Vestiges choisis des principaux dogmes de la religion chrétienne extraits des anciens livres chinois 1
par
Augustin BONNETTY
Nous avons tiré quelques exemplaires à part de ces Vestiges, qui contiennent 21 articles dans les Annales. Ils forment un très beau volume, qui vient de paraître. Nous y avons ajouté une Préface, que nous devons faire connaître à nos lecteurs. Jusqu’à présent les Traditions primitives conservées en Chine n’étaient guère connues de nos Apologistes, ou étaient citées sans désignation d’auteur, et surtout sans aucun texte chinois. Cette lacune si importante est remplie par le volume que nous annonçons. Cette publication nous a beaucoup coûté. Un gouvernement seul pouvait publier ce livre, et ne l’aurait jamais publié. Les futurs historiens de l’Histoire générale de l’Église, et tous ses Apologistes pourront désormais compléter cette lacune.
Préface.
Quand l’homme fut créé, Dieu ne le jeta pas sur la terre sans lui dire ce qu’il devait croire et faire. Une Révélation primitive lui fut faite par le Verbe-Jésus, et « les oreilles de nos premiers parents, comme dit l’Écriture, entendirent l’honneur de sa voix 2 ». Ils furent ainsi instruits de ce qu’ils devaient croire et faire pour atteindre le but final de leur existence, et réaliser ce que Dieu avait voulu en les créant.
Cette Révélation divine fut conservée intacte pendant bien des siècles ; puis elle fut transgressée ; ce qui amena le Déluge et l’extermination de la race humaine, à l’exception de Noé, qui ne l’avait pas transgressée.
Transmise fidèlement à sa postérité par Noé, la Révélation primitive fut complétée par des révélations postérieures et des prescriptions nouvelles ; ces dernières furent conservées intactes jusqu’à la dispersion des peuples.
Alors chaque tribu, chaque famille emporta avec elle dans tous les pays, le Christianisme primitif, comme l’appelle avec vérité, Mgr Gerbet, évêque de Perpignan.
Mais, sous mille influences diverses, ces traditions primitives ne tardèrent pas à s’altérer de bien des manières. Néanmoins, malgré toutes ces altérations, tous ces travestissements plus ou moins grotesques de la vérité primitive, on retrouve chez tous les peuples, même les plus sauvages, des restes de la plupart des dogmes, des enseignements essentiels du Christianisme primitif. Cette vérité est encore plus lumineuse de nos jours que par le passé. Les découvertes modernes si curieuses et si étonnantes, l’histoire mieux connue des peuples anciens, la philologie comparée des langues, tout sert à présent à rendre ce fait de plus en plus palpable.
Toutefois, aucun peuple ancien n’a su conserver aussi intactes et aussi nombreuses les vérités primitivement révélées aux hommes, que le peuple Chinois.
Dans des livres, incontestablement les plus anciens monuments profanes de l’antiquité, les Chinois nous ont conservé presque tons les dogmes essentiels et toutes les prescriptions morales de ce Christianisme primitif. Sans les ténèbres épaisses que le Bouddhisme est venu répandre sur la Chine, les habitants de ce vaste empire ne seraient peut-être pas tombés dans ce paganisme si étrange et si profond que l’on trouve malheureusement chez eux.
Les premiers Missionnaires, qui ont évangélisé la Chine, n’avaient aucune notion de la langue et des traditions chrétiennes conservées dans cet empire. Il leur a fallu du temps pour discerner les signes caractéristiques des trois grandes Écoles philosophico-religieuses qui se partageaient les intelligences en Chine. À la fin, ils ont débrouillé ce chaos de croyances si diverses et si mélangées. Ils ont pénétré dans les arcanes de cette vieille langue chinoise, qui remonte peut-être au berceau du genre humain, sinon par ses livres, au moins par la combinaison de ses caractères.
À mesure qu’ils comprenaient les livres que les Chinois appellent du nom de Kings (livres par excellence) et pour lesquels ils ont une vénération qui ne le cède pas à celle des Catholiques pour les livres saints, les anciens Missionnaires étaient prodigieusement étonnés de trouver, soit dans ces Kings, soit dans leurs Commentaires, des croyances si semblables à celles du Christianisme.
Les plus savants de ces Missionnaires se mirent à compulser avec soin tous les monuments écrits de l’antiquité chez les Chinois. Ils comprirent sagement tout le parti qu’on pouvait en retirer pour l’introduction du Christianisme en Chine. Au nombre de ces missionnaires intelligents, capables, savants dans la langue chinoise, nous nommerons seulement ici le P. Joseph-Henri de Prémare, né à Cherbourg, et mort en Chine, en 1734 ou 35. Pendant près de quarante ans de sa vie il s’appliqua à approfondir le sens des caractères chinois, à extraire des livres de cette nation tout ce qui pouvait rappeler les traditions primitives, afin de les faire ainsi contribuer à prouver la doctrine de l’Église catholique.
La méthode de ces savants Missionnaires est celle de tous les anciens et modernes apologistes du Catholicisme, sans en excepter les Apôtres mêmes. Aussi n’est-ce pas sans une sorte d’étonnement que l’on voit ces savants Missionnaires essuyer de la part de quelques-uns de leurs confrères une sorte de persécution. Il semblait à ceux-ci que c’était faire injure au Christianisme que de découvrir quelques-uns de ses dogmes dans les livres d’un peuple païen.
Le P. Prémare était convaincu qu’un jour viendrait où tous les Missionnaires de la Chine seraient unanimes à chercher les traces des traditions primitives dans ces livres antiques, et, dans cette prévision, il lut et relut cent fois les Kings, ainsi que les livres classiques, les commentateurs et les anciens historiens chinois. Il recueillait tous les passages qui lui semblaient être des restes de ce Christianisme primitif, et il en vint, avec tous ses textes, à composer, pour la Chine, le plus beau et le plus savant traité d’apologétique catholique. Il lui a fallu plus de trente ans de patientes recherches pour composer ce savant traité auquel il a donné le titre de :
Selecta quædam Vestigia procipuorum Christianæ Relligionis dogmatum, ex antiquis Sinarum libris eruta 3.
Son manuscrit fut envoyé à ses supérieurs en France, et soit à cause de la persécution générale que soulevait alors contre la société de Jésus les puissances de l’Europe, soit à cause des troubles civils de la France, le précieux manuscrit fut laissé dans l’oubli. Heureusement, il ne périt pas à l’époque de ces bouleversements civils. La grande bibliothèque de la rue Richelieu acquit ce manuscrit, ainsi que bien d’autres des anciens missionnaires de la Chine.
Depuis nombre d’années ce manuscrit nous avait été signalé et nous en obtînmes communication. Nous en comprîmes de suite toute la valeur et nous commençâmes à en donner une analyse et des extraits dans les Annales 4.
Mais nous comprîmes bientôt que cette analyse, sans la publication des textes chinois, n’avait qu’une importance secondaire. Nous suspendîmes donc cette publication qui avait pourtant frappé l’attention de plus d’un savant en Europe, et nous crûmes qu’avec tous les progrès qui avaient lieu dans l’étude des langues de l’Orient, il n’était pas possible que les caractères de la langue chinoise n’entrassent pas dans le commerce ordinaire des imprimeries.
L’imprimerie nationale avait bien une collection de caractères formés d’après des types en bois que M. Stan. Julien avait fait venir. Mais ils étaient informes. Il y avait ceux gravés par M. Legrand, sous la direction de M. Pauthier, plus gracieux, plus exacts ; mais ils étaient incomplets et d’ailleurs ces deux caractères étaient plus grands que ceux de nos caractères ordinaires d’imprimerie 5. Il fallait donc un type qui pût s’accorder avec les caractères usuels. D’ailleurs, les frais de cette publication, faite par l’imprimerie officielle, eut dépassé nos ressources.
La Providence y a pourvu. Les Missionnaires anglicans avaient fait graver en Chine pour l’impression de leurs livres, un très beau caractère. Mais il fallait le faire venir en France. L’imprimerie nationale, encombrée de ses types informes, ne songeait nullement à se les procurer. Un simple Missionnaire a opéré cette réforme.
Avec une constance étonnante, M. l’abbé Perny, de la Congrégation des Missions-Étrangères, et missionnaire en Chine depuis 25 ans, vint en Europe avec le projet de combler une lacune dans les missions chinoises, en fournissant aux Missionnaires les livres nécessaires pour remplir complètement et plus facilement leur apostolat.
Par sa seule initiative, avec des peines infinies, et malgré des entraves sans nombre, il a fait venir de Chine une frappe de matrices, et c’est avec le secours des caractères coulés en France sur ces moules, qu’il est devenu non seulement l’auteur, mais le compositeur matériel des volumes que nous allons citer ci-dessous.
C’est avec ces secours et sa collaboration que nous avons pu reprendre la publication intégrale, avec traduction et textes chinois, de l’ouvrage du P. Prémare.
On ne saurait se faire une idée des peines et des soins que cette impression nous a coûtés. Il a fallu faire graver, à nos frais, les caractères antiques si nombreux dans cet ouvrage. Un gouvernement seul aurait pu se charger de ce travail, et aucun gouvernement ne l’aurait entrepris. Car les travaux du P. Prémare, recherchant les vestiges des Traditions chrétiennes primitives dans les livres chinois, ne sont pas approuvés ni compris de nos savants. Cependant, lorsque nous avons entrepris cette publication, M. Jules Mohl, directeur des publications orientales à l’imprimerie officielle, nous dit : « Jamais je n’aurais proposé la publication de cet ouvrage ; mais je suis bien aise que vous l’ayez entreprise. Car il y a là beaucoup à apprendre. »
C’est ainsi que nous avons pu mener à bonne fin l’impression de ce livre qui ouvre une voie nouvelle à l’apologétique catholique, et à la prédication du Christianisme en Chine.
Mais nous ne devons pas seulement signaler la nécessité de n’aborder les Chinois qu’en connaissant leur langue et leurs livres, il faut encore que nous en indiquions les moyens. Ces moyens sont tout trouvés par la publication des ouvrages de M. l’abbé Perny. Ces livres sont :
1. Grammaire de la langue chinoise orale et écrite ; – tome 1er, Langue orale, grand in-8°, VII-248 p., Paris, 1873. 10 fr.
2. Grammaire de la langue chinoise orale et écrite ; – tome 2e, Langue écrite, grand in-8°, XVI-547 p., Paris, 1876. 20 fr.
3. Dialogues chinois-latins, traduits mot à mot avec la prononciation accentuée ; vol. in-8°, VII-232 p., Paris, 1872. 8 fr.
4. Proverbes chinois, recueillis et mis en ordre, vol. in-12. 3 fr.
5. Dictionnaire français-latin-chinois de la langue mandarine-parlée ; in-4°, VIII-459 p., Paris, 1869.
6. Appendice du Dictionnaire français-latin-chinois de la langue mandarine-parlée, in-4°, XV-270+172, Paris, 1872.
Contenant :
1. Une notice de l’Académie impériale de Pékin. – 2. Une notice sur la botanique des Chinois. – 3. Une description générale de la Chine. – 4. La liste des empereurs de la Chine avec la date et les divers noms des années de règne. – 5. Le tableau des principales constellations. – 6. La hiérarchie complète des mandarins civils et militaires. – 7. La nomenclature des villes de la Chine avec leur latitude. – 8. Le livre des 100 familles avec leurs origines. – 9. Une notice sur la musique chinoise et sur le système monétaire. –10. La synonymie la plus complète qui ait été donnée jusqu’ici sur toutes les branches de l’histoire naturelle de la Chine, plantes, zoologie, mammifères, ornithologie, reptiles, ichtyologie, crustacés, mollusques, entomologie, minéralogie, avec leur nom français, puis latins, puis chinois.
7. Vocabularium Latino-Sinicum ad usum studiasæ juventulis sinice, vol. grand in-8°. 15 fr.
Avec ces livres, et surtout avec le secours des Missionnaires qui ont habité longtemps la Chine, et qui se trouvent dans chacune des maisons religieuses qui envoient des missionnaires en Chine, les jeunes missionnaires pourront non seulement apprendre le chinois, mais encore en avoir la prononciation. Alors ces Missionnaires pourront, en abordant en Chine, se mettre immédiatement en rapport avec les Lettrés chinois à qui ils pourront dire :
« Nous ne sommes pas pour vous des étrangers, nous sommes des frères, nés d’un même père, séparés depuis longtemps en familles diverses, mais ayant conservé de nombreuses et très nombreuses preuves de notre commune origine. Aussi ce n’est pas une Religion nouvelle que nous venons vous annoncer, c’est le complément ; la suite, l’explication, la correction de vos propres croyances ; voici nos livres, voici nos traditions, nos croyances ; consultons ensemble vos livres, que nous connaissons, que nous traduisons, et vous verrez que, pour le fonds et dans l’antiquité, vous avez les mêmes croyances que nous. Nos livres expliquent complètement les vôtres ; les vôtres éclaircissent les nôtres en quelques points.
« Vos Docteurs, vos Sages, vous renvoient toujours à vos ancêtres ; nous faisons comme eux, nous vous annonçons ce SAINT dont parlent vos livres, et nous vous apportons son enseignement. Ce Saint a dit qu’il viendrait un temps où il n’y aurait qu’un bercail et qu’un berger 6 ; c’est ce que nous devons les uns et les autres chercher à réaliser. »
On comprend combien un tel langage doit étonner et intéresser en même temps les Lettrés chinois, esprits investigateurs, amateurs des subtiles doctrines et conservateurs de tant de vieilles traditions.
Malheureusement, ce n’est pas là le système que l’on a suivi jusqu’à présent. Imbus de cette funeste erreur philosophique que les peuples, avant la venue temporelle du Verbe-Jésus, n’avaient qu’une Religion naturelle, produit de la spontanéité native des forces naturelles, de la Raison seule, les savants et les prêtres refusaient de croire à ces traditions et craignaient même de trouver des ressemblances chrétiennes dans les croyances païennes. Ils prétendaient que ces croyances n’auraient pu avoir lieu qu’en vertu d’une révélation directe et nouvelle de Dieu à ces peuples.
Ainsi M. de Guignes a mis en tête de son édition du Chou-king un beau travail du P. Prémare, auquel il a donné pour titre : Discours préliminaire, ou recherches sur les temps antérieurs à ceux dont parlent le Chou-king, et sur la mythologie chinoise, par le P. Prémare 7. C’est le recueil des traditions mythologiques des Chinois et de tout l’Orient. Il est extrait principalement de Lo-py qui a donné à son livre le nom de Lou-sse ou Les choses laissées sur le chemin, contenant en effet les fables et les traditions rejetées par les historiens. On y trouve des personnages et des faits mythiques, comme ceux de la Grèce ou de Rome, mais sur lesquels la critique moderne peut et doit s’exercer : c’est le plus grand champ de recherches et de découvertes dans l’histoire obscure des temps primitifs.
Dans ces fables et ces mythologies, il y a et il a dû y avoir des vestiges des enseignements du premier professeur et instituteur de l’homme, le Verbe-Jésus. Cet enseignement a laissé des traces dans toutes les mythologies, mais elles sont plus nombreuses en Chine que partout ailleurs.
D’après les funestes et faux enseignements philosophiques, tous ces vestiges provenaient des connaissances naturelles, fruits spontanés de l’esprit humain ; alors le savant s’est effrayé, et il a conclu que s’il en était ainsi, il en serait fait du Christianisme, qui serait devenu une religion naturelle ; et alors qu’a fait M. de Guignes ? il a purement et simplement retranché tous les textes où le P. Prémare rapprochait les traditions chinoises des croyances bibliques, ce qui aurait comporté, pensait-il, une Révélation directe et aurait constitué les auteurs chinois en Prophètes. C’est ce qu’il avoue lui-même :
« Plusieurs Missionnaires, dit-il, qui avaient trouvé dans l’histoire chinoise des détails qui ne leur paraissaient pas convenir à la Chine, ont pensé que toute cette ancienne histoire n’était qu’une allégorie, que les rois ou princes dont il est parlé dans le Chou-king, n’avaient jamais existé, que ceux qui se sont distingués par leurs vertus n’étaient que des types du Messie, et, en conséquence de cette idée, ils ont cru retrouver tous nos mystères, annoncés prophétiquement, dans cette histoire allégorique... Le P. Prémare a fait usage de toutes ses connaissances pour l’établir ; on serait surpris de le voir trouver partout des traces prophétiques de la Religion chrétienne. L’ouvrage sur les temps fabuleux des Chinois a été fait à ce point de vue. J’ai cru qu’il était inutile de laisser subsister, dans un morceau plein d’érudition, toutes ces idées ; j’ai retranché toutes les petites réflexions qui pouvaient y avoir rapport, et comme le P. Prémare a mis à la marge les passages en chinois, je les ai revus. Par ce moyen, cet ouvrage devient très précieux, puisqu’il nous donne toutes les anciennes Fables chinoises 8. »
Sur cela nous devons dire que quelques Missionnaires ont eu tort de nier l’existence réelle de plusieurs empereurs ou patriarches chinois. Ils pouvaient être en même temps réels et types, comme Abraham et Isaac dans la Bible. C’est à la critique à discuter cette question 9.
À la suite de M. de Guignes, M. Abel Rémusat, comme Fourmont, refusait de voir des traditions sacrées dans les livres chinois, sous prétexte que les anciens Chinois n’étaient pas prophètes 10.
À leur suite, M. Stanislas Julien tombe dans la même erreur, et pense que s’il y avait des vestiges chrétiens dans leurs livres, il faudrait dire que Dieu aurait fait aux Chinois une Révélation anticipée 11 ; comme s’il n’y avait pas eu une révélation primitive avant celle qui a eu lieu, quand le Verbe s’est fait homme.
Chose singulière, le P. Prémare lui-même se laisse aller jusqu’à traiter certains auteurs chinois de Prophètes 12.
Enfin, même de nos jours, il y a encore des prêtres et des missionnaires qui, ne pouvant plus nier les similitudes chrétiennes des paroles de Confucius, arrivent à dire qu’ « il ne serait pas impossible qu’il eut prophétisé, comme l’ânesse de Balaam 13. »
Tel est l’état de la science chinoise parmi les chrétiens imbus des principes puisés dans les Cours de philosophie fondés sur les seules forces naturelles. Après eux, les savants non chrétiens, si nombreux en ce moment, et qui ont fait leur éducation à l’École normale et dans les Lycées, où toute la Philosophie est fondée sur la spontanéité de M. Cousin, et sur la Raison, seule origine et juge de toutes les croyances, se sont emparés des faux principes de la Théologie naturelle, et trouvant, dans les livres chinois et autres, des similitudes incontestables avec les croyances chrétiennes, en ont conclu que le Verbe-Jésus, ce fils du charpentier, avait voyagé en Orient et que c’est de là qu’il a tiré cette doctrine récente, appelée Christianisme.
Ce sont ces erreurs matérielles et palpables que nous voulons corriger, et c’est pour cela que nous avons publié le présent ouvrage du P. Prémare.
C’est un commencement. Il y a bien d’autres ouvrages en Chine, qui nous feront connaître les fables, la mythologie, les traditions des temps antiques. On a traduit et retraduit les fables grecques et latines qu’on trouve dans Orphée, Hésiode, Homère, Apollodore, Virgile, Ovide, Hygin, etc., pourquoi ne pas traduire le Choué-ren, expliquant le pourquoi de la combinaison des anciens caractères et qui nous apprend par exemple que les anciens Chinois s’abordaient en disant : Quand est-ce que l’Agneau viendra ? et Est-ce que le Serpent n’est pas caché ici 14 ? Il y a aussi à traduire le Lou-sse de Lopi, qui contient les choses laissées sur le chemin, si souvent cité ici par le P. Prémare, et le Chan-haï-king, le livre des fables antiques 15 et le Eul-ya, et le Sse-ky de See-ma-tsien, qui nous dit que les anciens rois sacrifiaient à la Suprême unité, tous les sept jours 16.
On a traduit le Y-king, le livre majeur et premier des Chinois ; mais on l’a mal traduit. Le P. Regis a eu l’inconcevable pensée de supprimer les commentaires de Confucius pour y substituer les siens. Le seul extrait complet, texte et traduction, de ce livre est celui que M. Pauthier a donné dans les Annales contenant le 24e Koua, celui de la Semaine et du Repos du 7e jour 17. Ce livre renferme de nombreux mystères indéchiffrables pour les Chinois, mais qui ne sont pas inaccessibles à la savante critique moderne.
Il y a surtout un livre, inappréciable pour la connaissance de toute la science ancienne et moderne des Chinois ; c’est le Pén-tsao Kang-mou, contenant toute l’Histoire naturelle de la Chine 18, mieux faite et plus instructive que celle que Pline nous a laissée pour les Romains et les Grecs. M. l’abbé Perny en a commencé une traduction, mais un seul homme ne peut éditer un semblable ouvrage ; il est étonnant que le Gouvernement, qui fait les frais de tant d’ouvrages arabes et autres, ne songe pas à en faire faire la traduction et la publication.
Toutes ces traductions sont faciles en ce sens qu’il n’y a aucun ouvrage qui soit divisé plus méthodiquement, plus complètement en livres, chapitres, versets, avec tables, comme ceux des Chinois ; on ne sait pourquoi ces divisions n’ont pas été suivies par la plupart des traducteurs.
Le Li-ky a été traduit par M. Gallery, mais ce n’est que l’édition abrégée, laquelle a retranché les plus précieux renseignements.
Nous devons, en finissant, dire un mot sur la transcription des Noms propres chinois. En général, nous avons suivi l’orthographe du P. Prémare : c’est celle des Dictionnaires de De Guignes et de la plupart des anciens Sinologues ; cependant dans les notes, nous avons plusieurs fois introduit une prononciation différente. Ce n’est pas une négligence ; en agissant ainsi nous avons voulu faire connaître la prononciation nouvelle. La question de l’orthographe des noms est toute différente pour les divers pays ; ainsi le même mot que nous prononçons tchang, les Anglais le prononcent schan et ainsi des autres peuples. Il arrivera un temps, où pour savoir le vrai nom propre chinois, il faudra en tracer les caractères.
Pour rendre notre ouvrage plus utile, nous avons composé deux Tables alphabétiques. Dans la première, nos lecteurs trouveront tous les textes de la Bible, que cite le P. Prémare ou auxquels il fait allusion, nous l’avons appelée Table de concordance des textes bibliques avec les traditions chinoises. Dans la seconde, nous avons cité les noms de tous les auteurs et des livres chinois, dont il est parlé dans l’ouvrage. Nous ne croyons pas qu’il existe nulle part un recueil qui donne le nom d’à peu près tous les auteurs historiques et philosophiques des Chinois avec les extraits et les textes de leurs livres ; connue nous l’avons dit, nous regrettons de n’avoir pu préciser les livres et chapitres où se trouvent ces textes. Le P. Prémare et la plupart des missionnaires ont eu le tort de ne pas les indiquer. Les missionnaires actuels auront à remplir ces lacunes.
Ils pourront s’aider du volume où M. Wylie donne en chinois le nom des auteurs et des ouvrages, avec une courte notice sur chacun d’eux.
En terminant, nous devons dire que nous n’entendons pas approuver toutes les étymologies, toutes les explications et opinions du P. Prémare. Nous avons voulu donner un spécimen de la science et des croyances des Chinois, et nous laissons à nos Missionnaires le soin de les éclaircir et de les compléter, et à nos Savants européens une matière à étudier.
Édit de l’empereur Kang-hi qui reconnaît que la religion du Christ est bonne, et permet de l’enseigner dans l’Empire.
Dans un livre qui prouve que les Vestiges des principaux dogmes du Christianisme primitif ont été conservés dans les anciens livres Chinois et que c’est avec ces textes que les missionnaires doivent entrer en discussion avec les Mandarins chinois, il nous semble très utile qu’ils commencent par leur apprendre que leur Tribunal des Rites et leur fameux empereur Kang-hi ont déjà approuvé la doctrine du Verbe-Jésus Christ, auteur de ce Christianisme primitif. Nous aurions voulu en donner l’original, mais il nous a été impossible de le trouver. Nous nous bornons donc à en donner la traduction. Les missionnaires auront à le chercher dans le recueil chinois des décrets.
« Moi, votre sujet, Kou-pa-taï, premier Président de la Cour souveraine des Rites, et chef de plusieurs autres Tribunaux, je présente avec respect cette requête à Votre Majesté, pour obéir à ses ordres avec soumission.
« Nous avons délibéré, Moi et mes Assesseurs, sur l’affaire qu’elle nous a communiquée et nous avons trouvé que ces Européens ont traversé de vastes mers, et sont venus des extrémités de la terre attirés par votre haute sagesse, et par cette incomparable vertu qui charme tous les peuples et qui les tient dans le devoir. Ils ont présentement l’intendance de l’Astronomie et du tribunal des Mathématiques. Ils se sont appliqués avec beaucoup de soin à faire des machines de guerre, et à faire fondre des canons dont on s’est servi dans les dernières guerres civiles 19. Quand on les a envoyés à Nip-chou avec nos ambassadeurs pour y traiter de la paix avec les Moscovites, ils ont trouvé moyen de faire réussir cette négociation. Enfin, ils ont rendu de grands services à l’Empire.
« On n’a jamais accusé les Européens qui sont dans les Provinces, d’avoir fait aucun mal, ni d’avoir commis aucun désordre. La doctrine qu’ils enseignent n’est point mauvaise ni capable de séduire le peuple et de causer des troubles.
« On permet à tout le monde d’aller dans les temples des Lamas, des Hu-chang (des Bonzes), des Tao-ssée, et l’on défend d’aller dans les Églises des Européens, qui ne font rien de contraire aux lois ; cela ne paraît pas raisonnable. Il faut donc laisser toutes les Églises de l’Empire dans l’état où elles étaient auparavant, et permettre à tout le monde d’y aller adorer Dieu, sans inquiéter dorénavant personne.
« Sur cela : Nous attendons l’ordre de Votre Majesté pour faire exécuter cet arrêt dans toute l’étendue de l’Empire.
« Fait par les membres du Tribunal en corps, le 3e jour de la 2e lune de la 31e année du règne de Kang-hi 20. » (C’est-à-dire le 20e de mars de l’année 1692.)
L’Empereur approuva cet édit le 22 mars. Sitôt que l’Empereur eut confirmé l’édit, qui permettait si solidement le Christianisme dans tout son Empire, la Cour souveraine des Rites l’envoya aux Vice-Rois des provinces, afin qu’ils le fissent publier avec les cérémonies ordinaires, dans tous les lieux de leurs gouvernements, c’est-à-dire dans près de 2 000 tribunaux. Voici l’ordre que cette Cour en donna :
« Vice-Rois des provinces, recevez avec soumission cet Édit impérial, et dès qu’il sera entre vos mains, lisez-le attentivement, respectez-le, et ne manquez pas de l’exécuter ponctuellement. Faites-en faire des copies, envoyez-les à tous les Gouverneurs des villes, et donnez-nous avis de ce que vous aurez fait. »
Le P. Le Gobien ajoute :
« Les édits de l’Empereur ont force de loi, et cette loi est plus universelle, ou du moins plus authentique, quand elle est suivie de l’enregistrement général de tous les Tribunaux.
« Ainsi la Religion chrétienne ne peut être établie dans l’Empire chinois sur des fondements plus solides et plus inébranlables qu’elle l’est à présent 21. »
En effet la liberté était donnée de prêcher la Bonne Nouvelle du Verbe-Christ. Mais l’homme ennemi sema l’ivraie dans le beau champ que le Père de famille avait donné à cultiver. On transporta en Chine les querelles, les inimitiés qui régnaient en Europe. On y transporta les questions philosophiques de la religion naturelle, toute la scholastique, et le Verbe-Jésus et les Missionnaires furent tous bannis de l’Empire.
Appendice.
Le manuscrit du P. Prémare écrit sur papier de Chine compte 329 pages doubles et est daté de Canton, 21 mai 1724. Il porte pour désignation, dans le catalogue de la Bibliothèque de la rue de Richelieu, les signes : N. F., 2230.
Il existe dans cette Bibliothèque plusieurs autres manuscrits dont nous pourrons faire usage, entre autres :
1. Explicatio eorum quæ spectant ad Declarationem præclari imperatoris Kam-Hi circa Cœli, Confucii et Avorum cultum, datam anno 1700. Accedunt primatum doctissimorumque virorum et antiquissimæ traditionis testimonia. Opera Patrum Societatis-Jesu, Pekini pro evangelii propagatione laborantium. (Fonds latin des nouvelles acquisitions N° 145.)
La déclaration est en chinois et en tartare, le reste en latin.
2. Cu-kin-kim-tien-kien. Liber novus e Sinico idiomate in latinum versus a PP. Placido Hervieu et J.-H. de Prémare ; auct. P. Joach. Bouvet, anno 1706 : De cultu cœlesti Sinarum veterum et modernorum (Ib., No 155).
3. Documents relatifs aux missions chinoises et remarques en latin sur le livre Tao-te-king. – Lettre du P. de Prémare du 25 octobre 1707 (8). – Dissertation sur les lettres et les livres de Chine tirée d’une lettre au P. de Briga, interprète de la Bande d’Isis. – Lettre du P. de Prémare au P. de Lynières, 1er octobre 1723 (52). – Autres lettres du même, 29 octobre et 12 novembre 1730 (54 et 57) (Nouv. fonds latin No 156).
4. Traditio prophetica præcipuorum mysteriorum de Christo redemptore, deprompta ex canonico Sinarum libro Xi-Kim, et proponenda ministris evangelicis ad suadendum omnibus, quanto cum fundamento, tota Natio sinensis usque in cœlum extollat suorum librorum canonicorum doctrinam, et quanta ex iis erui possint adjumenta ad suadendam præsertim doctis Sinis captu difficiliores Christianæ legis veritates.
5. Synopsis sacræ temporum propheticorum doctrine (17). – Demonstratio æterni et sacri mysterii legis evangelicæ, symbolice et prophetice reconditi in hieroglyphicis Sinarum monumentis (41). – Supplementum seu confirmatio demonstrationis anno 1719 prolatæ ad persuadendum auctorem totius hieroglyphicæ Sinarum litteraturæ et primum ipsorum legislatorem Fo-hi, non alium fuisse quam sanctum patriarcham et prophetam Henochum (66 et 86).
6. Tabulæ formarum numericarum arithmeticæ symbolicæ cum novo supplemento, pro computo magico et characterismo temporum propheticorum anno 1726. – Excerptum ex Cabala hebræorum Kircheri (123). (Nouv. fonds latin No 1173.)
On voit dans ces ouvrages combien les PP. Jésuites se trompaient en regardant les anciens livres chinois comme contenant des prophéties, ce qui constituait les auteurs chinois comme des prophètes inspirés de Dieu, au lieu d’y reconnaître des auteurs, conservateurs plus ou moins fidèles des traditions primitives.
Le fonds chinois de la Bibliothèque des manuscrits forme 4831 volumes : savoir 807 dans l’ancien fonds décrit par Fourmont, et 4024 dans le nouveau fonds. Mais il est mal catalogué. Souvent il n’y a que le titre chinois seul ou littéralement traduit. Ces livres attendent un Bibliothécaire savant et intelligent.
Nous avons dans notre Bibliothèque un manuscrit de 68 pages petit in-folio ayant pour titre : Essai d’introduction préliminaire à l’intelligence des Kings, c’est-à-dire des monuments antiques conservés par les Chinois. – Nous en donnerons connaissance.
Augustin BONNETTY.
Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1878.
1 Vol. in-8 de XV-511 p., au bureau des Annales de philosophie, prix : 20 fr.
2 Et honorem vocis audierunt aures eorum (Eccli. XVII, 11).
3 Sur ce manuscrit, voir l’Appendice ci-après.
4 Voir Annales, t. XIV, XV, XVI, XVIII, XIX (2e série), 1837-39.
5 Les Annales de philosophie ont donné des spécimens de ces caractères dans leur t. XVI, p. 227 (4e série) pour ceux de M. Julien, et t. III, p. 126, et souvent pour ceux de M. Pauthier (5e série).
6 Et fiet unum ovile et unus pastor (Joan. X, 16).
7 Chou-king, de la p. XLIV à CXLIX.
8 Préface de Chou-king, p. XLII.
9 Voir un essai de cette critique dans le tableau ci-après, p. 403.
10 Rémusat, Nouv. mélanges asiat., t. II, p. 247 ; voir Annales de phil., t. VII, p. 312 (6e série).
11 Voir sa traduction de Tao-te-king, p. IV.
12 Voir ci-après.
13 Voir Confucius, Essai historique, par M. l’abbé Gennevoise, missionnaire en Chine, p. 55, Rome, 1874. – Voir Annales de philosophie, t. VIII, p. 467 (6e série).
14 Voir ci-après.
15 Une traduction de ce livre par M. E. Burnouf a été annoncée, mais ce n’est qu’un très court extrait, dans Congrès provincial des orientalistes, en 1874, p. 131, Paris, Maisonneuve. – M. Bazin a traduit le commencement dans Journ. asiat., t. VIII, p. 327 (3e série).
16 Voir cet extrait, texte et traduction littérale, par M. Pauthier, dans les Annales, t. XX, p. 372 (4e série).
17 Voir cet extrait dans les Annales, t. XX, p. 465 (4e série).
18 In-4°, Paris, Maisonneuve. – Nous en avons deux exemplaires en 53 petits cahiers in-12.
19 Voir dans Hai-Koue-thou-tchy, 1. 55, p. 10-14, 19, 31-42, les gravures de toutes les machines inventées par les PP. Schall et Verbiest pour fondre les canons en Chine. Il est très probable que ces gravures sont du P. Verbiest et que le 55e livre est l’ouvrage qu’il composa sur la fonte des canons. Voir du Halde, Description de la Chine, t. II, p. 56, in-4, La Haye, 1736.
20 Histoire de l’Édit de l’empereur de Chine en faveur de la religion chrétienne, etc., par le P. C. le Gobien, p. 183, in-12, Paris, 1698.
Voir cet édit dans Mailla, Hist. de la Chine, t. XI, p. 163. Il n’est indiqué dans la table des matières que par ces mots : Kang-hi est favorable aux missionnaires ; et dans du Halde, Description de la Chine, t. III, p. 137, in-4°, La Haye, 1736.