Le destin bizarre
du grand Milosz
par
André BLANCHET
Qu’est-ce qui n’est pas bizarre
dans mon destin ?
MILOSZ.
En 1939, on enterrait, au cimetière de Fontainebleau, un inconnu : un des poètes les plus vrais, un des plus hauts de notre langue et de toute langue. L’un des plus exigeants, l’un des plus complètement ratés. Mais raté comme Nerval et Baudelaire, comme Rimbaud et Verlaine. Comme Van Gogh. Pardon, Milosz ! Vous êtes de ceux que la France ignore jusqu’à leur dernier souffle, pour se parer ensuite de destinées d’autant plus touchantes que plus tragiquement méconnues ; de ceux qu’elle n’entend pas de leur vivant et qu’elle ne cesse plus d’écouter 1.
QU’EST-CE QU’UN PARADIS SANS AMOUR ?
Prenons Milosz à dix-neuf ans, en 1896, à Paris où cet enfant mal aimé de parents qui ne s’aimaient pas a été déposé, comme un paquet, dès l’âge de douze ans, et confié au lycée Janson-de-Sailly. Pourquoi ce jeune boyard ne regagne-t-il pas sa Lituanie, où l’attendent les domaines paternels – trente mille hectares – une richesse fabuleuse, une armée de serviteurs et de moujiks ? C’est que, déjà, la richesse ne lui suffit pas. Certes, quelque chose de lui reste ancré pour toujours « dans le Septentrion natal où, des grands nymphéas des lacs, monte une odeur des premiers temps, une vapeur de pommeraies, de légendes englouties ». Mais déjà, à ce poète (notons ce trait) la poésie elle-même ne suffît pas – sans l’amour.
Est-ce vrai
Que tous, tous vous avez cessé de m’aimer, que jamais,
Jamais je ne vous verrai plus à travers le cristal
De l’enfance ?
Mieux vaut Paris. Mieux vaut ne pas revoir le cadre de ce paradis sans amour que fut son enfance, entre un père irascible et fol et une mère au cœur fermé. La solitude de sa chambre d’étudiant vaut bien celle de là-bas.
Soyez la bienvenue, solitude, ma mère.
Vous m’avez nourri d’humble pain noir et de lait et de miel sauvage...
Car je n’ai jamais eu, Ô nourrice, ni père ni mère...
« Ni père ni mère ? » Traduisons : Je me sentais différent de tous : un loup que rien n’apprivoise. Un monstre auquel la langue commune est interdite. Écrite beaucoup plus tard, une page autobiographique – elles sont rares chez Milosz – va nous éclairer sur cet isolement congénital, sur ce sentiment d’être tombé par erreur au milieu d’une fête incompréhensible qui n’est pas faite pour lui. Il y a maldonne. J’admirais chez les autres, nous dit-il, « cet air de savoir où l’on est, d’où l’on vient, où l’on va », cette aisance à entrer dans le mouvement qui emporte tout. Imaginez des moucherons qui connaîtraient les règles du jeu et sauraient où « se situer » dans la danse générale de l’univers. Lui seul était dépaysé, égaré, perdu. Et personne ne lui disait le mot de l’énigme. Tous ces signes
me faisaient jadis, au temps de mon enfance tourmentée, apparaître à mes propres yeux comme un monstre enfanté par une mère inconnue et horrible dont je recherchais sans cesse et ne trouvais nulle part la trace. Je me sentais placé si bas dans la hiérarchie des êtres que mes parents selon la chair, eux-mêmes pourtant faibles, agités et dénués de charité véritable, me semblaient descendre vers moi rayonnants ainsi que des divinités puissantes et heureuses que nul lien spirituel n’unissait à mon misérable destin. Je ne sais quelle étrange malédiction pesait sur mon corps et mon âme.
Non seulement les personnes : bêtes et choses elles-mêmes se meuvent avec la liberté merveilleuse de qui sait où il est, où il va. Quant à lui, l’ignorance le cloue au sol. Honteux, il voudrait, comme Kafka, se terrer.
Ce qui me donnait surtout de la surprise, dans le spectacle que déroulaient devant mes courses errantes les sites merveilleux et sauvages du domaine de mes ancêtres, c’était que toutes ces choses pussent se mouvoir avec cette aisance, cette insouciance, cette légèreté... Toute cette belle mobilité, depuis le nuage et la rivière jusqu’à l’oiseau de la vieille allée et la fourmi dans le gazon, était libre et courait où la vie l’appelait. Moi seul, je rampais vers la cité hantée de mon désir avec la lenteur des mousses rongeuses dont les pieds s’enfoncent dans le bois et la pierre... Le jour, la nuit... m’importunaient d’une même question que je ne comprenais pas.
Où suis-je ? Comment me « situer » dans le mouvement ? Tel est l’aspect – assez original, on l’avouera – que va prendre pour Milosz l’angoisse de l’existence. Plus tard, étudiant à Paris, au centre des lumières, il s’aperçoit que personne n’en sait plus long que lui, ni n’en a cure. Comme Rimbaud, il lui faudra donc chercher seul « le lieu et la formule » : le lieu immobile qui permette de dominer le mouvement et de situer chaque chose, la formule magique qui ouvre l’inexpliqué. Mais déjà il se représente l’humanité entière comme frappée de cécité à la suite de quelque faute dont elle aurait perdu mémoire, et emportée à la dérive
sous le soleil du châtiment
Qui marie les ombres des hommes, jamais leurs âmes,
Sur la terre où le cœur des hommes endormis
Voyage seul dans les ténèbres et les terreurs
Et ne sait pas vers quel pays.
Il fréquente alors – oh ! bien peu de temps : ils le décevront vite – les cafés littéraires : le Vachette, la Closerie des Lilas, où se disputent et jacassent les théoriciens de l’école symboliste et de l’école romane. Seul, semble-t-il, Oscar Wilde a deviné le génie du jeune taciturne. « Voilà Moréas – le Poète. Et voici Milosz – la Poésie », déclare-t-il un jour. Quand, à vingt-trois ans, Milosz publie son premier recueil, le Poème des décadences, qui donc eût pu deviner quels prolongements métaphysiques et religieux il allait donner à une mode littéraire et à des thèmes – désespérance, appel à un vague au-delà – qui, n’étant pour la plupart des poétereaux de cénacles que prétexte à attitudes avantageuses, nous paraissent aujourd’hui d’une fadeur écœurante ? Nous savons aujourd’hui quelle plénitude de sens prenaient chez Milosz des refrains comme : « Le jour meurt sur le vide de tout », ou : « Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi. » Décidément, à travers ce monde des artistes, le monde tout court lui apparaît comme un théâtre où des fantômes amnésiques jouent des scènes qu’ils ne comprennent plus et prononcent des mots dont le vrai sens est à jamais perdu.
Déçu par les esthètes, Milosz se tourne vers les simples. Peut-être eux du moins savent-ils ? Quelle sympathie pour les petites gens dans ces scènes de la rue, où le poète retrouve, sans la chercher, la noblesse rude et ramassée des bas-reliefs romans :
Le vitrier avec sa chanson alternée,
La grand-mère cassée qui, sous le bonnet sale,
Crie des noms de poissons, l’homme au tablier bleu
Qui crache dans sa main usée par le brancard
Et hurle on ne sait quoi, comme l’Ange du jugement.
J’entends aussi le pas merveilleux de mon frère,
Les outils sur l’épaule et le pain sous le bras.
Quelle évocation des rues de Paris, où l’aube, plus qu’ailleurs – comme l’a vu Apollinaire – paraît miraculeusement neuve ! Les cœurs sont purs. Le mal est conjuré. Dans la lumière qui monte, les plaies de la veille sont celles de corps glorieux. Une tendresse inespérée pénètre hommes et choses.
C’est le premier tombereau du matin, le premier tombereau
Du matin. Il tourne le coin de la rue, et dans ma conscience
La toux du vieux boueur, fils de l’aube déguenillée,
M’ouvre comme une clef la porte de mon jour.
Mais vienne le soir. Quelle friperie ! À Paris, la fatigue est plus triste qu’ailleurs. Encore une fois déçu, on s’y étourdit avec désespoir.
Dans le cabaret près du fleuve, il y a de vieux orphelins
Qui chantent parce que le silence de leurs âmes leur fait peur.
Pourquoi recommencer demain ? Cauchemar du temps, qui promet toujours, qui n’apporte jamais la délivrance.
Hier, il y a dix ans, aujourd’hui, dans un mois,
Horribles mots, pensées mortes, mais qu’importe !
Bois, dors, meurs – il faut bien qu’on se sauve de soi
De telle ou d’autre sorte.
Milosz est irréconciliable. Tout plaisir est fade pour qui n’a pas trouvé son « lieu ».
Que faire ? Fuir ? Mais où ? Et à quoi bon ? La joie
Elle-même n’est plus qu’un beau temps de pays d’exil.
Évitant les lieux de plaisir épileptiques, Milosz, comme plus tard André Breton et Julien Green, hante les berges de la Seine, et ces terrains vagues où le mystère, offusqué par les fêtards et tapi dans l’ombre, paraît nous attendre. Nulle voix ne lui parle. Il rôde enfin autour d’une église dont son incrédulité lui interdit l’entrée.
Quand venait l’hiver des faubourgs, quand le chaland
Voyageait dans la brume de France, qu’il m’était doux,
Saint-Julien-le-Pauvre, de faire le tour
De ton jardin !
Car Milosz est irréligieux. On nous assure qu’il « vécut les premières années de sa vie sans connaître le nom de Dieu ». Son père, « athée acharné » et qui « se méfiait des prêtres », ne l’a fait baptiser qu’à neuf ans. À Janson-de-Sailly, il fut « élevé, a-t-il dit lui-même, dans la plus naïve et la plus brutale libre-pensée 2 ». Mais peut-être serait-il plus exact de parler de cette « religion de la science » qu’au témoignage de Barrès et de Claudel on proposait alors aux élèves des lycées comme substitut du christianisme.
Au scientisme, la génération de 90 oppose maintenant une aspiration religieuse puissante, mais des plus vagues et même des plus troubles. Renan, avec un pleur, a condamné le catholicisme, asservi à la « lettre ». Où trouver désormais « l’esprit » du christianisme, si ce n’est dans ces « traditions » plus ou moins secrètes qui ont toujours prétendu dévoiler, en marge de l’orthodoxie, avec le sens caché des Écritures, le secret du mystère cosmique ? La vogue est alors à la théosophie. On voit se multiplier les sectes d’initiés où se coudoient pas mal de charlatans et de naïfs, mais aussi bon nombre d’hommes avides de vérité. Nous ne récrirons pas cette page bien connue de notre littérature. Plusieurs écrivains – Huysmans, par exemple – ne déboucheront dans le catholicisme qu’après être passés par le tunnel inquiétant de l’occultisme. Prophète des derniers jours et mage flamboyant, Léon Bloy gardera le ton de l’initié qui a eu sa révélation. Quant à Milosz, son cheminement au fond des cavernes ésotériques sera plus aventureux encore. Pourquoi ? C’est que sa mère, israélite convertie, avait gardé le goût des spéculations cabalistiques. Fille d’un professeur d’hébreu, peut-être avait-elle initié l’enfant à cette langue ? Toujours est-il qu’au sortir de Janson, nous voyons Milosz s’inscrire, en même temps qu’à l’École du Louvre, à celle des Langues orientales. L’hébreu n’est-il pas la langue de la Révélation ? Dès lors, c’est tout ensemble à la science et à la Bible, aux philosophes et aux théosophes, que, pendant quarante ans, le plus passionné, mais aussi le plus désemparé chercheur de toute cette génération, va demander le « mot » de la vérité perdue.
L’INITIATION À L’AMOUR.
Voyages dans les livres. Voyages dans l’espace aussi. Pour un homme inquiet, ce sont toujours voyages à l’intérieur et à la recherche de soi-même. Milosz a beau revoir la Lituanie, parcourir l’Allemagne, l’Autriche, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, l’Afrique du Nord : ces huit années (1902-1910) pendant lesquelles il collectionne tant de paysages et connaît les types humains les plus divers aboutissent à un récit où il n’est question que de lui. L’Amoureuse Initiation (1910) est un des romans les plus étranges de notre littérature et peut-être le plus fascinant. Milosz s’y moque visiblement de toutes les lois du genre. Il n’écrit pas pour messieurs les libraires, mais parce qu’il ne peut plus contenir cette confession brûlante. Le flot pressé des phrases chargées pêle-mêle de sarcasmes et de prières ne fait pas penser aux produits apprêtés des petits maîtres, mais à une lave résultant d’une longue cuisson intérieure et qui s’est épanchée d’un haut sommet solitaire en lourdes nappes impatientes.
Confession, ai-je dit. Oui, confession à un Dieu encore inconnu. Vomissement du mal dans l’espoir d’une novation intérieure. Bien que l’Amoureuse Initiation se situe au XVIIIe siècle, le personnage que Milosz met en scène lui ressemble comme un frère. Si M. de Pinamonte, treizième duc de Brettinoro, s’est réfugié dans cette ville croupissante et mourante qu’est alors Venise, c’est pour se donner un avant-goût de cette fin du monde qu’il appelle avec un mauvais rire. Si sa mise est étrange, et bizarres ses manières, c’est par défi. On le montre du doigt ? Les enfants, dans la rue, s’attroupent autour de ce phénomène chu on ne sait d’où ? C’est tant mieux ! Tout est bon qui le sépare de cette foule absurdement satisfaite. S’il affiche avec art toutes les apparences du raté, c’est par souci de vérité, car raté il est, ratés nous sommes tous, nous qui désirons l’éternité et qui pataugeons dans le temps. La dérision est la prière du matin et du soir de ce clochard de la vie spirituelle. L’abjection est tout ce qu’il mérite ; elle est le cadre qui lui convient et qui met ses traits intimes dans leur jour le plus vrai.
Seul, Pinamonte ! Te voici seul au milieu d’une ville inconnue, seul, tout seul, loin de tous et de toi-même... Allons, vieilles jambes de vagabond, en avant ! Allons, vieux os, vieilles semelles, vieille ombre sur le pavé boueux ! Les seuils des temples ne nous sont pas favorables ; ce qu’il nous faut, à nous, c’est le silence et l’ombre des petits coins malodorants et limoneux des impasses en putréfaction...
Ha, Pinamonte, mendiant d’amour, voici le tombeau pisseux et moussu qu’il vous faut. Asseyez-vous entre ces deux tas d’enfants, sur ce monticule de vieux légumes et de balayures, et collez à la muraille galeuse votre dos pétrifié de reptile ! Vous voici ordure au milieu de l’ordure, excrément parmi les excréments ! Qu’une fenêtre de taudis maintenant s’entrouvre ; qu’un vase répande sa bénédiction sur votre tête de fou raisonneur, et ce sera le digne couronnement de votre œuvre et de votre destin.
Dans cet acharnement à rassembler les traits d’une parfaite déchéance, qui ne reconnaîtra une haute aspiration à l’aile cassée – inexplicablement ?
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
a dit Baudelaire. « Un papillon noyé dans de l’eau de vaisselle », écrit Milosz, plus réaliste. Il s’est souvenu de Dante et du papillon humain qui éclot, s’élève, se perd enfin dans la lumière paradisiaque. Mais Milosz n’a pas la foi de Dante. Il rampe. L’excrément est son habitacle. Il maudit le jour où il est né. Et, ce que ne faisait pas Job l’ancien, il bouffonne sur son propre compte avec une ironie âpre et le rire fêlé de Méphisto. Il est dans cet état où, dit-il, on part « du doute pour aboutir au rien. Où l’on n’est pas solitaire mais solitude, ni abandonné mais abandon, ni damné mais damnation ». Ni aux hommes ni au monde : il ne croit plus à rien. Saison en enfer.
Survient alors à son héros l’aventure apparemment la plus comique : il devient amoureux. Ce « fou raisonneur » abjure tout son « esprit » (« cette petite chose amère et stérile faite d’un brin de sottise et d’une parcelle de méchanceté ») ; et, renonçant à ce scepticisme de blasé qui le maintenait, les pieds au sec, au bord de la vie, il se jette, comme dans la mer, comme on se suicide, à âme perdue, dans l’amour d’une femme. Miracle ! Pinamonte retrouve l’assurance d’un enfant. Il croit, il voit, il affirme. L’amoureux communie avec tout. La Terre promise est devant lui.
Ah ! ce n’était plus Venise... ce n’était plus la vaine apparence de la vie ; c’était la vie même, le royaume promis, le paysage de lait et de miel de la terre d’Amour. Je ne doutais plus, je ne savais plus douter ; la vie entière n’était plus qu’une immense, profonde, éclatante affirmation.
Que la vie était jeune ! L’heure qui venait était vraiment une inconnue. Ô surprise ! tant de choses surannées, usées, caduques, devenues tout à coup nouvelles ! éclosion d’instants, fraîcheur d’un printemps éternel, sans cesse renouvelé !
Comme cet homme dont le Christ avait touché les yeux, tout ce qu’il peut dire, c’est qu’il était aveugle et qu’il voit. L’Amour est Dieu ; c’est le Tout-Puissant de la Bible, qui fait de nous un homme nouveau, qui crée une terre nouvelle et de nouveaux cieux. Il faut vraiment que Pascal n’ait pas aimé, car les espaces n’observent plus un silence éternel. Dans le tourbillon des deux infinis, Milosz s’est enfin « situé » : il est au centre de tout, puisque l’Amour habite en lui.
Je levai les yeux, et je connus l’univers d’amour, ce ciel sans fin qui, une heure encore, était le champ de ténèbres de ma cécité. Je contemplais le jardin de merveilles de l’espace avec le sentiment de regarder au plus profond, au plus secret de moi-même ; et je souriais, car je ne m’étais jamais rêvé si pur, si grand, si beau ! Dans mon âme éclata le chant de grâces de l’Univers. « Toutes ces constellations sont tiennes, elles sont en toi ; elles n’ont pas de réalité en dehors de ton amour ! Hélas ! combien le monde apparaît terrible à qui ne se connaît pas ! Quand tu te sentais seul et abandonné devant la mer, songe quelle devait être la solitude des eaux dans la nuit, et la solitude de la nuit dans l’univers sans fin ! »
Notre Don Quichotte de l’amour a-t-il forcé l’absolu ? Ses instants sont-ils une flambée d’immobile éternité ? Hélas non, ce sont des heures, des heures d’horloge, qui s’écoulent, qui ravagent peu à peu l’être aimé. Le temps, ce « mal satanique » n’est donc pas conjuré ! Déjà, comme Baudelaire dans Une charogne, Pinamonte imagine sa maîtresse morte, « cadavre immonde, putride, sanieux et boursouflé ». Ce n’est rien encore : le piteux chevalier découvre que la divine Annalena est une simple gourgandine ! Une rage sadique le jette alors dans l’enfer de toutes les perversions. Déçue dans sa recherche de l’amour pur, l’âme souille le corps, pour le punir, pour l’exterminer si c’était possible. L’homme, déchiré, se fait « plaie et couteau ». Laborieusement atroces, ces pages rappellent un peu trop la métaphysique de Baudelaire. Elles n’ont laissé aucune trace dans le reste de l’œuvre. Sans doute sont-elles assez peu autobiographiques.
Par contre, la fin du récit est du Milosz le plus authentique. Quittant Annalena, Pinamonte se met en marche vers cet Amour total dont son aventure vient d’éveiller en lui le besoin, et dont la femme n’aura été que « l’initiatrice ». Il a cru aimer une femme : illusion ! À travers elle, c’est Dieu qui se révélait et qu’il aimait. « Quiconque aime véritablement aime Dieu. » L’amour de la créature est une eau polluée, mais qui descend du Premier Jardin.
Celui qui a souffert de son amour de la créature et qui a renié cet amour, et qui s’en est retourné à la source éternellement pure d’un fleuve contaminé, celui-là connaît l’Amour d’avant les temps, celui-là marche dans l’éblouissement de la présence de Dieu.
Cette finale est-elle d’un catholique ? On l’a dit. Je n’en crois rien. Sans doute, l’Amoureuse Initiation marque une étape capitale dans l’itinéraire de Milosz. L’Amour (et non la pensée) est désormais pour lui le fil d’Ariane. Il ne le lâchera plus. Mais enfin, il erre encore dans le labyrinthe. Il relit alors l’Évangile et l’Imitation, mais l’un de ses maîtres reste Swedenborg. Il s’exalte sur la Trinité, le Christ et la Vierge, mais c’est en termes fuligineux et qui sentent l’ésotérisme. Et quand il parle de l’Amour – qui est en moi quoique plus grand que moi –, vous croiriez entendre Claudel : « Quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi. » Seulement, Milosz ne dit pas : « Quelqu’un. » Pour rejoindre l’Amour-Dieu, il faut dépasser toute personnalité. Pas seulement celle de la femme : celle même de Dieu.
Avant notre rencontre, dit-il à l’Amour, vous ne m’étiez qu’un Dieu, un pauvre Dieu personnel ; un Dieu dans le ciel et une crainte au cœur de l’homme ; et vous voici vous-même enfin !
N’oublions pas qu’en ces années-là (1910), nombre de philosophes catholiques, emportés par la vague moderniste, jugeaient, eux aussi, qu’il fallait faire éclater la lettre du dogme et renoncer à la conception, jugée mesquine, d’un Dieu personnel. Il n’est donc pas impossible que Milosz se soit alors cru catholique.
Et tout le monde le crut tel, quand, deux ans plus tard (1912), parut Miguel Manara. De ce drame, son chef-d’œuvre, trop connu pour que nous y insistions, ne retenons que ce qui peut jalonner le chemin de Milosz 3. Miguel Manara, c’est le Don Juan qu’après tant d’autres, Molière et Mozart ont mis en scène et en musique ; mais c’est plus encore le Pinamonte de l’Amoureuse Initiation ; c’est surtout Milosz lui-même. Le rideau se lève sur un Don Juan qui a cherché auprès de nombreuses femmes l’infini, et n’a trouvé qu’une luxure très finie. Mais voici devant lui Girolame, une jeune fille à l’âme limpide, aux yeux clairs (qui n’est pas sans rappeler Violaine. L’Annonce est de la même année). S’il existe un visage terrestre de l’Amour, c’est celui-là ! Comme dans l’Amoureuse Initiation, la femme n’est que 1’« initiatrice ». Girolame peut mourir. Sa mission est remplie, qui fut de ranimer au cœur de l’homme un foyer méconnu. Nous voyons Manara solliciter son entrée au couvent. Dès lors, sa charité irradie comme un soleil allumé dans la nuit des mondes. Où est la solitude ? Où l’angoisse ? L’univers a trouvé son centre autour duquel tout s’ordonne, « se situe » : ce centre, c’est un cœur humain habité par l’Amour.
Quand ce « mystère » parut en 1912 (dans les livraisons de la jeune N. R. F.), qui n’eût cru que Milosz avait enfin trouvé Dieu ? Pas encore, semble-t-il, mais seulement son amour (de Dieu). « Je n’ose pas dire que Tu es, s’écrie Manara converti. Je n’ai le droit d’être certain que d’une seule chose : de mon aveugle amour de Toi. » N’empêche. L’image de la Femme : initiatrice d’amour, inaccessible et proche, témoin de la genèse du monde et nous ramenant vers Dieu, est apparue à Milosz. Il ne l’oubliera jamais. Et d’Annalena à Girolame, quel progrès ! Comme dans le Cantique des Cantiques, la Vierge n’est encore que pressentie et son visage reste voilé. Mais déjà, sous ses pas, la vieille terre retrouve une fraîcheur intacte. Dans Méphiboseth (drame paru l’année suivante, 1913), l’exultation n’est-elle pas celle même du Cantique ?
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau !
Entends-tu ? Voici l’ondée
Elle vient... elle est tombée !
Tout le royaume de l’Amour sent la fleur d’eau.
La jeune abeille,
Fille du soleil,
Vole à la découverte dans le mystère du verger ;
J’entends bêler les troupeaux,
L’écho répond aux bergers.
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau !
Le tendre jour nous fait signe de la colline voilée.
Levez-vous, Amour doux, appuyez-vous sur mon épaule ;
J’écarterai la chevelure du saule...
La colombe aux beaux pieds vient boire à la fontaine ;
Qu’elle s’apparaît blanche dans l’eau nouvelle !
Que dit-elle ? Où est-elle ?
On dirait qu’elle chante dans mon cœur nouveau.
La voici lointaine.
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau !...
Sois notre hôte, arrête-toi ;
Tu te reposeras sous notre toit...
Nous te nourrirons de pain, de miel et de lait.
Ne fuis pas.
Qu’as-tu à faire là-bas ?...
Il y a une belle chambre secrète
Dans notre maison de repos ;
Là, les ombres vertes entrent par la fenêtre ouverte
Sur un jardin de charme, de solitude et d’eau...
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau !
Cette vision d’une terre non encore touchée par le temps ou rendue à l’innocence du Premier Jour, n’était pas propre à Milosz. Invoquant, lui aussi, l’Écriture, André Gide prêchait alors le retour à l’innocence paradisiaque et à une vie « actuellement éternelle ». Ses Nourritures terrestres nous introduisaient dans un jardin tout doré par la présence éparse de Dieu. Adam y cueillait librement tous les fruits, à tous les arbres. Le péché n’avait plus de nom. Aboli le cauchemar de la Chute ! Péguy, de son côté, s’attardait alors avec « Ève » dans le Premier Jardin. Il lui fallait des milliers de vers pour dire la beauté intacte du « premier soleil sur le premier matin ».
Gide, Péguy, Milosz : trois obsédés du Paradis, trois destins spirituels. Certes, nous le savons d’avance, Milosz ne sera jamais, comme Gide, cet exégète complaisant qui adultère l’Évangile pour justifier une mystique sensuelle. Et pourtant, comme Gide, n’attend-il pas pour aujourd’hui l’accomplissement des promesses ? N’exige-t-il pas de son vivant l’entrée dans la terre de lait et de miel, l’éternité, l’extase ? Il ne rejoindra donc pas davantage le réaliste, le patient Péguy, qui sait bien que le Paradis terrestre est barré par l’épée de l’ange, que le vieillissement est inévitable, qu’on ne remonte pas le fleuve du temps, qu’on n’efface pas le stigmate de la Chute.
En 1913, le destin de Milosz est loin d’être fixé. Sera-t-il chrétien ? et quel chrétien ?
LES SEPT SCEAUX BRISÉS.
L’un des derniers jours de 1914, un ami, Carlos Larronde, parvenait à forcer la porte de Milosz, interdite à tous depuis quelques semaines. Adossant à un mur sa haute silhouette, le poète lui dit : « J’ai vu le Soleil spirituel. » Que s’était-il passé ? Milosz avait eu sa « nuit ».
Le quatorze décembre mil neuf cent quatorze, vers onze heures du soir, au milieu d’un état parfait de veille, ma prière dite et mon verset quotidien de la Bible médité...
Jusqu’ici, vous croiriez lire une version nouvelle du Mémorial. Suit le récit d’une vision compliquée, bizarre, que Milosz regretta un jour de n’avoir pas, comme Pascal, tenue secrète. Mais le témoignage est là, énoncé à plusieurs reprises, et sur quel ton grave !
... Qu’il soit permis à l’auteur de jurer sur son honneur de serviteur du Roi Christ... que l’apparition du Soleil incorporel et la cérémonie de la Bénédiction et du Sacre... ont eu lieu en toute vérité et réalité, au milieu d’un déploiement de grandeur indicible, en pleine méditation spirituelle... ; que l’opération mystique a eu lieu à la date du quatorze décembre mil neuf cent quatorze, vers onze heures du soir... ; enfin, que ce phénomène spirituel exerce depuis bientôt treize ans une influence souveraine sur sa pensée...
Si le « Feu » de Pascal est d’interprétation malaisée, que dire du « Soleil incorporel » dont parle Milosz ! Mais, bien plutôt qu’à Pascal, c’est à Léon Bloy que nous pensons, à la visite foudroyante qu’il reçut de l’Esprit en 1880, et à cette mystérieuse révélation, dont il tut les termes mais laissa deviner la substance, qui bouleversa sa vie, inspira toute son œuvre et explique en partie un ton de prophète que ses ennemis nomment outrecuidance. Pour Bloy, l’humanité gît dans les ténèbres, et les prêtres eux-mêmes n’entendent pas le message à eux confié. Il vitupère parce qu’il aime. Lui seul sait. Il voit venir la fin des temps. Au feu toujours présent de son « secret », les versets de la Bible flambent, et livrent un sens que les aveugles refusent d’admettre. Dont il rage et pleure.
Milosz a vu, lui aussi. Et sa vision l’a consacré. « Je suis prêtre selon l’ordre de Melchisédech. » Tout ce qu’il écrit désormais est poème inspiré, définitif, « couronne des deux Testaments », « lumière nouvelle répandue sur le livre intangible de l’orthodoxie catholique ». L’année de sa vision ouvre une nouvelle ère : 1914 est l’An I de la « suprême connaissance ».
Arrêtons ici un rapprochement qui deviendrait vite intolérable : il est évident que Léon Bloy a pénétré au centre, au cœur, au cœur du cœur de l’Évangile, et cela d’une façon beaucoup plus personnelle, plus sûre et surtout plus pure que Milosz. Restent à expliquer son assurance de mage, le rôle étonnant qu’il fait jouer à « la Femme », son paraclétisme enfin ou attente d’un « Troisième Règne » (celui du Saint-Esprit succédant à ceux du Père et du Fils) : toutes hantises qui rappellent celles de Milosz. On a soutenu récemment qu’initié très tôt aux doctrines théosophiques, il avait ensuite caché ses sources. Je le crois. Milosz, lui, nous les montre avec candeur. Par-delà Claude de Saint-Martin, Swedenborg, Böhme et Paracelse, il se relie, proclame-t-il, aux Égyptiens, ces témoins de la Révélation primitive. Seulement, depuis 1914, il tient un peu à distance tous ces initiés : ils tâtonnaient et il a trouvé ; ils balbutiaient et il profère : « Les silences des vieux Maîtres se font parole dans ma bouche. »
Ce qu’il a trouvé ? Difficile à dire ! Ars magna et les Arcanes, les deux ouvrages où il a consigné sa pensée (à l’usage des âges futurs qui seuls, dit-il, pourront la comprendre) ressemblent assez à des grimoires. Beaucoup de fumée, mais que traverse soudain l’éclair du génie. Les alchimistes devaient écrire ainsi, près des fourneaux qui faisaient rougeoyer leurs fronts d’inspirés. Il s’agit, en effet, de libérer l’âme de vérité qui souffrait au fond des casseroles alchimistes, et de montrer que la science la plus moderne exprime avec une rigueur de méthode qui ne permet plus ni moquerie ni contestation ce qu’avaient pressenti les vieux sages 4. Dans ce mélange de science (probablement aventurée) et d’exégèse (très contestable), seule compte à nos yeux l’intuition poétique et religieuse de Milosz. Elle n’est nullement méprisable.
Souvenons-nous de l’angoisse de Milosz enfant : comment me « situer » dans ce monde où tout est mouvement ? Emporté dans le double abîme du temps et de l’espace, nul repos pour lui qu’il n’ait trouvé un point immobile où il puisse amarrer son être. De là ce sentiment, qu’exprimaient ses premiers poèmes, d’être « en pays d’exil ». Ainsi Pascal cherchait-il une « assiette ferme », quand tout « branle et nous quitte, échappe à nos prises et fuit d’une fuite éternelle ». La « dernière base constante », Milosz, comme Pascal, ne la trouve que hors du monde : en Dieu.
Mais d’où vient que, pour la plupart des hommes, cette vérité manque d’évidence, et que Milosz lui-même ne l’ait découverte qu’à la faveur de la prière et d’une illumination divine ? Pascal répond par la Chute. Milosz aussi. Avant la faute, situé en Dieu, Adam voyait clairement sa relation à Dieu, et référait à Dieu l’univers créé. La Chute a obscurci ce sens de la dépendance. Du coup, éloignés de Dieu, nous avons reporté sur la nature notre besoin d’absolu : nous en avons fait l’Infini. Pour nos yeux couverts d’une taie, « la matière devint le réel, et Dieu devint un rêve ». Le châtiment de la faute ? La vraie raison de l’angoisse humaine ? « Se trouver en Dieu et ne plus le savoir. »
Comme Pascal aussi, Milosz, pour retrouver Dieu, fait fond sur le cœur plus que sur la pensée. Elle est de lui cette formule magnifique : « Le cerveau n’est que le satellite du cœur. » Simple reflet du soleil intérieur, la raison ne découvre que ce que le cœur a d’abord senti. Le cœur sent Dieu, dit Pascal. Et Milosz : le cœur se souvient. Dans le cœur retentit la pulsion de l’origine, la déflagration de l’acte créateur. L’oreille collée à la « Source » (comme dirait Claudel), nous percevons le rythme imposé par Dieu à tout ce qui existe ; nous retrouvons le sens de la dépendance et de l’adoration. Le recueillement sur l’or intime est la condition de toute poésie comme de toute sainteté. Milosz sait maintenant où « se situer ». Ayant retrouvé l’Absolu, c’est la matière qui lui paraît une ombre. « Je suis en Celui qui est. » Explication vertigineuse et simple, où convergent non seulement le « cœur » de Pascal et la « source » de Claudel, mais la « réminiscence » de Platon et la « fine pointe » des auteurs spirituels. Ainsi se rencontrent, venus de chemins divers, les grands poètes, les philosophes inspirés et les mystiques.
Le moindre doute émis sur son orthodoxie catholique était accueilli par Milosz comme une injure. Voici la profession de foi qu’il adressait à Pierre Flouquet le 25 mai 1938 (moins d’un an avant sa mort) :
Je suis catholique : catholique pratiquant avec ferveur, poète et exégète catholique. Notre Mère la Sainte Église est vérité absolue. L’Écriture est vraie dans son sens littéral, aussi bien que dans son sens spirituel... Le Catholicisme est la Vérité unique. Toutes les autres doctrines, malgré le reflet qu’elles nous offrent par endroits d’une révélation primitive commune, sont fausses. Seul – je ne me lasserai jamais de le répéter – le catholicisme est vrai, il est le judaïsme, l’ancienne Loi à l’état d’accomplissement et non plus de simple promesse, en la Personne divine et humaine de Iecoschouah Perets, c’est-à-dire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Lumière spirituelle, formatrice de l’Univers, fait homme.
Permettez-moi d’ajouter que je ne fais pas un pas dans cette misérable existence sans consulter mon confesseur et mon directeur de conscience.
Rien ne serait odieux comme de rejeter dans les ténèbres extérieures un homme qui eut tant de peine à s’en évader, et qui s’agrippait à l’Église avec une volonté aussi ardente et exclusive. Son refus d’un Dieu personnel (à l’époque de l’Amoureuse Initiation) n’avait été qu’une étape. Il se trouve encore des critiques pour parler, à son sujet, de panthéisme. C’est ne l’avoir pas lu : « Le panthéisme, a-t-il écrit, cette religiosité des négateurs timorés, est aussi éloigné de notre pensée que l’athéisme. »
Ce qui peut nous tromper, c’est que sa langue ne s’est jamais dégagée du jargon théosophique. Mais c’est aussi qu’il s’exprime en poète. Lui reprocherons-nous de parler de la prière avec une magnificence à laquelle nous sommes peu habitués ?
La prière a été donnée (à l’homme) comme une clef d’or et l’Univers comme un coffret plein de diamants et de rubis stellaires. La clef était unique. Ton orgueil se révoltait à l’idée de se servir d’une clef unique, inventée par un autre que toi. Tu as jeté la clef dans le puits et tu as gardé le coffret indestructible, le coffret couleur de nuit à jamais clos, hermétiquement. Mais la clef d’or a été retrouvée... Moi qui prie, je suis libre... Vous, Messieurs, qui ne priez pas, vous êtes libres également. Mais c’est moi qui suis le maître du trésor.
Il est trop facile de le rendre suspect en le qualifiant de gnostique. Milosz est de ces hommes qui, à la différence de beaucoup de chrétiens, n’accueillent pas la vérité comme une lettre morte ou un corps étranger, mais qui se portent vers elle avec toutes leurs puissances avides, et lui donnent, en eux-mêmes, toutes les résonances dont ils sont capables et dont elle est riche. Et il est bien vrai que ce qu’il dit de la Vierge, « Étoile du Matin », brille de toutes les gemmes des cieux d’Orient, et se ressent de la splendeur à la fois cosmique et spirituelle réservée par Dieu à « la Femme », à la « Nouvelle Ève », dans les rêves des théosophes. Mais qui prétendra que cette conception dépasse ce que suggère le dogme ? Quant au Dieu de la théologie, eut-il tort de le refuser, tant qu’il ne sut pas que son nom était Amour ? Le mot Amour a toujours besoin d’être rénové dans la plénitude de son sens johannique, – et c’est ce qu’a fait Milosz, pour qui il fut angoisse d’abord, puis extase. « L’immuabilité du suprême Amour, c’est la Foi », dit-il. « La mienne m’attendait au terme de quelle course aride ! »
À la fin, cet homme qui est parvenu à l’Église par des chemins si bizarres, se tient fermement au roc, et rejette toutes les images. « La théosophie est un conte bleu », dit-il. « La théurgie véritable », c’est « celle de la grâce, celle qui prie ». Tout s’efface ou se résume « dans l’Apocalypse et les litanies catholiques ». Il se retourne même contre l’école des poètes symbolistes qui ont imaginé « un monde intermédiaire, flottant et stérile, le monde des symboles ». Plus exigeant, il a foncé, déchiré l’écran poétique, atteint la réalité. Et peut-être est-ce la raison du silence où il s’enveloppe à la fin de sa vie.
On voit mal le poète métaphysicien Milosz astreint à une tâche régulière, dans un bureau. Mais la révolution russe ayant confisqué tous ses biens, il dut travailler à la Légation de Lituanie, à Paris, pendant vingt ans, jusqu’à la veille de sa mort. L’ancien boyard était un pauvre. Mais un accident aussi extérieur ne pouvait atteindre le personnage, d’une originalité si accusée, dont Edmond Jaloux nous a laissé ce portrait inoubliable.
... Il donnait assez bien l’impression d’un grand seigneur du XVIIIe siècle... Son vaste front bombé aurait pu se coiffer d’une perruque poudrée, son profil d’aigle se pencher sur un jabot à dentelle ! Il avait une bouche amère et mince, un menton en galoche, une voix gutturale, avec un très léger accent slave, un rire tragique et comme révolté ; avec cela, un teint alternativement marqué de pourpre et de pâle, une agitation non dépourvue de solennité et l’air, où qu’il se trouvât, d’être seul, voué à soi-même et se débattant dans un filet de contingences intolérables. Il inspirait le respect et repoussait la familiarité. Il avait coutume de marcher en parlant, et tantôt indigné, tantôt exalté, tantôt éclatant en sarcasmes furieux, il arpentait un salon du même pas impatient et furieux dont on voit Sinibaldo traverser sans les voir un quai de Londres, une piazza de Venise ou, à Paris, les faubourgs fantomatiques de Grenelle ou de Belleville.
Dédaignant la gloire, qui le dédaignait, il écrivait encore des sentences d’or et de feu, acquises au prix de son sang. « Il m’importe peu de n’avoir pas été compris, disait-il. Mes fils spirituels, dans les siècles à venir, m’entendront à demi-mot. » Les yeux perdus dans « l’immensité du domaine mystique », il n’oubliait pas ses frères, actuellement ses « ennemis ».
Ainsi, les matins d’hiver, dans la vapeur de troupeau du métropolitain, j’aime bien, de mon coin, observer ces ouvriers de Paris, ces enfants de la plus vieille des civilisations, la seule vraie. D’aspect malingre mais très robustes, ils se rendent à l’usine ou au chantier, la poche à outils pendue à l’épaule. Sous la gouaillerie de surface, quel air de supputer la valeur réelle des êtres...
Et il nous confie ses rêveries du métro. Étonnantes, on s’en doute. Ses anticipations, comme celles de tous les grands esprits intuitifs, nous paraissent un peu folles. C’est un mélange d’Auguste Comte et de Léon Bloy. Il voit le monde s’orienter, de crise en crise, vers l’unité. La guerre aérienne ? « Ce sont ces routes idéales, tracées dans le ciel, qui feront de la terre une patrie. » La Société des Nations ? Timide et chaotique ébauche des États-Unis du monde. La conversion des Juifs marquera l’avènement de l’empire catholique et romain. Et les peuples loueront Dieu dans une nouvelle Notre-Dame, cathédrale de la Terre entière.
Ruminations de solitaire, car qui l’écoute ? Quelques rares amis, parmi lesquels les poètes Jean de Boschère et Armand Godoy. Mais le doute ne saurait l’atteindre. L’avenir lui rendra justice.
Devant celui qui se prosterne
On se prosternera.
Milosz enfonce de plus en plus sa tête vieillissante dans la Bible et dans les étoiles. Les Nombres lui parlent. Les étymologies lui échauffent le cerveau. Dans son commentaire « confidentiel » de l’Apocalypse, il délire avec une sombre grandeur. Nous ne le suivons plus. À la solitude, « sa mère, sa nourrice », il doit ses intuitions si personnelles, ses hardis coups de sonde dans le mystère, mais aussi un autodidactisme qui, en exégèse, favorise les fantaisies les plus aberrantes.
Dans l’attente du Paradis, il voudrait ne plus poser le pied qu’en lieux consacrés. On le voit pèleriner à Notre-Dame des Victoires et à Lourdes ; à Auxerre surtout où il pénètre, à pas émerveillés, dans « la seule église apocalyptique de la chrétienté », et s’arrête devant Notre-Dame des Vertus dont le visage s’irradie parce qu’elle presse sur son cœur le livre aux sept sceaux brisés. À la différence des hommes, les oiseaux entendent son langage. Il les nourrit, et, dès qu’il paraît, « ces représentants d’une Première Nature » tourbillonnent, dessinant autour de sa tête cette auréole qu’un monde épais lui refusa. Cette familiarité des oiseaux est bien la seule qu’il ait connue. C’est là, disait-il, l’un des meilleurs souvenirs « que j’emporterai de la dure planète Terre ». Rentré dans sa chambre, qu’il a tapissée d’icônes, il rouvre sa Bible (« c’est très beau – mais tout de même un peu fatigant ») et y découvre l’annonce d’un bouleversement cosmique pour 1944 ! « La fin vient, la fin arrive des quatre extrémités de la terre ! » Comme Léon Bloy, il n’attend plus que le Paraclet.
Le 2 mars 1939, le Seigneur vient prendre enfin ce Pèlerin de l’Amour, ce routier de toutes les routes spirituelles, venu à Lui par des chemins si bizarres, maintenant fourbu, écroulé mais vainqueur sur le seuil de la maison paternelle. À plus juste titre que tant de chrétiens qui ne cherchent pas parce qu’ils croient avoir trouvé, il avait certes bien mérité ce repos qu’il implorait dès les Arcanes :
C’est dans le Seigneur, c’est dans sa paix, que je veux dormir et reposer.
André BLANCHET, La littérature et le spirituel, t. II, 1960.
1 L’œuvre d’O. V. de Lubicz Milosz (prononcez Miloche) étant devenue à peu près introuvable, la librairie Égloff a entrepris une édition des Œuvres complètes en dix volumes (Fribourg, 1944), édition demeurée inachevée, mais récemment reprise, sur un plan nouveau et meilleur, par les Éditions André Silvaire, Paris. Sur Milosz, on peut consulter : Armand Godoy, Milosz, le poète de l’amour, Égloff, 1944 ; Jean Rousselot, Milosz, Seghers, 1949 ; G.-I. Sidonis, Milosz, sa vie, son œuvre, son rayonnement, Olivier Perrin, 1951, et surtout O. V. de L. Milosz, Collection « Les Lettres », Éditions André Silvaire, 1959.
2 G.-I. Zidonis, Milosz, pp. 18, 23 et 60.
3 Créé à Paris, dès 1914, Miguel Manara a été repris, en 1958, avec un grand succès, au « Studio des Champs-Élysées », dans une parfaite mise en scène de Maurice Jacquemont.
D’autre part, le compositeur Henri Tomasi a tiré de ce mystère de Milosz un drame lyrique en quatre actes, dont la création française au théâtre a eu lieu la même année à Bruxelles, au Théâtre Royal de la Monnaie (livret aux Éditions Alphonse Leduc).
4 Milosz affirme s’être rencontré avec Einstein dans la conception de la relativité généralisée. « L’auteur ne connaissait à cette époque (1916) ni les théories de M. a Einstein ni même le nom du grand mathématicien. Cependant, par une coïncidence assez troublante pour mériter l’attention des hommes de science, l’Épître (à Storge), fruit de méditations essentiellement métaphysiques sur le mouvement, renferme toutes les conclusions d’ordre général tirées de la théorie einsteinienne par ses commentateurs, l’espace, identifié avec la matière, y étant représenté comme un solide, le temps comme une quatrième dimension, et l’univers comme un corps illimité mais fini, dont les éléments ne se laissent situer que dans la relation qui les lie les uns aux autres. » (Ars magna, Avertissement.) Ainsi Milosz écartait-il l’idée de la matière considérée comme l’Infini ou l’Absolu, – idée enseignée à sa génération et dont elle eut quelque peine à se libérer. Cf. Claudel, Positions, I, p. 168. Une comparaison avec la théorie du mouvement chez Claudel (dans l’Art poétique) serait d’ailleurs pleine d’intérêt.