De la croyance en l’état de nature,
et de ses funestes conséquences
par
Auguste BONNETTY
Quelques philosophes anciens ont dit :
Il fut un temps où les hommes, épars dans les forêts, n’étaient unis par aucun des liens sociaux auxquels nous les voyons assujettis. Sans lois, sans croyance, sans morale, leur état différait peu de celui des autres animaux qui peuplent la terre ; nus, sans parole, ils vivaient comme eux, se multipliaient comme eux, pour mourir de même.
C’était l’État de nature.
À cet énoncé, quelques personnes diront peut-être : À quoi bon traiter une telle question ? Nés au milieu d’une civilisation que quelques-uns appellent avancée et perfectionnée, d’autres, décrépite et corrompue, nous profitons tous de ses connaissances, de ses lumières et de ses bienfaits. Il n’est plus personne à retirer de l’état sauvage, personne probablement à convertir des douces et attrayantes mœurs de nos salons à la vie dure et animale des forêts.
Voilà ce que l’on pourrait dire au premier coup d’œil. Cependant, pour les personnes accoutumées à réfléchir en philosophie, il n’est pas peut-être de question plus importante que celle que nous nous proposons de traiter ici. En effet, sil n’est personne à tirer de l’État de nature, ni personne qui veuille y rentrer, il est incontestable que nous vivons dans les applications de cet État.
En effet, il n’a pu y avoir que deux commencements pour l’homme, et c’est, suivant que l’on croit à l’un ou à l’autre, que l’on tire les conséquences les plus opposées.
Ou l’homme a été libre et indépendant au commencement de son existence, ou il a été soumis à quelque autorité. Si l’homme, à sou entrée dans le monde, s’est trouvé non pas libre et indépendant, mais sous une autorité et dans un état quelconque, il doit rester soumis à cette autorité et vivre dans cet état. Car c’est une autorité qui est au-dessus de lui, c’est son état naturel et primitif. Que si, en le créant, Dieu se manifesta à lui comme son maître, lui donna des lois, lui fit une société, alors il n’y a nul doute que l’homme ne doive rester dans cette société, obéir à ces lois, se soumettre à cette autorité, l’autorité de Dieu ; assez d’indépendance lui reste encore et assez de grandeur sous ce maître puissant. Que si, au contraire, jeté sur cette terre, soit par hasard, soit par l’effet de ce que l’on appelle la Nature, soit par Dieu lui-même, mais qui lui aurait caché sa face, comme indigne de la voir ; que si, dis-je, arrivé de la sorte sur cette terre, longtemps il y a vécu sans loi, sans maître, sans religion, sans société ; si ce n’est que de lui-même, par sa volonté et par sa puissance, qu’il a trouvé ou approuvé tout ce qui existe en ce moment, tout ce qui le constitue en société ; alors il faut avouer qu’il reste toujours maître et indépendant en religion, en gouvernement, en dogmes, en morale ; il est à bon droit souverain de sa croyance et roi de sa pensée. Cette dernière opinion est celle qui prévaut en ce moment. Descendue des hautes régions de la science, elle a même cours parmi le peuple. Or, ce n’est pas dans ses applications, dans ses conséquences, dans ses malheurs même, qu’il faut attaquer une opinion, c’est dans ses principes. C’est surtout au moment où ces principes entrent par l’enseignement dans l’esprit encore neuf de l’enfance, qu’il est urgent de les examiner pour les soumettre à une critique sévère.
Nul doute donc que cette question ne soit opportune. Au contraire, si naguère je craignais qu’elle ne parût pas assez importante pour attacher l’esprit de mes lecteurs, maintenant je dois appréhender d’avoir ouvert une carrière trop large, et d’être accusé d’aborder une difficulté telle que, quels que soient les efforts que je fasse, je ne sois encore de beaucoup au-dessous de mon sujet. Aussi, je le dis d’avance, je ne me propose ni de la traiter en entier, ni de la suivre dans toutes ses conséquences.
Si je viens à bout de bien poser l’état de la question, de débrouiller le vrai du faux dans ce qui en a été dit ; si je puis, abandonnant les détails, attaquer l’erreur dans sa source, et surtout apprendre ce que l’on doit penser de l’autorité de la plupart des savants qui l’ont soutenue, je croirai avoir assez fait. Guidé par cette lumière et par cette science que les anciens sages ignoraient, et que les nouveaux ont presque tous dédaigneusement méprisées, j’ai quelque espoir que mes efforts ne seront pas tout à fait inutiles.
Nous allons tracer d’abord l’histoire de l’Origine, des progrès et des conséquences de la croyance en l’État de nature.
Dans un second article, nous prouverons, par des observations sur la nature et les facultés de l’homme, que l’État de nature n’a pu exister ; puis, dans un autre, parcourant sommairement les monuments historiques sur l’origine de tous les peuples, nous ferons voir que, par le fait, cet État n’a jamais existé.
Origine, progrès et conséquences funestes de la croyance en l’État de nature.
Tous les philosophes, tant anciens que modernes, sont forcés de l’avouer, il n’est pas de monument authentique et coexistant de l’État de nature : ce n’est donc que sur des conjectures que les anciens en ont parlé, et sur des ouï-dire que les modernes y ont cru. Ainsi c’est sur des préjugés que les premiers ont assis leur croyance, et les seconds sur leur ignorance et leur crédulité tout ensemble. Pour nous, qui connaissons un monument qui nous donne l’histoire authentique des commencements de la société et de la première naissance de l’homme, d’après ce témoignage, nous tenons que l’État de nature n’a pas été le premier état. Dès le principe, l’homme a été en société. Il y a eu une famille, cette famille était instruite et savante dans tout ce qui était nécessaire à sa sociabilité. Dieu lui-même lui avait fait cette science. Il lui avait donné des lois et des règles, et avait établi un pouvoir et un chef. S’il n’y avait ni trône, ni prince entouré des insignes de la puissance, c’est que cela n’était pas nécessaire à la société telle qu’elle existait alors. Dieu lui-même servait de prince visible, et il avait gravé ses lois dans la mémoire des pères, qui étaient chargés de les promulguer en les transmettant à leurs enfants. Ainsi donc, pour ceux qui admettent cette histoire, la question devrait être toute décidée, comme l’avoue Rousseau 1. Cependant il y a eu des auteurs, même chrétiens, qui voulant, ce qui était peu nécessaire, faire accorder le récit de la Bible avec les systèmes philosophiques, ont prétendu qu’après la dispersion des peuples au pied de la tour de Babel, quand le genre humain se sépara dans la plaine de Sannaar, différentes familles, ayant pénétré dans des régions inconnues, et s’étant isolées du reste des hommes, perdirent les anciennes traditions, oublièrent les arts et les sciences, menèrent une vie vagabonde dans les forêts, et formèrent ces peuples qui ont été, dit-on, dans l’État de nature, d’où ils ne sont sortis que par la réflexion et la perfectibilité propre à l’homme.
On pourrait ici demander comment il s’est fait que ces facultés qui n’avaient pas empêché ces hommes de déchoir, ayentpu cependant les faire sortir de l’abîme qu’elles n’avaient pas su leur faire éviter ; mais nous ne voulons pas encore réfuter le » erreurs, nous voulons seulement en rechercher l’origine.
Les plus anciens peuples, les Babyloniens, les Assyriens, les Égyptiens, n’ont pas connu la croyance en l’État de nature : bien loin de se dégrader par des ancêtres ignobles différant peu des animaux, ils exagéraient les connaissances de leurs pères ; et les sciences qu’ils avaient acquises eux-mêmes par l’expérience, ils les donnaient à leurs prédécesseurs de temps immémorial ; en sorte que, bien loin de se perdre dans l’ignorance des temps, c’était dans la science des temps qu’ils se perdaient, faisant reculer les annales de leur civilisation ben au-delà de la vérité. Car nous connaissons maintenant leurs fondateurs ; nous savons quand Nemrod, Assur commencèrent à régner sur eux.
Cependant ces peuples ne nous sont connus par aucune histoire suivie. Le temps, qui a effacé leur nom de dessus la terre, a dévoré pareillement les monuments fragiles sur lesquels ils avaient sans doute consigné leur origine, leurs actions, la durée de leur puissance ; de telle sorte qu’environ vingt siècles avant notre ère, d’épaisses ténèbres se trouvent répandues sur tous ces grands empires, et dérobent à nos yeux, non leur existence, mais les faits qui l’ont remplie. Car si nous ne connaissons plus la suite de leurs rois, de leurs guerres, de leurs expéditions, de loin en loin quelque roi, quelque homme, fameux par ses vertus ou par ses vices, est nommé dans la seule histoire contemporaine que l’on connaisse ; et il apparaît là avec tout son peuple et toute sa civilisation, comme pour témoigner de la continuation de leur existence. En sorte donc que ce ne sont pas les peuples, mais les historiens des peuples qui manquent.
Mais peu à peu les monuments deviennent plus fréquents et plus suivis, les rois se succèdent régulièrement les uns aux autres : les révolutions déplacent le pouvoir, et, chose remarquable, avec ces premières histoires, nous apparaissent les empires les plus grands, les plus vastes, comme pour prouver que tontes les familles étaient renfermées dans leur sein, et que leur civilisation était continuée de fort loin. Ce n’est donc point chez ces premiers peuples qu’il faut chercher l’origine de la croyance en l’État de nature.
Dans un petit coin de l’Europe fut un peuple dont les destinées ont été remarquables. Son origine est à peu près inconnue ; comme peuple, son influence est depuis longtemps nulle, mais ses législateurs et ses philosophes, ses opinions et ses sciences dominent encore dans tout l’univers. La fable et le mensonge, au rapport même de ses historiens, président à son berceau. Les plus savantes recherches n’ont pu débrouiller les rapports incohérents que nous ont laissés ses poètes, ses historiens et ses philosophes. Ce que l’on sait, c’est que deux ou trois fois des étrangers, venus d’Égypte et de Phénicie, allèrent ranimer son existence, et lui portèrent le flambeau d’une civilisation plus avancée. Par des causes à nous inconnues, et que l’éloignement des temps rend faciles à concevoir, les Grecs ne purent conserver un souvenir exact de leur origine. La plupart des traditions étaient altérées ou perdues, lorsque les villes d’Athènes, d’Argos, et plus tard celles de Sparte et de Thèbes furent fondées. Ils vivaient ainsi sans documents certains sur leur origine et sur leurs ancêtres, lorsque leurs relations s’étant étendues, leurs gouvernements ayant pris de la consistance, les arts commençant à être cultivés, il s’éleva au milieu d’eux des hommes curieux de faire leur histoire. Malheureusement ils étaient séparés des autres peuples par des guerres, par la mer, par des montagnes, et par des préjugés, obstacles plus grands que tout le reste. Ne pouvant donc avoir connaissance des traditions des autres peuples, et peut-être ne le voulant pas, les poètes, qui furent d’abord les seuls historiens, s’emparèrent des vagues notions qui restaient encore, les entourèrent de fables, s’enfoncèrent dans la nuit des temps, et composèrent leur histoire primitive, par inspiration. Les écrivains qui les suivirent reçurent ces notions auxquelles ils ajoutèrent encore, suivant que le Dieu les possédait. C’est ainsi que peu à peu les fables d’Orphée, attirant les bêtes farouches par la douceur de ses chants, et civilisant les hommes par les attraits de l’harmonie, celles d’Amphion bâtissant une ville au son de sa lyre, et autres, se trouvèrent avoir une aussi grande autorité que de véritables histoires, plus grande peut-être ; car quelque divinité favorisait toujours ces croyances, qui passèrent bientôt pour sacrées.
Au lieu de rejeter toutes ces fables, et de garder un silence prudent sur les époques éloignées, les philosophes, qui vinrent après, adoptèrent la plupart de ces idées, et en firent le fondement de leur science. L’homme sauvage, sortant de cet état par l’effort de ses facultés, se créant à lui-même ses lois, sa religion, ce sont des principes supposés dans toute la philosophie grecque. On les voit percer plus ou moins dans Platon, Euripide, Bérose, Diodore, Strabon, et généralement chez tous les écrivains grecs 2. Aristote aussi, faisant une histoire des animaux, ne fit pas difficulté de faire entrer l’homme dans leur catégorie, sauf la première place qu’il lui assigna de son chef. Épicure fut encore un de ceux qui contribuèrent à mettre ces idées en système. Après avoir décrit, avec la véracité et la certitude que l’on sait, comment cet univers fut formé par le concours des atomes, il a soin de nous dire comment l’homme sortit du sein de la terre, comment il abandonna les forêts, et arriva à la civilisation.
Après les Grecs, viennent leurs fidèles échos en science, et leurs serviles copistes en erreurs, les Romains. Au temps où Rome n’avait pas de philosophes, au temps où le dieu qu’elle adorait n’avait ni temples, ni statues, mais où l’encens fumait en plein air sur des autels de gazon 3, elle n’admettait pas l’État de nature. Mais lorsque par ses conquêtes, elle eut étendu sa domination et ses crimes, toutes les erreurs de la Grèce pénétrèrent dans son sein, avec ses dieux, sa politique et ses philosophes. Lucrèce, nourri dans les écoles d’Athènes, y puisa les principes d’Épicure, et fut probablement le premier qui les fit connaître à Rome, cinquante ans à peu près avant notre ère 4. Alors l’étude de la philosophie ayant prévalu, les idées grecques sur l’État de nature et l’origine de l’homme furent encore accueillies par la plupart des écrivains latins 5. Or il est curieux de voir avec quelle assurance et quel ton d’historien, avec quelle satisfaction même, ces fiers Romains, qui se croyaient tous un peu plus que des rois, parlent des ancêtres primitifs du genre humain. On dirait qu’ils voulaient faire oublier que leurs fondateurs étaient des voleurs, en prouvant que les ancêtres de tous les hommes avaient été de vils animaux.
« Quand les hommes sortirent du sein de la terre au commencement du monde, nous dit l’un d’eux 6, ils étaient peu différents du reste des animaux : c’était un troupeau hideux, privé de la parole, mutum et turpe pecus. Ils se disputaient les glands et les abris à coups d’ongles et de poings, ensuite avec des bâtons, puis avec des armes, que la nécessité leur apprit à fa briquer..... Ils n’avaient point encore l’invention du feu pour apprêter leur nourriture, dit un autre 7..... Il n’y avait ni lois, ni coutumes ; chacun s’emparait du premier butin que la fortune lui offrait..... Indépendant, chacun ne travaillait et ne vivait que pour lui seul. L’union de l’homme et de la femme avait lieu dans les forêts, selon leur penchant mutuel, souvent aussi selon que la passion violente des hommes les y portait. Quelquefois ils s’attiraient les uns les autres par l’appât de quelques glands, d’une pomme sauvage, ou d’une poire choisie.... La nature leur apprit ensuite à varier et à combiner en plusieurs manières les inflexions de la voix ; alors on donna un nom à chaque chose, selon le besoin qu’on eut de l’exprimer. »
Telles étaient les croyances philosophiques des Romains sur l’origine de l’homme et la formation des premières sociétés. Ces principes pénétrèrent jusque dans leurs lois, non point les lois premières de la république, mais les codes subséquents composés par des sophistes et des philosophes. « Le droit naturel, disent-elles en propres termes, est ce que la nature apprend à tous les animaux. Car ce droit n’est pas seulement propre à l’homme, mais encore il est commun à tous les animaux qui sont sur la terre, dans la mer ou dans les airs 8. » Ainsi nous voyons l’homme, qui a perdu ses véritables titres qui le mettent en société avec Dieu, obligé de s’abaisser vers la terre, d’entrer en comparaison avec les animaux, et d’établir société avec eux. Voilà ce que nous apprend l’histoire.
Mais elle nous apprend encore que ce fut vers ce même temps que l’empire romain se précipita vers sa ruine. Jamais les droits de l’homme, les lois naturelles, les peuples, ne furent plus méprisés et plus foulés aux pieds, que vers le temps où les philosophes établirent les droits et la morale, les sujets et le pouvoir d’après leurs systèmes et leurs raisonnements. Chacun le sait ; il n’y eut bientôt plus ni droits, ni morale, ni pouvoir, ni sujets, et la société romaine fut dissoute en entier. Tandis que quelques sophistes, tristes et lointains échos des philosophes qui les avaient précédés, disputaient avec passion sur les commencements de la société, ils ne s’apercevaient pas qu’elle disparaissait du milieu d’eux, ou au moins ils ne le crurent que lorsqu’ils se virent écrasés par la chute de l’édifice dont ils cherchaient à établir les fondements.
Mais pendant que cette société philosophique s’écroulait, dans une nation où les traditions historiques sur le commencement de l’homme et des sociétés s’étaient conservées par des monuments séparés de tout mensonge, il se formait une société nouvelle. Tandis que les philosophes perdaient les peuples et se perdaient eux-mêmes dans les forêts, le fondateur de celle-ci rappela un simple fait, dont il fit le fondement de la sienne : à savoir, que l’homme était sorti tout sociable des mains de Dieu, qu’ainsi c’était avec Dieu lui-même qu’il avait d’abord été en société pour continuer à l’être avec ses semblables.
Les hommes se précipitèrent en foule dans cette société, et voulurent appartenir à ce peuple, dont l’origine était pure, noble et assurée, bien différente de celle des philosophes, dont l’origine était ignoble, avilissante, et, pour comble de pitié, fausse et trompeuse. Les hommes de cette société ne se perdirent plus dans des systèmes chimériques : connaissant avec certitude que Dieu les avait créés, que Dieu avait créé leur société, ils ne disputaient plus sur leur état primitif, ils n’en faisaient pas découler leurs droits ni leurs devoirs ; orgueilleux de leur origine, ils étaient orgueilleux encore de leur état présent. Ainsi ils vivaient tranquilles, et avaient relégué les livres et les dissertations des philosophes grecs et romains dans la poussière des bibliothèques et des couvents, ou au moins ils ne les regardaient que comme de brillantes chimères, dont s’étaient abusés ceux qui ne connaissaient pas la vérité.
Cependant peu à peu le goût des études reprit en Europe : de tous côtés l’esprit humain, longtemps stationnaire et rétrograde au milieu des révolutions des empires et des invasions des barbares, se réveilla. Malheureusement n’étant pas assez fort pour agir par lui-même, pour juger par lui-même, trop faible encore pour séparer seul l’erreur de la vérité, il ne chercha qu’à connaître les pensées des autres, et s’y attacha, comme l’enfant dont l’intelligence se débarrasse à peine des langes du berceau, croit à la première parole qu’il entend prononcer. Tous les savants de ce temps se prosternèrent avec gratitude devant les opinions des auteurs qu’ils avaient découverts. Il n’y a pas de si obscur philosophe grec qui n’ait eu son admirateur et son fidèle disciple. Quand on parcourt l’histoire de la renaissance des lettres et de la philosophie, on ne sait s’il faut admirer ou sourire, lorsqu’on rencontre en même temps et dans la même personne de si vastes travaux, des connaissances si universelles, une pointe d’esprit si pénétrante, une discussion des questions si minutieuse, et puis une bonhomie de croyance, une confiance de crédulité, un respect pour les opinions du maître, une sincérité d’adhésion que l’on ne peut expliquer. Le nom seul d’un auteur grec ou latin exaltait l’imagination des savants scolastiques ; on connaît pendant combien de temps l’autorité d’Aristote décida de presque toutes les questions.
Une autre cause qui influa puissamment à introduire parmi nous la croyance à l’État de nature fut l’étude du droit romain. Dès que le code des lois romaines eut été découvert, vers le XIIe siècle, la plupart des clercs et des lettrés de cette époque le reçurent avec enthousiasme, l’étudièrent, le commentèrent, et ne considérèrent l’établissement des sociétés, les droits des citoyens, les devoirs des sujets, que d’après les notions exprimées dans ces lois. Ce fut ainsi que commença à revivre dans la société chrétienne la croyance étrangère et hétérodoxe de l’État de Nature.
Je ne suivrai pas le développement de cette opinion dans tous ses détails ; les bornes d’un article ne me le permettent pas. Il suffit d’avoir noté comme un fait incontestable qu’à mesure que l’étude des auteurs grecs et romains s’étendit et que les lois romaines prirent plus d’autorité, la croyance en l’État de nature se glissa sans opposition, et presque, sans que l’on en prévît les conséquences, dans toutes les écoles de droit et de philosophie. Aussi la voit-on reparaître dans tous les ouvrages des savants qui traitent de ces matières. On était en même temps chrétien et platonicien ; on respectait également les pères et les philosophes ; il y avait l’autorité de l’Évangile et celle des codes romains ; l’on admettait l’origine de la Genèse et celle que les poètes grecs avaient donnée an monde, et le tout était accompagne d’un grand désir de faire advenir le règne du Christ sur la terre, au moyen de la philosophie grecque et païenne.
Mais c’est en vain que l’on veut maîtriser ou détourner une doctrine. Le grain de froment n’est pas plus sûrement renfermé dans une terre fertile qu’un mauvais principe dans l’enseignement. On peut être assuré que toutes les conséquences en sortiront. D’abord ce ne furent que quelques écrivains isolés qui, de loin en loin, poussés par un esprit hardi et entreprenant, commencèrent à mettre en avant, souvent sous la simple forme de théorie, les résultats pratiques des principes de l’État de nature. Alors une clameur générale s’élevait contre eux ; mais, comme il arrive toujours, ni les clameurs, ni les explications, ni les demi-réfutations, ni les demi-concessions, ne firent disparaître un faux principe, et cette croyance prit de plus en plus de la faveur.
Enfin parurent Hobbes et Spinoza, qui, avec audace et avec une sorte de talent, poussèrent à bout toutes les conséquences, prétendirent que les droits que l’homme tient de la nature ne peuvent prescrire ; qu’ainsi il était encore libre, indépendant de tout lien politique, moral ou social, comme cela était dans l’état primitif ; et en demandèrent l’application et l’exercice. Justement effrayés de ces terribles conséquences qui se présentaient pour entrer dans la pratique, les auteurs orthodoxes jugèrent qu’il était urgent de s’opposer à ces nouveaux défenseurs des droits des peuples : aussi se levèrent-ils en foule pour combattre, entraînant à leur suite, dans l’arène, toute l’érudition sacrée et profane pour en écraser leurs adversaires. C’est à cette bienveillante intention que nous devons le plus célèbre de ces ouvrages, Le droit de la nature et des gens, de Pufendorf.
Comme, dans cet ouvrage, l’auteur s’efforce d’établir partout des conséquences raisonnables et vraies, comme c’est lui que la plupart des philosophes et des légistes ont pris pour modèle, et que l’on cite encore tous les jours son autorité dans les écoles, nous nous y arrêterons un moment, non pas pour le réfuter, mais pour prendre note de la méthode qu’il a suivie, et que nous croyons erronée. Ce n’est pas l’histoire qu’il prend pour base, ni aux monuments qu’il demande une décision ; comme Hobbes et Spinoza, il isole l’homme de ses semblables, et le place ainsi dans l’État de nature ; puis, après avoir adopté les mêmes principes, il veut prouver qu’ils conduisent à des conséquences tout opposées. Ainsi, tandis que ses adversaires ramenaient les hommes de la société vers les forêts et l’indépendance, état que l’on reconnaissait pour primitif, ce qui, à notre avis, était assez conséquent, lui, il veut les diriger de l’État de nature, avec les seules forces et les seules lumières que l’homme aurait eues dans cet état et sans aucun secours de la révélation 9, vers la société, et la société chrétienne elle-même : chose assez ardue ; car il faut convenir qu’il n’est pas facile de tirer un animal des forêts, puis d’en faire un homme et un chrétien.
On voit donc qu’au lieu de prendre la croyance et les traditions chrétiennes pour point de départ, Pufendorf les prend pour but où il veut arriver. Il se croit la force non seulement d’y venir lui-même, mais encore d’y conduire les autres. Une seule considération suffira pour faire envisager la méthode, et, nous osons le dire, l’erreur capitale de Pufendorf et de tous les savants qui l’ont suivi.
L’homme a-i-il reçu une loi, et Dieu lui a-t-il donné quelques facultés et quelques droits ?
Telle était la question, et toute la société chrétienne, toute la terre même répondait uniformément que oui. Il ne s’agissait que de consulter l’histoire, qui n’avait pas un langage douteux ou énigmatique. Pufendorf, au contraire, a dit dans son ouvrage :
« Il n’est pas convenable à la nature de l’homme de vivre sans quelque loi 10. »
Ainsi par le seul changement de la position de la question, toute la religion, les droits de l’homme, ses facultés, ses devoirs se trouvent réduits en une thèse philosophique, où chacun peut répondre suivant ses erreurs et ses préjugés ; et l’homme en entier fut livré aux disputes des savants.
Malheureusement ce système prévalut. Dans tous ces longs combats qui ont eu lieu entre les philosophes et les chrétiens, nous voyons régner la même erreur capitale ; dans ce grand procès qui se poursuit encore, les uns ont soutenu que l’homme est né libre, indépendant, sans loi et sans pouvoir au-dessus de lui ; que les peuples se sont eux-mêmes et de leur pleine volonté réunis en société ; conséquemment qu’ils sont les maîtres de rester en société et de régler les conditions de leur obéissance, qui ne peut jamais être due, mais seulement accordée et concédée, parce qu’ils n’ont jamais perdu, ni pu perdre aucun des droits qu’ils avaient dans l’État de nature. Les autres assuraient que l’homme est obligé de vivre en société, qu’il n’y a jamais eu de contrat social, que le peuple n’a pas le droit de se choisir un maître, ni de se soustraire à l’autorité de celui qui le régit, parce que, quel qu’il soit, il tient son autorité directement et immédiatement de Dieu lui-même ; que, soit que l’État de nature ait existé ou non, l’homme aurait pu en sortir, s’il s’y fût trouvé, par le bon usage de ses facultés naturelles.
On le voit, les uns y croyaient fermement, et en demandaient les conséquences ; les autres les supposaient par leurs principes, et refusaient seulement de tirer les inductions qui en découlaient nécessairement. Ainsi peu à peu, et même par des efforts contraires, se trouva établie l’opinion de l’État de nature.
Ici je ne citerai ni les auteurs, ni les ouvrages ; car ce furent les principes de tous les auteurs et de tous les ouvrages, témoin cette académie de savants, qui avait tellement perdu toute connaissance du commencement des sociétés, qu’elle crut nécessaire, pour son instruction, de mettre au concours : Quelle était l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes ; demande qui reçut pour réponse le fameux discours de Rousseau, où il était établi que l’État de nature était l’état primitif, et que l’homme qui pense est un animal dépravé ; doctrine qu’il n’avait pas inventée, comme il eu fait la remarque lui-même 11, mais dont il tirait les conséquences directes et nécessaires.
De tous côtés, on s’éleva contre ces conséquences, et l’auteur fut traité d’insensé, même par plus d’un philosophe. Cependant, ceux qui le trouvaient trop absolu et trop paradoxal adoptèrent ses principes politiques, qui n’avaient que les paradoxes de l’État de nature pour fondement. Bientôt ces principes sortirent des académies et des écoles, et passèrent dans la tête des hommes à gouvernement. Toute la tourbe des économistes, des légistes, des méthodistes les exploita. Ils pénétrèrent dans le conseil des rois, et s’assirent sur le fauteuil de la magistrature. En vain le pouvoir voulut lutter contre cet ennemi nouveau ; la lutte n’était plus possible, les forces étaient inégales. Aussi l’ancien pouvoir tomba avec fracas, et avec lui l’ancien ordre de choses : car on avait touché au fondement même de la société.
Les législateurs qui suivirent se donnèrent pour vouloir reconstruire à neuf tout l’état social. Ils réglèrent, établirent, renversèrent, fondèrent comme s’ils venaient de sortir des forêts, et qu’ils eussent à entrer tout nouveaux dans la société. Comme si nous fussions descendus directement des Grecs et des Romains, et que nous n’eussions point d’autre origine, point d’autre généalogie que celle que nous donnent Épicure et Lucrèce, l’on adopta leurs théories, et l’on chercha à les mettre en pratique. Si la scène n’avait pas été déplorablement ensanglantée, il y aurait de quoi sourire de pitié, de voir ainsi une grande nation, descendre à copier un peuple mort sur la terre, et à vouloir mettre en scène les creuses théories rêvées par les philosophes grecs et romains. Les Français avaient abjuré alors toute idée nationale et chrétienne. Certes, non seulement nos pères dans la foi, mais nos ancêtres les Gaulois et les Francs auraient frémi d’un tel degré d’avilissement et de bassesse. Car, quand ils repoussaient le christianisme, c’était pour rester fidèles aux rites et aux croyances de leurs pères ; mais cesser d’être chrétien, même Franc ou Gaulois, pour se faire Grec ou Romain, il y aurait de quoi faire douter de la perfectibilité humaine !
Telle est l’histoire abrégée de l’origine, des accroissements et des conséquences de la théorie de l’État de nature. Nous pensons en avoir assez dit pour faire comprendre à tous les philosophes chrétiens l’urgente nécessité d’abandonner ce système qui n’est appuyé sur aucun monument certain, et qui restreint notre science historique à l’époque de la renaissance de la civilisation grecque. Les théories ont toujours été funestes à la religion et mortelles pour les États. Ce sont les théories qui ont été la cause de la plupart des maux dont nous sommes tourmentés depuis 50 ans ; l’ordre naturel des choses, luttant contre ces abstractions, continue cet état violent au milieu duquel nous vivons. Aussi rien n’est déterminé, rien n’est fixé, tout est vague, chancelant, malheureux. C’est à nous, chrétiens, c’est aux professeurs et instituteurs divers, non pas de convertir et de changer les idées reçues ou les hommes existant aujourd’hui, cela est impossible, mais à préparer une génération nouvelle qui, grave, sévère, savante, s’éloigne des théories et s’attache à l’expérience, à la vérité.
L’occasion est favorable. La jeunesse actuelle est ardente d’apprendre et de savoir. Elle sait bien elle-même qu’il n’y a rien de solide et de déterminé dans l’enseignement que lui donnent les philosophes. Elle est là toute ricanant, se moquant des raisonnements et des professeurs. Aussi recevra-t-elle avec ardeur, avec reconnaissance l’instruction véritable qu’on lui présentera. Il ne s’agit plus de lui dicter des raisons ni de lui imposer des croyances : il faut lui présenter des faits et lui montrer des expériences. Une des plus grandes instructions est de lui offrir l’histoire des fautes et des erreurs de nos pères ; c’est surtout de lui faire connaître d’où viennent et ce que sont les opinions qui nous dominent en ce jour. C’est ce que nous avons essayé de faire sur cette question.
La nature et les facultés de l’homme prouvent que l’État de nature n’a pu exister.
S’il n’est point de monument sur l’existence de l’État de nature, il semble que l’on devrait renoncer à vouloir l’établir ; mais les philosophes ont une ressource perpétuelle pour suppléer aux histoires et aux témoins qui leur manquent. Ceux donc qui ont commencé à soutenir ce système, comme ceux qui en ont parlé après eux, ont eu recours à la méthode ordinaire philosophique, c’est-à-dire qu’ils ont prouvé leurs assertions par leurs pensées et leurs réflexions, sur ce qu’ils ont appelé la nature de l’homme et ses facultés : ils sont descendus en dedans d’eux-mêmes, ont consulté leur esprit, et c’est là qu’ils ont vu le fait de l’État de nature. Ainsi c’est sur un follicule de quelques printemps qu’ils ont prétendu trouver écrite l’histoire des commencements.
Suivons-les dans cet étrange examen.
La première chose qui entre dans la nature de l’homme est sans doute son existence ; or, dans son existence sont compris deux êtres de nature diverse, son corps et son âme. Voyons si l’un et l’autre pourraient exister dans l’État de nature : parlons d’abord du corps.
Arrivé dans ce monde chétif, privé de force et peut-être de sentiment, ainsi qu’un voyageur égaré qu’une vague incertaine a jeté sur une île inconnue, meurtri, déchiré par de nombreux écueils, l’homme, à son arrivée à la vie, est le plus faible de tous les êtres vivants. Impuissant pour se conserver lui-même, pour se défendre, pour se nourrir, il sera la propriété ou la proie de quiconque se présentera pour le conserver ou le détruire. Son impuissance est telle que s’il reste seul, sans offense et sans violence, il meurt comme un de ces feux brillants, mais mensongers, dont on ne connaît l’existence que par la lueur apparente qui la termine.
Nos adversaires ne peuvent disconvenir de ce fait ; or, remarquons qu’il commence déjà à détruire l’État de nature et d’indépendance absolue. L’état d’isolement n’est donc pas dans la nature de l’homme, il faut déjà la mère à l’enfant. Mais celle-ci même défaillante, et souvent blessée à mort, ne lui suffit pas encore. Si le père ne donne pas à l’un et à l’autre ses soins, et ne devient ainsi le représentant d’une société, sans nourriture et sans force pour s’en procurer, ils mourraient tous les deux, comme la branche et son fruit séparés du tronc nourricier qui leur donnait la vie.
Cependant grâce à la nourriture que sa mère lui donne, l’enfant continue son existence. Mais voyez encore combien son corps est peu fait pour être seul. Il lui sert si peu, qu’on dirait en quelque sorte qu’il n’en a point. Comme un de ces faux dieux auxquels le paganisme ignorant rendait hommage, il a des pieds qui ne marchent pas, des mains qui ne peuvent rien saisir, une langue incapable de prononcer une parole : c’est sa mère, ou la société qu’elle représente, qui lui tient lieu de tous ses membres, et semble être en quelque sorte son corps, en suppléant à ceux dont il ne peut faire usage. En effet, pendant assez longtemps, elle est les pieds qui le portent, les mains qui le servent, la langue qui exprime ses besoins, comme elle est le pain qui le nourrit, et le breuvage qui le désaltère. C’est ainsi que l’homme vit et grandit par le secours d’autrui ; sans ce secours son corps ne pourrait exister ; il n’a donc pas été fait pour l’État de nature.
Voyons ce qu’il en est de son âme.
L’âme ne prouve sa nature que par ses facultés, et ses facultés par ses actes. Car il ne nous est pas donné de la voir en elle-même et dans son essence. Notre orgueil a beau murmurer, notre connaissance ne peut atteindre à cette substance, qui cependant est nous-mêmes. On dit qu’elle est faite pour l’État de nature, parce que, par sa nature, elle se suffit à elle-même, et peut tirer toute la civilisation du bon usage de ses facultés. Nous voyons pourtant que le même service que la mère rend au corps, elle est obligée de le rendre également à l’âme. Dans cette première enfance, l’enfant n’a ni volonté, ni désir, ou du moins il n’a pas les moyens de les manifester. Ce qu’on lui donne, il le reçoit ; ce qu’on lui impose, il l’accepte : sans volonté, sans examen, la soumission fait sa force, et l’obéissance sa conservation.
C’est ainsi que l’enfant passe quelque temps dans une dépendance si absolue et si entière, qu’il semble douteux s’il est plus attaché à la vie qu’à la mort ; au moins, puisqu’il faut reconnaître que c’est un être vivant, n’est-il pas encore un homme ; car il n’entend ni la voix qui lui parle, ni ne connaît la vie dont il est animé.
La philosophie passe sous silence ce temps de nullité et de dépendance absolue de la vie de l’homme. Cependant c’est au moment où ce roi de la création prend possession de son empire qu’il convient d’examiner quels sont ses droits au commandement. Appelons donc la philosophie à notre tribunal, et demandons-lui raison de ses doctrines.
Ici, nous ne suivrons point les philosophes dans les raisonnements diffus et incohérents dont ils ont embrouillé leurs pensées et leurs doctrines. Celte méthode doit être abandonnée ; c’est un dédale de faits erronés, de suppositions gratuites, de paralogismes, de pensées, de paroles, d’arguments, dans lesquels se perd nécessairement quiconque veut y pénétrer.
Au lieu de nous égarer dans les théories de la métaphysique, rappelons nos adversaires aux faits et à l’observation. Reportant donc leur souvenir au moment où ils étaient nus, sanglants, sans force et sans puissance, aux pieds de celle qui leur avait donné le jour, nous leur demandons si l’état de société était nécessaire à leur existence, ou s’ils pouvaient se suffire à eux-mêmes. Il faut qu’ils parlent, car c’est là qu’il leur faut établir leurs droits, user de leurs forces, prouver leur indépendance, et rejeter ce joug de puissance absolue que la société fait peser sur leur âme et sur leur corps.... Mais non, chaque philosophe n’a fait d’autre usage de toutes ses facultés que celui de se jeter avidement sur le sein de sa nourrice, qui voulait bien le lui offrir ; ainsi il s’est servi de tous les bienfaits de la société, se réservant de déclarer solennellement dans la suite qu’il n’en avait pas besoin.
En effet, la philosophie ne répond rien à toutes ces questions, elle se déclare inhabile auprès d’un berceau, et se contente de citer l’enfant à comparaître dans son école lorsqu’il aura dix-huit ou vingt ans, promettant de lui prouver clairement alors que le secours de la société ne lui était pas nécessaire, bien plus, qu’il lui a été nuisible par les préjugés qu’elle lui a inspirés, et qu’il peut, par lui-même et de lui-même, se conserver, se guider, s’instruire, et qu’ainsi il est indépendant, il est libre ; et il n’est sur cette terre aucune loi, aucune autorité qui aient le droit d’exiger la soumission de son esprit ou de son corps.
Pour nous, continuons à suivre les développements successifs de l’enfant. Son corps prend tous les jours de nouveaux accroissements, et presque sans sa participation, et sans autre bienfait de la société que celui de lui offrir de la nourriture, de la lui faire prendre, il se forme ; mais il n’en est pas de même de son âme. Après être resté quelque temps dans une nullité absolue, comme être intelligent, l’enfant commence à donner quelque signe de connaissance. Tandis que deux de ses sens, la vue et l’ouïe, le servent les premiers, deux actes humains, les premiers qui soient adressés à ses semblables, des gestes et des cris se manifestent. En naissant il poussait des sons plaintifs et faisait des mouvements, mais ce n’est que depuis que sa vue et son ouïe ont pris quelque perfection qu’il fait des gestes et pousse des cris. On répond aux uns et aux autres, et bientôt l’enfant comprend la mère, et la mère l’enfant. Les signes qu’elle lui fait, il les lui rend, et ils ne retournent pas vides de sens. Les accents qu’elle lui enseigne, il les répète ; et cet écho n’est pas dénué d’intelligence. Insensiblement, ses yeux, ses mains, les traits de son visage, sa bouche profèrent tous ensemble un langage qui se fait comprendre, et comme si Dieu voulait confondre les facultés hautaines dont nous nous glorifions dans un âge plus avancé, cet être, qui ne sait ni comparer, ni examiner, ni approfondir, apprend, comme en se jouant, quelque langue que ce soit, c’est-à-dire ce qui fera dans la suite le désespoir de plus d’un savant arrivé à toute la hauteur de sa science. Il reçoit, il essaye, il répète ; quand il s’égare, on le redresse ; il est soumis, et bientôt il vit une seconde fois, il parle.
Or, avant d’examiner de quel usage lui est la parole, voyons s’il aurait pu l’inventer sans le secours de la société. Un grand nombre d’écrivains ont prétendu et prétendent encore que le langage est l’ouvrage de l’homme, et que ce fut là une de ses premières conquêtes au sortir de l’État de nature. Plusieurs philosophes chrétiens, surtout dans ces derniers temps, ont soutenu le contraire, et pensent que la parole est un vrai présent de Dieu, que c’est là une image ou une émanation de ce Verbe, qui est en lui, et dont il est le Père ; que c’est par ce verbe et cette parole révélée sensiblement et extérieurement à l’homme dès le commencement que Dieu s’est mis en communication avec sa créature ; que c’est par cette parole que l’homme a eu ses pensées qui ne sont que la parole intérieure, tandis que la parole n’est que la pensée manifestée au dehors ; que c’est encore par la parole que les pensées se communiquent et se transmettent, qu’ainsi la parole ne peut pas plus être l’ouvrage de l’homme que ses pensées ; enfin que le seul ouvrage de l’homme dans la parole, c’est la variété des formes qui la représentent 12, Certes, nous applaudissons à cette doctrine ; car elle rapproche l’homme de Dieu, elle le met en communication plus directe, plus sensible, plus naturelle avec lui. Il est temps de le reconnaître, l’homme a été trop éloigné, trop séparé de Dieu. Dans le pauvre étalage de sa science on n’a pas assez souvent fait apparaître ce grand nom, pour consolider ses connaissances, les lier entre elles, en montrer la raison, la fin, l’origine. Honneur donc à ces philosophes sincères qui ramènent souvent Dieu dans leurs méditations, dans leurs leçons et dans leurs livres !
Cependant ce n’est point de l’autorité ou des raisons de ces écrivains que nous nous servirons pour prouver que la parole n’a pu être inventée par l’homme ; chacun peut voir leurs arguments dans leurs ouvrages ; nous préférons citer Rousseau et son fameux Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ; et nous le citons non seulement parce qu’il est notre adversaire dans cette question, mais encore parce que nous croyons ses raisonnements sans réplique.
« Qu’il me soit permis, dit-il, de considérer un instant les embarras de l’origine des langues.... La première réflexion qui se présente est d’imaginer comment elles purent devenir nécessaires. Car les hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. Je dirai bien, comme beaucoup d’autres, que les langues sont nées dans le commerce domestique des pères, des mères et des enfants ; mais outre que cela ne résoudrait point les objections, ce serait commettre la faute de ceux qui, raisonnant sur l’État de nature, y transportent les idées prises de la société, voient toujours la famille rassemblée dans une même habitation, et ses membres gardant entre eux une union aussi intime, aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent ; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété d’aucune espèce, chacun se logeait au hasard, et souvent pour une seule nuit ; les mâles et les femelles s’unissaient fortuitement, selon la rencontre, l’occasion et le désir, sans que la parole fût un interprète nécessaire des choses qu’ils avaient à se dire : ils se quittaient avec la même facilité. La mère allaitait d’abord ses enfants pour son propre besoin ; puis l’habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissait ensuite pour le leur : sitôt qu’ils avaient la force de chercher leur pâture, ils ne tardaient pas à quitter la mère elle-même, et comme il n’y avait presque pas d’autre moyen de se retrouver que de ne se pas perdre de vue, ils en étaient bientôt au point de ne pas même se reconnaître les uns les autres.
» Remarquez encore que l’enfant ayant tous ses besoins à expliquer, et par conséquent plus à dire à sa mère que la mère à l’enfant, c’est lui qui doit faire les plus grands frais de l’invention, et que la langue qu’il emploie doit être grande partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie autant les langues qu’il y a d’individus pour les parler : à quoi contribue encore la vie errante et vagabonde qui ne laisse à aucun idiome le temps de prendre de la consistance : car de dire que la mère dicte à l’enfant des mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des langues déjà formées, mais cela n’apprend point comment elles se forment.
» Supposons cette première difficulté vaincue, franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur État de nature et le besoin des langues, et cherchons, en les supposant nécessaires, comment elles purent commencer à s’établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente ; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole 13 ; et quand on comprendrait comment les sons de la voix ont été pris pour interprètes conventionnels de nos idées, il resterait toujours à savoir quels ont pu être les interprètes même de cette convention, pour les idées qui, n’ayant point un objet sensible, ne pouvaient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix ; de sorte qu’à peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées et d’établir un commerce entre les esprits 14. »
Ici Rousseau se hasarde à donner lui-même ses idées sur la manière dont les langues commencèrent : mais, rencontrant à chaque instant de nouvelles difficultés, il finit par ces paroles remarquables :
« Je m’arrête à ces premiers pas, et je supplie mes juges de suspendre ici leur lecture pour considérer sur l’invention des seuls substantifs physiques, c’est-à-dire sur la partie de la langue la plus facile à trouver, le chemin qui lui reste à faire pour exprimer toutes les pensées des hommes, pour prendre une forme constante, pouvoir être parlée en public, et influer sur la société : je les supplie de réfléchir à ce qu’il a fallu de temps et de connaissances pour trouver les nombres, les mots abstraits, les aoristes et tous les temps des verbes, les particules, la syntaxe ; lier les propositions, les raisonnements, et former toute la logique du discours. Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problème, lequel a été le plus nécessaire de la société déjà liée à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées à l’établissement de la société 15. »
Je n’ai rien à ajouter à ces preuves : l’impossibilité de l’invention de la parole me paraît démontrée, même aux yeux de Rousseau. Tirons maintenant les conclusions de cette démonstration, et appliquons-les à l’existence de l’âme.
Si l’homme n’avait pu parler dans l’État de nature, que serait devenue son âme ? qu’aurait-elle été ? Ici nous le demandons à tous les philosophes : quelles que soient leurs opinions sur la nature, ou, comme ils le disent, sur l’essence de l’âme, ils avouent tous que la pensée est une de ses facultés essentielles ; or, s’il faut la parole pour penser, que serait donc l’âme dans un état où il n’y aurait pas de parole ? Nous ne voulons pas ici exposer les différents systèmes sur l’origine des idées ; quels qu’ils soient, les philosophes ne peuvent s’empêcher de convenir que c’est par la parole, et par la parole reçue de la société, que l’homme exprime ses pensées....., et par parole nous entendons tout geste, toute expression qui est le signe d’une idée. Ils ne peuvent s’empêcher de convenir encore que ces pensées, dans l’enfant, ne sont jamais différentes de celles que la société au milieu de laquelle il vit possède, et que jamais on n’en a vu un seul manifester une idée dont il n’eût pas déjà reçu une expression ou une image, ou une indication quelconque au dehors de lui. D’où il suit que la société, en lui donnant la parole, lui donne les idées et les connaissances qu’il manifeste d’abord. Or si l’âme était dans l’impossibilité d’avoir aucune de ces idées, je demande encore ce que serait cette âme ? J’ose même demander si ce serait même une âme ? Nous avons démontré que le corps se dissoudrait et tomberait en poussière, s’il ne recevait pas de la société un secours que le Créateur a établi nécessaire à son existence : je ne dirai pas ici que l’âme tomberait en poussière, mais à coup sûr elle tomberait dans un état analogue à celui du corps. Car nous savons que s’il est des âmes belles et brillantes, il en est de laides et de difformes ; nous savons que s’il faut au corps une nourriture, il en faut aussi une à l’âme ; que si le pain est la vie du corps, la parole est la vie de l’âme ; conséquemment, s’il n’y avait pas de parole, l’âme serait privée de la vie, elle serait morte ; en sorte que nous pourrions l’appeler en quelque sorte une âme cadavéreuse, une âme de pourriture, de poussière et de boue.
Ces raisonnements nous paraissent absolus pour démontrer que ni le corps ni l’âme n’auraient pu exister dans l’État de nature ; ainsi ceux qui ont voulu établir cet état par les preuves métaphysiques de la nature de l’âme et du corps, ont méconnu l’essence même de ces deux substances, sont tombés dans le paralogisme continuel que leur reprochait Rousseau, lequel consiste en ce que, en admettant la nécessité de remonter à cet état, ils n’y arrivaient jamais. Nous pourrions donc borner ici nos remarques ; cependant, puisque nous avons cité Rousseau, et que nous l’avons trouvé favorisant nos doctrines, nous croyons utile de le suivre encore quelques instants : nous comprendrons mieux son système, et nous pourrons mieux distinguer ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et dans son Contrat social. Bien plus, nous nous servirons de ces deux ouvrages pour défendre la vérité ; car toujours elle peut chanter, comme le vieux sacrificateur juif : « Le salut nous vient de nos ennemis, et de la main de ceux qui nous haïssent 16. »
Nous remarquerons d’abord, comme nous l’avons déjà dit, que ce n’est pas Rousseau qui a établi la croyance en l’État de nature ; elle était déjà dans l’esprit de tous les savants. « Les philosophes, dit-il lui-même, qui ont examiné le fondement de la société, ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’État de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé 17. » Or cela était exactement vrai. Ils supposaient d’abord l’homme dans l’État de nature, et de suite le faisaient sortir des forêts, et le poussaient au milieu de la société, qu’ils déclaraient être le but où il devait tendre. Rousseau trouva qu’ils allaient un peu trop vite, et voulut leur prouver que, dans cet état qu’ils admettaient, l’homme n’avait le droit ni de parler ni de penser, et par conséquent, que ni la pensée ni la parole, et à plus forte raison aucune des distinctions de la société, ni la société elle-même, ne lui étaient naturelles ; qu’ainsi l’homme qui pense est un animal dépravé ; que la nature ayant fait les hommes pour vivre dans les forêts, la société leur est nuisible, et est la cause de tous les maux que nous voyons. Telle est la suite et tel est l’enchaînement des idées de Rousseau.
Ses adversaires et même ses amis furent effrayés de ces conséquences, et de tous côtés on s’éleva contre lui ; pour nous, suivant la manière dont nous avons considéré la question, nous soutiendrons que, si l’on admet une fois l’État de nature, toutes ces conséquences sont vraies, sont justes, sont raisonnables ; nous soutiendrons qu’alors l’homme n’est, et ne doit être soumis à personne ; qu’il est libre, qu’il est indépendant ; que toute inégalité dans les biens, dans les rangs, dans la fortune, est injuste ; que le peuple est la source de tout pouvoir, et qu’enfin le Contrat social est l’évangile et le code des nations. Bien plus, accusant Rousseau de pusillanimité et de faiblesse, nous soutiendrons qu’il n’est pas allé encore assez loin ; qu’il aurait dû plus fortement encore blâmer l’établissement des sociétés, et rechasser les hommes dans les forêts ; car il sera toujours vrai de dire que l’homme doit rester dans l’état où il a été créé, qu’il doit y retourner, s’il en est sorti, et qu’il ne doit vivre que dans celui où Dieu l’a placé dès le commencement.
Ainsi, si l’État de nature a existé, toute la doctrine de Rousseau est la nôtre, car elle est conséquente ; mais lorsque, sortant des hypothèses et des théories, il descend à la pratique et à l’établissement des sociétés actuelles, lorsqu’il trouve le fondement des sociétés dans la détermination libre des individus qui la composent, qu’il constitue les États sur un contrat social primitif, et qu’il établit la liberté et l’égalité de l’homme sur son état naturel et primitif, alors nous lui rappellerons que cet état est une chimère, alors nous lui rappellerons toutes les difficultés qu’il reconnaît lui-même insurmontables, et surtout nous lui opposerons ce qu’il dit lui-même de son propre ouvrage : « Il ne faut pas prendre, nous dit-il, les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l’État de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux, parce qu’il a voulu qu’ils le fussent 18. »
Nous avouerons ensuite avec lui que « la religion ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l’homme et des êtres qui l’environnent, sur ce qu’aurait pu devenir le genre humain, s’il fût resté abandonné à lui-même 19 », mais que le bon sens nous défend de tirer de cet état hypothétique les mêmes conclusions pratiques que s’il était réel.
Nous finirons par cet aveu remarquable du même philosophe : « Il n’est pas venu dans l’esprit de la plupart des nôtres de douter que l’État de nature ait existé, tandis qu’il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes n’était point lui-même dans cet état, et qu’en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur État de nature, à moins qu’ils n’y soient retombés par quelque évènement extraordinaire ; paradoxe fort embarrassant à défendre, et tout à fait impossible à prouver 20. »
Résumons en quelques mots cet article.
Ni le corps ni l’âme n’auraient pu exister dans l’État de nature : cet état est donc chimérique. Il est absurde et contre nature d’en faire seulement la supposition ; car on ne suppose pas une chose essentiellement impossible. Rousseau, ayant trouvé l’État de nature supposé dans tous les ouvrages, en a tiré les dernières conséquences, tout en avouant que cet état n’avait ni existé ni pu exister ; il a donc raison en théorie. Mais lorsqu’il établit son système politique sur cette théorie même, et qu’il veut l’appliquer à la société, il oublie ses aveux, se contredit lui-même, bâtit sur du sable. Ainsi l’on ne doit voir dans son fameux Contrat social que les rêves d’un homme isolé, séparé de la tradition, séparé de Dieu, dans un état contre nature, et élevant un de ces édifices que les sots et les ignorants admirent, et que les prudents et les sages traitent d’absurde et d’insensé.
A. BONNETTY.
Paru dans les Annales de philosophie chrétienne en 1830.
1 Voyez le Discours sur l’origine de l’inégalité des conditions, etc.
2 Voir Platon dans le Protagoras, in-folio, page 224, et les Lois, liv. III. pag. 804. – Euripide, cité dans Plutarque, De placitis philos., lib. I. ch 7. – Bérose, dans le Syncell, p. 28. – Diodore, l. I, p. 11, 12, 52 : l. V, pag. 387. – Strabon, l. IV, pag. 306 ; l. XI, p. 707 ; l. XIII, p. 885.
3 Voir Tertullien, Apologétique, ch. XXIV.
4 Voir De natura rerum, liv. V, vers 923 et suiv.
5 Voir Salluste. De bello Jugurtino, n. XXI. – Cicéron, Pro P. Sextio, n. II ; et De inventione, lib. I. – Hygin, fab. 143. – Juvénal, satyr. XV, v. 151. – Macrobe, In somnio Scipionis, liv. II, chap. 10.
6 Horace, I sat. III, v. 99 et suiv.
7 Lucrèce, déjà cité.
8 Digeste, liv. I, tit. I. De justitia et jure. Voyez aussi Institutes, lib. I, tit. 2.
9 « J’avoue que les écrivains sacrés, dit-il formellement, nous fournissent de grandes lumières pour connaître plus certainement et plus distinctement les principes du droit naturel. Mais cela n’empêche pas qu’on ne puisse découvrir et démontrer solidement ces principes sans le secours de la révélation, par les seules forces de la raison naturelle. » Voyez Droit de la nature et des gens, par Pufendorf. Édit. in-4o, liv. II, ch. 5, p. 189.
10 C’est le titre du Ier chapitre du livre II ; voir page 142.
11 « Tous les philosophes, dit-il, qui ont examiné le fondement des sociétés ont senti la nécessité de remonter jusqu’à l’État de nature ; mais aucun d’eux n’y est arrivé. » En effet, le véritable État de nature est celui où il n’y aurait ni société, ni lien, ni religion, ni parole, conséquemment ni pensée : c’est ce qui faisait dire à Rousseau que l’homme qui pense est un animal dépravé.
12 Peut-être que ces variations, dans leurs différences les plus marquées, ont eu encore Dieu pour auteur, lorsqu’il confondit le langage au pied de la tour de Babel. Ce qui répond suffisamment aux objections prises de la différence dite radicale de certaines langues. Au reste, plus d’un savant a soutenu l’hypothèse que toutes les langues remontaient à une source unique, système appuyé d’assez bonnes preuves. Mais ceci n’entre pas dans le fond de la présente discussion. Nous croyons pourtant devoir citer un passage d’un de nos plus anciens Pères de l’Église, qui s’exprime, au sujet de la parole, à peu près dans les mêmes termes que M. de Bonald.
« Notre pensée pousse la parole de son fond, suivant cette expression du prophète : mon cœur a poussé une bonne parole ; et chacune est distinguée de l’autre, ayant un lieu propre et séparé, l’une dans le cœur, l’autre sur la langue : toutefois elles ne sont pas éloignées, et ne peuvent être l’une sans l’autre ; car la pensée n’est point sans la parole, ni la parole sans la pensée ; mais la pensée fait la parole, en laquelle elle paraît, et la parole montre la pensée, en laquelle elle est. La pensée est comme une parole cachée au-dedans, et la parole une pensée qui se produit au-dehors ; la pensée passe dans la parole, et la parole communique la pensée aux auditeurs. L’une est comme le père, savoir, la pensée, qui est d’elle-même ; l’autre comme le fils, savoir, la parole, puisqu’il est impossible qu’elle soit avant la pensée, ni qu’étant avec elle, elle vienne dehors. Ainsi le Père étant la grande pensée, la pensée universelle a pour premier interprète et premier organe, son fils, le Verbe.
Saint Denis d’Alexandrie, cité par saint Athanase.
13 Notons cette réflexion de Rousseau, qui semble une pensée de M. de Bonald ou de M. de Maistre.
14 Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, t. I, p. 82, in-8o. Lyon, 1796.
15 Ib., p. 93.
16 Salutem ex inimicis nostris, et de manu omnium qui oderunt nos. S. Luc, ch. I. v. 71.
17 Œuvres complètes, t. I. p. 53.
18 Œuvres complètes, t. I, p. 54.
19 Œuvres complètes, t. I, p. 54.