François Mauriac

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BONNEVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dire que François Mauriac est né à Bordeaux en 1885, d’une famille bourgeoise et très catholique, n’est pas un vain détail d’état civil. Mauriac est réellement marqué par sa province, par son milieu, par son passage chez les frères maristes du Grand-Lebrun, à Caudéran. Son œuvre sera à jamais imprégnée de l’odeur des pins et des vendanges, du rythme des saisons associé aux fastes de la liturgie. L’enracinement de Barrès était artificiel, celui de son disciple incontestable.

L’insinuante poésie des romans de Mauriac trouve son origine dans le terroir. Le terroir sera aussi l’unique champ d’observation d’où sortiront tous ses personnages. « Chacun de nous, dira-t-il plus tard, creuse à l’endroit où il est, où il a vécu. » Ce monde qui est le sien, le romancier nous le restituera avec une lucidité parfois féroce.

L’étonnant, c’est que Mauriac dépasse infiniment le cadre du « roman régionaliste ». Pourtant ses personnages ne quittent leur province que pour aller à Paris. Comme Mauriac lui-même. On ne devine chez lui nulle passion des voyages, nulle tentation de dépaysement, nulle curiosité de l’étranger. Son univers est limité. Il n’a pas d’ouverture non plus sur l’immense société moderne, si diverse et si mouvante.

Il nous raconte comment son enfance préservée allait à Rome « demander pardon pour des fautes qu’elle n’avait pas commises et dont elle ne ressentait pas encore le désir ». À Paris, le candidat chartiste est pourtant soumis à des tentations qui ne sont pas imaginaires. Il était peut-être tout près d’écrire ses Nourritures terrestres, mais la foi janséniste de sa mère, la solide éducation des pères maristes, sa profonde imprégnation chrétienne surtout résistent à tous les vents de la révolte. Même dans le plaisir, Mauriac demeure un inquiet. La province a fait le poète, mais à Paris le futur écrivain apprend le pouvoir de l’intrigue et les calculs de l’ambition. Il a un flirt avec le Sillon, mais voit tout le parti qu’il pourra tirer des salons bien-pensants. On a trop insisté sur le côté prophétique de l’article de Barrès sur les Mains jointes en 1910 : « Votre carrière sera aisée et glorieuse... » Cela s’est dit à beaucoup d’autres dont on n’a plus parlé ensuite, et nous savons que le vrai Mauriac n’est pas encore là. L’important, c’est le mot « carrière », et le jeune bourgeois n’a pas de soucis matériels. Il a décidé d’être un écrivain catholique.

Mauriac voulait réussir comme poète, et ce n’était pas prétention vaine. Ses succès de romancier n’anéantiront pas cette ferveur secrète. La conscience déchirée de Mauriac, le conflit entre le Christ et Cybèle, entre sa foi chrétienne et les tendances païennes de sa nature, s’exprimeront jusqu’en sa maturité par des rythmes d’une délicate harmonie. Mais c’est dans le genre romanesque qu’était son grand rendez-vous avec le public. Des œuvres d’apprentissage à Génitrix, au Désert de l’amour et à Thérèse Desqueyroux pour atteindre ce sommet mauriacien qu’est Le Nœud de vipères, nous gravissons les étapes d’une prestigieuse ascension.

Dans sa conception du genre romanesque, la poésie tient une grande place. La poésie, et aussi la tragédie. Mauriac a su assimiler en profondeur toute une tradition de culture : Racine, Pascal, Baudelaire, Proust, Dostoïevski. Là se trouvent les éléments qui entrent dans la composition de l’art mauriacien : l’harmonie insinuante du langage, la profondeur de l’analyse, l’emprise du mal, l’inquiétude et la ferveur. Avec tout cela Mauriac s’est fait un style inimitable.

Un style ? Mauriac proteste véhémentement contre ceux qui lui accordent cette seule qualité (qu’il est en fait impossible de lui refuser). Et il proteste avec raison : un style ne tient pas tout seul. Quand on dit que le roman de Mauriac c’est une action simple, un enchaînement rigoureux, la tragédie racinienne avec, en plus, la durée, on n’explique pas tout, encore que tout cela soit vrai. Si l’on poursuivait l’analyse des éléments traditionnels, on découvrirait même que les formes que Mauriac donne au péché – l’adultère, l’avarice, ce sont les plus conventionnelles et les plus bourgeoises. Il faut examiner le cas Mauriac en lui-même.

La Vie de Jean Racine, ce n’est pas Mauriac qui imite son modèle, mais un Racine reconstruit (non sans vraisemblance d’ailleurs) sur le modèle de François Mauriac. L’enfance janséniste, les puissances du désir, le choix inéluctable entre Dieu et le monde, avec une inquiétude frémissante et quelques méchancetés à l’adresse des bien-pensants, rien n’y manque, non plus que la victoire finale de Dieu. Le roman de Mauriac, c’est une vision très personnelle de la grâce et du péché.

La notion de « romancier catholique » est équivoque et c’est pourquoi Mauriac veut n’être qu’« un catholique qui fait des romans ». Point de littérature édifiante : Mauriac repousse avec raison le roman à thèse, et son intention n’est pas non plus de dépeindre des saints. Le monde de Mauriac, c’est celui du péché.

Sans doute faut-il voir là, comme chez Racine, une attitude janséniste : la chair est coupable et toutes les passions sont mauvaises. C’est aussi un parti pris littéraire chez Racine aussi. Mais Racine avait renoncé, et Gide a beau jeu d’ironiser sur cette conscience angoissée qui, « tout en abhorrant le péché, serait bien désolée de n’avoir plus à s’occuper du péché ». Cette ambiguïté, Mauriac ne l’a jamais niée, elle est au cœur de sa vie et de son œuvre.

Mauriac n’est pas théologien et quand il cherche à « rendre tangible, odorant, l’univers catholique du mal », c’est moins en raison d’une doctrine que selon la pente de son art et de sa sensibilité. Et c’est tant mieux pour le roman. S’il n’est d’autre loi que la loi d’amour, l’égarement du péché est le signe, même chez les pires criminels, d’une générosité de nature et d’une souffrance. L’antipathie de Mauriac va au contraire aux médiocres, voire aux chrétiens de stricte observance dont la perte de l’amour a fait des âmes mortes. Cette perspective est assurément conforme à la morale évangélique, puisqu’elle revient à flétrir le confort moral dans lequel se drapent ou s’endorment les pharisiens.

Une telle formule, dans sa perfection même, permettait-elle le renouvellement ? Mauriac, après une production aussi abondante que régulière, cherche à élargir sa conception romanesque, avec les Chemins de la mer, puis renonce, à l’exception d’un bref retour des années 1950 avec Le Sagouin, Galigaï et L’Agneau. Entre-temps, il s’était essayé au théâtre : Asmodée et Les Mal-Aimés furent de grands succès. Mais Mauriac a avoué être venu trop tard pour y donner sa mesure, quand la mode n’était plus au théâtre psychologique. En a-t-il fini avec la littérature ?

Restait l’immense domaine de la confidence et de l’action. Mauriac avait écrit dès sa grande période romanesque des essais aussi significatifs que Dieu et Mammon, son Racine et son Pascal. C’étaient déjà des confidences. Il avait aussi publié plusieurs parties d’un Journal qui n’en est pas un à proprement parler. À un moment où Mauriac a abandonné le roman et le théâtre, les Mémoires intérieurs et les Nouveaux Mémoires intérieurs représentent une forme typiquement mauriacienne de la confidence poétique. Cette flânerie d’une âme à la recherche d’elle-même nous trace l’itinéraire spirituel de Mauriac, avec ses émois, ses scrupules, ses remords et toutes ses vibrations.

Reste l’action politique, qui semble absorber de plus en plus l’écrivain vieillissant. Contre le conformisme des pharisiens, Mauriac défend, après Bernanos il est vrai, la cause des républicains espagnols et des catholiques basques contre la prétendue croisade franquiste. Et quand il écrit dans le Cahier noir : « Nous avons fait notre choix ; nous parions contre Machiavel », le courage n’est pas moindre, encore que d’un autre ordre. Mais quand Machiavel, en 1940, était le maréchal Pétain, Mauriac le louait frénétiquement dans Le Figaro, puis il le quitte pour de Gaulle, qu’il abandonne pour Mendès-France, pour revenir à de Gaulle quand de Gaulle revient au pouvoir (Charles de Gaulle).

Étrange ambiguïté de Mauriac ! Opportunisme ? Versatilité ? Mauriac n’est pas un être de raison. Il subit les mythes, comme les foules. Comme elles, il est intéressé et sincère, et la présence d’un chef le rassure. Son De Gaulle n’est pas fait pour convaincre un intellectuel. Il procède d’une imagerie complice, mais naïve. Elle n’ajoute rien à la gloire du romancier : elle éclaire l’homme, et pas toujours à son avantage.

 

 

Georges BONNEVILLE.

 

 

 

Chrétien inquiet, Mauriac a tiré de sa sensibilité frémissante et de l’observation de sa province natale une œuvre qui en 1952 a mérité le Prix Nobel « pour l’analyse pénétrante de l’âme et l’intensité artistique avec laquelle il a interprété dans la forme du roman la vie humaine ».

 

 

Œuvres essentielles

 

THÉRÈSE DESQUEYROUX. – Une femme a voulu empoisonner son mari. Pour l’honneur de la famille, on obtient un non-lieu. Mais la vengeance s’exerce en privé : le mari la séquestre dans les Landes, puis l’abandonne à Paris.

LE NŒUD DE VIPÈRES. Un avocat bordelais vit en mauvais termes avec les siens. Comment ce « mal-aimé » en est-il venu à les haïr au point de vouloir les déshériter ? Mauriac raconte, du dedans, son histoire.

LE MYSTÈRE FRONTENAC. Ou le mystère Mauriac : la poétique et confidentielle histoire d’une veuve et de ses enfants, dont l’un sent naître en lui la vocation d’écrire. C’est, selon l’auteur, « le rayon de l’éternel amour réfracté à travers une race ».

VIE DE JÉSUS. En chrétien et en artiste, Mauriac a évoqué « la plus frémissante des grandes figures de l’Histoire et, entre tous les caractères qu’elle nous propose, le moins logique parce qu’il est le plus vivant ».

LES MAL-AIMÉS. Des êtres ne cessent de se faire du mal et ne peuvent se passer les uns des autres. « Et pourtant nous nous aimons », soupire l’un d’eux devant cet échec lamentable. À la scène, Mauriac a porté une tragédie racinienne dans le cadre d’une famille bourgeoise.

 

 

Études sur François Mauriac

 

MAJAULT (Joseph), Mauriac et l’Art du roman, Paris, Robert Laffont.

ROBICHON (Jacques), Mauriac, Paris, Éditions universitaires (coll. « Classiques du XXe siècle »).

SIMON (Pierre-Henri), Mauriac par lui-même, Paris, Le Seuil (coll. « Écrivains de toujours »).

 

 

Biographie

 

1855   Naissance de François Mauriac, le 11 octobre, à Bordeaux.

1886   Mort de son père. La mère a la charge de cinq enfants (une fille et quatre garçons).

1897   Entrée à l’école des marianites du Grand-Lebrun, à Caudéran.

1901   Au Lycée de Bordeaux, il affectionne Pascal et Racine, il lit Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Francis Jammes.

1903   Préparation de la licence ès Lettres à la Faculté des lettres de Bordeaux.

1906   À Paris, préparation du concours de l’École des Chartes. Mauriac est admis, mais démissionne. Il cède à l’attrait du plaisir et cherche à se pousser dans le monde.

1908   Collaboration à la « Revue du Temps présent » et à la « Revue de la Jeunesse ».

1910   Barrès écrit dans L’Écho de Paris un article très élogieux sur Les Mains jointes, premiers poèmes publiés par Mauriac.

1913   Mariage avec Jeanne Lafon, fille d’un trésorier-payeur général. De cette union naîtront deux fils et deux filles.

1914   Mauriac est mobilisé comme infirmier.

1916   Il se partage entre Paris et son domaine de Malagar, près de Langon.

1923   Génitrix.

1925   Le Désert de l’amour. Le Grand Prix du roman est décerné au Désert de l’amour.

1927   Thérèse Desqueyroux.

1930   Mauriac quitte L’Écho de Paris pour Sept et Temps présent, de tendance moins conservatrice.

1932   Présidence de la Société des Gens de Lettres. Le Nœud de vipères. Opération des cordes vocales.

1933   Le Mystère Frontenac. Élection à l’Académie française.

1936   Vie de Jésus.

1937   Défense des catholiques basques contre Franco. Représentation d’Amodée à la Comédie-Française.

1940   Éloge du maréchal Pétain dans Le Figaro (19 juin).

1943   Adhésion au Front national des Écrivains. Publication clandestine du Cahier noir, sous le nom de Forez.

1945   Intervention inutile pour sauver Brasillach.

1947   Passage du Malin au Théâtre de la Madeleine.

1948   Lancement de La Table ronde.

1952   Prix Nobel de littérature.

1954   Mauriac a quitté Le Figaro pour L’Express. Articles en faveur de Mendès-France.

1955   Le Pain vivant, scénario de film.

1958   Mauriac favorable au retour au pouvoir du général de Gaulle.

1959   Mémoires intérieurs.

1965   Célébration éclatante du quatre-vingtième anniversaire de Mauriac. Nouveaux Mémoires intérieurs.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poèmes.

 

Les Mains jointes, Paris, Falques, 1909.

L’Adieu à l’adolescence, Paris, Stock, 1911.

Orages, Paris, Champion, 1925.

Le Sang d’Atys, Paris, Grasset, 1940.

 

Romans et nouvelles.

 

L’Enfant chargé de chaînes, Paris, Grasset, 1913.

La Robe prétexte, Paris, Grasset, 1914.

La Chair et le Sang, Paris, Émile-Paul, 1920.

Préséances, Paris, Émile-Paul, 1921.

Le Baiser au lépreux, Paris, Grasset, 1922.

Le Fleuve de feu, Paris, Grasset, 1923.

Génitrix, Paris, Grasset, 1923.

Le Mal, Paris, Grasset, 1924.

Le Désert de l’amour, Paris, Grasset, 1924.

Thérèse Desqueyroux, Paris, Grasset, 1927.

Destins, Paris, Grasset, 1928.

Trois récits, Paris, Grasset, 1928.

Ce qui était perdu, Paris, Grasset, 1930.

Le Nœud de vipères, Paris, Grasset, 1932.

Le Mystère Frontenac, Paris, Grasset, 1933.

La Fin de la nuit, Paris, Grasset, 1935.

Les Anges noirs, Paris, Grasset, 1936.

Plongées, Paris, Grasset, 1938.

Les Chemins de la mer, Paris, Grasset, 1939.

La Pharisienne, Paris, Grasset, 1941.

Le Sagouin, Paris, Plon, 1951.

Galigaï, Paris, Flammarion, 1952.

L’Agneau, Paris, Flammarion, 1954.

 

Théâtre.

 

Asmodée, Paris, Grasset, 1938.

Les Mal-Aimés, Paris, Grasset, 1945.

Passage du Malin, Paris, La Table ronde, 1948.

Le Feu sur la terre, Paris, Grasset, 1951.

 

Essais, critiques, autobiographie.

 

Petits Essais de psychologie religieuse, Paris, L’Artisan du Livre, 1920.

La Vie de Jean Racine, Paris, Plon, 1928.

Dieu et Mammon, Paris, Le Capitole, 1929.

Souffrances et Bonheur du chrétien, Paris, Grasset, 1931.

Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline, Paris, Hachette, 1931.

Le Jeudi saint, Paris, Flammarion, 1931.

Le Romancier et ses Personnages, Paris, Corrêa, 1933.

Journal I, Paris, Grasset, 1934.

Vie de Jésus, Paris, Flammarion, 1936.

Journal II, Paris, Grasset, 1937.

Journal III, Paris, Grasset, 1940.

Sainte Marguerite de Cortone, Paris, Flammarion, 1945.

La Pierre d’achoppement, Monaco, Édit, du Rocher, 1951.

Journal IV, Paris, Flammarion, 1951.

Bloc-notes, Paris, Flammarion, 1958.

Mémoires intérieurs, Paris, Flammarion, 1959.

Le Nouveau Bloc-notes, Paris, Flammarion, 1961.

Ce que je crois, Paris, Grasset, 1962.

Charles de Gaulle, Paris, Flammarion, 1964.

Nouveaux Mémoires intérieurs, Paris, Flammarion, 1965.

Les Autres et Moi, Paris, Grasset, 1966.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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