Saint Séverin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Andrée BOFFART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il fait très chaud sur la route d’Astura. Les sauterelles ! des crissements rouges dans la poussière... Et Séverin marche sur cette route, pieds nus, une tunique pour tout vêtement. Une tunique âpre. La chair lasse, la sueur et le grain de l’étoffe font une seule douleur au rythme de la marche. Séverin n’y songe pas. N’y songe plus. La douleur une fois offerte ne lui appartient plus, elle se convertit en grâces. Séverin est seulement celui qui s’en va vers Astura, parce qu’il a quelque chose à leur dire, à ces gens qu’il dépasse maintenant sur le pas des portes, cherchant la fraîcheur sans penser à rien. Il y a un petit garçon qui patiemment empile des cailloux au bord de la route. Sa mère dit : « Il sera marchand. »

Quand j’étais ce petit garçon... pense Séverin. Et voilà que bondit, rapace, en lui, l’image du désert, désirable, où il vivrait seul, où le soir, après la prière exaltée du jour, il recevrait humblement la manne venue du ciel, portée par les corbeaux, sous la bénédiction du Père. Un désert de délices, après tout, avant tout...

C’est une pensée mauvaise. C’est la sempiternelle pensée mauvaise. Séverin se reprend sévèrement sur la route qui brûle. Séverin sévère. « Séverin... Tu as reçu... Il faut vivre au milieu de tes frères, du bruit, des villes et des boutiques ! » Et gaudeamus in Domino !

« Maman, dit l’enfant, il y a sur la route un monsieur qui marche exprès sur les cailloux et qui parle tout seul. Il a dit « Fiat ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

– C’est un fou. Mange ta tartine et ne regarde pas les gens en face, c’est mal élevé ! »

La mère rentre. Séverin marche. L’enfant s’enchante, dans ses jeux, du mystérieux Fiat qu’il ne comprend pas (ça fera un beau nom pour son cheval).

Voilà la ville et la maison d’accueil. Il faut frapper à la porte et demander son pain. Les gens sont bien ennuyeux avec toutes leurs questions : Et d’où venez-vous donc ? Et avez-vous entendu parler de ceci ? Que pensez-vous du gouvernement ?

Et s’il veut un abri près des bêtes à l’étable, on devient méfiant : « Avez-vous des allumettes, au moins, rapport au foin, vous comprenez... »

Lui pense à la manne au fond du désert ; au Seigneur : sa manne. Il dit qu’il vient au nom du Seigneur, avec tant d’innocence qu’étonné on le laisse tranquille. Il ne parle pas fort, il ne tient point de place, c’est à peine s’il existe. Sitôt venu, on l’oublie.

Les gens d’Astura sont gentils. On ne le harcèle que juste ce qu’il faut, et on lui donne un petit réduit pour qu’il n’embarrasse pas les couloirs. Il y a déjà tant de vagabonds !... Tant de pauvres, survenus de loin, des villes pillées, épuisées par les barbares.

Séverin se satisfait de sa cellule. Il se couchera par terre, n’importe où, sur le cilice qui est son unique bagage. Il va pouvoir prier. Il est seul.

Mais Séverin n’est que l’instrument d’un autre. Il sait tout à coup ce qu’il est venu faire ici. Sur la route il ne le savait pas encore, il allait vers Astura. Maintenant l’opération du Saint-Esprit est faite parce qu’il s’y est prêtée, l’Esprit de Dieu est en lui et il s’en va, tout mince, dans la rue où l’on se presse. Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais tout le monde s’est arrêté face, et écoute. La voix est belle. On accueille comme une étrange musique cet accent qui n’est pas d’ici. Mais les paroles s’échappent comme des bulles d’air, sans toucher personne.

« Tout de même !

– Nous ne sommes plus des enfants !

– Croire les barbares à nos portes, c’est un peu fort.

– Il exagère.

– Pour qui se croit-il !

– Et puis qu’est-ce que c’est que ces manières de nous parler de pénitence !

– Il ne s’est pas regardé ! »

Rires. Les bonnes faces rondes d’Astura, avec leur menton replet et leurs joues grassouillettes, jettent des coups d’œil bizarres au torse décharné du « triste parleur ». On y remarque vaguement des traces de fouet. Les demoiselles sensibles baissent les yeux, aisément choquées. Et lui clame la miséricorde de Dieu.

Mais « la lumière a lui dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise ».

Séverin n’est pas naturellement un homme doux ou tiède. Il a envie d’attraper un de ces pots de graisse sans oreilles et sans yeux et de le secouer jusqu’à ce que vomissement s’ensuive. Ses envies personnelles... Il bat sa coulpe, il s’en va. Il annonce à son hôte la date et l’heure précise à laquelle Astura ne sera plus qu’un cri de femme égorgée. Et, ayant secoué la poussière de ses sandales aux portes de la ville, il s’en va puisqu’il a reçu l’ordre de partir.

À Comagère, même accueil. Même surdité du mauvais vouloir. Séverin désire porter la vérité, passer la vérité. L’important n’est pas que les villes soient détruites et les moissons en cendres : c’est la pénitence.

Et il leur redit, avec la même certitude et la même inefficacité : « Pour avoir la paix, préparez la paix ! Convertissez-vous, et faites pénitence ! »

C’est à cette heure que l’hôte arrive tremblant, épouvanté, reconnaissant. Au moment prédit Astura ne fut que ruines, et lui, sauvé, vient dire merci au prophète, il se prosterne à ses pieds et touche ses vêtements, et il supplie qu’on l’écoute. Séverin n’est pas étonné de ce secours providentiel. Il a coutume de vivre dans la main du Seigneur ; ce qui l’étonne, c’est qu’on puisse ne pas y venir vivre.

Comagère, prise de peur, fait pénitence, et les barbares sont vaincus, dit l’Histoire. Séverin pense avec une goutte d’amertume : L’aiguillon de la crainte au service du Seigneur ! Et l’amour alors ?

Pour que cet amour qui est Dieu soit un peu mieux servi, Séverin fonde vers 455 un premier monastère et s’y retire avec ceux que la Parole a touchés. Il fuit du même élan la foule concupiscente qui cette fois est prête à suivre « son » prophète au bout du monde. Elle se montre aussi indiscrète qu’elle fut jadis indifférente. Qui ? Que ? Quoi ? Où ?... Le saint vieillard a plus de mal à supporter ces odieuses mouches qu’à subir les jeûnes les plus rigoureux.

Il multiplie les humiliations de sa chair, et répond invariablement à toutes les questions : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît. » Qu’importe le nom de sa ville et le rang de sa famille ? Il n’a pas de passé : il est l’éternel présent dans une éternelle élévation à Dieu.

Et les âmes se convertissent au Christ, les frères arrivent nombreux à son appel. J’ai lu qu’il les exhorta à ne plus regarder en arrière après avoir quitté le monde, qu’il leur apprit à vivre dans les larmes, la crainte de Dieu, les privations et les macérations. Mais je préfère croire qu’il leur donna d’abord la joie, l’énorme joie qui le soulevait quand le cilice meurtrissait sa chair et que le regret du désert meurtrissait sa paix.

Ce furent des frères joyeux, dans un joyeux martyre de leur corps et une facile et difficile jubilation de leur âme.

« Et les faibles se réjouissaient, et les forts devenaient semblables à des petits enfants, afin que tous pussent rentrer ensemble en la maison du Père. »

Séverin est aussi dur pour lui que tendre pour les autres : il vit ce mystère d’amour que dans la plus obtuse face levée vers lui, il voit, il sert et il aime la face du Christ, outragée et souffrante. Et chaque homme est son frère. Œuvre du Seigneur. Ouvrier du Seigneur. Souffrance du Seigneur. Mystère du Seigneur. Aimé du Seigneur !

Pendant qu’il court ici pour délivrer un captif, pendant qu’il se hâte là-bas pour avertir une ville et préserver cinq mille vies humaines qui peut-être ne le sauront jamais, il se mange d’amour et Dieu emplit son petit couvent, là, à l’intérieur. Miracle de cette vie happée par cent mille autres et pourtant toute concentrée eu Dieu.

Le prophète est récompensé avant même l’autre face de la mort. Il est averti par le Christ de son heure. Ses frères se réunissent autour de lui pour la dernière prière : « Louez le Seigneur dans ses saints ! » Et il meurt quand, tous ensemble, ils ont dit : « Que toute âme loue le Seigneur ! »

J’ai d’abord trouvé cette mort un tantinet théâtrale pour cet humble de toutes les heures. Et qu’il ait dit aussi, avant de mourir, d’emporter son corps lorsque viendrait l’exode... Seulement trente ans après, à l’avènement de l’exode, son corps était intact et faisait des miracles. Et c’était la dernière victoire du saint sur lui-même, que ce corps, après avoir aspiré aux solitudes terrestres, soit encore promené parmi les foules, tiré ici, tiré là, sans repos, jusqu’à la fin des siècles et le grand réveil des reliques.

 

 

 

Andrée BOFFART,

dans Les saints de tous les jours de janvier,

Le Club du livre chrétien.

 

 

 

 

 

 

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