Un évêque constitutionnel 1
par
Edmond BIRÉ
Le volume de M. Anatole de Charmasse, Jean-Louis Gouttes, évêque constitutionnel du département de Saône-et-Loire, et le culte catholique à Autun pendant la Révolution, est le complément naturel de l’ouvrage de l’abbé Paul Muguet 2.
Jean-Louis Gouttes était né à Tulle le 21 décembre 1739. Il appartenait à une famille d’ancienne bourgeoisie : son bisaïeul, Jean Gouttes, avait été député de la sénéchaussée de Tulle aux États-Généraux de 1614. D’un esprit porté aux aventures et à l’action, il se sentit ou se crut attiré d’abord vers la carrière militaire et s’engagea dans un régiment de dragons. L’expérience paraît avoir peu réussi. Ses débuts dans le ministère ecclésiastique sont obscurs et confus, si bien que son biographe n’a pu savoir dans quel séminaire il fit ses études et à quel diocèse il fut d’abord attaché. On le trouve successivement vicaire dans une paroisse des environs de Bordeaux, puis au Gros-Caillou, à Paris. En 1785, il est pourvu de la cure d’Argelliers, au diocèse de Narbonne. N’étant encore que vicaire, il avait publié un livre, dans lequel, peut-être à l’instigation de Turgot, alors intendant du Limousin, il se faisait l’apologiste du commerce de l’argent. La législation canonique, suivie en cela par la loi civile, ne regardait pas l’argent comme susceptible de se reproduire lui-même, en vertu d’une sorte de génération spontanée, et elle assimilait le prêt à intérêt à une véritable usure. Selon le sentiment de l’Église, le prêt était un service gratuit et qui n’exigeait aucune rémunération. Cette doctrine, qui était un obstacle à la formation et à la concentration des capitaux, avait trouvé dans les économistes, et en particulier dans Turgot, des adversaires infatigables. Gouttes se joignit à eux et combattit, sur ce point, la doctrine des canonistes. « Aux résultats obtenus de nos jours, écrit M. de Charmasse, par l’application de ces nouveaux principes, on ne peut pas dire, au moins pour cette fois, que Gouttes ait prêché dans le désert et que sa parole soit restée sans écho. On peut même croire que le succès a dépassé ses espérances. »
Bien qu’appartenant au diocèse de Narbonne, Argelliers dépendait de la sénéchaussée de Béziers. Le 27 mars 1789, l’abbé Gouttes fut choisi pour l’un des deux députés du clergé de cette sénéchaussée. Il fut un des premiers des députés de son ordre à se joindre aux « communes », ainsi qu’on disait alors pour désigner le tiers état.
Conformément à ses aptitudes et à ses travaux antérieurs, il fut appelé à faire partie du comité des finances et de liquidation. Lorsque vint la discussion sur les biens ecclésiastiques, il se prononça en faveur de la confiscation de ces biens par l’État. Un de ses collègues, Duquesnoy, parle ainsi, dans son Journal, du discours prononcé à cette occasion par le curé d’Argelliers, dans la séance du 13 octobre 1789 : « L’abbé Gouttes, député de Béziers, a fait une diatribe violente contre les moines, les abbés commendataires, les évêques, etc. Il a été fort applaudi 3. »
Le 29 avril 1790, l’Assemblée nationale l’éleva à la présidence, par 454 suffrages contre 200 attribués à l’abbé de Montesquiou et 19 voix perdues. M. de Charmasse dit à cette occasion que l’Assemblée renouvelait son bureau tous les dix jours. C’est une petite erreur. La durée de la présidence était de quinze jours.
Ses nouvelles fonctions amenèrent le curé d’Argelliers à se mêler des choses du théâtre. Paris, à cette heure-là même, était en proie à une vive émotion. Le célèbre comédien Larive, le rival de Talma, venait d’abandonner la scène. Son silence, comme celui de Mirabeau, était tenu pour une calamité publique. Après de nombreuses députations qui s’étaient succédé sans succès, le président de l’Assemblée nationale fut lui-même sollicité de prendre la cause en mains dans l’espoir que sa haute intervention aurait plus d’effet. L’abbé Gouttes alla chez Larive et lui fit voir sa rentrée au théâtre « comme un acte de civisme digne de ses vertus ». L’argument était sans réplique possible. Larive céda donc et consentit à reparaître, le 3 mai, dans le rôle d’Œdipe. Pour ne rien perdre d’un spectacle aussi émouvant, l’abbé quitta, ce jour-là, sa présidence et le théâtre de l’assemblée pour le Théâtre-Français ; il assista à la représentation en grande loge et fut, ce soir-là encore, fort applaudi.
Peu de jours après, l’Assemblée eut à s’occuper du mode de nomination des évêques. Dans la séance du 30 mai, l’abbé Gouttes demanda qu’ils fussent élus par le peuple, ainsi que les curés, refusant même de se joindre à ceux de ses collègues qui auraient voulu l’établissement d’un corps électoral spécial, dont les membres eussent au moins professé la religion dans laquelle ils étaient appelés à tenir un rôle si considérable et si nouveau. Le 14 juin, il appuya l’article qui prohibait l’institution des évêques par le Pape.
La constitution civile du clergé, dont le curé d’Argelliers avait été un des principaux auteurs, souleva, dès le premier jour, une ardente opposition. L’Assemblée nationale crut en avoir raison en imposant l’obligation du serment à tous les ecclésiastiques attachés à un ministère public : évêques, curés, aumôniers des établissements de l’État et des villes. Le décret relatif au serment fut voté le 27 novembre 1790. Louis XVI l’accepta seulement le 26 décembre. Dès le 27, c’est-à-dire dès le premier jour, l’abbé Gouttes prêta le serment.
Le 23 février 1791, les électeurs de Saône-et-Loire se réunissaient à Mâcon à l’effet de procéder au choix de l’évêque du département. Le nombre des électeurs inscrits était de six cent cinquante. Trois cent quarante-sept seulement prirent part au scrutin définitif. Sur ces 347 votants, il y eut 128 bulletins blancs, ce qui réduit les suffrages exprimés à 219 et prouve que nombre d’électeurs, retenus sans doute par un scrupule de conscience, s’abstinrent de toute désignation de personnes. L’abbé Gouttes réunit 178 voix et fut déclaré élu.
Deux mois après, le dimanche 3 avril, il était sacré à Paris, en l’église de Notre-Daine, par Lamourette, évêque de Rhône-et-Loire, assisté de Périer, évêque du Puy-de-Dôme, et de Prudhomme, évêque de la Sarthe, en même temps que Gausserand, évêque du Tarn, Thibault, évêque du Cantal, Delcher, évêque de la Haute-Loire, et Pouchet, évêque de l’Isère. Il contribua du reste lui-même à l’établissement de la nouvelle église, en remplissant, le même jour, les fonctions d’assistant au sacre de Lefessier, évêque de l’Orne, de Desbois, évêque de la Somme, de Francin, évêque de la Moselle, de Sibille, évêque de l’Aube, de Roux, évêque des Bouches-du-Rhône, de Cazeneuve, évêque des Hautes-Alpes, de Marbos, évêque de la Drôme, de Dumouchel, évêque du Gard, et de Pouderous, évêque de l’Hérault. Il n’y eut pas moins de dix-sept évêques constitutionnels sacrés dans cette seule journée.
Le dimanche suivant, 10 avril, avait lieu la cérémonie d’installation du nouvel évêque dans sa ville épiscopale. Gouttes n’arrivait pas seul à Autun. Instruit du peu d’appui qu’il trouverait dans le clergé de la ville, il avait eu soin de s’adjoindre un cortège d’étrangers, tous engagés d’avance dans la voie de la constitution civile et prêts à seconder son action. Au premier rang de ces étrangers, accourus à la suite de Gouttes, était Pierre-Victor de Lanneau de Marey, dont il fit son vicaire épiscopal. Ce dernier, qui devait plus tard devenir célèbre comme fondateur de l’institution Lanneau (aujourd’hui collège Sainte-Barbe), était un homme de grand talent, très supérieur à Gouttes, qui dut bientôt s’effacer devant lui. D’ailleurs, à peine installé, l’évêque s’était empressé de retourner à Paris et de suivre, avec la même activité que par le passé, les séances de l’Assemblée nationale.
La Constituante s’étant enfin séparée, le 30 septembre 1791, l’évêque de Saône-et-Loire se résigna à revenir à Autun.
II
Depuis le 9 septembre 1790, la ville d’Autun possédait une « Société des amis de la Constitution », formée à l’exemple de celle qui existait à Paris et qui, sous le nom de Société des Jacobins, acquit bientôt une si sanglante renommée. Le clergé constitutionnel devint un des éléments les plus actifs de la nouvelle société. Dès qu’un prêtre avait prêté serment à la constitution civile, il se présentait sans tarder pour obtenir de la Société une sorte de confirmation publique de ses sentiments. Gouttes suivit cet exemple. À peine évêque, il se fit affilier aux Jacobins, ainsi que ses vicaires épiscopaux, Chipel, Antoine Masson, Victor de Lanneau, ainsi que Fayrin, supérieur du séminaire constitutionnel.
Au mois de septembre 1792 eurent lieu les élections pour la Convention nationale. Seize évêques constitutionnels furent élus. Gouttes ne fut pas du nombre. Il resta donc à Autun, voyant chaque jour le terrain se réduire sous ses pas, les actes les plus réguliers de son ministère travestis, sa personne même rendue odieuse. Au mois de janvier 1793, il publia un mandement à l’occasion du carême. Si modeste, si incolore que fût ce document, dont l’évêque avait confié l’impression au citoyen J.-P. Brisson, « imprimeur de la Société des Sans-Culottes », il souleva l’indignation de la Société populaire. On lit dans le procès-verbal de la séance du 8 février : « Lecture a été faite de deux arrêtés du département, dont l’un répudie un mandement de Gouttes, tout farci de fanatisme et de principes antisociaux... » La Société ajoutait : « Par un contraste bien propre à éclairer, le protestant Gossin, ardent patriote, a donné 45 livres pour nos frères d’armes, tandis que le catholique évêque Gouttes, avec 13.200 livres de traitement, n’a donné que de mauvaises raisons. »
Malgré ses déplorables faiblesses et ses lâches complaisances envers les Jacobins, Gouttes n’avait pas abdiqué tout sentiment chrétien ; il restait fidèle, au milieu de ses aberrations, à quelques-uns de ses devoirs d’évêque. C’est ainsi encore qu’au lendemain du 21 janvier 1793, il annonça son projet d’entreprendre une visite pastorale et de distribuer le sacrement de confirmation dans les districts d’Autun, de Bourbon-Lancy, de Charolles et de Marcigny. Ce projet fut mis en effet à exécution, et si nous ignorons le succès qu’il eut parmi les populations, nous savons qu’il fut pour son auteur un motif d’accusation et une des causes de sa mort.
Au mois d’avril 1793, il fit une autre visite pastorale et se laissa aller à des imprudences de langage qui devaient achever de le perdre. La constitution de 1791, malgré son peu de durée, n’avait pas cessé d’être, pour Gouttes, un monument de la sagesse humaine. Il ne pouvait détacher son esprit d’un temps qui restait pour lui le plus beau moment de son existence. L’Assemblée constituante avait seule droit à son admiration, il le pensait et ne se gênait pas pour le dire. C’était là, aux yeux de la Convention, un crime abominable, et on le lui fit bien voir.
Au cours de sa visite à Saint-Didier-sur-Arroux, devenu Mont-d’Arroux, le 9 avril 1793, et pendant le repas qui suivit la cérémonie, « il vanta beaucoup l’Assemblée constituante qui avait décrété la constitution monarchique ; dit que cette constitution convenait à la France ; que les Français était fous de vouloir rester dans une République ; que c’était autour de la constitution monarchique qu’il fallait se rallier ». Puis, faisant un parallèle entre les trois dernières assemblées, il avait dit « que l’Assemblée législative était bien inférieure à la Constituante, et la Convention à la Législative ; qu’il y avait trop de jeunes députés 4 ».
Si Gouttes était resté partisan de la constitution monarchique, il professait une autre opinion non moins subversive : il tenait que le mariage n’était pas compatible avec le sacerdoce. Lorsque Victor de Lanneau s’était marré, l’évêque l’avait exclu de son conseil épiscopal. C’était là un acte de courage d’autant plus méritoire que Lanneau était alors tout-puissant à Autun où il cumulait les fonctions de vicaire épiscopal, de maire, de principal du collège, de membre de la société des Jacobins, d’imprimeur, et de rédacteur principal du journal la Sentinelle d’Autun. Victor de Lanneau avait déjà envoyé des prêtres à l’échafaud ; il allait y envoyer son évêque.
Le 7 janvier 1794, Gouttes fut arrêté et mis en détention au monastère de la Visitation d’Autun, transformé en prison. Lanneau, qui avait, le mois précédent, déposé avec éclat ses lettres de prêtrise, et qui était à ce moment agent national du district, s’empressa d’écrire au Comité de sûreté générale :
« Le comité révolutionnaire d’Autun a fait mettre dans une maison de détention, comme suspect, Jean-Louis Gouttes, évêque de Saône-et-Loire. Le comité a mandé à l’administration qu’il nous avait adressé les motifs de cette arrestation, ainsi que les preuves de l’accusation portée contre ce grand prêtre ex-constituant. J’apprends que le comité, par suite d’un arrêté du représentant Reverchon qui opérait un échange avec les suspects de Mâcon, va faire transférer Gouttes à Mâcon ; et cela motivé sur l’effervescence, sur l’apitoiement que ce prélat incarcéré occasionne dans le sexe dévot. Le fanatisme s’agite sourdement, et, dans notre commune, une faction paraîtrait vouloir se former sous les auspices de ce monstre... »
Dès qu’il eut réuni les éléments du dossier, Lanneau s’empressa de les transmettre à l’accusateur public, à Paris : « J’espère, écrivait-il à Fouquier-Tinville, que l’exécution sera prompte 5. »
Les vœux du ci-devant vicaire épiscopal ne devaient pas tarder à être remplis. Le 26 mars, Gouttes comparaissait devant le tribunal révolutionnaire. Son attitude n’eut rien d’héroïque. « Il était si peu dans mes intentions, dit-il, de désirer et favoriser d’une façon quelconque la contre-révolution, que j’ai acheté, à la connaissance de tout le monde, plusieurs biens nationaux. » Puis, comme on l’accusait de n’avoir pas donné sa démission d’évêque, il opposait à ce reproche une réponse qui était assurément la moins fière du monde : « Je ne l’ai pas donnée, cette démission, parce que j’aurais cru insulter le peuple en prévenant son vœu, parce que lui seul m’ayant nommé, lui seul pouvait me renvoyer : son opinion connue, tout contrat cessait entre nous. Il en eût été de moi comme du valet renvoyé par son maître 6. » Quelques jours plus tard, le 12 avril 1794, devant les mêmes juges, Gobel, l’évêque apostat de Paris, appelé à se disculper de la même accusation, répondra dans les mêmes termes : « Le peuple m’a demandé, dira Gobel, le peuple me renvoie ; c’est le sort du domestique aux ordres de son maître. »
Le malheureux Gobel se reconnut du moins au pied de l’échafaud. Au moment où l’exécuteur allait l’étendre sur la planche de la guillotine, et comme le peuple criait : Vive la République ! il s’écria à voix haute : Vive Jésus-Christ ! 7 « Le célèbre abbé Émery, alors prisonnier à la Conciergerie, eut le bonheur de réconcilier avec l’Église l’ex-évêque de Paris. Deux ecclésiastiques, l’abbé de Sambucy et l’abbé Migneaux, qui le virent sur la fatale charrette, s’accordèrent à dire que sa tenue annonçait la résignation et le repentir le plus profond 8. »
Suivant une tradition, que nous sommes heureux d’accueillir, il en fut de Gouttes comme de Gobel. En arrivant à Paris, il avait été immédiatement écroué à la Conciergerie, où se trouvait alors l’abbé Émery, et celui-ci fut assez heureux pour pouvoir ramener à la vérité et au repentir l’évêque schismatique de Saône-et-Loire.
III
Fidèle aux promesses de son titre, M. Anatole de Charmasse s’est attaché à montrer, dans son livre, ce que fut à Autun, pendant la Révolution, à côté du culte constitutionnel, le culte catholique. L’espace me manque pour reproduire les principaux traits de ce tableau. J’en indiquerai seulement quelques-uns.
Exclus par leur foi des deux seules paroisses de la ville qui avaient été conservées et qui étaient l’une et l’autre affectées au culte légal, les catholiques purent, au début, se réunir dans les chapelles de quelques communautés religieuses, desservies par des prêtres insermentés. Cette tolérance ne devait pas durer longtemps.
Dès le 30 juin 1791, le directoire du département prit un arrêté prescrivant « que toutes les églises et chapelles généralement quelconques, qui ne sont point consacrées au service des paroisses, ne doivent servir qu’à l’usage particulier des maisons et établissements auxquels elles sont destinées ; qu’en conséquence, elles seront immédiatement fermées et ne pourront, en aucun cas, être ouvertes au public ».
Voilà donc les chapelles fermées au public. Mais il se trouvait qu’un porche précédait la chapelle des Bénédictines de Saint-Andoche ; qu’une cour était située devant la chapelle des religieuses de la Visitation. Sous ce porche et dans cette cour, chaque dimanche, les catholiques vinrent se grouper. Les portes des chapelles étaient closes, sans doute, mais, à l’aide de chants bien connus et entendus du dehors, les fidèles pouvaient s’associer aux cérémonies de leur culte.
Un tel scandale ne se pouvait évidemment tolérer. Le 4 août 1791, un nouvel arrêté ordonna que le porche de Saint-Andoche et la cour de la Visitation fussent fermés, « de manière qu’aucunes personnes ne pussent entendre la messe que lesdites religieuses faisaient célébrer ». Pendant quelque temps encore, les catholiques purent, de loin en loin et à la dérobée, se glisser furtivement dans une cour, pour suivre, à distance, les cérémonies pieuses. Mais leur aire d’action devenait chaque jour plus étroite et plus limitée, et il ne restait plus guère d’autre ressource que d’assister à la messe dans quelques oratoires particuliers. Cette ombre de liberté importunait le clergé constitutionnel. La municipalité fit défense aux propriétaires d’oratoires et de chapelles privés d’y recevoir d’autres personnes que les membres de leurs familles. Cette prescription fut mal obéie. « Chaque jour apporte de nouvelles plaintes à cet égard. » Les officiers municipaux le constatent « avec douleur ». Ils déclarent donc que ceux qui ne se conformeront pas à leurs arrêtés seront considérés comme « perturbateurs de l’ordre social et comme tels poursuivis et livrés au bras vengeur de la justice ».
On approchait cependant des fêtes de Noël. Le 25 décembre 1791, à la faveur de l’obscurité, plusieurs personnes se glissèrent sous une voûte communiquant avec l’église de l’abbaye de Saint-Andoche, afin d’assister à la messe de minuit, célébrée par un prêtre insermenté pour l’usage des religieuses. Malgré les ténèbres, cette audacieuse manœuvre n’avait pas échappé aux regards vigilants du citoyen Rémond, cabaretier, et de deux ou trois autres patriotes, qui la dénoncèrent aussitôt à la municipalité. Deux commissaires sont envoyés sur les lieux ; et ils reconnaissent, dans leur rapport, « que non seulement il y a beaucoup de personnes qui entendent la messe sous la voûte qui communique avec la chapelle de Saint-Andoche, dont la porte est cependant fermée, mais qu’il y en a encore beaucoup plus dans la cour de cette maison, que même ils en ont aperçu qui étaient dans les parloirs ».
Les religieuses de Saint-Andoche, paraît-il, n’étaient pas les seules coupables. « Les dames de la Visitation contreviennent également aux arrêtés de la municipalité, en ce qu’elles ne tiennent point fermée pendant leurs offices la grande porte de la cour qui communique à la chapelle. » Il fut prescrit à ces rebelles de se conformer strictement aux arrêtés municipaux « à peine d’y être pourvu ». Un moyen plus radical encore allait être bientôt employé : c’était l’expulsion des pieuses hôtesses de ces deux monastères et la vente ou la mise sous séquestre de leurs maisons.
Chacun des succès de la Révolution avait pour résultat d’aggraver de plus en plus la persécution religieuse. On était au lendemain de la journée du 20 juin, à la veille de la journée du 10 août. Le 21 juillet 1792, un membre de la municipalité exposa « que les prêtres non assermentés fomentent la division dans la ville ; que les citoyens voient avec peine qu’il se lève autel contre autel, et que plusieurs prêtres ont élevé des autels dans des maisons particulières où ils disent la messe, et y reçoivent des personnes étrangères, malgré les différents arrêtés qui ont été pris par la municipalité pour en empêcher ; qu’il paraît que les mesures les plus propres pour parer à cette infraction aux lois seraient de détruire toutes ces chapelles domestiques... ». Le conseil s’empressa d’accepter cette proposition, et le directoire du district approuva sans retard l’arrêté de la municipalité. Celle-ci prit immédiatement les mesures exécutives prescrivant « à tous les citoyens de cette ville, qui ont des chapelles dans leurs maisons, qu’ils aient à les détruire dans les vingt-quatre heures, avec déclaration que, passé ce délai, la municipalité se transportera chez lesdits particuliers pour savoir si lesdits autels sont enlevés, ainsi que les ornements et vases sacrés et autres effets, et requerra la force armée pour l’enlèvement de tous les objets dont il sera fait dépôt à la maison commune, dans le cas où lesdits citoyens n’auraient pas détruit leurs autels ».
IV
La Convention est arrivée, et maintenant la proscription des ecclésiastiques insermentés est générale. Le culte catholique ne disparaîtra pas cependant tout à fait. Seulement il ne s’exerce plus qu’à l’ombre des domiciles particuliers, au moyen de quelques prêtres sortis de cachettes impénétrables, au milieu d’un auditoire tremblant au moindre bruit, sous la protection d’un guetteur prêt à signaler les mouvements suspects. Ces mesures de prudence étaient souvent déjouées par la surveillance des adversaires sans cesse aux aguets. Le 26 octobre 1792, le procureur de la commune d’Autun exposa qu’on avait « constaté qu’il y avait, dans la chambre de la citoyenne Lambert, ci-devant religieuse de l’abbaye de Saint-Andoche, un autel préparé pour dire la messe et, dans la même chambre, plusieurs personnes étrangères qui se disposaient à l’entendre, que même le prêtre était dans une chambre voisine, qui disait son office pour se préparer à la dire, ce qui est une contravention aux lois et aux différents arrêtés émanés des autorités administratives et de la municipalité même ». À la suite de ce réquisitoire, la municipalité prescrivit la saisie et la vente, au profit de la nation, de tous les objets, servant au culte, trouvés au domicile de la citoyenne Lambert.
On ne détruit que ce qu’on remplace. La Convention a donc établi un nouveau culte. Elle a substitué le décadi au dimanche. La population n’en continue pas moins à ignorer le décadi et à chômer le dimanche comme précédemment. La Société populaire, à la date du 16 février 1794, exhale ainsi ses doléances :
« Un membre observe que plusieurs citoyens et citoyennes, soit par habitude, soit par un reste de fanatisme, ne s’occupent pas de leurs travaux ordinaires les jours que l’on nommait ci-devant dimanches ; que cet exemple est imité par la plupart des ouvriers et ouvrières ; que les chantiers chôment, ce qui fait tort aux particuliers et à la République ; sur quoi, la Société arrête qu’elle regardera dorénavant comme citoyens très douteux ceux de l’un et l’autre sexe qui, tout autre jour que le décadi, affecteront de se montrer oisifs et vêtus avec plus de soin qu’à l’ordinaire. »
Ces mêmes plaintes de l’observation du dimanche et du mépris du décadi se répéteront sans cesse, jusqu’à la fin. Une telle obstination plonge la Sentinelle d’Autun dans la surprise et la douleur. On lit dans le journal de Victor de Lanneau, l’ex-vicaire épiscopal, le 30 mars 1794 : « Un calendrier nouveau, présenté aux citoyens pour leur faire oublier les superstitions antiques, ne peut prendre dans certaines têtes. Les habitants des campagnes et les bonnes femmes des villes qui n’ont plus de prêtres pour alimenter leurs dévotions croient toujours honorer la divinité en se livrant à la paresse et en promenant dans les rues leur inutilité endimanchée. »
Mêmes lamentations de la part de la Société populaire, qui propose l’établissement d’agents secrets destinés à surprendre et à dénoncer les observateurs du dimanche : « Un membre demande qu’il y ait des commissaires nommés dans les différents quartiers de la commune pour surveiller ceux qui, au mépris des arrêtés de la société et du bien public, ne voudraient pas travailler le ci-devant dimanche ; que les commissaires ne soient pas connus et qu’ils dénoncent ceux qui s’endimancheront. » Cette résolution fut adoptée à l’unanimité 9.
Non contents de l’observation du ci-devant dimanche, de nombreux citoyens persistaient – en 1794, en plein règne de la Raison ! – à observer le ci-devant carême. La Sentinelle signale ce nouveau danger : « Dépouillons-nous pour jamais, dit-elle, de toutes ces livrées fanatiques ; celui qui les porte encore ne peut être un républicain, et c’est beaucoup si l’on ne fait que douter de son patriotisme. » On fera plus qu’en douter. « Tout citoyen doit mettre sa raison au niveau des choses. Il est incivique s’il est superstitieux ; s’il est superstitieux, il est suspect ; il est suspect, s’il est fanatique, s’il trouve encore des vendredis et des dimanches et s’il ne célèbre avec nous le décadi républicain. »
Dans le même numéro, celui du 30 germinal an II (19 avril 1794), la Sentinelle revient encore sur le calendrier républicain et constate le peu de faveur qu’il continue à obtenir : « Les fêtes de la superstition ne subsistant plus, le fanatique imbécile les cherche inutilement dans le calendrier ; furieux de n’y rencontrer que les légumes qui le nourrissent, il blasphème le génie qui lui arrache des mains le hochet qui l’abusait, et il semble plus curieux d’adorer un saint qui l’affame, que de cultiver paisiblement les carottes et les choux de son jardin. » Ce fanatisme tenace prend sa source « dans tous ces livres de dévotion que l’astucieux despotisme fit autrefois répandre si profusément ». Le remède dès lors est tout indiqué : « Citoyens, portez vos pénétrants regards jusque dans les réduits cachés où le fanatisme a encore des sanctuaires. Recherchez ces livres absurdes et livrez-les aux flammes d’un autodafé civique. »
Vains efforts ! Le fanatisme persiste. La fête de Pâques tombait, en 1794, le 20 avril, et l’on était à ce moment au plus fort de la Terreur ; ce jour-là même – le dimanche de Pâques –, la Convention envoyait à l’échafaud trente et une victimes, les membres des anciens parlements de Paris et de Toulouse, les Bochard de Saron, les Peletier de Rosambo, les Pasquier, les Lefèvre d’Ormesson, les Molé de Champlatreux. Cette façon de célébrer la fête de Pâques rencontra à Autun de chauds approbateurs, et en particulier le ci-devant vicaire épiscopal Lanneau. N’avait-il pas dit, quelques semaines auparavant, dans un discours public qu’il fit reproduire par son journal la Sentinelle : « C’est sur ces vérités aussi anciennes que le temps qu’un des plus fidèles adorateurs de la majesté populaire, qui connaissait bien la maladie actuelle de la France, qui avait bien suivi les effets de l’humeur mortelle qu’elle portait dans son sein, qui savait bien qu’une saignée seule pouvait la sauver, disait qu’il fallait faire tomber deux cent mille têtes. Pourquoi, Marat, ta prédiction n’est-elle pas accomplie ? La France ne serait plus agitée, la France serait sauvée 10. »
Pendant ce temps, grâce à Dieu, les catholiques d’Autun célébraient d’autre façon la fête de Pâques, et c’est la Société populaire qui prend soin de nous l’apprendre. On lit sur ses registres, à la date du 21 avril 1794 : « Un citoyen volontaire étranger demande la parole et annonce à la Société qu’il existe encore des signes de fanatisme dans l’intérieur de quelques maisons ; il demande que l’on fasse détruire ces différents signes, que l’on cherche à éclairer les fanatiques et que l’on envoie des apôtres révolutionnaires dans les campagnes pour éclairer et instruire ; enfin il termine son discours par annoncer que l’on a encore chômé et célébré le ci-devant jour de Pâques. »
2 mai 1899.
Edmond BIRÉ, Le clergé de France
pendant la Révolution (1789-1799), 1901.
1 Jean-Louis Gouttes, évêque constitutionnel du département de Saône-et-Loire, et le culte catholique à Autun pendant la Révolution, par Anatole de CHARMASSE. Un volume grand in-octavo, orné de deux portraits. Autun, librairie Dujussieu, 1899.
2 Voir le chapitre précédent.
3 Journal d’Adrien Duquesnoy, publié par Robert de Crèvecœur, t. I, p. 436.
4 Archives nationales, W, 340, 623.
5 Voir, au chapitre précédent, page 212, le texte de la lettre de Lanneau.
6 Bulletin du tribunal révolutionnaire, an II, 4e partie, no 9 p. 34.
7 Mémoires de Durand de Maillane, p. 183.
8 Vie de M. Émery, par M. l’abbé GOSSELIN, t. 1, p. 365.
9 Séance du 3 germinal an II (23 mars 1794).