministre, et ne veut-il pas ainsi affirmer que, dès cette époque, il n’avait plus de croyances, et que déjà chez lui le sceptique précédait le savant, qui devait démontrer comment la Bible n’est qu’un conte, et aussi que lui seul a trouvé la vérité sur l’origine des mondes ?
Nous le croyons ; il est à remarquer d’ailleurs que, même à travers une feinte modestie, perça toujours la conviction de sa supériorité sur les hommes des siècles passés et du temps présent. Comment en aurait-il été autrement alors qu’il se posait comme ayant découvert des vérités inconnues avant lui ! Son peu de confiance dans la science des autres est aussi une conséquence de sa confiance en lui, et il ne songe certainement pas lorsqu’il plaisante les disciples de Lavater, qui, dit-il, ont découvert sur son front la bosse d’un pieux clergyman, que nombre d’incrédules à sa science à lui pourront sourire de sa découverte du poisson primitif, principe unique de tous les êtres animés, subissant, dans la durée des siècles, des transformations lentes et successives.
Il semble qu’en parlant de son passé il tienne à montrer qu’il est bien un mammifère humain, obéissant à des instincts ; ainsi, il raconte qu’il aimait la bonne chère ; qu’il faisait partie d’un club de gourmets, où l’on cherchait naturellement à obtenir la satisfaction des sens gastronomiques. Pour cela, on expérimentait les mets nouveaux, on perfectionnait l’art culinaire.
Il nous apprendra encore qu’il aimait passionnément la lecture des romans ; mais il voulait que la fin lui donnât une émotion douce.
Il avoue qu’il ne s’occupait ni d’études sacrées, ni d’études profanes ; il botanisait ou cherchait des insectes, à ses heures, par plaisir ; hors de là, rien pour l’intelligence.
Comme conséquence de cette absence complète de travail, il ne savait rien, et se plaît à le dire ; est-ce pour en montrer du regret ? Non ; il y a, dissimulée sous cet aveu, une méchanceté.
N’ayant rien appris, l’approche des examens le préoccupait ; mais il acceptait d’avance la non-réussite bien méritée. Eh bien ! non ; lui qui ne sait pas un mot de théologie, il est reçu, et avec le numéro 10 !!! Qu’on juge de l’instruction des condisciples, de ceux qui deviendront ministres, de ceux qui enseigneront la Bible ! C’est évidemment là ce qu’il tient à faire ressortir, lui qui a entrepris la destruction du livre sacré. Cela ne rappelle-t-il pas ces écoliers infatués d’eux-mêmes, que l’on complimente sur leur travail, en leur voyant des prix sous le bras, et qui répondent dédaigneusement : « Je ne me suis pourtant pas foulé cette année ! » Ce qui signifie : « Voyez ce que je suis, et jugez des autres. »
Nous avons insisté sur ces débuts de la vie de Darwin, racontés par lui-même, parce que l’orgueil s’en dégage, et que la note de bonhomie y sonne faux.
VOYAGE EN AMÉRIQUE
Le futur ministre de la religion anglicane avait, comme nous venons de le voir, une singulière façon de se préparer à évangéliser. Ce qu’il avait le mieux appris, c’était à faire sauter les bouchons de champagne, et nous ne sommes pas surpris que ce genre d’étude ne l’ait pas conduit à la connaissance de la divinité. Ce savant, que l’on a nommé le plus grand des observateurs, commença ses observations par l’art culinaire, et les termina par la négation de Dieu. N’existe-t-il pas une certaine corrélation entre ce commencement et cette fin ?
L’homme qui s’absorbe dans les jouissances matérielles perd la notion de la divinité. Saint Paul le pensait ainsi. Domino non serviunt, sed suo ventri (Rom. XXVI, 18).
Son père poursuivait toujours le projet de faire de lui un clergyman ; une circonstance devait l’en détourner pour toujours.
L’attrait qu’il avait eu, enfant, pour les sciences naturelles, avait persisté, et la seule chose qu’il eût étudiée à Cambridge était la botanique. Il étonnait même le professeur, qui le considérait comme le plus avancé parmi ses élèves. À ce moment, un capitaine de vaisseau, sir Fitz Roy, chargé par le gouvernement d’explorer la Terre de Feu, cherchait un jeune homme qui pût étudier, noter, classer les plantes et les animaux de cette partie à peu près inconnue de l’Amérique. Il s’adressa à l’Université de Cambridge et Darwin lui fut présenté. C’était une véritable bonne fortune pour lui que ce voyage fait aux frais du gouvernement, et qui, outre qu’il donnait satisfaction à sa curiosité, le placerait immédiatement, au retour, parmi les explorateurs. À l’utilité pratique du voyage se joignait aussi pour lui l’avantage de le faire changer de vie. Né très délicat, avec des prédispositions à une maladie de cœur, il ne s’était pas fortifié au club des gourmets ; l’air salé de la mer était un fortifiant dont, paraît-il, son tempérament avait grand besoin. Le voyage devait durer cinq ans.
La Terre de Feu ou Archipel de Magellan, à la pointe méridionale de l’Amérique du Sud, se compose de onze îles principales, séparées de la Patagonie par le détroit. Les plus étendues sont, outre la Terre de Feu que couronne un volcan et une énorme montagne, le groupe de l’Ermite, dont le cap Horn forme l’extrémité méridionale, et l’île des États. C’est dans celle-ci que les Anglais ont, depuis 1818, fondé un établissement. Magellan, qui donna son nom au détroit et à l’archipel, était, comme on le sait, Portugais, et avait abordé là pour la première fois en 1520.
Le voyage à bord du Beagle ne fut pas sans fatigues. C’est à cette époque de sa vie que Darwin, s’intéressant de plus en plus aux choses de la nature, devint réellement travailleur.
L’amiral Sulivan, qui l’avait pris en affection pendant les traversées, raconte combien, en dépit de toutes les difficultés matérielles, il s’acharnait à des études qui le captivaient ; sur le bâtiment où l’espace lui était mesuré avec parcimonie, il travaillait à l’extrémité de la table aux cartes, ayant son hamac suspendu sur sa tête. Mais on avait fait au jeune savant la faveur d’une petite cabine sous le gaillard d’avant ; non pour lui, mais pour ses échantillons. Il en rapportait de toutes espèces : plantes, coquillages, squelettes de poissons.
À la même époque, le navigateur français d’Orbigny explorait les côtes de la Patagonie et rapportait lui-même des renseignements précieux sur la flore de ce pays, resté le plus sauvage et le moins connu de l’Amérique.
Le climat très froid, les fatigues occasionnées par les recherches sur un sol aride, avaient vieilli Darwin au point qu’on le désignait parmi l’équipage de la flotte sous le nom du jeune vieux savant. Il revint en Angleterre fatigué, épuisé même. Lui-même comprit que la vie de joyeux vivant, qui lui plaisait tant avant le départ, le conduirait à une mort prochaine ; la raison lui commanda un régime sévère, auquel il sut s’astreindre avec une ponctualité rigoureuse.
Le gouvernement avait accordé au jeune savant une subvention de 25 000 francs pour qu’il publiât ses notes scientifiques de voyage. Il fit alors paraître son premier livre ; les hommes de science le lurent, mais ce ne fut pas un succès de librairie. Ce qui prouve que ce qui devait donner à Darwin sa célébrité, ce furent, non ses découvertes essentiellement scientifiques, mais les conséquences hardies qu’il en tira pour aller chercher, dans des origines problématiques du monde, des arguments contre la doctrine du christianisme. Toute la cohorte de la libre pensée et de la franc-maçonnerie devait forcément saluer comme un apôtre l’homme qui prétendait scientifiquement démontrer l’impossibilité des récits bibliques. C’est ce fait qu’il est bon de préciser.
Bien qu’il soit très certain pour nous que, dès cette époque, il rejetait déjà toute croyance religieuse, Darwin eut, dans ce premier ouvrage, la prudence de ne pas s’exposer à soulever les tempêtes des croyants. Mais il sentait déjà en lui le besoin de la célébrité, et la notoriété qu’il avait obtenue, la curiosité avec laquelle on se le montrait dans les rues de Londres, ne pouvait qu’exciter ce désir.
C’est lorsqu’il n’avait encore que cette demi-renommée de savant qu’il se maria avec miss Emma Wedwootte, sa cousine. En épousant ce jeune vieillard que minait une maladie organique, elle se vouait sciemment à une vie de soins attentifs, et tous ceux qui l’ont connue ont admiré son dévouement.
Retiré avec elle dans le petit village de Down, aux portes de Londres, il dut à sa tendresse, à sa sollicitude toujours en éveil, de prolonger sa vie jusqu’à un âge que les médecins ne supposaient pas qu’il pût atteindre.
Ce fut la maison patriarcale, avec une égale affection unissant le père, la mère et les enfants ; c’est là le côté que nous admirons dans l’existence de cet homme, dont les doctrines ont certainement fait du mal. Il nous plaît de le voir, alors que, toujours souffrant, sans cesse fatigué par des nuits d’insomnie, il souriait à cette jeunesse qui l’entourait et qui devait garder de lui un souvenir si tendre et si respectueux. Le livre que son fils Francis a écrit sur son père est un touchant témoignage d’amour filial ; s’il est rempli d’admiration pour lui, il n’oublie pas sa mère, si noblement simple dans son rôle de garde-malade.
« À l’exception de ma mère, écrit-il, nul ne peut connaître l’intensité exacte des souffrances de mon père, ni le degré de sa prodigieuse patience. Elle le préservait de tout ennui pouvant être détourné et n’omettait rien de ce qui pouvait lui épargner une peine quelconque ou l’empêcher d’être fatigué. Elle tâchait d’alléger pour lui les moindres inconvénients que sa maladie faisait naître. »
Avant de critiquer des théories problématiques qui nous ont blessé dans notre foi religieuse, nous tenions à rendre justice à ce père de famille qui fit de ses enfants des hommes distingués, ayant payé par une vive reconnaissance la grande bonté avec laquelle il les a élevés. Tous occupent en Angleterre des situations élevées dans la banque, l’armée, les sciences. L’aîné, Georges, professeur d’astronomie expérimentale à Cambridge, est un collaborateur assidu du journal La Nature ; Francis a publié La Vie et les lettres de son père ; nous venons d’en citer un extrait, et nous aurons à y revenir.
« LA LUTTE POUR L’EXISTENCE »
Nous avons tenu à montrer que nous rendions pleine justice aux qualités privées de l’homme, comme nous reconnaîtrons très volontiers ce qu’il y a vraiment d’utile dans ses recherches scientifiques. Malheureusement, il nous faut examiner aussi à quelle influence put obéir Darwin lorsqu’il se fit l’ennemi systématique de la religion révélée dans laquelle il avait été élevé.
La fascicule n° 14 du Dictionnaire des Contemporains, en cours de publication chez Dentu, donne des explications que nous reproduisons : « Darwin, y est-il dit, avait de bonne heure remarqué que la sélection est le grand moyen mis en œuvre par l’homme pour perfectionner les races animales et végétales, mais il étudia longtemps avant de comprendre comment la sélection pouvait s’appliquer à des organismes vivant à l’état de nature. Ce fut seulement sur la fin de 1838 qu’il lui vint par hasard sous la main un livre qui lui ouvrit les yeux. C’était la Population de Malthus. Déjà persuadé que le Struggle for life (la lutte pour l’existence) est la loi universelle, il fut frappé de la loi spéciale formulée par Malthus, suivant laquelle « les variations individuelles doivent tendre à se perfectionner si les circonstances sont favorables, et alors le résultat doit être la formation d’une espèce nouvelle ».
Ainsi, le point de départ des découvertes de Darwin serait la théorie de Malthus, que nous allons donc rappeler, car peu de gens la connaissent. Ce fut en développant cette théorie que Darwin arriva plus tard à déclarer qu’il existait dans la nature une loi d’adaptation suivant laquelle « le produit modifié de toutes les forces dominantes tend, dans l’économie de l’univers, à s’adapter aux milieux les plus différents ».
Rappelons maintenant ce qu’a été Malthus : né à Bookery 2 en 1766, ministre de l’Église anglicane, il mourut en 1834. Au moment où éclata la Révolution française, il desservait comme pasteur une fort petite paroisse. Embrassant avec ardeur les idées nouvelles, il devint bientôt plus avancé même que les hommes de son temps, et fut l’un des premiers à émettre les doctrines socialistes, qui, à l’aide de son nom, commencèrent à se répandre en France à dater de 1848. Nous voyons aujourd’hui quel chemin elles ont parcouru, et comment elles sont devenues menaçantes pour l’organisation sociale de l’Europe entière. Dans un livre devenu trop célèbre, il repousse la charité comme indigne de l’homme ; cherche à démontrer que l’indigence augmente en raison des secours qu’elle reçoit, et déclare que le seul remède contre la pauvreté c’est la dépopulation. Il veut enfin un renversement complet de la société.
Ce fut la lecture de ce livre qui jeta Darwin hors de la voie de la science réelle et le conduisit à bouleverser, lui aussi, toutes les idées reçues, toutes les croyances admises. Si les doctrines de Darwin n’ont pas le cynisme monstrueux de celles de Malthus, elles ont les unes et les autres été prêchées, défendues par les sectes révolutionnaires qui se basent sur elles pour attaquer la vieille société et nier l’existence de Dieu. Dans un pays aussi monarchique que l’Angleterre, ayant une religion d’État, elles avaient, et elles ont encore, moins de danger dans leurs conséquences immédiates, mais la France devait s’en ressentir d’autant plus que l’action de la franc-maçonnerie n’est plus occulte et que, pour elle, Darwin surtout devenait le grand destructeur des légendes religieuses et des superstitions du vieux temps.
Pour Malthus comme pour Darwin, la vie humaine est une lutte perpétuelle, non pas, comme le pensent les chrétiens et même les musulmans, une lutte contre les passions, un combat entre le bien et le mal, qui finit à la mort par la félicité de celui qui a su être vainqueur ; non, c’est simplement la lutte pour la vie matérielle. Tous les animaux luttent ainsi, soit pour obtenir leur nourriture, soit pour se défendre contre leurs semblables ou contre d’autres espèces plus fortes ou plus adroites ; l’homme, animal aussi, mais plus perfectionné, grâce à des transformations successives, obéit au même instinct de conservation ; c’est en raison de cet instinct que toutes ses forces physiques et intellectuelles tendent à l’amener aux satisfactions du bien-être matériel. D’où la conséquence que tout homme ayant droit à la même somme de jouissances, et ces jouissances étant le but unique et final, tous les moyens sont bons pour arriver à ce but ; on conçoit à quelle aberration du sens moral aboutissent de pareilles doctrines ; d’autant plus qu’elles ne manquent pas de logique, du moment où elles ont pour point de départ la négation d’un Être supérieur, créateur, expression sublime du grand, du beau et du juste.
Lorsqu’il y a quelques années Darwin eut mis à la mode cette formule anglaise : STRUGGLE FOR LIFE, on l’entendit partout en France, où l’anglomanie est de bon ton. Dans le monde, on la discutait un peu ; on en plaisantait beaucoup ; on la répétait comme on fait des mots de sport importés d’outre-Manche. Même des gens mieux intentionnés que versés dans la langue anglaise, voulant dire les « lutteurs pour la vie », forgèrent un « struggle for lifer » signifiant en réalité « la lutte pour les viveurs ». La méprise était drôle, on rit, et la formule de Darwin ne fut bientôt plus de mode. La légèreté mondaine est comme le papillon, elle ne peut se fixer longtemps.
Mais la formule resta dans les théories révolutionnaires, pour forcément devenir non seulement l’excuse, mais la loi naturelle des hommes qui, poussant à l’extrême les doctrines socialistes, en sont arrivés à demander l’anarchie, la liberté absolue pour l’homme, comme pour le singe son ancêtre. Tout à tous, rien à personne, de même que les cocotiers sont aux singes et la plus grosse noix à celui qui peut l’attraper.
Nous sommes persuadés que Darwin ne supposait pas qu’en vertu de sa formule on chargerait des bombes de dynamite ; lui-même, homme paisible, vivait de l’existence bourgeoise que donne l’aisance, car il nous apprend dans sa correspondance « qu’il eut beaucoup de loisirs, n’ayant pas eu à gagner son pain ». Son thé était certainement meilleur que celui que l’on peut offrir, dans les tavernes de Londres, à ces misérables loqueteux qui, plus que dans aucune ville, couchent le soir sur des bancs déserts ; si, pour l’en punir et lui apprendre à respecter l’égalité, on eût mis sous sa porte une boîte explosible, il eût certainement pensé que ses élèves prenaient trop au sérieux les leçons du maître. Combien ne s’en est-il pas trouvé depuis un siècle, de ces démolisseurs en chambre, qui, sans quitter leurs chaudes pantoufles, ont poussé à la bataille de la vie des soldats inconscients ?
Darwin, nature paisible, ne poursuivait pas la destruction de la société actuelle par la dynamite ; mais nous croyons que sa grande confiance en lui-même lui persuada qu’il ne pouvait se tromper dans aucune de ses affirmations. Il fut certainement un observateur très patient, mais en devait-on conclure qu’il fallait s’incliner devant les déductions tirées de ses observations ? Les hommes les moins sévères pour lui, même de sa génération, disaient : « C’est un bon observateur, mais il n’a aucune puissance de raisonnement. » Et comme il n’y a que la vérité qui blesse, Darwin s’offensa beaucoup de ce jugement porté sur lui. Aussi écrit-il : « On prétend que je n’ai pas la puissance du raisonnement ; je ne pense pas que ce soit exact, car l’Origine des espèces, du commencement à la fin, est un long raisonnement qui a réussi à convaincre un assez grand nombre de gens très intelligents. Personne n’aurait pu l’écrire sans être doué de quelque puissance de raisonnement. »
Quelques lignes plus loin, il ajoute : « Je pense que je suis supérieur aux autres hommes pour remarquer des choses qui échappent aisément à l’attention. Mon ingéniosité a été aussi considérable que possible dans l’observation et l’accumulation des faits. »
Dirigé par un aussi superbe orgueil, Darwin devait naturellement en arriver à se croire infaillible, et à être très sincèrement convaincu que ses observations l’avaient conduit à la découverte de vérités incontestables. Nous ne croyons même pas qu’il eut le sentiment du mal qu’il pouvait faire. Il pensa à lui, à sa gloire ; il s’admira et voulut étonner les autres pour en être admiré, car il n’est pas nécessaire d’être un savant pour se convaincre que la formule de la lutte pour les jouissances uniques que peut donner la vie ne doit conduire les hommes qu’à la haine les uns des autres et à l’anarchie.
DE L’ORIGINE DES ESPÈCES
En 1859, Darwin reçut d’un Anglais, son confrère en travaux de sciences naturelles, sir Wallace, qui habitait alors l’archipel malais, un manuscrit portant ce titre : « Sur la tendance des variétés à s’écarter sans cesse du type original. »
La coïncidence des théories de son confrère avec les siennes lui causa une véritable déception. « Si Wallace, écrit-il, avait le manuscrit de mon esquisse, écrit en 1842, il n’aurait pu en faire un meilleur résumé. Ses propres termes sont les titres de mes chapitres. » Aussitôt, la peur le prend de ne plus arriver que second dans ce champ des découvertes où, ainsi qu’il l’a dit, il se croit supérieur aux autres hommes. Comme on sent l’amertume de l’amour-propre lorsqu’il écrit : « Ainsi, toute mon originalité, quelle qu’elle puisse être, va se trouver anéantie. » Mais il se console en pensant que son livre, en préparation alors, sur l’Origine des choses, n’en souffrira pas, « car tout le travail consiste dans l’application de la théorie ».
M. Élie Blanc, dans son Traité de Philosophie scolastique, fait observer que ce que Darwin se plaît à appeler son originalité n’avait rien qui fût réellement original, car son point de départ, l’évolution et la transformation, n’étaient pas des observations nouvelles.
M. Blanc est sévère pour cette prétention du savant anglais. Nous copions sa très juste réflexion :
« Avec une connaissance plus complète des systèmes philosophiques sur la matière, Darwin eût été moins surpris. On a, avec raison, remarqué que l’évolutionnisme existait déjà, dans ses principes, avant de devenir célèbre sous des noms nouveaux. Il en était de même du transformisme, qui n’est qu’une partie, une détermination particulière de l’évolutionnisme. Il faut entendre par le transformisme la théorie de la transformation des espèces vivantes. Cette erreur, ainsi que l’évolutionnisme tout entier, a été préparée, en quelque sorte, par les fables du paganisme, par les récits plus ou moins poétiques des métamorphoses des hommes et des dieux. Aristote lui-même paraît faire plus d’une concession au transformisme en admettant une sorte de génération due à l’influence des astres sur la matière en décomposition et la possibilité d’espèces nouvelles par l’union d’espèces opposées. »
Ainsi, en dépit de la prétention de Darwin d’être original, il faut humblement reconnaître qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que l’idée de la prétendue génération spontanée de l’homme, sortant d’une matière décomposée, puis recomposée sous des influences atmosphériques, n’est pas éclose spontanément du cerveau des savants modernes.
Avec la conviction qu’avait Darwin que son manuscrit de l’Origine des choses contenait une donnée originale, on conçoit qu’il ait tenu à ne le publier qu’après s’être assuré que Wallace ne réclamerait pas la priorité des doctrines émises. Il hésita ; son ami Lyell lui conseilla de passer outre, et Darwin se laissa persuader ; toutefois, il écrivit à Wallace, et, dans la lettre, nous relevons cette phrase : « Si je puis publier mon résumé, et peut-être mon ouvrage plus étendu sur la même matière, je considérerai ma course comme fournie. »
M. Henri de Varigny, dans un livre publié sur Darwin, montre un grand enthousiasme, que nous comprenons, lorsqu’il s’agit du naturaliste et du très honnête homme privé, et si l’on oublie que le même homme préparait, peut-être sans y songer, des engins destinés à faire sauter la société et à pulvériser la Croix du Calvaire. Nous trouvons intéressant d’apprendre de lui comment parut le livre de l’Origine des choses, qui était appelé à faire tant de bruit :
« L’éditeur Murray, raconte-t-il, qui a entendu parler du volume que prépare Darwin, offre de le publier. Darwin accepte à la condition que Murray parcoure d’abord le manuscrit et ne s’engage point sans en avoir pris connaissance ; il craint que l’orthodoxie de l’éditeur n’en soit blessée. Murray parcourt quelques chapitres et maintient son offre, qui est définitivement acceptée. L’impression est commencée aussitôt. La correction des épreuves est chose terrible pour Darwin. Il trouve son style détestable, souvent obscur, et, en raison du nombre des corrections, il offre à Murray de prendre à sa charge une partie des frais. Ces épreuves sont communiquées à ses amis, qui lui donnent leur sentiment ; vers la fin, Darwin se sent à tel point fatigué que force lui est de se réfugier à Ilkley, où il subit un traitement hydrothérapique tout en achevant la correction des épreuves. Enfin, en novembre 1859, l’Origine des espèces voit le jour. »
L’édition entière fut enlevée le jour de la vente ; il fallut tirer en hâte 3 000 exemplaires nouveaux. Murray, en commerçant qui devine le public, avait fait une bonne affaire. Dans le monde aristocratique, on trouva le livre étrange ; on le lut curieusement ; c’était quelque chose qui sortait des idées ordinaires, et les Anglais, par caractère, se plaisent à ne pas suivre les chemins battus. On raconte qu’un membre de la Chambre des Communes, montrant le livre à un attaché de l’ambassade française, lui ayant dit fièrement : « Vous ne penserez pas, j’imagine, que l’Angleterre n’a pas là un véritable savant ? – Elle en a si peu ! » répondit le jeune homme, entre deux bouffées de cigarette.
Les hommes qui, en Angleterre, s’occupaient spécialement des sciences naturelles se montrèrent satisfaits. Lyell, l’ami de Darwin, accepta plus tard toutes les théories, à l’exception pourtant de celle qui lui donnait un singe pour ancêtre. Il lui était désagréable de retrouver sa généalogie au jardin zoologique. Darwin ne formule pas de suite cette théorie. Sans parler de ce qu’il pouvait y avoir d’humiliant pour les fiers gentilshommes dans la confusion de leur noble sang avec celui des gorilles ; il se rencontrait dans cette prétendue assimilation une complète erreur d’organisme ; on démontra vite, par les études anatomiques, qu’en admettant des évolutions successives remontant aux temps les plus reculés, on se heurtait à de telles différences dans la contexture du squelette et des organes que rien n’était moins probable que l’origine simienne de l’homme. On disait aussi très judicieusement qu’en tous cas, l’évolution et la transformation s’étaient complètement arrêtées depuis des milliers d’années, puisque le singe restait singe, et qu’aucune de ses espèces n’avait évolué vers l’homme.
Cette théorie du singe devenant homme ne pouvait manquer de plaire aux athées ; c’est par eux qu’elle devait survivre aux démonstrations anatomiques et, ce qui est peut-être plus étonnant dans notre pays de France, où le ridicule tue, aux plaisanteries avec lesquelles on l’accueillit.
On se souvient de la spirituelle repartie d’Alexandre Dumas. Prenant pour prétexte son type mulâtre, on avait cru plaisant de lui demander si, par hasard, il ne descendait pas du singe : « Monsieur, répondit-il, je ne sais pas si j’en viens, mais certainement vous y retournez. »
DARWINISME ET DARWINIENS
Une célébrité aussi spontanée que celle qu’il devait à son livre ne pouvait qu’engager Darwin à prouver que ce n’était point là une surprise de l’opinion. Il se mit à préparer un autre ouvrage qui ne parut qu’en 1871 et porta le titre de Descendance de l’homme...
La théorie eut bien vite des disciples décidés d’avance à s’insurger contre les gens très sérieux et très sensés qui, soit au nom de la science, soit par respect pour la religion, repousseraient et blâmeraient des doctrines qui, en réalité, ne s’appuyaient sur aucune preuve. Un Anglais fanatique, Huxley, écrivit alors à Darwin :
« J’espère que vous ne vous laisserez pas ennuyer ou dégoûter par les injures nombreuses et les interprétations qui vous attendent. Soyez bien persuadé que vous avez droit à la reconnaissance éternelle de tous ceux qui pensent. Quant aux roquets qui aboieront et grogneront, rappelez-vous que quelques-uns de vos amis sont doués d’un degré de combativité qui, bien que vous l’ayez souvent et à juste titre blâmé, peut vous être d’un grand secours. J’aiguise bec et ongles en prévision de l’avenir. »
En réalité, dans tout son système, Darwin procède par hypothèses et, malgré l’orgueilleux aplomb avec lequel il affirme, on chercherait en vain chez lui une certitude. Certainement, il a des observations curieuses, des déductions ingénieuses ; mais il se grise de son orgueil et ne s’aperçoit pas qu’il n’invente pas des idées nouvelles, qu’il les rajeunit seulement. La transformation des espèces date de loin ; seulement Darwin se persuade qu’il a tout découvert à lui seul.
En somme, qu’est-ce que le darwinisme ?
Nous en donnerons une explication aussi claire que possible en l’empruntant au traité de philosophie de M. Élie Blanc :
« D’après Darwin, toutes les espèces vivantes, même les plus opposées, ont des ancêtres communs dans les espèces fossiles. La vie se simplifie à mesure que l’on remonte aux origines ; au début, elle est toute dans une vésicule germinative, d’où naîtront, à des moments et sur des points divers, la baleine et le moucheron, l’éléphant et la rose. Les deux facteurs principaux de ce merveilleux développement sont la sélection naturelle et la lutte pour l’existence.
« La sélection naturelle est celle qui s’accomplit d’elle-même. Il est naturel, par exemple, que les animaux les plus forts se recherchent et propagent l’espèce. La nature obtient par d’autres voies le même but que l’éleveur, qui choisit les meilleurs sujets et arrive ainsi à créer des races et des variétés toujours naturelles. Or, la nature agit depuis des millions d’années peut-être, tandis que l’éleveur ne modifie les espèces que depuis un temps insignifiant.
« La lutte pour la vie, qui est une loi générale, contribue puissamment de son côté à éliminer les faibles, les moins industrieux, ceux qui sont mal adaptés aux milieux. Elle ne laisse survivre que les forts, de manière que la race s’améliore en se modifiant sans cesse. »
Le darwinisme embrasse toute la nature ; qu’il s’agisse d’êtres animés ou de plantes, il ramène tout au même point de départ. Le principe posé par le maître est bien vite développé par ses élèves, et on en arrive à déclarer sérieusement que tous les animaux, y compris l’homme, qui n’est qu’un animal, descendent de l’amphioxus.
Certainement, vous serez curieux de savoir quelle est cette bête étrange. Le darwinisme, qui ne l’a jamais vue, et pour cause, vous la décrira par à peu près : c’est un poisson.
Mais ce poisson lui-même doit forcément avoir été produit par quelque chose. Rien ne vient de rien est une vérité absolue. Demandez à un gardeur de moutons s’il a jamais fait quelque chose avec rien ; il rira, persuadé qu’on se moque de lui. Les darwiniens ne s’embarrassent pas pour si peu ; le poisson n’est qu’une transformation d’un végétal, ou mieux, c’est un être, ni chair, ni poisson, ni plante, mais les trois choses ensemble, n’ayant pas de caractère propre : ces êtres sont des probites. Et pour preuve, un darwinien, Haeckel, vient tout à coup affirmer qu’il a trouvé au fond de la mer ce type primitif de la flore, de la faune et de l’humanité. La découverte du Bathybias était naturellement un coup terrible porté à la Bible, et déjà la joie du triomphe exaltait dans toutes les loges maçonniques. Hélas ! la joie fut courte ; l’analyse démontra que cet ancêtre de toutes choses n’était qu’un précipité de chaux.
« Alors, dit M. Élie Blanc, de tous côtés on multiplia les observations ; les espèces vivantes ont été étudiées et classées avec le plus grand soin ; les espèces fossiles ont été décrites et comparées à celles qui sont sous nos yeux. A-t-on trouvé des espèces moyennes, équivoques entre les grands règnes de la nature ? A-t-on trouvé un précurseur de l’homme, qui fut à la fois singe et homme ? L’Anthropopithèque a été rêvé, mais non découvert. C’est en vain que Darwin, Moleschott, Spencer ont voulu voir dans certains sauvages les retardataires de l’espèce humaine, encore engagés dans l’animalité pure ; le dernier des sauvages est un homme par la raison, la conscience et les admirables prérogatives qui dérivent de ses facultés. »
Aujourd’hui, il est incontestable que rien n’est plus problématique et moins sérieux que le système de Darwin ; mais il reste comme une arme voulue aux mains de ceux qui prétendent chasser l’idée d’un Dieu créateur des jeunes générations. Mais ils se heurteront toujours à cette vérité bien simple que nous émettions tout à l’heure : « Rien ne vient de rien. » Si petites qu’on suppose les molécules qui, en flottant dans l’espace, se sont rencontrées, elles ont été produites par quelque chose, et ce quelque chose ne s’est pas produit seul. C’est là un raisonnement si simple que certains amis de Darwin ont cherché à démontrer que non seulement il ne niait pas un Être créateur, mais qu’il était déiste. Pour preuve, ils en ont donné cet extrait unique d’une de ses lettres :
« Je crois que la théorie de l’évolution est tout à fait compatible avec la croyance en Dieu. L’impossibilité de concevoir que ce grand et étonnant univers avec nos moi conscients a pu naître par hasard, me paraît être le principal argument pour l’existence de Dieu. »
Mais cet aveu, qui lui est arraché par l’impossibilité manifeste qu’une chose se crée sans un créateur, il en a bien vite le repentir, et il le détruit par un blasphème contre la justice éternelle et la Providence : ainsi, il prétend ne pas comprendre comment un Dieu bienfaisant et tout-puissant a pu créer des êtres méchants ; comment il permet à la foudre de tuer des gens paisibles.
Là, comme partout, Darwin manque de logique ; son erreur, qui saute aux yeux, c’est de tirer ses conclusions d’une individualité ; il généralise sur des hypothèses. Nous répéterons donc, après M. de Beaumont : « C’est de la science moussante, rien au fond du vase... »
Hélas ! si, il y a le poison. N’en est-ce pas un terrible que d’appuyer sur une prétendue science la négation de l’âme, de la conscience, de la vie au-delà de la tombe ? N’est-ce pas ôter volontairement les consolations à tout ce qui souffre, et les souffrants sont en grande majorité sur cette terre ! N’est-ce pas, enfin, en posant comme un dogme la lutte pour l’existence, exciter ces mêmes souffrants à la guerre acharnée contre tout ordre établi ne donnant pas satisfaction à leurs appétits ? Si Darwin, du moins, avait été absolument convaincu de ce qu’il avançait ? Mais il se contredit lui-même, et son orgueil immense, sa confiance en son génie ne parviennent pas à lui donner la foi absolue dans son système, ni dans ses découvertes. Ainsi que nous le montrerons, on pourrait presque le classer parmi ses propres contradicteurs. Ceux-ci, en réalité, furent infiniment plus nombreux que ses disciples. Dans les sciences, il ne suffit pas d’avancer un fait, il faut le prouver ; et avec Darwin, on doit s’en tenir aux observations faites, et bien se garder de conclure du particulier au général.
LES CONTRADICTEURS
Le succès de vente de ses livres avait donné à Darwin une haute opinion de lui-même ; en réalité, loué par les uns, blâmé par les autres, il était un homme célèbre ; en Europe et en Amérique on parlait de lui.
Dans sa correspondance, il en recherche la cause, et l’explique avec cette demi-modestie qui le caractérise :
« Mon succès, dit-il, comme homme de science, à quelque degré qu’il se soit élevé, a été déterminé, autant que je puis en juger, par des qualités et conditions mentales complexes et diverses ; parmi celles-ci, les plus importantes ont été l’amour de la science, une patience sans limites pour réfléchir sur un sujet quelconque, l’ingéniosité à réunir les faits et à les observer, une moyenne d’inventions aussi bien que de sens commun ; avec les qualités modérées que je possède, il est vraiment surprenant que j’aie pu influencer à un degré considérable l’opinion des savants sur quelques points importants. »
En dehors de l’Angleterre, les savants ne se laissèrent pas influencer autant que Darwin se plaît à le dire. En France, l’Académie des sciences réprouva les théories de l’écrivain. Le secrétaire perpétuel, Flourens, ne ménagea pas l’orgueilleux novateur ; on peut en juger par les lignes suivantes :
« Quel jargon métaphysique, dit-il, jeté mal à propos dans l’histoire naturelle qui tombe dans le galimatias dès qu’elle sort des idées claires, des idées justes ! quel langage prétentieux et vide ! quelles personnifications puériles et surannées ! »
On ne pouvait mieux, en quelques mots, caractériser et stigmatiser les prétentions du savant Anglais : de la mousse en effet, et, en réalité, au fond du vase un poison comme nous l’avons dit et comme l’avenir l’a prouvé.
En Amérique, en Allemagne, il s’éleva une lutte de protestation ; et remarquons que des hommes comme Agassiz, Harvey, Wollaston ne parlaient qu’au nom de la science, ne démontraient que l’erreur matérielle de Darwin. Bien autrement grave et triste aussi était la protestation des croyants dont on venait attaquer la foi.
Par croyants, nous ne distinguons pas entre catholiques et protestants, qui devaient se rencontrer dans une même protestation. Pourtant, il se trouva quelques théologiens anglicans qui tentèrent de concilier le dogme chrétien avec la théorie darwinienne. Le chanoine presbytérien Kingsley soutint même qu’il y avait de la grandeur dans l’hypothèse de l’évolution graduelle.
Mais l’évêque anglican d’Oxford s’éleva avec vigueur contre un système qui niait aussi audacieusement les enseignements chrétiens. M. Ricard, professeur de la faculté d’Aix, raconte, dans la notice qu’il a consacrée à Darwin, que, lors d’une discussion publique avec le disciple Huxley, il demanda à ce fanatique de la descendance simienne s’il prenait ses ancêtres parmi les singes ou les guenons :
« Je l’ignore, répondit Huxley, mais cette parenté n’a rien qui me puisse choquer, car je préfère avoir pour aïeul un singe plutôt qu’un homme qui se mêle de résoudre des questions auxquelles il ne comprend rien. »
La riposte était impertinente, mais ne prouvait rien ; l’évêque eut le bon esprit d’en rire.
L’adversaire le plus résolu de Darwin fut le très modeste clergyman qui desservait la petite paroisse de Down où le savant habitait. Une grande intimité existait entre eux et elle persista toujours malgré l’abîme qui les séparait. Le pasteur Brodie James ne convertit pas son paroissien, qui, de son côté, ne parvint jamais à ébranler sa foi dans la Bible. Darwin a écrit quelque part qu’ils ne s’étaient jamais trouvés qu’une fois d’accord dans le cours de leur existence.
Parmi les catholiques, il y en eut quelques-uns qui tentèrent de concilier le récit de Moïse avec les données plus ou moins acceptables de la science qu’on s’acharnait à mettre au service de l’incrédulité.
M. de Frayssinous, revenu de son exil volontaire près du duc de Bordeaux, essaya, après sa rentrée en France, de montrer l’accord qui existait entre la Bible et les prétendues découvertes dont les libres penseurs s’emparaient pour accuser le christianisme de n’être que la suite de la fable judaïque.
Peine inutile ; il fallut bien reconnaître, avec le proverbe, qu’on ne fait pas entendre les sourds qui ne le veulent pas. Ces discussions-là manquaient en réalité d’utilité pratique, et un vieux professeur de géologie, M. Dieulafait, ramenait la question à cette simple proportion :
« Que messieurs les savants, disait-il, nous apportent des faits assez nombreux et un système bien acquis. Jusque-là, tenons-nous en à notre vieille doctrine catholique. Pas n’est besoin de se torturer l’esprit pour concilier la Bible avec des théories qui changent tous les jours. »
Cette réflexion est celle du bon sens. Commencez, messieurs les savants, par vous mettre d’accord.
LES OBSERVATIONS UTILES DE DARWIN
Si Darwin n’avait pas été sans cesse suivi par quelque ange déchu lui soufflant la haine de Dieu, il eût été, sans doute, moins connu, mais la réputation qu’il se serait faite, par ses travaux réellement sérieux, eût été bien préférable à la célébrité malsaine qui s’attache à son nom.
Un de ses ouvrages les plus intéressants a trait aux récifs de corail. Là, il est dans son élément ; il observe, il décrit, il plaît. Et pourtant, au point de vue de la science, il y aurait, paraît-il, beaucoup à reprendre. Les zoologistes l’ont vivement attaqué.
Il a publié, sur la fertilisation des orchidées, des aperçus instructifs qui ont aidé à la vulgarisation, dans les serres d’Europe, de cette plante étrange, trouvée sur les arbres d’Amérique, vivant dans l’écorce, et dont quelques espèces ont été payées des prix fous.
Son livre sur la fécondation directe et croisée a rencontré des critiques sévères ; mais les amateurs de fleurs ont eu plaisir à lire ses études sur les plantes grimpantes.
Il a découvert ou cru découvrir, chez les végétaux, une faculté de mouvement qui leur donnerait un semblant de vie animale ; sous ce rapport, les curieux trouvent dans ce traité des choses neuves, un peu étranges parfois, mais très inoffensives en elles-mêmes.
Nous voulons bien croire, avec M. de Varigny, que le livre sur la formation de l’humus par les vers de terre est un chef-d’œuvre :
« Ce livre, dit-il, est la preuve de la puissance invincible de la logique et du raisonnement, le témoignage, le symbole de la grandeur des résultats que l’on peut obtenir en traitant par la bonne méthode le fait en apparence le plus insignifiant. »
Quant aux deux ouvrages qui ont fait plus de bruit : les Plantes carnivores et l’Expression des émotions, nous laisserons M. Ricard, un professeur, donner ici son sentiment :
« Ces livres, écrit-il, confirment, nous semble-t-il, avec le plus d’éclat, l’appréciation générale que nous avons déjà exprimée. Dans le dernier de ces livres, apparaît encore ce malheureux besoin de généraliser sur des hypothèses, comme quand il affirme que le chien tourne en rond avant de coucher parce que ses ancêtres sauvages le faisaient ainsi pour fouler l’herbe des prairies, et lui ont transmis cette habitude pour se coucher sur le sol ou sur un tapis ; que le canard tadorne, lorsqu’il a faim, sautille, parce que ses devanciers le faisaient, sur le bord des plages, pour faire sortir les vers du sable ; que l’homme en colère serre les poings comme s’il allait s’en servir contre un ennemi, par une habitude ancestrale, qui persiste, malgré son inutilité, dans tous les cas où l’objet de cette colère n’est point présent... »
On dit que Darwin eut beaucoup de peine à se faire un style ; il faudrait être Anglais pour en juger. Voici, à cet égard, l’opinion de M. de Varigny, qui donne en même temps des détails intimes sur la manière dont Darwin revoyait son travail :
« Sa façon d’écrire est simple, nous dit-il ; il consulte d’abord l’ensemble des notes du portefeuille, se référant au sujet qui l’occupe, et fait une esquisse générale sur le verso de placards d’imprimerie ou de manuscrits. Ceci est recopié par le maître d’école de Down, le copiste attitré de Darwin : cette copie est revue, corrigée et envoyée à l’imprimerie. Avec les placards commence le travail le plus désagréable à Darwin ; il revoit le style, ce qui lui déplaît le plus ; il ajoute, il retranche, il allonge, il condense, il remanie en deux fois au crayon, puis à la plume. Enfin, il soumet le tout à différents membres de la famille, quêtant les conseils, les critiques. C’est Mme Darwin qui a revu les épreuves de l’Origine des espèces, et c’est une de ses filles qui revoit la plupart des autres épreuves. »
La critique la plus amère qu’on ait pu faire de l’œuvre de Darwin, c’est d’établir qu’en maints endroits il se contredisait lui-même. D’où il résulte qu’il n’eut pas une foi si complète dans son système, et que, subissant lui-même les variations de son esprit, il les exprimera telles qu’elles se présentaient, avec une certaine inconscience.
M. Ricard raconte qu’un savant, qu’il ne nomme pas, mais qui, dit-il, ne peut pas être suspect de tendresses pour les dogmes chrétiens, lui a déclaré, en toute franchise, qu’il y aurait un livre curieux à faire sous ce titre : Darwin réfuté par lui-même.
« Il ne serait pas difficile, ajoutait ce savant, de prouver que Darwin n’était pas darwinien ; c’est ainsi, par exemple, qu’après avoir démontré en cent endroits que chaque plante ou animal présente une tendance naturelle à la variabilité, il constate que l’espèce reste fixe ou peu s’en faut, parce que le croisement incessant qui s’opère entre les individus de même espèce tend à submerger ces petites variations. »
Il dut arriver à Darwin ce qui se produit généralement dans tous les cerveaux qui sont obsédés d’une idée fixe. Ayant cherché un principe commun à toutes les espèces, ayant vu la vie animale dans les plantes, il dut la voir aussi dans les choses, et cela nous paraît probable lorsque nous lisons les lignes suivantes écrites par son fils Francis :
« Je crois, dit-il, qu’il (Darwin) personnifiait chaque graine sous la forme d’un petit démon qui cherchait à le tromper en sautant dans le tas ou en se sauvant tout à fait. »
Quoi d’étonnant à ce que cet homme, qui ne voulait pas croire en Dieu, crût à quelque esprit malin cherchant à le tourmenter. Il n’est pas rare de rencontrer la superstition unie à l’affirmation de l’incrédulité, et de voir des hommes qui se prétendent de très fortes têtes, digérer très mal un dîner où ils se sont trouvés treize à table.
MORT DE DARWIN
On peut dire de Darwin qu’il mourut plein de jours et comblé d’honneur ; cet homme chétif, qui, lors de son embarquement pour l’Amérique, paraissait n’avoir que le souffle, dut aux soins d’une femme dévouée de dépasser 70 ans. Il s’éteignit le 19 avril 1882.
La première distinction qu’il reçut avait été la médaille Copley que lui décerna la Société Royale. Mais nous remarquerons que les savants anglais, comme plus tard les savants français, entendirent bien établir qu’ils ne se solidarisaient pas avec les théories antireligieuses de l’homme qu’on récompensait. La médaille était accordée au naturaliste.
En 1878, l’Académie des sciences de Paris le reçut parmi ses membres et lui assigna la section de botanique. C’était bien nettement montrer que les théories dites darwiniennes sur l’origine du monde et de l’homme n’étaient point acceptées par la docte Assemblée.
L’orgueil de l’Anglais en fut blessé et, faisant contre fortune bon cœur, il essaya de rire de cette distraction de ses collègues :
« C’est vraiment une bonne plaisanterie, dit-il, qu’à Paris on me nomme dans la section de botanique, moi dont les connaissances dans cette branche des sciences naturelles sont juste assez étendues pour me faire savoir qu’une marguerite est une composée, et le pois une légumineuse. »
Il fut admis la même année à l’Académie des sciences de Berlin, et en 1879 celle de Turin lui accorda un prix de 12 000 francs.
Les savants anglais qui s’étaient déclarés ses disciples disparurent avant lui : sir John Lubbock, Hooker, Huxley, le plus ardent de tous, le duc d’Argyll, Wallace lui-même. Tous avaient eu les honneurs de la sépulture de Westminster. Sur la proposition de plusieurs membres du Parlement, le savant athée Darwin alla les rejoindre dans les caveaux de la vieille abbaye.
Les Anglais, dans une pensée d’égalité devant la gloire, ont fait une place à leurs hommes célèbres, près de la dernière demeure royale de leurs souverains. Les poètes sont là, à côté des savants, pour ce sommeil qui attend le réveil suprême. Dans The Poets Corner (le Coin des poètes), Milton, Gray, Addison, Dryden, Garrick, Shakespeare ; plus loin, les savants et, près de Newton, le tombeau de Darwin.
Ce rapprochement n’est-il pas dangereux pour la renommée même du naturaliste ? Le temps, qui modifie les opinions et fait disparaître les enthousiasmes, a déjà singulièrement rejeté dans l’ombre du passé l’homme que ses théories, plus que la science réelle, avaient un moment fait le coryphée de la libre pensée européenne. Ce qui lui donna sa grande célébrité, ce fut sa prétendue découverte de l’origine de l’humanité, et ce fut précisément cette théorie dont il craignit un moment l’effet déplorable sur ses contemporains. Cette crainte, il la laisse percer dans sa correspondance :
« Aussitôt, écrit-il, que je fus convaincu, en 1839 ou 1838, que les espèces sont des productions susceptibles de modifications, je ne pus m’empêcher de croire que l’homme devait obéir à la même loi. Je réunis des notes sur ce sujet pour ma satisfaction personnelle et sans intention de rien publier pendant longtemps. Bien que, dans l’Origine des espèces, la dérivation d’aucune espèce particulière ne soit jamais discutée, j’ai pensé, afin que personne ne m’accusât de cacher mes vues, ajouter que, par mon ouvrage, quelque lumière pouvait se faire sur l’origine de l’homme et sur son histoire. Il eût été inutile et nuisible au succès du livre de faire parade de ma conviction au sujet de l’origine de l’homme sans en donner des preuves. Mais, lorsque je m’aperçus qu’un grand nombre de naturalistes acceptaient sans discussion la doctrine de l’évolution des espèces, il me sembla judicieux de travailler sur les notes que je possédais et de publier un traité spécial sur l’origine de l’homme. »
C’est donc lorsqu’il espéra trouver l’appui de quelques naturalistes qu’il se hasarda à lancer son système qui donnait à l’humanité un point de départ identique à celui du singe. Il y gagna, non la gloire, mais une célébrité tapageuse, bien tombée aujourd’hui. Si Darwin fût resté l’observateur sérieux, le naturaliste consciencieux qu’il aurait dû être, moins de bruit se serait fait autour de son nom, mais il eût été aussi moins vite oublié. Qui songe à lui, après dix ans de sépulture dans la vieille et noble abbaye, parmi la génération nouvelle qui rit de nos pères singes et qui, emportée par le courant d’une vie agitée, ne s’inquiète guère d’où elle vient et se demande tout au plus où elle va ?
Il se gonfla de sa science, et nous voulons croire qu’il eut la foi dans son système, car l’homme privé eut des qualités aimables ; ce fut un bon bourgeois, aimant beaucoup sa femme et ses enfants ; mais il n’en fit pas moins beaucoup de mal. Nous nous souvenons, en écrivant cette biographie, d’une époque où son nom était dans toutes les bouches, où l’on discutait à perte de vue sur les découvertes de cet extraordinaire savant, où de bonnes chrétiennes s’intéressaient aux atomes crochus. On cherchait quelle forme pouvait avoir la petite bête d’où les Adonis étaient sortis. Pourquoi n’était-ce pas comme le têtard qui, tout coup, pousse des pattes et détache sa queue ?
Vingt ans ont passé ; la guerre allemande a séparé pour la France la fin de ce siècle en deux parts bien distinctes. La première paraît si loin qu’elle est devenue de l’histoire.
« Que pensez-vous de Darwin ? » demandions-nous à un étudiant très travailleur, très sérieux. Et, très sérieusement, il nous répondit, comme si nous lui eussions parlé d’une momie d’Égypte : « Il est classé. »
Eh ! mon Dieu ! il est classé et son système aussi ; et il viendra d’autres naturalistes qui auront d’autres systèmes ; naturalistes et systèmes seront classés à leur tour.
Sic transit gloria mundi.
Alfred de BESANCENET.
Recueilli dans Les Contemporains, no 11, 1892.
1 Victor Considérant (1808-1893), né à Salins-les-Bains (Jura), philosophe et socialiste français, député en 1848, disciple de Fourier, auteur de Théorie du droit de propriété et du droit au travail.