Un curé d’autrefois 1
par
Edmond BIRÉ
I
De l’ancien pays de Cornouailles, la cité la plus gracieuse est Quimperlé.
« Avec sa vieille abbaye bénédictine, son église en rotonde de Sainte-Croix, sa haute tour de Notre-Dame, dont la nasse carrée domine les alentours, elle préside, fière et coquette, à l’évolution des bateaux dans son petit port.
« De Quimperlé à la mer coule la Laita, formée au nord de la ville par deux petites rivières, l’Ellé et l’Isole, sorties des montagnes Noires. Rien n’est plus pittoresque que les vallées de ces ruisseaux, et l’on comprend que la poésie se soit plu à décorer de mille légendes leurs bords fleuris et leurs eaux profondes. Rarement plus qu’en ces beaux lieux, l’âme éprouve l’impression du calme et goûte le charme reposant de la nature, qu’il est plus facile de ressentir que de dépeindre. »
C’est par cette gracieuse description que s’ouvre l’intéressant volume de M. Geoffroy de Grandmaison. Son héros, Marie-Vincent-David de Talhouët, naquit en effet à Quimperlé et y passa ses premières années. Comme dans la plupart des petites villes d’autrefois, la vie y était douce et heureuse. Elle y était même tout particulièrement agréable, au témoignage d’un juge peu suspect, le citoyen Jacques Cambry, président du district de Quimperlé pendant la Révolution et auteur d’un Voyage dans le Finistère, publié en 1799. La peinture qu’il y trace de la vie bourgeoise à Quimperlé avant 89 vaut, je crois, d’être reproduite, et je la signale à M. de Grandmaison, qui pourra peut-être lui donner place dans une nouvelle édition :
« Avant la Révolution, la ville de Quimperlé était une des plus tranquilles, des plus heureuses de la France : après une vie bruyante, agitée, après de longs voyages en Chine, au Bengale, aux Manilles, quand les nerfs étaient desséchés par les chaleurs de l’Hindoustan, de l’Amérique ou de l’Afrique, que de navigateurs se retiraient à Quimperlé ! Le sang s’y purifiait au milieu des bois, des forêts, des bosquets qui l’entourent ; les chagrins étaient dissipés par une société douce, aimable ; un médiocre revenu y faisait vivre dans l’aisance. La chasse, la pêche, des promenades variées, pittoresques, la chère la plus délicate et le repos le plus parfait faisaient passer des jours heureux à l’homme assez sage pour préférer à l’éclat, au mouvement des grandes villes, le calme d’une vie paisible, l’air pur des bois et des rivières, des plaisirs près de la nature ; on s’y réfugiait enfin, comme en Touraine : c’était un port paisible et sûr, à la suite des tempêtes et des naufrages de la jeunesse 2. »
Né à Quimperlé le 14 avril 1737, Vincent de Talhouët fit ses études au collège des PP. Jésuites à Quimper. C’était une ancienne et fort renommée maison d’éducation. Les études y étaient sérieuses. Fréron, le célèbre et parfois l’heureux adversaire de Voltaire, en avait rapporté cette forte instruction littéraire qui le rendit si redoutable au « patriarche de Ferney », plus mordant qu’érudit. Deux des condisciples de Vincent de Talhouët devaient conquérir une glorieuse célébrité : Du Couëdic, le héros de la Surveillante, et la Tour d’Auvergne, le premier grenadier de France. Sur les mêmes bancs se trouva le trop fameux Le Coz, plus tard membre de l’Assemblée législative et évêque constitutionnel de Rennes, et après le Concordat archevêque de Besançon. S’il quitta le droit chemin par ambition, du moins son talent faisait l’éloge de ses études, et il garda toujours une intégrité de mœurs trop rare chez les tenants des erreurs qu’il défendit.
À quinze ans, Vincent de Talhouët achevait ses humanités. À cette époque on faisait de très bonne heure le choix d’une carrière, et il en résultait que l’on avait beaucoup plus d’hommes distingués qu’aujourd’hui. Le chancelier Pasquier en fait très justement la remarque dans ses Mémoires : « Comment se fait-il, dit M. Pasquier, qu’il soit sorti d’un enseignement si incomplet des hommes qui, dans toutes les carrières, dans la magistrature surtout, où l’instruction solide est si nécessaire, ont rempli des postes importants avec éclat dans des temps particulièrement difficiles ? Par une raison bien simple : la vie des affaires commençait beaucoup plus tôt qu’aujourd’hui, on entrait beaucoup plus jeune dans la carrière ; à quinze ans, on entrait dans l’armée, à quatorze dans la marine ; les officiers de ce corps passaient pour les plus instruits de l’Europe. On entrait plus tard, il est vrai, dans le génie ; à vingt ans, les officiers étaient aussi habiles dans la théorie que dans la pratique ; la place qu’ils ont occupée en 1792 dans l’armée française prouve la justesse de cette assertion.
« On entrait dans la magistrature à vingt ans, on avait voix délibérative à vingt-cinq ans.
« Ce qui se pratiquait dans les parlements était aussi usité dans les juridictions inférieures, et on sait à quel point elles étaient nombreuses. Il en était de même pour la Cour des comptes, pour les Cours des aides, etc. Dans les administrations proprement dites, c’est-à-dire dans les bureaux de toutes les administrations financières, aucune règle n’était prescrite pour l’âge, et, généralement, cet âge était précoce....
« On a toujours dit qu’il y avait l’instruction spéciale technique qu’on peut acquérir sur les bancs de l’écale. Ce n’est pas tout, il faut d’autres qualités morales et physiques qui s’acquièrent ailleurs. Il y a deux éducations, l’une succède à l’autre. La première est le produit des études classiques ou spéciales, mais après celle-là vient celle qui résulte du milieu dans lequel le jeune homme vit à sa sortie de l’école, des exemples, des impressions, des traditions qu’il recueille. Aujourd’hui cette seconde instruction a perdu la plus grande partie de sa valeur et de sa puissance. Le jeune homme, qui n’entre dans le monde qu’à vingt-deux ou vingt-trois ans, croit n’avoir plus rien à apprendre ; il a le plus souvent une confiance absolue en lui-même et un profond dédain pour tout ce qui ne partage pas les idées, les opinions qu’il s’est déjà faites.
« Il en était autrement sous le régime précédent. La jeunesse, à laquelle le monde était ouvert de si bonne heure, n’y entrait qu’avec timidité, elle ne pouvait se dissimuler son insuffisance. Ajoutez que le monde, au milieu duquel il fallait s’ouvrir une route, était spirituel, distingué, solidement établi sur une hiérarchie immuable consacrée par le temps, qu’on y était né, qu’on y devait vivre, qu’on y devait mourir 3. »
Au moment de faire un choix, Vincent de Talhouët hésita entre deux voies également honorables : ses sept tantes paternelles avaient embrassé la vie religieuse ; deux de ses parents, l’abbé de Talhouët-Bonamour et l’abbé de Talhouët-Sivérac, étaient l’un vicaire général de Rennes, et l’autre chanoine de la cathédrale de Quimper. D’autre part, son grand-père et son père avaient suivi la carrière des armes ; son oncle, le chevalier de la Grationnaye, était encore au service, se préparant, après avoir fait ses preuves à Fontenoy, à Raucoux et à Berg-op-Zoom, à acquérir bientôt, dans l’expédition de Minorque, une renommée de bravoure toute spéciale 4.
Le jeune Vincent se prononça pour les armes. Son frère aîné étant déjà officier au régiment du Roi-infanterie, M. de Talhouët jugea bon de tourner le cadet vers la marine et obtint pour lui un brevet d’aspirant. Mais Vincent témoigna le désir de servir dans la cavalerie ; son père en parut mécontent, les choses traînèrent en longueur, des réflexions plus approfondies lui firent reconnaître le doigt de Dieu dans ce contretemps qui l’avait d’abord attristé, et sa vocation religieuse lui devint évidente.
Il voulut que cette renonciation au monde fût complète et lui fermât le chemin à des dignités que son nom n’aurait pas manqué de lui valoir promptement. Le 10 novembre 1753, il frappait à la porte du noviciat des PP. Jésuites, rue du Pot-de-F er-Saint-Sulpice.
II
Il enseignait la rhétorique au collège de Rouen, lorsqu’un arrêt du parlement du 1er avril 1762 ordonna la fermeture des collèges de la Compagnie. Le 6 août, un autre arrêt prononça la dissolution de la société, défendit à ses membres d’en porter l’habit, de continuer à vivre en commun, sous l’obéissance du général et des autres supérieurs, ou de correspondre avec eux. Après la fermeture des collèges, c’était la dispersion des maîtres.
M. de Talhouët n’avait encore franchi aucun des degrés du sacerdoce ; il lui était permis de demander la dispense absolue de ses vœux, puisque, d’après l’Institut, elle est accordée régulièrement pour des raisons graves. Il n’en voulut pas profiter ; la pensée même ne lui en vint pas, tant il était persuadé, comme l’unanimité 5 de ses confrères l’exprima dans une protestation adressée au roi, que « des vœux annulés par les arrêts des tribunaux séculiers subsistent dans le for intérieur ».
Les supérieurs de la Compagnie tentèrent d’occuper utilement leurs religieux pour le présent et de les préparer à l’avenir. Les plus jeunes furent conviés à parfaire leurs études de théologie. Rangé dans cette catégorie, le P. de Talhouët fut envoyé dans sa famille avec l’invitation de franchir au plus tôt les premiers degrés de la cléricature. Dès le 12 août 1762, il recevait la tonsure et entrait avec bonheur dans la voie du sacrifice que tout semblait vouloir lui rendre particulièrement austère. Les 19 mars et 24 septembre 1763, le sous-diaconat et le diaconat lui furent conférés par l’illustre Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. Enfin, pendant le carême de 1764, Mgr de Brans de Montluet, son compatriote, lui conféra la prêtrise et l’arma pour les vicissitudes de la vie.
À ce même moment, les Parlements frappaient les Jésuites d’un nouvel arrêt de proscription. Les Pères étaient astreints à renoncer à leur Institut, à ratifier par serment les odieuses qualifications dont les arrêts précédents l’avaient outrageusement chargé. À peine de refus, c’était l’exil. Les Parlements de Toulouse, de Rouen et de Paris adoptèrent ces maximes tyranniques. Pour vivre sans forfaiture, il fallait quitter le territoire de ces ressorts judiciaires.
Le P. de Talhouët partit pour Douai, où la Compagnie possédait deux maisons : un séminaire écossais et un grand collège placé sous la direction des Pères de la province gallo-belge et depuis longtemps érigé en université. Il y passa toute l’année scolaire de 1765 et y obtint le grade de licencié.
Dispersés, les jésuites travaillaient encore au salut des âmes. Ils écrivaient, ils prêchaient, ils participaient au ministère des paroisses : autant de crimes aux yeux du Parlement, trop engagé dans la voie de la persécution pour ne pas aller jusqu’au bout. Un nouvel arrêt, en date du 9 mai 1767, prescrivit eaux jésuites qui n’avaient pas prêté le serment de sortir sous quinzaine du royaume.
Comme tant d’autres, le P. de Talhouët aurait quitté sa patrie pour s’en aller à l’aventure, sur les grandes routes de l’Europe, si sa famille n’eût obtenu pour lui du premier président du Parlement de Bretagne la faculté de résider auprès d’elle, sans avoir à prêter l’ignominieux serment.
Ce séjour en Bretagne qu’il croyait temporaire, devait durer vingt-cinq ans.
Les liens qui l’attachaient à la Compagnie de Jésus ne lui permettaient pas d’accepter les fonctions d’un ministère paroissial ni des bénéfices. Si pénible que cette position ambiguë dût lui paraître, il la préférait à celle qui l’eût absolument privé de l’espoir de retrouver un jour les avantages de la vie religieuse.
Cette dernière espérance lui fut enlevée le 16 août 1773, jour où le bref de suppression de la Compagnie fut intimé par le Saint-Siège au P. Ricci.
M. de Talhouët dut prendre parti. Poussé par son zèle à accepter des fonctions qui lui permettraient de faire le bien sur un théâtre moins restreint, il ne voulait pas un riche bénéfice, puisqu’il était résolu à consacrer aux pauvres les revenus d’un patrimoine dont il recouvrait la disposition. Il se contenta d’une cure à portion congrue. Sous la date du 17 décembre 1773, l’évêque de Vannes, Mgr de Bertin, le nomma à la cure d’Hennebont.
Puisque je viens de nommer Mgr de Bertin, je m’y arrêterai un instant. Dans son livre sur les Évêques avant la Révolution 6, M. l’abbé Sicard a un chapitre intitulé : Les évêques et la charité. Leur générosité était en rapport avec leur fortune et les devoirs de leur charge pastorale. M. l’abbé Sicard en a multiplié les preuves. Cependant il n’a pu tout dire ; force lui était de se borner, sous peine d’écrire, non plus un simple chapitre, mais tout un volume. Il n’a pas cité l’évêque de Vannes, qui fut pourtant, lui aussi, un « grand aumônier ».
Né à Périgueux en 1712, Mgr Charles-Jean de Bertin, après avoir obtenu le grade de docteur en théologie, devint vicaire général de son diocèse. En 1746, il fut nommé évêque de Vannes, à l’âge de trente-quatre ans. Sauf exceptions, on était d’ordinaire promu jeune à l’épiscopat, ce qui permettait aux évêques de mieux marquer leur empreinte dans l’administration d’un diocèse, de former et accomplir de longs desseins. Mgr de Bertin avait une extrême activité et dans son diocèse les œuvres furent bientôt florissantes : il établit à Vannes une Compagnie du Saint-Sacrement, dont les membres visitaient les pauvres, les prisonniers ; l’adoration perpétuelle ; l’apprentissage gratuit d’enfants d’ouvriers ; une maison des frères des Écoles chrétiennes. Sa générosité personnelle était sans bornes. En même temps qu’il consacrait des sommes importantes à la cathédrale de sa ville épiscopale, il donnait aux pauvres la plus grande part de ses revenus et de ses biens.
III
La ville d’Hennebont, située à sept kilomètres de Lorient, est aujourd’hui un simple chef-lieu de canton. C’était autrefois une ville de mine assez fière, dont les habitants ne se montraient pas peu glorieux de leur passé et regardaient avec orgueil leurs armoiries, emblème de leur valeur maritime et de leur fidélité provinciale : « D’azur au vaisseau équipé d’or, aux voiles d’argent semées d’hermines de sable. »
Siège d’une sénéchaussée royale et d’une subdélégation de l’intendance de Bretagne, Hennebont avait un gouverneur de place, et plusieurs titulaires de cette charge ne furent pas de minces personnages : sous Louis XIII le duc de Cossé-Brissac, maréchal de France et grand panetier de la couronne, puis son fils, lieutenant général des armées du roi ; sous Louis XIV, le duc de la Meilleraie, maréchal et grand-maître de l’artillerie ; sous Louis XV, Louis de Guer, marquis de Pontcallec.
La communauté de cette ville avait droit de députation aux États. Elle comprenait trente membres présidés par le sénéchal ou le maire. Celui-ci, élu pour deux ans, remplissait gratuitement des fonctions respectées ; il possédait la prérogative d’être député né aux États de Bretagne, et il avait bonne mine à marcher dans les processions en tête du corps de ville, escorté de quatre compagnies de la milice bourgeoise dans leur brillant uniforme : habit blanc avec parements, veste de velours noir, boutons dorés et chapeau brodé d’or.
Ces petites villes d’autrefois avaient une personnalité et une vie propre, une physionomie et une couleur que n’ont plus nos chefs-lieux de canton, ni même, il s’en faut bien, nos chefs-lieux de département. Quant au curé, il ne laissait pas, j’imagine, d’être un assez gros personnage, surtout quand il appartenait, comme M. de Talhouët, à une des premières familles de la province.
M. Geoffroy de Grandmaison – et ce n’est pas la partie la moins intéressante de son livre – a étudié de très près l’organisation et le fonctionnement d’une paroisse sous l’ancien régime. Dans ce cadre, patiemment fouillé, soigneusement et habilement reconstitué, il a replacé et fait revivre l’austère et douce figure du curé d’Hennebont.
M. Pasquier, que j’aime à citer parce que, à mon sens, nul n’a jugé avec plus d’impartialité l’ancien régime, dit dans ses Mémoires : « Le haut clergé partageait ce qu’on appelait les lumières du siècle. Quant aux curés qui agissaient sur le peuple, c’était pour lui prodiguer leurs soins paternels et la meilleure partie de leurs revenus 7. »
Les revenus de la cure d’Hennebont étaient peu considérables ; mais la fortune personnelle de M. de Talhouët et la position de sa famille lui eussent permis un certain confort légitime. Il ne cessa jamais de mener la vie d’un religieux. Son lit n’était qu’une couchette qu’aurait pu accepter un pénitent austère ; sa table était conforme à son coucher, plus encore à son vêtement. Sur ce dernier article, sa charité simplifiait les choses : sa sœur, Mme de Langle, allait de temps en temps visiter ses armoires pour qu’il eût au moins le nécessaire ; quand elle lui faisait du linge neuf, il ne restait pas longtemps au logis. « Qu’est-il devenu ? » demandait-elle, prévoyant aussi la réponse : « Ma sœur, d’autres que moi en ont eu besoin. »
Sa charité s’exerçait sous toutes les formes. Il payait au refuge de Vannes la pension de plusieurs pauvres de sa paroisse, et donnait même jusqu’à cent livres pour l’entretien d’une femme qu’il avait sauvée du vice. Il faisait élever gratuitement des orphelins ; deux surtout étaient l’objet de sa sollicitude, pauvres petits enfants volés qu’il arracha un jour à une troupe de bateleurs de passage à Hennebont. Il les appelait toujours ses « petits garçons », et plus tard, du fond de l’Espagne, où il sera déporté, inquiet des siens, soucieux des évènements, sans ressources personnelles, il songera encore à les recommander à ses sœurs et n’oubliera pas de veiller sur leur sort.
En 1777, un matelot breton, François Pierre, fut capturé sur les côtes barbares et jeté dans les prisons d’Alger. Les pirates ne demandaient pas moins de 3.000 livres pour sa rançon. M. l’abbé de Talhouët préleva la somme sur sa fortune, et, grâce à l’intervention des prêtres de la Mission, il lui fut donné de rendre le pauvre matelot à sa patrie et à sa famille.
Dans les trois chapitres auxquels l’auteur a donné pour titres : une Paroisse sous l’ancien régime, – le Curé d’Hennebont, – Vie publique de M. de Talhouët, le lecteur trouvera un grand nombre d’autres faits intéressants et curieux. La translation du cimetière en 1783 est racontée par M. Geoffroy de Grandmaison d’une façon très piquante. Son récit pourtant aurait pu être ici un peu plus complet. Dans cette question du cimetière, deux partis divisaient la ville. À la tête des adversaires de M. de Talhouët, se trouvait un homme très actif et ardent, M. Corroler du Moustoir, alors procureur du roi à Hennebont. M. Geoffroy de Grandmaison ne dit rien de son rôle en cette affaire ; il ne le nomme même pas. Et pourtant ce personnage devait, à peu de temps de là, jouer un rôle important. Élu député aux États Généraux par la sénéchaussée d’Hennebont, il siégea parmi les membres les plus exaltés du côté gauche. Lors de la scission qui se fit, au club des Jacobins, au mois de juillet 1791, alors que presque tous les députés s’en retiraient pour former, au couvent des Feuillants, une nouvelle association plus modérée, il fut des six qui restèrent aux Jacobins. Les cinq autres étaient Robespierre, Rœderer, Pétion, Buzot et Antoine. En 1794, le citoyen Coroller, ci-devant du Moustoir, préside le club montagnard d’Hennebont et correspond avec Carrier pour avoir la recette des bateaux à soupape, afin d’organiser des noyades à Lorient. Aux élections de l’an VII, il osa se porter candidat au Conseil des Cinq-Cents : il ne fut pas nommé, mais on trouva dans l’urne de nombreux bulletins au nom de Coroller-Soupape ! Cet excellent patriote mourut le 8 décembre 1807, à Vannes, où il figurait sur la liste électorale avec le titre de rentier 8.
IV
Mais rien ne faisait prévoir, en 1783, ce que seraient en 1793 M. Coroller du Moustoir et ses pareils. En des pages charmantes, M. Geoffroy de Grandmaison nous peint l’agrément et la douceur de la vie aux environs de 1783, en ces années que Sainte-Beuve appelle quelque part ces belles années de Louis XVI 9 :
« On était à une époque où les relations domestiques étaient paisibles et douces ; les discussions, les aigreurs, les divisions qui caractérisent notre société n’existaient point. On n’était pas non plus en proie à cette trépidation qui ôte aux plaisirs goûtés la jouissance permise, parce qu’elle en fait sentir la fin prochaine et excite à chercher du nouveau avant même d’avoir épuisé le bonheur présent. Économes et maîtres de leur temps, nos pères ne le gaspillaient pas, mais en usaient avec une simplicité libérale ; ils faisaient doucement toutes choses, en gens qui ne craignent pas d’attendre le lendemain. Tout dans le royaume gardait cette apparence de tranquillité dans l’ordre, de sécurité dans la stabilité. Chaque petite ville était un centre d’où la longueur des voyages, la difficulté des communications ne donnaient guère l’envie de s’éloigner, et si, parmi les habitants d’Hennebont, les esprits hasardeux s’en allaient rêver la fortune et les aventures sur les quais de Lorient, la majorité savait vivre satisfaite et mourir confiante dans la maison paternelle où elle était née.
« Plus que toute autre, la famille de Talhouët, riche d’ailleurs de traditions et de souvenirs historiques, menait une existence tranquille, et ces habitudes plaisaient au curé de Notre-Darne du Paradis, satisfait entre ses paroissiens et ses parents 10. »
La Révolution allait changer tout cela. Le 12 juillet 1790, l’Assemblée constituante vota la Constitution civile du clergé, à laquelle les prêtres furent immédiatement mis en demeure de prêter serment. Dans le diocèse de Vannes, les défections furent rares : sur 424 prêtres, 48 seulement faiblirent. M. de Talhouët fut du nombre des insermentés. Le 2 juillet 1791, il fut contraint par les patriotes de quitter son presbytère et de sortir de sa paroisse. Pendant un an, il se cacha, de retraite en retraite, sans cesse obligé de changer d’asile, pour ne pas compromettre ses hôtes. Il se réfugie tour à tour à Locmaria, près de Josselin, à Plumelec, à Calac, à Kérangel, à la Grationnaye, à Questembert, à Keredren, près d’Auray. Au milieu de cette vie errante, la pensée de ses paroissiens ne le quitte pas, et il veut que ses aumônes habituelles soient continuées dans la limite du possible. Par des voies secrètes et sûres il n’a pas cessé de correspondre avec sa sœur Mme de Langle, qui est restée à Hennebont. Il lui écrit :
« J’aimerais que, sans faire parade de rien, vous fissiez donner chaque mois, de ma part, 12 francs aux prisonniers. Ce serait peut-être le moyen de leur rappeler tout doucement leur vrai pasteur. Je crois bien qu’ils sont devant le bon Dieu dans le cas de trouver des pouvoirs dans tous ceux à qui ils s’adresseront ; mais c’est beaucoup de se conserver, au moins de cœur, unis à l’église catholique. »
« De l’argent de mon métayer de la Villeneuve, donnez moitié au prêtre qui dessert Saint-Gilles, moitié aux pauvres.
« J’avais coutume de donner douze sous d’étrenne à chacun de mes petits garçons ; acquittez, je vous prie, cette dette. »
De loin, il songe à les envoyer se confesser à des prêtres ; il leur fait tricoter des bas, acheter des vêtements. Il rappelle la pension de douze enfants pauvres qu’il acquittait tous les mois.
La persécution augmente chaque jour ; il est de plus en plus menacé. Il continue à s’oublier lui-même pour s’occuper de ses protégés et dans les moindres détails : « Puisque vous avez quelque argent à moi, ma chère sœur, je vous prierai de donner 20 écus pour être distribués aux pauvres de la paroisse. Je vous demanderai d’en faire porter 100 chez M. Ponsard. Voici aussi le moment d’équiper mes petits garçons, et j’espère que vous voudrez bien prendre cette peine. Il y a dans mon armoire du nankin dont on pourrait peut-être leur faire habit et veste. » Un autre jour, comme il lui reste quelques écus, il les envoie pour payer les mois d’apprentissage du fils d’un pauvre homme, jadis chantre à Notre-Dame de Paris.
Évidemment, M. de Talhouët était un ennemi du peuple. Déjà, au mois de juillet 1792, il avait été arrêté à Josselin, puis relâché, sous la condition de quitter le district dans les 48 heures. Le 26 août, les Girondins firent voter un décret, aux termes duquel « les ecclésiastiques qui avaient refusé le serment étaient tenus de sortir sous huit jours des limites du district du département de leur résidence, et dans une quinzaine hors du royaume ».
Le décret du 26 août ne laissait aux prêtres d’autre alternative que l’apostasie ou l’exil ; l’abbé de Talhouët n’hésita pas.
Il se rendit à la municipalité d’Auray, fit constater son refus de serment et demanda un passeport pour l’Espagne. Le navire où il prit place et qui emportait 21 prêtres déportés aborda à Saint-Sébastien le 17 septembre. M. de Talhouët se vit assigner comme résidence Valladolid, dans la Vieille-Castille.
Sur le séjour des prêtres bretons déportés en Espagne, le livre de M. Geoffroy de Grandmaison renferme les plus intéressants détails. J’y renvoie le lecteur, me bornant à emprunter à ce chapitre de son ouvrage la traduction de la belle pièce dans laquelle un des prêtres, M. Nourry, curé de Bignan, a traduit les sentiments de tous :
« ...Assis sur un rocher, seul au bord du rivage, je pleure amèrement en pensant à vous qui êtes par delà la mer.
« ...Ô terre de Basse-Bretagne, ô mon pays désolé, autrefois, tu étais beau, tu étais joyeux et gai ; maintenant, hélas ! te voilà navré de douleur.
« ...Évêques, prêtres, moines ont été chassés, les religieuses ont abandonné le pays ; plus de messe, plus de sacrements, les ronces croissent dans nos églises ! Les nappes d’autel, la croix et le calice ont été profanés et les cloches volées dans toutes les paroisses ; l’église est veuve et dépouillée de ses biens, le cher Jésus a été exilé du tabernacle...
« Dans votre colère pourtant, vous êtes plein de miséricorde, et de l’abîme de nos afflictions vous faites sortir le bonheur. Pitié, mon Dieu ! nous sommes vos enfants, pardonnez-nous le mal que nous avons fait !
« ... Quand serons-nous, pasteurs et troupeaux, tous réunis pour chanter vos louanges ? Quand viendra le jour qui séchera nos larmes et où nous pourrons proclamer votre gloire au milieu de nos temples ?
« ...Va, chant de tristesse, consolation de mon cœur, va et dis à mon peuple combien est grande ma douleur. Portez-le sur vos ailes, bons anges, et dites-leur bien que, jour et nuit, je pense à eux !
« ...Tourterelle, rossignol de nuit, quand revient le temps nouveau, vous allez chanter à la porte de mes enfants. Ah ! que ne puis-je y voler comme vous ? Que ne puis-je voler par delà la mer jusqu’à mon pays, comme vous ! Ah ! dites-leur au moins, comme je le ferais, chantez-leur de toutes vos forces : conservez bien la foi ; conservez votre loi. Oui, nous conserverons la foi ! Plutôt souffrir mille morts que d’oublier notre Dieu 11 ! »
V
Il y eut peu de Prêtres aussi douloureusement atteints dans leur famille que l’abbé de Talhouët. Lorsqu’il put renouer avec elle des relations interrompues depuis deux ans et demi, il apprit que quatre des siens n’étaient plus. Et de quelle mort ils avaient péri !
Son frère aîné, le comte de Talhouët-Grationnaye, commandait à Quiberon le régiment Du Dresnay. Le 16 juillet 1795 12, à l’attaque des retranchements républicains, il a mis pied à terre, malgré ses soixante-deux ans, afin d’aborder plus facilement les lignes ennemies. Quelques officiers réclamant, comme un privilège de leur âge, le poste le plus périlleux : « Nous sommes tous du même âge aujourd’hui », leur répondit le vieux colonel. Blessé à la main dès le commencement de l’action, il tient son épée de celle qui lui reste, et il la tiendra ferme, jusqu’à ce qu’une seconde blessure le mette hors de combat. Resté sur le champ de bataille, évanoui et tout sanglant, il est, le combat fini, achevé à coups de crosse par les républicains.
Son fils aîné, Louis, âgé de vingt ans, fut emmené à Vannes et fusillé le 27 août. Un sursis avait été accordé aux jeunes gens qui avaient émigré avant l’âge de seize ans. C’était le cas de Louis de Talhouët. Déjà vingt-six jours s’étaient écoulés depuis l’obtention de ce sursis, et l’on était d’autant plus fondé à le croire définitif, que les mesures de surveillance étaient devenues moins rigoureuses. C’est ainsi que le jeune Talhouët avait été transporté chez Mlle de Besné, sa parente, où sa famille était venue le rejoindre. Mais voilà que tout à coup, le 25 août au matin, qui était le jour de la Saint-Louis, jour de sa fête, lorsqu’à peine convalescent, il essayait ses forces, en s’appuyant sur le bras de sa sœur, un gendarme vient le prendre pour le reconduire en prison. Louis de Talhouët demanda alors simplement son livre d’heures, et, franchissant le seuil derrière lequel il laissait ce qu’il avait de plus cher au monde, il l’ouvrit à la recommandation de l’âme à Dieu, et suivit son geôlier en priant 13.
Lorsqu’il arriva dans la prison, la fournée était déjà complète. Soixante et quelques jeunes gens, dont beaucoup étaient mineurs, étaient en ce moment devant leurs juges, et allaient, le soir, à quatre heures, être dirigés vers la promenade du Bondon et fusillés. Louis de Talhouët dut attendre deux jours. Le 26, eut lieu une autre fournée. Le 27 août, – et non le 27 juillet, comme le dit par erreur M. Geoffroy de Grandmaison, – son tour arriva enfin. Parmi ses compagnons d’infortune se trouvait l’ami d’enfance de Chateaubriand, cet héroïque Gesril du Papeu, qui, blessé et tout sanglant, après s’être jeté à la mer pour faire cesser le feu des batteries anglaises, était revenu à la nage rejoindre Sombreuil, tant il ne doutait pas d’une capitulation qu’on violait doublement en sa personne en le fusillant.
Le massacre eut lieu sur la garenne de Vannes ; mais le nombre des victimes était si considérable que, pour abréger le temps, Louis de Talhouët et deux de ses camarades, Henri de Charbonneau et Maurice Bonafons, furent conduits hors de la ville dans la prairie du Grador.
Le 1er de ce même mois d’août, un autre neveu de l’abbé de Talhouët, Louis de Langle, avait été fusillé à Vannes. Les victimes cette fois avaient été conduites sur un pré de la terre de l’Armor. De Langle était seigneur de l’Armor, qui faisait partie de la succession de son père. Ses fermiers le reconnurent et ne purent retenir leurs larmes. Adieu, mes amis, adieu, leur dit le condamné, et, suivant son chemin d’un pas ferme, il passa, tête haute, devant le vieux manoir de sa famille, montrant la route, comme pour en faire les honneurs à ses compagnons.
Le 2 août, un autre proche parent de l’abbé de Talhouët, son cousin, le chevalier de Bocozel, fut fusillé sur le Bondon.
Privé de toute nouvelle directe des siens, ce fut seulement au mois de mars 1796 que M. de Talhouët apprit, par une lettre de sa sœur, Mme de Langle, toute l’étendue de son deuil. Lui-même, à son tour, devait périr tragiquement.
Le 5 juillet 1802, il s’embarqua à Saint-Sébastien, avec cinq autres ecclésiastiques, sur le chasse-marée l’Elisa, qui devait les ramener en Bretagne. Ils étaient déjà en vue des côtes de France, le 28 juillet, et on entrait dans les eaux de l’île de Noirmoutier, quand le bâtiment toucha le banc de Jagabert. M. de Talhouët et ses cinq compagnons furent déposés sur un rocher au moment où le navire sombrait, pendant que le capitaine et ses matelots échappaient en barque. Ce capitaine, parvenu à terre, ne parla point de ses passagers et ne fit la déclaration de leur disparition que le lendemain, plusieurs heures après qu’il les avait abandonnés à la marée montante. Les malheureux prêtres furent noyés et on ne retrouva jamais leurs cadavres.
27 janvier 1895.
Edmond BIRÉ, Le clergé de France
pendant la Révolution (1789-1799), 1901.
1 Un curé d’autrefois. – L’abbé de Talhouët (1737-1802), par M. Geoffroy DE GRANDMAISON. Un volume in-18, librairie Ch. Pousslelgue, 15, rue Cassette, 1895.
2 Voyage dans le Finistère par Jacques CAMBRY, Paris, an VII.
3 Mémoires du Chancelier Pasquier, Tome I, p. 16.
4 À l’attaque du fort Saint-Charles, il ne voulut jamais se laisser précéder par aucune troupe. « Je suis, dit-il au maréchal de Richelieu, le premier capitaine de grenadiers de l’armée, et je tiendrai pour ennemis du roi tous ceux que je trouverai entre la place et moi. » Il fut blessé d’un coup de feu, mais il enleva la citadelle et la ville capitula.
5 On peut employer ce terme, puisque sur tous les jésuites français on ne compte que la défection de 12 jeunes régents.
6 Voir ci-dessus, chapitre I.
7 Mémoires du Chancelier Pasquier, tome I, page 47.
8 Voir Recherches et notices sur les députés de la Bretagne à l’Assemblée nationale constituante de 1789, par René KERVILER, et Clubs et Clubistes du Morbihan, par le même.
9 Nouveaux lundis, tome XI, page 6. – Voyez aussi le Journal des Goncourt, tome Ier : « Je ne sais pas, nous disait un jour Sainte-Beuve, de plus belles années que les quinze premières années du règne de Louis XVI. »
10 Un curé d’autrefois, p. 84.
11 Voir le texte complet de cette pièce dans le Barzaz-Breiz, recueil des Chants populaires de la Bretagne. M. Hersart de la Villemarqué, à qui l’on doit la publication de cet admirable recueil, est le petit-neveu de l’abbé de Talhouët.
12 Et non le 26 juillet comme il est imprimé par erreur, page 208.