Saint François d’Assise
par
Abel BONNARD
PREMIÈRE PARTIE
LA VIE DE SAINT FRANÇOIS
I
LE TEMPS ET LE PAYS
Saint François d’Assise est une âme si libre et si détachée du commun des hommes qu’il semble presque inutile, pour parler de lui, de parler d’abord de son temps. Il en jaillit sans en dépendre. Cependant son temps l’a permis et, à ce titre, il doit nous être connu, non point seulement dans les évènements qu’a saisis l’histoire, mais dans le caractère qu’y avait la vie de tous les jours. Elle était beaucoup moins abstraite qu’à présent de la nature et de l’univers. Les machines n’avaient pas encore séparé l’homme des bêtes. Le cheval, le bœuf étaient vraiment pour lui des compagnons. Des tribus d’oiseaux emplissaient un ciel où il n’entrait pas encore. L’hiver, les loups rôdaient sur la neige. Il n’était pas agréable de penser à eux, quand on s’était attardé dans la montagne. Mais celui qui était arrivé au gîte s’y sentait plus aise à l’idée qu’ils enviaient, de loin, la chaleur des maisons. Beaucoup de sentiments existaient alors dans l’âme de l’homme qui subsistent à peine, aujourd’hui, dans celle de l’enfant. Il éprouvait des craintes que nous ignorons, mais à ces craintes se mêlait le plaisir involontaire de sentir la vie frissonner partout et quand elles venaient mourir dans un sentiment de sécurité, elles en augmentaient la douceur. À la richesse de l’univers répondait l’importance de la maison. On voit encore de ces maisons du Moyen Âge dans les villages du pays, telles que Giotto les a mises dans ses fresques, nettes et petites, avec leurs lignes succinctes, l’élégance qui leur vient de leur dessin pur et qui les rend presque pareilles à des châsses. Elles avaient d’autant plus d’âme que tout ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie s’y accomplissait. On y tissait le linge, on y faisait le pain. Le soir, le feu était précieux comme un trésor, dans la cheminée. Le fagot posé près de l’âtre gardait encore l’odeur de la forêt. Tout demandait de la diligence et de l’amour. Il fallait soigner les lampes comme des fleurs.
Nous sommes bien loin de ces façons de sentir. Notre vie est assurément devenue moins pénible, mais elle a perdu en sensations ce qu’elle a gagné en commodités. La production industrielle nous a entourés d’une foule d’objets neutres et indifférents, reproduits à un très grand nombre d’exemplaires, qui ne sont pas proprement à nous, qui n’enrichissent pas vraiment notre maison. En ce temps-là, au contraire, le moindre objet était un obscur commencement de chef-d’œuvre, chaque ustensile était unique, chacun essayait humblement d’être beau et celui même qui restait bien loin de ce but était encore solide, loyal, amical. Ce mensonge des choses que nous voyons partout autour de nous était inconnu. Le manteau que portait un paysan, d’une étoffe assurément moins fine que celui d’un chevalier, était d’une trame tout aussi forte et la couleur dont il était teint s’usait en nuances magnifiques, sous l’averse et la gelée. Le pain et le vin avaient leur saveur originelle, et tandis qu’ils renouvelaient tous les jours la vigueur des hommes, leur honnêteté native, leur humble excellence les rendaient dignes du miracle où ils étaient habités et comme envahis par la substance divine.
Dans ce vieux monde, chaque homme était soi-même par la façon dont il acceptait sa condition. Chacun avait son costume qui l’annonçait comme un plumage. À la base de tout, il y avait les vertus domestiques, celles des femmes qui ne pensaient pas à elles, mères, épouses, ménagères, fileuses. Sur ces assises presque enfouies, s’élevaient les vertus professionnelles, celles du paysan, de l’artisan, du marchand. Mais les passions aussi étaient fortes. Chacune de ces villes italiennes voulait régner, chacune, du haut de sa colline, défiait ses rivales dont elle voulait faire des sujettes. Toutes ces fiertés s’exprimaient par des tours, celles des enceintes, celles des palais municipaux, celles des maisons seigneuriales. Partout, dans le paysage, on apercevait ces orgueils debout. Le Pape et l’Empereur se disputaient ces cités rebelles. L’Empereur posait sur les siennes un gros château pour les contenir. C’est ce qu’il avait fait à Assise. Mais son vicaire, Conrad de Souabe, ayant dû s’absenter pour aller rendre hommage à Innocent III, le peuple se rua sur la forteresse et la détruisit. Les nobles de la ville voulurent alors dominer le peuple. Pérouse les soutint et c’est ainsi qu’eut lieu la bataille où Assise fut vaincu et François fait prisonnier. Les amours étaient délicates et violentes. Aux deux bouts de l’Italie, la Provence et la Sicile étaient les deux pays les plus courtois, les plus raffinés, les plus voluptueux du monde d’alors, et il en montait le bruissement des luths, des violes et des chansons. Sans doute on subissait de dures épreuves et lorsque François naquit, la disette sévissait depuis cinq années, mais il faut bien qu’il y ait eu aussi beaucoup de richesses, puisque, dans cette Assise où l’on ne trouve aujourd’hui que de pauvres boutiques, prospérait un négoce aussi important que celui du père de François, gros marchand d’étoffes, qui voyageait, pour ses affaires, jusqu’en France et en Flandre. L’homme avait alors un surplus de forces qu’il dépensait dans des luttes ou dans des réjouissances et parfois ces deux caractères se mêlaient dans la même scène. À Trévise, en 1213, on avait dressé un château de bois que deux cents dames de la noblesse devaient défendre contre les assiégeants, sans que personne eût d’armes réelles. Mais les Padouans et les Vénitiens ayant voulu monter à l’assaut, une dispute s’émut entre eux, peu s’en fallut qu’ils n’en vinssent aux mains et la paix fut rompue entre ces deux villes. À Pérouse, tous les dimanches de mai, il y avait des joutes entre les jeunes gens de la ville, si rudes que plus d’un restait sur la place. La fête tenait de la bataille et la bataille tenait de la fête. Chaque ville avait son char de guerre, monument roulant tout pavoisé d’oriflammes, qui vacillait au-dessus de la mêlée et qu’il était déshonorant de laisser prendre par l’ennemi. Le faste, alors, s’attachait naturellement à la vie, il ne faisait qu’en exprimer la surabondance. L’homme moderne est bien loin de ces sentiments ; il a plus que jamais besoin de jouissance, mais il n’a plus aucun besoin de magnificence. Les dernières fêtes qu’on célèbre encore sont des cérémonies postiches qui ne tiennent plus à rien.
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On peut, certes, sans se risquer, assurer que l’homme est toujours le même. Il s’agit là d’une de ces affirmations incontestables et insignifiantes qu’on laisse derrière soi, dès que l’on commence à penser. Il est bien vrai qu’en tout temps l’homme apporte à la vie les mêmes instincts. La seule affaire est de savoir ce que les hommes de chaque époque ont ajouté à ce fonds commun, et s’ils ont contenu et discipliné ces instincts, ou s’ils se sont bornés à les laisser libres. Quoi qu’on pense de la société du Moyen Âge, on ne peut nier qu’elle n’ait été construite en hauteur. Qu’on voie s’y manifester avec vigueur les types les plus différents, cela même doit être compté à son avantage. Il existe, en effet, des rapports secrets entre toutes les puissantes façons d’exister. Elles s’appellent, se provoquent, se sollicitent. Alors même qu’elles semblent s’opposer, elles se répondent. François montra toujours beaucoup de bienveillance pour les hommes dont le caractère était le plus éloigné du sien. Il en usait ainsi par affabilité naturelle, et sans se douter que s’il n’y avait pas eu ces guerriers, ces tyrans, ces bandits, peut-être lui-même n’aurait pas existé non plus. Ce n’est pas dans les époques de mollesse que se manifestent les plus purs types de douceur. Le monde moderne se croit violent, mais il se vante, il n’est que grossier. Si la violence s’y produisait hardiment, peut-être verrait-on paraître des caractères opposés, pour lui donner la réplique. Encore faut-il observer que nous sommes aujourd’hui dans des conditions bien moins favorables que du temps de saint François. Nous vivons dans un monde tout matériel, où l’abus des grands mots cache l’absence de toute doctrine ; que la violence y prenne décidément l’avantage, elle risque d’y commander longtemps sans conteste, comme la seule force authentique que l’homme moderne soit prêt à reconnaître, au lieu qu’au XIIIe siècle, enveloppée et contenue de tous côtés par les idées qui régnaient, elle était réduite à tenir sa place dans l’ensemble des caractères, où il est bon qu’elle aussi existe et se manifeste. Une seule chose menace les plus hautes expressions de la nature humaine, c’est une longue habitude de la médiocrité. La médiocrité croit tout permettre, elle croit même tout être, et elle ne s’aperçoit pas que, dans son morne climat, les plus nobles façons d’exister s’étiolent peu à peu. Il est curieux et presque plaisant qu’en un temps où on ne lui parle que de liberté, l’individu soit près de perdre la plus importante, qui est celle de ne pas vivre comme tout le monde. Il est évident qu’aujourd’hui la foule voit sans faveur et, autant qu’il dépend d’elle, cherche à empêcher des genres de vie qui ne sont pas conformes au sien. C’est ainsi que les ordres religieux sont à peine soufferts, parce que les principes sur lesquels ils se constituent bravent les goûts et les préférences de la multitude. Cet empire de la médiocrité va bien plus loin qu’on ne croit. Qu’un homme exceptionnel se présente, aussitôt le médecin et l’aliéniste ont l’œil sur lui et sont prêts à lui trouver ces dispositions maladives que seuls les gens médiocres ne présenteront jamais. L’homme moderne a pris toutes ses précautions contre le sublime. Il en était autrement au Moyen Âge ; les hommes y attendaient perpétuellement quelqu’un qui les dépassât. Cela les exposait à bien des erreurs et à bien des risques, mais il y avait des portes ouvertes là où, maintenant, il y a des portes fermées.
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Ce n’est pas assez de parler du temps où a vécu saint François. Il faut aussi parler de sa terre. Elle est si bien accordée à lui que, si l’on n’y prenait garde, le mot qui viendrait à l’esprit, pour la définir, ce serait de dire qu’elle est franciscaine. Mais il faut traverser ce mot, pour atteindre les caractères qu’il recouvre. Combien d’images j’ai de ce pays ! Le plus souvent, j’y arrivais de Florence et le premier signal que j’en avais, c’était le lac Trasimène, pâle et presque volatil, qui mettait de l’inanité dans le paysage. Je revois l’immense vallée et toutes les villes qui la dominent de part et d’autre, Pérouse antique et guerrière, qui n’a plus à subir que les assauts du vent, et Gubbio plus rude encore que Pérouse et qui reste à demi engagée dans sa montagne, et Borgo San Sepolcro avec ses clochers penchants, ses pierres rongées, pareil sur le ciel au dessin tremblé qu’aurait tracé la main d’un vieux peintre et, de l’autre côté, Sienne, solide et suave, et San Gimignano, comme un carquois plein de flèches, avec son enceinte pleine de tours, et Orvieto, qui trône comme Pérouse, et les antiques cités étrusques, sur les hauteurs, Cortone, Volterra, austères le jour et, le soir, enivrées de clair de lune. Je me revois à Montepulciano par un jour triste et violent de novembre, sur une place au fond de laquelle une église vaste et nue était comme la grande masure de Dieu. Le vent s’enfonçait en grondant dans les spirales des ruelles et, par une d’elles, j’apercevais en bas, dans la plaine, une partie du lac Trasimène qui luisait comme de l’étain. Je me rappelle, dans la merveilleuse sérénité d’octobre, mes courses parmi les villages et les bourgs placés entre Sienne et la vallée. J’entrais dans une église où brillait comme un joyau mystique une œuvre de Vecchietta ou de Sassetta. Quand je me retrouvais dehors, après le ravissement qu’elle m’avait donné, alors, en revenant de l’art à la nature, je n’avais presque pas à descendre. Comme dans le tableau du vieux maître, toute la campagne semblait appuyée à un fond d’or. Comme dans son œuvre, tout était en ordre. Une lumière intelligente semblait appeler l’âme des choses à leur surface. Au soir tombant, je revenais. La route qui me ramenait passait par un pays entrecoupé d’étroites vallées. Il faisait à peine frais, mais la limpidité parfaite de l’air donnait l’idée du froid et même du gel. Une ombre sans épaisseur tendait sur la terre de transparentes ténèbres, tandis qu’au haut de la colline, le croissant d’or pur ne semblait pas plus loin qu’un berger.
Je me rappelle les dimanches, dans les villes des hauteurs. Ce n’était pas le dimanche fade et oiseux des grandes villes, mais le grave et saint jour du repos, nécessaire entre les labeurs. Les vieilles femmes, en attendant l’heure des vêpres, étaient assises devant les portes : un chat maigre et caressant se contournait sur leurs pieds chaussés de drap noir. Les bœufs, les chevaux, les mulets se reposaient ainsi que les hommes. En bas, comme une de ces pauvresses un peu folles qu’on rencontre dans le pays, la poussière échevelée courait seule sur les grands chemins. Soudain, comme des semeurs, les clochers commençaient à répandre leurs sonneries, et il me semblait qu’en ce jour où les paysans n’allaient pas jeter de grains aux sillons, leur âme, à son tour, recevait les germes d’une vie plus haute.
J’ai vécu l’été dans les montagnes du Casentin, non loin de ce mont Alverne où François reçut les stigmates. En bas, les villes se laissaient cuire par le soleil, pleines de paresse et d’histoire. Bibiena s’arrondissait sur la pente de sa colline. Le palais communal de Poppi, petit et farouche, mordait de tous ses créneaux, comme un loup, le bas de l’azur. En haut, il ne restait que la lumière, sans la chaleur. Une forêt légère, gonflée de clarté, couvrait une partie des pentes. Quand je marchais sur les routes, je passais devant des maisons où la pauvreté était noble, j’apercevais des salles presque vides, où la présence des meubles nécessaires n’en avait que plus de sens et de majesté. La table était le support solide des repas où le travail a sa récompense. Le lit faisait penser à la naissance, à la mort, aux amours fécondes. Une image pieuse, sur le mur, suspendait à des grands espoirs cette simple vie. La dure existence des femmes de ce pays leur fait une beauté austère, où leurs joues brûlées de soleil, que n’arrondit pas la moindre trace de graisse, s’étendent comme un désert entre leurs yeux et leur bouche. Parfois j’allais d’un autre côté, je marchais seul sur des plateaux où je n’apercevais rien d’humain, n’ayant pour compagnon que le vent frais des hauteurs qui, en courant à côté de moi, me racontait, d’une voix un peu haletante, je ne sais quelles histoires de ramiers et d’hirondelles. Pourquoi tout cela était-il si doux ? Pourquoi ai-je gardé le souvenir de ce jour d’automne où des nuages mous couraient sur les pentes et où j’aperçus soudain quelques moutons qui paissaient, sur un rond d’herbe vert tendre semée de touffes de bruyère mauve ? Leur berger immobile et comme pétrifié les surveillait d’un peu plus haut. De grands pans de brume du gris le plus rare encadraient ce tableau, qui gardait l’isolement et la perfection des images qu’on voit en songe.
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Et je te revois aussi, pierreuse Assise. Je sens si bien la pointe aiguë de ton charme que j’hésite à le définir, tant j’ai peur de ne pas le traduire avec assez de justesse. Le mot même de charme ne convient pas, car il comporte quelque chose d’occulte et de secret, et qu’y a-t-il de caché dans ton âme honnête ? Cependant, ainsi transparente, elle est plus difficile à exprimer que celle d’aucune de tes sœurs. Je sais très bien ce qu’est Pérouse ; c’est un trône de l’orgueil. Celui qui avance sur sa terrasse, jusqu’au point où le sol s’arrête, reste suspendu sur une de ces vues immenses qui donnent aux conquérants la soif des empires. Cependant quand on laisse, de là-haut, errer ses yeux sur tout l’horizon, on finit par t’apercevoir qui mûris doucement, au bas du mont Subasio. Et celui qui vient jusqu’à toi, lorsqu’il a passé le rempart et qu’il continue d’avancer, ne voit devant soi qu’une rue qui monte entre des maisons petites d’un gris un peu jaune. Tu n’as pas de monuments orgueilleux, tes églises ont pour ornement suffisant la rose de pierre dont leur façade est fleurie, et même le temple antique qui, sur la place, sert de fond à la vente des poulets et des légumes a déjà cet air d’auguste maisonnette que Giotto a encore accentué, dans la fresque où il l’a représenté. Tu as contenu pourtant, toi aussi, un peuple irritable, des nobles farouches. Mais il semble que, de tes fils, tu ne veuilles plus t’en rappeler qu’un, celui qui t’a purifié des passions de tous les autres. Le seul édifice qui pourrait, par ses dimensions colossales, rompre l’impression que tu fais, c’est justement le couvent dédié au saint. Mais l’esprit de François est resté si puissant qu’il arrive à dissiper ce massif appareil de bâtisses, de galeries et de contreforts, et comme, dans les contes, il suffit de murmurer les mots d’un charme pour faire disparaître toute une ville, il semble qu’on voie l’orgueil de ces bâtiments s’évanouir, lorsque, pour les désigner, on prononce le nom du grand Pauvre. Les vues que, de tes petites places, on a sur la campagne, sont tout autres que de Pérouse. On ne la domine plus, on s’y associe, on la regarde entrer dans le ciel, chargée de tous les dons de la terre. C’est là que je veux me remettre en esprit, pour bien me dire le caractère du vieux pays ombrien. Ce qu’il faut d’abord marquer, c’est qu’il n’a nullement la fadeur qu’on lui a parfois prêtée, sous prétexte de douceur. Il est vrai que l’automne y est suave, quand une âme semble trembler au bord de toutes les lignes et qu’au bout des chemins montants, selon un effet que le Pérugin ne s’est pas lassé de reproduire, on voit se dessiner sur le ciel un arbre si fin et si grêle qu’il a l’air fait avec des cheveux. Mais, dans cette Ombrie, l’été est brûlant, l’hiver est rude. Le froid, comme un baron, tient garnison sur les cimes d’où il se rue dans la plaine avec tous les soudards de la bise et de la gelée. Cependant ces rigueurs ne sont jamais inhumaines. L’Ombrie est une terre sans excès et sans fouillis. Chaque chose y apparaît distinctement, comme dorée par l’esprit de sa fonction. Le petit pont courbe le dos, pour bien porter le chemin. L’auberge promet sincèrement le vin clair qui est le frère de la lumière. La moindre maison garde sa douceur tutélaire d’abri. Quand on revient d’une promenade dans ce pays, il semble qu’on se rappelle tout ce qu’on y a vu, jusqu’à la croix qui ouvrait ses bras à la limite de deux champs, jusqu’à l’oiseau que la brise venait de poser, en passant, sur une pierre ou sur un buisson. Cette terre de toutes les modesties est celle de toutes les présences. La vie y commence par des jouissances. Je n’ai garde d’oublier, dans l’échelonnement des joies que j’y ai goûtées, les repas savoureux que je fis jadis à l’hôtel de Foligno et comment aurais-je scrupule à me souvenir de l’excellent vin rouge que j’y buvais, puisque son nom même l’autorise à être mentionné ici, car il s’appelait Chasse-diables ? Mais ces jouissances restent frugales et jamais on n’y reste pris tout entier. De même, dans la campagne, l’abondance des fruits ne dégénère pas en lourdeur, la beauté de la récolte n’empêche pas de regarder l’horizon. Dans ces champs où les paysans besognent, toujours une chapelle apparaît où l’on trouve une figure de saint, une fresque fanée et charmante qui rappelle la prééminence de la vie contemplative sur tous les travaux. Le sol est fécond, mais, de loin en loin, percent des boues volcaniques, des terres grisâtres qui ne produisent rien, de sorte que, parmi les coteaux cultivés, il en est toujours un qui semble avoir pris le froc et s’être vêtu de bure. La variété des arbres reproduit les mêmes idées. Au bord du lac, au bas des collines, on voit partout le feuillage des oliviers, dont la lueur fine et lustrée semble refléter sur la terre l’éclat argenté des nuages. Ils ne se fatiguent pas de produire, et ceux-mêmes dont le tronc creux n’est plus qu’une vieille planche sont les plus chargés de fruits. Alentour, la vigne court d’un ormeau à l’autre, en offrant ses grappes au bout de ses bras. Plus haut, de petits chênes sont groupés ; j’entendais en passant leur rumeur civique et je me rappelais alors qu’il n’est pas une bourgade de ce pays, qui, dès qu’elle eut la force de dresser quelques tours, ne se soit crue une autre Rome. Mais, plus haut que les chênes, on aperçoit des cyprès. Ils montent en procession le long des routes. Ils signalent les oratoires isolés. Même dans les jours de tempête, quand les autres arbres semblent prêts à se dénouer et disputent éperdument leur feuillage au vent, ils balancent à peine leur masse impassible, d’où sort un grondement doux. Ainsi tout le paysage semble pris entre l’olivier et le cyprès, comme entre l’arbre de Marthe et l’arbre de Marie. L’olivier travaille, la vigne danse, le chêne pérore, le pin chante, mais le cyprès prie : c’est le moine du paysage. La hiérarchie des occupations humaines se présente dans le même ordre : elle commence par des paysans penchés sur la terre, elle finit par des religieux tournés vers le ciel. Il y a des bergers au-dessus des laboureurs et des ermites au-dessus des bergers, mais ces différentes activités se subordonnent sans se méconnaître. Ce pays où l’on passe insensiblement de la jouissance au renoncement, de la société à la solitude, où la grandeur n’a rien d’abrupt, où l’âme qui s’élève ne repousse pas ce qu’elle quitte, où la vie humble est déjà noble, où la vie haute reste douce, c’est la terre de saint François.
II
LA JEUNESSE ET LA CONVERSION
Je n’entrerai pas dans le détail de la vie du saint, d’abord parce que cela a été fait souvent, et plus d’une fois bien fait, ensuite parce que la succession des évènements n’est pas toujours fixée avec certitude, et enfin parce que ces évènements ne sont pas ce qui importe le plus. En effet, s’il est nécessaire de suivre pas à pas la carrière d’un ambitieux ou d’un politique, puisque c’est là qu’il se démontre, il en va tout autrement pour les supérieurs d’un ordre plus pur, c’est-à-dire pour les artistes, et mieux encore pour les saints. Leur vie n’est pas dans leur biographie, elle se déploie au-dessus et les faits principaux de leur existence ne servent qu’à leur fournir le point d’appui dont ils ont besoin pour s’élancer bien plus haut, comme les piles d’un pont soutiennent des arches qui les oublient. La première de ces arches, dans la vie de saint François, la moins ample, et qui touche encore à la rive, c’est son enfance. Il naquit en 1181 ou 82, et plus probablement dans la seconde de ces années. Sa mère était d’une bonne maison et peut-être provençale d’origine. Son père, Bernardone, était un gros marchand de drap, et l’un des principaux bourgeois de la ville. Les marchands d’alors ne ressemblaient guère à ce qu’est devenu le peuple des boutiques. C’étaient des hommes hardis et prudents, exposés à de grands risques et toujours par monts et par vaux. Le négoce, qui tend de plus en plus à s’affranchir de tout rapport avec la morale, y était alors étroitement subordonné, et il suffit, pour en juger, de se référer au livre que Léo Battista Alberti a écrit un siècle et demi plus tard, ou simplement à ce que saint Thomas a dit dans la Somme. Bernardone n’était pas à Assise quand son fils naquit. Le nouveau-né fut d’abord nommé Jean. Ce fut son père qui, à son retour, l’appela François, en mémoire de la France, d’où il revenait, de sorte que l’enfant, ayant porté puis quitté le nom du Précurseur, parut s’être, pour ainsi dire, annoncé lui-même. Comme François garda toute sa vie, et plus qu’aucun autre homme, les qualités qui font l’éclat de l’enfance, on n’a pas de peine à se l’imaginer dans ses premières années. Ce fut sans doute la vivacité, la pétulance et la gentillesse mêmes. Élevé par ses parents avec complaisance, il se trouva tout naturellement porté, quand il eut grandi, à la tête de la jeunesse dorée, dont les ébats emplissaient Assise. François, jusqu’à vingt-cinq ans, a mené la vie la plus dissipée. Il était le roi de toute une troupe qu’il entraînait sans cesse à de nouvelles folies. Il est difficile de savoir jusqu’où sont allés ces déportements. Certains de ses biographes ont cru bien faire de nous les voiler. Du moins il est sûr que François aura porté dans cette vie sa nature de poète, c’est-à-dire qu’il aura été ivre d’une goutte de plaisir, là où ses compagnons n’en étaient pas saouls, à moins d’un grand verre, et peut-être, dans cette fête où il a vécu, n’y a-t-il pas eu tant d’aventures particulières qu’on serait d’abord porté à le supposer. Cependant, il n’est pas douteux qu’il a toujours été très sensible aux désirs charnels. C’est pour les éteindre qu’il se roula dans les ronces et dans la neige. Un jour que le peuple l’admirait comme un saint, il répondit qu’il n’était pas hors de péril, puisqu’il était encore en âge d’avoir une femme et des enfants. Que, parmi toutes les tentations, il ait désigné celle-là, d’autant plus forte, sans doute, que les attraits de la tendresse s’y mêlaient à ceux de la volupté, cela montre assez sur quel point il se sentait faible. Du reste, François, dans sa jeunesse profane, chantait sans cesse, et de quoi parlent les chansons, sinon d’amour ? Dès lors, on voit paraître dans sa nature des qualités qui la marqueront toujours : il traitait avec des égards exquis les inférieurs et les pauvres. Ce fils de bourgeois avait si bon air que, lorsqu’il eut été fait prisonnier par les gens de Pérouse, on le mit avec les chevaliers, et comme il y en avait un que tous les autres tenaient à l’écart, à cause de son humeur intraitable, François alla à lui, l’adoucit et le ramena. En toute occasion, il était prodigue, et cela est bien, car, si la prodigalité ne se confond pas nécessairement avec la libéralité véritable, elle peut du moins l’annoncer, au lieu que nous sommes sûrs que rien de grand ne sortira jamais d’un avare. Ce qui montre aussi la générosité de François, c’est son goût du plaisir, mais ce goût était trop impétueux pour ne pas le porter plus loin que le plaisir même. Le propre de la jeunesse, c’est que nous essayons d’y satisfaire notre nature, avant d’avoir eu le temps de la connaître. Il faut nous figurer le jeune homme, la nuit, au sortir d’un festin, parmi ses compagnons riant et chantant, tandis que les torches secouaient autour du cortège leurs folles chevelures blondes. Plus d’une fois la lune dut pousser ses clartés froides et hautaines, à travers la vapeur rousse des flambeaux, jusqu’à l’âme de François, et quand ils s’arrêtaient sur les petites places qui bordent la ville, et que le grand silence nocturne et rustique triomphait enfin du bruit grêle des chansons, alors, oublieux de ses compagnons et de la vie qu’il avait menée jusqu’à cet instant, il devait chercher un objet qui pût lui suffire.
Il tomba malade. Les maladies rompent le train de la vie et c’est pourquoi, même bénignes, elles donnent de l’angoisse à tant d’hommes qui se sentent tomber dans le vide, dès qu’on les retire à leurs habitudes. Mais, par la même raison, elles rendent à eux-mêmes ceux qui ont quelque chose en eux. François, en cette occasion, dut mieux connaître ses aspirations et ses incertitudes, mais il était naturel qu’en revenant à la santé, il se trouvât, du même coup, rengagé dans toutes les choses dont il s’était à moitié tiré. Il semble pourtant que, par une sorte de progrès, il ait voulu passer du plaisir à l’action. Un chevalier d’Assise se préparait à joindre Gauthier de Brienne, qui guerroyait dans les Pouilles. François décida d’y aller aussi. Il s’équipa et s’arma. Son imagination d’enfant s’était enflammée. Des songes qu’il faisait fortifiaient ses ambitions et ses espérances. Il se mit en chemin. À peine arrivé à Spolète, la maladie le frappa de nouveau. Il fut ainsi ramené à la vérité. Dieu se donna à lui comme le maître qu’il devait servir. Au lieu d’aller chercher au loin une vie nouvelle, François revint la commencer moins facilement à Assise.
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La rapidité de ces péripéties ne doit pas surprendre, si l’on pense au temps où il vécut. La religion était alors tout près des hommes et de ceux-là mêmes qui croyaient y penser le moins. Dès qu’ils sortaient du siècle pour monter plus haut, ils marchaient déjà sur ses sentiers. Il faut compter aussi avec la vivacité de François. Un autre, plus lent, aurait eu besoin d’aller dans les Pouilles et d’y mener effectivement la vie d’un guerrier, pour s’en dégoûter ensuite. François épuisa ce genre de vie sans s’y engager ; et il en vint aussitôt à son véritable objet. C’est ici que sa conversion commence. Mais, pour bien comprendre ce drame, il faut considérer d’abord qu’une conversion véritable est tout autre chose que ce qu’elle paraît ; du dehors, c’est un homme qui se dément ; du dedans, c’est un homme qui s’accomplit. Celles qui ne sont que des renversements ont peu d’importance et risquent fort d’être bientôt suivies d’un nouvel accident contraire au premier. Il n’est d’autre conversion que de devenir soi-même. De là que ceux à qui cette chose arrive sont si heureux et si soulagés, car ils ne jouissent pas seulement du bonheur d’avoir trouvé Dieu, mais, en même temps, de celui de s’être trouvés. François, en réalité, ne changeait pas d’ambition : il épurait, il concentrait seulement la sienne. Plus que jamais, comme il l’avait toujours rêvé, il voulait être un grand prince. Mais au lieu de le devenir dans le domaine de l’illusion et du leurre, il prétendait que ce fût dans celui de la vérité. Il voulait toujours se faire le chevalier d’une dame insigne ; mais celle qu’il allait choisir était bien au-dessus de toutes les beautés d’Assise. Cependant ces passages du faux au vrai ne vont point sans incertitude et sans angoisses. On a lâché ce qu’on n’aime plus avant d’avoir saisi ce qu’on aime. Ce moment de la vie du saint est confus dans les récits que nous en avons, comme il dut l’être en réalité. Inquiet et désoccupé, il sortait d’Assise avec un ami dont nous ne savons pas le nom et tous deux s’en allaient vers la montagne, comme des chercheurs de trésors. Entré dans une grotte, il y demeurait longtemps en prières et reparaissait le visage en larmes. Cependant, si vifs que fussent les sentiments nouveaux dont il était envahi, il ne pouvait être sûr de leur force que s’il se donnait une occasion de la vérifier. Il alla à Rome, entra dans l’église Saint-Pierre, et, indigné de la parcimonie des aumônes, vida toute sa bourse sur le tombeau de l’Apôtre ; puis, ayant emprunté les haillons d’un pauvre, il tendit la main à la porte, parmi la tourbe des mendiants. Mais aucun de ces actes ne lui coûtait assez pour lui prouver à lui-même qu’il était vraiment devenu un autre homme. Enfin, il trouva l’occasion qu’il cherchait. Partout, alors, il y avait des lépreux. La grande idée qu’on se faisait du malheur empêchait qu’on les méprisât, mais le caractère de leur maladie forçait de les tenir à l’écart. François avait toujours ressenti pour eux une horreur insurmontable. Quand il passait sur la route, devant l’hôpital où ils étaient relégués, ce délicat, ce voluptueux se bouchait le nez. Un jour qu’il chevauchait dans la campagne, il aperçut un de ces misérables sur le chemin. Avec sa rectitude native, il comprit que l’épreuve décisive s’offrait à lui et que, s’il avait vraiment changé, c’était dans cette occasion qu’il devait le manifester. Arrivé à la hauteur de l’homme, il sauta à terre. Le cœur, sans doute, lui battait très fort. Le lépreux tourna vers lui sa face rongée et murmura une molle prière. François, sans se presser, lui donna son aumône, puis, tout enveloppé de l’odeur horrible et fade qu’il n’avait jamais pu supporter, il prit la main pourrie et la baisa longuement. Alors une tempête de joie dut s’élever dans son cœur. L’obstacle qui lui avait semblé insurmontable ne lui parut plus rien, quand il l’eut franchi. Avec la décision d’un homme de guerre, il assura aussitôt son avantage, en courant à l’hôpital des lépreux renouveler à d’autres les mêmes soins qu’il avait rendus au premier. Ces malheureux lui restèrent toujours particulièrement chers. Il les appelait nos frères chrétiens, impliquant ainsi dans le nom qu’il leur donnait l’obligation de les servir. Ils devaient lui rappeler la première victoire de son amour.
Assuré du changement qui s’était fait en lui, il lui restait à le manifester à ceux qui l’avaient connu. C’est toujours un grand drame que celui d’un homme occupé à devenir soi-même, tandis que ceux qui l’entourent restent ce qu’ils sont. Il les quitte sans le vouloir, par le seul fait qu’il avance. Par commodité, par paresse, par ce préjugé involontaire qui fait que chacun croit que tous les autres sont simples et se réserve à soi seul le privilège d’être compliqué, nos compagnons demandent que nous ne dérangions point l’idée qu’ils se sont formée de nous. Mais nulle part cette exigence n’est poussée si loin que dans les petites villes. Les rôles y sont distribués une fois pour toutes. François avait pris le plus marquant, il fallait qu’il le gardât. Le plaisir n’avait été pour lui que la première étape de sa route, l’auberge de rencontre où il s’était arrêté un soir. C’était, pour les gens d’Assise, la résidence d’où il ne devait plus sortir. Il essayait cependant de trouver des besognes où il pût donner une issue à ses forces intérieures. Il y avait, au bord d’une route, une petite église qui s’appelait Saint-Damien. Caduque et ruineuse, elle laissait le vent emporter son âme avec sa poussière. François, un jour, y pria et il avoua si éperdument son trouble au crucifix penché sur l’autel qu’il entendit le Christ lui répondre et lui commander de rebâtir son église. Cet ordre grandiose, François le prit humblement à la lettre et il se mit en tête de restaurer Saint-Damien. Comme il y fallait de l’argent, il n’hésita point, saisit des ballots de drap chez son père et alla les vendre à Foligno, de même que le cheval qui l’avait porté. Puis il apporta l’argent au desservant de l’église. C’était un vieux prêtre qui avait déjà reçu des aumônes de François, mais, cette fois, il trouva le don trop considérable pour l’accepter du jeune homme, sans savoir s’il avait l’aveu de ses parents. François jeta la bourse sur le bord de la fenêtre et n’y pensa plus. Dès lors il commença, près de Saint-Damien, une vie de retraite et de prière, nourri tant bien que mal par le vieillard. Son père, inquiet de ses bizarreries, apprit qu’on l’avait vu de ce côté-là et vint le chercher. François avait ainsi l’occasion de déclarer ce qu’il était devenu. Mais il n’était pas encore prêt à soutenir cette épreuve, il se cacha comme un enfant. Cependant il allait être forcé de faire renaître une occasion pareille à celle qu’il venait d’éluder, car il devait bien s’avouer que, s’il vivait dans la solitude, c’était moins par oubli des hommes que parce qu’il craignait de revenir parmi eux. Cette petite ville dont il voyait les toits fumer au soleil, il fallait qu’il y reparût, pour témoigner sa foi nouvelle. Il prit sa résolution et s’en alla vers Assise.
Voici un des moments décisifs d’une vie sublime. François marche en haillons, les cheveux incultes, vers la ville que sa brillante adolescence avait éblouie. À peine y fut-il rentré et eut-il été reconnu, tous les enfants d’Assise furent à ses trousses, criant, lui jetant des pierres. Le père de François sortit de sa boutique au bruit des huées. Quand il vit que son fils était l’objet de ces outrages et la cause de ce scandale, il se rua sur lui, l’empoigna et, l’ayant ramené à la maison, le jeta dans un réduit où il le tint prisonnier. Il comptait ainsi en avoir raison. Mais François était indomptable. Ni les menaces, ni les mauvais traitements ne le détournaient de la résolution qu’il avait prise de vivre avec Dieu. Cependant, Pierre de Bernardone étant allé en voyage, la mère du jeune homme essaya, à son tour, de le ramener. Elle lui dit ces paroles qui remuent en nous une faiblesse venue du berceau, et François eut la force de résister à cette douceur. Alors, voyant son fils intraitable, et ne voulant pas qu’il souffrît, elle lui rendit la liberté. Chacun est à sa place, dans ces vieilles histoires, et y tient le rôle qu’il doit. C’est la fonction des pères d’opposer à une vocation insolite l’obstacle sur lequel elle prouvera sa force. C’est le sublime des mères d’aider leurs fils à les quitter. Quand Pierre de Bernardone revint et qu’il ne trouva plus François enfermé, sa colère fut extrême. Il s’obstinait à redemander l’argent que son fils avait retiré du drap et du cheval qu’il avait vendus. Quand on eut retrouvé la bourse pleine, qui traînait encore à l’endroit où François l’avait jetée, cela ne lui suffit pas. Il cita son fils devant l’évêque, pour le forcer de rendre tout ce qu’il avait reçu de lui, et de renoncer à tout droit sur son héritage. Mais François fit bien plus que Pierre de Bernardone n’attendait. Afin de ne plus rien devoir à son père, il se dépouilla même de ses vêtements et, tout nu, le renia solennellement, pour se vouer à Dieu. L’évêque enveloppa le jeune homme dans son manteau.
Ce moment brille d’une splendeur terrible. François, pour une fois, y apparaît insensible et impitoyable. Ainsi cette âme qui a tout aimé dut avoir son instant de dureté. Cet homme qui a chéri jusqu’aux voleurs et aux brigands, jusqu’aux créatures infimes semées aux plus bas degrés de l’existence, a dû pourtant meurtrir deux cœurs, ceux-là mêmes que respectent les hommes les plus ordinaires, et, dans la gloire de saint François, tandis que tout ce qui vit accourt le remercier et que les oiseaux s’élancent vers lui à tire d’ailes, si l’on appelait aussi ses victimes, on en verrait paraître deux, son père, montrant la blessure qu’il a reçue, et sa mère, cachant la sienne. Il n’y a pas de plus grand exemple qu’on n’accède point à une vie supérieure sans briser avec celle qu’on a menée jusque-là. Sans doute il est facile de déguiser la cruauté fatale de cette rupture, en dénigrant Pierre de Bernardone. Mais c’est appauvrir le sens de la tragédie. Les plus grands drames sont ceux où personne n’a tort. Le père de François, lui aussi, demande à être compris. Qu’on pense à l’indignation qu’il dut éprouver en voyant le jeune homme poursuivi et bafoué par tous les polissons d’Assise. Il y avait dans sa douleur encore plus d’amour déçu que d’orgueil blessé, et, du reste, son orgueil n’était pas indépendant de son amour. Souvent, tandis qu’il peinait, il avait dû se plaire à l’idée que son fils mènerait une vie plus haute, sans prévoir la façon que François trouverait d’exaucer ce vœu. On lui reproche son avarice, mais, s’il s’obstine à réclamer son argent, c’est que, dans un drame qui le dépasse, il s’attache, avec une sorte de désespoir, au point où son bon droit lui semble évident. Il ne fallait pas que Pierre fût avare, pour avoir toujours fourni à son fils les sommes que celui-ci avait allègrement dépensées et, jusqu’au moment de sa vocation, François semble bien avoir été libre de satisfaire tous ses caprices. On reproche aussi sa violence à Pierre de Bernardone ; mais bien des hommes, lorsqu’ils ne peuvent s’expliquer les sentiments que leur opposent les êtres qu’ils aiment, ne savent montrer que de la colère, là où ils éprouvent de la douleur. Le père de François n’a pas dû gronder toujours. Il aura aussi tenté de raisonner son fils et de l’adoucir. Mais que pouvait-il obtenir, là où une mère avait échoué ? Sans doute, il fallait que François fût inflexible. Mais rien ne serait d’un esprit plus court que de mépriser Pierre de Bernardone. Le marchand d’Assise, c’est la vie du siècle, mais probe, grave, laborieuse, reliée à un idéal. C’est le négoce sans dol ni mensonge, que peuvent regarder les saintes images attachées au mur. Ce sont les longs voyages par la pluie et le vent, les risques acceptés, les gains équitables, le fidèle amour conjugal conservé en dépit des tentations de la route et de l’auberge. Ce sont les soucis que n’avoue pas le visage qui doit rassurer toute la maison. Ce sont les jeûnes observés et les fêtes célébrées, entre la gaieté d’un bon vin et celle d’un grand feu. C’est, enfin, l’honnête vertu qui prépare et soutient ce qu’elle ne pourra pas comprendre. Sois béni, à ton rang, Pierre de Bernardone.
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François était libre, si c’est bien la liberté, pour un homme, que de pouvoir obéir à son vœu le plus profond. On le voit alors s’évertuer à rebâtir des églises. Il y a dans cette occupation une naïveté dont on est touché. Il semble qu’il veuille faire matériellement ce qu’il ne sait pas encore faire d’une façon plus réelle. Cependant, un matin qu’il entendait la messe à la Portioncule, comme le prêtre lisait le passage de l’Évangile où le Christ donne aux Apôtres leur règle et leur loi, ces paroles furent pour François l’ordre de Dieu. Il résolut de s’y conformer littéralement, il décida qu’il irait ainsi à travers le monde, sans argent, sans besace, sans manteau, ni souliers, ni bâton, et qu’il prêcherait l’amour, qu’il annoncerait la paix. Ainsi s’achevait sa formation : il s’était prouvé à soi-même la réalité de l’homme nouveau qu’il était devenu ; il l’avait prouvé aux autres. Après avoir conquis sa liberté, il en trouvait l’emploi. Il cessait d’être une exception, pour devenir un exemple. Il faut se le figurer, à ce moment-là, ayant déjà son rayonnement, mais seul encore, en face de l’humanité, comme un petit aimant opposé à un énorme tas de limaille. De ce monceau, un premier se détacha. C’était un homme riche et considérable d’Assise, Bernard de Quintavalle. Il a droit au titre de premier disciple, que la tradition lui a reconnu, car Thomas de Celano ne mentionne, avant lui, qu’un homme pieux dont il ne dit pas même le nom et qui s’efface comme une ombre. Puis vinrent un jurisconsulte, Pierre dei Cattanei, un prêtre, frère Silvestre, et ce frère Gilles en qui devait vivre le pur esprit franciscain, et d’autres encore. Il est remarquable que, dans cette petite région et en quelques mois, François ait ébranlé, ému, attiré tout un groupe d’hommes. Cela montre quelles étaient alors les aspirations des âmes et nous prenons ainsi sur le fait la diversité des époques. Que François, lorsqu’il revint en haillons de Saint-Damien, ait été, à son entrée à Assise, accueilli par des huées et des pierres, voilà qui est de tous les temps. Que le même homme, par la seule vertu de son exemple, en ait si vite convaincu plusieurs de quitter toutes les aises de la vie pour un dénuement volontaire, voilà qui n’est que du Moyen Âge. Quand il eut réuni onze disciples, selon les premiers biographes, ou douze, selon les suivants, et qu’il fut sûr de ce qu’il voulait faire d’eux, il alla à Rome demander au Pape d’approuver la règle qu’il avait fixée.
Au moment où François se présente en chef, à la tête de ceux qui veulent le suivre, il est temps de le considérer dans ce qu’il est et ce qu’il veut être, mais, pour le comprendre, il faut d’abord écarter les idées banales que les hommes se font de la sainteté. Bien loin de se caractériser forcément par l’abstention et par l’abstinence, les saints peuvent être les âmes les plus exigeantes et cela est vrai surtout de François : personne n’est plus que lui affamé de vivre et l’avidité de l’homme ordinaire n’est rien auprès de la sienne. Ils diffèrent seulement l’un de l’autre par l’idée qu’ils se font de cette plénitude. L’homme ordinaire sépare pas l’âme du moi : partout où il voit ce moi enflé de satisfactions et de jouissances, dilaté par l’orgueil des possessions ou par celui du pouvoir, il s’assure que c’est là la gloire d’une vie plus ample. Le saint, au contraire, ne croit pouvoir s’augmenter qu’en s’oubliant : il n’agrandit son âme qu’en échappant à son moi. C’est à ses yeux l’homme ordinaire qui se contente de peu, qui perd son temps à des combats ou à des efforts ridicules, si bien qu’il meurt avant d’avoir vraiment commencé à vivre. Bien loin d’être des privations, les renoncements auxquels s’astreint François sont pour lui les conditions d’une vie ardente. C’est ainsi qu’il faut comprendre les trois vœux du frère Mineur. Le vœu d’obéissance a pour emblème un joug, mais, en vérité, il tend moins à asservir le moine qu’à le rendre libre. Ceux qui, durant la dernière guerre, soumis à la discipline militaire, furent soudain déchargés du soin fastidieux de diriger leur propre vie, trouvèrent dans cette abdication, parmi les gênes et les périls qui les entourent, un tel sentiment d’indépendance et de légèreté intérieures qu’ils furent étonnés de ce bonheur imprévu. Leur jouissance peut donner une faible idée de celle qu’éprouvait François à abandonner à d’autres le gouvernement de sa personne. Cependant ce serait ôter de leur grandeur à ces engagements que de leur prêter un air de facilité. Le vœu d’obéissance ne tend à rien de moins qu’au brisement de l’individu. Il peut prendre un caractère d’exigence atroce quand il va jusqu’à vouloir arracher de lui sa conviction et sa pensée même, et qu’il impose à celui qui doit se soumettre un véritable suicide intellectuel. Dans quelque lumière que ces drames puissent parfois finir, il n’en est pas de plus affreux. Mais la nature de François le préservait de ce genre d’angoisses. Il ne vivait point par l’esprit. L’obligation d’obéir ne pouvait menacer en lui que les révoltes de l’amour-propre et de l’orgueil, contre lesquelles il luttait lui-même de tout son cœur.
Le vœu de chasteté n’a pas d’autre sens que de permettre à François de tout aimer. C’est le désir qui empêche l’amour d’être libre. Tout homme qui réfléchit quelque peu sur sa propre vie ne peut s’empêcher de rêver en voyant ce qu’il a d’enthousiasme, de foi, d’allégresse, pris et retenu au piège d’un corps. En s’obligeant à la chasteté, François, qui resta toujours près de l’enfance, retrouvait l’indépendance ailée de l’âme enfantine, la façon insouciante dont elle se jette vers tout ce qu’elle aime.
Mais le chemin le plus brusque et le plus direct que François ait su s’ouvrir vers une vie sublime, c’est la façon absolue dont il a compris le vœu de pauvreté. Il a vu que rien n’infecte l’âme comme le fait de posséder et que c’est autour de ce point obscur que se noue et se ramasse la résistance de nos instincts les plus bas. Les biens et les liens, pour lui, c’est la même chose. L’homme ordinaire ne dépend pas moins de l’argent, s’il en possède que s’il en manque, il en porte aussi bien le joug comme avare que comme envieux. François échappe à ces laideurs par sa pauvreté radieuse. Ainsi s’achève la délivrance que les autres vœux avaient commencée. Dès sa période mondaine, il avait marqué un royal dédain de l’argent. Dans tout ce qui nous reste de lui, il en parle vraiment comme d’une ordure. Parfois une plaisanterie étincelante semble se jouer à travers ses condamnations : prescrivant qu’un de ses disciples, s’il a ramassé ou retenu la moindre monnaie, sauf dans un cas de nécessité absolue et pour un malade, soit, jusqu’à ce qu’il ait fait pénitence, regardé par tous les autres comme un faux frère, un voleur, un brigand, il ajoute, ainsi qu’un terme de réprobation au delà duquel il n’y a plus rien, « et comme un propriétaire ». Cette horreur de l’argent était si forte qu’elle l’emportait sur sa charité. Un jour qu’il voyageait à travers les Pouilles avec un autre frère, ils aperçurent, sur le chemin, une bourse gonflée, de celles où les marchands serrent leur or. Le compagnon de François voulait la prendre, pour distribuer aux pauvres la somme qu’elle devait contenir. Mais, quoi qu’il pût dire, le saint n’y consentit pas, et il passa outre. Cependant, le frère restait troublé à l’idée que l’aubaine qu’ils avaient négligée aurait pu fournir à beaucoup d’aumônes. Il insista tellement que François, afin de l’instruire, accepta de revenir sur ses pas. Ils retournèrent donc et ils revirent la grosse bourse au milieu du chemin. François se mit en prière et dit à son compagnon d’aller la prendre. L’autre s’avança, non sans quelque appréhension, et au moment où il la saisissait, une vipère s’en échappa. « Voilà, dit le maître, ce qu’est l’argent pour les serviteurs de Dieu. »
Ainsi, par l’observation des vœux, l’âme de François apparaît dans une sorte de jaillissement ; rien ne la flétrit et rien ne la gêne. Mais il faut ici faire une observation. Si rigoureux que fût le dénuement où il voulait vivre, s’il avait eu besoin d’une compensation à sa pauvreté, il l’aurait trouvée dans son amour de la nature. Un homme aussi sensible à toutes les beautés de l’univers ne pouvait ouvrir les yeux sans être comblé de dons, et, ne possédant rien en propre, il n’en était que plus libre de tout avoir. C’était certainement une jouissance pour lui, au lieu de se sentir retranché du monde par les murs d’une maison, d’en être à peine séparé par la paroi d’une cabane, par une claie de joncs à travers laquelle passait le petit sifflement du vent. Là où tout autre aurait seulement souffert d’avoir froid, il jouissait sûrement, l’hiver, de dormir au bord de l’épais velours de la neige. La nature a été vraiment le palais de cet homme sans logis et l’on peut dire que, pour un trésor de pièces d’or qu’il a rejeté, il a acquis un trésor d’étoiles. Il est le pauvre de la société et le riche de l’univers.
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Voilà donc François en présence du pape Innocent. Avant de marquer le sens de cette entrevue, admirons d’abord qu’elle ait eu lieu si facilement. Les autorités suprêmes étaient alors plus augustes qu’aujourd’hui et plus familières. La société dont elles occupaient le faîte les enfermait d’autant moins qu’elle les élevait davantage. Chacun avait un droit sur elles en raison même de l’idée qu’il s’en faisait. C’est ainsi que, lorsque Jeanne d’Arc qui, par la franchise, l’audace et la naïveté, ne laisse pas d’avoir quelque ressemblance avec saint François, marcha au Dauphin, elle finit par obtenir de lui ce qu’elle voulait, en agissant sur ce qu’il était, au nom de ce qu’il devait être. C’est quand elles se sentent moins sûres d’elles-mêmes que ces suprêmes autorités deviennent aussi plus boudeuses et, il faut bien qu’en dépit de la rhétorique égalitaire, le sentiment de la communauté humaine se soit affaibli, puisqu’un homme humble et pauvre ne pourrait plus, aujourd’hui, rejoindre aussi aisément qu’autrefois les chefs de l’organisation dont il fait partie.
C’est vraiment une entrevue solennelle que celle qui mit face à face François et Innocent. Innocent fut bienveillant et prudent. Il attira l’attention de François sur les inconvénients d’une règle trop rigoureuse, il lui conseilla d’entrer dans un des ordres qui existaient, et enfin il donna à sa règle une approbation orale, avec la permission de prêcher, de sorte que la petite troupe put s’en revenir contente. François dut être bien aise de se retrouver dans la campagne, avec la permission d’être soi.
III
LES TROIS PHASES
François est maintenant en face des hommes, ayant derrière lui, non seulement ses quelques disciples, mais l’armée étincelante de ses propres forces. C’est ici qu’il faut marquer nettement les phases de sa vie, d’autant plus que les observations qu’on peut faire à son sujet ont une valeur générale. Si libre, en effet, que soit le développement d’un être supérieur, il n’est pas fortuit ni arbitraire ; il a ses périodes et ses temps réglés, qu’on retrouve plus ou moins distinctement dans la destinée de tous les grands hommes ; la seule différence entre eux et François c’est qu’ils ont conscience de ce qui leur arrive, au lieu que lui-même ne s’en doute pas. Le dessin de leur vie est tout chargé d’orgueil, d’effort, d’ambition, de colère ; chez François les choses sont réduites à l’essentiel, il n’y a rien ajouté, mais la ligne nue qu’il trace ainsi devant nous ne chante que plus purement le drame fatal de l’homme et des hommes.
D’abord brille la période d’allégresse où le grand homme envahit les hommes. Il semble que l’humanité n’ait pas été sur ses gardes, qu’elle se soit laissé surprendre. Elle ne résiste pas au génie qui fond sur elle. On dirait que l’ancien monde de l’égoïsme et de la laideur va s’évanouir, qu’un autre va s’établir facilement à sa place. On pense à ces jours de mars, où le vieux paysage morose de l’hiver, investi, bousculé, occupé par l’armée éblouissante des arbres en fleurs, capitule et se rend à une puissance nouvelle. Mais on admire encore cette période qu’un autre a déjà commencé. La première se marquait par l’invasion du grand homme ; la seconde se marque par le retour des hommes sur lui. C’est alors qu’il doit apprendre quelles différences le séparent de la multitude qu’il avait cru d’abord conquérir. Ce ne sont pas seulement ceux qui lui résistent qui lui font sentir les limites de son pouvoir. Ceux mêmes qu’il pensait avoir acquis, il doit s’apercevoir qu’il ne les a pas changés. Dans ce combat d’un seul avec tous les autres, il semble parfois que ceux-ci recouvrent leur adversaire ; on ne le voit plus. Il y a des grands hommes qui ne sont point sortis de cette seconde phase, soit qu’ils aient dépendu de la médiocrité humaine par l’amertume qu’elle leur a inspirée, soit que, par une disgrâce plus spécieuse, mais non moins certaine, ils soient restés pris et empêtrés dans l’épaisseur de leur gloire. Seuls quelques-uns arrivent à la troisième phase et François fut de ceux-là. Dans cet automne serein, le grand homme s’achève et s’aperçoit qu’il peut se suffire. Alors même qu’il garde à ceux qu’il a connus autant d’affection ou d’amour, il ne se méprend plus sur la qualité des rapports qui peuvent les unir à lui, et il se reconnaît le droit de se développer au-dessus d’eux. Il peut bien avoir autant de foi, il n’a plus du tout de crédulité. Même si des foules se pendent à lui, l’éclat de son triomphe ne l’abuse pas sur la modestie de sa victoire. Ainsi l’on peut dire que, si aucun accident n’entrave ou n’interrompt son développement régulier, le grand homme commence par une solitude où il se prépare, pour finir par une solitude où il s’accomplit, ses rapports avec les hommes remplissant la vallée entre ces deux cimes. Il se trouve, il se donne et il se retrouve. Tel est le cas de saint François. Il commence et il finit par être avec Dieu, pour n’être avec les hommes que dans l’entre-deux. Il commence et il finit par de la joie, mais quelle différence entre celle qui précède l’expérience et celle qui la suit, entre l’allégresse ingénue des premiers temps, quand il croyait que tout dût lui céder, et cet état suprême où la mélancolie qui aurait pu lui venir de l’homme était dévorée par la joie qui venait de Dieu.
IV
LA PREMIÈRE PHASE
Regardons maintenant François dans la première de ces trois phases, quand l’ordre qu’il a fondé lui appartient encore. Cette vie des frères brille d’une clarté matinale. Ils étaient dans toute l’indépendance de la pauvreté ; les obligations auxquelles ils s’étaient soumis les délivraient de tout ce qui entrave ou alourdit l’homme, et lorsqu’ils redescendaient de l’extase ou de la prière, la gaieté qui nous charme en eux n’était que le plus bas degré de leur bonheur. Leur vie, qu’ils voulaient pareille à celle des Apôtres, avait quelque chose de plus doux et de plus heureux, en tant qu’elle se logeait dans un système déjà établi et que leur pauvreté même s’appuyait au fond d’or du culte. Ils étaient vêtus du froc couleur de cendre, la taille serrée par ce cordon dont Dante a dit qu’il rend plus maigres ceux qui le ceignent. Ils s’abritaient dans une masure, ou dans quelque église abandonnée : ils rangeaient le peu d’aliments qu’ils réservaient d’un jour pour l’autre dans un de ces tombeaux étrusques, creusés sous terre, comme on en trouve dans la contrée. Le paysan qui passait à l’aube près de leur refuge apercevait une lueur, entendait le chant des matines et mettait sa vie de labeur sous la protection d’une vie plus haute. Ces premiers frères furent les meilleurs, parce qu’ils vinrent à François par un mouvement personnel, avait la grande poussée qui envahit l’ordre. Chacun d’eux semblait détacher du saint, pour l’isoler en soi, une des qualités que François réunissait dans sa nature. Il y avait là l’excellent frère Bernard, irréprochablement fidèle à la pauvreté et dont la vie honnête et sainte fut récompensée par une mort d’une facilité merveilleuse. Il y avait le frère Gilles, le plus vrai franciscain, peut-être, qui ait existé, dont l’âme était pleine d’amour et dont l’esprit n’était pas sans pointe. Il y avait le frère Ange, le premier chevalier qui entra dans l’ordre, que François aimait parce qu’il avait conservé toute son ancienne courtoisie dans sa nouvelle douceur. Il y avait le frère Massée, homme disert et d’une superbe prestance. Quand François et lui allaient mendier de compagnie, c’était Massée qui gagnait tous les bons morceaux, tandis que François, chétif et de pauvre mine, n’obtenait que quelques croûtons, et cette inégalité amusait le saint, qui, en revenant sur la route, en prenait occasion pour taquiner son compagnon. Massée, comme Gilles, mourut très vieux. À la fin de sa vie, chaque fois qu’il était dans la contemplation et l’extase, il faisait entendre, comme un derviche, une sorte de roucoulement égal et doux. Un jeune frère, que ce bruit agaçait un peu, demanda au vieillard pourquoi il ne trouvait pas une autre façon d’exprimer sa joie. Massée tourna vers celui qui l’interrogeait sa figure d’ancien bel homme, que les austérités monastiques avaient singulièrement ennoblie, et il répondit : « C’est parce que celui qui n’a qu’un bonheur n’a qu’une chanson. »
Il y avait encore le frère Rufin, toujours perdu dans la prière, si bien qu’un jour, un autre frère lui ayant dit d’aller chercher du pain, et Rufin voulant manifester son zèle, il ne répondit que par un bredouillement de syllabes, parce qu’il s’était trop pressé de parler, sans attendre que son esprit fût redescendu dans son corps. Il y avait le frère Léon, la brebis de Dieu, qui, ayant été le confesseur du saint, eut le privilège de connaître mieux que personne, par les occasions mêmes où François aurait dû lui avouer ses fautes, la clarté de cette âme qui n’avait pas d’ombre. Il y avait le frère Genièvre, qui borde d’un léger feston de bouffonnerie la vie délicate des moines. Il y avait, enfin, frère Jean le simple. C’était un paysan qui, voyant François balayer une église, fut si touché de son application qu’il quitta, pour le suivre, son ancienne vie. Instruit d’avoir à se conformer en tout à l’exemple de son maître, il prit cette recommandation à la lettre : si, dans une église, François s’agenouillait ou se relevait, Jean faisait de même ; si François soupirait, Jean soupirait aussi. Le saint, qui avait de l’esprit et qui avait appelé frère Mouche un moine paresseux et glouton, aurait pu appeler son naïf imitateur frère Ombre.
Enfin, non loin des moines, vivait sainte Claire, vrai reflet féminin de saint François. C’était lui qui, à son retour de Rome, l’avait consacrée à Dieu, lui qui avait coupé ses cheveux et ôté à cette tête de dix-huit ans l’or juvénile que devait remplacer une auréole tardive. Claire s’était arrachée au monde par un effort héroïque et son exemple avait attiré quelques femmes, dont sa sœur Agnès, qu’elle gouvernait, à Saint-Damien, comme François gouvernait les frères. Les rapports entre les deux groupes ne cessaient pas, et ainsi ces hommes qui avaient renoncé à tout restaient cependant touchés par ce que l’influence féminine a de plus pur.
Dans leur pauvreté, les dons de la terre arrivaient directement jusqu’à eux, sans que l’argent intervînt. Les paysans leur apportaient des fruits et des herbes. Eux-mêmes, ayant à fournir une redevance aux bénédictins du mont Subasio, qui leur avaient loué le terrain de la Portioncule, s’acquittaient en leur donnant un panier de petits poissons. Une pauvre femme aux doigts noués, guérie par François, courait aussitôt chez elle et ne croyait pas pouvoir faire un meilleur emploi de ses mains subitement dégourdies que de préparer un certain fromage où elle excellait : elle offrait ce fromage au saint en remerciement d’un miracle, et François, avec sa courtoisie habituelle, en goûtait un peu. Mais le supplice de la pauvreté, c’est de ne pas pouvoir donner. Pour réussir à faire encore des aumônes, alors qu’il avait renoncé à rien posséder, François déployait une industrie et une ingéniosité où perçait parfois son espièglerie. En vain les moines essayaient d’obtenir qu’il ne se dépouillât point des choses les plus nécessaires, pour des gens qui abusaient de sa charité. Non seulement il triomphait de toutes leurs précautions, mais même, au nom des vœux qu’ils avaient prononcés, il trouvait le moyen de les engager dans ses largesses. Une fois, dans la rigueur de l’hiver, comme il avait pour manteau une pièce de drap qu’un homme lui avait donnée, une vieille vint lui demander l’aumône. François s’ôta des épaules ce morceau de drap et le lui donna. La femme fut si étonnée et si ravie que, saisissant l’étoffe de ses doigts crochus, elle se sauva, de peur qu’on voulût la lui reprendre. Cependant, après avoir coupé le drap pour s’en assurer la possession, et l’avoir ajusté tant bien que mal sur son corps, elle osa reparaître et en demander un peu plus, pour finir sa robe. Le compagnon du saint était indigné d’une telle effronterie. Mais lui aussi avait sur le dos un manteau de la même sorte. François le regarda : « Au nom de Dieu », commença-t-il. Il n’eut pas besoin d’en dire plus. Déjà le moine se dépouillait.
Quand des mendiants venaient implorer François dans une des chapelles qu’entretenaient les Frères Mineurs, il ne croyait pas pouvoir rien faire de plus agréable à Dieu que de dévaster ses autels, pour enrichir les pauvres de leurs ornements. Lorsqu’on le sollicitait sur les routes et qu’il n’avait absolument rien, il donnait sa tunique et demeurait nu. Jamais il ne daigna considérer si l’on ne tendait pas des pièges à sa bonté. Tout don, à ses yeux, valait par lui-même. Il ne croyait pas plus qu’on puisse être dupe quand on donne que nous ne croyons qu’on puisse être dupe quand on reçoit.
Derrière ces actes à la fois merveilleux et simples, apparaît toujours la terre d’Ombrie, avec sa beauté ferme et suave. Jamais, en Occident, la nature n’a ainsi accompagné la vie d’un homme. Nous ne pouvons nous figurer François marchant sur une route sans penser à la fleur champêtre qui ouvrait, au bord du chemin, son œil d’enfant pour le voir passer. Nous ne pouvons nous représenter les cabanes où il abritait son sommeil, sans voir les constellations monter sur le toit leur garde splendide et silencieuse. La montagne se rattachait à lui par le loup qu’elle lui envoya et auquel il ôta sa férocité. Le lac se rattachait à lui par le gros poisson qui vint tourner autour de sa barque et qui ne s’en alla que dûment béni et congédié. La campagne se rattachait à lui par des guirlandes d’oiseaux. Le monde surnaturel entrait aussi familièrement que la nature dans la vie des Frères et ne s’en distinguait pas pour eux. Le Diable rôdait autour de leur troupe, mais il était toujours déjoué, humilié et bafoué. Le ciel, pour eux, était sans abîmes. Le bas du Paradis touchait le haut de leur toit, et leurs relations avec lui s’augmentaient d’autant plus que diminuaient celles qu’ils avaient avec la terre. En un temps où les frères vivaient retirés dans une maison rustique, il arriva un jour qu’un ange vint frapper à la porte. Il avait pris l’apparence d’un beau jeune homme aux cheveux bouclés, mais encore investi de sa vraie nature, il heurta avec une vigueur triomphale, de sorte que le couvent en fut ébranlé. Le portier, qui était le frère Massée, accourut tout ému. Il vit cet étranger, habillé en pèlerin. « D’où viens-tu, mon fils, lui dit-il, pour frapper d’une façon si peu en usage ? » « Et comment faut-il faire ? » demanda l’ignorant, en tournant vers Massée sa face splendide. « D’abord, répondit le frère, tu frappes trois fois, posément. Puis, après le temps d’un Pater, si le portier n’est pas venu, tu frappes un autre coup. » Après avoir écouté cette bénigne remontrance, l’étranger demanda à voir le frère Élie. Massée alla le chercher, mais Élie, toujours fier et colère, répondit qu’il ne se dérangeait pas pour un inconnu. Massée se trouva fort embarrassé, car s’il répondait au visiteur qu’Élie ne voulait pas le voir, l’autre en serait mal édifié, et dire qu’il ne pouvait pas, c’était commettre un mensonge. Tandis qu’il hésitait ainsi, on entendit de nouveau des coups pressés et retentissants. Massée accourut. « Sans reproche, dit-il, tu n’as guère profité de mes leçons dans l’art de heurter ». L’étranger répondit : « Le Frère Élie ne veut pas venir, mais va au Frère François, et dis-lui que je ne m’étais pas adressé à lui pour ne pas le déranger dans son oraison, mais que je lui demande de m’envoyer le Frère Élie. » Massée alla, et trouva François, non loin du couvent, perdu dans la contemplation, la tête levée et les bras ouverts. Il fit la commission du pèlerin. François, sans changer d’attitude, lui dit : « Va et commande de ma part à Élie, par la sainte obéissance, d’aller trouver ce jeune homme. » Élie obéit en grondant, et, ouvrant la porte avec violence : « Que veux-tu de moi ? » demanda-t-il à l’étranger. Celui-ci fixa sur le moine ses yeux rayonnants : « Prends garde, Frère, d’être en colère, car la colère trouble l’âme et empêche d’apercevoir la vérité. » « Dis-moi ce que tu veux », répéta le frère. « Je te demande s’il est loisible aux observateurs du Saint Évangile de manger de tout ce qui est servi devant eux, et s’il est permis à qui que ce soit de rien retrancher de cette liberté que le Christ leur a donnée ? » La question touchait Élie au vif, car, vicaire de l’ordre, il avait, contre le précepte évangélique et le sentiment de François, interdit aux Frères de manger de la viande. Il répondit brutalement : « Je sais tout cela mieux que toi, mais je ne veux pas te le dire. » Et il s’en alla. Ensuite, ayant connu sa faute, il revint et rouvrit la porte, mais il n’aperçut plus l’étranger.
Le même jour le frère Bernard, qui revenait de Compostelle, arriva sur le bord d’une rivière gonflée par les pluies, qu’il ne savait comment franchir. Il vit devant lui un jeune homme qui lui dit : « Dieu te donne la paix, bon frère. » Bernard, charmé de sa beauté et de son salut pacifique, lui demanda d’où il venait. « Je viens, répondit l’autre, du lieu où François demeure. Je désirais lui parler, mais pour ne pas le troubler dans sa prière, j’ai vu seulement le frère Massée et le frère Élie. Le frère Massée m’a enseigné l’art de heurter aux portes, le frère Élie n’a pas voulu répondre à une question que je lui ai faite, puis s’est repenti, mais, quand il est revenu, je n’étais plus là. Mais, toi-même, qu’est-ce qui te tient ici arrêté ? » Et comme Bernard lui montrait la rivière : « Donne-moi la main, dit l’étranger, et ne crains rien. » Le moine ayant ainsi fait, ils se trouvèrent en un clin d’œil de l’autre côté. Alors Bernard n’eut plus de doute et, plein de joie et de respect « Bel ange de Dieu, dit-il à l’inconnu, dis-moi comment tu t’appelles. » – « Tu veux le savoir ? répondit l’ange : mon nom est Merveille. » Et aussitôt, comme s’il ne lui avait pas été permis de continuer à se laisser voir, dès qu’il s’était fait connaître, il disparut.
François et les Frères ne vivaient ni parmi les hommes, ni séparés d’eux. François a toujours hésité entre la prédication et la prière et, dans sa perplexité, il a demandé conseil à certains de ses compagnons et à sainte Claire. Il n’est pas difficile de deviner qu’il devait préférer la contemplation, mais avec une nature aussi mobile, aussi dénuée de tout égoïsme, il devait lui suffire de penser qu’il serait plus agréable à Dieu en choisissant ce qui le tentait le moins, pour qu’aussitôt le sens de sa préférence se renversât et qu’il aimât mieux, à la fin, ce qu’il avait moins aimé d’abord. À quoi il faut encore ajouter que le Christ même, par son exemple, lui conseillait la prédication et que, dans sa période de crédulité, François a certainement espéré que sa parole changerait le monde. Cependant rien ne reste plus loin de lui que la conception d’un moine prêcheur, abreuvant de sa faconde intarissable un peuple dévot. François n’a pas coulé comme une fontaine, il a débordé comme une source. La prédication n’était pour lui qu’une façon de répandre parmi les hommes ce qu’il avait amassé dans la retraite. Bien loin de livrer les Frères Mineurs à la foule, il voulait que, lorsqu’ils voyageaient deux à deux, ils emportassent avec eux leur solitude. « Quand vous cheminez, leur dit-il, que votre conversation soit honnête, comme si vous étiez dans une cellule. Car nous avons toujours, où que nous allions, notre cellule avec nous : c’est notre Frère le Corps ; l’âme est l’ermite qui s’y enferme pour prier et pour méditer, et si elle n’est pas là dans le repos et la solitude, peu importe que le moine habite une cellule faite de main d’homme ». C’est ainsi qu’il vivait lui-même dans un recueillement dont il sortait pour prêcher. Il est difficile de nous imaginer le caractère de sa parole. S’il y eut jamais une éloquence qui se soit moquée de l’éloquence, c’est assurément celle-là. Il était si exempt de la vanité ordinaire à tous les orateurs, sacrés ou profanes, que, lorsque l’inspiration lui manquait, il bénissait simplement la multitude rassemblée pour l’entendre et la renvoyait. Rien ne serait plus erroné que de lui prêter des propos doucereux. Sa parole était véhémente, mais il ne frappait pas les âmes, il les réveillait. Sans rhétorique, sans dialectique, dépourvu ou plutôt débarrassé de tous les moyens et les artifices ordinaires, il surprenait les cœurs, et il les avait conquis avant qu’ils se fussent reconnus. Un poète comblé de gloire et accoutumé à toutes les délicatesses de la vie mondaine, que l’Empereur avait couronné Roi des vers, frappé par cette parole fervente, vacillait sur son piédestal d’orgueil et s’apercevait soudain que la vraie poésie était avec cet homme en guenilles qui parlait sans art. Il entrait dans l’ordre où François l’accueillit et lui donna le nom de frère Pacifique.
Nul ne résistait à cette parole. À Cannara, quand il eut fini, le peuple entier voulait le suivre. À Ascoli, trente hommes, clercs et laïques, reçurent l’habit de ses mains. Lorsqu’il approchait d’une ville, les cloches sonnaient, les maisons lui envoyaient leurs enfants comme une volée de moineaux, les gens quittaient leur besogne pour accourir à sa rencontre, et comme les ouvriers avaient abandonné leurs outils, les femmes leur quenouille, il semblait, aussi bien, que l’avare eût laissé là sa cupidité, le brutal sa violence, le lascif sa luxure, et que ce qui venait vers François, ce fut un peuple innocent et régénéré. Le saint était trop pur pour rester, si peu que ce fût, sensible à la vaine gloire, mais quelles espérances ne dut-il pas concevoir, devant de pareils transports ! On sent l’ivresse de la confiance dans la façon dont il distribue le monde à ses disciples, comme un conquérant à ses lieutenants. Il les envoie en Allemagne, en Espagne, au Maroc. Lui-même se réservait la France, comme le pays pour lequel il avait toujours eu le plus de prédilection. Mais elle ne pouvait l’attirer que par l’espérance du plaisir qu’il y aurait trouvé. L’Islam le tentait davantage encore, par la promesse d’un grand péril. En face de cet amas d’âmes infidèles, François devait se sentir comme une petite flamme devant un énorme monceau de bois sec. Peut-être se flattait-il de l’espoir qu’il lui serait plus facile de jeter ces mécréants d’un extrême à l’autre, que de porter à une foi fervente les croyants tièdes dont il était entouré. Enfin, ce qui l’attirait, c’était la soif du martyre. Il était tout simple que François désirât le martyre, comme le plus grand gage d’amour qu’il pût donner à Dieu et la façon la plus directe de s’unir à lui. Mais, à mesure qu’il avançait dans la vie, il est à croire que ce désir sera devenu plus profond et moins ingénu. Une âme supérieure, alors surtout que c’est par sa sensibilité qu’elle se distingue, et quand elle n’est plus retenue par de grossiers intérêts, a toujours une pente secrète vers la mort. Vivant dans un monde qui n’est pas le sien et où tout l’offense, elle est plus prête qu’on ne croit d’accepter une occasion d’en sortir, surtout lorsqu’il est non seulement licite, mais louable de s’échapper par l’issue offerte. En voyant comment François, malgré les obstacles, revient toujours à son idée d’aller en Orient, on peut se demander s’il n’était pas poussé, autant que par l’espoir d’évangéliser les Infidèles, par le désir de sortir d’un monde où les choses étaient de moins en moins à son gré.
V
LA SECONDE PHASE
Nous entrons dans la seconde phase, non plus lyrique mais dramatique, dans cette période d’expérience où l’homme exceptionnel apprend à connaître les hommes ordinaires, et à se connaître par eux. Cette épreuve ne manque dans aucune des grandes vies, mais parfois nous avons peine à l’y retrouver, parce qu’elle disparaît dans le mensonge doré de la gloire. Quand nous nous figurons, après coup, l’existence d’un homme supérieur, nous sommes enclins à lui prêter un avantage évident sur tous ses contemporains. Le plus souvent, cependant, il n’en fut pas ainsi : ou bien sa supériorité ne fut pas sentie, ou cette différence ne servit qu’à le laisser seul contre tous. Ce qui explique notre erreur, c’est qu’au moment où nous regardons le spectacle de sa destinée, la plupart de ses adversaires en ont disparu : ils sont tombés dans le néant qui les réclamait. Mais, quand il a vécu, eux aussi avaient l’air de vivre : ils ont parlé, agi, opiné, éphémères délégués de l’infériorité éternelle. Il est vrai qu’avec François nous sommes sur un plan plus haut, où il n’est plus question d’orgueil ou de gloire. Mais loin d’en être supprimé, le drame de sa rencontre avec les hommes est seulement réduit à l’essentiel. L’expérience qu’il en a acquise a dû commencer dans ses rapports avec les Frères. Il eut plus d’une occasion de s’apercevoir qu’il ne les avait pas tellement transformés qu’ils n’eussent apporté dans leur nouvelle vie des instincts ou des défauts qu’ils auraient dû laisser dans l’ancienne. Quelque soin que prît François de redoubler d’humilité à mesure qu’on l’honorait davantage, il ne pouvait empêcher que les triomphes qu’il remportait n’inspirassent des réflexions assez aigres à plus d’un de ses compagnons. Les hommes admettent, à la rigueur, qu’on glorifie quelqu’un qu’ils n’ont point connu, car il ne s’agit là que d’un fantôme, qui ne donne pas d’ombrage à leur vanité. Mais qu’on leur fasse un supérieur d’un compagnon, c’est ce qu’ils ont peine à souffrir. Ils ont toujours la prétention de valoir à peu près quelqu’un avec qui ils vivent familièrement. « Tu n’es pas beau, tu n’es pas noble, tu n’es pas savant, d’où vient que tout le monde te court après ? » Voilà la question que posa un jour au saint un de ses plus chers disciples. François y fit une réponse éclatante d’humilité et de fraîcheur. Mais comment cet homme à qui toute laideur de l’âme causait une peine n’eût-il pas souffert de ce qu’une pareille question avait de grossier, comme de ce qu’elle cachait de vilain ? Une autre fois qu’exténué de fatigue et de maladie, il avait accepté d’être porté par un âne, il se représenta soudain ce que pensait son compagnon, qui marchait à côté de lui : « Mes parents étaient au-dessus des siens, et maintenant c’est lui qui chevauche et moi qui vais à pied ! » Avec sa promptitude habituelle, François se jeta à terre, et s’agenouilla devant le moine : « Non, mon frère, dit-il, que je sois à cheval tandis que tu vas à pied, toi qui, dans le siècle, était plus noble et plus riche que moi, cela n’est pas juste. » L’envieux démasqué demanda pardon à son tour, mais un pareil trait, chez le saint, prouve une connaissance assez amère de l’homme.
Il fit d’autres expériences, parmi lesquelles il faut compter son voyage en Orient. La légende s’est emparée de ce voyage, de sorte que nous n’en savons plus grand-chose. On nous raconte que François a confondu les docteurs de l’Islam et qu’il les a fait reculer en leur proposant d’affronter avec eux l’épreuve du feu. C’était une chose alors fort commune, non seulement dans la chrétienté, mais chez les infidèles, sinon de s’exposer à cette épreuve, du moins d’y faire allusion, et à Florence, plus de deux siècles après, ce fut quand Savonarole montra qu’il craignait de la subir que le peuple se détacha de lui. Quelles qu’aient été les discussions que François a soutenues en Syrie ou en Égypte, il était trop ignorant pour briller dans la dialectique, mais les princes musulmans étaient préparés à respecter la sainteté, même chez un chrétien, et François, par son imprudence un peu folle, ne répondait pas mal à l’idée qu’ils s’en faisaient. Il se peut donc très bien que le sultan ne l’ait pas traité durement, mais cela ne sera pas allé plus loin que de le renvoyer avec indulgence, ce qui nous paraît beaucoup, mais ce qui aura semblé bien peu à François. Il sera donc revenu avec le sentiment d’avoir échoué. Cependant, l’Occident lui réservait une amertume plus secrète, c’était celle de réussir. Dans le drame du grand homme avec les hommes, et alors même que ceux-ci se livrent de bonne foi à celui qui doit les changer, on ne sait jamais qui l’emporte en vérité, et si c’est lui qui les soulève ou si ce sont eux qui le retiennent. On ne sait jamais si, en professant une foi nouvelle, ils obéissent au désir explicite d’échapper à leur ancienne médiocrité ou au désir sournois de l’établir à l’intérieur des principes qui la menacent. Les grandes doctrines attirent les hommes par leur noblesse, mais elles la perdent pour les garder. Dans l’alternative offerte à une âme sublime, la victoire comporte peut-être une mélancolie plus subtile et plus intestine que la défaite, car le mauvais succès a du moins cet avantage que celui qui l’a subi reste entier et peut garder l’espérance d’une revanche, au lieu que le bon succès ne laisse aucun espoir, du moment qu’on s’est aperçu que, sous des apparences de victoire, il cache à peine un compromis et que ce compromis est tout ce qu’il est possible d’obtenir. François avait appelé les hommes, et la chose tragique, c’est qu’ils ont répondu à son appel.
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Les questions matérielles n’existaient pas pour lui. Lorsqu’il s’était dit que Dieu y pourvoirait, il n’avait pas seulement exprimé une pieuse confiance dans la Providence, il avait énoncé sa solution. L’idée même qu’au dernier moment, les jours où les Frères n’auraient rien à manger, un homme ou une femme inconnus apporteraient tout ce qu’il fallait et disparaîtraient ensuite, n’avait pour François rien d’étrange. On peut se fier à lui pour ne s’être fait aucune idée de la rigueur des lois naturelles et autant il devait lui paraître juste que les miracles fussent rares, en raison de l’indignité des hommes, autant il aurait trouvé simple qu’ils fussent fréquents, si on avait mieux mérité ces faveurs de Dieu. Le saint, cependant, ne s’en tint pas là : il sentait très vivement combien le labeur contribue à l’allégresse de l’âme. Il prescrivit aux Frères de vivre d’aumônes et de travail. Mais ce dernier point faisait quelques difficultés, car François interdisant à ses disciples d’accepter la moindre somme d’argent, ils ne pouvaient recevoir que des aliments, en paiement de leur peine, ce qui ne rendait pas les contrats commodes. Le travail comportait un autre danger : c’était la complaisance involontaire de l’ouvrier pour son ouvrage. Par ce sentier détourné, le religieux serait rentré dans le domaine maudit de la propriété et de la possession. C’est ainsi qu’une fois où le saint lui-même avait façonné de ses mains un petit vase de terre, il arriva que, pendant qu’il priait avec les autres moines, sa pensée revint à son œuvre et s’y attacha ; à peine l’office fini, il brisa l’objet infime qui avait failli le distraire de Dieu.
Personne n’a été moins vétilleux que lui, ni moins formaliste. L’esprit formaliste n’est qu’une façon rigoureuse de rester à la surface des choses et François en voyait trop bien le fond pour être susceptible d’un pareil travers. Dans le portrait qu’il a tracé du parfait général de l’ordre, bien loin d’exciter celui qui remplira cette place à user de toutes ses prérogatives, il l’engage à en relâcher quelque chose, dès qu’il s’agira de sauver une âme. Alors qu’il avait prescrit à quiconque entrait dans l’ordre de distribuer aux nécessiteux tout ce qu’il avait, et si impérieuse que fût cette obligation, qui ne faisait que répéter le commandement de l’Évangile, il ne craignit pas d’y soustraire un paysan, qui n’aurait pu s’y astreindre sans ruiner tous les siens, et il permit que les parents de cet homme tinssent, pour cette fois, la place des pauvres. Personne, non plus, n’était moins porté à imposer à autrui des rigueurs inhumaines. Si sa bonté ne l’en avait pas empêché, sa discrétion y aurait suffi. Exagérer les macérations, c’est une des ressources de la médiocrité : elle essaye de nous donner le change sur l’indigence de ses sentiments, par l’excès maniaque de ses pratiques, mais dans l’acte où elle croit nous prouver qu’elle est capable de passion, elle nous montre seulement qu’elle est incapable de goût. François, comme le Bouddha, a parfaitement compris que des mortifications outrées ne mènent à rien. Celles qu’il impose à ses disciples ont pour seul objet d’abattre en eux l’homme charnel qui donne prise aux démons. « Il faut, écrit-il avec une modération exquise, pourvoir d’une façon mesurée aux besoins de notre frère le corps, de peur qu’il n’élève en nous des tempêtes de mélancolie. Si nous voulons qu’il ne se fatigue pas de veiller et de persister dans la prière, il faut lui ôter toute occasion de murmurer. » Aujourd’hui il dirait : « La faim me tue, je n’ai plus la force qu’il faut pour l’exercice que tu m’imposes. Mais s’il grogne après avoir reçu une ration suffisante, faisons sentir l’éperon à cette bête paresseuse, piquons de l’aiguillon cet âne qui refuse d’avancer. » Dans ses rapports avec les Clarisses, bien loin de les pousser aux privations, François leur demande de solliciter l’appétit des sœurs malades par la variété des mets. Plus tard, sainte Claire, en qui l’esprit de François s’est continué, écrira de même à la bienheureuse Agnès de Bohème, pour tempérer son zèle et la rappeler à la mesure. Dans la conduite du saint avec ses disciples, les traits de mansuétude abondent. Au commencement de l’ordre une nuit que les frères dormaient dans leur masure de Rivo-Torto, ils furent éveillés en sursaut par un cri : « Je meurs, je meurs ! » Quand on eut fait de la lumière, François demanda qui avait crié de la sorte. Un des frères se nomma : « Et qu’as-tu, frère ? » L’autre avoua : « Je meurs de faim. » Alors l’Être charmant fit, aussitôt, préparer la table, et afin que l’affamé n’eût pas honte de manger, il s’y assit avec tous ses frères. Ce pauvre repas, animé par l’enjouement du saint, semble être le reflet, dans sa vie monastique, des festins nocturnes où avait brillé sa jeunesse. Une autre fois, comme un frère ancien dans l’ordre était malade depuis longtemps et se soignait d’autant moins qu’il était uniquement adonné à la vie spirituelle, François, touché de compassion, pensa que du raisin lui ferait du bien. Le jour suivant, à l’aurore, appelant ce frère à la dérobée, il le mena dans une vigne voisine, où il se mit à picorer quelques grains, pour encourager son compagnon à en faire autant. Le lendemain, ils recommencèrent, et, en effet, le malade guérit. Bien des fois, après la mort du saint, il raconta ce trait aux moines plus jeunes, et quand il se rappelait cette gentillesse ineffable, il pleurait.
Il fallait à ses disciples ne rien posséder du tout, ou bien il n’y avait plus de Frères Mineurs. François ne se lasse pas d’insister sur l’indigence où ils doivent vivre. On est touché de son attachement pour les églises étroites, pour les cabanes de boue, on est ému de voir qu’il nomme toujours par les termes les plus vagues et les plus atténués les endroits où les moines devront s’arrêter. Il les appelle des lieux, et évite de dire des maisons. On sent qu’il redoute pour ses fils les demeures et les résidences, comme on craint des gluaux pour des oiseaux. Il aurait voulu les percher à peine sur l’arbre du monde.
Ses exigences, parfois, paraissent bien rigoureuses. Un lundi de Pâques, les frères de Greccio, s’autorisant de la sainteté de la fête, s’étaient préparés un humble festin. Ils avaient mis une nappe sur la table et remplacé les gobelets de bois où ils buvaient d’habitude par des verres qui brillaient gaiement. François vit ces apprêts en passant et, sans rien dire, se glissa dehors. Comme l’usage était de ne pas l’attendre, quand il était en retard, les frères, l’heure venue, se mirent à table. Ils mangeaient gaiement quand, soudain, quelqu’un frappa à la porte, en demandant l’aumône, pour l’amour de Dieu. « Entre, crièrent les moines. » Alors parut François, habillé en pauvre. Il traversa toute la salle, en silence, les yeux baissés, et il alla s’asseoir par terre, près du foyer. Les frères ne mangeaient plus, un malaise insupportable remplaçait leur joie. Ils auraient voulu pouvoir retirer cette nappe dont la blancheur les gênait, ces verres qui riaient indiscrètement dans un rayon de soleil. Enfin François leur parla et leur représenta que des Frères Mineurs devaient célébrer les fêtes par un surcroît de privations. Sans doute cela paraît dur. Pas même un frugal festin, pas même, un jour dans l’année, la permission de faire commencer le bonheur de l’âme au plaisir du corps ! Il faut comprendre, pourtant, que François ne pouvait céder sur ce point, sans tout compromettre. S’il veille si attentivement à la parfaite observance du vœu de pauvreté, ce n’est pas seulement à cause de l’importance capitale de cette vertu : c’est parce que celui qui manque à l’obéissance le sait, celui qui manque à la chasteté emporte la conscience et la honte de sa faute, au lieu que celui qui manque à la pauvreté s’en éloigne insensiblement, de sorte que le poison sournois du péché rentre enfui sans qu’il s’en aperçoive. De là la nécessité d’être plus alerte encore sur ce point que sur les autres. Aussi bien les vrais continuateurs de François restèrent-ils, là-dessus, aussi intraitables que leur maître. Sainte Claire ne cessa de réclamer ce qu’elle appelait magnifiquement le privilège de pauvreté. Elle a passé sa vie à refuser les adoucissements que le Pape voulait lui imposer, et, agonisante, elle ne s’est laissée mourir que lorsqu’elle eut entre ses mains la bulle où Innocent IV approuvait enfin la règle sévère qu’elle avait reçue de François lui-même. Ici encore, il faut évoquer le frère Gilles. Quand, près de quinze ans après la mort de François, Élie eut bâti le couvent superbe d’Assise, les frères allèrent chercher Gilles à Pérouse, où il vieillissait, et lui firent visiter tout l’édifice. Il admira les salles et les galeries, puis, se tournant vers eux : « Eh bien, leur dit-il, il ne vous manque plus que des femmes ! » Et comme les autres se récriaient : « Pourquoi, répondit-il, avec une logique impitoyable, quand on a fait bon marché du vœu de pauvreté, le vœu de chasteté obligerait-il davantage ? »
Maintenant le drame peut être compris. François montra d’autant plus d’énergie qu’en défendant son œuvre et son idéal, il ne défendait en somme que sa façon d’exister. L’action qu’il exerçait n’était que le rayonnement de sa nature. Mais il était impossible qu’il ne se heurtât pas à la résistance qu’il a rencontrée. Ce n’était pas celle de l’Église, c’était celle de l’humanité. Il n’y a pas de doute que son protecteur Hugolin qui, devenu Pape, devait le canoniser, ne l’ait admiré profondément. Mais il était chargé de pourvoir à l’organisation de l’ordre et l’ordre ne pouvait pas prendre corps sans manquer en quelque chose à l’esprit de son fondateur. Parmi des difficultés si embarrassantes, François n’avait pas à compter sur les premiers frères. Ceux-ci, âmes ingénues, pouvaient bien le suivre et lui obéir en toute chose, ils ne pouvaient pas l’aider. François ne pouvait être aidé dans le gouvernement des moines que par des hommes qui ne lui ressemblaient point, doués des aptitudes sociales et temporelles dont il était privé, et après avoir commencé par se réjouir de leurs qualités, il était fatal qu’il finît par souffrir de leur nature. C’est ainsi que l’activité du frère Élie lui fut d’abord d’un grand secours. Élie était un ancien maître d’école et l’on sait combien, d’habitude, les gens de ce métier sont avides de domination. Élie se plut donc beaucoup à administrer et à régenter l’ordre ; mais en même temps il le retirait à son fondateur. Pour bien se représenter l’isolement de François, il faut se rendre compte que si les hommes ordinaires sont parfois attirés vers un homme exceptionnel par un sentiment confus de la différence qu’il y a entre eux et lui, l’attrait qu’ils éprouvent se change en éloignement, dès que cette différence, au lieu de demeurer vague, éclate sur des points précis. Alors ils n’ont pas besoin de s’entendre pour être d’accord contre lui. Derrière l’opposition d’Élie et d’Hugolin, François devait sentir résister la masse des frères. L’humanité est dans son rôle, en imposant sa pesanteur à ceux qui veulent la manier trop légèrement et peut-être est-il bon qu’elle ne suive pas le génie dans ses écarts sublimes. La plupart des frères, du reste, n’auraient pas été plus près du saint, si, sous prétexte de lui ressembler, ils s’étaient jetés dans des excès qui n’auraient rien eu de commun avec les transports de leur maître. Mais on imagine aisément ce que François put souffrir. Que de fois, dans ces chapitres qui réunissaient autour de la Portioncule des milliers de frères, il dut regarder avec mélancolie ces envahisseurs de son rêve, ces moines qui étaient moins ses disciples que ses vainqueurs. Les noces du grand homme et de l’humanité sont toujours illusoires.
VI
LA TROISIÈME PHASE
Voici la dernière phase.
En quittant les autres, non seulement François exerçait le droit inaliénable que garde tout individu supérieur, de revenir aux sources de sa propre vie, mais il ne cessait pas d’exister à leur avantage : il leur apparaissait d’autant mieux qu’il s’écartait d’eux. N’ayant pu exercer l’autorité d’un chef, il reprenait la majesté d’un exemple. Ainsi par la façon dont il termine sa vie, en se dégageant de ce qui l’a déçu et meurtri, pour se rapporter à ce qui ne saurait le meurtrir ni le décevoir, François trace ingénument la ligne suprême par où s’achèvent les plus belles existences. En vérité, il ne le sait pas : le mouvement de son âme est simple comme un chant de flûte, mais sous ce chant seul et pur, c’est à nous à entendre l’accompagnement abondant et sourd qui lui donne tout son sens. Il faut que l’homme supérieur ait été aux prises avec les hommes, mais autant il est indispensable qu’il ait subi cette épreuve, autant il est nécessaire qu’il en sorte enfin. Il n’est pas de grande âme qui n’ait connu l’amertume, mais il n’est pas d’âme vraiment grande qui y soit restée. Toute haute vie commence et finit avec ses Dieux. Quand, pour désigner cette démarche suprême d’une âme ramenée à l’essentiel, on dit que celui qui agit ainsi revient à soi, il faut que cette expression soit bien comprise ; elle doit être, avant tout, purifiée du moindre soupçon d’égoïsme. Pour tout homme de génie, revenir à soi, cela veut dire retrouver des mondes où il s’oublie. Mais nous savons que, pour François, ces grandes choses prennent un sens à la fois plus plein et plus naïf. Pour lui, revenir à soi, cela veut dire retrouver Dieu. Au delà, au-dessus des peines qui l’avaient blessé, tel fut le bonheur où il s’abîma. Durant sa période d’épreuves, il s’était imposé le devoir de prêcher, quoiqu’il dût préférer de beaucoup la prière à la prédication, dont il a dit, avec sa poésie singulière, qu’elle couvre de poussière les pieds de l’esprit. À la fin, il se reconnut le droit de se livrer tout entier à la contemplation et à l’extase. Il s’enfonce ainsi dans une zone où il nous échappe et où tout ce qu’il a éprouvé ne se révèle à nous que par les stigmates.
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J’ai grand regret de n’avoir pas fait l’ascension de l’Alverne. Un contretemps m’en a empêché. Bien des fois, durant que j’étais dans le Casentin, je l’ai regardé de loin. Sur les pentes où je marchais, les villages austères séchaient comme des pots au soleil. Quand j’allais plus haut, je trouvais les ermitages des Camaldules nichés dans les arbres et dans les rochers. Dès que j’atteignais un lieu dominant, j’apercevais la cime isolée de l’Alverne. Il semble qu’elle fasse un effort pour s’arracher à ce qui l’entoure et pour se pousser dans le ciel, et l’on dirait qu’en y venant chercher Dieu, François n’a fait qu’achever l’intention de la montagne. L’Alverne lui avait été donné par un gentilhomme de Chiusi, le comte Roland, afin qu’il eût toujours un lieu où se retirer. Il y vint avec peu de frères ; encore leur défendit-il de le suivre jusqu’au bout, dans la retraite où il se retira et où seul le frère Léon eut la permission de le visiter. Bien des fois, déjà, François avait fait, au flanc des monts ombriens, ces lentes ascensions où, à mesure qu’on s’éloigne du bruit des villages, on entend chanter plus haut les lignes du paysage. Mais jamais il n’avait si délibérément laissé au-dessous de lui le monde des hommes. Jamais il ne s’était porté vers Dieu avec plus d’élan. C’est alors que Dieu descendit vers lui. Le saint priait, à cette heure incertaine de l’aube, qui semble laisser une lacune entre le monde de la nuit et celui du jour. Il vit dans le ciel, au-dessus de lui, suspendu comme l’épervier sur l’alouette, un séraphin à six ailes qui portait sur soi l’image, du Crucifié. Quand le monde ordinaire, avec ses pentes, ses horizons, ses forêts lointaines, commença à se rétablir autour de François, il s’aperçut que la vision n’avait pas disparu sans laisser de traces et qu’il portait sur son corps les plaies du Christ. Ces plaies, que le saint garda sur le corps, depuis sa vision de l’Alverne, étaient pour lui les marques d’un grand mystère d’amour. Il les cachait aux hommes ; cela ne les regardait pas.
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Après avoir reçu les stigmates, François redescendit de l’Alverne, ou plutôt parut redescendre. Mais l’âne qui lui servait de monture ne transportait plus qu’un absent. Il abandonnait son corps aux maladies qui le détruisaient. Tout cela se passait au-dessous de lui. Il traversait distraitement les foules qui s’amassaient sur son passage ; les miracles mêmes tombaient de lui sans qu’il prît la peine de les vouloir. En vérité, il cherchait le lieu de sa mort, qui ne ferait que manifester une séparation déjà accomplie. Parfois, cet homme encore jeune, puisqu’il dépassait à peine la quarantième année, se ranimait, faisait des projets immenses et chimériques : il voulait revenir à ses premières pratiques, soigner les lépreux, accomplir des exploits inouïs sous la bannière du Christ. Mais vouloir ainsi tout recommencer, c’était le signe même qu’on va finir.
Cependant, alors qu’il s’était détaché des hommes, ceux-ci se cramponnaient à lui plus avidement que jamais. Méconnu et triomphant, il traversait la contrée. Des foules se pendaient au bas de son âme. Toutes les villes le guettaient comme un trésor, escomptant ce que sa dépouille ferait de miracles. Enfin, il fut ramené à Assise et logé à l’évêché. « La ville s’en réjouit, dit Thomas de Celano, avec une crudité naïve ; la multitude espérait que le saint allait bientôt mourir, et c’était là le sujet d’une telle jubilation. » Quant à lui, il succombait à ses maux. Pour comble de misère, il n’y voyait plus. Alors, dans les ténèbres où il était enfermé, il chanta. Quand la force lui manquait, il faisait chanter le frère Léon et le frère Ange. La médiocrité humaine, qui rôdait encore autour de lui, osa lui représenter, par la voix du frère Élie, que le peuple serait peut-être mal édifié de voir qu’il accueillait la mort si gaiement. Mais François n’en était plus à tenir compte de pareilles remontrances, et au moment de quitter la terre, il pouvait bien se donner la permission d’y être soi-même. Cependant, il considéra qu’il n’était né à Assise qu’à la vie du corps. C’était à la Portioncule qu’il était né à la vie de la grâce ; c’était là que les paroles décisives de l’Évangile l’avaient frappé comme un ordre, qu’il avait rassemblé les frères, et qu’enfin il avait renoncé à les gouverner. Par un sentiment de perfection digne de l’artiste qui était en lui, il voulut aussi y mourir. Il s’y fit porter. On était aux derniers jours de septembre, dans le moment de l’année où l’âme de ce pays semble se répandre. Tout à été fauché et cueilli. Une splendeur libérale, et comme inutile, dore les choses oisives. Partout, dans les champs, on allume de grands feux d’herbes dont les fumées, déroulées dans l’air tranquille, ajoutent au dessin du paysage des lignes plus douces encore. François passa à la Portioncule ses derniers jours. Cette mort est si simple qu’il faut bien prendre garde de ne pas la charger de détails inutiles ; c’est assez d’en retenir les traits essentiels. Comme un arbre qui prodigue en fleurs sa dernière sève, il s’épuisa en bénédictions. Il voulait bénir la multitude des frères, dans le présent et dans l’avenir. Mais, alors même qu’il s’abandonnait à ces effusions, il gardait une âme trop juste et trop exquise pour envelopper indistinctement l’ensemble des hommes dans cet amour égal et indifférent qui n’est qu’une façon de méconnaître les meilleurs. Il était beaucoup trop généreux pour ne pas oublier les blessures qu’il avait reçues, mais il était trop délicat pour ne pas se souvenir particulièrement des êtres qui l’avaient le mieux aidé, et rien, quant à nous, ne peut nous attacher à lui davantage que de penser qu’aimant très sincèrement tous les êtres, il en a, jusqu’à la fin, préféré quelques-uns. Il s’inquiéta d’abord de Claire et des Clarisses qui, dans leur couvent, se désespéraient de ne pas l’avoir revu. Il songea aussi à son amie romaine, Madame Jacqueline de Settesoli ; il dicta une lettre où il la priait de venir, en lui apportant le suaire où il serait enseveli, et, aux derniers moments de sa vie, ce saint qui avait renoncé à tout gardait si bien sa charmante aisance, il était si loin de se guinder dans une perfection affectée, qu’il ne craignit pas de demander aussi à son amie de petits gâteaux aux amandes qu’on faisait à Rome et qu’il avait mangés chez elle. La lettre était à peine écrite qu’on entendit heurter à la porte. C’était Jacqueline qui était venue d’elle-même, avec tout ce que François désirait. Mais elle apportait aussi ce qu’il n’avait pas pu demander, des cierges et de l’encens, pour parfumer et illuminer sa nouvelle gloire.
Enfin François voulut bénir le frère Bernard : dans la suprême revue des compagnons de sa vie, il était naturel que sa pensée revînt au premier disciple, à qui personne n’avait donné l’exemple et qui l’avait donné à tous. Honnête et modeste frère Bernard ! Nous ne savons presque rien de lui, tant il disparaît dans le rayonnement du saint, comme ces planètes qu’on peut à peine observer, parce qu’elles tournent si près du soleil qu’elles sont toujours cachées dans sa gloire. Cependant, le frère plie, l’homme temporel, se glissa sous cette main tendue pour une bénédiction et dont il voulait recevoir une investiture. François, quoiqu’il n’y vît point, reconnut la supercherie et redemanda Bernard. Bernard accourut et se jeta aux pieds de son maître. Alors, selon une tradition qu’il me plaît particulièrement d’accueillir, le mourant les bénit ensemble, mais, ne posant que sa main gauche sur le chef d’Élie, il mit sa main droite sur celui de Bernard. Quel tableau que celui-là ! D’une part, sans pensée, éperdu de chagrin, celui qui avait commencé l’ordre en quittant tout pour suivre François, d’autre part, plein d’ambitions et de projets, celui qui allait ramener l’ordre dans le siècle ; entre eux François qui les bénissait tous les deux, sans se tromper sur l’un ni sur l’autre.
Le saint usait ses dernières heures. Il parla doucement à la mort corporelle, comme pour l’encourager à s’approcher ; il voulut être étendu nu sur le sol, pour marquer qu’il était jusqu’au bout fidèle à la pauvreté ; il témoignait ainsi, par ses derniers actes, qu’il était toujours demeuré le même, et qu’au sens humain de ce mot, il n’avait pas eu d’histoire. Il voulut entendre l’Évangile du Jeudi Saint, puis se fit chanter le poème qu’il avait composé, le Cantique des Créatures et, ici encore, il faut admirer avec quelle liberté ingénue il ne craint pas de mêler aux textes sacrés le petit hymne qu’il a inventé, sa chanson d’oiseau, par laquelle il a remercié Dieu de la beauté du monde. Enfin, une fois encore, il chanta. Ce dut être un moment étrange, celui où l’on entendit cette voix d’agonisant s’élever dans un suprême effort d’allégresse, comme pour frayer la route à l’âme qui allait la suivre. Elle prononçait les paroles d’un psaume de David, suppliant et pathétique, mais si l’on considère l’état où était alors saint François, il paraîtra sage de donner moins d’importance au choix des versets qu’au fait même qu’il a chanté : ç’avait toujours été sa façon de parler à Dieu.
On était au samedi trois octobre, l’après-midi tirait à sa fin. François ne parlait et ne bougeait plus ; comme ils avaient dû le faire déjà, les Frères s’approchèrent de lui, espérant, sans doute, qu’un mouvement ou un murmure leur prouverait que leur maître était encore là ; mais, cette fois, en se penchant, ils s’aperçurent qu’ils étaient seuls.
Il était mort au crépuscule, dans le plus doux moment de ces jours qui sont les plus doux de l’année. Rien d’humain ne pouvait plus être dit, mais tout n’était pas fini. On entendit dans l’air un frisson sonore : c’étaient toutes les alouettes du pays qui tourbillonnaient au-dessus du lieu où gisait celui qui n’avait pas aimé seulement les hommes.
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Autour du cadavre, les Frères Mineurs sanglotaient. Si assurés qu’ils fussent que le saint était entré dans la gloire éternelle, ils avaient le droit de le pleurer, car jamais le maître qui avait désiré les mener si haut n’avait voulu vexer en eux les sentiments naturels au cœur de l’homme. Cependant ces douleurs n’étaient pas égales. Il y avait d’abord la désolation sans bornes de Jacqueline et des meilleurs frères, pareille à celle de Claire dans son couvent ; puis venaient les regrets mitigés du frère Élie et, sans doute, de quelques autres. Enfin, enveloppant toutes ces douleurs décroissantes, flamboyait un cercle de joie : Assise entière était en fête, sûre, désormais, de tenir le corps de son saint.
SECONDE PARTIE
L’HOMME ET LE SAINT
I
L’AMOUR
Ayant connu la vie de François, c’est le moment de nous représenter sa personne. Avant d’essayer, rappelons-nous bien que des hommes comme lui ne sont pas au-dessous, mais au-dessus de leur légende. Tous les embellissements qu’elle leur ajoute ne compensent pas l’insuffisance du portrait qui nous reste d’eux. Il ne saurait en être autrement. Comment l’homme ordinaire pourrait-il se figurer ce qui le dépasse ? Il supplée en vain, par de grossières enluminures, à l’incapacité de retrouver le trait pur, la ligne suave où venait s’inscrire et se définir une nature merveilleuse. Tous les êtres hors de pair emportent leur secret avec eux. Ce que nous appelons leur renommée, ce n’est que leur ombre. S’il nous était donné de marcher dans la campagne, auprès de François, et qu’il tournât vers nous son irrésistible sourire, nous sentirions combien tout ce qu’on nous a dit de lui reste inférieur à la vérité. Pourtant il ne payait pas de mine. Il était petit, d’une délicatesse féminine, avec de petits pieds, de petites mains, la tête petite et ronde, les cheveux bruns, la barbe clairsemée, la peau douce. Dans ses plus anciens portraits, il ouvre des yeux immenses, sans que nous puissions savoir si vraiment les siens étaient aussi grands, ou si ceux que nous lui voyons lui ont été seulement prêtés par les procédés d’une peinture encore byzantine. Mais cette apparence chétive est, au fond, celle qui lui convenait le mieux. Qu’il eût été beau, cela l’eût trop enfoncé dans une existence corporelle. Qu’il eût été robuste et fort, cela aurait nui à sa véritable force. Il fallait que celle-ci n’eût pas d’attache visible. Comme un pêcheur qui, pour lancer son épervier, met le pied sur une barque quelconque, il fallait que ce fût de ce physique indifférent qu’il jetât sur les hommes son charme immense.
Sa personne morale, au contraire de sa personne physique, nous illumine et nous éblouit, mais, si l’on y regarde de près, elle n’est pas plus facile à caractériser. Nous connaissons d’ordinaire un homme par ce qu’il a de plus ferme ou par ce qu’il a de moins pur. Mais cette nature volatile, comment la saisir ? François n’a pas les travers, les défauts, les lourdeurs d’un individu, et cette absence de particularités personnelles peut seule servir à le définir. À proprement parler, il n’est pas un caractère. Les caractères, ce sont les personnages qui l’environnent et qui sont comme éclairés par lui : c’est le pape Innocent, attentif aux devoirs de son magistère ; c’est l’Empereur Othon, qui passe sur la route avec ses chevaliers ; c’est l’orgueilleux frère Élie, c’est l’ombrageux frère Rufin, c’est Léon lui-même, âme transparente. François ne se laisse pas fixer comme eux. Quand il nous a enchantés de sa grâce, de sa tendresse, de sa finesse, de sa bonté, toutes ces nuances de son âme disparaissent dans sa simplicité, comme toutes les couleurs du prisme viennent se cacher dans la blancheur. Comment dessiner ce moi sans frontières, comment désigner cette force qui ne se laisse prendre dans aucune convoitise ni aucune ambition matérielle ? Lorsque François dit : ma sœur l’Eau, mon frère le Feu, il ne montre pas seulement son attrait pour le Feu et l’Eau, il énonce une parenté authentique, car il est bien vrai que, pas plus que l’eau, il n’a de couleur, et qu’il n’a pas plus de lignes que la flamme. Il n’est pas spécialement un homme ; il est une apparition de l’Amour.
Avant de montrer comment il a aimé, il faut d’abord marquer à quel prix ce développement de sa nature a été possible : François n’a jamais pensé. Non pas qu’il faille le prendre pour le simple et l’idiot qu’il prétendit être. Tout au contraire. On ne doit pas oublier que, durant la brève durée de sa vie mondaine, il fut le plus brillant jeune homme d’Assise et que, lorsqu’il ne dédaignait pas de prendre part au négoce de son père, il s’entendait, bien mieux encore que Bernardone, à séduire et à entraîner le chaland. Il avait la riposte prompte, on ne le démontait pas facilement. Il faut toujours, quand on veut définir sa simplicité, se rappeler ce qu’a dit Thomas de Celano, qu’il la tenait non pas de la nature, mais de la grâce. Du reste, on n’agit pas sur les hommes autant qu’il l’a fait sans quelque espèce de génie. S’il avait été aussi ingénu que le frère Léon, il serait resté un miroir de Dieu que personne n’aurait connu, comme ces lacs perdus qui boivent l’azur au haut des montagnes. La chose capitale, c’est qu’il ne s’est pas hasardé dans le domaine de la spéculation intellectuelle. Il n’était assurément pas capable d’y avancer profondément, mais comme beaucoup d’autres, il aurait pu y faire quelques pas. Par une entente admirable de ses qualités et de ses fins, il s’est interdit d’y entrer et ainsi sa nullité dans l’ordre de l’esprit a assuré sa plénitude dans l’ordre du cœur. Une seule goutte de raisonnement, tombant dans les féeries de son amour, en aurait troublé la naïve magnificence. François n’a pas pensé, cela veut dire qu’il n’a rien quitté. Il n’a connu tous les êtres et même ce que nous appelons les choses, que par les parentés sans nombre qu’il se sentait avec eux. Il est un cœur que rien n’a gêné.
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L’homme moderne, qui croit tout avoir, parce qu’il manie les mots de toutes les choses qu’il n’a pas, ne doute point d’aimer beaucoup la nature. Il est vrai que les romantiques en ont tiré un grand parti. Encore ne veulent-ils y oublier les autres hommes que pour s’y dilater eux-mêmes. Jean-Jacques, qui leur donne l’exemple, est assurément celui dont les sensations sont les plus sincères et les plus profondes ; mais elles recouvrent quelque chose de trouble et d’amer. Quand il s’est réfugié dans la nature, il s’y roule dans une espèce d’innocence impure. En embrassant des arbres, en adorant des fleurs, il trompe une avidité qui ne s’est pas satisfaite ailleurs et les jouissances qu’il goûte ainsi sont comme les voluptés de l’impuissance. Pour Chateaubriand, c’est autre chose : il a grandi aux champs. Gentilhomme auquel un grand poète s’ajoute, il se crée des seigneuries dans toutes les contrées qu’il traverse, en ramassant d’un coup d’œil un pays et un ciel, il se fait des fiefs dans les nuages. Lamartine, moins voyageur, est plus rustique et les vers où il parle de la campagne ont un accent juste et vrai. Hugo, tout au contraire, est un citadin. La nature a surtout l’avantage de lui offrir toute la place qu’il lui faut pour ses grandes manœuvres verbales. Il décrit la terre, la mer et le ciel dans des tableaux où ne se glisse aucun frisson de couleur et où il lui suffit d’opposer sans cesse l’ombre à la clarté pour obtenir des effets immenses. Mais si puissantes que soient ces descriptions, le détail n’en est pas rare. Jamais le poète ne rejoint, pour l’envelopper d’une attention plus délicate, une bête ou une plante. Il peut bien dire qu’il les aime toutes. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Les mots sont à son commandement. Mais, dans ses poèmes les plus éloquents, la rhétorique de l’amour se déploie sur un fond solide d’indifférence. La nature ne donne guère aux hommes modernes qu’une occasion d’étaler leur moi.
C’est dans cette nature que François est entré si facilement, si profondément qu’on n’a plus revu, en Occident, une pareille familiarité. Il s’y jette avec d’autant plus d’élan qu’il ne possède rien, hors des trésors qu’elle lui offre. Il ne vient pas s’y plaindre ou s’y venger d’avoir été rebuté ailleurs. Il s’intéresse à tout ce qui bouge, luit, frissonne. Tout est à lui, parce qu’il s’oublie. Il ne s’embarrasse non plus d’aucune science. Il ne met rien entre les choses et lui. Il rejoint tout ce qu’il aime. Il se promène dans la campagne d’Ombrie avec l’auguste naïveté de l’antique Adam, marchant à travers l’Éden, dans la splendeur intacte du premier matin. Tous les poètes du temps avaient quelque érudition qu’ils étalaient à l’occasion. Dante croyait que les étoiles influent sur le destin des hommes et il mêlait l’idée de cette influence à la clarté qu’il recevait d’elles. François, en les regardant briller au haut du soir, les rapproche davantage et les apprivoise bien mieux, en leur disant simplement qu’elles sont claires et belles. Il est familier avec toute chose et émerveillé de chacune. Des historiens catholiques, gênés de le voir faire des débauches d’amour avec les moindres d’entre elles, ont expliqué qu’il ne les aimait que comme des symboles qui lui rappelaient les vérités de la foi. Sans doute François est bien aise de donner des titres de noblesse aux objets dont il est charmé. Toutes les fois que nous aimons avec force, ce ne sont pas des raisons qui nous déterminent, mais nous n’en trouvons jamais assez pour justifier notre amour. Pouvoir, devant une pierre, penser au fondateur de l’Église, ou bien, devant des agneaux, se rappeler le Sauveur du monde, c’est, pour François, une bonne fortune ravissante qui lui permet de mettre ensemble tout ce qu’il chérit. Mais si ces symboles augmentent sa tendresse ou sa sympathie, ils ne l’ont pas causée. Il eût aimé l’agneau pour sa seule faiblesse, pour sa douce imbécillité, sa voix grêle, sa tiède toison, ses pattes pareilles à des branches. S’il a toujours souffert de voir s’éteindre une lampe, c’était, sans doute, en mémoire du texte de saint Matthieu qui recommande à nos soins le roseau cassé et la mèche qui fume encore ; mais c’est, d’abord, par une sympathie instinctive pour la flamme qui palpite et qui essaye de ne pas mourir. Sa mansuétude sans borne l’intéressait à tout ce qui vit. Quand on taillait du bois dans la forêt, il voulait qu’on laissât toujours aux souches de quoi repousser. L’hiver, il faisait mettre près des ruches du vin et du miel, pour nourrir les abeilles, et il avait pour elles tant d’amitié qu’il en oubliait d’être logique et que, lui qui avait loué les oiseaux d’être insouciants, il les louait d’être prévoyantes. Il ne fut rigoureux qu’envers soi-même et cela dura jusqu’au jour où un moine ingénieux, le séparant de son corps, lui représenta ce dernier comme un bon serviteur qu’il traitait bien rudement. « C’est vrai », dit François pris de scrupule et tout prêt à avoir des égards pour son corps, dès que celui-ci ne se confondait pas tout à fait avec lui. Rien ne serait donc plus niais que de se figurer le Saint marchant à travers la campagne d’Ombrie, en quête d’analogies édifiantes et de comparaisons pieuses, et attendant de s’être rappelé un texte sacré pour se donner la permission de chérir ce que ses yeux livraient à son cœur. Il sait, une fois pour toutes, que tout ce qu’il voit lui est offert par le Créateur. Il n’a pas besoin de penser à Lui pour ne jamais L’oublier. Mais s’il aime toutes les choses en Dieu, il faut bien comprendre qu’il ne les lâche pas et qu’il ne les laisse pas fondre en Lui. Il chérit chacune d’elles distinctement, et si l’on peut s’imaginer, dans la suave simplicité du Paradis, le Christ et François se promenant ensemble, on conçoit très bien le saint se séparant du Sauveur pour aller admirer, quitte à les Lui montrer ensuite, une fleur au bord du chemin, un oiseau sur un buisson. Il n’est pas de créature que sa sympathie n’ait rejointe dans le gîte où elle se cache. La cigale qui fait crépiter son chant sec, le jour, dans un arbre poudreux, le grillon qui distille, la nuit, sa vibration humide et perlée dans la fissure d’un mur tranquille, et jusqu’à ces insectes sans nom que l’été secoue, au bord de la nappe éclatante des prairies, comme les miettes du festin, oui, vraiment, il a tout aimé.
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Il a tout aimé et cependant, par un trait qui définit sa nature et qui porte à son comble la complaisance qu’elle nous inspire, il n’a pas tout roulé pêle-mêle dans l’amour. On a comparé, pour les trouver pareils l’un à l’autre, le Cantique des Créatures, œuvre de François, au Psaume où David invite impérieusement et presque militairement tout ce qui existe à célébrer l’Éternel. Selon nous, ce qui importe, au contraire, c’est de marquer la différence entre les deux hymnes. Rien n’est plus loin de la grandiose monotonie du prophète hébreu que l’affection fine, précise, caressante et minutieuse du Saint d’Assise pour chaque être ou pour chaque chose. La Psalmiste range dans sa liste tout ce qui se présente à son esprit. François met dans son poème tout ce qui a charmé son cœur. Partout, dans l’immense tapisserie de son amour, on voit reluire le fil d’or de ses préférences. Il est bien vrai que François voulait tout chérir, mais, en fait, son goût d’artiste était si vif que ce sentiment, sans qu’il s’en doutât, a, sinon limité, du moins dirigé ses prédilections, de sorte qu’il n’a distingué que les plus splendides des choses ou les plus agréables des créatures. Parmi les animaux, il en est même pour qui il a expressément marqué son aversion. Il ne pouvait pas souffrir les mouches, et si l’on songe à la sale et noire écume dont elles souillent les murs des maisons rustiques, on ne sera pas surpris de la répugnance qu’elles inspiraient à cet ami de la propreté et de la lumière. Il les comparait aux deniers, ce qui, pour lui, était tout dire. En voyant le saint parmi ses favoris, entouré de brebis, de chevreaux, d’agneaux, avec la cigale de la Portioncule près de son oreille, le petit lapin de Greccio et le levraut du lac Trasimène cachés dans chacune de ses deux manches, tandis qu’à ses pieds tourne lentement dans l’eau la belle tanche cuivrée, aux nageoires orange, du lac de Riéti, je ne puis m’empêcher de penser à ces hommes d’élite qu’autrefois, dans la Perse antique, le monarque choisissait pour les associer à sa vie et qu’on appelait, à ce titre, les amis du roi. Mais à ces bêtes privilégiées il faut ajouter les plus charmantes : ce sont les oiseaux.
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Heureux oiseaux, légers ornements du monde ! Quand on voit comme ils embellissent nos jours, ce qui étonne, ce n’est point que François les ait tant aimés, c’est que l’homme ordinaire lui-même ne soit pas sensible à leur grâce. Ils sont, au haut de la vie, comme ces embruns aériens, ces gouttelettes pleines d’arcs-en-ciel qui se détachent de la crête d’une grande vague. Ils sont la suprême aumône que Dieu a faite à son œuvre. Tout le reste des animaux peine et besogne avec nous, enfermé dans le même monde ; eux seuls ne sont pas des galériens de notre galère ; eux seuls semblent être seulement prêtés à la terre, où ils apparaissent comme des étrangers et des visiteurs. Ils entourent de joie le monde de la souffrance ; ils entourent de jeu le monde du travail ; ils entourent de chant le monde du bruit ; ils entourent notre servitude d’une délivrance perpétuelle. Ils ajoutent au toit ou à l’arbre une présence instable comme celle du bonheur. Dans les jardins, au bout des branches, au bord de notre vie, à la fois enjoués, tendres et un peu railleurs, ils ont de tels airs de tête et des poses si exquises que les attitudes les plus ravissantes des enfants et des femmes méritent à peine d’être comparées aux leurs. De toutes les bêtes que l’homme domine, ils sont les seules qu’il puisse envier, pour leur aile et pour leur chant. Mais, à vrai dire, ce ne sont plus des bêtes : nulle part la vie n’existe avec plus d’éclat et moins de matière ; ce sont des âmes à peine vêtues. Non seulement nos sentiments les plus doux, mais nos qualités les plus fières semblent personnifiées dans ces créatures impatientes : il n’est rien au monde de plus brave qu’un roitelet. Les oiseaux représentent tout ce qui tente l’âme ou le cœur. Ils sont à la fois libres et fidèles. Certains d’entre eux s’écartent à peine de notre logis et semblent les bribes de la maison secouées dans le jardin. Ils vivent dans un étroit canton, vaste et divers pour eux comme un monde. D’autres, entraînés par des forces que nous ne sentons plus, traversent les cieux à ces hauteurs d’où la terre entière paraît petite. Mais tous, hirondelles lancées sur les fenêtres et les lucarnes comme pour crever les yeux des maisons, rouges-gorges arrêtés comme de petits princes près de notre seuil, linottes penchées dont l’œil fin nous interroge à travers les feuilles, nous demandent notre commerce et notre amitié. Ce sont, avant tout, des curieux ; il n’a tenu qu’à nous qu’ils ornassent de leurs festons et de leurs ébats notre vie quotidienne ; il a fallu à l’homme cette cruauté de roi fou, de tyran idiot pour repousser dans la terreur les troupes ailées qui venaient à lui. Comment a-t-il pu être si inepte ? Comment celui qui regarde des oiseaux jouer dans l’air doré d’un matin d’été, ne s’associe-t-il pas assez à leur ivresse pour sentir qu’en tirant sur eux, il frapperait la plus charmante partie de soi-même ? Le rossignol, qui n’est, le jour, qu’une petite vie ombrageuse au fond d’un buisson, jette le soir, dans le ciel, un hymne si puissant et si éperdu que la créature minuscule parle soudain pour toutes les choses, pour les autres bêtes et pour nous-mêmes, et nous admirons ce chant si véhément, si impérieux qu’il nous semble aller vers Dieu plus haut même que notre prière. Et l’on tue cela. Un Jupiter de petite ville, indigne de la foudre qu’il a dans les mains, fusille l’amour, massacre la joie, broie la tendresse et la fantaisie, puis cet exterminateur paterne et béat revient à travers le silence sinistre des paysages qu’il a rendus mornes.
Une fois du moins, dans l’Occident, cette bannière d’ailes a trouvé une hampe humaine où s’attacher. Comment François n’aurait-il pas aimé les oiseaux ? Il leur ressemble plus qu’aux hommes. Il était hardi comme eux, il vivait de la même vie fériée et fiévreuse, où il n’y a plus de lenteur ni de lourdeur. Comme pour eux, le chant était son langage naturel. Comme eux, de tous les êtres invités au festin immense, il était celui qui prenait le moins de choses et qui faisait le plus de remerciements. Les oiseaux sont sans cesse mêlés à sa vie. Le jour où il se fit écouter, à Bevagna, de tout un auditoire ailé, resta un des plus heureux de son existence et il aimait toujours à le rappeler. À Alviano, quand le gazouillis des hirondelles couvre sa voix, c’est avec la familiarité d’un ami qu’il leur demande de faire silence. À Greccio, il éleva des rouges-gorges. À Sienne, on lui fit cadeau d’un faisan dont il fut charmé. Ailleurs, il délivra des tourterelles. Quand il vint sur l’Averne oublier les hommes, il y trouva tous les oiseaux battant des ailes, qui lui firent fête. Un faucon venait, tous les matins, l’éveiller, et quand il avait passé une nuit par trop mauvaise, le laissait dormir un peu plus longtemps. Un jour qu’il était seul, avec le frère Léon, dans la pâleur du crépuscule, tandis que la montagne bleuâtre trônait sur le paysage presque évanoui, soudain, dans un buisson voisin, le rossignol se mit à chanter. François, ravi, dit à Léon de répondre à l’oiseau, chaque fois qu’il s’arrêterait, en chantant, lui aussi, la louange de Dieu ; Léon s’en étant excusé sur sa mauvaise voix, François chanta lui-même, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il fût épuisé. Alors il appela le rossignol. La petite âme vint se poser sur sa main. Il félicita son rival d’être sorti vainqueur du tournoi de chant où ils avaient alterné, le caressa, le bénit, lui donna quelques miettes de son pain.
Mais François a particulièrement aimé les alouettes. Quelle autre créature eût-il pu choisir, qui lui ressemblât davantage que l’oiseau qui est à la fois le plus sublime dans le ciel et le plus humble dans le sillon ? Bien souvent, en Ombrie, je l’ai vue sautiller devant moi, dans la poussière, cette alouette huppée que le saint comparait toujours au Frère Mineur et qui lui ressemble en effet, par la couleur de sa livrée et le capuchon qu’elle a sur sa tête. Je me rappelle un jour où, dans la vallée d’Assise, je suivais un sentier à travers champs. On était dans la première aigreur du printemps. La brise sifflait méchamment entre des pousses d’un vert jaune. Quelques arbres en fleurs avaient froid dans le paysage. Dans le ciel chargé de noires nuées, des alouettes chantaient. D’abord je n’avais fait qu’entendre leurs roulades intarissables, pareilles au bruit que pourrait faire une clef de cristal, en tournant dans une serrure du Paradis. Soudain, j’en vis une : portée sur ses ailes battantes, elle s’élevait par saccades, contre le vent, en chantant toujours. Dans les hauteurs, où son vol entraînait mes yeux, j’en aperçus d’autres, de loin en loin, comme une succession de points noirs. Quand leurs forces s’épuisaient, elles redescendaient, en chantant encore ; lorsqu’enfin il y en avait une à qui le souffle manquait, elle se laissait tomber aussitôt, comme si elle ne s’était pas trouvé le droit de se maintenir dans le ciel, dès qu’un hymne n’y justifiait plus sa présence. Mais déjà la terre en relançait une autre à l’espace, qui, elle aussi, s’élevait, palpitante et délirante. Il y avait dans le chant de ces alouettes, que guettent les bêtes du sol et de l’air, et dont le moindre rustre, dans ce pays, fait de grands massacres, un tel enthousiasme, une telle foi, une telle reconnaissance qu’il était difficile de l’écouter sans en être ému. Parmi les pièges, les menaces, les périls sans nombre, leur seul sentiment était de s’émerveiller d’être et d’admirer leur bonheur. C’est bien l’oiseau de saint François.
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Dans le monde de la violence, il inaugure le monde de la pitié. Il accomplit un acte, il sème une graine. On ne sait jamais tout ce qu’on commence. Il est un trait de Jacopone de Todi qu’on cite souvent. Un jour qu’en larmes et tout hors de soi, il allait par la campagne, embrassant les arbres, on lui demanda pourquoi il pleurait. « Je pleure, répondit-il, parce que l’amour n’est pas aimé. » Voilà un mot dont François eût été bien incapable. D’abord, il ne pleure pas, il agit. Ensuite, il aurait d’autant moins convenu que l’amour n’est pas aimé, qu’il est là, lui-même, et qu’il pense bien transmettre aux autres le feu dont il est embrasé. Personne n’est plus loin de ces rêveries où donneront les adeptes de l’Évangile éternel. Il ne cherche pas de refuge. Il vit sur cette terre et ne veut pas la quitter, sinon pour le Paradis. Il prend le monde tel qu’il est, pour le faire tel qu’il le veut. Il l’accepte comme la matière de son action. Il trouve son séjour très suffisamment lumineux, sans se douter que c’est lui qui y répand la lumière. On est ému de penser que ce monde où il constituait une exception si rare et si merveilleuse, François l’a habité avec tant de conviction. L’étranger sublime a vraiment cru qu’il était chez lui. Ce sentiment s’explique à la fois par ses qualités et par ses lacunes : peut-être n’a-t-il tant aimé le séjour des hommes que parce que c’était aussi celui des oiseaux ; s’il ne s’est pas abandonné à des extravagances d’amour, c’est grâce à la droiture de son bon sens ; mais s’il ne s’embarrasse et ne se tourmente jamais de certains problèmes, c’est aussi parce qu’il ne pense pas. Dans le drame où il est engagé, il accepte la distribution des rôles. Il n’est pas d’être qu’il ne soit prêt à secourir. Mais si l’un d’eux prouve que décidément il est méchant, François lui-même s’arrête devant l’obstacle qui lui est ainsi opposé, non pas que son amour manque de forces pour le franchir, mais parce qu’il respecte l’existence du Bien et du Mal comme un mystère qu’il ne prétend pas éclaircir. Non seulement avec les hommes, mais avec les animaux, il en use de la sorte. Une fois, dans un couvent où il s’était arrêté pour la nuit, il arriva qu’une brebis ayant mis bas, une truie dévora l’agneau qui venait de naître. François en fut indigné et de cette âme si miséricordieuse partit une malédiction très ferme à l’adresse de la coupable. La truie tomba malade et mourut. On la jeta dans la fosse du couvent où son corps sécha comme une planche. Une autre fois, à Greccio, les moines avaient hébergé un couple de rouges-gorges qui élevaient là leurs petits, mais l’un de ceux-ci, plus gros et plus fort que les autres, en profitait pour les battre et les empêcher de manger, alors même qu’il était repu. « Voyez ce méchant, dit François, il périra bientôt de malemort. » En effet, l’oiseau se noya dans la cruche des moines, en y voulant boire, et, comme pour la truie, les autres bêtes, respectant la malédiction du saint, ne touchèrent pas à sa chair. Mais où la nature du saint apparaît mieux encore, c’est dans sa conduite à l’égard du Diable. C’est là qu’on voit que, si avide d’aimer qu’ait été François, il n’a jamais gâché de l’amour. Il ne s’est pas mis en tête de s’apitoyer sur le sort du Démon, il l’a laissé à sa place. On s’imagine aisément l’importance que le Diable pouvait avoir pour une âme comme la sienne. Sans doute, en raison même de la naïveté de sa foi, il est tout un ordre de tentations qu’il aura à peine éprouvées, celles qui viennent à l’âme par les chemins de l’esprit. Seuls des saints plus savants, plus méditatifs, ont connu ces soirs d’une fadeur affreuse, où il semble que tout s’absente, et où la présence narquoise et taquine du vieux Disputeur peut être elle-même regrettée comme celle d’un compagnon. Mais François avait l’âme trop délicate pour ne pas se faire beaucoup de scrupules. À peine osait-il se sentir plus humble, il devait craindre que l’orgueil ne rentrât en lui par le sentiment même qu’il prenait de cette humilité. Si l’on pense d’autre part à sa vie solitaire, à la vivacité de son imagination, au délabrement de ses nerfs, on comprendra que, lorsqu’il croyait que le Démon était là, il a dû être ébranlé par des épouvantes aussi fortes que celles qui disloquent parfois l’âme des enfants. Mais cela ne l’a pas empêché de regarder l’Ennemi en face. Bien loin de perdre sa gaieté, à force de s’examiner, il fait, au contraire, de cette gaieté le réduit central où le Diable ne pouvait pas le forcer. Ayant envisagé les positions de l’Adversaire avec le coup d’œil d’un grand capitaine, il l’a réduit à n’occuper que le domaine qui lui appartient en propre, il l’a condamné à rentrer dans son caractère. « C’est au Démon, a-t-il dit magnifiquement, qu’il appartient d’être triste. » Il ajoute que la tristesse est le mal babylonien et il est bien vrai que le Démon est le roi des villes. Le saint lui a laissé sa Babylone, mais il lui a ôté la nature. Il a ainsi remporté sur lui une victoire si grande que le catholicisme, étonné, a manqué à en tirer toutes les suites qu’elle comportait. François a remplacé le solitaire chrétien, toujours en alarme, par un contemplateur en extase. Parfois, dans une de ses chaumières de boue, la nuit, étreint par cet énorme silence qui irrite les nerfs plus qu’il ne les apaise, il croyait sentir la présence de l’Ennemi. Il l’entendait marcher furtivement derrière lui : il sentait même le mufle hideux se poser sur son épaule. Alors un frisson le traversait, et, sans doute, était-il moins bouleversé encore par une terreur vulgaire que par l’horreur d’avoir tout près de soi une pareille laideur. Mais quand, haletant, il paraissait sur la porte de sa cabane, la nature nocturne qu’il apercevait n’était pas au Diable, elle était à Dieu. Les pays lointains étaient dissous dans le clair de lune. Les arbres, debout dans la clarté vague, n’étaient pas plus matériels que leur ombre étendue à leurs pieds. Mais tout cet empire, c’était François lui-même qui l’avait reconquis. Jamais, en admirant une fleur ou un oiseau, il ne craignit de tomber dans un piège du Malin, tant il était sûr de l’avoir banni de ces délices. Il a arraché au Démon son manteau de roses. Après lui, le Diable est resté l’Adversaire, il n’a plus été le Séducteur. François l’a confiné dans l’ombre où, toujours formidable, mais difforme et obscène, il n’est plus que l’ennemi démasqué.
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Pour se figurer au juste l’amour de François, il ne faut l’affecter d’aucun mot, qui représente des tendances particulières. Tout ardent qu’il est, on répugne à le traiter de mystique. Les mystiques s’évadent de ce monde et François y reste. Chacun d’eux a sa façon d’aimer et, dans les transports mêmes où ils prétendent s’évanouir, on voit encore leur moi qui s’évertue et se tord, comme la salamandre à travers les flammes. François, lui, ne se travaille jamais. Non seulement il est bien loin du dévergondage mystique des Russes, qui ne se résignent pas à pécher modestement, mais si on le compare à des hommes qui devraient être tout près de lui, il s’en distingue encore par une espèce d’impersonnalité rayonnante. Qu’on regarde ce Jacopone de Todi qui, lui aussi, sortit du monde avec violence, fut Frère Mineur, poète et ne voulût vivre que par le cœur. Son amour brusque, véhément, tout mêlé d’indignation et de colère, ressemble à ces feux de fagots et d’épines qu’on allume les soirs d’automne et qui, lorsque nous venons jouir de leur chaleur, nous mordent de leurs étincelles. Celui de François est comme la bûche de santal qui se consume en parfumant toute la maison. On trouve dans les vers de Jacopone du sublime et du bizarre. Dans les efforts qu’il fait pour se surpasser, il en vient à dire qu’il lui serait indifférent et même agréable d’être damné, si ces tourments devaient servir au salut d’autrui, ou si tel était seulement le bon plaisir de la Majesté divine. François n’a pas de ces contorsions. Certes, on ne saurait trouver d’homme qui fasse meilleur marché de soi. Mais outre que ce sentiment lui est si naturel qu’il ne songe pas à s’en faire gloire, François a l’âme trop saine pour ne pas désirer de vivre toujours davantage. L’Enfer ne lui fait horreur que comme le lieu d’une moindre vie et, sans doute, est-ce moins pour lui l’endroit où l’on brûle que l’endroit où l’on gèle. Lui qui se plaisait tellement à contempler le feu, il a dû penser déjà ce que saint Thomas a doctement exprimé un peu plus tard, quand voulant retirer au séjour infernal son prestige splendide de fournaise, il dit qu’il y a autant de différence entre le feu de l’enfer, terne et lugubre, et les flammes qui nous éblouissent qu’entre celles-ci et leur image, peinte sur un mur.
François aime, sans que ses transports l’induisent à déraisonner. Il n’est pas forcé, comme un Jean-Jacques, de continuer par des égarements de l’esprit les effusions de son cœur. Il ne dit pas que les brigands sont bons, mais simplement qu’il faut les chérir. Il n’est personne dont il désespère, mais personne, non plus, dont il soit obligé de répondre, puisqu’il appartient à une religion où il est admis qu’il y a des damnés, c’est-à-dire des hommes, sans qu’on puisse jamais préjuger lesquels, dont Dieu lui-même renonce à rien faire. François aime les hommes sans dépendre d’eux. Si même ils le laissaient seul, et se mettaient tous d’accord contre lui, il n’en resterait pas moins le Solitaire de l’Amour. De là ses chants, sa gaieté, son allégresse d’homme sans bagage. Il était au pouvoir de n’importe qui de lui causer de grandes peines. Mais il n’était au pouvoir de personne de tuer sa joie.
II
L’ENFANT
Après avoir contemplé l’âme de François dans sa plénitude, il faut tâcher de distinguer chacune de ses qualités dominantes, en prenant bien garde que ce n’est point par une seule d’entre elles, mais par la coopération de toutes que s’expliquent la plupart des actes où il s’est manifesté. François est un Enfant, c’est un Poète, c’est un Prince, c’est un Saint.
C’est un enfant, et à peine l’a-t-on affirmé, qu’on voit cette assurance justifiée par des preuves innombrables. Il l’est par son amour des oiseaux ; il l’est par le zèle qu’il met à balayer des églises et à vouloir en ôter la moindre poussière. C’est ainsi que les enfants ne se lassent pas de faire le ménage du coin où ils vivent, car tel est le progrès naturel du goût qu’ils aiment le rire de ce qui est propre avant d’aimer le sourire de ce qui est beau. Il n’est pas jusqu’à cette passion de bâtir des églises qu’il manifeste aussitôt après s’être converti, qui ne rappelle celle que les enfants mettent à construire. Comme eux, il éprouve le besoin de tout réaliser. On sait avec quelle autorité, quand ils jouent, ils implantent leurs imaginations dans la réalité qui les entoure. François leur ressemblait en cela. C’est ainsi qu’à Greccio, non content de célébrer et de commémorer la nativité du Sauveur, il prétendit la refaire. Il arrangea donc une crèche dans l’église ; il étendit par terre de la paille, il amena un bœuf et un âne, et quand toutes les circonstances furent reproduites, c’est par une sorte de nécessité qu’un miracle vint compléter ces apprêts, et qu’on vît, pendant un instant, dormir entre les deux animaux un Enfant nu d’une beauté merveilleuse. La préférence que François donna toujours à la Noël sur toutes les autres fêtes est elle-même caractéristique, car, par l’âge du Dieu qu’on y adore, par la manière dont elle illumine à la fois la maison et l’église, cette fête est celle qui exalte le plus l’âme des enfants et qui, lorsque nous avons grandi, vient réveiller en nous l’enfant dans le cœur de l’homme. Mais ce n’est pas seulement par de petits traits que François tient encore à cet âge dont nous sommes tous séparés : il a gardé la grandeur naïve de l’âme enfantine. Il est un enfant par sa façon de vivre hardiment dans un monde dont il ignore les lois, dans un Univers sans distances où il n’est rien qu’il ne rejoigne en trois pas, qu’il s’agisse d’une fleur, d’une étoile ou de Dieu. Il l’est par la sincérité absolue de ses soumissions, comme par l’audace de ses entreprises et par la brusquerie avec laquelle il se met à vouloir changer les hommes, comme il a dû vouloir, autrefois, n’ayant qu’une pelle et un seau de bois, élever une montagne ou creuser un lac. Il l’est par l’éclat ingénu d’une vie intérieure où tous les sentiments brillent toujours comme l’outremer, l’écarlate et l’or, et où il peut bien y avoir, par moments, des détresses noires, mais où l’on n’aperçoit jamais rien de gris. Il l’est enfin par sa grâce irrésistible, par l’adresse instinctive qui fait qu’il prend tous les cœurs ; il l’est par sa façon de ne pas savoir arrêter à lui la joie qu’il ressent, et d’exiger, quand il est heureux, que tout soit heureux au monde. À la Noël, il aurait voulu qu’on donnât double ration à toutes les bêtes, qu’on fît des festins aux oiseaux et, comme il l’a dit avec sa grâce adorable, qu’on frottât les murs eux-mêmes de viande. Ce n’est pas seulement la nature de son vœu, mais l’expression qu’il en a donnée qui a la grandeur et la simplicité enfantines. « Si je pouvais parler à l’Empereur, dit-il, je lui demanderais de rendre un édit pour obliger tout le monde, à la Noël, à jeter du grain sur les routes, afin de régaler tous les oiseaux, et spécialement nos sœurs les alouettes. » Si je pouvais parler à l’Empereur ! Quel est l’enfant qui n’a pas rêvé de s’emparer ainsi du sceptre et du trône, pour commander au nom de son cœur ?
Les enfants, comme on sait, donnent des âmes à toutes les choses qui les entourent ; on dirait que, par ces largesses, ils veulent augmenter leurs occasions d’aimer. Ce genre de sociabilité est tout à fait celui de François. Il n’est pas d’objet auquel il ne confère les honneurs d’une véritable existence. Sans doute, il ne faut pas oublier que le Moyen Âge s’est plu à personnifier les allégories. Quand le saint parle de Dame Pauvreté, il est bien un homme de son temps. Encore donne-t-il à ces abstractions une vie et une grâce qui leur manquent dans les fictions un peu pédantesques de ses contemporains. Mais, parmi les choses qui l’environnent, il a, comme les enfants, une préférence innée pour tout ce qui brille. Rien ne le caractérise mieux que la jouissance que lui donna toujours le spectacle des flammes. Il se fit du Feu un ami si cher qu’il n’est pas de faveur et de complaisance qu’il n’ait eues pour lui. Un soir qu’il était assis, selon sa coutume, tout près du foyer, sa robe commença de brûler, sans qu’il y prît garde. Un frère voulut arrêter le dommage ; François essayait de l’en empêcher, en disant : « Non, très cher frère, ne fais pas de mal au Feu. » Une autre fois, un tison enflamma la cellule de joncs où il logeait, sur l’Alverne. Son compagnon s’évertuait à combattre l’incendie. François, sans l’aider, se retira en emportant une peau de mouton qui lui servait contre le froid. Mais, d’un peu plus loin, en regardant la flamme qui dévorait joyeusement sa pauvre proie, il eut regret d’avoir gardé cette toison. « Je suis bien avare, dit-il, d’en avoir privé mon frère le Feu. » De pareils mots n’ont toute leur grâce que si on les replonge dans l’ingénuité d’une âme pour laquelle rien n’était beau qui ne fût vivant. Mais une occasion vint où cette amitié avec le Feu fut mise à l’épreuve. Ce fut quand, François souffrant des yeux toujours davantage, un médecin déclara qu’il ne pouvait être soulagé que par des brûlures profondes qu’on lui ferait sur la tempe, de l’oreille jusqu’au sourcil. On décida de tenter ce remède. Alors, tandis que les fers rougissaient, François se tourna vers le feu et il lui parla : « Frère Feu, dit-il doucement, noble et utile entre toutes les créatures de Dieu, je te prie de me marquer en cette occasion ta royale courtoisie. T’ayant toujours chéri et te chérissant encore, je te prie, au nom de ce Dieu qui nous a créés l’un et l’autre, de tempérer ton ardeur selon ce que je puis endurer. » Peu d’instants, dans la vie du saint, me touchent davantage que celui-là. S’il parlait ainsi, ce n’était point de peur de souffrir, mais on dirait qu’au moment de subir l’atroce morsure, il a craint de voir se déchirer la fiction charmante qu’il avait eu tant de plaisir à entretenir, et qu’il a voulu sauver la grâce de ses relations avec son compagnon magnifique. Alors on prit les fers, ils s’enfoncèrent en grésillant dans la chair. Les moines présents ne purent y tenir et quittèrent la chambre. Mais, quand ils revinrent, ils trouvèrent François qui n’avait rien senti que de parfaitement supportable et qui disait que, si c’était utile, on pouvait recommencer. Le Feu, plus beau et plus galant que jamais, souriait dans sa robe de nuances.
III
LE POÈTE
C’est un poète. Il aurait été un artiste, s’il se l’était permis ; il aurait même été un voluptueux, s’il avait laissé aller sa nature. La finesse de sa sensibilité commençait à celle de ses sens. Nous savons que, dans sa jeunesse, il lui fallait les mets les plus recherchés. Quand il réparait des églises, au commencement de sa vie religieuse, le vieux prêtre qui pourvoyait à sa subsistance, s’étant aperçu de sa délicatesse, le nourrissait du mieux qu’il pouvait. Mais ces attentions devinrent insupportables à François, dès qu’il s’en fut avisé. Il alla mendier ses aliments de porte en porte et mêla tous les restes qu’il reçut : rien qu’à la regarder, cette pâtée lui levait le cœur. Il se força pourtant à l’avaler. Ensuite, dans les maisons où on l’hébergeait, quand on lui présentait un plat excellent, il trouvait toujours un prétexte honnête pour n’y pas toucher, et même quand il partageait le pauvre ordinaire des frères, si quelque aliment le surprenait par une sensation agréable, il le saupoudrait de cendre pour en amortir la saveur, car, disait-il, avec sa grâce ordinaire, notre sœur la cendre est chaste. Telle est la dureté dont François usait envers soi, quand il croyait devoir se dompter. Mais, même dans sa vie de privations, il n’a pu s’empêcher de laisser paraître quelques humbles sensualités, qui sont comme les signes innocents de la finesse avec laquelle il pouvait savourer les choses. Une fois, exténué de maux, il avoue qu’il mangerait volontiers du brochet. Une autre fois, il a envie d’un peu de persil. Et quand il est enfin tout près de sa mort, au moment de faire le pas qui va l’introduire dans une éternelle gloire, l’Être charmant daigne encore se souvenir d’une friandise qui lui avait plu autrefois et désirer d’en ravoir. Mais, ici comme dans le reste, on retrouve la netteté et la décision de François, sa façon grande de prendre les choses : les permissions qu’il se donne sont aussi larges que les privations qu’il s’impose sont absolues. Il s’est rigoureusement privé du luxe de l’homme, mais il a joui éperdument du luxe de Dieu. Lui qui avait renoncé aux soies, aux brocarts, aux riches étoffes, il en a admiré le suave, l’innocent modèle, le faste sans lourdeur de la prairie en fleurs. Lui qui avait rejeté toutes les parures, il a, chaque soir, sans se croire répréhensible le moins du monde, desséché ses yeux à voir le Feu essayer, en un seul instant, plus de costumes que n’en pourra jamais inventer la coquetterie des jeunes hommes. Personne n’a vécu dans une fête plus continue que le Patriarche des Pauvres. Après avoir imposé aux Frères Mineurs un complet dénuement, il a voulu que dans les potagers des couvents, on entretînt aussi des fleurs qui ne fussent là que pour leurs parfums et leur gloire, et c’est ainsi que la fidèle sainte Claire, près de sa chambre qui n’avait point d’autre meuble que la planche où elle dormait, eut toujours un jardin de lis, de roses et de violettes. Telle est la nature de François : il est impossible de moins songer à être un artiste, ni de l’être davantage, sans le vouloir. Dès que l’intention dans laquelle il agit le laisse libre de suivre ses goûts, il a besoin que tout soit propre et élégant : il veut des hosties très blanches, il envoie des fers aux couvents, afin qu’on en fasse de plus jolies. Je n’oublie point l’histoire du bol de terre qu’il avait modelé pour occuper ses mains et qu’il brisa parce que l’idée de ce vase l’avait distrait pendant sa prière ; mais ce trait même me confirme dans mon sentiment : que François ait repensé à son œuvre, cela prouve qu’il l’avait formée avec plus de complaisance qu’il ne l’avait cru. S’il est un Paradis où tout ce qui mérite d’être sauvé se retrouve, il serait charmant d’y revoir le bol qu’a façonné saint François, pour s’apercevoir qu’il entre déjà dans l’art, par sa forme pure.
François ne s’est pas permis d’être un artiste, mais il s’est permis d’être un poète. Le poète est moins attaché que l’artiste au monde matériel. Il est plus loin de la jouissance et plus près de l’extase. François, dès qu’il avait existé, avait aimé la musique ; il ne cessa pas, tant qu’il vécut, d’en être ravi, et ne pensa jamais qu’il dût se priver de ce plaisir. Une fois qu’il était à Rieti, malade à son ordinaire, et souffrant beaucoup des yeux, il dit au frère Pacifique qui, dans sa vie mondaine, avait été célèbre comme poète et musicien : « Frère, les hommes d’aujourd’hui se servent de la cithare et du psaltérion pour des usages profanes. Il faut rendre ces instruments au service du Seigneur. Je t’en prie, procure-toi une cithare et tu me feras de la musique, pour me ramener de la douleur du corps à la joie de l’âme. » Le bon frère répondit qu’il aurait eu honte de s’enquérir d’une cithare, car, dit-il, comme on sait que j’ai joué de cet instrument dans le siècle, les gens croiraient que ce goût me tient encore. François avait l’habitude qu’on eût toujours de très bonnes raisons de ne pas faire ce qu’il désirait. « Soit, dit-il, n’y pensons plus. » Mais, au milieu de la nuit suivante, comme la souffrance le tenait éveillé, il entendit soudain monter de la rue, dans le parfait silence, un petit grésillement de cithare. Bientôt la mélodie s’affermit et devint telle que jamais François n’en avait ouï d’aussi belle. Parfois le son semblait s’éloigner, puis se rapprochait, comme lorsque le musicien va et vient, tout en jouant. La sérénade mystérieuse dura ainsi plus d’une heure et le Saint comprit que ce n’était pas un homme qui la lui avait donnée. Le lendemain matin, avec sa gentillesse où perçait parfois une pointe d’espièglerie, il dit au frère Pacifique : « Je t’avais fait une demande, mon frère, que tu n’as pas bien reçue, mais Dieu, qui ne laisse pas ses amis sans consolation, a daigné me donner lui-même celle dont j’avais besoin. »
Pendant une autre nuit d’insomnie, quand François était sur l’Alverne, l’Ange musicien revint, mais cette fois il se montra. L’Être céleste, devant le saint en extase, donna sur sa viole un seul coup d’archet. François crut mourir. Il dit ensuite que si l’ange avait redoublé, cet insupportable délice lui aurait arraché l’âme du corps.
Durant toute sa vie, François a été un poète, lui qui a moins parlé que chanté, et qui s’était réservé le provençal comme un langage de fête, uniquement destiné à l’expression de ses joies. Mais, s’il est poète, ce n’est qu’essentiellement. On ne retrouve en lui aucune trace des petitesses, des faiblesses ou des prétentions dont s’accompagne d’ordinaire ce genre de nature. En citant le mot fameux de Jacopone de Todi : « Je pleure parce que l’amour n’est pas aimé », nous avons expliqué pourquoi François n’aurait jamais pu le dire. Aux raisons que nous avons données, on peut en ajouter une autre, c’est que ce mot est une pointe, et que François n’en faisait pas. Il est un poète sans trouvailles, ou plutôt ses seules trouvailles, c’est de dire aux frères : « Je vous bénis autant que je peux, et plus encore que je ne peux. » Nous voyons à quelques indices qu’il avait des expressions dont la vivacité et la gentillesse répondaient à celles de ses sentiments : ainsi, voulant exprimer à quel point le parfait général de l’ordre doit être serviable et s’offrir à tous, il dit qu’il doit se laisser plumer par les frères. Mais à ces dons naturels, il va de soi que le saint n’ajoute rien. Comment l’homme dont la première démarche consistait à sortir de soi serait-il redescendu au niveau où le talent accepte de se connaître avec complaisance ? Ses sentiments montaient tout droit de son cœur à ses lèvres, sans aller emprunter dans sa tête une expression plus ingénieuse. C’est pourquoi ses paroles nous étonnent et, parfois, nous déçoivent presque par leur ingénuité. Celles des autres grands hommes ressemblent à de puissantes empreintes, on reconnaît qu’un fauve a passé par là ; mais celles de François sont comme ces traces étoilées des oiseaux, qui marquent à peine la terre. De là le caractère unique de ce Cantique des Créatures, poème éclos au-dessus de l’art, où se manifeste immédiatement une âme ineffable, et qui, dans le trésor de la poésie universelle, qu’emplissent les trouvailles et les inventions du génie, donne le même plaisir que si, dans le verger d’Aladin, où chaque brin d’herbe est une émeraude, où la rosée elle-même est un diamant, on voyait soudain briller une simple goutte d’eau claire.
IV
LE PRINCE
C’est un prince et peut-être touchons-nous ici au centre même de sa nature : François est évidemment un aristocrate dans la période mondaine de sa vie ; il l’est plus secrètement, mais plus intimement encore durant sa vie religieuse. Sans doute il ne pense alors qu’à pratiquer les préceptes de l’Évangile, mais loin de l’obliger à contrarier sa nature, ces préceptes devaient lui donner bien des occasions de la satisfaire, car nombre d’entre eux sont, en vérité, inspirés par l’esprit le plus aristocratique. Ce n’est certes pas une conception commune de la justice, celle qui accorde aux ouvriers de l’onzième heure autant qu’à ceux qui ont peiné tout le jour, et qui enveloppe la vraie Justice dans la robe éclatante de la Faveur. Ce n’est pas une opinion populaire, que d’estimer davantage la contemplation de Marie que la besogne de Marthe. Ce n’est pas une sentence vulgaire, de dire qu’il ne faut pas jeter des perles aux pourceaux. Ce qui est dans l’esprit du peuple, c’est de s’indigner, comme les Apôtres n’y ont pas manqué, de l’offrande fastueuse que Madeleine fit de son parfum. Ce qui est du goût le plus haut, c’est d’approuver et de justifier cette largesse. Quoi de plus raffiné que de vouloir que ceux qui ont fait un long jeûne, bien loin de l’annoncer par une mine exténuée, se lavent et se parfument pour empêcher les autres de soupçonner les privations qu’ils s’infligent ? Cette recommandation plaisait tellement au Saint qu’il l’a insérée dans sa règle. Rien ne pouvait lui agréer davantage que cette dissimulation exquise qui, toute opposée à l’hypocrisie, n’est pas moins savante, puisqu’on y dépense autant d’art pour se préserver des louanges que l’hypocrite emploie de ruse pour s’en attirer. Peu après la conversion de François, quand il était d’autant mieux soi-même qu’il était encore tout seul, Bernard de Quintavalle, qui se sentait attiré vers lui, mais qui voulait l’éprouver, l’ayant hébergé un soir et lui ayant offert un lit excellent, François parut bien aise de s’y étendre et feignit de s’y reposer, et ce fut seulement quand il crut toute la maison endormie qu’il se releva, pour passer la nuit en prières.
Il est impossible d’approcher de la nature de François sans en recevoir une impression de distinction extrême, mais, dans les actes du saint, ce raffinement est d’autant plus difficile à saisir qu’il se confond souvent avec sa simplicité. Lorsqu’avec deux morceaux de bois, il fait le joueur de viole, on pense d’abord au jeu d’un enfant ; puis on se rappelle ces concerts muets du Japon, où les musiciens traçaient, au-dessus de leurs instruments inertes, des gestes qu’ils n’achevaient pas, pour suggérer des harmonies plus subtiles que toutes celles qu’on peut entendre. D’autres actes du Saint sont moins ambigus. Une nuit qu’il veillait dans sa cellule, en hiver, une tentation l’assaillit, d’autant plus forte qu’elle troublait en même temps sa chair et son cœur. C’était le regret de n’avoir pas eu une femme et des enfants. Il s’était donné la discipline sans arriver à se vaincre. À la fin, n’en pouvant plus, il sortit de sa cabane et le petit moine qui l’épiait l’aperçut dans une lueur blême où la lampe jetait des reflets rougeâtres, qui pétrissait à la hâte des bonshommes de neige ; après quoi il dit tout haut : « Voici ta femme, tes deux fils, tes deux filles et ton serviteur avec ta servante. Ils meurent de froid, il faut les vêtir. Si tu n’es pas capable de les entretenir, reste au service du Seigneur. » Elle n’est pas d’un homme simple, cette façon de se délivrer du désir en jetant une sorte de dérision sur les objets de son rêve.
François, avant tout, est un chevalier. La qualité dont il est imprégné, c’est la courtoisie et il la met à un si haut prix qu’il en fait un des attributs de Dieu. Son amour même de la nature, tout limpide et ingénu qu’il est, reçoit de ce sentiment la seule teinte qui le colore ; François n’est pas seulement l’âme la plus tendre, il est aussi la plus affable : la nature est, pour lui, une société. Il s’approche de ce qui vit non seulement avec amour, mais avec égards. On pense à ces bonnes gens qui, dans leur recherche des simples, saluaient d’abord la plante dont ils allaient cueillir la fleur ou la graine, et, plus encore, à ces Japonais qui continuent, dans leurs rapports avec les animaux et les fleurs, tous les raffinements de la vie de cour. Dans la façon qu’a François de prendre au sérieux tout ce qui existe, il y a, d’abord, la crédulité d’un enfant ; il y a la générosité d’un grand Saint, dans l’universelle étendue de son amour. Mais, entre ces deux extrêmes, il y a la grâce d’un grand Prince, dans la façon dont il relève de l’infériorité où on la tenait, pour l’envelopper d’une fraternité dorée, une bestiole ou une herbe. Son affection pour les choses est délicate comme de la gratitude. Il remercie chacune d’elles de l’ornement qu’elle apporte à l’Univers. Dans ses relations avec les Frères Mineurs, sa courtoisie n’était pas moindre : il s’était fait une loi de ne paraître devant eux qu’avec un visage riant, et quand il n’en était pas capable, il aimait mieux ne pas se montrer. Il faut se souvenir que, même durant sa période mondaine, où il disait tant de folies, on ne l’a jamais entendu lâcher un gros mot. S’il avait été bien compris, la vie des frères, toute misérable qu’il la voulût, n’eût été rien moins que rude : il n’y aurait eu de grossiers, autour d’eux, que les ustensiles nécessaires à leur existence, mais, quant aux sentiments, ils auraient vécu, dans leurs cabanes de chaume, parmi leurs vases de terre, avec plus de délicatesse que les habitants des palais. François possédait cette qualité qui a manqué à plus d’un grand homme, mais sans laquelle il n’en est point d’achevé, il avait du goût. Même son zèle d’apôtre ne le rendait pas indiscret. C’est ainsi qu’un jour, comme il passait avec Léon au pied d’un château où une fête avait attiré tous les gentilshommes des environs, il en prit occasion pour prêcher. À peine avait-il fini, un seigneur, celui-là même qui devait lui donner la montagne de l’Alverne, s’approcha de lui : « Père, dit-il, je veux te confier le soin de mon âme. – À merveille, répondit François, mais va d’abord avec les amis qui t’ont invité, et prends part à leur festin, puis nous causerons ensemble tant qu’il te plaira. »
Si égal que fût l’amour que François portait à tous les hommes, il est visible à plus d’un indice qu’il avait un faible pour les chevaliers. D’abord la vie qu’ils menaient, toute mondaine qu’elle parût, reposait sur des engagements qui l’apparentaient à celle des Frères. Mais, sans même qu’il soit besoin de recourir à ces considérations, comment François qui aimait si fort l’éclat des fleurs et celui des flammes, la riche livrée des oiseaux, n’aurait-il pas gardé une complaisance involontaire pour ces gentilshommes qui, dans leur costume, n’étaient pas moins brillants que le faisan dont on lui fit une fois cadeau ? Il ne cesse d’avertir les frères de ne pas blâmer les gens qui vivent délicatement et qui portent de beaux habits : « Tels hommes, leur dit-il, paraissent aujourd’hui les membres du Diable, qui seront un jour les disciples du Christ. » Il sait bien que la hiérarchie sociale ne se confond nullement avec la hiérarchie réelle, mais il ne permet à personne d’anticiper sur le jugement de Dieu, ni surtout de croire qu’il suffit, pour obtenir celle-ci, de renverser celle-là. François n’a jamais encouragé aucune déclamation contre les puissants et les heureux du monde. Je ne puis m’empêcher de croire que, tandis qu’il réprouvait de toute sa force ce qu’il y avait de charnel dans leurs attachements, l’élégance de leur vie le touchait encore. Son âme avait la faiblesse d’aimer le bonheur : les fêtes des dames et des chevaliers lui en présentaient une image fallacieuse, qui cependant n’était pas grossière. Il apercevait de loin les habits de soie, il entendait monter le bruit des rires, des poèmes et des instruments et, s’il a voulu convertir ceux que leurrait ainsi une vaine apparence, du moins ces tableaux charmants ne l’ont pas mis en colère. Comme pour toutes les âmes exquises, le Bien et le Mal devaient lui apparaître sous les espèces du Beau et du Laid. Tout ce qui était vulgaire lui répugnait. Il avait une horreur particulière de la médisance ; or aucun défaut n’est davantage dans les mœurs du peuple. Les petites gens médisent pour le plaisir de se raconter des histoires et pour se venger de ceux à qui ils sont forcés de témoigner du respect. La façon dont François enseignait à vénérer indistinctement tous les prêtres, en raison de leur caractère sacerdotal, est aussi ce qu’on peut imaginer de plus éloigné des dispositions populaires. L’esprit du peuple est celui des fabliaux. L’esprit de François est celui des romans de chevalerie. Si, à côté du penchant instinctif qu’il avait pour les chevaliers, on veut chercher en lui une prédilection volontaire où sa nature vienne s’exprimer, on verra que ce qu’il préfère, ce ne sont pas les gens de peu, mais les gens de rien. Ce n’est pas l’homme de la boutique ou l’homme du champ, d’autant plus attaché à la possession de son bien que ce bien est plus modique. C’est le gueux, le vagabond, le lépreux, le pauvre absolu, car alors, dans leur misère, François retrouve une sorte de grandeur inverse, et il voit en eux les représentants de Dieu ou, comme il le dit en son langage courtois, les hérauts du grand Roi. Pour mesurer la distance qui le sépare de ses continuateurs, qu’on lise les sermons qu’un Franciscain, saint Bernardin, prononça à Sienne, quelque deux cents ans plus tard. C’est là qu’on trouvera parfois une bonhomie assez triviale. Quand il ne donne pas dans la scolastique, le bon saint barbote un peu dans le commérage. Rien de pareil chez François. Cet homme qui est fait pour parler à tous ne cherche à prendre le ton de personne. Il reste toujours le même, qu’il s’adresse à des paysans ou à des seigneurs, qu’il parle devant le Soudan d’Égypte ou devant le pape de Rome. On reconnaît bien en lui le frère du Feu, qui est aussi magnifique chez les pauvres que chez les riches.
François d’Assise fait figure de saint populaire. Nos travers d’esprit suffisent à expliquer cette erreur. Nous avons la rage de ne vouloir connaître un homme qui s’est élevé au-dessus des autres que par l’influence qu’il a eue sur eux, sans considérer que la médiocrité de ceux qui la ressentent y compte au moins pour autant que la supériorité de celui qui l’exerce. Il faut apprendre à saisir un grand homme en amont de tout ce qui découle de lui, dans sa personne même et, j’ose le dire, dans sa solitude. François rayonne, embrasé, pur, céleste, intact, au-dessus du large flot de dévotion qui naît à ses pieds. Cependant nous sommes si imprégnés des préjugés de notre époque que, lorsque nous admirons un homme tel que lui, nous ne croyons pas pouvoir l’honorer mieux qu’en le faisant grand selon nos petitesses et en le rengageant dans nos chétifs intérêts. C’est toujours le mot de Chaumette sur le sans-culotte Jésus. Comme la plus triste maladie de l’homme moderne est précisément d’être obsédé des choses sociales, et si occupé de ses prétendues libertés politiques qu’il en perd le sens de sa liberté véritable, nous voulons à toute force colorer François de ces idées-là. Mais de dire qu’il était démocrate ou qu’il a voulu fonder un ordre démocratique, c’est se tromper sur lui on ne peut plus grossièrement. Moi-même, il est vrai, je l’appelle aristocrate, mais en le désignant ainsi, je ne fais que définir une nature fière et délicate en tous ses mouvements. Il était inévitable que les sentiments suscités par lui dans les âmes allassent retentir jusque dans l’ordre politique. Mais lui-même n’y est pour rien. Son sentiment à l’égard de la société, comme celui du Christ, peut aussi bien s’appeler du respect que de l’indifférence ou du dédain. Il souhaite que chaque homme se mette en paix avec elle, pour être d’autant plus libre de chercher sa vraie vie ailleurs. En l’affublant d’intentions sociales, non seulement on le méconnaît dans ce qu’il a de plus rare et de plus précieux, mais, par ce contresens, nous nous privons du bienfait qui accompagnait pour nous sa venue : au lieu de profiter de l’évasion qu’il nous offre, nous le faisons entrer dans notre prison.
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Il est un autre domaine où l’influence de François fut très grande, mais où elle doit aussi être distinguée de sa personne ; un art pathétique est sorti de lui, qui a fini par un art vulgaire : mais la faute n’en remonte pas à François. Il ne pouvait pas soupçonner que les fêtes naïves qu’il voulait donner à son cœur auraient pour résultat de détruire l’art idéal du XIIIe siècle. Ce qui est authentiquement franciscain, c’est, chez les primitifs d’Italie, la sympathie fine et attentive dont chaque objet est enveloppé, la façon dont la moindre chose apparaît, dans leurs tableaux, comme lustrée de son humble honneur. Tout est regardé de près, non pas avec la froide et méticuleuse application dont tant de petits maîtres donneront ensuite l’exemple, mais avec la tendre curiosité de l’amour. La fleur qui pousse au bord du chemin, et que les peintres, plus tard, croiront figurer très suffisamment par deux ou trois touches d’un pinceau leste et négligent, le primitif s’attarde à la reproduire, parce qu’il croit vraiment qu’elle existe et qu’il en fait, pour un moment, la sœur de sa propre vie. De même pour le lézard si bien appliqué au mur qu’il a l’air d’en faire partie, pour l’oiseau si légèrement ajouté à la branche qu’on le sent prêt à s’en détacher, pour le caillou qui étincelle distinctement au bord du chemin et que sa propreté brillante associe à la fête du beau temps. Il y eut un art franciscain, tant que les choses offertes à l’admiration de l’artiste eurent plus d’importance à ses yeux que le tableau où il englobait leurs images. Mais si l’on veut retrouver dans l’art italien la grâce à la fois mystique et chevaleresque du saint, ce n’est pas vers les Florentins qu’il faut se tourner. Ils sont trop épris de tous les aspects de la vie pour que leur art mondain et temporel ne devienne pas parfois un peu trivial. Il faut plutôt regarder les œuvres des Siennois, qui semblent écloses au-dessus de toute réalité vulgaire et que la mystérieuse prédestination des rimes associe, non sans justesse, à ce que la peinture chinoise a produit de plus suave. Seuls ces peintres de Sienne ont su représenter la Vierge comme François a dû la rêver. Je ne me lassais pas de retrouver, dans toutes les églises du pays, les scènes où ils nous la montrent. L’Ange de l’Annonciation n’y est pas un beau garçon de la rue, mais vraiment un page du ciel, et c’est sa nature même qui semble fleurir dans les parures dont il est orné. Il s’incline ou s’agenouille devant celle qui lui ressemble et qui, mince et frêle, va être chargée du plus lourd destin que puisse porter une femme. Je me rappelle aussi les Assomptions peintes dans la prédelle des tableaux ou sur les murs des chapelles. La Vierge est assise, en robe blanche, drapée dans un manteau blanc et doré, pressée, soutenue, enlevée par un groupe d’anges, et elle monte ainsi, les mains jointes, à la fois jeune, grave et fleurie, Créature merveilleuse en qui l’expérience s’unit à la pureté. Bien au-dessous de la région éthérée où elle s’élève, la terre s’étend, si diverse et si charmante que tout autre qu’Elle regretterait un peu de l’avoir quittée, avec ses routes, ses arbres, ses fermes, et partout, sur les collines, des tours qui semblent essayer de suivre d’en bas, l’ascension de la Bienheureuse. Il n’y a de lien entre les deux zones que la ceinture de la Vierge, qu’elle abandonne à dessein, pour prouver à saint Thomas la réalité de son assomption et qui tombe, en se tortillant, jusqu’à l’Apôtre qui l’attend, au bord de l’inutile tombeau, qui n’est rempli que de roses. Saint François lui-même est moins présent dans les fresques célèbres d’Assise et de Florence où Giotto a peint sa vie, que dans les petits panneaux, aujourd’hui dispersés, du retable où le Siennois Sassetta a figuré les mêmes scènes. Giotto montre la supériorité et l’indépendance d’un grand maître, qui attache ses moyens au sujet qu’il traite, sans avoir avec ce sujet d’affinité particulière. Ses fresques sont d’admirables procès-verbaux. Il s’intéresse moins au sens intime de ce qu’il raconte qu’à la distribution de ses personnages, qui comptent d’abord, à ses yeux, par leur volume, et qui, sur les différents plans de la composition, se dressent comme des tours. Génie dramatique et non pas mystique, il traduit puissamment la légende franciscaine toutes les fois que l’esprit du saint se heurte à celui du siècle, mais on dirait que cet esprit lui échappe, lorsqu’il se manifeste dans sa grâce et sa pureté. Dans la grande scène où le jeune homme, rompant avec son père, a ôté ses habits, Giotto s’intéresse moins à François lui-même qu’aux muscles de ses côtes, et il annonce bien ainsi cet art de la Renaissance qui, comme l’art antique dont il procède, finira par se prendre au piège du corps. Giotto, quand il représente le saint parmi les frères mineurs, nous fait sentir qu’ils sont tous égaux ; mais Sassetta nous fait sentir combien François est unique. Qu’on regarde la fresque d’Assise où est figurée la rencontre de François et d’un pauvre : ce sont deux hommes de la même espèce, pris dans la composition où ils se font équilibre, comme deux poids égaux dans les plateaux d’une balance. Qu’on regarde la même scène traitée par Sassetta : quel contraste entre le mendiant décharné et l’adolescent grêle et clair qui, pour donner son manteau, s’en dépouille avec tant de hâte que le vêtement semble couler de ses épaules comme une eau rapide ! Que l’on considère aussi comment chacun des deux maîtres a rendu la scène où François, devant le sultan, propose aux docteurs de la Loi de subir avec lui l’épreuve du feu. La fresque de Giotto, à Santa Croce, est d’une lourdeur qui a certainement été aggravée par l’horrible façon dont on l’a repeinte, mais qui est bien dans la composition elle-même. Les personnages ont l’air moroses, le feu lui-même semble pétrifié. Que cela est différent du panneau de Sassetta où le saint entre avec une impétuosité téméraire et charmante dans le buisson terrible des flammes ! Des deux maîtres, le Florentin l’emporte de beaucoup sur l’autre en génie ; mais le Siennois est bien plus près de l’âme de saint François. Quand les peintres de Florence représentent un miracle, il éclate dans leurs tableaux comme un coup de théâtre : il semble tout détruire autour de lui ; dans les œuvres des Siennois, il semble tout achever. Parmi les morceaux épars du retable de Sassetta, il en est un qu’on peut voir facilement, c’est celui qui se trouve au musée de Chantilly et qui représente le mariage du saint avec la Pauvreté, que l’Humilité et la Chasteté accompagnent. Dans cette œuvre exquise, le paysage lui-même n’est pas étranger aux personnages ; on dirait qu’on voit s’y continuer les sentiments qui vivent en eux : une maison, dans la plaine, semble une suivante des trois Vertus, habillée, comme elles, d’une robe blanche : le mont qu’on aperçoit dans le fond est comme un obscur compagnon du Saint, vêtu, lui aussi, de la robe brune des frères.
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Ainsi, au lieu de ne chercher François que dans ce qui s’est autorisé de lui, il importe, pour le bien connaître, de le saisir dans toutes celles de ses qualités qui n’ont pas été continuées, ou qui ne l’ont pas été longtemps. Car il est bien vrai que, dans les premiers temps de l’ordre, ce que l’esprit aristocratique a de plus exquis s’y transfigure souvent dans ce que l’esprit mystique a de plus suave. En voici un exemple, tiré des Fioretti :
« Comme saint Louis s’en allait d’un pèlerinage à l’autre, il entendit parler de la sainteté du frère Gilles avec de si grands éloges qu’il ne put supporter plus longtemps de vivre sans le connaître. Il vint à Pérouse et, frappant à la porte du couvent, il demanda très instamment à le voir. Il était en pauvre équipage avec peu de compagnons, et n’avait pas dit son nom. Le portier alla faire part à Gilles du désir de l’inconnu, mais il fut aussitôt révélé au Frère qu’il s’agissait du roi de France. Il accourut à la porte, et à peine Louis et lui furent-ils en présence que, sans se parler, ils s’agenouillèrent l’un devant l’autre et s’étreignirent, comme s’ils avaient été unis par une très ancienne familiarité. Ils restèrent longtemps ainsi accolés, sans rien se dire, puis ils se relevèrent et le roi s’en fut. Un frère ayant su qui était ce pèlerin l’apprit aux autres, et tous furent consternés que Gilles ne lui eût pas dit un mot : « Frère Gilles, s’écrièrent-ils, comment as-tu pu être si vilain que de ne pas desserrer les lèvres, alors qu’un tel roi a fait tout un voyage pour te voir et pour recueillir de toi quelques bonnes paroles ? – Frères très chers, répondit Gilles, cessez de vous émouvoir, car à peine nous étions-nous embrassés, une lumière divine m’a révélé tout ce qu’il avait dans son cœur, comme à lui tout ce que j’avais dans le mien, de sorte que les paroles humaines nous auraient moins aidés que desservis, moins rapprochés qu’éloignés. N’ayez crainte, le Roi est parti très content et très consolé. »
Cette scène rappelle ce que l’Orient, dans le même genre a produit de plus raffiné et, en effet, dès qu’on retrouve le véritable esprit franciscain, on voit s’y jouer des reflets de l’Asie. Il n’est pas jusqu’à certains écarts du fantasque Frère Genièvre qui n’aient là-bas leur correspondance. Un jour que Genièvre s’approchait de Rome, où il était attendu par une troupe de dévots, il se mit à se balancer avec des enfants, de sorte que les autres, venant à sa rencontre, le trouvèrent en l’air, au bout d’une planche, les jambes au vent. Rien de plus comparable à ces incongruités volontaires par où les taoïstes chinois se plaisaient à scandaliser la pruderie un peu hypocrite des disciples de Confucius. C’est encore l’Asie que rappelle cet extraordinaire Raymond Lulle, membre du Tiers ordre qui, dans ses poèmes, parle à Dieu comme les mystiques persans. Beaucoup moins simple que François, il reproduit cependant, dans une vie d’un trait bien plus appuyé et d’un parcours bien plus vaste, le dessin général de celle du saint. Comme François, Raymond Lulle a commencé à goûter tous les plaisirs du monde, mais, pour lui, nous savons quelle péripétie d’amour l’a jeté dans la religion. Comme François il est resté poète toute sa vie, mais il a produit des œuvres précises qu’il nous a laissées. Comme François, il a eu pour grand objet la conversion des Musulmans, mais, ici encore, plus engagé dans les choses que son modèle, il a enfin obtenu le martyre à quatre-vingt-deux ans. Il courut mille aventures où François n’aurait eu que faire, posséda des connaissances dont François n’avait même pas l’idée. On prétendit qu’à Londres il avait fait de l’or. Il n’en reste pas moins un Franciscain authentique, puisqu’il a mis la Science aux pieds de l’Amour. Dante, Roger Bacon, d’autres encore, se rattachèrent à l’ordre, sans renoncer à ce qu’ils étaient, mais en le subordonnant à ce que François représente. Il était permis d’être son disciple avec tous les dons du talent et toutes les richesses du savoir, à condition d’y ajouter une certaine qualité de l’âme. On se fait de l’homme, aujourd’hui, une idée si rabougrie qu’on ne croit pas qu’un individu puisse se signaler par plus d’une qualité principale. On se figure la simplicité comme une espèce d’absence et de vide ou de platitude. C’est une grande erreur. Nous pouvons avoir l’âme la plus nombreuse, l’esprit le plus subtil, le génie le plus fastueux, et que, sur ce palais de notre nature, la simplicité vienne se poser comme une colombe.
V
LE SAINT
Enfin, François est un saint. La sainteté est ce dont il est le plus difficile de parler, puisque, par son développement, elle porte un homme au delà des hommes. Elle entretient des rapports avec la grandeur, mais celle-ci, de si haut qu’elle nous domine, nous offre cependant plus de prise. Il est toujours des moments où le grand homme, si indifférent qu’il puisse être à notre suffrage, nous permet d’apercevoir sa supériorité, comme Pythagore, sur l’agora de Crotone, laissait parfois entrevoir sa cuisse d’or. Parfois même il se plaît à exercer sur nous sa suprématie, et nous sentons alors, avec une sorte d’ivresse, la tyrannie du génie peser sur nos âmes. Il en va tout autrement de la sainteté : c’est de la grandeur consumée. La couronne que le grand homme porte sur le front, le saint la dépose, sans savoir que le fantôme de ce bandeau d’or survit, autour de sa tête, en un faible cercle de lumière. La grandeur nous dépasse, la sainteté nous échappe. Pourtant le saint s’associe bien plus à nous que le grand homme, isolé dans ses mondes, ou même que l’homme ordinaire, enfermé dans son égoïsme. Sa sympathie le rapproche plus que sa supériorité ne l’éloigne. Incapable des fautes où nous tombons, il les comprend mieux que ceux mêmes qui, tous les jours, en commettent de semblables. Il est bien mains notre pareil et il est bien plus notre frère. Mais le don qu’il fait sans cesse de lui ne l’empêche pas d’avoir ses secrets. Il est l’âme qui se prodigue le plus et celle qui s’épuise le moins. Il nous appartient par sa charité, mais nous échappe par ses prières. Nous ne verrons jamais la façade de son âme : elle est tournée d’un autre côté.
Cependant, parmi les saints, tous ne sont pas à la même distance de l’homme. Certains continuent encore des activités qui les rattachent à nous : ce sont des chefs, des fondateurs, des docteurs. D’autres, plus intérieurs, ne cessent pas de nous être apparentés par leur façon de combattre, avec un courage que nous n’avons point, des instincts et des sentiments que nous portons aussi en nous. Mais il n’en est pas ainsi de François : il ne garde pas de trace de la fange humaine. Il a beau se donner la discipline, nous n’apercevons pas ce qu’il y a à châtier en lui. Sa sainteté comble tellement toute sa nature, qu’elle a presque l’air de n’être que de l’innocence. S’il n’était pas si près de nous par son amour, il serait très loin par sa pureté. On comprend la surprise de ses biographes qui, examinant de toutes parts cette âme limpide, sont à la fois émerveillés et déconcertés de n’y pas voir remuer cet atome d’ombre qui bouge au fond des diamants les plus clairs. Enfant accompli, artiste épuré, poète sans fatuité, prince sans dédain, il nous paraît moins s’infliger des privations qu’avoir trouvé le secret de tout être et de tout avoir, et la joie même dont il éclate ne fait que marquer en lui la possession d’une vie plénière. De là vient qu’il ne ressemble guère aux autres saints ; il est bien moins dans la religion et il est bien plus dans l’amour. Sans doute, il est entièrement catholique ; on perd sa peine à vouloir le tirer vers le protestantisme et rien n’est moins justifié que de prétendre établir un rapport quelconque entre une âme aussi ardente et la plus mal chauffée de toutes les religions humaines ; mais il est bien vrai que François n’a aucune couleur cléricale. Il est le saint du Bonheur. Les autres saints sont comme des voyageurs en route, il est comme un voyageur arrivé. Les autres s’épuisent à nous décrire la félicité céleste, il la met ingénument sous nos yeux. Les autres n’atteignent Dieu qu’au sommet de leurs transports, puis ils retombent avec nous. François, même dans son calme, reste toujours enveloppé de l’ineffable amitié divine. Par la compassion qui l’associe à toutes nos peines, il est bien encore dans le monde de la douleur ; mais, par lui-même, il vit déjà dans celui de la béatitude, et il nous en avertit assez par son éternelle chanson. Si, parfois, il a des retours, si, devant des religieuses réunies pour l’entendre, il se borne à entonner le Miserere, c’est qu’il se rappelle alors qu’il est sur la terre et sans doute est-ce la vue des tristes visages humains qui l’en a fait souvenir. Mais tout à l’heure, en traversant la campagne, il était déjà dans le Paradis et qu’est-ce que le Paradis, en effet, pourrait lui offrir de plus ravissant que ces mille fleurs de l’herbe ou que ce petit oiseau qui se laisse glisser le long des pentes du vent ? Il a joui avec une gratitude si enivrée des dons que Dieu fait à l’homme qu’il a atteint, dès cette vie, le faîte de certaines joies et, apercevoir au loin les tours de la Jérusalem céleste, coiffées d’un perpétuel brasillement d’étincelles et réunies l’une à l’autre par un flamboiement d’arc-en-ciel, cela même ne pouvait pas être plus beau pour lui, que de voir simplement, au bout d’un sentier, les tours de Pérouse monter dans l’azur grêle d’octobre.
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Au moment de finir ce livre, l’âme de François me paraît à la fois évidente et insaisissable. Il m’arrivait souvent, quand j’étais enfant, de contempler avec une attention naïve et grave la flamme d’une bougie. Autour de la longue amande de lumière, j’apercevais un nimbe subtil couleur d’arc-en-ciel, si distinct que je ne doutais pas de pouvoir le saisir. Mais, quand j’essayais, mes doigts déçus ne pinçaient que du vide et à peine avais-je retiré ma main, presque offensée par la flamme, je voyais de nouveau se peindre sur l’air la frange multicolore, à la fois mystérieuse et voisine. J’éprouve quelque chose du même sentiment devant saint François et peu s’en faut, alors, que mon esprit ne s’irrite et ne veuille redoubler d’efforts, pour s’emparer de l’objet qui le fascine. Mais je ne ferai pas cette faute. À mesure que notre curiosité des âmes devient plus ardente, il faut qu’elle devienne en même temps plus délicate. Il est certains êtres qu’on connaît très exactement en acharnant sur eux toutes les facultés de l’intelligence : mais il en est d’autres qu’on ne peut connaître qu’à la condition de les respecter. Il faut qu’une sympathie où, du reste, l’intelligence ne cesse pas de s’insinuer, nous fasse entrer dans la fête où se déploie leur nature. Comme, lorsqu’il s’agit de saint François, on finit toujours par en revenir aux oiseaux, je pense, en écrivant ceci, à ce que firent les premiers naturalistes qui, comme étourdis par tant d’espèces ailées qui tourbillonnaient autour d’eux, voulurent les fixer dans les cadres d’une science solide. Ils massacrèrent quantité d’oiseaux, leur ouvrirent l’estomac, et crurent les tenir quand ils les eurent empaillés. La plupart continuent encore cette tradition. Mais il arrive que l’un d’eux, touché d’une curiosité moins brutale et plus exigeante, comprenne que, dans la recherche qu’il a entreprise, tuer n’est qu’une fausse manière d’avoir ; alors il s’avance au bord des bois, il reste longtemps caché, il épie des spectacles qu’il ne voudrait plus interrompre, et, ravi, presque intimidé par la grâce et la beauté de ce qu’il découvre, cet admirateur désarmé, ce contemplateur en extase, apprend tout ce que ne sauront jamais les chasseurs.
Abel BONNARD, Saint François d’Assise,
Flammarion, 1929.
Version abrégée pour la collection
« Les Bonnes Lectures ».