Leïla
AMBASSADRICE DE FRANCE
par
la princesse BIBESCO
ELLE s’appelait Leïla de Dampierre, un vieux nom de France accolé à ce prénom de fée persane, entré dans la littérature française au temps du romantisme, avec George Sand.
Peut-être est-il trop tard pour parler encor d’elle...
Mais non, puisque personne n’en a parlé ou du moins écrit dans ce cercle immense d’amis de tous pays, de toutes conditions qu’elle sut se faire. Cela viendra, n’en doutons pas, car elle a laissé tant d’images pour être regardées, et remémorées, écrites ou peintes ; car sa vie de représentation – celle de toutes les femmes d’ambassadeurs – elle seule en a su tirer un délicat poème : la Ballade des Diplomates errants, dans le goût de François Villon – déroulé comme la tapisserie de Bayeux à travers l’espace et le temps. Quel temps et quel espace ? Notre temps où la protection diplomatique, la protection nationale et la protection maritale ont cessé brutalement pour elle, lorsqu’elle fut jetée face à face avec une mort immonde, dans une prison de la Gestapo, près de Vienne, fosse commune sans espoir d’où je l’ai vue revenir, miraculeusement vivante, un an plus tard, mais après quelle agonie – lorsqu’en mars 1945, elle est venue tisonner les cendres à mon foyer, à Mogosoëa, pour me raconter « ses prisons ». Et je l’écoutais à longueur de journée me faire l’épouvantable récit, paru depuis sous le titre : De l’Ambassade au Bagne nazi 1. J’en eus la primeur ; j’ai tenu dans mes mains le seul livre que Leïla eut sauvé le jour où elle fut arrêtée et incarcérée, le 19 mars 1944 : c’étaient les Méditations sur l’Évangile, de Bossuet, en marge desquelles la prisonnière avait griffonné ces notes cryptiques qui sont, dans la pensée des condamnés, les dernières paroles adressées par un être aimé à ceux qui l’aiment...
Son testament d’âme, écrit pendant le siège de Budapest, en janvier 1944 – deux mois à peine avant son arrivée chez moi – contenait les paroles qui me rapprochaient d’elle singulièrement. Mise à l’école du martyre, j’entendais le son que rendait son cœur, près de s’arrêter. « Je pensais au doux abbé Mugnier, écrivait-elle, qui le premier m’avait conseillé de noter chaque journée, pour apprendre à avoir de l’ordre dans mes idées, de la clarté intérieure, de la sincérité... » Leïla est sortie l’âme intacte du camp d’Oberlanzendorf : « Ô mort, où est ton aiguillon, ô mort, où est ta victoire ? » Soutenue dans l’épreuve par une force surnaturelle, elle est revenue au monde, elle a repris sa vie d’ambassadrice, sa frivolité apparente, sa joie de vivre, ses parures, celle de son esprit, celle de son corps, celle de sa maison ; elle s’est remise à l’ouvrage, elle a repris sa plume et ses pinceaux, comme si de rien n’était ; et tout semblait rentré dans l’ordre accoutumé. Mais plus jamais Leïla ne pourra me cacher cette clarté intérieure qui l’éclairait dans ce laps de temps trop court qui lui fut accordé, entre sa première résurrection et sa seconde mort qui fut lente, douloureuse et consciente. Pour moi, sa vie fut brève, comme toutes les vies de ceux qui valent quelque chose et cessent avant la nôtre. Elle est morte jeune pour nous qui l’aimions. La partition que nous jouions ensemble s’arrête ; c’est l’instant de la recommencer seule : l’orchestre se tait et j’écoute le soliste qui lamente et raconte la fin de Leïla « comme un oiseau perdu dans un temple désert »...
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Ce fut l’abbé Mugnier qui me la fit rencontrer la première fois. Au commencement, son nom seul suffisait à me donner la nostalgie d’Ispahan, d’où je revenais avec mon premier livre. J’avais rapporté de Perse, entre beaucoup d’autres contes, l’histoire de Leïla et de Medjoün. Ce sont les amants chimériques de l’Islam, le Tristan et l’Ysolde, le Roméo et la Juliette de l’Orient, et pour tout dire, l’Éros et la Psyché de la fable éternelle.
– Ô Roi, disait Medjoün, à la fin de l’histoire, quand sa folie lui fut reprochée par son maître et son ami, pour que tu me comprennes, il te fallait regarder Leïla par la fenêtre de l’œil de Medjoün !
L’amour étant inexplicable, puisqu’il est la manifestation de la divinité, comment expliquer la sympathie, cette chose qui naît comme elle veut, quand elle veut, comme elle peut, et parfois pour des raisons tellement obscures, qu’il faut en revenir à la parole de Montaigne, expert en la matière. On ne dira jamais mieux : « Parce qu’il était lui, parce que j’étais moi... »
Pour ce qui fut de Leïla, de la jeune comtesse de Boulloche, comme elle s’appelait alors, j’eus d’abord pour elle l’attirance que m’inspirait une personne qui avait été l’amie de ma sœur Marguerite, morte à vingt et un ans. Leïla l’avait vu très peu de jours avant son dernier jour ; elle avait reçu ses confidences. Elles s’étaient rencontrées à Montreux, où ma mère habitait à la fin de l’autre guerre... avec sa fille non encore mariée. Leïla possédait une relique précieuse : le livre de messe que lui légua Marguerite, avant de renoncer au monde, en s’ôtant du monde. Le déchirant de tout cela m’avait été rendu plus sensible et moins cruel par l’entremise de l’abbé Mugnier qui me parla le premier de Mme de Boulloche, jeune veuve de guerre, meurtrie par la vie, mais qui, étant poète, serait sauvée : « Mon mal m’enchante... » D’appris par l’abbé Mugnier que celle dont je ne savais encore rien, si ce n’est son prénom ensorcelant, était née à Constantinople, d’un père haut dignitaire de l’Empire ottoman, mais chrétien libanais, Selim Pacha, et d’une mère française. Élevée sur les bords enchanteurs du Bosphore, dans une tradition qui s’accordait à la mienne, en cela qu’elle était à la fois d’Orient et d’Occident, Leïla n’avait que dix-sept ans quand la révolution de 1908 éclata dans Constantinople, amenant les Jeunes Turcs d’Enver Pacha au pouvoir. Sous la bannière du nationalisme, c’était l’avance du germanisme, l’ombre du casque à pointe allongée vers les Détroits ; c’était aussi la fable du vieux dragon ravageant la Cappadoce ; c’était le chemin de fer de Bagdad destiné à faciliter le « Dracht nach Oesten », la mainmise des soldats de Guillaume II sur l’Asie Mineure... Ce fut aussi l’exil pour Selim Pacha et sa famille ; et pour Leïla, fleur de printemps arrachée à l’illustre rivage, le départ définitif vers une autre destinée. L’Occident l’appelle. C’est d’abord l’Italie où ses parents se réfugient, à Florence, et s’assurent en premier lieu de la possession d’un tombeau, comme font souvent les exilés, pressés de reprendre racine, là où la terre est libre. La dernière demeure de Selim Pacha, ce sera le cimetière de San Miniato. Et puis, c’est la France maternelle, c’est Paris, où Leïla ne saurait se dire exilée sans mentir. Elle sera une rapatriée, comme je le suis moi-même, chaque fois qu’elle reverra Paris. En 1912, cette houri, comme eût dit Barrès, échappée aux paradis de l’Orient, est demandée en mariage par un jeune Français, le comte Raymond de Boulloche, lieutenant au 22e dragons à Reims. Que Reims soit la première garnison où Leïla ait suivi son nouvel époux, cela déjà nous montre les Parques au travail, tissant sa belle et navrante destinée. Reims, où son fils Georges de Boulloche naîtra en 1913 ; Reims où les premiers obus allemands tomberont sur la cathédrale du sacre, à peine un an plus tard ; Reims où l’ange du portail au sourire indéfinissable attend depuis toujours que viennent capituler sans conditions, trente ans plus tard, les chefs des armées de Hitler, celles de terre, de mer et de l’air, en mai 1945 : Leïla, la prisonnière du bagne nazi, était libérée depuis deux mois à peine. Et c’était alors qu’elle était venue s’asseoir à mon foyer, en mars 1945, pour y remuer toutes nos cendres mêlées de fleurs. Je savais sa vie, et elle savait la mienne, à travers celle de ma sœur.
C’était de Reims qu’était parti, en 1914, le capitaine de Boulloche, quittant sa jeune femme et son petit enfant, pour faire face à l’invasion allemande. Grièvement blessé sur le champ de bataille, il fut fait prisonnier et mourut de ses blessures, en Allemagne, en 1918. C’est alors que Leïla partit pour la Suisse où ses parents l’attendaient ; c’est alors qu’elle fit la connaissance de Marguerite et que par elle, nos destinées se croisèrent pour ne plus se perdre de vue, jamais. Leïla était partie pour Florence, avec son enfant ; elle y publia ses premiers poèmes : Heures tristes. Puis elle s’était installée à Rome, avec son fils ; c’est dans la Ville éternellement consolatrice qu’elle avait rencontré Robert de Dampierre, alors premier secrétaire à l’Ambassade de France. Ce fut un double retour à la vie, une convalescence sentimentale parfaite ; M. de Dampierre avait perdu sa femme qui lui avait laissé une petite fille à élever. Robert et Leïla s’en furent se marier à San Remo où les parents de la nouvelle Mme de Dampierre étaient installés. C’est alors qu’elle publie : Amor Roma. L’anagramme est une allusion toute claire à ces promenades à deux dans la campagne romaine, qui vit passer les ombres enlacées de Pauline de Beaumont et de l’Enchanteur. Ce livre de poésie paraît à Paris ; il fut couronné par l’Académie française. Leïla fait en même temps ses débuts dans la société parisienne ; elle s’est rangée d’instinct parmi celles qui vont chercher auprès de l’abbé Mugnier la force d’être elles-mêmes, tout en remplissant les devoirs que le monde leur impose, devoirs de représentation, d’obligations et de conventions, auxquels il faut se plier, comme le roseau de la fable, mais sans jamais rompre avec les attaches d’en haut. Elle va vers le sombre avenir, les yeux bandés par son nouveau bonheur. Et l’abbé la prépare, sans savoir non plus quand, ni comment, ni pourquoi elle devra souffrir, une première fois jusqu’au martyre, une seconde fois jusqu’à la mort. En attendant, la vie la caresse, l’apprivoise, lui prodigue ses joies. Robert de Dampierre est nommé ministre à Belgrade, en 1935 ; partout le succès accueille Mme de Dampierre, et la sympathie. Elle possède l’art des femmes d’Orient pour orner sa maison. Elle peint, elle brode, elle enjolive tout ce qui lui tombe sous la main, jusqu’aux ustensiles de ménage. Je la plaisante pour ses nombreux travaux, car elle a le sens du comique et possède cette qualité si rare qui est voisine de la gaieté, mais avec une nuance de tristesse, l’enjouement. Leïla peint sans arrêt des paravents, des abat-jour, des toiles décoratives, voire des assiettes qui passent au feu du four des céramistes, avant de passer au feu des enchères dans les ventes de charité qu’elle organise. Je l’appelle « Ruysbroeck l’Admirable », auteur de l’Ornement des Noces spirituelles. Dans tous les postes qu’occupera son mari, Leïla embellit sa maison et sa vie par les mille formes aimables que son imagination sait prendre, et toujours j’y verrai ce que j’appelle son atavisme d’échappée d’un harem idéal où elle vit comme dans un atelier transportable. Il faut savoir charmer les yeux du maître et puis faire la charité aux enfants, aux esclaves ; la charité d’être rieuse et bonne et de parer la vie autour de soi, avec des parfums, des couleurs, des festons, des astragales, mille sujets de fable qu’elle invente où les oiseaux, les fleurs, les gazelles viennent se poser sur les murs des ambassades, ces auberges toujours pleines. En Yougoslavie, et plus spécialement en Dalmatie, le charme de son Orient natal, tout proche, a repris Leïla :
La Française, un peu moabite,
... dans un grand palais clair habite...
Elle écrit Reflets et Mirages ; et ce sera le premier livre français qui aura été édité par l’Imprimerie Nationale de Belgrade.
Mais « la Ballade des Diplomates errants » l’a reprise et l’entraîne ailleurs, toujours ailleurs. Robert de Dampierre est nommé ministre au Canada, en 1937. Leïla emporte ses boîtes à couleurs et ses chansons dans la froide contrée où Wolf et Montcalm se sont affrontés, pour partager enfin le même socle, quand la gloire militaire aura confondu fraternellement dans la même apothéose, vaincu et vainqueur : « Date lilia manibus plenis. » Leïla ne s’en fera pas faute. Les « quelques arpents de neige » cédés sous Louis XV à l’Angleterre sont devenus « cet univers où l’humanité recommence », selon Chateaubriand, ce Canada où les Français et les Anglais d’aujourd’hui cohabitent. Ce nouveau monde inspire à Leïla un nouveau livre de poèmes : Espaces, qui sera édité à Montréal. Mais la guerre de 1914 à 1918, qu’elle a si cruellement vécue dans sa grande jeunesse, n’a pas fini de renaître, sans être vraiment morte, cette guerre dont M. Jules Cambon nous disait, dès 1919 : « Nous sommes dans une période de trente années de guerre. » Leïla rentre en France avec son fils Georges de Boulloche, en âge de rejoindre son régiment de chars : « Où le père a passé, passera bien l’enfant... »
Le comte Robert de Dampierre est nommé ministre en Norvège. Leïla l’accompagnera après avoir dit adieu à son fils. Le cauchemar de la jeunesse, de notre jeunesse, recommence. C’est la guerre fratricide entre Européens qui s’étend au monde entier : c’est le rêve périodique, dont parlent les médecins aliénistes. Il faut se frotter les yeux, se réveiller, se souvenir qu’on a déjà fait ce cauchemar, et s’apprêter à vivre une nouvelle mort. Leïla est à Oslo, en mars 1940. Un mois plus tard, c’est l’invasion allemande, la retraite vers le Nord, par des pistes sur la neige, et sous les bombardements des stukas ; les oiseaux puants du lac Stymphale, dans la fable antique, qui poursuivent Leïla. L’embarquement a lieu à Molde ; le croiseur britannique Glasgow (celui-là même dont nous avons contemplé l’épave tragique au fond des mers, dans le Monde du Silence) – le Glasgow, promis au naufrage dans les mers du Sud – reçoit l’ordre de l’Amirauté d’amener le roi de Norvège, le gouvernement et les légations de France et d’Angleterre à Tromsö, à mille cinq cents kilomètres plus au nord, là où la glace est encore libre pour les hommes et pour les oiseaux de mer. Le Glasgow ne fera qu’une brève escale du côté des aurores boréales. Il regagne l’Angleterre.
Leïla, en obéissance aux ordres reçus, reste à bord, suivant la fortune de la France. Puis le Glasgow jette l’ancre dans un port d’Écosse ; le représentant de la République française est demeuré avec le roi de Norvège jusqu’à ce que la dernière espérance se soit évanouie. À peine arrivée en France, Leïla apprendra que la patrie est en danger : c’est le front rompu, c’est l’invasion allemande, c’est l’exode vers la Loire. Robert de Dampierre rejoint sa femme le 12 mai à Langeais. L’évacuation de la Norvège est terminée ; celle de la France est déjà commencée. Les diplomates en service sont réunis à Vichy. Robert de Dampierre reçoit l’ordre de partir comme ministre de France à Budapest. La Hongrie, touchant à l’Europe orientale, est dans la sphère de l’Axe. C’est encore un pays dont l’agriculture est prospère et qui ne manque pas de ressources. La femme du ministre de France y fonde une œuvre de secours aux prisonniers de guerre français en Allemagne, dont certains camps sont proches de la frontière hongroise. Pour envoyer des centaines de paquets chaque semaine, il faut trouver de l’argent. Rien n’est moins facile. Mais Leïla, sûre de sa mission, se consacre entièrement à ce travail de mère nourricière : comme dans l’Odyssée, les ombres se pressent, se bousculent et s’approchent pour boire un peu de sang. Qui nourrit-elle parmi ces milliers de prisonniers français ? L’ombre de Raymond de Boulloche ou l’ombre de son fils, Georges de Boulloche, dont elle ignore s’il est vivant ? L’hallucination est dans tous les esprits. Les deux guerres se confondent pour ne plus former qu’un seul enfer. Leïla s’est mise à l’ouvrage. Elle brode, elle peint, elle dessine, elle décore, elle s’évertue. Avec l’aide de nombreux évadés français qui viennent chercher refuge en Hongrie, qu’elle hospitalise, et dont quelques-uns sont d’admirables artisans, elle apprend la technique des miroirs peints qui viennent s’ajouter aux panneaux, aux paravents de parchemin ou d’étoffe qu’elle décore de ses oiseaux et de ses biches favorites. Des ventes de charité sont organisées avec le produit de son travail incessant ; elle alimente la caisse des œuvres de la Légation de France et ne cesse de mettre ses dons de décoratrice au service de ceux qui ont faim, qui ont soif et qui meurent de douleur pour la France. C’est dans la légation de Budapest, sise au bord du Danube, que je serai l’hôte de Leïla, lorsque l’avion qui me mène en Suisse, en 1942, après la mort de mon mari, atterrit d’abord à Budapest. Je vais à Lausanne pour me guérir. J’y rencontrerai M. Leylan Harrisson, ambassadeur d’Amérique à Berne. C’est pendant mon court arrêt à Budapest, sous le toit des Dampierre, que Leïla me donne comme un avant-goût de la tragédie qui la guette. Nous avons encore, en nous retrouvant, le courage de rire ensemble de la situation tragique où nous sommes, prises au piège de la grande politique, telle qu’en voilà les résultats. Cette gaieté salutaire aux âmes tristes dont parlait Pascal ne nous a pas fait défaut, à l’une ni à l’autre ; l’ombre devenue claire, entre nous, de la petite Marguerite, n’a pas cessé de nous faire signe et de nous dire qu’il nous faut prendre la vie comme elle vient ; l’abbé Mugnier est encore vivant, qui nous a donné son enseignement, sa vérité ; nous savons qu’il est à Paris, rue Méchain, et qu’il passe l’été à la Vallée aux Loups, point de ralliement de notre romantisme amical et qu’il nous y attendra toujours. J’arrive de Mogosoëa, avec une histoire vraie, qui fait pâmer de rire Leïla. L’ai-je entendue, l’ai-je inventée ? En tout cas, nous savons qu’elle est vraie, d’une vérité transcendante et qui ne serait pas bonne à dire en tout autre lieu que chez les Dampierre, à Budapest, dans la maison de France, où chacun de nous connaît le cœur de l’autre. Et voilà cette histoire que Leïla veut que je raconte à sa table en présence d’amis hongrois, qui partagent nos sentiments, face au déchaînement de la folie universelle. La scène se passe à Washington. M. Tibor, représentant de presse, attaché culturel d’un pays astral, la Hongrie libre, demande depuis des mois, audience au président Roosevelt. Le maître de la Maison Blanche a bien d’autres et plus graves soucis, après Pearl Harbour, et l’audience est remise de semaine en semaine, de mois en mois. Enfin, l’insistance patriotique de M. Tibor finit par amollir le cœur d’un secrétaire du président, et le Hongrois est introduit pour dix minutes, pas plus, dans le saint des saints, dans le cabinet de travail du président des États-Unis. Roosevelt le fait asseoir et lui pose la question directe qui est dans la manière américaine :
– Qu’est-ce que la Hongrie ?
– Un royaume d’Europe, répond Tibor.
– Comment s’appelle votre roi ?
– Nous n’avons pas de roi.
– Alors, comment s’appelle l’homme qui vous gouverne ?
– L’amiral Horthy.
– Ah ! un amiral ? Combien avez-vous de vaisseaux ?
– Nous n’avons pas de vaisseaux.
– Pourquoi n’avez-vous pas de vaisseaux ?
– Parce que nous n’avons pas de mer.
– Ah ! vous n’avez pas de mer ? Alors contre qui vous battez-vous dans cette guerre ?
– Contre les Russes.
– Ah ! vous avez des revendications contre la Russie ?
– Aucune.
– Alors pourquoi vous battez-vous contre la Russie ?
– C’est à cause de la Roumanie.
– Ah ! vous vous battez contre la Roumanie ?
– Non, elle est notre alliée...
Roosevelt pressa le bouton d’une sonnette, fit reconduire M. Tibor en lui recommandant l’adresse d’un médecin et demanda pour lui-même deux cachets d’aspirine.
Tel était l’état de confusion mentale où notre malheureuse patrie, l’Europe, se débattait en 1942 dans les affres de l’accouchement de son unité perdue.
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La même année, Robert de Dampierre a donné sa démission ; il ne pouvait plus ni défendre, ni expliquer, la politique de Vichy. Jacques Truelle, à Bucarest, s’apprête au départ clandestin. La tragédie se précipite, le dénouement approche, tous les dénouements à la fois ; la seule politique qui triomphe en Hongrie sera celle du pire. Les frontières se sont refermées avec un bruit de trappe de souricière. Les Dampierre se sont réfugiés avec leur fille et belle-fille Anne dans un appartement, prêté par un juif au grand cœur, lequel ira mourir dans un camp de concentration. Les coups de force pleuvent. Le 19 mars 1944, les troupes de Hitler et la Gestapo occupent la ville de Budapest, capitale d’un pays qui soi-disant est leur allié. C’est un dimanche ; Robert de Dampierre et sa fille sont à la messe. La Gestapo envahit la maison, pénètre avec de grands cris dans l’appartement des Dampierre. Leïla est seule au logis. Ils l’arrêtent ; ils l’emmènent ; où ? Nul ne sait.
C’en est fait de la pauvre fée persane, de la houri aux longs yeux, de la « chère folle du logis » qui décorait si bien les miroirs de la maison, et de l’oiseau qui chantait sa peine dans toutes les cages dorées successives qui furent les siennes. D’abord c’est la prison d’État de Budapest, dont les portes sinistres se referment à grand bruit sur l’Ambassadrice des Prisonniers ; quelques jours plus tard, c’est le camion des condamnés qui vient la chercher à l’aube blême d’un jour d’hiver long à mourir dans ces climats. Et ce sera le camp d’Oberlanzendorf, près de Vienne ; ensuite, la destination inconnue... « Elle est venue ? – Oui. – Elle est partie ? – Oui. – Où ? – Je l’ignore » ; c’est le dialogue du prince et du meurtrier dans l’Idiot, de Dostoïevski, qui convient pour décrire la situation de Leïla.
Un de ses co-prisonniers écrira plus tard : « Il y avait encore un lien qui m’unissait à elle, fait d’affection, d’estime et de respect : le souvenir des semaines passées ensemble dans la geôle nazie d’Oberlanzendorf. Malgré la situation qui paraissait sans espoir, malgré les brimades quotidiennes dont elle était l’objet, et malgré les misères physiques de tous les jours, je n’ai jamais vu son moral et sa dignité fléchir une seconde. Par son inaltérable bonne humeur et par la bonne et charmante camaraderie qu’elle avait adoptée vis-à-vis de ses codétenus, elle a contribué dans une mesure importante à maintenir leur moral... »
Un professeur écrira à Robert de Dampierre, quand elle ne sera plus, pour rappeler ce qu’elle était : «... Son image est pour nous inséparable des années qu’elle a vécues à Budapest, messagère d’amitié française, semeuse de beauté universelle, poète des reflets et des mirages ; elle a été si étroitement associée à votre mission qu’il sera impossible de rappeler votre rôle dans ce pays sans évoquer la présence vive, mobile, toujours souriante de celle qui aura été là-bas, comme dans plusieurs autres capitales, une ambassadrice de l’esprit français. On devinait qu’elle serait capable, un jour, de conduire son zèle jusqu’aux limites de l’héroïsme, ainsi qu’elle le fit pendant la guerre, en Norvège et en Hongrie. »
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Chère Leïla, voilà le grand mot lâché ! Elle est une héroïne qui sut être héroïque ; pas une simple héroïne de roman, pas seulement un poète et un personnage poétique ; mais une femme qui saura se hausser jusqu’au sacrifice à la patrie, aussi simplement qu’un homme.
Telle est l’exigence du destin qui fit d’elle, soudain, un symbole. La grâce du devoir d’État l’a touchée ; elle n’est plus seulement la femme du représentant de la France à Budapest ; face à la mort, pour ceux qui partagent avec elle la menace de l’exécution sommaire d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre, elle a pris le visage même de la France prisonnière.
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Leïla est délivrée, mais seulement à la veille de l’invasion de la Hongrie ; et c’est au tour de son mari d’être arrêté. Les bombes alliées pleuvent sur Budapest. Les Russes approchent ; de longues théories de Juifs partent pour l’Allemagne, semant des morts le long des routes ; Leïla retrouve son mari : mais on arrête tous les suspects, et les Dampierre savent qu’ils sont du nombre ; ils changent de domicile ; il leur faut déjouer les agents de la Gestapo affolée, qui ne pense plus à présent qu’à rafler des otages, le plus d’otages possible. Le 26 décembre, c’est la libération par les Russes qui campent à vingt-cinq kilomètres de Budapest. Deux mois et demi, avec l’armée russe qui s’intitule : le troisième front d’Ukraine, et voilà qu’enfin les époux Dampierre obtiennent leur rapatriement ; ils arriveront à Bucarest en mars 1945. C’est alors qu’eurent lieu la visite à Mogosoëa, les longues confidences où se mêlent le nom de l’abbé Mugnier, les souvenirs épars de Marguerite, et la dernière promenade sur les terrasses qui dominent le lac, où les feuilles des nénuphars commencent à remonter des profondeurs des eaux dormantes où le printemps s’éveille.
À ma prière, Leila récite une de ses brèves élégies : les Robes.
Ma mère, quand je serai morte,
Gardez les robes que je porte.
Il en était une fleurie,
Pour m’amuser dans la prairie,
Les foins l’ont toute parfumée,
C’est celle qu’il a tant aimée...
... Et puis voici la robe noire
Pour prier sur la terre nue...
C’est celle qu’il n’a pas connue...
Tout est fini, c’est la dernière,
Comme elle est laide à la lumière !
Emportez-la... Donnez-moi celles
Qui me distraient, qui me rappellent
Les jeux brisés de nos vacances
Quand je riais de ses souffrances...
Il fut le page et moi la reine,
Ses lèvres ont touché ma traîne.
Tout mon courage se dérobe
Quand je vois ses pleurs sur ma robe.
Bien peu le croient, bien peu le savent
Comme il fut sage et tendre, et grave.
Il me trouvait trop occupée
De mes chiffons, de ma poupée,
Il m’appelait folle et gâtée...
Il est mort de m’avoir quittée.
Ma mère, quand je serai morte,
Gardez les robes que je porte...
Et c’était encore Marguerite, dont le ravissant fantôme passait à travers la vitre ouverte sur l’au-delà de ce poème, dans la douce lumière d’un passé demeuré à la limite du rêve !...
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Leïla va partir pour Paris. Je suis moi-même décidée au départ ; mais je dois me taire sur ma décision. Les Dampierre quitteront Bucarest par la voie de l’air, et c’est au terrain d’atterrissage – qui porte à présent le nom de mon mari – que mes vœux les ont accompagnés ce 19 mars qui était précisément la date anniversaire du jour où Leila fut arrêtée. C’est au moment de ce départ que Robert de Dampierre apprend à sa femme les deux nouvelles d’ombre et de lumière qu’il a reçues pour elle : sa mère est morte à Florence, en décembre 1944 ; son fils, Georges de Boulloche, est vivant, sain et sauf, et fait campagne en Italie avec l’armée du général Juin...
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Quand j’arrivai moi-même à Paris, quelques mois plus tard, atterrissant au Bourget, le 7 septembre 1945, j’y retrouvai les Dampierre. Leïla mettait à jour les notes qu’elle avait prises en marge des Méditations sur l’Évangile de Bossuet. Et c’est alors que je reçus de Mme de Castries mes lettres à l’abbé Mugnier qu’il avait toutes gardées. La vie reprenait dans Paris, non pas comme si de rien n’était, mais au contraire, en profondeur, comptant les présences et les absences, tristement, tendrement. On recherchait les amis ayant survécu au naufrage d’un monde. Je pensais à Chateaubriand revenant à Paris en 1800, sous le nom du Suisse Lassagne, et revoyant la place Louis XV : « C’était comme le jour de l’immense douleur... comme le vendredi saint. » Les cloches des églises étaient muettes.
Louis Jouvet, que j’admirais et tenais en grande amitié depuis longtemps, vint déjeuner avec moi et les Dampierre au Cercle de l’Union, pour qu’il leur parlât du Chili où il avait maintenu haut et ferme le prestige de la scène française, au moment où le destin de la France paraissait hésiter ; le comte Robert de Dampierre venait d’être nommé ambassadeur de France à Santiago et Leïla était curieuse d’apprendre tout ce que savait Louis Jouvet des choses et des gens aimant la France, si nombreux en Amérique du Sud.
La vie diplomatique recommençait pour elle, et je me souvenais de la prophétie de ce journaliste, correspondant de guerre, appartenant à un pays neutre, son co-détenu, aux jours les plus sinistres d’Oberlanzendorf. Ils avaient réussi à creuser un trou dans la muraille qui séparait les prisonniers et quand venait l’heure de la pitance (une soupe malodorante servie dans de vieilles boîtes à conserve) Leïla y pêchait des morceaux de viande qu’elle n’arrivait pas à avaler et elle en régalait son compagnon de misère, plus affamé qu’elle, en les insinuant, un à un, dans ce trou de souris. Quand ils furent l’un et l’autre tirés de l’antichambre de la mort et qu’ils se retrouvèrent dans le même camion, cahotés sur les routes défoncées de la défaite empruntées par la victoire, le journaliste dit à Leïla :
– Un jour vous serez de nouveau ambassadrice de France, et ce sera la paix, et vous donnerez de grands dîners succulents aux collègues de votre mari...
Et il s’amusait à en faire le menu gargantuesque et délicat. Puis il ajoutait :
– Vous remettrez vos belles robes ; vous aurez des bijoux et des fleurs ; les relations diplomatiques seront rétablies, et un jour viendra où vous serez obligée de recevoir à votre table l’ambassadeur d’Allemagne. Mais, pour lui, le couvert sera différent. Vous ferez mettre devant sa place une vieille boîte de conserve en fer-blanc, et dedans il y aura cette même soupe dont vous ôtiez, pour moi, les morceaux de viande ; et vous lui direz, avec votre plus charmant sourire :
« – Monsieur l’Ambassadeur, je vous rends l’hospitalité que vous m’avez donnée ! »
Et Leïla savait qu’elle n’en ferait rien, et que vivre, c’est pardonner.
« On se lasse de tout, même du malheur » ; nous répétions ensemble la parole amère de Chateaubriand, et j’ajoutais, de mon cru : « Et surtout du malheur des autres ! » La vie reprenait, malgré tout, à cause de tout, peut-être plus miraculeuse que jamais, avec une nuance de détachement qui permettait d’oublier. Pour les Dampierre, les blessures et les cicatrices se fermaient doucement, dans les perspectives d’une vie qui s’achèverait à deux, les enfants mariés, les petits-enfants venant au monde, dans l’harmonie d’un crépuscule reflétant les couleurs de l’aurore.
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* *
J’étais en Angleterre, pour Noël, quand j’appris de Leïla que son mari venait d’être nommé ambassadeur à Stockholm. J’étais à Dublin chez l’ambassadeur de France, Ostrorog, qui l’avait connue petite fille, dans un jardin sur le Bosphore, quand il reçut d’elle, en manière de carte de Noël, son poème : la Ballade des Diplomates errants, qui faisait le tour des ambassades cette année-là, réveillant des échos dans le cœur de tous ceux et de toutes celles qui pouvaient se revoir dans les miroirs ternis des chambres étrangères :
Mes lointaines maisons où rode ma mémoire...
Ô murs ! n’êtes-vous pas restés
Un peu vivants, un peu hantés
De présences dépaysées...
Que d’adieux, de bouquets
De banquets et le vide,
L’oubli sur tout cela...
La maison près du fleuve,
La maison près du fjord,
La maison de l’épreuve,
Celle où l’angoisse attend,
Et puis celle où l’on pleure,
Quand partent les enfants...
Stockholm sera le dernier des postes diplomatiques occupé par les Dampierre. De 1948 à 1952, M. de Dampierre est ambassadeur de France en Suède ; Leïla publiera à Stockholm son dernier ouvrage intitulé : Poèmes du Nord. Ce sera, avec le Canada et la Norvège, sa trilogie nordique. Pour Robert et pour Leïla, l’heure est venue de la retraite. Encore jeunes, tels du moins que je les croyais, n’ayant jamais cessé de les voir tous deux dans cette lumière favorable des gens qui ne se quittent pas en pensée et se retrouvent fidèlement, au rendez-vous, chaque fois qu’ils le peuvent, mes amis allaient organiser à présent l’un pour l’autre, ce dernier acte qui s’annonçait comme une heureuse conclusion. Ils souhaitaient devenir mes voisins, à Paris. Leïla avait toujours aimé la maison que j’habite, à la pointe de l’île Saint-Louis. Elle me pria de l’aider à trouver un logement dans mon quartier. Mais la chose se trouvait être impossible. Néanmoins, l’appartement rêvé par elle fut découvert rue des Saints-Pères, et par un étrange destin dans la trame de nos destinées, si souvent mêlées l’une à l’autre, la maison où elle devait finir ses jours, douloureusement et saintement, s’ouvrait au soleil sur l’ancien jardin où je pouvais voir se promener le fantôme de la petite Émilie, « la fille inconnue de Napoléon », la princesse de Chimay, grand-mère de mon mari, qui posséda par héritage cette magnifique demeure, la maison qui fut longtemps l’hôtel de Chimay, avant de devenir celui des Beaux-Arts. Cette coïncidence après tant d’autres nous frappa vivement toutes deux, et je promis à Mme de Dampierre de revenir souvent dans la maison devenue la sienne, où je retrouvais quelques-uns des objets peints qui ornaient la Légation de France à Budapest, récupérés comme par miracle, semant de toutes les grâces de l’Orient les demeures éphémères dont Leïla, par son art et son industrie, partout transportés avec elle, avait réussi à faire une seule demeure. Je ne savais pas, toujours emportée moi-même par le cycle d’une vie voyageuse, telle que ma destinée me l’imposait à nouveau, que je l’avais vue pour la dernière fois dans ce décor qui sera celui de son agonie...
Je me disais en quittant la rue des Saints-Pères : Leïla est heureuse ; elle est arrivée à bon port ; elle a jeté l’ancre à Paris qu’elle aime d’une préférence passionnée qui ne s’atténue pas avec le temps, mais au contraire croît et embellit comme les arbres de ce beau jardin sur lequel nos regards ont plongé ensemble. Et puis, pour y réunir ses enfants, beaux-enfants et petits-enfants, ne voilà-t-il pas qu’elle aura cette maison en Provence, qu’elle m’a décrite avec tendresse, à l’ombre légère des oliviers, où elle passera ses hivers, ses étés, et qui sera si bien faite pour devenir la maison des heureuses conclusions de son roman.
Eh bien, non ! C’est alors, justement, qu’il faudra faire face, se battre à nouveau, à visage découvert, souffrir et savoir cette fois qu’on est vaincue d’avance et qu’il faudra tout perdre, après avoir tout miraculeusement retrouvé.
L’heure du sacrifice inévitable et total est arrivée : il faut souffrir et partir. C’est alors que l’abbé Mugnier intervient, qu’il revient vers elle, doué de cette survie qui n’appartient qu’à la charité divine et marque si curieusement les âmes qu’il a touchées ; même mort, c’est encore lui qui va consoler cette mourante. Le mal implacable l’a choisie pour victime.
Je lis dans les carnets de Leïla, que garde son mari :
« 7 septembre 1953 : l’abbé Mugnier, à un moment de maladie morale, m’a relevée en me faisant écrire un journal où il y avait comme en-tête : « En route vers l’ordre et la sincérité. » L’ordre ?... La sincérité, c’est que je ne pense qu’à moi-même, à mes chances ou non de guérison. Je me révolte des rechutes, je n’arrive pas à prier. Pourtant ce dimanche 7 septembre, j’ai communié, j’ai pleuré, j’ai prié, mais tout cela n’est pas en profondeur. Rendre les autres heureux, ce devrait être mon but. J’en suis loin, loin, loin... »
Un an plus tard, le 9 novembre 1954, la mort est proche, elle se résume, elle jette ce regard en arrière sur la vie qui fait frissonner même les plus braves. Elle écrit :
« 9 novembre 1954 : voilà presque quarante ans que le bon abbé Mugnier a essayé de me soulever de mes bas instincts de bonheur personnel pour me lancer en l’air, parmi les étoiles... et je ne sais si j’ai vraiment suivi ses instructions une seule fois. Allons, courage : tu vieillis, te rides, te fanes, t’en vas... Et puis après ? Des milliards d’êtres ont passé, presque tous plus malheureux que toi. Prends avec joie ce qui te reste sans essayer de revenir sur tes pas. Les soixante-trois ans sont là : une bonne moyenne de vie humaine. Que Dieu bénisse ceux que je laisserai et me donne pour la fin de ma vie l’esprit de charité et l’oubli de soi-même... »
Chateaubriand, l’éternel voyageur, l’ancien attaché d’ambassade, que l’abbé Mugnier et moi invoquions souvent et relisions sans cesse, parce qu’il vécut à une époque aussi troublée que la nôtre, écrivait dans son journal de Carlsbad à Paris cette invocation à Cynthie qui me semble tout à coup faite pour définir et célébrer Mme de Dampierre dans sa jeunesse lorsqu’elle parcourait la campagne de Rome et pouvait dire comme René : « Mon Rubicon à moi, c’est ma vie ! »
La voici, peinte et dépeinte, à l’état de symbole, dans une de ces visions fabuleuses par celui dont le regard créait l’image au rythme d’un cœur qui semble n’avoir pas encore cessé de battre :
« Je te chanterai, ô Canéphore des solennités romaines, jeune Charité nourrie d’ambroisie au giron de Vénus, sourire envoyé d’Orient pour glisser sur ma vie, violette oubliée du jardin d’Horace. »
Voilà nommée la fleur que je porterai au tombeau de Leïla ; elle repose aujourd’hui sur une colline de Florence, auprès de ses parents, là où les révolutions et les guerres ont marqué la place de celle qui s’est appelée : Leïla Sélim Pacha Mehamé, comtesse Robert de Dampierre, née à Constantinople, rappelée à Dieu le 25 juillet 1955, à Paris.
Princesse BIBESCO.
Paru dans Hommes et Mondes
en juin 1956.