Le Christ aux outrages

 

Sur un tableau du peintre belge Henry de Groux.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon BLOY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sa Majesté Léopold II, probablement fatiguée du renom de béotiens dont s’exaspèrent quelques-uns de ses plus fidèles sujets, vient d’envoyer gracieusement « franco de port et d’emballage » à Henry de Groux, à l’extrémité de Paris, dans le lointain Vaugirard où cet artiste extraordinaire s’est provisoirement installé, l’immense tableau de désolation et de colère qui détraqua si profondément les imaginations brabançonnes, quand il fut exposé pour la première fois, l’an dernier, au Salon Triennal de Bruxelles.

L’énormité de la toile et le poids effroyable d’un tel colis, qui décourageait les camionneurs, avaient forcé le peintre errant à l’abandonner à la sauvegarde de l’État belge, pour un temps indéterminé, comme un éléphant immobile.

On peut, en effet, se représenter l’embarras étrange d’un artiste dénué de tout vestibule princier et condamné à traîner sans relâche un laissé-pour-compte si colossal qu’il faudrait une basilique pour l’abriter confortablement.

Mais enfin, grâce à la munificence du roi des Belges, le Christ aux Outrages, élargi de sa catacombe de Bruxelles, est visible désormais – en attendant une exposition publique et retentissante – dans la provinciale rue Alain-Chartier, au fond d’un vaste hangar connu seulement de quelques pigeons, où le soleil le fait flamboyer chaque matin comme un incendie, pour l’étonnement inexprimable des visiteurs.

Le Christ aux Outrages, « rafale immense de déchaînés contre un pauvre Dieu qui tremble » disait quelqu’un, œuvre presque intraduisible par l’écriture, tellement elle est douloureuse !…

Il est difficile de savoir exactement ce que les âmes contemporaines sont capables de porter. Sans doute on peut les croire préparées à la sensation des plus terribles images, après tant d’expériences morales ou d’opérations esthétiques infligées à l’intelligence humaine depuis trente ou quarante ans.

Mais ici, pourtant, je ne sais plus.

Cette peinture est si épouvantablement anormale, si prodigieusement en dehors des traditions ou des procédés connus, si résolument séquestrée dans ses concepts, et l’anachronique inspiration religieuse dont elle est sortie, y promène si farouchement ses luminaires de cruauté, qu’on ne parvient pas à conjecturer de façon précise l’effet d’une semblable vision sur des êtres peu disposés à partager l’agonie d’un Rédempteur véritablement torturé.

Le célèbre tableau de Munkacsy ne gênait personne. Son Jésus devant Pilate était l’anodin Sauveur préconisé par des apôtres tels que Renan et le R. P. Didon, un Christ rassurant et cosmétique, élevé dans les salons et qui savait ce qu’on doit aux gens du monde.

L’élégance de ses manières et l’irréprochable correction de son maintien écartaient heureusement l’idée gothique et populacière d’un Seigneur Dieu ruisselant de sang.

Enfin, c’était un Christ roublard, très milieu de siècle, respectueux envers les riches, tout à fait à la hauteur de sa mission et d’un équilibre surprenant, que les dames les plus exquises pouvaient contempler sans effroi et qui se fût bien gardé de l’inconvenance d’une rigoureuse douleur.

La renommée devait donc emboucher toutes ses trompettes et crever pour lui tous ses tambours.

Au point de vue de la parfumerie et du savoir-vivre, le tableau d’Henry de Groux est évidemment dans une situation de profonde et déplorable infériorité. Je crois néanmoins au succès bruyant de cette œuvre, et voici pourquoi :

D’abord, on s’embête ferme. Les divertissements se clairsèment et les émotions se raréfient.

On ne se gifle pas tous les jours au Parlement et les bousculades ministérielles manquent de carnage, les théâtres se lézardent visiblement et le sâr Péladan lui-même, vexé par la Russie, interrompt ses farces.

D’autre part, un étrange courant nouveau se manifeste et se précise.

Les intellectuels demandent un Dieu. Beaucoup même ne craignent pas de demander, ouvertement et publiquement, Notre Seigneur Jésus-Christ, « des dieux le plus incontestable », disait Baudelaire.

C’est une chose infiniment digne d’être observée que nette impulsion mystérieuse des jeunes esprits dans le sens d’un renouveau du Christianisme. Évolution jusqu’ici toute littéraire, qui paraît avoir commencé aux Fleurs du Mal et que Paul Verlaine a miraculeusement accélérée dans ces derniers temps.

Celui-ci, le seul grand poète qui ait franchement apporté son cœur à l’Église depuis une demi-douzaine de siècles, – rajeunissant par un tour de force de génie toutes les vieilles images que l’athéisme ou l’accoutumance avaient déteintes jusqu’au ridicule, – glorifia le Saint-Sacrement et la Prière en des vers si beaux que l’incroyante jeunesse de la poésie contemporaine fut forcée de les admirer avec enthousiasme et d’en devenir l’écolière.

C’est à tel point qu’aujourd’hui le Catholicisme est devenu comme une espèce d’aristocratie pour la pensée.

Ajoutons que les artistes modernes, et surtout les peintres, offrent peu de consolations aux pétitionnaires du Sublime.

Une récente exposition trop fameuse n’a servi qu’à démontrer, une fois de plus, l’enfantillage décrépit de ces prétendus novateurs, pointillistes ou luminaristes, dont Rembrandt n’eût pas voulu pour broyer son chocolat et qui ne paraissent, en fin de compte, que d’incultes manouvriers du matérialisme.

Pour toutes ces raisons, j’estime vingt fois assuré le triomphe du Christ aux Outrages, tentative la plus formidable de spiritualisme chrétien qu’on ait accomplie, en peinture, depuis les prédécesseurs de ce paganisme édulcoré qui s’appela la Renaissance.

Remarquez bien qu’il ne s’agit pas du tout d’un sujet que pourrait conjecturer facilement l’imagination des critiques et dont une exécution plus ou moins divine sauverait la banalité. Cela se trouve, au contraire, à des distances télescopiques de tous les lieux communs supposables de l’iconographie religieuse.

C’est la Souffrance du Christ, telle que l’ont racontée les saints visionnaires dans des livres de diamant qui survivront au jugement dernier des littératures ; telle que l’ont certifié les Anciens Témoins qui se firent « égorger » pour obéir à l’ordonnance d’être « configurés à sa mort » ; telle enfin que l’Église, non du moyen âge, mais de tous les siècles, l’enseigna dans son effrayante Liturgie.

C’est l’ouragan des tortures inimaginables, sans le contrepoids d’aucune efficace pitié pour l’Agonisant volontaire dont le Dernier Soupir éteint le soleil et trouble les constellations.

On a parlé de vitrail et de Primitifs, de cauchemar et du sombre génie des Flandres, on a parlé de Rubens et de Delacroix. De quoi donc, ô Seigneur ! n’a-t-on pas parlé, puisque toute la presse de Belgique a poussé des mugissements autour de ce monstre de magnificence dont l’aspect décontenançait la sagesse d’une race peinturière immobilisée depuis deux cents ans ?

Ah ! c’est pourtant bien simple et cela n’exige vraiment pas tant d’érudition, puisque c’est précisément ce qu’il faut pour qu’une vieille poissonnière du pays basque ou de la Flandre Occidentale se prosterne contre terre en exhalant des gémissements de pitié, comme si on lui plantait devant les yeux quelque triptyque de Jean de Bruges ou quelque sanguinolent Ecce Homo d’Alonzo Cano !

Car il est bien incontestable, je suppose, que tel doit être l’objectif suprême de tout travail d’art exclusivement religieux. Une image pieuse devant laquelle ne pourrait prier aucun pauvre ne semblerait-elle pas ce qu’on peut imaginer de plus identique à une prévarication sacrilège ?

Voici donc le tableau d’Henry de Groux dans sa très puissante simplicité :

L’Homme des Douleurs est debout, sur le Mont fameux que la tradition désigne comme le tumulus du premier Désobéissant.

À sa droite, une impassible et raillarde brute prétorienne surmontée d’un panache éclatant et qui pourrait être le berger de ce bétail militaire, d’un abrutissement si complet, qu’on aperçoit à l’arrière-plan.

À sa gauche, un individu inexprimable, mélange d’eunuque et d’équarrisseur, qu’on croirait l’ostensoir vivant ou le reliquaire de plusieurs mille ans de crapule humaine.

Celui-là, c’est le cornac du lamentable Seigneur qu’on va crucifier, le cicérone indiciblement abject des ignominies, des malédictions et des épouvantes.

Il vocifère en désignant la Victime à la multitude. Et tel est le signal de la plus démoniaque poussée de canailles qu’un peintre, brûlant sur lui-même comme un solfatare, ait jamais eu l’audace de représenter.

La rage de cette populace aux poings crispés paraît avoir, selon l’esprit des quatre Évangiles, quelque chose de prophétique et de surhumain.

Les petits enfants eux-mêmes – détail panique ! – hurlent à la mort et brandissent leurs faibles bras contre la poitrine saccagée de l’Agneau divin.

Clovis et ses Francs sont diablement loin, oui certes ! et plus on regarde, plus on s’aperçoit qu’ils sont loin, indiscernables au delà des siècles, dans le fourmillement du chaos barbare !

Jésus est seul, absolument seul et face à face avec ce monde condamné par lui, monde horrible qui n’est rien que la balayure de l’antique Paradis perdu, nettoyé par les Chérubins.

Ce Dieu fait homme s’est si complètement dépouillé lui-même qu’il n’a pas voulu garder seulement l’atome de Divinité qui lui eût été nécessaire pour n’avoir pas peur. Il souffre et tremble dans la Chair, ainsi que les faibles d’entre les plus faibles.

Qu’il se soutienne maintenant comme il pourra. Les Anges même ont décampé, les Anges brillants descendus du ciel pour son réconfort.

Il est temps que cela finisse, car il ne lui resterait plus de Sang à répandre pour ces possédés sur la pauvre Croix salutaire.

Il saigne en effet, terriblement, par toutes les piqûres de sa Couronne et surtout par les innombrables plaies de cette Flagellation miraculeuse que la franciscaine Marie d’Agreda évaluait à plus de cinq mille coups de lanières plombées. Il est tellement rouge sous la pourpre de son haillon qu’on croirait, en vérité, que c’est lui qui est le bourreau des autres...

Mais ses Mains qui seront percées tout à l’heure, ses mains exsangues de supplicié, si brûlantes par la douleur qu’on les devine capables de consumer le firmament, – je les recommande particulièrement aux explorateurs d’abîmes qui ne craignent pas de se pencher sur la Misère infinie.

La très prochaine exposition publique de cette œuvre extraordinaire dont l’intensité surpasse les paroxysmes les plus vantés, obligera vraisemblablement la critique à modifier un peu ses formules.

Quelques-uns comprendront, sans doute, non seulement qu’il s’agit d’une toile à laquelle rien ne ressemble dans toute la peinture contemporaine, mais, avant tout, qu’on est en présence d’une force absolue représentée par un étranger à qui l’avenir appartient.

Mais est-ce bien un étranger, cet Henry de Groux, né à Bruxelles, il y a vingt-cinq ans, d’un père Français et même Breton d’origine, qui fut lui-même un peintre de très-haut mérite, dont les musées nationaux s’enorgueillissent là-bas de posséder quelques tableaux ? – car la Belgique est peut-être le premier pays du monde pour glorifier les artistes… quand ils sont morts dans l’obscurité et que leurs carcasses n’ont plus besoin de personne.

À la réserve de quelques jeunes écrivains dont la Belgique s’étonne, il semblerait que le roi Léopold fût à peu près le seul de son peuple à deviner la grandeur de cet adolescent de génie, copieusement insulté par la multitude, hideusement renié par quelques-uns et contraint de se réfugier à Paris, qui est l’éternel pavillon de ces lapidés sublimes.

C’est donc à Paris, exclusivement, à l’intellectuel Paris, où la juste gloire n’est pas toujours économisée, qu’il appartient désormais de se prévaloir d’un semblable naufragé du ciel.

 

 

Léon BLOY, février 1892, article destiné au Saint-Graal.

 

 

 

 

Note de Léon Bloy dans son journal, cinq ans plus tard :

 

Qu’est devenu le Christ aux Outrages ? Aujourd’hui, 2 décembre 1897, Henry de Groux lui-même l’ignore !!!

Il y a environ cinq ans, cette toile extraordinaire fut confiée à un sieur X..., marchand de tableaux, à Paris, pour être exposée à Londres, « Hanover Gallery », où elle obtint un succès considérable, et fructueux pour le maquignon seulement, l’infortuné peintre n’ayant jamais obtenu qu’on le renseignât sur les recettes, ni même qu'on daignât lui apprendre ce que son œuvre était devenue !!!!!

Aucune démarche n’a pu vaincre le silence obstiné de l’équitable industriel qui abuse de l’indigence d’un artiste pour le dépouiller, l’écorcher vivant, mais qui sera, sans doute, forcé de s’expliquer, un de ces jours, devant le tribunal de police correctionnelle.

Le préjudice est d’autant plus monstrueux qu’à l’époque de l’exposition à Londres, vers la fin de 92, de Groux avait la promesse formelle de l’acquisition de son tableau par le Collège de la Cathédrale de Senlis, où tout le monde pourrait l’admirer aujourd’hui, si le brocanteur subtil s’était donné moins d'essor.

 

 

 

 

 

 

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