Les faux miracles du Bouddha
par
J. de BONNIOT, S. J.
L’incrédule dont nous avons parlé dans un de nos précédents articles 1, M. Larroque, s’imaginait porter un grand coup aux miracles avec cette simple question : « Qui ne sait, du reste, que jusqu’ici toutes les religions ont prétendu également s’appuyer sur des miracles ? » C’est un argument dont les adversaires du christianisme aiment à se servir. Nos lecteurs ont déjà pu remarquer 2 ce passage d’une lettre écrite par l’un des coryphées de l’incrédulité contemporaine : « Les miracles ont été signalés dans les temps anciens et dans les temps modernes, aux sanctuaires païens et aux sanctuaires chrétiens. » M. Alfred Maury écrit dans le même sens : « Les miracles ne sont pas moins nombreux chez les brahmanes, les bouddhistes et les musulmans ; mais, outre que chez eux on ne les a pas recueillis par écrit avec autant de soin que l’ont fait nos aïeux, nous n’en connaissons pas une aussi grande quantité 3. »
Le raisonnement que les incrédules « prétendent également » bâtir sur cette assertion est un sophisme, nous l’avons montré ; mais l’assertion est-elle du moins fondée ? Est-il vrai que les religions différentes du christianisme s’appuient « également » sur des miracles ? Voilà ce qu’il importe d’examiner maintenant afin de dissiper tout nuage sur ce point.
Parmi ces religions, il en est une qui l’emporte sur toutes les autres par le nombre de ses sectateurs, par sa valeur morale, par les merveilles dont on entoure son origine, et par la haute estime qu’elle a conquise auprès de nos savants. C’est à celle-là que nous nous attacherons tout d’abord. Rien ne nous sera plus facile que de conclure a majore ad minus. On a déjà compris que nous voulons parler du Bouddhisme, système religieux qui domine en Asie.
M. Barthélemy Saint-Hilaire, auteur, comme on sait, d’une histoire du Bouddha, écrit dans son livre : « Sauf le Christ, il n’est point, parmi les fondateurs de religion, il n’est point de figure plus pure ni plus touchante que celle du Bouddha. Sa vie n’a point de tache. Son héroïsme égale sa conviction, et, si la théorie qu’il préconise est fausse, les exemples personnels qu’il donne sont irréprochables. » Un beau caractère et une vie sans reproche n’expliquent pas le succès d’une doctrine qui compte plusieurs centaines de millions d’adhérents. M. Alfred Maury n’est pas éloigné de reconnaître là un effet des miracles.
« Comme le christianisme, dit-il (Encyclopédie Didot, artic. Bouddhisme), il a eu ses miracles et ses prophéties. » Plus loin il répète la même chose en termes plus explicites : « Des miracles, des prophéties réalisées, vinrent encore favoriser, chez un peuple crédule et ignorant des lois de la nature, une doctrine accueillie surtout des classes inférieures. » L’étude du Bouddhisme nous est donc indiquée par nos adversaires eux-mêmes ; nous devons examiner s’ils ont vraiment raison de l’assimiler au christianisme, sous le rapport des miracles.
Nos deux grands Indianistes, Abel Rémusat et Eugène Burnouf, nous fourniront les documents nécessaires, au moyen de leurs publications connues sous le nom de Foe Koue Ki et d’Introduction à l’histoire du Bouddhisme. Le premier de ces deux ouvrages est la relation d’un bonze chinois du IVe siècle de notre ère, nommé Fa hian, qui raconte un pèlerinage accompli par lui dans la terre natale du bouddhisme. Abel Rémusat a traduit cette relation curieuse en y ajoutant des notes très savantes et très intéressantes, que MM. Klaproth et Landresse, les éditeurs du travail de M. Rémusat, ont dignement complétées. On sait que l’Introduction d’Eugène Burnouf a débrouillé le chaos du bouddhisme et qu’elle jouit en cette matière d’une autorité incontestée.
I
Le bouddhisme est la religion qui domine dans l’extrême Asie. Parti de l’Hindoustan où il a pris naissance et d’où il a été presque entièrement exterminé, il s’est étendu successivement à Ceylan, dans l’Indochine, dans la Chine, au Japon et au Tibet. S’il faut en croire les bonzes de ce dernier pays, ses livres sacrés s’élèveraient au chiffre modeste de quatre-vingt-quatre mille. Une vie d’homme ne suffirait pas à lire une telle bibliothèque ; comment a-t-on pu en soumettre les documents à une critique rigoureuse ? comment surtout un seul homme a-t-il pu, par ses paroles et ses actes, par les évènements qui ont composé sa vie, fournir matière à tant de volumes ? Car, dans tous ces écrits, il n’est question que d’un seul homme, de Shakya-mouni. Les savants de l’Europe ont étudié peut-être une cinquantaine de ces livres sacrés. Certes, à de tels hommes on ne peut refuser le mérite d’une patience et d’un courage à toute épreuve : nous ne connaissons pas d’étude plus insipide et plus ennuyeuse que celle à laquelle ils ont courageusement consacré leur intelligence et leur temps. C’est grâce à leurs travaux, grâce à leur dévouement, que nous savons à peu près ce que fut Shakya-mouni.
Lorsque le brahmanisme régnait sans conteste entre le Gange et l’Indus, parut un jeune solitaire qui devait mettre l’ancienne religion de l’Inde à deux doigts de sa perte. Il s’appelait Siddhârta, et appartenait à la race royale des Shakya d’où le nom sous lequel on le désigne vulgairement, le solitaire Shakya, Shakya-mouni. Dans les méditations de la vie ascétique à laquelle il s’était consacré, Siddhârta s’imagina qu’il avait trouvé le moyen d’arriver à la science absolue, à la bôdhi ; la toute-puissance était unie à la bôdhi, de telle sorte que l’atteindre, c’était s’élever même au-dessus de la divinité. Celui qui arrive à ce degré sublime s’appelle bouddha, le savant par excellence. Shakya-mouni était un bouddha. On l’appelle le bouddha parce qu’il n’en a pas paru d’autre pendant la période de l’existence où nous nous trouvons. Mais Shakya-mouni affirmait que d’autres l’avaient précédé et que d’autres viendraient après lui, suivant des périodes très longues et mathématiquement déterminées.
Comment Shakya-mouni parvint-il à propager sa doctrine ? Hérésie du brahmanisme, peut-être le bouddhisme eut-il la vertu de toutes les hérésies, qui se répandent avec l’énergie d’une contagion dans le milieu où elles prennent naissance ; car elles ne sont qu’une déviation de la vie qu’elles corrompent. M. Eugène Burnouf écrit cette phrase étonnante (p. I73) : « Le moyen employé par Çâkhia 4 pour convertir le peuple à sa doctrine était, outre la supériorité de son enseignement, l’éclat de ses miracles 5. » Nous verrons plus bas ce qu’il faut penser, d’après Eugène Bournouf lui-même, de la supériorité de cet enseignement. Mais Shakya a-t-il vraiment accompli des miracles éclatants ? Les bouddhistes du moins ajoutent foi à des choses fort étranges dont nous allons rappeler les points principaux.
Naissance de Shakya-Mouni. (Copie d’une image chinoise.)
Shakya-mouni n’a pas fait exception à la loi commune ; suivant l’opinion des Hindous il existait avant de naître dans la presqu’île du Gange. Quand le moment de s’incarner fut venu, il monta sur un éléphant blanc à six défenses et entra dans le sein de sa mère sous la forme d’un rayon de cinq couleurs. Sa mère Maia le mit au jour sous un arbre. En naissant, l’enfant tomba à terre et fit sept pas. En ce moment, le ciel et la terre tremblèrent fortement. Indra, Brahma, les quatre rois du ciel avec toute leur suite et les dieux qui leur sont soumis, les dragons, les démons, les génies, vinrent tous entourer et guider le nouveau-né. Deux rois des dragons firent pleuvoir sur lui une eau tiède à gauche et fraîche à droite. Shakya-mouni fut amené au palais de son père dans un char attelé de dragons ; cinq cents trésors se montrèrent à découvert et un océan de bonnes actions se produisit. Les dieux firent paraître trente-deux signes dont voici les principaux : les rues et les chemins se trouvèrent spontanément nettoyés et les endroits fétides exhalèrent des parfums ; les terrains sans eau produisirent des lotus grands comme les roues d’un char ; les vêtements et les garnitures de lit enfermés dans des coffres en furent tirés et placés en évidence ; le soleil, la lune, les étoiles et les planètes s’arrêtèrent ; cinq cents éléphants blancs, qui s’étaient pris d’eux-mêmes dans les filets, se trouvèrent devant le palais ; cinq cents lions blancs sortirent des montagnes de neige et se trouvèrent liés à la porte de la ville ; les filles des rois des dragons se tinrent en cercle autour du palais ; dix mille vierges célestes parurent sur les murailles du palais, tenant à la main des chasse-mouches de queue de paon ; la douceur et la bonté remplacèrent en un instant les sentiments durs et féroces des pêcheurs et des chasseurs ; toutes les femmes enceintes du royaume donnèrent le jour à des garçons (Foe-Koue-Ki, p. 222).
Passons sous silence les détails de la longue vie du Bouddha pour nous appesantir sur le fait le plus solennel de son existence terrestre. Après des péripéties sans nombre, après avoir été roi des paons et paon lui-même, après s’être fait manger sous forme de serpent, après avoir eu l’étrange charité de donner à des bêtes féroces, pour apaiser leur faim, sa tête et même tout son corps, Shakya, tout mangé qu’il était, se retira dans une solitude où il vivait dans la contemplation la plus profonde. Ses disciples étaient alors innombrables et il était l’objet d’un culte qui menaçait de devenir universel. Sur ces entrefaites, six brahmanes, inquiets pour leur propre crédit, conçurent le projet téméraire de provoquer Shakya-mouni à un assaut de miracles. Il est bon de savoir que, suivant la croyance de l’Inde, le pouvoir de faire des miracles est essentiellement uni à une science surhumaine et que les six brahmanes se flattaient de posséder une telle science. Le défi est porté à Shakya par le roi de Koçala. Après quelques hésitations, Shakya relève le gant et l’on convient que la lutte aura lieu dans sept jours et près de la ville de Çravasti, suivant un usage bien antique, puisque c’est celui de tous les bouddhas, dont le dernier a disparu depuis des millions de siècles. Cependant le roi de Koçala construisit pour la cérémonie un édifice, sorte de théâtre dont les quatre côtés avaient cent mille coudées (cinquante kilomètres) de longueur. Chacun des six brahmanes se bâtit pour lui-même un piédestal semblable, de telle sorte que les rivaux ne pouvaient se voir, on doit le supposer, qu’à l’aide de puissants télescopes ; mais l’on ne comprend pas trop comment ils faisaient pour s’entendre.
Au jour dit, le roi se rendit sur le lieu du combat avec un cortège innombrable. Les brahmanes s’y rendirent de leur côté accompagnés d’une foule non moins considérable de partisans. Quant à Shakya, il était dans un ermitage aux environs de la ville. Averti par un message du roi, il « entra dans une méditation telle qu’on vit sortir du trou du verrou une flamme qui, allant tomber sur l’édifice destiné à Shakya, le mit en feu tout entier ». Là-dessus, grand émoi parmi les spectateurs ; on s’empresse d’apporter de l’eau ; mais le feu s’éteint de lui-même, et l’on est tout surpris de voir que rien n’a été brûlé. C’était merveilleux, mais les brahmanes se tirèrent d’affaire en disant que rien ne prouvait que Shakya fût plutôt qu’eux-mêmes l’auteur de ce miracle. Ensuite, sans quitter encore son ermitage, Shakya produisit une lumière éclatante comme l’or ; il fit trembler la terre de six façons différentes, il fit pleuvoir des lotus, de la poudre de santal et des habits ; et, à chaque prodige, les brahmanes eurent recours aux mêmes échappatoires. Mais les choses ne devaient pas en rester là.
Le tremblement de terre fit comprendre à cinq cents Rishis (sages), qui vivaient on ne dit pas où, que le Bouddha opérait des merveilles à Çravasti. Désireux d’en être témoins, ils se mirent en marche, et, à l’instant même, par la puissance de Shakya, ils se trouvèrent près de lui. Il leur parut semblable « à la loi revêtue d’un corps, au feu du sacrifice qu’on aurait aspergé de beurre ; à la mèche d’une lampe placée dans un vase d’or ; à un pilier d’or qui serait rehaussé de divers joyaux ». Shakya les reçut au nombre de ses disciples, en leur disant : « Approchez, ô religieux ; accomplissez les devoirs de la vie religieuse ! » À peine ces mots furent-ils prononcés que les Rishis « se trouvèrent rasés, couverts de vêtements religieux, portant à la main le vase qui se termine en bec d’oiseau, ayant une barbe et une chevelure de sept jours, et avec l’air décent de religieux qui auraient reçu l’investiture depuis cent ans ».
C’est avec ces nouveaux disciples et « sept espèces de troupes et une foule de peuple » que le Bouddha se rendit enfin au lieu où était l’édifice de cent mille coudées. Là, des hommes de bonne volonté se hâtèrent de lui offrir de combattre à sa place. Shakya ne voulut pas y consentir et commença aussitôt le combat en entrant dans une méditation profonde. À peine livré à cet exercice, Shakya disparut de la place où il était assis, et s’élançant dans l’air du côté de l’Occident, il parut dans les quatre attitudes de la décence, c’est-à-dire qu’il y marcha, qu’il se tint debout, qu’il s’assit, qu’il se coucha. Il atteignit ensuite la région de la lumière ; il n’y fut pas plutôt arrivé que des lueurs diverses s’échappèrent de son corps, des lueurs bleues, jaunes, rouges, blanches, et d’autres ayant les plus belles teintes du cristal. Il fit apparaître, en outre, des miracles nombreux ; de la partie inférieure de son corps jaillirent des flammes, et de la supérieure s’échappa une pluie d’eau froide. Ce qu’il avait fait à l’Occident, il l’opéra également au Midi ; il le répéta dans les quatre points de l’espace ; et, quand par ces quatre miracles, il eut témoigné de sa puissance surnaturelle, il revint s’asseoir sur son siège.
Là, le Bouddha conçut une pensée « mondaine », pensée de telle nature qu’elle est aussitôt connue de tous les êtres, des dieux et des fourmis. Avertis ainsi de ce qui se passait à Çravasti, « Çakra, Brahma et les autres dieux avec plusieurs centaines de mille divinités » descendirent de leur ciel et vinrent rendre hommage à Shakya-mouni, en tournant trois fois autour de lui et en lui touchant les pieds avec leur tête. La cérémonie dura longtemps sans doute, mais fut suivie du dernier et du plus grand des miracles de cette mémorable journée. Deux rois qui étaient présents dans l’assemblée « créèrent un lotus à mille feuilles, de la grandeur de la roue d’un char, entièrement d’or, dont la tige était de diamants », et ils en firent hommage à Shakya. Celui-ci, l’ayant accepté, s’assit dessus, au centre, « le corps droit, les jambes croisées, et replaçant sa mémoire devant son esprit ». « Au dessus de ce lotus, il en créa un autre » où il parut pareillement assis. « Et de même, devant lui, derrière lui, autour de lui, apparurent des masses de bienheureux Bouddhas créés par lui, qui, s’élevant jusqu’au huitième ciel, formèrent une assemblée de Bouddhas. Quelques-uns de ces Bouddhas magiques marchaient, d’autres se tenaient debout ; ceux-ci étaient assis, ceux-ci couchés ; quelques-uns atteignaient la région de la lumière, et produisaient de miraculeuses apparitions de flammes, de lumière, de pluie et d’éclairs ; plusieurs faisaient des questions, d’autres y répondaient. » Shakya « disposa les choses de telle sorte que le monde tout entier put voir sans voile cette couronne de Bouddhas ». Puis, il les fit disparaître en un instant, et se retrouva lui-même sur son siège.
Après cela, le roi de Koçala crut le moment venu d’inviter les six Brahmanes à faire aussi bien que Shakya. Mais ceux-ci, pleins de confusion, n’osèrent rien tenter. Alors, un autre personnage, doué d’une puissance surnaturelle, suscita un grand orage accompagné de vent et de pluie qui fit disparaître l’édifice des Brahmanes et les dispersa eux-mêmes dans toutes les directions à coups de tonnerre. La foudre ne leur ayant pas fait de mal, ils finissent leurs jours dans « l’étang aux eaux froides ». Le grand spectacle dont nous venons de résumer très brièvement les détails avait pour objet d’attester que Shakya était réellement parvenu à la Bôdhi ; qu’il avait définitivement conquis la dignité de Bouddha. Il ne lui restait donc plus qu’à se plonger dans le Nirvana, c’est-à-dire à mourir aux yeux des hommes et à s’anéantir aux yeux des êtres supérieurs. Sa mort, en effet, ne se fit pas attendre et fut marquée comme elle devait l’être, par des prodiges. Son cercueil s’éleva de lui-même dans les airs, entra dans la ville de Kiu chi par la porte occidentale ; en sortit par celle de l’Orient, rentra par celle du Midi et ressortit par celle du Nord ; il fit ensuite sept fois le tour de la ville. La voix du Bouddha se fit entendre du cercueil. Tous les habitants des cieux assistaient à la cérémonie et versaient des larmes. Enfin, placé sur un bûcher, le Bouddha l’enflamma lui-même au moyen du feu épuré de la fixe contemplation qui sortit de sa poitrine ; mais, ni le cercueil, ni les draperies ne furent consumés. Telle fut la fin merveilleuse de la merveilleuse vie de Shakya.
Le Bouddha étant rentré dans le néant, quelque chose de ses prérogatives prodigieuses est resté empreint dans la substance de son pot. On sait que le pot était pour le solitaire indien ce que la barbe et le manteau étaient pour le philosophe grec, un symbole que l’ascète portait partout avec lui, sans manquer toutefois de l’employer à de plus humbles usages. Écoutons ce que rapporte Fa hian, le bonze pèlerin d’A. Rémusat, au sujet du pot de Shakya-mouni. « Fa hian, étant dans ces lieux, entendit des religieux qui, du haut d’un trône élevé lisant les Livres sacrés, disaient que le pot de Foe (traduction en chinois du mot Bouddha) était d’abord à Pi che li (Vaïshâli), et qu’il est maintenant à Kian tho weï (Kandahar) depuis bientôt onze cents ans. Il doit retourner dans le royaume des Yue ti occidentaux. Après onze cents ans, il ira dans le royaume des Yu thian (Khotan), et y restera onze cents ans, puis il ira dans le royaume de Khiu tse (Koutche). Après onze cents ans, il doit venir de nouveau dans le pays de Han (la Chine), pour onze cents ans, puis il reviendra au royaume des Lions. Après onze cents ans, il retournera dans l’Inde du milieu. De l’Inde du milieu, il s’élèvera au ciel Teou chou (c’est le quatrième des Bouddhistes). Quand Mi le phou sa le verra, il dira en soupirant : « Le pot de Chi Kia Wen Foe est arrivé ! » Alors, avec tous les dieux, il lui offrira des fleurs et des parfums durant sept jours. Les sept jours expirés, le pot reviendra dans le Yan feou thi... 6 » Je crois que nous pouvons nous en tenir là. Quand M. Alfred Maury parle des prophéties du Bouddhisme, sans doute il fait allusion aux voyages du pot de Bouddha si clairement prédits. Seulement, ces prophéties-là ne se sont pas « réalisées », et nous ne savons comment le professeur du Collège de France justifie l’emploi de ce participe.
Voilà un spécimen des miracles « les plus éclatants » qui sont rapportés dans les livres sacrés du Bouddhisme. On en trouve d’aussi beaux et de moins déraisonnables dans les Mille et une nuits. Il nous semble que les rappeler, c’est suffisamment et victorieusement démontrer ce qu’ils sont. Mais les savants, nous l’avons vu, accordent leur attention à ces inventions puériles. Eh bien ! faisons un effort ; supposons, prêtons du sérieux à des textes qui n’en ont point, et montrons qu’avec ce sérieux d’emprunt ils ne résistent pas aux moindres efforts de la critique.
II
Nous devons maintenant avouer notre embarras. Malgré des affirmations comme celles d’Eugène Burnouf que nous avons citées plus haut, malgré l’assurance avec laquelle on nous oppose les miracles du Bouddha, les savants incrédules n’y croient pas plus que nous. La preuve est donc faite ; notre travail est fini ; nous n’avons plus qu’à jeter la plume. On ne lutte pas contre un adversaire qui se dérobe, bien mieux, qui se range de notre côté. Cependant, si l’on y réfléchit, l’on ne peut s’empêcher de penser que c’est là une feinte habile. Nous a-t-on jamais opposé les Contes de Perrault qui certes valent bien ceux du bouddhisme ?
Il est un art de mêler les ombres et le demi-jour qui noie la réalité dans les apparences et fait prendre des apparences pour les réalités. C’est dans cette lumière ténébreuse qu’on nous présente le passé de l’Inde ; l’œil de l’esprit se fatigue à fouiller dans ces nuages, il n’a bientôt plus assez de force pour discerner ce qui est, et finit par se fermer, par ne plus rien regarder, tout lui paraissant également fantastique. Que pendant cette détente de la raison, cet abandon de l’énergie intellectuelle, la pensée se porte vaguement sur les rapports des miracles du Christ avec ceux du Bouddha, l’on ne sera pas éloigné de se laisser surprendre par la conclusion de ce raisonnement : les miracles du Christ sont comme ceux du Bouddha, donc pareillement des contes. Il sera toujours vrai que le diable pêche en eau trouble. Eh bien ! non, les miracles du Bouddha ne sont pas comme ceux du Christ. Si cette assimilation n’est pas le fait d’une intelligence corrompue, c’est certainement celui d’une intelligence engourdie.
Les miracles du Bouddha sont de pures fictions. Ils en portent les caractères évidents, et ces caractères sont précisément opposés à ceux que présentent les miracles de l’Évangile.
I – Jésus-Christ a paru au milieu de l’histoire. Sa vie et les moindre détails de sa vie sont encadrés, enchâssés dans un réseau de faits contemporains dont la réalité certaine, indépendante, constatée ne pouvait être devinée, mais a dû être observée directement par le narrateur évangélique. Celui-ci se donne en effet comme témoin oculaire, et son récit contient mille traits qui prouvent sa bonne foi. « Quod audivimus, quod vidimus oculis nostris, quod perspeximus et manus nostræ contrutaverunt de verbo vitæ... annuntiamus vobis. » À ces témoins immédiats succèdent sans interruption, depuis l’origine jusqu’à nos jours, une série de témoins intermédiaires, c’est-à-dire qui se sont transmis les uns aux autres le témoignage rendu par les premiers. La tradition est continue et passe toujours par des témoins graves dont l’intérêt le plus cher est de la conserver pure. L’histoire évangélique s’ouvre ainsi devant la critique, laquelle ne lui a pas ménagé ses épreuves. Elle a été soumise à un creuset dans lequel l’histoire profane aurait été fondue tout entière, si l’on avait essayé de l’y faire passer. L’Évangile a résisté et, bon gré mal gré, la critique historique la plus exigeante est obligée d’en déclarer la certitude et l’authenticité.
Rien de semblable dans l’histoire du Bouddha. L’on sait que ce personnage a existé, qu’il a prêché une religion nouvelle avec succès dans l’Hindoustan. Le reste est un problème. L’époque même, nous ne disons pas la date, de sa prédication est loin d’être connue, comme la suite va le montrer.
Citons d’abord un passage remarquable du livre de Hiuan-thsang, prêtre bouddhiste qui, au septième siècle de notre ère, entreprit un pèlerinage sur les traces de Fa hian. « Quant à l’époque du Nirvana du Bouddha, ainsi parle ce bonze, les collections diffèrent dans sa détermination. Les unes la placent il y a plus de 1200 ans, d’autres plus de 1300, et d’autres encore il y a plus de 1500 ans. Il y en a même qui assurent qu’il n’y a que 900 ans. » Klaproth accompagne ce texte de cette observation : « Hiuan-thsang écrivait vers l’an 640 de Jésus-Christ ; c’est donc à cette année que se rapportent ses calculs, qui mettent la mort de Shakya-mouni en 560, 660, 860 et même 360 avant notre ère. » (Foe Koue Ki, p. 237.) M. Eugène Burnouf constate pareillement les incertitudes de la chronologie à ce sujet : « Nous n’avons obtenu jusqu’ici, dit-il, que quelques dates ou plutôt quelques époques dont nous pouvons bien indiquer la relation mutuelle, mais que nous ne rattachons encore à rien. Nous manquons, en un mot, du point fondamental duquel il faudra partir pour les placer dans les annales de l’Inde et dans celles du monde. Ce point initial, les Bouddhistes du nord nous le fournissent ; c’est la mort de Çâkya-mouni, le dernier Bouddha ; voilà le fait capital qui sert de base à tout le développement historique du bouddhisme ; mais la tradition et les textes nous laissent à peu près dans l’ignorance sur la date réelle de ce fait... Au lieu d’un point fixe, la tradition ne nous donne qu’une collection de dates qui diffèrent les unes des autres de plusieurs siècles et dont aucune n’a obtenu l’assentiment des Bouddhistes de toutes les écoles. » (Introd. à l’hist., p. 523.)
Si une pareille incertitude planait sur l’histoire de Jésus-Christ ; si, parmi les écrivains qui nous en ont conservé les détails, les uns plaçaient la mort du fondateur du christianisme à la fin de la république romaine, d’autres à l’époque des guerres puniques, d’autres au siècle de Périclès, d’autres sous Solon, d’autres au temps d’Homère, quels éclats de rire dans les rangs des incrédules ! quel mépris n’auraient-ils pas pour les origines du christianisme ! comme ils traiteraient d’insensé celui qui ferait du Christ autre chose qu’un personnage fabuleux ! Tel est pourtant le cas de Shakya-mouni, et Shakya-mouni pour les savants, pour les incrédules, appartient réellement à l’histoire. Nous le voulons bien ; cependant l’on conviendra qu’il n’est pas facile de soumettre à une critique tant soit peu sérieuse les évènements que les écrits bouddhiques groupent autour d’un tel personnage historique. La tradition a été rompue en tronçons épars. Rien ne relie entre eux ces fragments de chaîne ; comment passer de l’un à l’autre ? Autant dire que la tradition n’existe pas.
Après cela, nous n’avons pas besoin de montrer par le menu que la vie de Shakya et, par conséquent, ses miracles ne se rattachent par aucune circonstance à l’histoire générale. Si ces points de raccord existaient, la chronologie n’hésiterait pas, sa base serait trouvée, et la place du héros du bouddhisme serait fixée entre tels et tels évènements connus de la succession réelle du temps. Par conséquent, la réalité des détails dans la vie de Shakya, la réalité de ses miracles échappe à tout contrôle : rien ne nous permet d’affirmer que ces miracles sont authentiques.
Mais il y a plus. Si, vus par le dehors, ces prodiges ne sortent pas de l’incertitude, vus par le dedans, ils offrent des signes incontestables de fausseté.
II. – Lorsque le roi de Koçala porte à Shakya-mouni le cartel des six brahmanes, celui-ci lui répond qu’il enseigne sa religion par la parole et non par des miracles. Les bouddhistes n’en admettent pas moins, à la suite de leur maître, que le pouvoir d’opérer des miracles est un effet nécessaire de la science sublime à laquelle l’ascète s’élève par la méditation. C’est pour cela que nous avons vu Shakya-mouni entrer en méditation chaque fois qu’il se disposait à produire une nouvelle merveille. Le miracle serait donc un témoignage extérieur de la doctrine. Réciproquement, la fausseté de la doctrine tue le miracle ; car ce qui n’est pas n’est la source de rien. Du reste, en toute hypothèse, on peut-être parfaitement sûr que le véritable miracle n’accompagne jamais une doctrine qui est fausse. Quel était donc le fond de la doctrine de Shakya ? Eugène Burnouf va nous le dire 7.
« Sa doctrine reposait sur une opinion admise comme un fait, et sur une espérance présentée comme certitude. Cette opinion, c’est que le monde visible est dans un perpétuel changement, que la mort succède à la vie et la vie à la mort, que l’homme, comme tout ce qui l’entoure, roule dans le cercle éternel de la transmigration ; qu’il passe successivement par toutes les forme de la vie, depuis les plus élémentaires jusqu’aux plus parfaites ; que la place qu’il occupe dans la vaste échelle des êtres vivants dépend du mérite des actions qu’il accomplit en ce monde, et qu’ainsi l’homme vertueux doit, après cette vie, naître avec un corps divin et le coupable avec un corps de damné ; que les récompenses du ciel et les punitions de l’enfer n’ont qu’une durée limitée ; que le temps épuise le mérite des actions vertueuses, tout de même qu’il efface la faute des mauvaises ; et que la loi fatale du changement ramène sur la terre et le dieu et le damné pour les mettre de nouveau l’un et l’autre à l’épreuve et leur faire parcourir une suite nouvelle de transformations. » Tel est le sort commun de tous les hommes, de tous les êtres vivants. Il résulte des conditions mêmes de la nature, et il est indépendant de l’action, de l’influence du bouddhisme. La doctrine de Shakya-mouni a précisément pour objet de modifier cet état de choses en faveur de ses élus, et la faveur est vraiment singulière. Mais rendons la parole à Eugène Burnouf. « L’espérance, dit-il, que Çâkya-mouni apportait aux hommes, c’était la possibilité d’échapper à la loi de la transmigration, en entrant dans ce qu’il appelait le Nirvana, c’est-à-dire l’anéantissement. Le signe définitif de cet anéantissement était la mort ; mais un signe précurseur annonçait dès cette vie l’homme prédestiné à cette suprême délivrance, c’était la possession d’une science illimitée qui lui donnait la vue nette du monde, tel qu’il est, c’est-à-dire la connaissance des lois physiques et morales, et, pour tout dire en un mot, c’était la pratique des six perfections transcendantes : celle de l’aumône, de la morale, de la science, de l’énergie, de la patience et de la charité. »
Le bouddhisme, religion toute morale, dit-on, comprend à ce point de vue deux choses bien distinctes. Il comprend un ensemble de leçons, de conseils, de préceptes qui sont une application quelquefois délicate de la loi naturelle. Par là, il fait illusion, excite même l’admiration de gens qui devraient mieux mesurer leur enthousiasme. En effet, l’autre élément de ce système religieux gâte absolument le premier. Nous voulons parler du terme où il mène ses sectateurs ou, si l’on veut, ses saints : ce terme est le Nirvana. Le Nirvana ne représente pas une idée absolument propre au bouddhisme ; on la retrouve dans toutes les écoles brahmaniques. Mais tandis que le Nirvana est pour les Brahmes l’absorption de l’âme au sein du Dieu universel ou sa dissolution dans les éléments du monde, Shakya-mouni fait du Nirvana le synonyme pur et simple de l’anéantissement. Tel est le trait distinctif, fondamental, essentiel du bouddhisme : il impose la vertu, et il offre pour terme à la pratique héroïque de la vertu la destruction, l’anéantissement, qu’il appelle la délivrance, la rédemption, le Nirvana. Il n’est point nécessaire d’avoir recours à de profonds raisonnements pour montrer qu’un tel système est en contradictions avec le bon sens et avec la morale. Il est en contradiction avec le bon sens, car il est contraire à tous les principes que la pratique assidue du bien soit l’origine du mal suprême, c’est-à-dire du néant. Autant voudrait dire que la lumière en croissant devient les ténèbres. Il est en contradiction avec la morale, car rien n’est plus capable de paralyser la pratique du bien que de la récompenser par l’anéantissement en réservant une existence sans fin à ceux qui vivent dans la pratique du mal. Shakya-mouni, s’il a été vertueux comme le prétendent les légendes, ne l’est devenu que par la plus folle inconséquence. Mais ce n’est pas tout ; la religion du Bouddha est surtout irréligieuse.
M. Eugène Burnouf n’hésite pas à déclarer (p. 464) que la doctrine de Shakya-mouni est au fond purement athée. Sans doute, cet ascète de Brahma ne rejeta pas les dieux qu’il trouva autour de lui en possession du culte public. Mais quelle place prirent-ils dans son système ? « Dans ce système, dit Eugène Burnouf, Çâkya ne relève d’aucun Dieu ; il tient tout de lui même et de la grâce d’un Buddha antérieur dont l’origine n’est pas plus divine que la sienne. Les dieux n’ont rien à faire ici ; ils ne créent pas plus le Buddha qu’ils ne l’empêchent de se former, puisque c’est à la pratique de la vertu et à ses efforts personnels qu’il doit son caractère plus que divin. Loin de là, les dieux ne sont que des êtres doués d’un pouvoir infiniment supérieur à celui de l’homme, mais comme lui soumis à la fatalité de la transmigration. » Le nom de la divinité est resté, la signification a disparu. L’essence même de la religion du Bouddha, c’est l’athéisme, puisque le Bouddha est un homme, de même nature que tous les hommes, lequel s’élève par ses propres efforts au-dessus de tous les êtres. Nous avons vu les grands dieux et les dévas descendre en foule du ciel, pour venir rendre leurs humbles hommages à Shakya et reconnaître ainsi sa supériorité ; ils se débattent comme de simples mortels fort au-dessous du Bouddha dans les misères de l’existence. La religion de Shakya est le comble de l’impiété, et Shakya lui-même, cette figure si pure et si touchante, au dire de M. Barthélemy Saint-Hilaire, est un miracle d’orgueil. Nous ne voyons pas d’autre miracle dans tout ce qui le concerne, et, à moins de faire intervenir comme son auxiliaire le père de l’orgueil, il serait insensé de supposer qu’il ait pu s’élever au-dessus de la puissance ordinaire de notre nature.
La vérité n’a donc pas marqué son empreinte sur l’histoire des miracles du Bouddha, mais l’on y voit fortement gravée celle de la fiction. Nous croyons qu’il ne sera pas inutile de le constater.
III. – L’imagination livrée à elle-même n’est capable que d’extravagance. Ses mouvements, pour être réguliers, ont besoin d’être réglés par l’intervention des facultés supérieures. Dans les œuvres qui portent plus particulièrement son nom, le frein dont elle a surtout besoin est cette faculté inégalement répartie que nous appelons le goût et que les latins appelaient avec non moins de justesse le jugement. Un goût exquis et sûr est le privilège des grands poètes, c’est-à-dire, suivant la rigueur de l’expression, des maîtres dans l’art des fictions. Mais, malgré cette ressource puissante, le poète ne parvient pas à faire complètement illusion ; ce qu’il feint, il ne peut le faire passer pour le vrai, il ne produit que le vraisemblable. Le vraisemblable, qui est le vrai seulement possible, satisfait encore l’esprit. Que si le goût du poète n’est pas achevé, l’imagination conserve son indépendance dans la même mesure, et son œuvre présente un mélange de bon et de mauvais, de beau et de laid, d’harmonieux et d’extravagant. Le goût repose au fond sur la raison, et se règle sur des idées, d’où son nom latin. Lorsque les idées font défaut par rapport à un objet qu’il s’agit de peindre, l’homme de goût ne tente pas l’impossible, ne crée pas des idées ; il use d’une sorte de stratagème, il choisit dans les idées qu’il possède les moins défectueuses, les moins éloignées de l’objet sans idée qu’il veut peindre, les mêle dans une sage proportion, leur donne de l’éclat, de la couleur et une heureuse harmonie, en fait un tout auquel une seule chose semble manquer : l’action d’une puissance supérieure qui lui communique l’existence réelle. Son œuvre est au-dessous de la vérité, elle ne semble pas être hors de la nature ; bien que fausse, elle ne choque pas, elle plaît même quelquefois, elle excite l’admiration, parce qu’elle coïncide avec les idées les plus belles qui sont dans tous les esprits. C’est ainsi que les dieux d’Homère et ceux de Virgile ont été inventés. Ils intéressent, quoique ni l’un ni l’autre des deux grands poètes n’ait eu sur la divinité des idées vraies. Ces dieux ne sont pas des dieux, ce sont des hommes, des hommes éminents entre les autres, mais non plus grands que nature. Ils rentrent dans les types les plus beaux de l’humanité, mais ces types sont vrais, réels et non inventés. Faux dieux, ils déplaisent ; hommes vrais, ils plaisent encore, malgré ce que la fausseté a d’essentiellement déplaisant.
Quand le goût fait défaut en même temps que les idées vraies, l’imagination ne peut manquer d’imprimer son caractère propre à son œuvre et de la rendre facilement reconnaissable. Si elle invente des merveilles, tout entière au désir de frapper d’admiration, elle ne recule ni devant l’incohérence, ni devant l’extravagance, ni devant le grotesque. Elle vous montre Shakya venant s’incarner en Maya, sa mère, sous forme d’un rayon aux couleurs variées monté sur un éléphant blanc qui a six défenses. L’éléphant blanc est une rareté ; s’il a six défenses, c’est un monstre ; mais que dire s’il sert de monture à un rayon de lumière ? De même, s’apitoyer sur une créature qui souffre de la faim est un sentiment honnête. On peut l’éprouver en présence d’un tigre, sans trop manquer aux conditions de la nature humaine. En est-il de même si le sentiment vous pousse à sacrifier un de vos membres pour calmer les tiraillements d’estomac de la bête féroce, surtout si ce membre est votre tête ?
Une propriété singulière de l’esprit connue sons le nom impropre d’association des idées, c’est qu’il réveille spontanément les images qui ont quelque rapport prochain avec une autre image actuellement dominante. L’imagination est incapable de faire un choix raisonnable au milieu de ces apparitions, elle accepte sans sourciller les plus saugrenues pourvu qu’elles rentrent de quelque façon dans sa tendance du moment. Ainsi le tournoi entre les brahmanes et Shakya rappelle un assaut entre des amuseurs du peuple un jour de fête. Les éléments du miracle vont sortir de cette donnée, il n’y a plus qu’à exagérer ce qui se voit sur les places publiques. Les jouteurs doivent être aperçus de la foule, donc il faut un théâtre ; mais comme l’étrange est ici nécessaire, chacun des jouteurs aura le sien, et chaque théâtre aura cent mille coudées de face, de telle sorte que côte à côte ils auront ensemble une étendue de trois cent cinquante kilomètres ! Le souvenir d’un spectacle de saltimbanques étant au fond de l’imagination du conteur, Shakya Mouni s’élève dans les airs comme un danseur de corde ; il se tient debout, se couche, s’assied, marche. Seulement il n’y a pas de corde ; en cela consiste le prodige. Mais voici que le lieu où il exécute ses tours d’agilité rappelle la pluie et la lumière : Shakya fait jaillir de sa tête des torrents de pluie et de ses membres inférieurs des flots de lumière.
N’est-ce pas encore un sorcier de place publique qui produit par enchantement des lotus portant un bouddha en guise de pistil ? Ces fleurs étranges, grandes comme des roues de voiture, s’élèvent les unes au dessus des autres jusqu’au ciel et se groupent autour de Shakya en rangs suffisamment épais pour porter une telle colonne. Où étaient alors les spectateurs ? Les impossibilités sont toujours le moindre souci de l’imagination.
BOUDDHA PÉNITENT
(No 952. Bronze chinois du musée Guimet.)
Ce qu’elle se propose dans la tête d’un conteur maladroit, c’est de représenter un spectacle, rien de plus. L’utilité, le but distinct est un objet propre de la raison ; il ne faut pas espérer d’en trouver la trace, lorsque cette faculté sommeille. Aussi les miracles de Shakya sont conçus de manière à satisfaire grossièrement les yeux, ils n’ont pas d’autre portée, quoique Shakya soit supposé les faire pour le bien des hommes. Y a-t-il autre chose qu’un spectacle, même assez burlesque, dans la pluie qui tombe de sa tête, dans la lumière qui jaillit de ses pieds, dans ces grosses fleurs de lotus qu’il multiplie d’une façon si prodigieuse au-dessus et autour de lui ? Autre chose qu’un spectacle dans les cinq cents éléphants blancs, les cinq cents lions blancs, les filles des dragons et les dix mille vierges célestes qui entourent, au moment de la naissance du Bouddha, le palais de son père ? De même, quelle raison peut expliquer les voyages et les stations du pot 8 de Shakya pendant des périodes de onze cents ans ? Pourquoi son cercueil se promène-t-il d’une façon si bizarre au-dessus de la ville où vont être célébrées ses funérailles ? Parmi tous les faits étranges attribués à la puissance surnaturelle de Shakya, il en est bien peu dont l’on ne doive dire qu’ils étaient déraisonnables parce qu’ils n’avaient pas de but digne d’un être intelligent.
Le calcul est une opération qui demande l’intervention de la raison. L’imagination ne calcule pas ; elle prend un nombre tout fait, et le répète sans s’inquiéter des incohérences qui peuvent en résulter. M. François Lenormant va même jusqu’à dire que l’usage des chiffres ronds est l’un des caractères distinctifs de la légende. Les conteurs bouddhistes ont jeté leur dévolu sur le nombre cinq cent, on ne sait pourquoi ; mais ce nombre revient sans cesse. Qu’on se rappelle les cinq cents éléphants blancs, les cinq cents lions blancs, les cinq cents trésors, les cinq cents rishis. Les mille et les cent mille reviennent enfin très souvent. Nous venons de voir que le nombre onze cent a été plus spécialement consacré au célèbre pot du Bouddha.
C’est là un effet de la faiblesse de l’imagination. Un signe analogue se constate dans la répétition de certains fragments de tableaux, alors même que la nature exige absolument la variété. Que tous les dieux descendent du ciel auprès de Shakya, qu’ils lui rendent hommage en tournant trois fois autour de lui de la même façon, cette étrange cérémonie dut prendre bien du temps et ennuyer bientôt les spectateurs, si toutefois ceux-ci purent voir quelque chose dans les profondeurs de cette foule innombrable de divinités ; mais, après tout, c’était une cérémonie, un spectacle préparé où la répétition de mouvements convenus est encore à sa place. Il en est autrement, lorsque des hommes, qui ne se sont pas concertés, qui ne se sont pas même vus, se conduisent de la même sorte, jusque dans les moindres détails, redisant exactement les mêmes paroles. Or, dans les récits merveilleux que nous venons de rappeler et que nous avons dû abréger considérablement, les redites se multiplient au-delà de toute mesure. Ainsi, par exemple, divers rois portent tour à tour à Shakya la provocation des Brahmanes, et, sauf les noms de ces princes, leur démarche est racontée dans des termes parfaitement identiques. Ainsi encore, lorsque Shakya est sur le point d’entrer en lutte à Çravasti, plusieurs personnages viennent lui proposer de combattre à sa place ; propositions, refus, mouvements, tout est pareil. On dirait de ces grossières images d’Épinal où le même sujet se répète côte à côte plusieurs fois avec son épigraphe. Ceci est tellement propre aux livres sacrés du Bouddhisme, que le traducteur européen, craignant avec raison de fatiguer ses lecteurs, emploie fréquemment cette formule : « le reste comme ci-dessus ». Mais, qui l’ignore ? l’homme est ondoyant, animal varium, disaient les anciens ; il a de la peine à être semblable à lui-même : comment reproduirait-il identiquement, dans ses actes et dans ses paroles, les actes et les paroles des autres, surtout ne les connaissant pas ? La nature y répugne, et les récits où de pareilles coïncidences se renouvellent sont nécessairement des fictions.
Nous pourrions pousser plus loin notre critique ; nous n’avons pas épuisé tous les signes imprimés par l’imagination seule sur l’histoire miraculeuse du Bouddha. Ce que nous venons de dire suffit amplement pour décider la question en pleine connaissance de cause. Quiconque n’est pas étranger à l’étude des facultés de l’esprit humain reconnaîtra du premier coup dans les récits du bouddhisme des inventions fantastiques. Cette vérité éclaterait bien plus vivement encore si, des prodiges prêtés maladroitement à Shakya, on rapprochait quelques-uns des miracles de l’Évangile, par exemple, la guérison de l’aveugle-né, la résurrection de Lazare, la visite de Madeleine au tombeau du Sauveur, le voyage des deux disciples à Emmaüs. Est-il rien de plus vrai, de plus vivant, de plus humain que ces peintures ? On peut défier le plus habile romancier du monde de serrer la nature de plus près. Ce sont en vérité comme des photographies écrites. Un seul trait échappe à la nature, et il le faut bien, sans quoi il n’y aurait pas de miracle, mais ce trait est enchâssé dans la nature et y rentre par ses effets.
Cc n’est donc qu’après une étude très superficielle que l’on a pu se permettre d’assimiler les miracles du Bouddha et, par extension, tous ceux du paganisme, aux miracles de l’Évangile. Entre ces deux séries de faits, une seule chose est commune, le nom. La différence qui les sépare est celle qui sépare la fable de l’histoire, et même l’impossible du réel : c’est bien quelque chose.
En résumé, les miracles du Bouddha, ceux que les incrédules frottés de science opposent avec le plus de confiance aux miracles du christianisme, ont deux graves défauts ; ils sont impossibles, ils sont fantastiques.
Les livres où les bonzes prétendent en conserver l’histoire n’offrent aucun moyen d’en vérifier l’authenticité, la chronologie ne pouvant y trouver de base sérieuse. Mais les preuves de la fausseté et de l’impossibilité de ces miracles y abondent. La principale de ces preuves est la doctrine même du Bouddha, laquelle est au fond l’athéisme et le nihilisme. Des miracles proprement dits opérés en faveur d’une telle doctrine seraient une monstruosité.
Le fantastique est le fait de l’imagination livrée à elle-même. Comme les caractères de la raison sont connus, rien n’est plus facile que de constater quand elle abandonne l’imagination à sa faiblesse. La raison cherche dans les objets et reproduit dans les idées l’harmonie, la proportion, la logique ; l’imagination s’ouvre volontiers aux incohérences les plus choquantes. La raison crée l’ordre dans ses conceptions ; l’imagination se laisse conduire par les images qui naissent en elle spontanément et dans la confusion. La raison dispose ses actes en vue d’une fin clairement marquée et vigoureusement poursuivie ; l’imagination noie son activité dans le spectacle désordonné de ses représentations. La raison pèse, mesure, calcule ; l’imagination a peur de ces opérations laborieuses : elle s’arrête aux premières quantités dont elle aperçoit une image. La raison diversifie ses conceptions conformément à la variété des modèles que présentent les objets réels ; l’imagination essentiellement paresseuse s’épuise dans une première image et la reproduit sans scrupule et sans égard pour la vérité. Or, on l’a vu, le divorce entre l’imagination et la raison éclate presque dans chaque détail des miracles du Bouddha. Ce sont des inventions vraiment puériles, et nous demandons pardon à nos lecteurs, comme d’une injure, de les avoir tenus si longtemps sur un sujet si peu digne de leur raison.
J. de BONNIOT, S. J.
Paru dans La Controverse en 1880-1881.
1 Controverse, VIIe et VIIIe livraisons.
2 Controverse, Ire livraison, p. 1.
3 Comment savez-vous alors qu’ils ne sont pas moins nombreux ?
4 Les Indianistes écrivent de diverses manières, en caractères européens, les noms propres de l’Inde.
5 La diffusion du Bouddhisme n’a rien de bien merveilleux ; comme toutes les religions fausses, il n’a dû ses triomphes qu’à l’intervention du bras séculier. D’après un travail d’Estlin Carpenter, récemment publié par The Nineteenth Century (décembre 1880), le Bouddhisme a végété autour de son berceau jusqu’à l’époque de l’expédition d’Alexandre dans les Indes. Après lui, un aventurier sorti des dernières castes, Chandragupta, se rendit maître de tout l’Hindoustan, et, afin de trouver un appui dans le peuple d’où il était sorti, il propagea le Bouddhisme dans son immense empire ; car, on le sait, la religion de Shakya est tout particulièrement favorable aux classes inférieures. Le petit-fils de Chandragupta, nommé Asoka, prit encore plus à cœur les intérêts du Bouddhisme, qu’il fit pénétrer à Ceylan au sud, et dans le nord jusqu’à Kaboul. Les Mogols s’emparèrent à leur tour de l’Inde, mais eux-mêmes y furent conquis par le Bouddhisme, qu’ils disséminèrent ensuite un peu partout dans leurs courses vagabondes. Enfin, c’est encore la puissance matérielle qui introduisit en Chine le culte de Bouddha (Fo) : ce fut l’œuvre personnelle de l’empereur Ming-ti. L’autorité civile, quand elle sait se faire sentir, a des séductions ou des menaces auxquelles les foules n’ont pas l’habitude de résister.
6 Foe Koue Ki, p. 351.
7 Introduct. à l’Hist. du Boud., p. 135.