Léon Tolstoï et l’idée de patrie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Gaston BONET-MAURY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous vivons à une époque de crise philosophique et de transformation sociale, où fermentent une foule d’idées nouvelles, qui ont de la peine à se faire jour au milieu des institutions, des coutumes et des préjugés d’autrefois. De là, des conflits, des heurts et parfois des luttes violentes et aussi des nouveautés étranges. Qui eût cru, par exemple, que sous la troisième République, on en vînt à mettre en doute l’idée de patrie ? Qui eût supposé que des instituteurs, voire même des maîtres de l’Université, de cette Université fondée par Napoléon Ier, enseigneraient que la patrie n’est qu’un vain mot, le drapeau, une loque bonne à jeter au fumier et qu’on doit refuser de prendre les armes, même pour défendre son pays contre l’étranger ? N’est-ce pas la Révolution de 1789 qui a éveillé chez les Français la conscience du vrai patriotisme ? Il suffit d’évoquer, pour en être convaincu, le souvenir de la Marseillaise, du Chant du Départ et du Chant des Girondins, dont le refrain est ainsi conçu :

 

            Mourir pour la patrie,

            C’est le sort le plus beau,

            Le plus digne d’envie !

 

La seconde République, celle de 1848, n’a pas été animée d’un patriotisme moins ardent ; seulement, déjà le sentiment humanitaire l’entraînait sur une pente glissante : la propagande républicaine chez les nations monarchiques. C’est à cette époque qu’on parlait beaucoup, à Paris, de marcher au secours de la Pologne, de l’Irlande et autres peuples opprimés. C’est alors que Victor Hugo conçut son rêve généreux : « Les États-Unis d’Europe. »

La guerre de 1870 et la brutale agression de la Prusse nous ont réveillés de ce beau rêve et ramenés à la cruelle réalité. Après la débâcle des armées impériales, le gouvernement de la Défense nationale entreprit contre l’envahisseur une lutte inégale, mais non sans gloire ; s’il ne put éviter la finale catastrophe, du moins il sauva l’honneur de la France, aux yeux de l’Europe. Deux hommes incarnèrent alors le patriotisme français : Thiers et Gambetta ; le premier, un vieillard de soixante-quatorze ans, allant en plein hiver rendre visite aux souverains de l’Europe, afin d’obtenir une intervention en faveur de la France accablée par un vainqueur impitoyable, et le second, ce jeune ministre, quittant Paris en ballon, pour organiser les armées à l’aide de Freycinet, et faisant appel au concours de tous les Français, sans distinction de parti, pour la défense du territoire.

Mais, depuis lors, les progrès du socialisme, les relations du prolétariat international, les expositions et les congrès universels ont développé le sentiment humanitaire à outrance, au point que plusieurs en sont venus à vouloir supprimer d’un coup toutes les patries, toutes les langues, toutes les traditions nationales. Ajoutez à cela les abus de l’esprit de corps chez beaucoup de militaires, la prétention à l’infaillibilité chez certains chefs de l’état-major, et vous aurez les principales causes de cette réaction antimilitaire et antipatriotique qui sévit parmi nous. Le conflit était inévitable entre l’idée de patrie et celle d’humanité, entre l’esprit militaire, âme d’une armée solide, et l’esprit pacifique, âme d’une démocratie laborieuse, entre l’État, organe de l’unité nationale, et le socialisme, avec ses tendances internationales.

Léon Tolstoï, qui joue en Russie le rôle de J.-J. Rousseau à la fin du dix-huitième siècle et qui a hérite de lui aussi le goût du paradoxe, n’a pas échappé à cette crise du patriotisme ; il a rencontré le problème, mais, au lieu de le résoudre, il a supprimé l’un des deux termes : la patrie, et il a, dans des ouvrages récents, conseillé aux jeunes gens de refuser le service militaire, comme un acte méritoire et chrétien 1. Ces déclarations ont, comme de juste, excité l’indignation de tous les Russes qui sont restés attachés à leur pays et serviteurs loyaux du tsar ; je signalerai, entre autres, l’éloquente protestation d’une « ex-sœur de la Croix-Rouge », qui a paru sous ce titre : Pauvre Léon Tolstoï. L’auteur, Mme L. A. de Polozov, tout en revendiquant l’amour de sa patrie, traite Tolstoï d’« anarchiste militant » et le rend responsable de tous les crimes des anarchistes et des révolutionnaires, ce qui me paraît excessif.

Je me propose, ici, d’étudier l’évolution du grand écrivain sur ce sujet, dans le texte russe de ses propres ouvrages 2, et d’examiner, ensuite, si l’idée de patrie est compatible ou non avec la doctrine du Christ et avec l’amour de l’humanité.

 

 

I

 

Il faut d’abord chercher la pensée de Tolstoï dans ses premiers ouvrages : Les Souvenirs de Sébastopol et Guerre et Paix. Notre romancier a commencé par suivre la carrière militaire et, comme officier, il a pris part au siège de Sébastopol. Voici un extrait de ses souvenirs de campagne, daté de décembre 1854 :

« En arrivant pour la première fois à Sébastopol (p. 272), une déception vous attend. En vain vous chercherez, ne fût-ce que sur un visage, des traces d’émotion ou même d’enthousiasme, de préparation résolue à la mort. Rien de tout cela ! vous ne rencontrez que des gens s’occupant tranquillement d’affaires ordinaires ; au point que vous vous reprocherez peut-être votre exaltation extraordinaire et vous douterez un peu de l’idée que vous aviez conçue de l’héroïsme des défenseurs de Sébastopol, d’après les récits venus de la capitale. Mais, avant de douter de cela, allez aux bastions, regardez les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, ou, mieux encore, allez droit à cette maison où siégeait auparavant le conseil municipal, montez sur le perron où se tiennent des soldats avec les brancards ; là vous verrez les défenseurs de Sébastopol, là vous contemplerez un des spectacles les plus terribles, les plus douloureux, les plus grands, mais aussi les plus admirables et les plus exaltants pour l’âme ! »

Un peu plus tard, il visite l’hôpital, il s’arrête devant un artilleur, qui a été amputé d’une jambe ; il lui fait raconter les sensations qu’il avait éprouvées au moment où il fut blessé et il est frappé de l’endurance de cet homme en même temps que de la simplicité de sa réponse : « La première chose, mon lieutenant, c’est de ne pas y penser, quand on n’y pense pas, ce n’est plus rien. Toul le mal vient de là ! » Là-dessus, Tolstoï observe : « On commence alors à comprendre ce que c’est que les défenseurs de Sébastopol et l’on se met à rougir devant de tels héros. Les paroles qui vous viennent à l’esprit sont ou trop abondantes ou trop insuffisantes pour leur témoigner sa compassion et son admiration. Il n’y a qu’à s’incliner en silence devant une telle grandeur d’âme muette et inconsciente. »

Voilà, certes, un sincère hommage rendu au courage militaire et à l’héroïsme des défenseurs de Sébastopol.

Passons maintenant à Guerre et Paix. Ce roman historique fut écrit de 1864 à 1869, après la guerre de Crimée, qui avait profondément humilié le tsar Nicolas et ravivé dans toute la nation le sentiment patriotique. Tolstoï, en prenant pour sujet de son livre les guerres de Russie contre Napoléon Ier, avait été bien inspiré, car il s’agissait là d’une guerre défensive, où le bon droit était du côté de son pays. En fait, cet ouvrage, tout en opposant déjà les bienfaits de la paix aux maux de la guerre, est encore animé d’un patriotisme intense.

Le général Koutousof est, à ses yeux, l’incarnation du patriotisme russe.

L’on se souvient de ce prince, André Volkonsky, qui tombe grièvement blessé sur le champ de bataille de Pratzen, à la tête de son régiment, tenant dans sa main crispée la hampe du drapeau et à qui Napoléon rend un si bel hommage. C’est le type de l’officier chevaleresque. Or, voici les paroles que l’auteur met dans sa bouche, répondant à Nesvitsky, un de ses camarades, qui avait pris trop facilement son parti de la défaite des alliés, commandés par le général Mack : « Or çà, comprends-moi bien, dit-il tout ému, ou nous sommes des officiers qui servons notre tsar et notre patrie, et alors, nous nous réjouissons d’un succès public et nous gémissons sur un désastre public, ou nous sommes des laquais, qui n’avons rien à voir dans les affaires de notre souverain 3. »

Au livre suivant, Tolstoï met en scène un officier, ancien courtisan et joueur, qui est transformé par l’uniforme et comme régénéré par le sentiment de la défense nationale : « Il n’est plus temps de raisonner, il faut agir : la guerre est en Russie. Notre ennemi s’avance pour détruire la Russie, pour profaner les tombeaux de nos pères, emmener nos femmes et nos enfants. » Et ce disant, il se frappait la poitrine : « Tous nous nous lèverons, tous nous marcherons comme un seul homme, pour le tsar, notre petit père ! » À cet appel, plusieurs répondirent de la foule : « Nous autres Russes, nous n’épargnerons pas notre sang pour la défense de la foi, du trône et de la patrie. Si nous sommes des fils de la Russie, laissons là nos chimères. Montrons à l’Europe comment la Russie sait se défendre 4. »

À propos de la bataille de Borodino, Tolstoï montre la supériorité morale qu’une armée défendant son pays a sur un conquérant : « La victoire remportée par la Russie à Borodino ne fut pas de celles qui se parent de lambeaux d’étoffe cloués à un bâton et qu’on appelle drapeaux (pris à l’ennemi). Mais, ce fut une victoire qui fit passer dans l’âme de l’agresseur la conviction de la supériorité morale de son adversaire. »

Enfin, lorsque les Français approchent de Moscou, l’auteur fait ressortir le contraste entre les sentiments égoïstes et jaloux, l’esprit de coterie qui régnait parmi les courtisans de l’empereur Alexandre Ier et la « haine patriotique », la vaillance entretenue dans la population moscovite par le comte Rostopchine. « À cette époque, écrit-il, quand la Russie était à demi vaincue, que les bourgeois de Moscou s’étaient enfuis dans les provinces lointaines, qu’on levait le ban et l’arrière-ban des soldats pour la défense de la patrie, nous qui n’avons pas vécu en ce temps-là, nous sommes enclins à nous figurer que tous les Russes, du petit au grand, ne songeaient qu’à une chose : se dévouer pour sauver le pays ou pleurer sur sa perte. Les récits contemporains sont pleins de larmes et d’actes héroïques. Il s’en faut de beaucoup que la réalité répondît à ces descriptions. Un grand nombre de gens étaient avant tout préoccupés de leurs intérêts personnels. Seul le peuple de Moscou prouva son patriotisme en livrant aux flammes ses biens et ses maisons 5. »

Voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour démontrer que, dans la première partie de sa vie, Tolstoï s’est montré bon patriote, en action comme en paroles. En 1876, survint dans sa vie morale une crise, déterminée en partie par la mort de son frère. Il sentit la fragilité de tous les buts qu’il avait jusqu’alors poursuivis : bonheur matériel, succès mondains, gloire littéraire, et il chercha un objet à aimer, qui fût au-dessus de la mort. À celle époque, il était désorienté et fut même quelque temps hanté par la pensée du suicide. Cette crise dura trois à quatre ans. Enfin, Tolstoï, qui était devenu tout à fait incrédule, retrouva Dieu, grâce à l’observation de la foi naïve, de la vie familiale et des sentiments charitables des simples moujiks.

Or, chose étrange, c’est à partir de ce moment que l’idée de patrie s’éclipsa, puis disparut chez lui. On trouve déjà dans son livre intitulé Quelle est ma foi ? (1884) le germe d’un des sentiments qui ont miné son patriotisme. C’est l’horreur des injustices dont le peuple est victime de la part des autorités civiles et militaires, qui représentent l’État.

« Pas un juge, dit-il, ne se déciderait à pendre de sa propre main celui qu’il a condamné à mort, en vertu de tel article du Code. Pas un général, pas un soldat, s’il n’était façonné par la discipline militaire et la guerre, ne tuerait une centaine de Turcs ou d’Allemands, ni même ne se déciderait à blesser un seul homme. Tout cela se fait uniquement à cause de cette machine gouvernementale et sociale, dont la tâche consiste à morceler la responsabilité des méfaits commis 6. »

Ainsi, ce sont les méfaits, les rigueurs de l’État, qui lui voilent l’image de la patrie !

Dix ans se passent (1895), l’alliance franco-russe est conclue et scellée pour les fêtes de Cronstadt et de Toulon. On pouvait supposer que Tolstoï, si imbu des idées de J.-J. Rousseau et des principes de la Révolution de 1789, et qui connaît si bien notre littérature, se réjouirait de ce rapprochement des deux nations. Il n’en fut rien. Il ne vit, dans ce pacte, qu’un moyen pour les Français de prendre leur revanche des défaites de 1870-1871 et dans les déclarations pacifiques, faites à cette occasion par le tsar et par le président Faure et leurs ministres, qu’un trompe-l'œil destiné à duper le pauvre peuple. Voici, par exemple, ce qu’il écrivit dans sa brochure Christianisme et patriotisme (1895) :

« Le patriotisme fut nécessaire pour la formation d’États puissants, composés de diverses nations et qui avaient à se défendre contre les barbares. Mais, comme bientôt les lumières du christianisme ont transformé ces États à l’intérieur et d’une façon uniforme, en leur donnant les mêmes principes, le patriotisme est devenu non seulement inutile, mais encore l’unique obstacle à cette union de toutes les nations, à laquelle les a préparées leur conscience chrétienne. Le patriotisme, aujourd’hui, est une tradition cruelle, venant d’une époque vécue ; il ne se maintient que par l’inertie des peuples et parce que le gouvernement et les classes dirigeantes, sentant qu’à ce patriotisme est lié non seulement leur pouvoir, mais encore leur existence, l’excitent et le maintiennent dans le peuple par la ruse et la violence. »

Ainsi Tolstoï confond la patrie avec l’État, bien plus, avec la forme du gouvernement. Il ne distingue même pas entre les gouvernements populaires, comme la Suisse, la France ou les États-Unis, et les monarchies despotiques.

Sautons encore dix années et nous arrivons à la guerre russo-japonaise.

Tolstoï, exaspéré par l’ineptie des motifs de cette guerre, par l’incapacité des bureaux chargés d’organiser l’armée et la flotte et par l’incapacité des généraux, et affligé de cette effroyable boucherie humaine, en est venu à renier sa propre patrie et à déclarer qu’il lui est indifférent de devenir sujet du mikado ou du Grand Turc, pourvu qu’on cesse l’effusion du sang. « Si l’on demande à tel individu isolément, dit-il, pourquoi il se permet de faire la guerre, en violation de la loi chrétienne, qui commande l’amour du prochain et interdit l’assassinat – il répond : C’est à cause de la patrie, ou de la foi, ou de l’honneur, ou de la civilisation, ou du bien futur de l’humanité, en somme pour quelque chose d’abstrait et de vague. » – « Rien de plus affreux, dit-il ailleurs, que le service militaire obligatoire, qui enrôle tous les hommes malgré eux, à l’âge de la tendresse, pour une besogne criminelle. Tout homme, par respect pour sa conscience, doit refuser de s’y soumettre 7. Les hommes qui, appelés au jour de la mobilisation, refuseraient d’obéir, ne feraient que leur devoir. Ils obéiraient à l’ordre de la morale éternelle : Tu ne tueras point. » On pourrait multiplier les citations.

Maintenant, si nous embrassons d’un coup d’œil les assertions de Tolstoï sur ce sujet, depuis ses Souvenirs de Sébastopol jusqu’à La guerre russo-japonaise, nous pourrons mesurer le chemin parcouru par sa pensée. Il est parti d’un patriotisme convaincu et loyal pour aboutir à un pacifisme anarchique et antimilitaire. Quelle est la cause de cette évolution ? Je n’hésite pas à répondre : sa conception religieuse. Du temps où il était indifférent et presque incrédule, Tolstoï était patriote ; le jour où il est devenu un croyant, un chrétien à sa manière, son patriotisme s’est évanoui. Le culte de la patrie a fait place au culte de l’humanité. Pourquoi ? C’est qu’il a mal compris l’Évangile : il s’est taillé dans le Nouveau Testament un Évangile différent de celui de Jésus, sans la croyance à la vie future, sans les obligations envers la patrie et envers l’Église. Il a pris, à la lettre, les préceptes de Jésus sur le pardon des injures, le devoir de rendre le bien pour le mal, préceptes qui concernaient les individus, et il les a érigés en maximes d’État : par exemple, son grand principe de la « non-résistance au mal ». De là ses erreurs en matière de patriotisme.

Eh bien ! Tolstoï a beau faire et beau dire, en fait il est demeuré foncièrement Russe et très attaché à son pays. Ses déclarations étranges sont plutôt des déductions logiques d’un principe faux que les sentiments réels de son cœur ; il s’y trouve plus de paradoxe que de vérité. Écoutez plutôt cet aveu.

« Ah ! dit-il à M. Bourdon, il faut que je sois sincère : je ne me sens pas, eu mon for intérieur, complètement libéré de la notion du patriotisme. Il traîne en moi, malgré moi, des restes de sentimentalité égoïste 8. » Et cela est si vrai que, pendant la dernière guerre, il souffrait de la voir si mal conduite, il éprouvait tant de sympathie pour les blessés, pour les familles en deuil, que, lorsque les journaux tardaient trop à donner des nouvelles, il montait à cheval, lui, un vieillard de soixante-quinze ans, et il allait en chercher à Toula, la ville voisine de sa maison de campagne.

Que reste-t-il donc, au fond du cœur de Tolstoï, de son ancien patriotisme ? Deux choses qui sont, en dernière analyse, les éléments primordiaux et comme les racines de l’amour du pays. D’abord, l’attachement, la sollicitude, que dis-je ? l’admiration pour le paysan. « Le simple et honnête peuple russe, disait-il un jour à Danilevsky, vaut bien que nous répondions à l’appel de son âme bonne et juste. Je me suis décidé à tenter quelque chose dans ce sens. » En effet, dès l’année de l’émancipation des serfs, Tolstoï a travaillé à l’éducation du peuple : par l’école – il ouvrit une école laïque à Yasnaïa-Poliana – par un journal et par des contes moraux.

Et puis, l’amour du sol natal, de la terre.

Ainsi, il y a vingt-cinq ans, Tolstoï adopta le costume du moujik, il se mit à conduire lui-même la charrue. Bien plus, en 1896, ayant voulu aller voir des amis en Angleterre, il avait fait demander à Pétersbourg un passeport pour l’étranger ; on lui répondit qu’on voulait bien lui en délivrer un, mais qu’on ne lui permettrait pas de rentrer. Il préféra rester. Ces divers faits ne donnent-ils pas un démenti à ses théories ? Ne sont-ils pas la preuve qu’il lui reste encore un fond de patriotisme ?

 

 

II

 

Mais il ne suffit pas d’avoir exposé la dernière thèse de Tolstoï et d’avoir démontré qu’elle est en contradiction, et avec ses déclarations passées et avec ses sentiments actuels les plus intimes, il faut encore que nous la réfutions, car les arguments par lesquels il l’étaie sont spécieux et pourraient séduire bon nombre de ses lecteurs inexpérimentés.

La thèse antipatriotique de Tolstoï peut se ramener à ces deux éléments qui sont à la base et qu’on pourrait appeler ses « hypothèses », au sens étymologique du mot : 1o Le patriotisme est incompatible avec le vrai christianisme ; 2o le patriotisme est incompatible avec l’amour de l’humanité.

Serait-il vrai, d’abord, que le patriotisme fût en contradiction avec l’Évangile ? Recherchons sur ce point la pensée du Christ, car le christianisme, pas plus que toute autre religion, n’a échappé à la déformation, qui altère tôt ou tard toute vérité entrant dans le monde. Il en est de la vérité religieuse comme du rayon de lumière, qui est dévié par l’eau ou rétracté par le prisme. Or, nous avons lieu de croire que Tolstoï n’a pas étudié d’assez près les textes évangéliques, ou bien il les a mal compris. Cela tiendrait-il à ce qu’il a commencé trop tard l’étude de la théologie ?

Quoi qu’il en soit, voici la doctrine de Jésus-Christ sur le patriotisme :

Ce qui frappe de prime abord eu lisant les Évani1iles, c’est que Jésus a adopté, de très bonne heure, l’espérance messianique ; que dis-je ? il s’est donné pour le Messie, le Christ, annoncé par les prophètes et les psalmistes. Or qu’était cette croyance, sinon une des formes les plus hautes du patriotisme israélite ? Le Messie, c’est-à-dire l’oint du Seigneur, devait être un descendant de David, issu de cette race royale qui avait jeté tant d’éclat sur le royaume de Juda. Nouveau Makkabée, il devait délivrer la nation juive de ses ennemis et, en lui procurant l’indépendance, lui rendre sa splendeur antique. La patrie, Jésus l’appelle tantôt la maison d’Israël, tantôt il l’incarne dans sa capitale : Jérusalem.

Or, il ne faut pas être grand clerc pour découvrir dans les Évangiles beaucoup de passages où le Christ exprime son amour pour son pays. D’abord, il a déclaré à mainte reprise que sa mission rédemptrice concernait avant tout son peuple.

Il envoya les douze apôtres en disant : N’allez ni vers les gentils ni vers les Samaritains, mais vers les brebis perdues de la maison d’Israël. (Matth. X, 5-6.) Et à la femme cananéenne, c’est-à-dire étrangère, qui l’implore pour sa fille malade, il commence par répondre : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. (Matth. XV, 24.)

En outre, le Christ a eu grande miséricorde pour son peuple, exploité par les péagers et par les gouverneurs romains, et lassé des divisions entre pharisiens et sadducéens. Jésus, écrit saint Matthieu IX, 36, voyant la foule du peuple, fut ému de compassion ; car elle était lasse et abattue, comme des brebis sans berger. Et c’est pourquoi tant de fois il s’est efforcé de les rassembler, de les unir dans une pensée commune. Jérusalem, Jérusalem, que n’as-tu connu en ces journées ce qui pourrait t’apporter la paix ? Que de fois j’ai voulu rassembler les enfants, comme la poule rassemble les poussins sous ses ailes ! (Luc XIX, 42 ; Matth. XXIII, 37.)

Jamais, certes, Jésus n’a tenté d’exciter son peuple ni à une sédition contre les Romains, ni à des manifestations violentes contre les agents du fisc impérial. Il aurait voulu le ramener au culte en esprit et en vérité et le réunir sous la bannière de Moïse et des prophètes.

Ainsi Jésus, cela ne fait aucun doute, aimait son pays et le plaçait au-dessus de tous les autres ; seulement, il le voulait pacifique et non belliqueux ; il rêvait sa grandeur morale, non militaire. Il s’est efforcé de détruire la conception d’un Messie guerrier, que le souvenir des exploits des Makkabées avait remise en honneur, et d’inculquer à ses concitoyens la notion d’un Messie moral et social, de ce « serviteur de Yahweh » cher au second Isaïe, qui travaillerait au relèvement et à l’unité de la nation et à la propagande pacifique de la vraie religion parmi les païens.

Nulle part Jésus-Christ n’a défendu de faire le service militaire, comme étant contraire à la loi divine, pas plus qu’il n’a conseillé le refus de l’impôt. Sa maxime, sur ce sujet, est bien connue : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Nulle part il n’a dénigré la profession des armes. Qu’on se souvienne du beau témoignage rendu par lui au centurion romain, qui aimait la nation juive : En vérité, dit Jésus, dans tout Israël je n’ai pas trouvé une aussi grande foi ! Qu’on se souvienne aussi de saint Martin ! En somme, il me paraît certain que ni l’amour du pays, ni le devoir de le défendre, au besoin par les armes, ne sont contraires à la doctrine de Jésus-Christ et de ses apôtres.

Mais reste le second point : le patriotisme est-il incompatible avec l’amour de l’humanité, comme le soutient Tolstoï ? Pas davantage, et je crois que l’erreur du penseur russe vient de ce qu’il a pris ces deux termes dans un sens étroit et, par suite, faux.

Il a confondu patriotisme avec chauvinisme et humanité avec espèce humaine. Commençons donc par définir ces deux noms. Qu’est-ce que l’humanité ? Serait-ce la masse des habitants de la terre ? l’ensemble de l’espèce humaine ? Il est vrai, au point de vue physique, tous les hommes ont en commun certains caractères qui les distinguent des animaux, par exemple la démarche verticale, la parole articulée, etc.

Mais, lorsqu’on y regarde de plus près, combien cette masse est hétérogène ! Sans parler des différentes races, on peut diviser l’ensemble des habitants de la terre en deux groupes : les civilisés et les non-civilisés. Et, dans ce dernier, que de nuances ! Il y a des races très voisines de l’animalité, par exemple les Bushmen de l’Afrique australe ou les Papous d’Australie ; puis les races à l’état nomade et pastoral, comme les Touareg du Sahara ou les Tatars du Turkestan ; ensuite, les tribus sédentaires et agricoles, dont plusieurs sont encore anthropophages et en guerre perpétuelle. Sans souscrire à la thèse de Renan, qui ne voyait pas pourquoi un Papou aurait une âme, j’avoue que je ne saurais voir dans ces tribus encore grossières et barbares des membres de l’humanité. Elles n’en sont que des ébauches informes, tout au plus des enfants terribles.

Pour qu’il y ait humanité, il faut, ce me semble, que les hommes se soient élevés au-dessus de la nature brute, de la vie animale, qu’ils aient constitué le clan, la famille ou la cité, qu’ils aient une certaine police des mœurs, des rudiments de littérature, ne fût-ce que des hymnes religieux ou des chants populaires. En d’autres termes, c’est à la fixité du lien familial, à un contrat social quelconque et à une certaine culture d’esprit qu’on reconnaît l’humanité.

Or, comment s’est effectuée cette éducation morale et sociale, cette ascension de la barbarie aux différents degrés de la civilisation humaine, si ce n’est au moyen de la cité, de la province ou du canton, et ensuite de la fédération des provinces ou cantons, enfin de la patrie ?

En sorte que tant vaut la cité, tant vaudra la nation et tant vaut la nation, tant vaudra l’humanité. L’humanité n’est donc ni l’espèce humaine informe et hétérogène ni une entité métaphysique, c’est l’ensemble des nations tant soit peu civilisées.

Tournons-nous maintenant du côté de la patrie et demandons-nous qu’est-ce que la patrie. Ce n’est pas l’État, c’est-à-dire un système de gouvernement, qui peut s’étendre à plusieurs nations, exemple, l’Autriche-Hongrie. Ce n’est pas davantage un groupe de peuples, parlant la même langue, car dans une même patrie, on peut parler trois ou quatre langues différentes, par exemple la Suisse, l’Italie. La patrie, c’est le sol béni qui nous a vus naître, c’est l’air que nous respirons, c’est le sang de nos aïeux qui coule dans nos veines, c’est le patrimoine commun de mœurs, de souvenirs tristes ou glorieux, de chefs-d'œuvre des lettres ou des arts, légué par nos pères et qui crée entre nous les liens d’une étroite amitié, tels que lorsqu’un membre de ce corps souffre, tous en ressentent un contre-coup douloureux. La patrie, c’est la grande famille, dans laquelle nul ne doit vivre pour soi-même ni pour avancer ses propres intérêts, mais où tous doivent contribuer au bien de la chose publique, res publica, et qui a pour devise : « Chacun pour tous, tous pour chacun. »

 

 

CONCLUSION

 

Or, s’il en est ainsi, en quoi le souci du bien public exige-t-il qu’on haïsse les nations étrangères ? Où est la logique qui nous conduirait de l’amour du pays à la haine de l’humanité ? Chaque patrie n’est-elle pas un organe du genre humain, de même que chaque famille est un membre du corps de la patrie ? Autant vaudrait soutenir que l’amour de notre famille exige la haine ou le dédain du reste de la nation. Non, ces deux sentiments : patriotisme et amour de l’humanité, sont, non pas antagonistes, mais complémentaires. Celui-là sera le meilleur ami de l’humanité qui sera un père de famille vertueux et un bon patriote.

Il faut en revenir au patriotisme des Français de 1789, comme à des types, sinon parfaits, du moins supérieurs de l’humanité ! La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et une foule de décrets des assemblées républicaines d’alors respirent la philanthropie, le souci du bonheur du genre humain 9. Aussi, c’est avec raison qu’on a dit que la Révolution de 1789 ne fut pas faite au profit de la France seule, mais encore de l’humanité tout entière.

Mais, dès qu’en 1793, la coalition des rois et des empereurs menaça la France, ces amis de l’humanité, ces républicains philanthropes se levèrent comme un seul homme, coururent aux armes et, le drapeau tricolore en tête et au chant de la Marseillaise, ils repoussèrent l’étranger du sol de la patrie, qui leur était sacré, car c’était le berceau de la liberté, de la justice, de la fraternité. À cette époque, le nom de patriote était synonyme de républicain. Ah ! certes, les hommes de 1792 ne renièrent pas leurs déclarations et leurs maximes humanitaires ; mais ils firent respecter en eux, par l’agresseur étranger, des citoyens d’une nation libre et fière. Ils mirent la force au service du droit et l’objet de leur prise d’armes fut non pas la conquête, mais la libération des peuples de la tyrannie de souverains belliqueux. Le sens des guerres de la République est donc tout autre que celui des guerres de Louis XIV et de Napoléon.

Il faut en revenir au patriotisme de Gambetta, l’organisateur de la défense nationale. Ah ! certes, son patriotisme n’était pas exclusif, il n’avait pas moins d’admiration pour l’ancienne France que pour celle de la Révolution : « Disciple enthousiaste de Voltaire, a dit excellemment de lui M. Joseph Reinach, Gambetta était en même temps le dévot de Jeanne la Lorraine ; ennemi irréconciliable de la théocratie, il était l’admirateur de Bossuet ; démocrate et républicain dans les moelles, il n’égale pas seulement Berryer aux plus grands orateurs, mais aux meilleurs citoyens. Comme il parlait de Hoche ! comme il parlait de Richelieu ! Ainsi Gambetta ne chérissait pas seulement d’une tendresse profonde la douce France, son beau ciel, ses belles campagnes ; mais il aimait aussi et surtout la France morale, la France nourrice des idées générales du monde, la France qui a lutté et souffert, la France pour elle-même. »

En dernière analyse, les patries sont des organes vivants du grand corps de l’humanité, ou mieux encore, comme disait M. Lavisse, « des œuvres de l’humanité, laquelle est en chacune d’elles avec sa diversité naturelle, car la nature a voulu que l’humanité fût diverse. La ressemblance universelle serait une insupportable laideur. La nature est une harmonie et l’humanité en est une aussi. Chacune des patries qu’elle a créées, sur des terres et sous des ciels différents, a des aptitudes propres, son caractère, son génie, et chacune concourt à la beauté de l’ensemble. Servir sa patrie, c’est donc servir l’humanité, au poste où la Providence nous a placés. Je vous défie de servir l’humanité autrement que par l’intermédiaire d’une patrie ! »

Par conséquent, il n’est nécessaire ni de sacrifier sa patrie pour aimer l’humanité, ni de haïr et de subjuguer les patries étrangères pour aimer la sienne. Il suffit, pour concilier ces deux termes, de mieux comprendre le rôle de sa patrie dans le monde et, partant, de l’aimer d’une façon plus éclairée.

La morale internationale a ce principe commun avec la morale entre particuliers : « Il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît. » Respectons donc la patrie des autres, efforçons-nous de faciliter entre les nations les échanges d’idées morales, de réformes sociales et de découvertes scientifiques, multiplions les traités de commerce et d’arbitrage.

Mais exigeons, à notre tour, que les étrangers respectent notre patrie, et si, par malheur, des peuples trompés et surexcités par des gouvernements despotiques et belliqueux s’avisaient de vouloir nous attaquer et de conquérir des morceaux du territoire national, notre devoir serait de nous lever, comme un seul homme, à l’instar des volontaires de 1792 ou des francs-tireurs de 1870-1871, et de repousser la force par la force. Sans doute, la guerre est une chose horrible, et, quand on a vu de ses propres yeux les champs de bataille de la guerre franco-prussienne, qu’on a eu le spectacle des morts, des blessés et des mourants, on n’en peut souhaiter le retour.

Mais il y aurait quelque chose de plus affreux encore, ce serait la servitude sous le joug de l’étranger, ce serait le démembrement de la France, vouée au sort de la Pologne et de l’Arménie, partagée par des puissances militaires voisines, ce serait la spoliation de tout ce patrimoine de beautés littéraires et artistiques, de traditions morales et religieuses, de gloire et d’héroïsme chevaleresque, que renferme la France. Ce jour-là, l’humanité entière en serait appauvrie !

Voilà ce que n’a pas compris le logicien à outrance qu’est Léon Tolstoï et c’est pourquoi, tout en rendant justice à ses aspirations humanitaires et à son profond sentiment religieux, nous estimons qu’il s’est trompé. Et nous en appelons de l’auteur de la Guerre russo-japonaise à Jefferson, l’un des fondateurs de la République des États-Unis de l’Amérique du Nord, qui me paraît avoir concilié, dans une formule heureuse, l’amour de sa patrie avec celui d’un pays étranger, lorsqu’il a dit : « Tout homme a deux patries : la sienne d’abord et puis la France, qui a tant fait pour le bonheur de l’humanité ! »

 

 

 

Gaston BONET-MAURY.

 

Paru dans la Revue des études franco-russes en juin 1906.

 

 

 

 

 



1  Voir L. Tolstoï, La Guerre russo-japonaise. Rayons de l’aube, et G. Bourdon, En écoutant Tolstoï, Paris, 1906.

2  Les citations sont faites d’après la 9e édition des Œuvres complètes, Moscou, 1893. 13 vol. in-8o.

3  Œuvres complètes, t. V, p. 171.

4  Ibid., t. VI, p. 109.

5  Œuvres complètes, t. VIII, p. 15.

6  Traduit en français sous ce titre : Ma religion, Paris, Fischbacher In-8o.

7  BOURDON, En écoutant Tolstoï, p. 116-119.

8  En écoutant Tolstoï, p. 120.

9  Voir le décret du 26 août 1792 conférant le titre de citoyen français à Priestley, Schiller, Pestalozzi, Wilberforce, etc. : « Considérant, y est-il dit, que, s’il n’est pas permis d’espérer que les hommes forment un jour devant la loi, comme devant la nature, une seule nation, les amis de la liberté et fraternité universelle n’en doivent pas moins être chers à une nation qui a proclamé sa renonciation à toutes conquêtes et son désir de fraterniser avec tous les peuples, etc. »

 

 

 

 

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