La folie de Jean-Jacques Rousseau 1
par
Edmond BIRÉ
I
ON parle beaucoup de la folie des gens de lettres. Nul sujet depuis un mois n’a fait couler plus d’encre. Rien de plus désolant d’ailleurs que les récits de la plupart de nos confrères ; rien de plus triste et de plus inquiétant que leurs pronostics. À les en croire, tous les gens de lettres ou presque tous sont menacés de devenir fous ; beaucoup, heureusement, échappent à ce destin, mais c’est une pure chance. La folie, en effet, pour parler le langage des philosophes, est toujours en eux en puissance, quoiqu’elle ne se produise pas encore à l’extérieur et ne se traduise pas en actes. N’est-ce pas aller un peu loin ? Sans doute, il y a plus de fous aujourd’hui dans le monde des lettres qu’il n’y en avait il y a vingt-cinq ans ; mais, à côté de cette constatation, il convient d’en faire une autre c’est que, depuis un quart de siècle, le nombre des aliénés ne cesse de s’accroître dans des proportions lamentables. En janvier 1891, on comptait dans les asiles de la Seine 7 999 aliénés, c’était déjà un assez joli chiffre. En janvier 1892, il s’est élevé à 11 363. Il a augmenté d’un tiers en un an ! Faut-il s’étonner, quand le flot de la folie monte ainsi chaque jour, que, de loin en loin, il submerge un peintre, un musicien, un sculpteur, un journaliste ou un romancier ? Une remarque cependant doit être faite, c’est que la folie des gens de lettres est une maladie toute moderne. Au XVIIe siècle, on n’en cite pas un seul exemple. Au XVIIIe siècle, on n’en connaît qu’un seul cas, celui de Jean-Jacques Rousseau, et encore est-il très discutable.
Un critique éminent, dont les opinions, même quand elles ne s’imposent pas, ont toujours un poids considérable, M. Ferdinand Brunetière, tient pour certaine la folie de Rousseau. « Que Rousseau soit mort fou, dit-il, ce qui s’appelle fou, personne aujourd’hui ne l’ignore ni n’en doute, et on ne discute guère que du nom, du progrès et de l’origine de sa folie. Quomodo cecidisti de coelo, Lucifer ? Comment ce poète, car c’en est un que l’homme qui a rouvert en France les sources longtemps fermées du lyrisme ; comment cet orateur, je ne veux pas dire le plus grand, ni surtout le plus noble, mais assurément le plus puissant qu’il y eût eu, depuis Bossuet, dans la langue française ; comment enfin ce dialecticien retors et non moins passionné que retors, est-il devenu le lypémaniaque des Confessions, des Dialogues, des Rêveries du promeneur solitaire ? Mais l’est-il devenu ? Ne l’a-t-il pas toujours été, peut-être ? Et, puisqu’il entre des poisons dans la composition des remèdes, ne serait-ce pas sa folie même qui ferait une part de l’originalité de la Nouvelle Héloïse, de l’Émile, du Contrat social ? Ou, s’il est devenu fou, quand et comment l’est-il devenu ? Sous l’influence de quelles causes ? À quel moment précis de son histoire 2 ? »
Ces questions, M. Brunetière n’est pas le premier qui les ait soulevées. Plusieurs écrivains, dans des articles, des brochures ou des livres spéciaux, les avaient déjà examinées. Dès 1846, le docteur Desruelles publiait une Relation de la maladie qui a tourmenté la vie et déterminé la mort de J.-J. Rousseau. Le docteur Mercier a fait paraître, en 1859, l’Explication de la maladie de J.-J. Rousseau et de l’influence qu’elle a eue sur son caractère et ses écrits. Un autre aliéniste, M. Delasiauve, en 1886, publiait, de son côté, son explication dans le Journal de médecine mentale. Après les articles et les brochures, les volumes : en 1883, celui de M. Alfred Bougeault sur l’État mental de J.-J. Rousseau et sa mort à Ermenonville ; en 1890, celui du docteur Châtelain sur la Folie de J.-J. Rousseau.
Sainte-Beuve se vantait quelquefois d’avoir introduit la physiologie dans la critique, d’avoir fait « l’anatomie » des écrivains, de s’être, à l’occasion, servi de sa plume comme d’un scalpel. Aux jours de sa jeunesse, il avait un goût décidé pour l’étude de la médecine ; pendant quatre ans, de 1823 à 1827, il avait suivi les cours de la Faculté, et il avait fait pendant une année avec beaucoup d’exactitude le service d’externe à l’hôpital de Saint-Louis, disséquant les cadavres avec la même impassibilité qu’il apportera plus tard dans son rôle de critique. N’a-t-il pas, lui-même, défini ainsi sa manière : « La critique d’un écrivain sous notre plume court toujours risque de devenir une dissection anatomique. » Au lendemain de Joseph Delorme, M. Guizot l’appelait « un Werther carabin ». Carabin, il le restera jusqu’à la fin, jusque dans ses derniers Lundis. Et cependant Sainte-Beuve lui-même a reculé devant cette intrusion de la médecine dans la biographie de Jean-Jacques Rousseau. C’est à peine si, dans une de ses Causeries du lundi, il a parlé, en quelques mots et sans y insister, de la folie du grand écrivain. M. Villemain, dans son Tableau de la littérature au XVIIIe siècle, s’était montré plus discret encore ; il ne fait aucune allusion à la maladie de l’auteur de l’Émile, à la triste et fatale manie qui le tourmentait ; pour lui, cette question de la folie de Rousseau n’existe pas.
Il n’en va pas de même, nous venons de le voir, avec M. Brunetière. Rousseau est devenu pour lui un sujet qu’il étudie avec le plus grand soin, observant tous les symptômes de la maladie, lisant ses livres, relisant sa correspondance, pour s’assurer de son diagnostic. Un médecin aliéniste ne procéderait pas avec plus d’attention ; aucun d’ailleurs ne saurait posséder mieux tous les termes de la science. Lypémaniaque, autodidacte, neurasthénique, hyperesthésie, autophilie, mégalomanie, battements cardiaques, ton psychique, états émotifs, etc. ; c’est merveille de voir avec quelle aisance M. Brunetière manie cette langue nouvelle pour lui. Je suis pourtant tenté de lui dire par instants : « Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. » Si savante d’ailleurs, si solide que soit sa consultation, elle ne m’a pas pleinement convaincu.
D’après lui, on pourrait trouver jusque dans l’Émile et la Nouvelle Héloïse des preuves de folie ; mais se refusât-on à y reconnaître les symptômes précurseurs de la folie prochaine, sa présence se révèle, elle éclate, avec une évidence irrésistible, dans les Dialogues, les Rêveries d’un promeneur solitaire et les Confessions ; ces trois ouvrages peuvent même servir à marquer les alternatives de la maladie de Rousseau. Ainsi les Dialogues doivent être rapportés au paroxysme de sa folie ; ils sonnent la fêlure. Les Rêveries ont été composées dans un temps d’accalmie, par un fou, mais par un fou lucide et maître de sa pensée comme de son expression, rendu à la raison par l’excès même de sa souffrance ou par la conviction de l’inutilité de la lutte et de l’effort. Enfin, dans les Confessions, quoique moins étalée que dans les Dialogues, déguisée d’ailleurs et masquée par le charme des souvenirs et par la beauté du style, la folie reparaît cependant, indéniable, certaine. À l’appui de sa thèse, M. Brunetière cite plusieurs textes qui sont, en effet, très bizarres et dénotent un grand trouble d’esprit. Je suis surpris qu’il en ait omis un, le plus étrange, à mon sens, qui se rencontre dans l’œuvre de Rousseau. Jean-Jacques a fait lui-même l’histoire des moyens qu’il tenta pour assurer la publication de son livre des Dialogues. Entouré d’ennemis comme il l’était, ne voyant personne sur qui il pût compter, il résolut de se confier uniquement à la Providence. Il imagina de faire une copie de son ouvrage et d’aller la déposer sur le grand autel de l’église de Notre-Dame. Il mit sur le paquet la suscription suivante :
Dépôt remis à la Providence.
Protecteur des opprimés, Dieu de justice et de vérité, reçois ce dépôt, que remet sur ton autel et confie à ta Providence un étranger infortuné, seul, sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé, moqué, diffamé, trahi de toute une génération, chargé, depuis quinze ans, à l’envi, de traitements pires que la mort et d’indignités inouïes jusqu’ici parmi les humains, sans avoir pu jamais en apprendre au moins la cause. Toute explication m’est refusée, toute communication m’est ôtée ; je n’attends plus des hommes, aigris par leur propre injustice, qu’affronts, mensonges, trahisons. Providence éternelle, mon seul espoir est en toi ; daigne prendre mon dépôt sous ta garde et le faire tomber en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent exempt de fraudes à une meilleure génération.
Au verso était écrit un appel désespéré à quiconque deviendrait l’arbitre de l’ouvrage. Puis, le samedi 24 février 1776, sur les deux heures, il se rendit à Notre-Dame. Il trouva les grilles fermées. Le ciel lui-même se faisait le complice de ses ennemis. « Je sortis, dit-il, rapidement de l’église, résolu de n’y rentrer de mes jours, et me livrant à toute mon agitation, je courus tout le reste du jour, errant de toutes parts, ne sachant ni où j’étais ni où j’allais, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, la lassitude et la nuit me à forcèrent de rentrer chez moi, rendu de fatigue, presque hébété de douleur 3. »
Et ce n’est pas tout. Rousseau écrivit une espèce de billet circulaire adressé à la nation française, en fit plusieurs copies et les distribua, sur les promenades et dans les rues, aux inconnus dont la physionomie lui inspirait confiance. La suscription était : « À tout Français aimant encore la justice et la vérité .» Mais, ajoute-t-il, tous refusèrent son billet, comme ne s’adressant pas à eux. Il eut beau en bourrer ses lettres, en remettre à ses rares visiteurs, il ne put en placer qu’un petit nombre 4.
II
Certes, l’homme qui faisait ces choses avait un grain de folie mêlé à son génie ; mais était-il vraiment fou ? Il me semble bien difficile de l’admettre. C’est au mois de février 1776 que Rousseau se livrait à ces excentricités ; il avait encore deux ans et demi à vivre, il est mort le 2 juillet 1778. A-t-il donc donné, pendant ces deux ans et demi, des preuves de folie ? La composition des Rêveries d’un promeneur solitaire date précisément de cette époque. Elles sont divisées en dix promenades ; la dixième est inachevée ; elle a été interrompue par la mort de l’auteur. Cet ouvrage n’est pas seulement exempt de toute trace de folie ; il renferme des beautés de premier ordre. Parmi les innovations heureuses que la littérature doit à Rousseau, Sainte-Beuve compte avec raison la rêverie. « La rêverie, dit-il, telle est sa nouveauté, sa découverte, son Amérique à lui 5. » Il fut l’inventeur de ce genre, et, du premier coup, il le porta à un haut degré de perfection. En 1765, il avait passé six semaines dans l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Le souvenir du séjour qu’il y avait fait lui a inspiré, dans les Rêveries, des pages véritablement admirables. Sainte-Beuve en a porté ce jugement :
« Il aura sans doute de délicieux moments alors et depuis jusqu’à la fin il retrouvera dans l’île de Saint-Pierre un intervalle de calme et d’oubli qui lui inspirera quelques-unes de ses plus belles pages, cette cinquième Promenade des Rêveries, qui, avec la troisième lettre à M. de Malesherbes, ne saurait se séparer des plus divins passages des Confessions 6. »
On nous dit, je le sais bien, que « le délire de Rousseau n’a jamais été que partiel », ou, en d’autres termes, qu’il y a toujours eu de la raison dans sa déraison. À la bonne heure ! mais cela ne nous explique pas comment un homme qui est fou, ce qui s’appelle fou, peut écrire des pages d’une beauté rare, d’une perfection achevée, telles que ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Chateaubriand, ni George Sand ne les ont jamais surpassées.
Jean-Jacques passa les derniers mois de sa vie à Ermenonville, chez le marquis de Girardin. Le domaine d’Ermenonville, situé à dix lieues de Paris, non loin de Senlis, était une maison de verre. Les documents et les témoignages abondent, qui permettent d’y suivre Rousseau jour par jour, heure par heure.
Il arriva chez M. de Girardin le 20 mai 1778. Pendant la route, il se livre à la joie la plus vive ; à la vue de la forêt qui précède le château, il n’est plus possible de le retenir en voiture : « Non, dit-il, il y a si longtemps que je n’ai pu voir un arbre qui ne fût couvert de fumée et de poussière ; ceux-ci sont si frais ! » En arrivant, il se jette dans les bras de Girardin : « Il y a si longtemps, s’écrie-t-il, que mon cœur me faisait désirer de venir ici ; et mes yeux me font désirer actuellement d’y rester toute ma vie. Vous voyez mes larmes : ce sont les seules larmes de joie que j’aie versées depuis bien longtemps, et je sens qu’elles me rappellent à la vie. »
Il y avait dix jours que Rousseau était installé à Ermenonville, lorsque Voltaire mourut, dans la nuit du 30 au 31 mai. Peu de temps auparavant, Jean-Jacques avait composé sur son rival le quatrain suivant :
Plus bel esprit que grand génie,
Sans loi, sans mœurs et sans vertu,
Il est mort comme il a vécu,
Couvert de gloire et d’infamie.
La rime n’est pas riche, mais, à défaut de rime, il me semble que ce quatrain est le plus raisonnable du monde.
Rousseau était venu à Ermenonville pour se livrer à la botanique : il n’y fit, en effet, guère autre chose. Dès le matin, il partait pour herboriser, revenait déjeuner, et souvent repartait jusqu’au soir. Il enseignait la botanique à un des fils de Girardin, âgé de dix ans ; il l’emmenait quelquefois avec lui et l’appelait son petit gouverneur. Il avait entrepris de recueillir toute la flore du pays.
Le soir, il dînait souvent au château. On allait ensuite à la promenade en famille. Le plus souvent on se rendait au verger où l’on disposait sa chaumière.
Jean-Jacques se livrait alors avec ivresse à sa passion pour la nature et se laissait aller aux joies les plus enfantines. Tantôt il attirait avec du pain les oiseaux et les poissons ; d’autres fois, on prenait le bateau, et son ardeur à ramer lui avait fait donner le nom d’amiral d’eau douce – l’amiral suisse. Souvent aussi on faisait de la musique.
Comme tous les vieillards, Jean-Jacques se complaisait à former des projets pour l’hiver suivant : c’était son herbier à arranger ; c’étaient les cryptogames, mousses et champignons à étudier ; c’était son opéra Daphnis et Chloé ; c’était la suite d’Émile à terminer 7.
Les défauts et les vices de Jean-Jacques n’allaient pas sans quelques qualités, il était bienfaisant. Non seulement il était généreux de sa bourse, mais il l’était de sa personne, ne ménageant ni les leçons à l’enfance, ni les conseils aux mères (qui, du reste, auraient pu choisir un meilleur conseiller), portant des secours aux malades, sollicitant des remises de peine pour les condamnés, s’occupant, de concert avec Mme de Girardin, des moyens de soulager l’infortune 8.
Je ne vois rien en tout cela qui soit d’un fou. Rousseau était un misanthrope, un hypocondriaque, un excentrique, un maniaque, fou si l’on veut, dans le sens vague et général du mot, mais non dans le sens précis et médical.
III
Le 2 juillet, Rousseau sortit dès cinq heures du matin, suivant son habitude, mais il fut plusieurs fois obligé de s’asseoir ; il rentra à sept heures pour déjeuner, prit une tasse de café au lait, et à huit heures se trouva sérieusement malade. Il voulut rester seul avec sa femme, remercia Mme de Girardin, qui était venue lui offrir ses soins, fit fermer à clef la porte de sa chambre et ouvrir les fenêtres pour voir encore la verdure. Après être resté quelques instants au lit, il voulut descendre ; comme sa femme l’aidait, il tomba au milieu de la chambre, l’entraînant avec lui. Elle essaya de le relever, et, le voyant sans parole et sans mouvement, elle jeta des cris. On accourt ; on enfonce la porte ; Rousseau est porté sur le lit ; il presse la main de sa femme, exhale un soupir et meurt. Il était onze heures du matin.
Tels avaient été, d’après le médecin Le Bègue de Presles, les derniers moments de l’auteur des Confessions 9. Mais d’après une autre version, Rousseau aurait lui-même terminé sa vie par un suicide.
Comme la question de la folie de Rousseau, celle de son suicide a donné lieu à de nombreux écrits. J’indiquerai ici les principaux : De J.-J. Rousseau, par Corancez (Journal de Paris, nos 251-561, an VI). – Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. Rousseau, par Mme de Staël (1789) et Réponse à ces Lettres par Champcenetz ; – Lettres de Mme de Vassy à Mme de Staël, et Réponse de Mme de Staël ; – Histoire de J.-J. Rousseau, par Musset-Pathay ; – Lettre de Stanislas de Girardin à Musset-Pathay, et Réponse à Musset-Pathay (1824) ; – Article sur le genre de mort de Rousseau, par M. Dubois d’Amiens (Bulletin de l’Académie de médecine, du 17 mai 1866) ; – Article sur le genre de mort de J.-J. Rousseau, par le docteur Chereau (Union médicale, 5-17 juillet 1866) ; – Étude sur l’état mental de J.-J. Rousseau et sa mort à Ermenonville, par Alfred Bougeault (1883).
Le nouvel historien de Jean-Jacques Rousseau consacre tout un chapitre à l’examen de ces divers écrits 10. Fruit d’un long et consciencieux travail, nourri de lectures et d’informations de toutes sortes, écrit avec la plus louable impartialité, le livre de M. Beaudouin est le meilleur que nous ayons eu jusqu’ici sur Rousseau.
M. Beaudouin conclut contre le suicide. Chose singulière ! ce sont les amis de Rousseau qui ont essayé d’accréditer le bruit qu’il avait lui-même mis fin à ses jours. Seulement, tandis que l’un, Corancez, dit qu’il s’est tiré un coup de pistolet, une autre, Mme de Staël, affirme qu’il s’est empoisonné. Sans doute pour les mettre d’accord, Musset-Pathay déclare qu’il a commencé par prendre du poison, et que, la mort tardant à venir, il a dû avoir recours au pistolet.
Aucun d’eux d’ailleurs n’a rien vu ; ils ne s’appuient sur aucun témoignage. Personne n’a entendu le coup de pistolet ; personne n’a vu d’armes entre les mains de Rousseau. Corancez n’a pas même voulu voir son corps pour constater cette blessure à la tête qu’il prétend si profonde.
La tête de Rousseau a été moulée par Houdon, le jour même de la mort. L’inspection du moule prouve que le crâne n’était pas fracassé. Morin, qui était médecin, en a observé l’original. Il a constaté deux blessures au front, présentant l’une et l’autre l’aspect d’une forte contusion avec déchirure de la peau, et laissant apercevoir çà et là le crâne dénudé, mais intact. Rien n’indique qu’il y ait eu un remplissage à faire 11.
D’autre part, les traits n’étaient pas altérés, ce qui exclut l’idée d’un empoisonnement mise en avant par Mme de Staël. Cette dernière a du reste reconnu plus tard qu’elle s’était trompée.
Reste une dernière preuve, absolument péremptoire. M. de Girardin avait fait appeler cinq médecins pour procéder à l’autopsie et à la constatation légale du genre de mort. Ils ne trouvèrent rien qui pût faire supposer une mort violente. L’ouverture de la tête et l’examen des parties renfermées dans le crâne leur montrèrent une quantité considérable (évaluée à huit onces) de sérosité épanchée entre la substance du cerveau et les membranes qui la recouvrent. Ils virent dans ce fait la cause de la mort, et l’attribuèrent alors à une apoplexie séreuse. Du reste, toutes les autres parties du corps étaient saines, sauf une légère cicatrice au front. L’estomac ne contenait que le café au lait absorbé le matin 12.
Lorsque la question a été reprise de nos jours à l’Académie de médecine et dans les revues spéciales, seul M. Dubois d’Amiens a conclu au suicide. Il en voit surtout la preuve dans le renvoi de Mme de Girardin : « Tout le suicide est là, s’écrie-t-il. Qu’on me cite, à moi médecin, un malade qui ne demande pas de secours, qui ne veuille aucun témoin ! » L’argument est plus oratoire que solide, puisque l’éloignement de Mme de Girardin ne laissait pas le malade seul et sans secours : sa femme restait près de lui.
Tous les autres médecins, les docteurs Chéreau et Delasiauve en France, le docteur Maubius et un de ses confrères en Allemagne, sont arrivés à une conclusion différente de celle de Dubois d’Amiens. D’après eux, c’est la mort naturelle qui est prouvée, tandis que l’hypothèse du suicide ne repose que sur des doutes, sur des suppositions, sur des bruits sans consistance, sur des témoignages apocryphes ou sans valeur 13.
Aux preuves qui précèdent et que le nouvel historien de Jean-Jacques Rousseau a si bien mises en lumière, me permettra-t-on d’en ajouter une autre ? Si le suicide n’était pas inconnu au XVIIIe siècle, c’était cependant alors chose rare – une chose aussi rare qu’elle est devenue commune de nos jours. C’est seulement depuis la Révolution que le suicidé s’est multiplié.
Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, n’a point flatté son temps, que je sache. Or voici ce qu’il écrivait en 1782 : « Pourquoi se tue-t-on à Paris depuis environ vingt-cinq ans ? D’où viennent ces nombreux suicides dont on n’entendait presque par parler autrefois ? » Et un peu plus loin, il ajoute : « Le nombre des suicides, à Paris, peut monter, année commune, à cent cinquante 14. »
Mais c’est là un chiffre en l’air et singulièrement exagéré. Je trouve en effet dans une remarquable étude, publiée, il y a quinze ans, sous ce titre : une Enquête morale, les lignes suivantes :
Nous lisions dernièrement un vieux journal de l’année 1784. Il proférait des cris de stupeur et d’effroi parce que cette année avait fourni QUATRE suicides à Paris. Il en inférait l’approche de temps particulièrement durs et mauvais. De nos jours le nombres des suicides est, pour Paris seulement, de deux à trois par jour 15.
Ceci était écrit en 1876. Depuis, le nombre des suicides a plus que doublé. Il s’élève aujourd’hui à plusieurs milliers par an pour la seule ville de Paris, à plus de 9 000 pour la France !
Si je ne crois ni à la folie ni au suicide de Rousseau, l’auteur de l’Émile et du Contrat social n’est point pour cela mon homme. Je m’en tiens sur son compte au jugement prononcé par La Harpe – un critique dont il est aisé de médire, mais dont tous les arrêts, après plus d’un siècle, ne sont pas encore cassés.
Voici ce qu’il écrivait en 1797 :
Je rendis (dans un article du Mercure, en 1778, peu de temps après la mort de Rousseau), je rendis tout ce qui était dû à la mémoire encore récente d’un homme que je reconnaissais pour un des plus éloquents écrivains du dix-huitième siècle, mais j’indiquai dès lors tous les reproches qu’on pouvait lui faire ; je réduisis, comme je le devais, la folle exagération des louanges. Je montrai dès lors les rapports très importants et très décisifs entre l’auteur et sa doctrine, entre sa vie et ses livres, entre son amour-propre et ses principes, entre ses ressentiments et ses jugements, entre son caractère et sa morale, entre ses aventures et ses romans. Tout cela n’était que sommairement résumé avec une précision sévère, qui ne manqua pas de m’attirer, de la part des enthousiastes, quelques libelles dont je fus affecté alors et dont je m’applaudis aujourd’hui. Je n’avais jamais pu goûter l’arrogance paradoxale qu’on appelait énergie, et le charlatanisme de phrases, qu’on appelait chaleur. En un mot, je ne pouvais voir dans ce Jean-Jacques Rousseau, tant vanté par une certaine classe de lecteurs et surtout par lui-même, que le plus subtil des sophistes, le plus éloquent des rhéteurs et le plus impudent des cyniques. Combien ce jugement, que je crois juste, et qui est, à ma connaissance, celui de tous les bons esprits, laisse-t-il de place au-dessus de Jean-Jacques pour ceux qui ont été dans la première classe des vrais philosophes, des orateurs et des poètes ! Mais combien ce même jugement m’a paru encore plus fondé depuis que le ciel a permis que ce funeste novateur fût si terriblement réfuté par tout le mal qu’il a fait 16 !
Il semble que ces lignes de La Harpe aient servi de programme à M. Henri Beaudouin ; ses deux volumes en sont le développement et la justification. Partout il a montré l’homme en même temps que sa doctrine : l’un sert à infirmer l’autre.
25 janvier 1892.
Edmond BIRÉ,
Dernières causeries historiques
et littéraires, 1898.
1 La Vie et les Œuvres de Jean-Jacques Rousseau, par Henri BEAUDOUIN, 2 vol. in-8, Paris, 1891. Lamulle et Poisson, éditeurs, rue de Beaune, 14.
2 F. BRUNETIÈRE. Études critiques sur l’histoire de la littérature française, IVe série, Calmann-Lévy, éditeur, 1891 – Pages 325 et suiv.
3 Dialogues. Histoire du précédent écrit, par Jean-Jacques ROUSSEAU.
4 Ce billet est ordinairement placé à la suite des Confessions ; il serait mieux à la suite des Dialogues.
5 Causeries du lundi, t. 111, p. 73.
6 SAINTE-BEUVE, p. 74.
7 La Vie et les Œuvres de J.-J. Rousseau, par Henri BEAUDOUIN, t. II, Ch. XXI.
8 Voir, pour tous ces détails, Relation des derniers jours de J.-J. Rousseau, par LE BÈGUE DE PRESLES (1778) ; – Lettre du marquis de Girardin à Sophie, comtesse de X... (juillet 1778) ; – Lettre de Stanislas de Girardin à Musset-Pathay (1824).
9 Lettre de Le Bègue de Presles insérée dans la Correspondance littéraire de Grimm (juillet 1778). – Voir aussi Lettre de René de Girardin à Rey (8 août 1778), et Relation des derniers jours de J.-J. Rousseau, par Le Bègue De Presles (1778).
10 Henri BEAUDOUIN, op. cit., t. XI, ch. xxxi.
11 On peut voir la reproduction du moule de Houdon à la Bibliothèque nationale, cabinet des estampes, portefeuille des portraits de Rousseau, coté D. C., 166. L’original lui-même appartient à M. Benjamin Raspail.
12 Procès-verbal des chirurgiens, en date du 3 juillet 1778, lendemain du décès, légalisé par le lieutenant du bailliage et vicomté d’Ermenonville. – Acte de décès de J.-J. Rousseau et permis d’inhumer. (Archives nationales, section judiciaire, no 15.286.)
13 H. BEAUDOUIN, t. II, p. 570-572.
14 Tableau de Paris, t. III, p. 193.
15 Le Constitutionnel du 27 décembre 1876.
16 Lycée, ou cours de littérature ancienne et moderne, par J.-F. LA HARPE, édition de 1814, t. XII, p. 144.