Le clergé charentais pendant la Révolution 1
par
Edmond BIRÉ
I
C’EST à dessein que M. l’abbé Blanchet n’a pas pris pour titre : le Clergé du diocèse d’Angoulême, etc. Ce titre, en effet, à l’entendre de l’ancien diocèse, tel qu’il était en 1789, sous M. d’Albignac de Castelnau, n’aurait pas renfermé tout son sujet ; et l’entendre, d’autre part, dès 1790, du diocèse tel qu’il est depuis le Concordat, c’eût été reconnaître une certaine valeur à la constitution civile, acte nul de plein droit. L’Assemblée nationale n’avait pas autorité pour créer une circonscription religieuse quelconque, diocèse ou même simple paroisse, tandis qu’elle a créé légitimement les départements et les communes. Le sens du titre adopté par l’auteur est donc : Le clergé des chapitres, paroisses et communautés que comprenait matériellement, pendant la Révolution, le territoire du département de la Charente.
L’ancien diocèse d’Angoulême était situé entre ceux de Poitiers, Limoges, Périgueux et Saintes, et relevait de la métropole de Bordeaux. Sa plus grande longueur, de Chenommet à Saint-Laurent de Belzagot, était d’environ quatorze lieues ; sa plus grande largeur, d’Écuras à Mérignac, d’un peu plus de dix lieues. Il était contenu tout entier, sauf quelques paroisses, dans la province d’Angoulême.
Il renfermait deux cent cinq paroisses, réparties entre dix-sept archiprêtrés.
En 1789, l’évêque était Mgr Philippe-François d’Albignac de Castelnau. Ce prélat était alors dans sa quarante-septième année, et il était depuis cinq ans seulement dans son diocèse. Sans avoir eu le loisir d’accomplir de grandes choses, sans avoir acquis la réputation de sainteté de son prédécesseur, Joseph-Amédée de Broglie, sans être doué d’une haute intelligence et d’une science éminente, il jouissait de l’estime générale.
Le clergé du bailliage d’Angoulême eut à nommer deux députés aux États-Généraux. Le choix des électeurs se porta sur Mgr d’Albignac et sur M. Pierre-Mathieu Joubert, curé de Saint-Martin d’Angoulême. En portant leurs voix sur le curé de Saint-Martin, les électeurs se doutaient-ils qu’ils nommaient celui qui, deux ans plus tard, serait le successeur illégitime de Mgr d’Albignac ?
M. Joubert, alors âgé de quarante ans, avait de l’esprit, de la facilité, de l’assurance, de la confiance en lui-même ; il parlait avec assez de faconde pour faire illusion sur le vide de sa doctrine ; dévoré par l’ambition de parvenir, il mit au service de cette ambition toutes les ressources d’un génie souple, fin et délié. La Révolution le servait à souhait en lui ouvrant l’entrée des États-Généraux.
Il se jeta sans hésiter dans le parti de la bourgeoisie, qui voulait écraser le clergé et la noblesse, et il adopta, dans l’Assemblée, une ligne de conduite absolument opposée à celle de son évêque. Dès le 16 juin 1789, il se réunissait au tiers. Lorsque, au mois de juillet suivant, l’Assemblée forma son fameux comité des recherches, précurseur timide encore du comité de salut public, il fut appelé à en faire partie. Sa voie était désormais tracée ; il devait, en toute occasion, voter avec le côté gauche et aller jusqu’au schisme et même au delà.
Mgr Cousseau, le saint et savant évêque d’Angoulême, a appelé les auteurs de la constitution civile du clergé les frères aînés des bourreaux de septembre. Cette constitution, qui devait être si funeste, dont les suites devaient être si terribles, fut adoptée le 12 juillet 1790. Tandis que M. d’Albignac votait contre, M. Joubert votait pour. Le 27 novembre, un nouveau décret enjoignit aux évêques et curés conservés, aux grands vicaires, supérieurs et directeurs de séminaires, aux vicaires des curés, aux professeurs des collèges, de prêter serment à la constitution civile dans le délai de huitaine, faute de quoi, ils seraient déchus de leurs fonctions et remplacés. M. Joubert fut un des jureurs de la première heure : son nom est le onzième de la liste.
Il eut malheureusement beaucoup d’imitateurs dans le diocèse. Quel en fut le nombre ? M. Blanchet ne nous le dit pas ; il a pourtant un chapitre sur le Serment à la constitution civile. C’est là, dans son livre presque partout ailleurs si complet, une omission qu’il y aura lieu de réparer.
Le décret du 12 juillet 1790 supprimait tous les évêchés existants et en érigeait quatre-vingt-trois autres dont la circonscription correspondait à celle des départements nouvellement établis. Le diocèse d’Angoulême disparaissait donc pour faire place à un évêché de la Charente. D’autre part, M. d’Albignac ayant refusé le serinent, il y avait lieu de nommer, pour le nouveau poste, un nouvel évêque.
Les électeurs de la Charente, convoqués par l’ordre du procureur général syndic le 18 février 1791, se réunirent à Angoulême, le dimanche 6 mars, dans l’église Saint-Pierre. Les préliminaires prirent deux jours, si bien que l’élection de l’évêque constitutionnel n’eut lieu que le mardi 8 mars, qui était précisément le mardi gras. Sur 390 suffrages, M. Pierre-Mathieu Joubert, député à la Constituante et curé de Saint-Martin, en réunit 237 ; il y eut 25 voix nulles, et les autres se divisèrent entre plusieurs ecclésiastiques que le procès-verbal ne nomme pas.
L’élu devait, d’après la constitution civile, demander l’institution canonique au métropolitain, qui était ici l’évêque de la Gironde. Mais de métropolitain, il n’y en avait pas à ce moment, l’archevêque de Bordeaux, M. Champion de Cicé, ayant refusé le serinent, et M. Pierre Pacareau, son remplaçant schismatique, n’étant pas encore installé. À défaut du métropolitain, M. Joubert eut recours, le 25 mars 1791, « au plus ancien évêque de l’arrondissement ». C’était Jean-Pierre Saurine, évêque des Landes, sacré quelques semaines auparavant, le 27 février 1791.
Le 27 mars 1791, Jean-Baptiste Gobel, nommé évêque et métropolitain de la Seine, prit solennellement possession de Notre-Dame ; et le même jour, sans perdre une heure, il procéda au sacre de neuf évêques constitutionnels, parmi lesquels le nouvel évêque de la Charente.
Celui-ci se mit aussitôt en route et il arriva, le 3 avril, à Angoulême, où l’on tira le canon en son honneur. Le dimanche 10 avril, au bruit des salves d’artillerie, il prit possession du siège de saint Ausone, après avoir été harangué, à la grille du chœur, par le maire, M. Perrier de Gurat, qui salua en lui l’évêque de la loi. La veille, M. Joubert avait présidé la Société des amis de la Constitution, le club des Jacobins, et avait fait un pompeux éloge de Mirabeau, qui venait de mourir 2. Le 26 avril, il célébra un service solennel à la cathédrale pour l’homme qui avait dit : « Il faut déchristianiser la France », et qui avait couronné une vie de scandales par une mort païenne.
En devenant évêque, M. Joubert n’avait point donné sa démission de député. Le séjour de Paris lui plaisait plus d’ailleurs que celui d’Angoulême, et, dès le 3 mai, il était retourné dans la capitale. Il y était encore lorsque, le dimanche 5 juin 1791, sa ville épiscopale fut le théâtre d’un abominable scandale. Les effigies du Souverain Pontife et de M. d’Albignac furent portées à travers la ville par des bandes avinées qui poussaient des cris de haine et d’impiété. L’effigie du Pape était accompagnée de l’image d’une pie à laquelle était accolé le mot six. Le terme de cette odieuse parade fut le lieu des exécutions criminelles, et c’est là que les deux effigies furent brûlées aux applaudissements de la populace. La municipalité s’éleva, le 7 juin, contre les insultes dont le Pape et M. d’Albignac avaient été l’objet. M. Joubert n’eut pas le même courage, et ces scènes indignes ne soulevèrent de sa part aucune protestation.
Il ne revint à Angoulême qu’en octobre 1791, après la dissolution de l’Assemblée constituante 3 et son remplacement par l’Assemblée législative. La perte de son siège de député lui fut d’autant plus pénible, que, comme évêque, il n’avait guère que des déboires. Abandonné par les prêtres insermentés, c’est-à-dire par les plus pieux et les plus estimables, il n’avait pas trouvé beaucoup de docilité chez les constitutionnels, dont quelques-uns méconnaissaient absolument son titre, et dont les autres étaient, pour la plupart, beaucoup plus occupés de leurs petits intérêts que des ordonnances de Monsieur l’évêque. Parmi les laïques, même parmi les révolutionnaires influents, il comptait des ennemis, qui le contrecarraient à leur aise, en attendant que les circonstances leur permissent de faire pis. Il ne tarda pas à se dégoûter de ses fonctions ; une dernière tracasserie fit déborder la coupe. Il avait obtenu du directoire du département, vers la fin de l’année 1792, un congé limité pour aller à Paris ; ne l’ayant pas jugé suffisant, il écrivit pour en demander la prolongation ; mais sa requête fut rejetée avec des considérants désobligeants. Il estima que le moment était venu pour lui de secouer un joug devenu intolérable. Le 26 décembre 1792, il adressait de Paris aux membres du directoire de la Charente une lettre où il donnait sa démission d’évêque et qu’il terminait par ces lignes :
« Je vais probablement, par cette conduite, fournir à la calomnie de nouvelles armes contre moi ; car elle se sert de tout ; mais si elle n’est pas confondue par l’aveu que je vais faire, que l’innocence frémisse ! Citoyens administrateurs, cet homme que l’on vous a représenté comme un intrigant, un ambitieux, et prêchant une morale inconstitutionnelle, est maintenant vicaire constitutionnel d’une paroisse de campagne.
« Pierre-Mathieu Joubert, ci-devant évêque du département de la Charente. »
M. Joubert se faisait d’évêque meunier, mais un meunier pour rire. S’il accepta tout d’abord, en déposant l’épiscopat, les fonctions de vicaire d’une paroisse de campagne, il paraît bien que ce n’était pas pour longtemps, car, quelques mois après, au commencement de 1793, nous voyons qu’il fait partie, comme vicaire épiscopal, du conseil de l’évêque d’Orléans, Louis-François-Alexandre de Jarente.
Ce titre lui assurait un traitement, sans l’obliger, paraît-il, à une résidence rigoureuse ; car, quoiqu’il le porte encore dans son acte de mariage, rédigé le 21 septembre 1793 à Versailles, il est dit domicilié dans cette dernière ville. Dans cet acte, l’ancien curé de Saint-Martin, le ci-devant évêque de la Charente, est ainsi désigné : « Le citoyen Mathieu Joubert, âgé de quarante-quatre ans, natif d’Angoulême, prêtre, vicaire de la cathédrale d’Orléans, demeurant à Versailles, rue Saint-Antoine... » – La future épouse était « la citoyenne Marie-Anne-Geneviève Evrard, âgée de vingt-trois ans, native de Paris, et depuis deux ans demeurant à Versailles, également rue Saint-Antoine. »
De Versailles, l’ex-évêque passa dans la capitale ; non pas pour y continuer un ministère ecclésiastique quelconque (la Convention était du reste à la veille de supprimer toute espèce de culte, même le culte constitutionnel), mais pour y exercer des fonctions civiles. L’Almanach national de l’an IV et celui de l’an V le mentionnent comme membre de l’administration centrale du département de la Seine, domicilié rue Miromesnil, faubourg Honoré, no 1299 4. Dans l’Almanach de l’an VII, il figure comme président de l’administration précitée, domicilié rue de la Ville-l’Évêque. En l’an VIII, il est administrateur de l’octroi de Paris.
Après le 18 brumaire, il devient préfet du Nord en résidence à Douai (2 mars 1800) ; mais, dès le 26 février 1801, il échange ce poste pour celui de conseiller de préfecture de la Seine, qu’il garda jusqu’à sa mort arrivée le 26 avril 1815. « Des personnes à même d’être bien informées, dit l’abbé Blanchet, nous ont appris qu’il avait reçu les sacrements de pénitence et d’eucharistie dans des dispositions édifiantes : il communia deux jours avant sa mort ; mais la crise finale étant survenue plus tôt qu’on ne pensait, il n’eut pas le temps de recevoir l’extrême-onction. »
II
La démission de M. Joubert, au mois de décembre 1792, avait laissé l’administration de l’église constitutionnelle à ses vicaires. Pendant quelque temps ils continuèrent de faire ce qu’il avait fait lui-même, racolant de çà et de là quelques jeunes gens sans aptitude et même des hommes mariés pour leur faire imposer les mains par le citoyen Pierre Pontard, évêque de la Dordogne, distribuant quelques dispenses de bans ou d’empêchements canoniques, envoyant des desservants, quand ils le pouvaient, dans les paroisses privées de curés ou s’y rendant eux-mêmes parfois pour y exercer le culte.
Les beaux esprits de la Constituante et de la Législative avaient cru faire merveille en créant une Église schismatique. La Convention ne voulait d’Église d’aucune sorte. Après toute une série de mesures destinées à ruiner la foi, elle en vint, feignant de se conformer aux vœux des communes, à leur adresser l’invitation de faire cesser le culte dans leur ressort. Après avoir supprimé le dimanche et les fêtes chrétiennes, elle reçut à sa barre l’abdication de Gobel, le misérable évêque de la Seine, et celle de ses vicaires. Elle s’associa, dans Notre-Dame profanée, à l’apothéose de la déesse Raison. Le 12 novembre 1793, elle déclara que toutes les autorités constituées pourraient recevoir des ministres de tout culte la déclaration qu’ils abdiquaient leur qualité. Le 30 du même mois, elle accorda aux évêques, curés et vicaires qui auraient renoncé ou renonceraient à leurs fonctions des pensions annuelles variant de 800 à 1.200 francs.
Cette législation impie produisit dans la Charente, comme dans toute la France, la ruine de l’Église constitutionnelle. Les uns par corruption, d’autres par cupidité, d’autres par peur, s’empressèrent de déclarer devant les autorités qu’ils se démettaient de toute fonction religieuse ; plusieurs livrèrent leurs lettres de prêtrise et les vases sacrés. Parmi ces malheureux, il s’en trouva pour accentuer et aggraver encore leur apostasie par des blasphèmes contre la religion qu’ils abandonnaient, après l’avoir déshonorée autant qu’il était en eux. M. l’abbé Blanchet a donné, dans son livre, plusieurs exemples de ces lâches et honteuses abdications. Il a eu raison de les tirer de la poudre des greffes. L’histoire, selon le mot de Bossuet, est une maîtresse d’enseignements ; celui qui se dégage des pièces reproduites par le savant historien du clergé charentais ne doit pas être perdu. Elles montrent où l’on va et jusqu’où l’on peut descendre, lorsqu’on a eu le malheur de quitter la voie droite et de déserter le devoir. Voici un échantillon des déclarations faites à ce moment, devant les autorités de la Charente, par plusieurs prêtres constitutionnels. Le curé de Rouillac (M. Blanchet donne le nom de ce malheureux) écrivait au président du district :
« J’ai fait serment de ne servir que la République une et indivisible et de ne servir jamais les rois en rien et pour rien. Jésus, dont j’ai eu le malheur d’être l’apôtre, était de cette race maudite, comme dit la sacrée histoire (sic), qui, ne pouvant monter sur le trône, quoique protégé des rois mages, ses cousins, eut la ruse de se faire adorer comme Dieu. Mais je ne suis plus de ceux-là ; la philosophie me dit que ce n’était qu’un homme comme moi : je proteste donc aujourd’hui que je ne veux plus le servir... Je ne veux plus faire l’arlequin ni le farceur. Je t’envoie mes deux institutions de Suaux et de Rouillac. Je désirerais pouvoir t’envoyer aussi mes lettres de prêtrise ; mais j’en faisais si grand cas que je ne sais ce qu’elles sont devenues, etc. »
François de Paule Rivière, curé de Ruffec ; ses deux frères, Jacques-François Rivière, son vicaire, et Pierre Rivière, curé de la Faye ; François-André Garmont, curé de Montjean ; Pierre Corchand, curé de Lupsault ; Étienne Tesson, curé de Nanteuil, furent à peu près les seuls prêtres constitutionnels qui eurent le courage de ne pas faire l’abdication sacrilège qui leur était demandée. Presque tous les autres ne craignirent pas d’acheter au prix de l’apostasie la jouissance d’une maigre pension. Parmi ceux qui scandalisèrent le plus audacieusement le peuple chrétien, M. l’abbé Blanchet signale René Merceron, curé de Saint-Mary, qui voulut, comme un nouveau Julien l’Apostat, effacer son baptême, se débaptiser ; Jean-Pierre Guimberteau, curé de Chadurie, qui entra sur un âne dans l’église de Champniers, et, étant monté en chaire, déclara que tout ce qu’il avait prêché jusque-là comme prêtre catholique n’était que mensonge.
La suppression du clergé constitutionnel amena la suppression de tout culte. Les églises furent dépouillées de leurs cloches, de leurs vases sacrés, de leurs ornements. Heureuses du moins celles qui ne furent pas souillées par un culte hideux !
Le 20 brumaire an II (10 novembre 1793), avait eu lieu à Notre-Dame de Paris la fête de la Raison. Les départements suivirent l’exemple de la capitale et célébrèrent, comme elle, la fête de l’athéisme. Le représentant Harmand (de la Meuse) était alors en mission dans la Charente. Ce fut lui qui présida la cérémonie à Angoulême, le 10 frimaire (30 novembre 1793). Les autorités constituées se réunirent à l’évêché, et de là, « accompagnées du bataillon révolutionnaire et précédées de la musique militaire jouant les airs chéris de la Révolution », elles se rendirent « chez la jeune Aubert, que l’opinion publique avait désignée pour représenter la Raison ». Conduite par Harmand et entourée d’un groupe « de jeunes citoyennes vêtues de blanc, décorées d’écharpes et de rubans tricolores, la Raison prit la route de son temple », c’est-à-dire de la cathédrale. Là, elle fut placée sur l’autel et Harmand, du haut de la chaire, prononça un discours dans le goût et le style du temps, misérable harangue où les insanités le disputaient aux blasphèmes. Deux jours après, le 12 frimaire, Harmand arrêtait que le culte de la Raison serait célébré de même, en grande pompe, le 20 frimaire (10 décembre) dans tous les chefs-lieux de district de la Charente. Le 30 frimaire (20 décembre) ce fut le tour des chefs-lieux de canton. Vint ensuite celui des communes. Il y a encore peu d’années, la façade de la cathédrale d’Angoulême, déshonorée par un indigne placage, offrait aux yeux attristés des fidèles la honteuse inscription : Temple de la Raison.
III
Un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage de M. l’abbé Blanchet est celui qu’il a consacré à la persécution religieuse de 1791 à 1799. Ce chapitre est divisé lui-même en sept sections : I. Vexations contre la religion sous l’Assemblée constituante et l’Assemblée législative. – II. La fermeture des couvents de femmes et le bannissement des prêtres fidèles. – III. Internement des prêtres fidèles non sortis de France. Déportation suer les pontons. – IV. La persécution contre les prêtres assermentés. – V. Prêtres guillotinés. Religieuses mises à mort. – VI. Souffrances des prêtres internés à Angoulême. – VII. La seconde déportation (celle du Directoire).
Il me faudrait un article entier pour résumer, même très sommairement, ce long et beau chapitre, plein de faits et de noms, de détails à la fois curieux et touchants. Je ne puis qu’y renvoyer le lecteur ; il y trouvera un puissant et douloureux intérêt. Je ferai pourtant un reproche à l’auteur. À la fin de mai 1794, un grand nombre de prêtres charentais furent conduits à Rochefort, et entassés, avec plusieurs centaines d’ecclésiastiques, amenés des autres départements sur deux pontons, dont l’un avait pour nom les Deux-Associés, capitaine Laly, l’autre le Washington, capitaine Gibert. Ils y subirent d’inimaginables tortures. « Nous n’avons pas l’intention, écrit M. l’abbé Blanchet, d’entrer dans le détail de ces affreux supplices que les bourreaux de la Convention firent subir pendant plus d’une année à des milliers de prêtres, coupables uniquement de n’avoir pas renié Jésus-Christ. » Le silence gardé par M. l’abbé Blanchet est peut-être charitable. Je me permettrai cependant de le regretter. En Histoire, une chose doit passer avant la charité elle-même, c’est la Vérité, – la Vérité complète, qui dit le bien, mais qui ne tait pas le mal.
Les détails que l’auteur du Clergé charentais n’a pas cru devoir donner, je vais les emprunter à un des bons écrivains de ce temps, M. Désiré Nisard, l’historien de la littérature française. L’abbé de Féletz, son prédécesseur à l’Académie, avait été déporté, lui aussi, en 1794, sur les pontons de Rochefort ; il lui fallait bien, dans son discours de réception, parler de cet épisode ; il le fit en ces termes :
« La Convention avait voulu approprier le supplice à la condition des victimes ; de ces prêtres entassés à bord du Washington et des Deux-Associés, elle faisait autant de martyrs.
« Le jour, on les parquait sur une moitié de pont, qu’une cloison à claire-voie séparait de l’équipage. C’était leur préau. Là, sous la gueule de canons chargés à mitraille et incessamment braqués sur eux, debout, sans table ni bancs, sans livres, – on leur avait ôté jusqu’à leur livre de prières, – accablés par le froid, la faim, l’inaction ; épiés, insultés, et, sous prétexte de complot, fouillés par la cupidité de leurs geôliers, tant que leurs vêtements en lambeaux pouvaient cacher autre chose que leur nudité ; ce supplice semblait pourtant une délivrance, comparé à celui qui les attendait la nuit.
« La nuit était de onze heures ; onze heures qu’il fallait passer dans un entrepont haut de cinq pieds, où l’air et la lumière ne pénétraient que par deux écoutilles. Des planches, ajustées dans tout le pourtour à hauteur d’appui, servaient de lit à un certain nombre de déportés. D’autres couchaient dessous, et sur le plancher nu. Le reste s’entassait, ceux-ci dans le milieu de l’entrepont, en lignes serrées, étendus sur le côté, faute de place ; ceux-là dans des hamacs contenant chacun deux hommes, et qui pendaient jusque sur le visage de ceux qui gisaient au-dessous. Ce que l’imagination épouvantée se représente d’une telle agglomération, dans un espace si étroit, d’hommes en grand nombre infirmes et presque tous malades, quelle peinture pourrait l’égaler ?... Le régime des pontons de Rochefort était celui du bâtiment négrier ; seulement les patrons avaient hâte de jeter leur cargaison à la mer.
« Lorsque enfin chacun, en rampant, s’était traîné à sa place, souvent l’officier de service paraissait à l’entrée du cachot, la lanterne à la main, poussant devant lui dans ce gouffre quelque nouveau condamné, auquel il conseillait plaisamment de coucher en travers sur les autres, lui promettant la première place vide que laisserait un mort. Il ne l’attendait pas longtemps. Dans ces nuits éternelles, que de fois des cris perçants, une rumeur de gens qui semblaient se prendre de rixe dans les ténèbres, annonçaient qu’un transport au cerveau venait de transformer en furieux le plus doux peut-être et le plus résigné de ces misérables ! Ainsi débutait souvent la maladie sur les pontons de Rochefort ; l’agonie n’était pas loin. Heureux ceux qui échappaient par une mort subite aux soins des infirmiers de la Convention ! Les cas en étaient fréquents. Une nuit, M. de Féletz sentit la tête de l’un de ses voisins peser sur lui plus lourdement que de coutume. Il le pria doucement de s’écarter ; celui-ci n’en faisant rien, il le crut endormi et n’insista pas, ne voulant pas lui ôter le bienfait de ce court répit. Le lendemain, aux premières lueurs qui pénétrèrent par les écoutilles, il s’aperçut que son épaule avait servi toute la nuit d’oreiller funèbre à un cadavre.
« Les malades étaient évacués sur les chaloupes des deux bâtiments. Le froid, l’eau qui baignait leurs grabats, le roulis, le manque de secours, les menaient promptement au dernier terme. Chaque fois qu’il en mourait un, on hissait un pavillon sur la chaloupe, et l’équipage, averti que la République comptait un ennemi de moins, criait chapeau bas : Vive la République ! La fête s’en renouvelait souvent. Il ne se passait guère de jour sans qu’une barque n’emportât un ou plusieurs morts à l’île d’Aix, devenue le cimetière des déportés. Il y en eut jusqu’à quatorze en moins de deux jours. Les valides creusaient de leurs mains les fosses dans le sable du rivage, et les morts y étaient déposés en silence, sans aucun signe extérieur de religion et sans prières ! »
Je ne m’excuse pas de la longueur de cette citation, puisque aussi bien cette page académique est une belle page d’histoire. M. Nisard la terminait par ces lignes éloquentes :
« Il est des crimes dans l’histoire dont on est inconsolable ; et c’est tant mieux, si cette douleur généreuse peut être une force et un obstacle pour en empêcher le retour. Tel est sans doute le supplice de ces huit cents prêtres, réduits, en une année, à deux cents, par un genre de déportation à l’intérieur aussi meurtrier que l’échafaud. On se console d’autant moins d’un aussi effroyable abus de la vie humaine, qu’à cette époque la Révolution, personnifiée dans la Terreur, n’était plus elle-même, pour parler le langage de Tacite, qu’un crime osé par quelques-uns et souffert par tous. Il ne faut pas faire aux pontons de Rochefort le triste honneur de les compter parmi les maux qui sont la rançon nécessaire de quelque grand bien ; ce ne sont que des barbaries gratuites ou des folies, dont le seul effet est de perpétuer les doutes sur le bien qui leur a servi de prétexte, et de jeter dans la conscience humaine d’irrémédiables découragements 5. »
Les trois derniers chapitres de M. l’abbé Blanchet traitent de l’Administration des vicaires généraux de M. d’Albignac pendant la Révolution, du Concordat et de la petite Église à Angoulême.
En sortant de France pour obéir à la loi de déportation édictée par l’Assemblée législative, le 26 août 1792, contre les prêtres et les évêques insermentés, M. d’Albignac avait laissé le gouvernement de son diocèse à trois de ses vicaires généraux, MM. Vigneron, Lafaux de Chabrignac et Lambert. Tous les trois déployèrent le zèle le plus généreux, mais ils ne tardèrent pas à être mis dans l’impossibilité de continuer leur mission. M. Vigneron fut arrêté dès le 2 avril 1793 ; M. de Chabrignac le fut un peu plus tard et M. Lambert fut déporté sur les pontons.
Une des clauses du Concordat (15 juillet 1801) imposait au Pape de demander la démission de tous les évêques et de passer outre s’ils la refusaient. Des quatre-vingt-un évêques français vivants en 1801 (cinquante étaient morts depuis 1790), il y en eut quarante-cinq qui donnèrent leur démission, sur la demande du Pape, et adhérèrent au Concordat ; trente-six refusèrent cette démission. M. d’Albignac fut malheureusement de ces derniers. Il y avait lieu par suite de pourvoir à la vacance du siège d’Angoulême. Il fut attribué, au mois d’août 1802, à l’ancien évêque constitutionnel de la Gironde, Dominique Lacombe. « C’était un choix déplorable, dit M. l’abbé Blanchet, mais Bonaparte, excité par Fouché, l’avait imposé au cardinal Caprara, qui avait dû céder. »
M. d’Albignac s’obstina dans son refus, et il y persista jusqu’à la fin. Il mourut à Londres le 3 janvier 1814, dans sa soixante-douzième année. Si Dieu avait daigné lui accorder encore quelques mois de vie, il serait rentré en France avec les Bourbons, comme plusieurs de ses collègues non démissionnaires, et peut-être aurait-il alors fait sa soumission au Saint-Siège. N’est-ce pas ce que fit, entre autres, M. de Coucy, évêque de La Rochelle, qui avait exercé une influence si regrettable dans l’établissement et le développement du schisme de la petite Église ?
Ce schisme fit quelques victimes, en assez petit nombre du reste, dans le diocèse d’Angoulême. On trouvera sur elles d’intéressants détails dans le dernier chapitre, qui complète très heureusement, sur plusieurs points, l’ouvrage du Père Drochon sur la Petite Église. Un appendice, qui n’a pas moins de 240 pages, termine le volume de l’abbé Blanchet.
10 janvier 1899.
Edmond BIRÉ, Le clergé de France
pendant la Révolution (1789-1799), 1901.
1
Le
clergé charentais pendant la Révolution,
par l’abbé J.-P.-G. BLANCHET,
archiprêtre de Barbezieux. Un vol. in-8o.
Angoulême, Despujols, éditeur,
1898.
2
Mirabeau
était mort le 2 avril 1791.
3
L’Assemblée
constituante avait tenu sa dernière séance le 30
septembre 1791.
4
On
numérotait alors les maisons par quartiers et non par rues.
5
Discours
de réception de M. Nisard. Séance de
l’Académie française du 22 mai 1851.