Babylone 1
par
Henry BORDEAUX
À M. POL DEMADE
TANDIS que le plus abject vaudeville est discuté en plusieurs colonnes dans les quotidiens, un silence presque absolu fut gardé par la presse lors des représentations de la Babylone du sâr Peladan au théâtre de l’Ambigu. C’est le 21 et le 28 mai derniers que cette œuvre, d’un art hautain, auparavant jouée une seule fois au Salon de la Rose+Croix du Temple et du Graal, palpita sur la scène devant des spectateurs enthousiasmés, et puisque ces journalistes – que Barbey d’Aurevilly qualifiait dédaigneusement les trompettes du rabâchage – se refusent à parler de tout ce qui dépasse les potins du boulevard et l’habituelle médiocrité, il importe de rompre cette conspiration du silence et d’exalter, comme il sied, le grand artiste qui s’efforce d’atteindre la Beauté souveraine.
Voici donc le sujet de Babylone et la mentalité de l’œuvre :
I. – L’ORACLE D’ILOU.
LE sâr Mérodack Baladan, roi de Babylou, est étendu nonchalamment dans son palais. Les désastres s’accumulent sur sa tête, sans briser son orgueil : c’est en vain qu’il opposa sa jeunesse et sa force aux monarques de Ninive, Trouklat-Habal, Salmanasar, Sargon, Sinnakirib ; l’énumération de ses défaites, à Kalou, à Dour Atktar, à Dour Yakin, à Kis, se dresse devant sa mémoire, lui rappelant la lutte inutile contre le Destin inévitable. Et, pour grandir son désespoir, le messager Uruck lui clame la prophétie d’Esaïe chantant la ruine de Babylou.
Mais le Sâr s’appelle l’Obstiné, et, se réfugiant en son orgueil comme en un temple inviolable, il insulte le Destin contraire et lui oppose sa volonté tendue tout entière contre lui. À Mérodack, s’entêtant à combattre et à vouloir sauver la patrie perdue, le vieillard Nakhounta, l’archimage de Babylou qu’éclaire sur la vie la pensée de la mort prochaine, murmure lentement : – La patrie de toujours s’appelle la lumière. La force est passagère et vaine, et le règne des instincts et des violences périra ; seule la pensée demeurera triomphante, et seules ses œuvres vivront... Mais il refuse de révéler au Sâr l’oracle d’Ilou, la page sibylline où sont écrites les destinées de Babylou et du monde.
Tandis que le vieillard s’éloigne, une femme long-voilée, attirante en sa grâce mystique que seule révèlent ses albes vêtements, s’avance vers le sâr Mérodack et lui offre de lui livrer l’oracle.
Doucement, avec des caresses dans la voix monotone et frémissante, elle annonce la mort de l’ancien monde et sa rénovation par le nouveau principe de la pitié et de l’amour : – Ce qui s’est élevé de terre retombera inerte. Seule la Pensée planera sur le monde jusqu’au jour où son fils viendra. Il naîtra sans avoir un père, il mourra sans avoir un temple : et il apportera la justice nouvelle, qui s’appelle le pardon ; il donnera la pitié et la douceur. Alors l’agneau viendra s’offrir à la dent des loups, et la colombe au bec de l’aigle ; alors la pitié sera aimée, la pitié qui fait détester la douleur dans autrui : et le règne de l’Agneau s’élèvera sur les hommes sauvés...
Le Sâr, troublé d’abord par ces paroles, se remémore soudain les batailles de jadis et sa confiance en lui-même. Il se méfie de cette femme, sans doute inspirée par Ninive, et la chasse. Alors, la femme rejette ses voiles : elle est Samsina, la fille du grand-prêtre Nakhounta, et pour établir auprès du Roi – dont elle est amoureuse – sa loyauté, elle lui révèle la traîtrise d’Uruck qui sert les intérêts de Sinnakirib, et la marche des Ninivites sur Babylou. Mérodack, terrible en sa colère, saisit sa flèche d’or et crie au traître Uruck d’emplir ses yeux de clarté une suprême fois, avant qu’il ne crève ses paupières et ne fasse descendre l’éternelle nuit en ses regards. Mais Samsina arrête la main levée du Sâr, elle redit le leit motiv du pardon, demandant la lumière pour ces yeux condamnés qui refléteront en splendeur l’image du Roi clément, et Mérodack, commençant à comprendre le mystère de la loi d’amour remplaçant la loi de force, abandonne sa flèche d’or à Samsina, qui la brise.
II. – LE MIRACLE DU TAU.
SUR la plus haute tour de Babylou, la forme blanche et hiératique de l’archimage Nakhounta apparaît aux clartés lunaires. Auprès de lui se dressent les simulacres des sept planètes, dieux du royaume, fixés au faîte de sept colonnades, et le signe du Tau, suprême symbole fait de deux lignes perpendiculaires. Et le vieillard contemple la défaite de Mérodack, dont l’armée, prise de panique, fuit devant Sinnakirib : Babylou va mourir, et, devant sa ruine prochaine, Nakhounta murmure : – Au-dessus de mon cœur qui saigne, mon lucide esprit doit planer... – Il s’élève au-dessus des choses contingentes, et de la mort des patries, pour préparer le règne souverain de la Pensée et la Religion future. Au seuil de l’oubli où ils vont descendre, il offre le dernier encens aux dieux de Babylou : Ilou, dieu unique des initiés ; Anou, Bel et Nouah, trinité kaldéenne ; Mérodack, Adar, Nébo, Istar, Nergal, Sin et Samas. Et, prolongeant sa rêverie à cette heure suprême de l’histoire où le destin d’un royaume s’accomplit, il rêve de transformer le sâr Mérodack, héros guerrier, en le héros mystique dont la pensée continuera la sienne et qui sera le précurseur de l’unique Dieu dont l’existence s’affirme en sa lucidité de vieillard et d’initié.
Sur la tour solitaire dont s’éloigne Nakhounta, le roi de Babylou s’avance aux lueurs des éclairs déchirant la nuit orageuse. Il porte en lui l’âcre désespoir de la défaite définitive : demain, au jour levant, Sinnakirib entrera dans la ville, et tous les habitants seront massacrés, et tous les monuments seront détruits ; de ce qui fut Babylou, il ne restera que de dérisoires vestiges ne rappelant rien aux hommes oublieux des fastes du passé. Demain, au jour levant, Babylou aura cessé d’être, et cinq mille années de splendeur n’auront servi qu’à préparer la gloire de Ninive.
Et la colère du héros retentit parmi le fracas des tonnerres. Et quand, aux clartés brèves de la foudre, il aperçoit les simulacres des dieux dormant en leur sérénité, il les implore et les conjure de sauver Babylou, et devant le silence morne des pierres, il s’irrite et les invective à grands cris :
– Debout, les dieux ! Dressez-vous dans votre ciel, s’il existe, et venez à l’aide de Babylou. Cinq mille ans, des genoux se ployèrent dans la poussière pour vous supplier, et des voix montèrent, humiliées, pour vous implorer. Cinq mille ans, vous eûtes le respect et l’amour des générations anéanties dans votre adoration. Et vous ne feriez pas un miracle pour sauver votre ville ! C’est vous-mêmes qu’il faut défendre, car demain ma défaite entraînera votre ruine et vos temples saccagés ne seront plus que des débris et des cendres. Debout, les dieux, debout !
Et son âpre ironie insulte leur impuissance. Alors, rejetant ses croyances et profanant sa foi, le Sâr bondit sur les symboles et les renverse tour à tour, les couvrant de honte et de mépris, puisqu’ils attestèrent leur faiblesse en la défaite de Babylou. Et quand ils gisent à terre, comme de la vaisselle brisée, Mérodack les blague encore avec une majestueuse insolence.
Sa rage n’est point assouvie. Il aperçoit le signe suprême du Tau, et s’élance pour l’anéantir encore, lorsque Samsina surgit pour couvrir de son corps le symbole souverain. De ses mots les plus doux et les plus caresseurs, elle console le Sâr, humilié d’être plaint par une femme, lui qui n’aime que la patrie, et troublé cependant d’un frisson inconnu et délicieux. Comme il lui avoue la mort de tous ses rêves, de tous ses espoirs et de toutes ses croyances, elle lui redit l’oracle d’Ilou et les admirables paroles de pitié et d’amour. Puis, tombant en extase, elle a la vision de Bethléem et de la naissance de Jésus, et comme le Sâr a réclamé un miracle pour croire, soudainement l’une des barres du Tau s’allonge, et une Croix lumineuse, dominant la nuit noire de sa mystérieuse clarté, apparaît devant eux, et tous deux s’agenouillent en l’ineffable désir du Dieu unique dont cette croix est l’extraordinaire symbole.
III. – HONNEUR AUX VICTIMES. – VICTOIRE AUX SOUFFRANTS.
SINNAKIRIB est entré dans Babylou. Au temple de Bel, il clame sa victoire, et la brute conquérante illimite son orgueil qui remplit la vacuité de son cerveau. Cependant, l’archimage Nakhounta, loin de s’humilier devant lui, a crié l’invective aux conquérants qui n’entreront jamais dans la vie éternelle, car devant eux se dressera toujours le charnier de leurs gloires. Et l’orgueil du roi de Ninive s’irrite de ne pouvoir se grandir de l’humiliation du Sâr Mérodack, qu’il peut vaincre au combat et briser dans les tortures, mais qui demeure obstinément invaincu en sa fierté imbrisable : dans son délire de vanité, exploitée par l’habileté de Nakhounta, il jure de pardonner aux habitants de Babylou et d’épargner ses monuments si Mérodack s’agenouille devant lui et baise sa chaussure.
Le grand miracle de la victoire du Sâr sur lui-même s’accomplit. Pour l’amour de Samsina l’adorante, et par la mystérieuse transformation de son être, Mérodack, dont la fierté fut infinie et invincible, consent à l’infâme humiliation : en vain l’orgueil de sa chair en frémit, et la noblesse de sa royauté se cabre et se révolte : il triomphe de lui-même, et tandis que pleure Samsina qu’éblouit la grandeur de son acte, il s’avance, tout de blanc vêtu, récitant l’oracle d’Ilou, et, venant s’offrir en holocauste, il s’étend sur la terre et le Ninivite pose son pied sur la tête du Sâr.
Puis, celui-ci se relève, pâle et souffrant ; il va s’éloigner à tout jamais de Babylou, et gagner la terre d’exil avec Nakhounta et Samsina, lorsque Sinnakirib arrête cette dernière et lui arrache une corbeille qu’elle emporte, croyant y trouver les choses les plus précieuses de Babylou, dont veulent le frustrer les exilés : mais, de la corbeille renversée, il ne tombe qu’un peu de terre, un peu de la terre de la patrie, qui devait rappeler aux partants le sol aimé de Babylou...
IV. – LA MORT DU MAGE.
L’AMOUR n’a été pour Mérodack que le passage de l’orgueil et de la force à la pensée et à la vérité. Il lui a révélé la pitié et la douceur, et, dans les caresses de Samsina, le Sâr s’affranchit des instincts brutaux et des vanités contingentes. Mais l’amour ne fut pour lui qu’une étape, qu’il devait franchir pour s’élever jusqu’à l’Idée pure.
Maintenant, dans le soir couchant où la mer murmure, paresseuse et magnifique, il console Samsina dont l’amour se mélancolise à son abandon : il sublimise son amoureuse et l’élève jusqu’à l’universel amour, où la tendresse est charité et la caresse est bonté.
Nakhounta, le vieillard, va mourir : avant d’abdiquer sa vie terrestre, il remet la tiare à Mérodack, son continuateur, puis il prophétise, car ses yeux de mourant contemplent déjà les choses inconnues et devinent les choses futures. Il voit les générations à venir gouvernées par la loi nouvelle et régénérées par la pitié et l’amour ; puis, plus loin encore, dans le crépuscule des jours très lointains, il voit cette loi elle-même tombant en décadence par le trop grand amour de la femme et par la mesquinerie des prêtres. Les religions se transforment et meurent : seul reste toujours le sentiment religieux ; celui qui veut être un précurseur doit discerner dans le futur la religion nouvelle, celle qui éternellement demeurera par la noblesse de son enseignement... Et comme l’archimage implore une suprême fois le Tau, il dit, en une extase merveilleuse, sa vision intérieure du Golgotha et la splendeur rédemptrice du Christ expirant, et ses yeux, avant de se fermer, contemplent le miracle renouvelé du Tau, la Croix lumineuse éclairant la Vie humaine...
⁂
Telle est cette œuvre extraordinaire dont certaines parties sont sublimes. Sans doute, elle a des défauts qui la déparent par endroits : elle manque de psychologie, et la phrase, toujours noble, est parfois emphatique et redondante ; au point de vue théâtral, elle offre peut être trop de monologues et trop de longs discours, bien qu’elle indique cependant un retour aux formes classiques du théâtre grec. Mais la critique vit d’admiration et non de chicane, ainsi que l’écrivait Ernest Hello, et que sont ces défauts auprès de l’harmonieuse musique du style, du prestige de sa forme et des merveilleux symboles qui s’incarnent en cette œuvre ?
Babylone, c’est le chant de l’Idée chrétienne, du pardon et de la pitié, s’imposant au monde païen des instincts et de la force, et le régénérant par la seule pensée et par le seul amour ; – et c’est aussi l’élévation de l’être, symbolisée en ce développement du sâr Mérodack, devenant, du héros guerrier qu’il était tout d’abord, du héros fasciné par le rêve de patrie et de gloire et y déposant son orgueil et son énergie, un héros mystique, capable de planer au-dessus des contingences inutiles jusqu’aux régions de l’Idée pure, après avoir été le héros passionnel, celui qui, dans son amour, dépose la pureté de son âme et son souverain désir.
De semblables représentations exhaussent l’âme des spectateurs et leur donnent un instant le réconfort des visions de Beauté. Avoir vu Axël, Babylone, ou les prodigieux drames d’Ibsen, ou même l’Image de Maurice Beaubourg, est un précieux stimulant pour les êtres amoureux de l’Art, pour tous ceux qui cherchent dans la vie autre chose qu’une satisfaction d’amour-propre, une jouissance basse ou un sordide intérêt. Puis, il faut avoir vu l’ineffable émotion du public, écoutant les visions de Samsina et de Nakhounta, où transparaissent les glorieux mystères de la naissance et de la mort de Jésus-Christ, pour connaître jusqu’à quelle profondeur la vieille foi chrétienne est encore enracinée dans les âmes et quel frisson prodigieux trouble encore les êtres de cet âge crépusculaire, envahis par la désolation du scepticisme, lorsque passe sur eux une parole portant en elle un peu de l’essence de cette Religion tant combattue et toujours vivante...
Paris, ce 29 mai 1894.
Henry BORDEAUX.
Paru dans Durendal en 1894.