La Maison-Dieu
par
Léon BLOY
Mon cher ami,
Vous demandez que je vous parle de la Grande-Trappe où je viens de passer deux mois.
Vous m’embarrassez beaucoup, mon ami. Que vous dirais-je de ce célèbre monastère qui n’ait été déjà fort bien dit par d’autres plus autorisés que moi ? D’ailleurs, vous ne l’ignorez guère, je n’ai pas fait ce pèlerinage et cette longue retraite dans des vues d’observation et d’histoire. Le critique est resté à la porte de la Maison-Dieu et le chrétien seul est entré. Un fort misérable chrétien, je vous assure. J’ai dépensé là peut-être plus de force vaine pour combattre la grâce qu’il n’en aurait fallu de véritable pour devenir un religieux édifiant si j’avais fidèlement correspondu à cette ineffable onction de l’Esprit divin que les plus faibles comme les plus superbes cœurs reçoivent ordinairement – qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas – dans l’austère silence de ces solitudes privilégiées. Quoi qu’il en soit, je n’ai point rapporté de la Trappe un de ces recueils de notes qui font la joie des directeurs de revues, surtout quand elles sont accompagnées de ces réflexions épouvantablement philosophiques et profondes comme les journalistes de cet heureux temps ont accoutumé d’en produire. Mais j’ai rapporté quelques impressions, non pas écrites et défigurées sur le vil papier d’un memorandum de voyage, mais toutes vivantes et inaltérées dans le plus intime de mon cœur. Si cela peut intéresser votre âme religieuse, je veux bien essayer d’en traduire quelque chose en un langage intelligible, vous en ferez l’usage qu’il vous plaira et c’est en vérité tout ce que je peux faire pour vous.
La Grande Trappe de Soligny, mère de toutes les Trappes imaginables, est peut-être de tous les monastères de la chrétienté celui dont on a le plus parlé et qu’on a le moins connu. Les romanciers et les poètes, depuis la vieille renégate de Tencin jusqu’au fastueux et superficiel Chateaubriand, ont écrit des pages plus ou moins chrétiennes, plus ou moins inspirées sur cette merveilleuse métropole de la Pénitence. Les puissants moralistes du libre examen et les coryphées littéraires de la désobéissance, tous les démantibulés corybantes de l’art moderne et tous les intègres épiciers d’un voltairianisme ennemi de l’art, ont, d’une commune voix, approuvé le genre de vie des religieux de la Trappe. En voici, je crois, la raison très claire. Ces honnêtes gens étant fermement persuadés que le catholicisme doit, dans un temps prochain, être balayé de la civilisation comme une vile poussière, il leur semble convenable d’en user miséricordieusement avec lui et de ne pas désespérer les imbéciles qui y tiennent encore en ne leur accordant absolument rien. On leur accorde donc la Trappe. Un jeune poète de récente célébrité parmi ces Titans me disait dernièrement qu’il ne concevait pas qu’avec ma foi je restasse dans le monde. Il me menaçait d’en douter si je ne courais à l’instant m’ensevelir à la Trappe. Tactique malheureusement dénuée de génie. Les ennemis de l’Église s’accommoderaient, on le conçoit très bien, de la disparition soudaine de tous les catholiques. Ils auraient ainsi le champ libre et pourraient à leur aise baver sur le pauvre monde. Mais ce n’est pas tout. L’existence d’une Trappe leur est encore très utile pour d’autres raisons. Dans leur ignorance absolue de la profonde solidarité du catholicisme, ils pensent qu’un ordre d’une austérité proverbiale, tel que celui-là, est à opposer à d’autres ordres moins rigoureux approuvés par l’Église, et, par conséquent, à l’Église elle-même. Les pauvres gens qui ne savent rien du christianisme ni de son histoire avalent assez facilement cette facétie. La sévère morale des libres penseurs n’admet pas de compromis. Tout ou rien, pas de christianisme sincère en dehors de la Trappe. Qu’on ne leur parle pas de ces abominables fils de Loyola, ni de ces criminels dominicains qui voudraient rétablir l’Inquisition, ni de ces capucins charnels qui s’amusent tant au fond de leurs capucinières ! Comment leur vie pourrait-elle être comparée à celle de ces religieux admirables, quoique démodés, qui conservent seuls aujourd’hui, dans son intégrité, l’antique tradition des premiers siècles de la foi ? Et cette fastueuse Église romaine avec toute sa pompe et ses incalculables richesses, et tous ses prélats ambitieux, et tous ses innombrables curés répandus dans les villes et dans les campagnes, si puissants, si respectés et si pervers ! qui pourrait, qui oserait les comparer à ces honnêtes trappistes qui ne mangent rien, qui ne disent rien et qui gênent si peu le glorieux essor de la civilisation révolutionnaire ? Vous connaissez aussi bien que moi ces platitudes de la haine, mon cher ami ; combien de fois les avons-nous entendues de la bouche même de ceux dont le métier consiste à être les flambeaux de l’humanité et qui parlent chaque jour à tous les peuples dans des feuilles à quinze centimes !
Mais laissons cela. Depuis que le roman a tout envahi dans la pensée humaine, il s’est établi sur la Trappe une légende tellement acceptée du public que je ne sais pas comment un historien naïf de la Maison-Dieu pourrait s’y prendre pour n’être pas traité d’imposteur. Il est universellement regardé comme incontestable que les trappistes ne mangent ni ne dorment presque jamais, qu’ils n’ont aucune communication avec le reste des humains, qu’ils passent des cinquante ans sans prononcer un seul mot, excepté, toutefois, lorsqu’ils ont l’honneur de recevoir un aussi grand homme que M. Alexandre Dumas, par exemple ; auquel cas ils ne sauraient se dispenser de lui raconter leur histoire privée qui est toujours une histoire extrêmement tragique, pleine de sang et accompagnée d’épouvantables remords. Personne, en effet, n’a le droit d’ignorer que la Trappe est remplie de criminels repentants et d’hommes en proie à d’inconsolables peines de cœur, c’est Napoléon qui l’a dit et on doit le croire. Il est également admis que deux trappistes ne se rencontrent jamais sans que l’un ne dise : Frère, il faut mourir, et sans que l’autre ne lui réponde : Frère, mourir il faut, ce qui, de la part de gens aussi résolument silencieux, peut être considéré comme un assez joli tour de force, malheureusement dénué de variété. Enfin, on regarde comme tout à fait certain que ces religieux passent tous les jours de leur vie à creuser leur tombe, ce qui, en tenant compte des années bissextiles dans une durée moyenne de quarante années de labeur, semblerait indiquer une profondeur de fosse à défier toutes les perforations artésiennes pratiquées jusqu’à ce jour sur notre malheureuse planète.
Le monde vit sur ces sottises qui traversent les générations et s’éternisent dans les pauvres têtes humaines. De tels préjugés sont à peu près sans remède parce qu’ils sont de la catégorie des préjugés littéraires, les plus dangereux de tous, puisqu’ils atteignent à l’essence même des choses sous une apparence de superficialité. Pour moi, j’ai voulu connaître la Trappe pour avoir le droit de l’admirer sans littérature. Je voulais y passer très peu de jours, j’y ai passé deux mois. Je n’ai rien à vous dire de la vie que j’y ai menée. Là, les jours se suivent et se ressemblent. C’est l’immobilité de l’imagination et de toutes les facultés extérieures de l’âme. La vie se ramasse et se concentre en un point fixe du cœur. On est là pour obéir, aimer Dieu et se préparer à la mort. Tout le reste est dans un lointain infini. C’est pour cela que les mondains qui y reçoivent l’hospitalité n’y séjournent guère et emportent en fuyant une impression assez ordinaire d’ennui profond et de monotonie désolante. Il est bien entendu que, n’étant pas trappiste, je ne partageais pas le régime des religieux. Je vivais avec les autres hôtes dans un vaste bâtiment appelé l’hôtellerie et entièrement séparé de la clôture. Le règlement de cette hôtellerie est déjà assez sévère pour épouvanter les hommes du monde et pour les mettre en fuite au bout de deux jours. Cela, je l’avoue, a failli m’arriver. D’abord, l’heure du lever, celle du coucher, celles des repas sont fixées inéluctablement. Après chaque repas, une heure de récréation dans le jardin de l’hôtellerie et non ailleurs. Obligation d’assister aux principaux offices de la communauté et défense de s’en dispenser sans permission. Défense de sortir de sa chambre après les heures des repas, des récréations ou des offices, et défense encore d’y recevoir qui que ce soit. Défense toujours de sortir de l’enceinte du monastère sans permission. Enfin, à table, interdiction perpétuelle du vin, de la viande, du poisson, du café et de l’alcool sous quelque forme que ce soit. Vous voyez que ce règlement est déjà une sorte de postulat aux austérités de la Trappe. Les deux points qui m’ont le plus coûté ont été l’interdiction du café et celle du tabac. Ces deux seules choses ont failli me faire renoncer à ma retraite. En somme, si la Trappe est le seuil du Paradis, l’hôtellerie de la Trappe n’est pas assurément le seuil de Sybaris. Mais on s’y fait au bout de huit jours.
J’ai visité la communauté. Une chose saisissante d’abord et inattendue pour les mondains superficiels qui pensent que la Trappe est un lieu de tortures, c’est la joie, la sérénité parfaite, la jubilation surnaturelle de tous ces visages de religieux, et quand on les interroge et qu’ils ont la permission de parler, ils disent tous que leur existence est un commencement du ciel. Comme je visitais le réfectoire, le Père qui m’accompagnait m’assura que les soupers les plus exquis de la Maison Dorée ne valent pas les simples et maigres repas de la Trappe, lesquels sont assaisonnés de l’amour de Dieu. Rien ne m’a plus frappé que le dortoir. Peut-être ne savez-vous pas que les trappistes n’ont pas de cellules ? Moi, je l’ignorais. Ce n’est pas là sans doute la moins dure de leurs mortifications. Ne jamais être seul me semble aussi terrible que d’être toujours seul. Je m’approchai d’une longue rangée de grabats uniformes au-dessus de chacun desquels un nom est écrit. Je lus sur le premier écriteau : R. P. Abbé, et je regardais la couche dont un garçon palefrenier n’aurait pas voulu, et je me souvins de l’amour de Dieu. Je me représentai cet abbé de soixante-seize années que j’avais vu la veille et qui m’avait fait l’honneur de me serrer dans ses bras, cet auguste, cet imposant chef d’ordre, ayant rang de prince de l’Église, couché dans ce lit, à deux pas d’un ancien domestique qu’il appelle mon frère. Au cimetière, égalité parfaite, égalité profonde, éternelle ; frère Jean, frère Placide, frère Antoine, rien de plus : Turbam expectant... Une fosse ouverte pour le prochain trappiste décédé. Voilà à quoi se réduit la légende idiote du trappiste qui passe sa vie à creuser sa tombe par petites pelletées.
Les âmes sont infiniment diverses. On ne répétera jamais assez cette rengaine. Savez-vous ce qui affectait le plus vivement la mienne à la Trappe ? Savez-vous quel était le caractère spécial, unique de cette maison religieuse, immense et populeuse comme une cité ?
Ah ! comme vous allez me reconnaître ! c’est l’absence totale, absolue de la notion du RIDICULE.
Là, on n’imagine absolument rien de fâcheux que l’irrégularité, c’est-à-dire le péché. Le sentiment du ridicule, le plus bas, le plus bête et le plus lâche des sentiments du monde, n’existe point ici. Sentiment dont le fond est hideux si on y regardait bien et dont l’occasion est une fuite enragée de l’amour de Dieu, la fuite de Caïn qui s’excusait en disant qu’il n’avait point reçu la garde de son frère. À la Trappe, il n’y a que des frères dont tout le monde a reçu et accepté la garde, et ce sont des frères qui savent qu’il n’y a rien de risible dans l’homme, lequel est un ver en proie à l’Éternité. Ils savent, ces silencieux et ces silentiaires, que le moindre mot, que le moindre geste ont des suites éternelles et que la main du Juge terrible est déjà sur la tête de l’homme qui pense seulement à juger son frère. Il y a aussi le Juge de miséricorde qui doit juger les miséricordieux et c’est à celui-là seulement que les solitaires veulent rendre leurs comptes, puisque toute leur vie n’a d’autre fin que de casser les bras à la Justice.
Chateaubriand, dans une de ses grandes phrases, a appelé la Trappe : la Sparte chrétienne. J’admirais ce mot autrefois, et maintenant, je le trouve un peu ridicule. La froide, la dure, la sauvage Sparte, la Gorgone des cités antiques, ne ressemblait guère à cette maison de Dieu, à cette tente d’Abraham si douce et si chaleureusement hospitalière aux anges et aux hommes. J’y suis allé et bien d’autres avec moi, comme malades, comme mourants, comme morts, pour y être guéris et ressuscités ; nous y sommes venus rongés de toutes les lèpres de ces temps affreux, accompagnés de notre orgueil, de nos haines, de nos ressentiments, de nos colères, de tout l’enfer qui bouillonnait en nous, et plusieurs en sont revenus avec la paix, la douceur et la joie de cette sainte maison dont les habitants, soumis entre eux à la rigoureuse loi du silence, ont toujours l’air de descendre du ciel quand ils parlent à des étrangers.
Voilà, mon cher ami, tout ce que je trouve à vous dire aujourd’hui sur la Grande Trappe, vraiment grande de toutes manières ; si vous le désirez, je vous en parlerai d’autres fois encore et, certes, ce sera de l’abondance du cœur. La vie est triste et l’avenir manque de splendeur ; mais nous savons, nous autres catholiques, où se trouvent la paix, la lumière et la vraie beauté, et c’est une bénédiction contre laquelle ne prévaudront pas les portes basses de cet enfer qu’on est convenu d’appeler la civilisation révolutionnaire.
Léon BLOY, 4 janvier 1879.
NOTE : Cet article parut en deux fois, sous forme de lettres adressées à Charles Buet, dans une petite revue, Le Foyer, dont Buet était le directeur.