L’« Histoire de la Révolution française » de Carlyle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon BLOY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Voici un livre publié à Paris depuis dix ans et aussi profondément ignoré de la plupart des hommes instruits que le premier livre de talent qu’il vous plaira d’imaginer. Il n’est donc pas encore trop tard pour en parler, et nous avons quelques motifs de supposer qu’il n’est pas tout à fait inopportun de le faire en ce moment-ci. L’auteur a déjà conquis la célébrité dans sa froide patrie et, s’il est exact d’affirmer que l’esprit français a encore quelque vivacité et quelque enthousiasme, on peut lui prédire chez nous un étonnant avenir. Hâtons-nous de déclarer que nous avons le dessein formel de soutenir l’opinion que voici : l’Histoire de la Révolution française de l’Anglais Carlyle est destinée à survivre à toutes les autres histoires de la Révolution, précisément parce qu’elle est la seule qui soit entièrement et absolument méprisante.

En effet, pour peu qu’on y regarde, on verra que toutes les autres sont devenues plus ou moins méprisables et que, dans un temps donné, la triste expérience de nos malheurs ayant accompli son travail sur l’opinion publique, ces apologies seront trouvées insupportables. Le mépris qui les frappera pour jamais fera alors équation parfaite à l’ignobilité de leur objet, et l’ironie féroce et vengeresse de cet Anglais sera seule capable de nous satisfaire.

Qui donc n’a pas écrit sa petite histoire de la Révolution française ? Nous ne connaissons pas un seul sujet d’histoire qui ait eu un aussi grand nombre de plumes à son service. Et quelles plumes, grand Dieu ! Toutes les oies de la terre y ont passé, et même celles du Capitole.

Au premier rang nous voyons Buchez, le sentimental Buchez, qui nous explique que la Révolution est sortie de l’Évangile, par l’excellente raison que Camille Desmoulins glorifiait le bon sans-culotte Jésus. Nous voyons ensuite M. Thiers, beaucoup moins abracadabrant que Buchez, mais par cela même d’un effet irrésistible sur le bourgeois, dont il est devenu le dieu. M. Thiers a toutes les lâchetés de jugement qui conviennent à un homme sans principes, et toute la tolérance de principes qui plaît à des lecteurs sans opinion. Son histoire est la plus lue par conséquent. Après ceux-là viennent Michelet et Louis Blanc, au-dessous desquels il n’y a plus que M. Victor Hugo, s’il se mêlait d’écrire l’histoire de l’avenir, et M. Félix Pyat, si les gendarmes lui permettaient de la réaliser.

Voilà tout ce qu’on a lu et tout ce qu’on lit présentement sur la Révolution française. Il existe sous ce titre un grand nombre d’apologies plus ou moins imbéciles ou criminelles ; mais les quatre prétendues histoires qu’on vient de mentionner ont seules surnagé, et bientôt sans doute personne n’en voudra plus. Déjà l’oubli se fait pour la première, et les trois autres arrivent à cet ignominieux suffrage de la canaille, qui est l’arrêt de mort de toute production de l’esprit.

Il devient donc très facile d’entrevoir le moment où il n’y aura pas en France une seule histoire de la Révolution qui fasse autorité dans des esprits tant soit peu cultivés et qui fasse impression sur des coeurs tant soit peu mâles. Eh bien ! à l’heure de cette détresse nous offririons Thomas Carlyle.

 

 

 

II

 

 

Tous les critiques français qui ont parlé de Carlyle ont senti l’extrême difficulté de faire comprendre cet homme singulier, d’une originalité si rare et si profonde qu’il déconcerte toutes les manières accoutumées de voir et de juger. Alors ils ont dit que c’était un Michelet anglais, et cela est vrai par certains côtés littéraires et inférieurs. Mais on ne peut pas dire que Michelet soit un Carlyle français et l’identité intellectuelle de ces deux hommes disparaît aussitôt qu’on les rapproche.

L’Histoire de la Révolution française est le seul ouvrage de Carlyle qui ait été traduit intégralement dans notre langue, et c’est de celui-là seulement que nous avons le dessein de parler ici. Eh bien ! quand on lit ce livre, on est tout d’abord frappé de l’étonnante impersonnalité de l’auteur et c’est là ce qui le met à part de Michelet et de tant d’autres, de qui l’ordinaire procédé est d’accommoder l’histoire aux exigences de leur propre vanité d’esprit.

On a remarqué depuis longtemps que, dans une société sans croyances, le mépris de la vérité n’est pas incompatible avec une immense et générale estime de soi. Les hommes se vengent sur leur raison de l’indigence coupable de leur coeur, et ils massacrent la vérité pour être dispensés de l’adorer. Mais, comme la nature humaine est ainsi faite qu’il faut absolument qu’on adore quelque chose, on s’adore soi-même dans son esprit quand on a commencé d’être rebelle, et dans son coeur quand on est tout à fait corrompu. Alors, si on est historien, comme Michelet, par exemple, on ne raconte pas des faits, mais on se raconte soi-même dans des faits d’histoire : on suppose d’une manière générale et inconsciente que l’histoire du monde est une longue série de réalités prophétiques qui viennent aboutir à un certain homme marqué pour les accomplir, et qu’on est cet homme-là qui doit éclairer du flambeau de sa révélation le progrès des générations futures. On prend le faible coeur qu’on a dans la poitrine, on le met dans toutes les poitrines scélérates ou glorieuses qu’il s’agit d’évoquer, et on fait défiler fantastiquement Michelet-Louis XVI, Michelet-Marie-Antoinette, Michelet-Mirabeau, Michelet-Robespierre et surtout Michelet-Révolution française. Ensuite, tout est dit : le passé a donné tous ses enseignements, l’histoire a épuisé toutes ses leçons, on peut entrer dans l’avenir et prophétiser en pleine lumière.

Carlyle aurait trouvé cela monstrueux... et comique. Mais c’était un fier homme anglais comme on en a peu vu dans ce siècle. Il avait un dédain superbe pour toutes ces vanités en délire qui ne trouvent pas à se satisfaire, même dans l’excès de la plus basse démence. Il eut, à un degré dont nous ne voyons pas d’exemple, l’amour éperdu de la réalité historique. Il la chercha toute sa vie et la poursuivit avec une ardeur qui ressemblait à une autre sorte de délire. Nous ne croyons pas qu’il soit possible de se dépouiller de soi plus complètement qu’il ne le fait, à moins d’être un saint et de raconter la gloire de Dieu.

Or, il était simplement idéaliste et puritain. Sa grande affaire, à lui, c’est de peindre, et il n’a pas souci d’endoctriner les peuples ; mais sa peinture a une telle intensité, qu’elle ressemble à une évocation. Positivement, il a vu ce qu’il raconte et il le fait voir aux autres. Il se mêle à toutes ces cohues sanglantes ou stupides, il épouse successivement toutes les passions de ce temps affreux, il est royaliste avec les amis du roi, et républicain avec les sans-culottes, et il est tout cela avec plus d’intensité que qui que ce soit. Il s’affuble de tous ces masques avec l’impersonnalité d’un comédien de génie, et il arrive ainsi à une peinture qui fait sur nos âmes l’effet d’une vision. Mais en même temps que cette peinture s’achève, l’âme de l’artiste, par un procédé inouï, se dédouble tout à coup, et le plus formidable rire éclate au-dessus de ces scènes d’horreur comme un ricanement d’un démon dominerait le concert blasphématoire d’un troupeau de damnés.

Au fond, Carlyle est pour la Révolution contre la monarchie française, mais il ne croit pas que le nombre soit la vérité et il ne compte, pour faire quelque chose dans le monde, que sur la grandeur personnelle de certaines âmes. Il est l’ennemi des parlements et des parlementaires. Pour un protestant et un puritain comme lui, il n’y a pas là trop de contradiction. Il ne cherche donc pas des idées dans la Révolution, il cherche des hommes : il lui faut à toute force des âmes vivantes, personnelles, et non pas des collections d’appétits et d’instincts. N’en trouvant pas, il se rue avec furie sur les fantômes que son art vient d’évoquer, il les ressuscite pour les guillotiner une seconde fois, il fait boire leur sang aux chiens et donne leur chair aux pourceaux.

Il n’a quelques bontés que pour Mirabeau et Danton, qui furent en effet tout ce qu’il y eut de plus vivant et de plus intense dans la Révolution. On n’a, certes, jamais rien écrit de plus amer, de plus méprisant, de plus froidement féroce contre la Révolution française que l’histoire même de cette révolution par un homme qui ne la hait point, et, pour des chrétiens qui savent ce que Dieu fait et ce que Dieu permet, il y a là une terrible leçon et une menace plus terrible encore.

 

 

 

III

 

 

Mais on a dit peu de choses de Carlyle tant qu’on n’a pas parlé de son style, de sa langue historique, laquelle est plus étonnante que tout le reste. Carlyle fait en histoire une chose tout à fait nouvelle : il fait de la caricature. Une chose peu noble, d’ailleurs, et que les enfants de l’Église ne doivent pas aimer. Pour notre propre compte, nous la méprisons du fond de notre coeur, parce que nous considérons ce que Dieu a mis dans l’homme et pour quelles fins ineffables il lui a donné ce corps dont chaque molécule a, pour ainsi dire, une signification liturgique depuis que le Verbe s’en est revêtu, et il nous semble que c’est une abominable profanation que de repousser ainsi dans le néant d’où Dieu a tiré sa propre image, cette image même, recréée par la Rédemption.

Mais personne ne haïssait plus la caricature que ce puritain de Carlyle qui s’en est si épouvantablement servi, et il la haïssait pour les mêmes raisons que nous, quoiqu’il ne fût qu’un pauvre protestant. Cependant, ici, il n’a pas hésité à s’en servir, parce qu’il n’a pas vu le moyen de s’en passer. Il exècre comme des ennemis personnels, pour avoir trompé son attente de millénaire, les mêmes hommes que nous exécrons, nous, comme ennemis de l’Église et de toute espèce d’ordre moral et social, et il pense qu’avec de tels ennemis il n’y a pas de composition possible ; qu’il s’agit absolument de vie ou de mort et que, par conséquent, toutes les armes sont légitimes, pourvu qu’elles soient exterminatrices. Qui sait, d’ailleurs ? Peut-être que cet historien, si affamé d’exactitude, n’a pas même voulu faire de caricature, mais qu’il a simplement cherché la réalité toute crue de ces types d’abjection et de ridicule qu’il lui fallait peindre dans son histoire. La Révolution française nous inspire un tel dégoût que nous croirions plutôt cela.

Mais enfin, littérairement, Carlyle apparaît comme un caricaturiste et, à nos yeux, c’est là le plus profond de son originalité. Imaginez, si vous le pouvez, une mixture de Milton et de Henri Heine, et peut-être alors aurez-vous quelque idée de cet artiste véhément jusqu’à la démence et en même temps glacé comme le vent du pôle, avide des émotions de toutes ces scènes dont il a la vision distincte et cependant pénétré d’horreur, arrêtant son récit par un mot cruel et flétrissant au moment même où il est devenu pathétique, grossissant et gonflant outre mesure ses effets pour les crever ensuite d’un coup d’épingle, majestueux et biblique dans l’ironie, léger à contretemps et toujours emporté sans cesser un seul instant d’être maître de lui. Avec cela, bourré de réminiscences mythologiques et empêtré de cette abominable terminologie allemande des kantistes dont il s’était nourri et qui gâtèrent son beau génie.

Tel est cet écrivain étrange, de tous les hommes le plus éloigné de la médiocrité, planète désorbitée apparaissant tantôt dans l’ombre et tantôt dans la lumière, mais ne se précipitant jamais complètement du ciel.

Nous n’aimons pas les citations. La critique, selon nous, doit citer fort peu, et d’ailleurs, ici, l’espace manque. Cependant, écoutez cette page prise à peu près au hasard dans le premier volume :

 

Plus significatif encore sont deux livres produits à la veille même de la mémorable explosion, et lus avec avidité par tout le monde : Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, et le Chevalier de Faublas, de Louvet. Livres dignes d’être notés et qui peuvent être considérés comme les dernières paroles de la vieille France. Dans le premier s’élève, comme une mélodie, le gémissement d’un monde moribond ; partout la saine nature en conflit inégal avec l’art perfide et malsain : elle ne peut y échapper dans la plus humble chaumière, dans la plus lointaine île des mers. La ruine et la mort doivent frapper la bien-aimée, et ce qui est plus que tout significatif, la mort même ici, non par nécessité, mais par étiquette. Quel monde de prurit et de corruption se montre visible dans cette extra-sublimité de pudeur ! Cependant, en somme, notre bon Saint-Pierre est harmonieux et poétique, quoique très morbide. J’appellerai son livre le chant du cygne de la vieille France expirante.

Quant à Louvet, que personne ne le prenne pour harmonieux. En vérité, si ce misérable Faublas est une parole de mort, c’est de mort sur les galères dite par un coquin qui ne se repent pas. Livre cloaque, sans même la profondeur du cloaque. Quel « tableau de la société française » nous avons ici ? Tableau, à vrai dire, d’aucune chose, si ce n’est de l’esprit qui l’a produit comme une espèce de tableau. Cependant, symptôme de beaucoup de choses ; et surtout du monde qui a pu y trouver sa pâture.

 

 

 

IV

 

 

Il faut finir. Nous avons fait cet article avec le désir d’éveiller la curiosité dans quelques esprits mâles et dégagés des sottes habitudes littéraires de notre temps, si avide de toutes les nouveautés vulgaires et si bassement hostile à toutes les supériorités. Nous croyons que ce livre est bon à lire aujourd’hui, que l’expérience commence à se faire pour les plus faibles cervelles sur les conséquences réelles de la Révolution et, s’il existait quelque autre livre plus cruel, plus déshonorant et plus capable de la faire mépriser, nous l’aurions préférablement recommandé.

On nous objectera peut-être qu’il est écrit par un protestant et par un Anglais. En effet, cela nous fâche, et nous aimerions mieux que l’auteur fût Chinois, qu’il eût assassiné toute sa parenté, et même nous nous accommoderions qu’il fût possédé de plusieurs démons. Nous ne pensons pas qu’il y ait un bien grand mérite à confesser la vérité quand on est chrétien et qu’on vit au sein de la lumière ; mais lui rendre témoignage quand on la crucifie, c’est un beau miracle perpétuellement établi dans l’histoire de notre sainte Église et qui manque rarement son effet sur les cœurs les plus appesantis.

20 mai 1874.

 

 

 

Léon BLOY, Nouveaux propos

d’un entrepreneur de démolition.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net