Jean Cocteau
par
Georges BONNEVILLE
Il n’est guère, parmi les écrivains de notre temps, de personnage plus énigmatique que Jean Cocteau. On le voit mêlé à tous les mouvements de notre siècle, jusqu’au moment où, irrésistiblement, il leur échappe. L’homme et l’œuvre sont rebelles aux définitions. Mais on devine, à travers les voltes et les pirouettes, une rare continuité de dessein : la passion d’un pur artiste qui a fait de son art la raison de sa vie.
« Je refuse d’admettre, dit Cocteau, une époque où une droite et une gauche ont pris un sens péjoratif étroitement politique, où le moindre de nos gestes nous engage sur des terrains où nous ne posâmes jamais les pieds parce que les profondes politiques de l’art exigent toutes nos forces. Mais alors, me dira-t-on, vous êtes un monstre asocial. Vous ne collaborez pas à l’aventure du monde, vous mettez votre bâton dans les roues, votre paille dans le métal du mécanisme. À cela je ne cesse de répondre par la haute parole de Goethe : “C’est en se serrant contre soi-même qu’on risque d’atteindre le plus d’âmes fraternelles.” » Il y a beaucoup à tirer de cette confidence.
Ce refus, c’est évidemment celui de l’engagement. Mais ce n’est pas si facile. Certes, Cocteau échappe à la politique, du moins autant qu’il dépend de lui. Mais, en 1940, « l’ordre moral » du gouvernement de Vichy voit en lui le symbole de la décadence et le poursuit de sa haine. Que faire ? Un adversaire conscient connaît les armes de la ruse et sait en user. Cocteau, lui, est réellement désarmé... Sous l’occupation, une unité de la légion des volontaires français contre le bolchevisme qui défile sur les Champs-Élysées exige qu’il salue son drapeau. Fort logiquement, Cocteau refuse : mais aux brutes qui le molestent pouvait-il donner ses vraies raisons ?
En des temps de moindre barbarie il est apparemment plus facile de refuser. Mais le danger ne disparaît pas par le seul fait que les sergents recruteurs sont plus polis. Alors Cocteau les écoute, mais quand ils croient le tenir, il se dérobe. Un vrai Protée... Maritain croit avoir converti Cocteau au catholicisme, et peut-être Cocteau le croit-il aussi. Mais personne ne sait ce que cela veut dire : catholique, ne l’était-il pas déjà ? Quant à ses mœurs, la « conversion » eut peu d’effets. Sur le plan esthétique pourtant, Cocteau n’a peut-être jamais cessé d’être catholique. Et quand, à propos de Bacchus, Mauriac brandit contre lui les foudres de l’excommunication, Cocteau réplique par des arguments fort sensés qui pourraient être d’un bon chrétien...
L’artiste est encore moins facile à embrigader. Passionné de modernité, il salue les tentatives nouvelles, mais aucune ne le retient. Enthousiaste de Stravinsky, il le lâche pour le groupe des Six. Adepte des surréalistes – et plus d’un critique voyait en lui le plus doué, sinon le plus convaincu d’entre eux – il récuse bientôt l’insupportable magistère de Breton : Breton exigeait qu’on entrât chez lui comme en religion ; pour Cocteau, c’était l’expérience la plus enrichissante et le surréalisme l’intéressait pour autant qu’il avait des secrets à lui livrer. Il n’avait jamais pensé s’y enfermer. « Jean, étonne-moi ! » demandait Diaghilev. Mais cette exigence, Cocteau la retournait volontiers. De ses « étonnements » successifs, il a gardé beaucoup. Pour être enrichissants, les étonnements se devaient d’être complémentaires, sinon contradictoires. On a longtemps cru que Cocteau n’avait d’autre but que de scandaliser – mais jamais les mêmes. En fait, l’artiste voyait toujours au-delà. L’infatigable chercheur sait tirer le meilleur parti des trouvailles des autres, car l’essentiel est d’en tirer le meilleur parti. « Tout classicisme, disait Valéry, suppose un romantisme antérieur. » Cocteau a refait pour lui-même cet itinéraire-là. Le poète du Chiffre sept, de Clair-Obscur, du Requiem est un parfait classique. Et ce n’est certes pas le classicisme de la pauvreté.
Le risque était celui de la dispersion. La nature avait pourvu Cocteau de dons extraordinaires. Au départ, le destin l’avait peut-être trop gâté. Sa naissance bourgeoise le mettait d’avance à l’abri du besoin. Et cette bourgeoisie n’était pas inculte. Cocteau est guetté par la vie mondaine. Il n’a que dix-neuf ans quand Édouard de Max organise une audition de ses « œuvres ». Il y a de quoi rimer toute sa vie comme Edmond Rostand. La vie mondaine, il est vrai, lui fait rencontrer Proust : mais que pouvait représenter Proust, vers 1910, pour les mondains qui le fréquentaient ?
Proust écrit son œuvre dans une réclusion plus que monastique. Mais sait-on que Cocteau, en pleine jeunesse sinon en parfaite santé, vit vingt ans de sa vie sans presque sortir de sa chambre ? Il n’en sort précisément que pour faire son « tour du monde en quatre-vingts jours », en 1936. Cocteau ne redevient mondain qu’après 1945, quand tout à coup les honneurs pleuvent sur lui au point de faire entrer l’éternel non-conformiste à l’Académie française. Jusque-là il avait surtout recherché, comme dit Baudelaire, « le plaisir aristocratique de déplaire ». Mais ces honneurs n’ont rien chez lui d’une mort anticipée : l’artiste est resté extraordinairement créateur ; ses dernières années sont, dans plusieurs domaines, d’une fécondité rare. À soixante-dix ans, il entreprend les fresques de la mairie de Menton et de la chapelle Saint-Pierre à Villefranche-sur-Mer.
Évidente est la multiplicité de ses dons. Le poète a excellé dans des genres aussi divers que le roman, le théâtre, la critique. La critique n’est peut-être, comme chez Baudelaire, qu’une conscience aiguë de son art. Mais que dire de ses talents de dessinateur et de peintre ? Dût-on oublier tout le reste, Cocteau eût laissé un nom dans l’histoire du cinéma. Le poète a produit tout cela, et il l’a fait en tant que poète. Ce n’est donc pas par pur artifice de style qu’il a classé son œuvre en « poésie de roman », « poésie de théâtre », « poésie critique », « poésie graphique » et « poésie cinématographique ». Et la poésie, c’est un style et c’est une mythologie ; et c’est la hantise du mystère.
Le style cherche à étonner, mais il en sort des effets étranges. Les rapprochements cocasses entre les mots (et le calembour est un des multiples aspects d’un même procédé) tiennent peut-être à la nature même de la poésie, puisqu’elle cherche un rapport sonore qui ne doive rien à la syntaxe. Un autre procédé est de faire parler aux personnages respectables de la légende grecque un langage familier : ainsi Jocaste appelle Tirésias Zizi. Mais la plus grande, la plus poétique, la plus inquiétante trouvaille de La Machine infernale est de renverser l’ordre habituel du langage : on n’entend que l’image quand c’est la lettre qu’il faut comprendre.
« Je suis, dit le poète, un mensonge qui dit toujours la vérité. » C’est là le sens profond du mythe. Le mythe, c’est Ariel ou c’est l’Ange Heurtebise – pure invention de l’auteur. Mais Cocteau, avant Giraudoux et avant Anouilh, tire un sens nouveau, et terriblement chargé de poésie, des légendes grecques. Antigone, Œdipe, Orphée surtout ne cessent de le hanter. Sous les mythes rôdent les forces redoutables de l’inconscient et du subconscient. Les masques et les miroirs, déjà si efficaces dans la poésie médiévale, jouent dans l’univers de Cocteau un rôle particulièrement important : le trait de génie, c’était d’en faire un procédé de cinéma.
Procédé ? La poésie est essentiellement, pour Cocteau, un moyen privilégié d’approcher le mystère de l’univers. C’est une forme de connaissance, encore que sa démarche soit toute différente de celle de la pensée rationnelle. C’est une opération de décryptage. Le poète découvre des signes et ceux dont il se sert sont eux-mêmes une traduction. « Couché sur le dos, dit l’auteur du Requiem, je devais écrire au plafond comme marchent les mouches, et c’est aux mouches que ressemblaient les signes d’encre par l’entremise desquels je m’efforçais de traduire ce qui m’était dit. »
« Ce qui m’était dit... » Le poète aurait-il une mission ? Mais oui, encore qu’elle soit elle-même mystère. Cocteau confie peu de temps avant sa mort : « C’est à cette époque (la veille de 1914) que j’ai compris (mal), que j’ai plutôt éprouvé le sentiment irrésistible d’une mission – sans savoir laquelle. Et maintenant que la mission est accomplie, je n’en sais pas davantage. »
C’est bien à tort qu’on a reproché à Cocteau un manque de solidarité qui n’est chez lui qu’absence de système. Un système, il n’est jamais impossible d’en construire un. Reste à savoir si c’est le rôle du poète. Cocteau s’en est abstenu, par modestie, sans doute, et peut-être par honnêteté.
Georges BONNEVILLE.
L’œuvre de Jean Cocteau, d’une fécondité étrange, est celle d’un poète habile à capter le mystère dans un miroir pour le projeter sous forme de poème, de roman, de théâtre, de dessin ou de film. Ce sont les formes d’un même jeu, qui a nom poésie.
Œuvres essentielles
THOMAS L’IMPOSTEUR. – En se faisant passer pour le neveu d’un général, un jeune homme réussit à aller au front et meurt en héros. Ainsi, « le réel de l’histoire devient mensonge. L’irréel de la fable devient vérité ».
LA MACHINE INFERNALE. – C’est la tragédie d’Œdipe-roi, interprétée par Cocteau. Le sphinx, qui est double, symbolise l’ambiguïté de l’amour : celui de la mère et celui de la femme. À la fin, Jocaste-épouse s’est pendue, mais Jocaste-mère revit et accompagne Œdipe aveuglé.
LES PARENTS TERRIBLES. – Dans un ménage bourgeois désuni, les personnages sont entraînés par leurs passions, leurs complexes, leurs souillures, dans une intrigue inexorable qui conduit Yvonne, la mère, à s’empoisonner.
LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE. – Une véritable confession de l’écrivain sur son enfance, sa vie, ses goûts, ses idées, les œuvres qu’il aime et celles qu’il a écrites.
LE REQUIEM. – Ce testament poétique de Cocteau « fut écrit pendant les suites d’une hémorragie profonde. Cette perte de sang m’en laissait juste assez pour vivre et pour faire la planche sur le fleuve des morts ».
Études sur Jean Cocteau
FRAIGNEAU (André), Cocteau par lui-même, Paris, Le Seuil (coll. « Écrivains de toujours »).
KIHM (Jean-Jacques), Cocteau, Paris, Gallimard (coll. « La Bibliothèque idéale »).
MOURGUE (Gérard), Cocteau, Paris, Éditions universitaires (coll. « Classiques du XXe siècle »).
Biographie
1889 Naissance de Jean Cocteau, le 5 juillet, à Maisons-Laffitte, d’une famille bourgeoise et cultivée.
1899 Mort de son père. Études au Lycée Condorcet.
1906 Séance de poésie organisée en son honneur au théâtre Fémina par de Max. Il fréquente les milieux artistiques et mondains.
1912 Rencontre de Diaghilev et de Stravinsky.
1913 Cocteau assiste à la première du Sacre du printemps. Il achève Le Potomak.
1915 Réformé, il est ambulancier civil à Nieuport, à l’embouchure de l’Yser, puis il est versé dans l’auxiliaire à Paris, enfin à la propagande. Il participe aux vols de Roland Garros et lui dédie Le Cap de Bonne-Espérance.
1916 Fréquente Montparnasse avec Modigliani, Apollinaire, Max Jacob, Biaise Cendrars. Rencontre Pablo Picasso.
1918 Le Coq et l’Arlequin, favorable à Auric et aux « Six », le brouille avec Stravinsky.
1919 Rencontre de Raymond Radiguet chez Max Jacob.
1921 Séjour avec Radiguet au bord du bassin d’Arcachon. Les Mariés de la tour Eiffel et Le Secret professionnel.
1922 Plain-Chant. Thomas l’Imposteur.
1924 Dépression et troubles nerveux. Le poète recourt à l’opium.
1925 Cure de désintoxication à la clinique des Thermes. Correspondance avec Jacques Maritain. Rencontre de Christian Bérard. Réconciliation avec Stravinsky. Rupture avec les surréalistes.
1926 Représentation d’Orphée au Théâtre des Arts.
1929 Cocteau écrit, en trois semaines, Les Enfants terribles.
1932 Le Sang d’un poète, film.
1934 Représentation, à la Comédie des Champs-Élysées, de La Machine infernale, achevée depuis deux ans.
1936 Effectue, à la suite d’un pari, un « tour du monde en quatre-vingts jours » qui lui fait rencontrer Charlie Chaplin.
1937 Débuts de Jean Marais dans Œdipe-roi et Les Chevaliers de la table ronde.
1938 Les Parents terribles, refusés par Jouvet et déclarés scandaleux par le Conseil municipal, sont joués avec succès aux Bouffes-Parisiens.
1940 La Machine à écrire est terminée durant l’exode à Perpignan.
1941 Interdiction des Parents terribles et de La Machine à écrire. Cocteau est suspect à « l’ordre moral » du gouvernement de Vichy.
1943 L’Éternel Retour, film.
1945 Première du film La Belle et la Bête.
1946 Création de L’Aigle à deux têtes au Théâtre-Hébertot.
1947 Installation à Milly-la-Forêt.
1949 Voyage aux États-Unis. Rédige, en avion, la Lettre aux Américains.
1952 Bacchus, au Théâtre-Marigny, scandalise François Mauriac.
1955 Entrée à l’Académie royale de Belgique, puis à l’Académie française.
1956 Cocteau docteur honoris causa de l’Université d’Oxford. Fresques de la mairie de Menton et de la Chapelle Saint-Pierre à Villefranche-sur-Mer.
1963 Mort de Jean Cocteau, le 11 octobre, à Milly-la-Forêt.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Poésie.
Poésies (1917-1920), Paris, Édit, de la Sirène, 1920.
Vocabulaire, Paris, Édit de la Sirène, 1922.
Plain-Chant, Paris, Stock, 1923.
Opéra, Œuvres poétiques, Paris, Stock, 1927.
Allégories, Paris, Gallimard, 1931.
Le Chiffre sept, Paris, Pierre Seghers, 1952.
Appogiatures, Monaco, Édit, du Rocher, 1953.
Clair-obscur, Monaco, Édit, du Rocher, 1954.
Poèmes 1916-1955, Paris, Gallimard, 1956.
Paraprosodies, Monaco, Édit, du Rocher, 1958.
Cérémonial espagnol du Phoenix, Paris, Gallimard, 1961.
Le Requiem, Paris, Gallimard, 1962.
Poésie de roman.
Thomas l’imposteur, Paris, Gallimard, 1923.
Le Grand Écart, Paris, Stock, 1923.
Le Potomak 1919-1914, Paris, Stock, 1924.
Les Enfants terribles, Paris, Grasset, 1929.
La Fin du Potomak, Paris, Gallimard, 1939.
Poésie de théâtre.
Orphée, Paris, Stock, 1927.
Œdipe-roi, Roméo et Juliette, Paris, Plon, 1928.
La Voix humaine, Paris, Stock, 1930.
La Machine infernale, Paris, Grasset, 1934.
Théâtre I (Antigone, Les Mariés de la tour Eiffel, Les Chevaliers de la table ronde, Les Parents terribles), Paris, Gallimard, 1948
Théâtre II (Les Monstres sacrés, La Machine à écrire, Renaud à Armide, L’Aigle à deux têtes), Paris, Gallimard, 1948.
Nouveau Théâtre de poche, Monaco, Édit, du Rocher, 1949.
Bacchus, Paris, Gallimard, 1952.
Théâtre I et II, comprenant en outre Théâtre de poche, L’Épouse injustement soupçonnée, Œdipus-rex, Le jeune Homme et la Mort, La Dame à la licorne, Paris, Grasset, 1957.
L’Impromptu du Palais-Royal, Paris, Gallimard, 1962.
Poésie critique.
Le Rappel à l’ordre, Le Coq et l’Arlequin, Le Secret professionnel, Picasso, etc., Paris, Stock, 1926.
Lettre à Jacques Maritain, Paris, Stock, 1926.
Opium. Journal d’une désintoxication, Paris, Stock, 1930.
La Difficulté d’être, Monaco, Édit, du Rocher, 1947.
Lettre aux Américains, Paris, Grasset, 1949.
Journal d’un inconnu, Paris, Grasset, 1952.
Le Cordon ombilical, Paris, Plon, 1962.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.