Une grande figure chrétienne
du Japon moderne :
TOYOHIKO KAGAWA
par
Regina BOHNE
« Je ne peux faire davantage que de confier tout ce
que j’ai et tout ce que je suis à Dieu et à sa
Providence. »
TOYOHIKO KAGAWA.
« Il ne faudrait pas que l’on écrive sur Kagawa, il faudrait plutôt être un Kagawa. » Ainsi s’exprimait un auditeur, ce printemps dernier, après un service religieux célébré en l’église Saint-Pierre à Hambourg. Kagawa, ce Japonais âgé de soixante-deux ans, « le samouraï de Jésus-Christ », était resté deux heures en chaire, et avait tenu en suspens quelques milliers de gens de la grande cité, en leur prêchant « le sens de la Croix du Christ pour son peuple et son pays ».
Le secret de cet homme, quel est-il donc ? Je crois qu’il peut, avant tout, s’expliquer ainsi : Voici que devant nous se présente un disciple du Christ, disciple non pas simplement en théorie ou par des discours d’une foi ardente et puissante, mais vivant en chrétien intégral, sa conduite quotidienne tout inspirée par le sacrifice et le service d’autrui... C’est là un idéal auquel beaucoup d’entre nous s’efforcent de parvenir, – croient même être parvenus. Kagawa, lui, s’est définitivement affranchi de sa vie personnelle pour embrasser une nouvelle existence, en ce total renoncement, et tandis qu’il considérait désormais le monde avec des yeux de prolétaire, de réprouvé, il s’est trouvé lui-même. Au cours de longues années d’action, Kagawa a accompli le précepte divin : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il l’a même dépassé : il a aimé son prochain plus que lui-même d’un amour plus donné, et plus consumant.
En effet, était-ce donc peu de chose pour ce jeune homme, qui appartenait à une famille aisée de Samouraïs bouddhistes habitant Kobé, de se laisser volontairement déshériter et chasser de son foyer pour recevoir le baptême chrétien ? Peu de chose aussi de consentir à servir de cible aux grossières railleries de ses condisciples du Collège Presbytérien de Tokyo, à cause de son zèle « exagéré », de ses prières, de sa pitié pour les humbles et les animaux que l’on maltraite ? Et enfin d’aller, semaine après semaine, par tous les temps, dans les rues et sur la place publique, prêcher l’amour de Dieu aux mendiants, aux chiffonniers, aux affamés et aux propres à rien ?
Avec cela, il était, depuis son enfance, faible et souffreteux. Aussi rien d’étonnant à ce qu’un jour d’octobre, à l’issue d’un de ses sermons en plein air, il se soit effondré, s’écriant dans un effort suprême : « Dieu est amour, je vous le dis à tous ! C’est là mon dernier mot, et je témoignerai que Dieu est amour jusqu’à ce que je tombe ! » – Puis il se traîna jusqu’à sa demeure, cracha le sang ; le docteur, venu au bout de deux jours, diagnostiqua une congestion pulmonaire d’origine tuberculeuse. Sur ce qui suivit alors, Kagawa écrivit lui-même : « Le troisième jour, mon état semblait désespéré. Je ne pouvais ni respirer ni tousser sans effort. Je restai ainsi durant une semaine environ. Puis, toute une journée je me soumis au jeûne, priant sans relâche. Et soudain, vers 3 heures de l’après-midi, dans un état de joie intense, je reçus une illumination. Le lendemain, le médecin ne cacha pas sa stupéfaction de me trouver presque guéri. Pendant les heures les plus pénibles, il m’était venu à l’idée que si je retrouvais la santé, j’irais habiter Shinkawa (le quartier misérable de Kobé) et offrir ma vie en sacrifice pour les pauvres. Telle était la pensée qui m’avait ramené à la vie. J’étais fermement convaincu que Dieu m’avait destiné à répandre l’esprit de Jésus parmi les pauvres et qu’à cause de cela je ne pouvais pas mourir. À l’instant de mon illumination, il me sembla que je faisais un bond par delà les frontières de la mort, emporté vers un monde tout pénétré de miracles et de mystères. Dès lors, je me sentis guéri ; j’étais en état de lire les Psaumes ; un mois durant, je dus encore rester étendu, mais chaque jour affermissait davantage ma décision de vivre toute ma vie dans le quartier misérable de Shinkawa... »
*
Les « Slums » de Shinkawa : ruelles sans soleil, dégoûtantes, étroites, où l’écume de la population, mendiants, souteneurs, ivrognes, prostituées, joueurs, criminels, végétait dans des baraques infestées de poux et de punaises, d’une surface de 3 à 4 mètres carrés. 11 000 hommes se trouvaient là parqués ensemble. Parmi eux, l’on comptait plus de 800 anciens condamnés, 750 impotents, aveugles, faibles d’esprit. L’on vivait d’argent volé, extorqué ou gagné au jeu. Chacun représentait pour son voisin un ennemi. Tel était l’endroit où s’installa Kagawa un an après le « bond au delà de la mort ». Une grave rechute l’avait terrassé pour la seconde fois, et le séminaire théologique n’accorda l’autorisation demandée qu’à contrecœur, et non sans beaucoup de difficultés. On se trouvait à la veille de Noël. Il était alors âgé de vingt ans. Dans une charrette qu’il poussait devant lui, il emportait ses pauvres effets, ainsi qu’une paillasse, une couverture et des livres : Schweitzer, Goethe, Kant, Darwin, Tolstoï, Marx et Engels.
Un meurtre ayant été commis récemment dans la baraque abandonnée où il s’établit, l’on craignait que l’esprit de la victime n’habitât encore les lieux, et c’est pour cette unique raison qu’elle était restée vide. Dans une page de Révolte et Sacrifice, roman écrit pendant sa première année à Shinkawa, Kagawa nous dépeint d’une façon réaliste et pénétrante les premières heures en son logis. Au bout d’une demi-heure apparurent deux individus dont Kagawa ignorait même le nom. L’un était un joueur, l’autre un ouvrier. Le joueur demanda l’autorisation de s’installer dans la seconde petite pièce de la baraque, car il espérait que Kagawa l’aiderait à se délivrer de son vice. L’autre réclama le droit d’hospitaliser un buveur notoire de sa connaissance. Puis, sans faire attention davantage à Kagawa, ils se mirent à s’entretenir de leurs « affaires », de leurs nombreuses femmes, qu’ils devaient nourrir grâce à des prostituées, à toutes sortes d’escroqueries accomplies déjà, ou projetées pour l’avenir. Kagawa ne pouvait encore se décider à accueillir quelqu’un dans sa baraque. Il éluda sa réponse, et sortit pour assister à l’office de Noël. Lorsqu’il fut de retour, il trouva l’ivrogne couché sous sa couverture, endormi. Kagawa s’étendit à ses côtés. Au matin, il vit que les mains de son compagnon, toutes suppurantes, saignaient. Et il éprouva une profonde répulsion.
L’homme demeura là quatre ans ; il se fit chrétien, et devint son plus fidèle compagnon de lutte.
Kagawa vécut et prêcha quatorze ans et huit mois à Shingawa. Quatorze ans, pendant lesquels l’amour, le dévouement, le sacrifice, l’action charitable s’opposèrent à la force brutale, l’exaction, la tromperie et le vol. Ses revenus se composaient mensuellement de 22 shillings, somme fournie par le Séminaire à titre de bourse. Plus tard, il reçut pendant quelque temps, d’un Américain secourable, deux à trois livres par mois.
Là-bas, dans les slums de Kobé, il contracta la maladie d’yeux dite « égyptienne », qui devait plus tard le rendre presque aveugle. Plusieurs fois on lui arracha des dents, on le menaça du couteau ou du revolver. Jamais il n’appela la police à son secours. Lorsqu’il se sentait immédiatement menacé, il s’enfuyait pour quelques heures, – ou pour quelques jours, – revenait ensuite, prêchant et continuant à appliquer la doctrine du Sermon sur la Montagne. Et il obtenait d’autant plus de succès qu’on venait le trouver sans la moindre hésitation. Un mendiant réclama sa chemise, avec ces paroles : « Tu prétends être un chrétien ; si tu ne me donnes pas ta chemise, tu n’es qu’un imposteur ! » Il reçut ce qu’il demandait, exigea et obtint également les jours suivants, la tunique et le pantalon... Les souteneurs commencèrent à le haïr, car il s’élevait contre la prostitution, et à cause de cela, plusieurs femmes abandonnèrent leur métier et se joignirent à lui. Son existence, son logement, sa maigre nourriture, tout était constamment menacé. À Shinkawa, la vie humaine comptait pour rien.
C’est dans les slums, et nulle part ailleurs que se révéla Kagawa, le socialiste chrétien, l’homme tout pénétré d’amour divin qui luttait pour les exploités, les opprimés, les déshérités... Kagawa, le dirigeant de la classe ouvrière, ennemi du capitalisme tout autant que de l’Église officielle...
*
Sa vie se déroula ensuite en une série d’étapes diverses. Il obtint, en 1914, un séjour de deux ans en Amérique pour son travail. Là-bas, il compléta ses études sociales et sociologiques, afin d’être mieux armé dans son combat pour les ouvriers et le bien-être des plus déshérités. En 1916, il adhéra au mouvement socialiste ouvrier, alors temporairement interdit comme séditieux.
Il fonda la première école ouvrière du Japon, et à l’occasion d’une grève importante de dockers il se mit pour la première fois en avant comme organisateur politique. L’attention du gouvernement fut attirée sur lui ; l’on crut d’abord avoir affaire à un révolutionnaire de convictions communistes ; plus tard, on se figura avoir gagné un adversaire du communisme montant. Par contre les communistes, eux, avaient reconnu le chrétien qui repousse toute violence, et le traitaient d’ennemi de la classe ouvrière. Il lui arriva d’être incarcéré pendant quarante jours, mais à sa libération, des milliers d’ouvriers le reconduisirent en cortège triomphal à sa baraque de Shinkawa.
À partir de 1920, Kagawa voulut prendre en main le sort des paysans, anciens petits fermiers asservis, endettés, totalement déchus. Il fonda une « Union des paysans japonais » pour contrebalancer la puissante « Union des grands propriétaires ruraux » et, grâce à des parlementaires socialistes, il fit adopter une loi qui assurait, en cas de conflit avec les propriétaires, protection aux fermiers, et interdisait à la police d’intervenir lors des recouvrements de fermages.
Malgré tout, Kagawa se tenait toujours à l’arrière-plan. Jamais il ne chercha à se faire élire au Parlement comme représentant de la classe ouvrière. Mais sans égards pour son corps éternellement souffrant, il se lançait à plusieurs reprises dans la lutte électorale, en faveur des candidats du prolétariat : il obtint du gouvernement en 1926 que les slums de six grandes villes fussent démolis, et qu’à leur place fussent construits des blocs d’immeubles ouvriers aérés et salubres. Il fonda également de nombreux hôpitaux, sur des bases syndicales ; et en toutes ces entreprises, il s’exposait aux attaques découvertes d’une critique hargneuse, comme un homme qui a assumé le rôle ingrat d’un prophète. Chose quelque peu étonnante, aucune de ces expériences multiformes n’entama jamais la fraîcheur de cette âme naïvement croyante et il conserva, en face des dignitaires de l’Église et de l’État, une confiance et un naturel souvent fort enviables.
En 1927, lors du Congrès où s’assemblèrent les trois grandes religions, – shintoïsme, bouddhisme, christianisme – devant plus de deux mille délégués, il tint un discours qui provoqua une sensation énorme. Il y avait là des prêtres shintoïstes en vêtements de cérémonie chamarrés d’or, des bouddhistes en costume monacal, des pasteurs en austère robe noire. Ses paroles furent commentées pendant des jours et des jours par le Japon tout entier. En effet, exposant la situation des ouvriers, des paysans, des pêcheurs, des mineurs, des prolétaires, Kagawa s’écriait : « Leur ventre est vide. Ils n’ont aucune place où poser leur tête. Que peut signifier la prédication seule pour ceux qui ne possèdent ni logement ni nourriture ? Dieu veut la grâce et non le rite !
« Bouddhistes, relisez vos livres saints et retrouvez par vous-mêmes l’esprit qui animait vos ancêtres. Si vous ne pouvez le découvrir à nouveau, pliez vos parchemins, et reportez-les dans l’Inde, d’où ils tirent leur origine.
« Shintoïstes, si vous ne vous cramponnez à l’idéal qui pousse au service des plus faibles et des plus déshérités, à quoi vous servent vos nombreux rites ecclésiaux, si subtilement approfondis ?
« Et vous, chrétiens, soyez accablés de honte car vous avez édifié des temples majestueux, pleins de richesse, et vous avez négligé de suivre le Fils de l’Homme, né dans une crèche, et enseveli dans le sépulcre d’un étranger ! »
Ensuite il mit en garde contre la dangereuse influence du capitalisme exploiteur dont tous sont l’outil plus ou moins conscient.
Mais il ne put aller plus loin. Toute la solennelle assemblée se déchaîna en un effroyable tumulte et exclut Kagawa de ses prochaines séances, afin de pouvoir à nouveau délibérer en paix selon ses voies habituelles.
Vers cette époque Toyohiko Kagawa fonda le « Mouvement pour le Royaume de Dieu » dans le but de christianiser pleinement le Japon. Ce mouvement dura cinq ans. Kagawa s’était fourvoyé dans ses calculs : le nombre des chrétiens avait bien passé de 120 000 à 200 000 mais non pas à plusieurs millions. Après cet échec, il entreprit de lointaines tournées d’évangélisation en Australie, Nouvelle-Zélande, Chine et à Java. À son retour d’Amérique, où il s’était rendu de nouveau en 1936, il espérait que les deux pays pourraient dans l’avenir être amis. Mais en 1941 le Japon déchaîna la guerre. La position de Kagawa demeura inchangée : c’était celle du socialiste chrétien et du pacifiste. Après l’effondrement, il publia cette déclaration : « Je ne suis pas heureux que le Japon soit vaincu, je ne le serais pas davantage s’il avait gagné la guerre. La dégénérescence morale de mon peuple a pris une extension effrayante. Si nous avions été vainqueurs, cette dégénérescence aurait entraîné l’Asie entière dans la pire dépravation. »
Aujourd’hui Toyohiko Kagawa habite, avec sa femme (il s’est marié en 1913 alors qu’elle n’était pas encore chrétienne) et ses trois enfants, une maison d’un étage, qui se remarque surtout par son extrême longueur, dans la banlieue ouest de Tokyo. Son action, maintenant comme jadis, reste inspirée uniquement par le commandement de l’amour du Christ. Des écoles rurales, des associations ouvrières, des coopératives de consommation, des monts-de-piété, des écoles bibliques dans les villes et partout dans les campagnes apportent le témoignage d’un travail de plusieurs dizaines d’années au service de Dieu.
Regina BOHNE, Frankfurter Hefte, décembre 1950.
Traduit de l’allemand par Henriette Bourdeau-Petit.
Paru dans Ecclesia en septembre-octobre 1953.