La crise de la famille française
par
Henry BORDEAUX
AVANT-PROPOS
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Ce livre a été écrit en collaboration avec le public. Ayant entrepris après la guerre dans l’Écho de Paris une enquête sur la Crise de la famille, je reçus un si abondant courrier que j’y pouvais découvrir les mille formes d’un malaise partout répandu. Ce courrier, pendant une année entière, n’a pas cessé de s’alimenter. De ces quelques milliers de lettres, en les classant par catégories, en ne retenant que celles qui expriment les opinions d’une classe sociale, d’un milieu, d’un ensemble de personnes, j’ai pu tirer des indications générales qui prennent, ainsi rassemblées, une valeur documentaire. Et sans doute convient-il encore de faire des réserves. Tout le monde n’écrit pas, ne se confie pas, ne se livre pas. Cependant, comme je n’ai utilisé que les correspondances signées et contenant une adresse, il me semble qu’il y a là un témoignage sur notre temps.
Témoignage souvent contradictoire : mais cette contradiction est dans l’homme lui-même comme dans la société. L’important est qu’il soit possible de tirer un ordre de ces éléments contraires. La vague de fond qui a déferlé sur nous, en se retirant, a laissé sur le rivage toutes sortes de décombres. Peu à peu, les choses et la vie reprendront leur cours normal.
Pendant plus de quatre ans, nous avons respiré la guerre à chaque minute. Elle a limité notre horizon. Elle finie, il nous semblait que cet horizon s’ouvrirait comme un rideau, nous laissant voir les paradis où nous entrerions. À mesure qu’elle se prolongeait, nous sentions bien que ces paradis devenaient plus aléatoires et moins fortunés. Trop de morts jalonnaient la route, trop de douleurs, de deuils et de misères nous accompagnaient. Néanmoins, la paix gardait ses prestiges. Après la joie de l’armistice, chacun pensait à se détendre. Il aurait fallu, en effet, que chacun pût se reposer, physiquement et, plus encore, moralement. La paix véritable est celle qui apporte la sécurité.
Nous n’avons pas encore, nous n’aurons pas de longtemps cette sécurité. Pendant plus de quatre ans, toutes les forces des hommes ont été employées à détruire. Notre pays a été le champ de ces destructions. De la mer aux Vosges notre sol a été martelé, pilé, bouleversé. Nos villages et nos villes ont été anéantis. Et, surtout, la fleur de notre jeunesse – notre joie et notre force – a été fauchée. Combien de temps sera-t-il nécessaire pour relever tant de ruines ?
LA CRISEDE LA FAMILLE FRANÇAISE
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I
LA CRISE DU MARIAGE
Les villes, les villages sans nombre, détruits par les Allemands, ont été rebâtis avec de la pierre et du bois, lentement, trop lentement, et jusqu’à présent à nos frais. Mais notre nation même, saignée par la perte de quinze ou seize cent mille jeunes gens, avec quoi se refera-t-elle ? Avec de la chair, des os et du sang. Elle ne peut se refaire que par la puissance du mariage et de la famille.
Or le mariage a été, lui aussi, touché par la guerre qui détruit en peu de temps ce que les siècles avaient construit. Pendant les premiers mois le lien conjugal s’était resserré. Comme le sentiment religieux, la tendresse des femmes s’était exaltée. Et il n’était guère de soldat qui ne portât sur son cœur la photographie d’une femme, souvent aussi de petits enfants. Je me souviens que mes camarades de l’état-major, chargés du contrôle postal dans les corps d’armée et les divisions – mission délicate qu’ils remplissaient avec conscience et respect – me disaient combien la plupart des lettres échangées entre maris et femmes à cette date étaient faites pour leur inspirer confiance dans le pays : commerçantes qui avaient repris tant bien que mal les affaires abandonnées, ouvrières multipliant les heures de leurs journées, paysannes se penchant sur la terre ou tenant elles-mêmes les mancherons de la charrue, bourgeoises surveillant les études et l’éducation des petits, il y avait là une volonté admirable de remplacer les absents, de se garder pour eux, de faire en sorte qu’à leur retour ils retrouvassent sans difficultés leur poste ou leur terre. A-t-on oublié le dessin de Forain résumant d’une légende cette volonté de la France intérieure, une légende inscrite au-dessous d’une femme qui laboure : l’autre tranchée ?
Mais la guerre a duré trop longtemps. Il fallut, pour vivre, s’accoutumer à l’absence. De part et d’autre, on s’y accoutuma. À force de se conduire en hommes pour diriger leur maison, les femmes prirent l’indépendance des hommes. Beaucoup d’entre elles, peu à peu, se désintéressèrent de leur foyer mort. Elles y rentrèrent le moins possible. Elles se firent infirmières, ouvrières d’usine, commerçantes. Elles cherchèrent à la ville un emploi. Ou, du village même, elles prirent l’habitude de se rendre à la ville. De leur côté, les hommes se firent de leur propre vie une autre image. Blessés, ils avaient été soignés par des mains plus Fines. À l’armée, ils recevaient des lettres plus développées et amplifiées de marraines parfois équivoques. Ils lisaient plus qu’ils n’avaient fait. Ils réfléchissaient plus qu’ils n’avaient réfléchi. Ils apercevaient en eux-mêmes des goûts nouveaux, des désirs inconnus, des tristesses oubliées, des ambitions obscures. Les permissions ne les satisfaisaient pas toujours. Ils débarquaient chez eux avec des illusions qu’en peu de jours ils perdaient, parce que ces illusions ne tenaient plus compte de la réalité. De loin on s’aimait encore : de près on se découvrait différents. Ainsi arriva-t-il que nombre de ménages ne furent plus unis que par l’absence.
Cette absence prit fin après l’armistice. Comme dans la chanson, chacun rentra chez soi, sauf tous ceux qui n’y devaient plus jamais revenir. Alors apparurent nettement ces divergences de caractères qu’on avait bien soupçonnées, mais dont on n’avait pas encore mesuré les effets. Certes, la joie du retour fut grande dans combien de foyers français ! Avec quel bonheur multiplié ces foyers reprirent leur vie d’avant-guerre ! Mais dans combien d’autres fallut-il reconnaître qu’on avait changé ! Le mari, parce qu’il avait fait la terrible campagne et supporté des misères sans nom, ne se croyait plus tenu à aucune patience et montrait des exigences excessives. La femme ne s’estimait plus astreinte à aucune docilité, ni même à aucune présence. Elle faisait ce que bon lui semblait et toute défiance lui paraissait injurieuse. Le résultat fut que les séparations officieuses ou judiciaires, que les divorces se multiplièrent.
En un temps qui paraît aujourd’hui préhistorique, on fit une célébrité à certain président Magnaud pour quelques jugements saugrenus qui se plaçaient au-dessus des lois. J’aimerais assez que l’on glorifiât aujourd’hui, avec une tout autre raison, le président dont je vais citer le jugement, mais dont j’ignore le nom. Il avait à juger une double demande en divorce : le mari et la femme refusaient pareillement de reprendre la vie commune. Ils n’avaient à se reprocher que leur humeur réciproque. Pas de trahison, pas de violence, pas de paroles irréparables. Mais une quasi-impossibilité de se supporter. Les petites choses jouent le plus grand rôle dans l’existence quotidienne. L’homme est ainsi fait qu’il supporte mieux une crise passagère que des ennuis journaliers. Donc, le mari et la femme réclamaient à grands cris le divorce. Le tribunal refusa de le prononcer, et il en donna les motifs :
« Attendu, explique le jugement, que, d’une façon générale, il importe de se montrer circonspect en semblable matière et de permettre aux époux séparés par la guerre, toujours enclins à considérer leurs droits en perdant de vue leurs devoirs, de se ressaisir, et de ne point faciliter l’obtention de décisions ajoutant aux catastrophes matérielles de la guerre les pernicieux effets d’une maladroite désagrégation morale ; que le mari doit, en qualité de chef de famille, tenter avec plus de douceur que de fermeté un effort méritoire pour reconquérir la mère de son enfant et sauvegarder l’existence de son foyer... » Ainsi le mari est-il invité à entreprendre une autre conquête que celle des positions ennemies, et pour cette conquête à quoi on le convie, il devra montrer plus de douceur que de fermeté. L’homme, disait saint François de Sales, est un animal assez rude, quand la société et la religion ne l’ont pas poli. La solitude développe en lui cette âpreté naturelle.
Et voici maintenant le tour de la femme : « Attendu qu’il y a lieu d’espérer, son affection maternelle ne pouvant être mise en doute, qu’elle comprendra facilement que, dans son intérêt comme dans celui de l’enfant, elle doit orienter le ménage vers les concessions réciproques et coopérer de son mieux à un rapprochement salutaire et durable... » À la femme, le tribunal rappelle les droits de l’enfant. Il compte sur les conseils de la tendresse maternelle. Dirai-je, cependant, que c’est, d’habitude, la femme qui fait les bons ou les mauvais ménages, et peut-être surtout aujourd’hui ? L’homme qui travaille est plus accessible à se plaire dans son intérieur, si sa femme veut se donner la peine de l’y attirer et de l’y retenir. Mais, pour l’y attirer et l’y retenir, il faut d’abord qu’elle y soit. Une Mme Benoîton, qui est toujours sortie, ne trouvera plus au logis M. Benoîton quand elle se décidera à y rentrer. C’est à la femme qu’il appartient de mettre de l’ordre dans sa maison, et d’y ajouter de la clarté, de l’agrément, la paix.
Elle est d’ailleurs invitée d’une façon pressante à réussir dans son entreprise d’entente conjugale. Car elle est dévisagée, guettée et menacée par une génération nouvelle qui la juge sans pitié – avec une tout autre sévérité que mon président de tribunal – et qui est prête à tourner en dérision son incapacité, ou même son insuccès : la génération des jeunes filles qui, elles, n’ont pas encore trouvé de mari, qui ne sont pas assurées d’en trouver, et dont il convient de s’occuper.
II
LA VIE COMMUNE
La crise du mariage est-elle donc si grave et si fréquente ? Il me semble que j’ai fait ce geste du promeneur qui plonge le bout de sa canne dans une fourmilière : c’est aussitôt une agitation incroyable, tout un petit peuple noir en mouvement. Les témoignages sont venus par centaines, non point du tout ces lettres qui flattent la vanité d’un auteur par l’intérêt qu’elles prennent à ses phrases, mais celles qui, reconnaissant le diagnostic d’un mal, en signalent les symptômes, les progrès, l’étendue et réclament des remèdes.
Il faut toujours, à l’entrée de ces études sociales, faire remarquer le danger des généralisations. Et précisément les bons ménages n’éprouvent pas le besoin d’appeler l’attention sur eux, ne fréquentent pas les tribunaux, ne font aucun bruit dans le monde. C’est un élément important, le plus important pour la santé morale de la nation, dont il convient de tenir compte quand on signale, d’autre part, les ravages causés par la guerre dans les mœurs.
J’écarte les lettres inutiles, mères qui se plaignent de la pénurie des gendres, jeunes filles qui cherchent un mari comme on cherche une situation, confidences, inévitables, confidences qui commencent presque toutes par : Ma vie est non pas un roman, mais un drame, adresses enfin, adresses d’agences matrimoniales ou d’agences de divorce. Car il y a des agences de divorce, qui ne craignent même pas la publicité, témoin celle qui s’affiche ainsi : Divorce très rapide, et à forfait, succès certain. Paris-province. Tarif inversement proportionnel à la durée de la procédure : 2.000 francs un an ; 5.000 francs trois mois.
Après cette élimination préliminaire, je range d’un côté les femmes qui se plaignent des maris et de l’autre les maris qui se plaignent des femmes, afin d’énumérer leurs griefs tour à tour. L’impartialité est rare ; elle est rare surtout en ménage. Un seul de mes correspondants cherche à en faire preuve : il donne tort à tout le monde, sur un ton courtois, mais désenchanté : « La désunion des époux pendant et après la guerre, dit-il, est due au grand nombre de ménages où l’habitude retenait seule au foyer le mari ou la femme. On est parti, on s’est immédiatement senti libéré. Comme il arrive à deux voyageurs de mauvaise humeur qui prennent des routes différentes, il semble qu’un allégement se soit produit. L’homme se sentait plus jeune, débarrassé des tracas journaliers ; la femme plus libre et plus maîtresse d’elle-même... » Mais ces voyageurs fatigués ne peuvent-ils se reposer ensemble ?
Ni les griefs des hommes, ni ceux des femmes ne sont bien variés. Les femmes reprochent aux maris d’être revenus de la guerre plus rudes de mœurs, moins polis, moins laborieux et plus vaniteux. Elles se sont elles-mêmes trop habituées à la liberté pour avoir retrouvé la souplesse de caractère dont elles avaient fait preuve autrefois, avant la guerre.
Le mari ! écrit l’une d’elles avec amertume, comme son caractère a changé ! L’habitude du feu, la vie des tranchées, toutes les louanges dont on l’a comblé l’ont rendu plus exigeant, il se croit supérieur. Comme il a souffert, n’a-t-il pas droit à beaucoup d’affection, de soins, d’indulgence ? Tout beau, Monsieur ! Pendant ce temps, la femme a souffert aussi, elle a lutté aux champs, à l’atelier, à l’usine, et elle s’est aperçue que vous n’étiez pas indispensable à la vie matérielle. Elle s’est débrouillée alors : parce que son cœur est son guide, elle chérissait encore l’époux et le père qui souffrait là-bas. Mais quand il a repris sa place au foyer, elle a voulu que les droits et les devoirs s’égalisent. Voilà le point sensible. L’homme réclamait son ancienne place, mais la femme ne se décidait plus à courber la tête et se posait en rivale. Pour achever de détruire le foyer, la cherté de la vie oblige la femme à travailler au dehors. Alors à quoi bon les enfants puisqu’ils iront en nourrice, qu’on sera privé du bonheur de voir leurs sourires et de guider leurs premiers pas ? En rentrant le soir à la maison, il faut préparer le repas, faire le ménage, le savonnage, raccommoder les vêtements... et puis se montrer souriante, attentive, dévouée et désireuse de plaire. Croyez-vous sérieusement que la tâche soit possible ? Réservez à la femme son chez elle, exigez du mari qu’il ne la considère pas comme une machine à travailler, mais comme son égale et sa meilleure amie, qu’il lui apporte l’argent de son labeur, et elle rendra le foyer agréable, le repas gai et savoureux, elle aura le temps et le courage d’être mère, seul but et seule consolation de la femme...
Entendez-vous toute la détresse que ces plaintes contiennent : plaintes bien mesurées, bien modestes, en somme. Que l’homme travaille un peu plus, afin de permettre à la femme de rester au foyer, d’aimer le foyer, qu’il soit plus simple dans son attitude habituelle, plus aimable, moins glorieux, qu’il sache résister aux compliments qui lui ont été prodigués, qu’il ait un peu plus de respect et un peu plus d’esprit de justice, qu’il fasse à sa compagne la part plus large, qu’il l’associe à ses travaux, à ses projets d’avenir, et la vie commune changera d’aspect. Il y a là une profonde tristesse et un ardent désir de reconstruire le bonheur disparu. Mais toutes les femmes n’ont pas cet accent.
Ah ! non, certes ! Que de lettres irritées, violentes, cruelles, impitoyables ! Les jeunes filles sont toujours plus impatientes. À beaucoup, le mariage n’inspire que des réflexions pleines de mépris.
Pensez-vous, dit l’une, que la génération nouvelle des jeunes filles soit vraiment pressée de prendre mari parmi les goujats que sont en ce moment la plupart des hommes ? Tous les jours notre délicatesse est froissée, notre sensibilité choquée. Les hommes d’aujourd’hui ne sont plus des êtres civilisés... Cinq ans de guerre ont appris aux femmes qu’elles pouvaient vivre sans le soutien de l’homme qui fait d’elles l’éternelle esclave. Et le désir de créer un foyer et des enfants pour la joie de notre avenir, ne suffit plus à nous faire perdre la frayeur que nous cause l’égoïsme trop bien éprouvé de l’homme. Jusqu’ici nous avons été les victimes résignées. Il y a une fin à tout. Et nous pensons maintenant vivre notre vie, sans nous inquiéter de ce que deviendront les générations futures. Nous sommes devenues incapables de faire abnégation de nous-mêmes et de subordonner notre existence à la volonté de qui ne sait guère que nous rendre cette existence désagréable...
Dépouillée de sa virulence, cette lettre marque très nettement le caractère nouveau de la femme ; elle n’a plus l’esprit de sacrifice, elle a appris à se tirer seule d’affaire, elle n’acceptera plus une situation dépendante. Vivre sa vie : on ne peut se rendre compte de tous les ravages causés par cette courte formule. Vivre sa vie ! comme si la vie d’une femme par qui le foyer resplendit et dure n’était pas une vie digne d’être vécue, et comme si nous ignorions toutes les audaces, et toutes les fautes, toutes les chutes et toutes les hontes que peut contenir cette trop élastique devise !
Mes autres correspondantes ne font guère que répéter les mêmes griefs. L’une ou l’autre, cependant, y ajoutent une haine particulière contre le café, et, dans les ménages riches, contre le cercle. Bien des maris auraient, paraît-il, contracté l’habitude de vivre au café ou au cercle. Ils se sont déshabitués de la conversation avec les femmes. Ils leur préfèrent les causeries d’hommes, plus libres, plus grossières, sans retenue, sans cérémonie, sans galanterie. La camaraderie occupe dans leur existence une plus grande part. En outre, leur sans-gêne s’est accru : ils ne s’imposent aucune régularité, ils rentrent au logis quand bon leur semble, ils n’ont pas d’heure ni pour le déjeuner ni pour le dîner. Et même, sans avertir, ils ne rentrent pas. Il y a là comme un désordre organisé. Et, sans doute, il y eut toujours des maris en retard, ennemis de la contrainte. Mais leur nombre était restreint : il se serait considérablement accru. Puis, accoutumés pendant les années de guerre à ne s’occuper d’aucun détail matériel, ils ne se sont pas suffisamment rendu compte des changements prodigieux de cette vie matérielle ; ils s’étonnent du surcroît des dépenses, des difficultés domestiques, ils montrent une défiance injustifiée au lieu de reconnaître les efforts de leur femme. Quant à la décadence de la courtoisie conjugale, elle n’est qu’une des manifestations de la décadence générale de la politesse. Il suffit d’avoir avec ses semblables les moindres rapports pour s’en rendre compte : dans les magasins, dans les bureaux, dans la vie courante, le ton a changé. Est-ce là une des conséquences de la guerre ?
J’ai relevé, à peu près, toutes les plaintes exprimées par les femmes. Elles entendent échapper à la brutalité, à la tyrannie et à l’égoïsme de l’homme. Elles savent mieux aujourd’hui ce qu’elles valent et ce qu’elles peuvent faire ; elles ont appris que, dans bien des carrières, l’homme peut être remplacé, et même remplacé avantageusement. Dès lors, elles admettent comme un nouveau dogme qu’elles n’ont plus à supporter un maître. Que le mari traite avec elles d’égal à égal, qu’il leur assure mieux leur existence matérielle, qu’il se donne la peine de leur plaire : à ce prix, à ce prix seulement, l’union conjugale peut reprendre son attrait et sa solidité.
Mais, de quoi se plaignent, à leur tour, les maris ?
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Voici un tableau du retour au logis :
Monsieur rentre après une journée de travail. Il trouve partout le désordre : les chambres sont à peine faites, le couvert n’est pas mis. Avec un retard considérable on se met à table. Madame soutient avec une opiniâtreté agaçante les paradoxes les plus saugrenus : – « Il faut penser à soi avant tout. – La vie de bohème est la meilleure. – Un blessé doit dissimuler ses souffrances pour ne pas ennuyer sa femme, etc. » Tandis que les femmes d’il y a trente ans ont été la clé de voûte de l’édifice social. Elles ont donné à la France la phalange des soldats de la grande guerre. Elles ne sont pas la génération du divorce et de l’infidélité...
Un ouvrier – et l’on va voir de quel style écrit aujourd’hui un ouvrier, à peine ai-je besoin de redresser çà et là l’orthographe – donne ces détails, qui font un assez piquant tableau de mœurs :
Étant célibataire (33 ans), on m’a souvent reproché mon état, et dernièrement, en société, j’ai fini par dire que je voulais me marier, mais que je désirais connaître le programme, les conditions, l’enjeu. Une jeune fille m’a répondu que ça ne se faisait pas comme ça et elle a critiqué les hommes. Un homme marié m’a dit : « Un programme ça ne se suit pas. » Un célibataire, ancien officier, a ri comme une petite folle. Une demoiselle (30 ans), dactylo, fit cette réponse : « qu’elle ne voulait pas d’un seigneur et maître, qu’elle n’entendait pas laver la vaisselle et raccommoder les chaussettes d’un homme. » Les vieux qui se sont mariés selon de bons principes ne peuvent que critiquer une époque qu’ils ne comprennent pas...
Puis, mon correspondant analyse son propre état d’âme :
Sans la guerre, je n’aurais pas tant lu de livres, et je n’aurais pas cherché à me faire une idée exacte du mariage. Les infirmières, en pansant nos blessures, ont développé en nous certaines réflexions. La vie chère, la vie de solitude, la vie sociale, la vie chrétienne, la souffrance ont fait le reste. Et avec des habitudes bonnes ou mauvaises, nous vivons une nouvelle vie, avec un programme nouveau, dans un monde qui nous paraît transformé. C’est pourquoi, pour me marier, j’ai demandé un programme...
On a vu plus haut comment sa demande fut accueillie. Et cet ouvrier qui a beaucoup lu se met à faire le procès des livres qui, parce qu’ils sont écrits en argot, croient peindre le peuple, et des romans populaires qui veulent peindre le grand monde. « Nous subissons des crises, conclut-il, sans trop pouvoir les expliquer, mais les maux ne se guérissent que s’ils sont soignés. Qui connaît les remèdes ? »
Certes, voilà d’intelligentes réflexions. Mais parmi tant d’autres témoignages, je découvre cette confession que je donne presque intégralement à cause de l’accent humain qui s’en dégage :
J’ai fait toute la guerre dans l’infanterie comme combattant (j’ai quarante ans depuis quelques jours), et je dois, sans doute, à une succession de hasards miraculeux d’en être revenu indemne. Je suis fort loin d’avoir été un héros, et, sans honte, je déclare que j’eusse préféré, bien des fois, être ailleurs. Dans les quelques cas où je dus faire acte de courage et même d’abnégation, la satisfaction que j’en ai retirée n’eut jamais dans le fond de mon âme l’intensité de celle que j’aurais sans doute éprouvée à ne pas être obligé de le faire. J’ai rempli cependant, je le crois, tout mon devoir presque toujours, et de mon mieux le reste du temps. J’y eus peut-être aussi quelque mérite si je vous avoue que, par nature, je suis fort pacifique et qu’en général je n’aime pas les coups. Aux deux citations à l’ordre que j’ai rapportées pour faits de guerre, j’en préfère une troisième que je n’ai pas eue, mais que je me suis décernée à moi-même : celle de la victoire que j’ai remportée sur moi-même pour accomplir ce qui devait être accompli. Et savez-vous, monsieur, quel fut le levier puissant qui m’aida, dans cette aventure unique de ma vie de guerre, où j’eus, en vérité, à discuter âprement avec ma propre conscience ? L’image de deux petits enfants et d’une femme tendrement aimée, leur mère. Pour eux, j’ai voulu demeurer digne, à mes propres yeux, de la tendresse et du respect que je désirais passionnément qu’ils eussent pour moi. J’aurais pu tricher avec moi-même, je ne l’ai pas fait. La vision du foyer fut assez forte pour secouer ma carcasse défaillante et l’obliger à marcher droit (29 mars 1918, 3 h. 45 du matin)... Je reconnais sans hésiter combien vous dites vrai en établissant que nous sommes revenus de la guerre avec une patience à bout. C’est aussi que nous avons souffert des tortures qu’aucune plume ne saurait décrire avec exactitude, « des souffrances sans nom », dites-vous. Pendant la guerre, on soignait les blessés. Nos femmes, en général, se sont penchées sur eux avec un dévouement véritable et charmant. Les malades, moins prestigieux, étaient néanmoins traités fort honnêtement. Mais nous, les Revenants, qui pour la plupart sommes pourtant de grands blessés, de grands malades, loin de trouver la main qui apaise, le sourire qui réconforte, on nous reproche presque d’être revenus. N’ai-je point entendu récemment une chère voix déclarer d’un ton catégorique : « Oh ! Madame X..., elle a de la chance, celle-là : elle fait tout ce qu’elle veut... » Or, madame X... est une veuve de la guerre. On nous reproche d’être des despotes et d’avoir le caractère aigri. Parbleu ! oui nous avons le caractère aigri, et les mesquineries d’avant-guerre, le goût des potins, les sorties injustifiées et, surtout, le désir formel d’être affranchies de tout contrôle, en un mot, tout ce qui caractérise la mentalité féminine actuelle nous exaspère. C’est que nous avons souffert dans notre chair, dans notre esprit, dans nos aspirations les plus légitimes pour que ceux que nous aimions eussent le droit de vivre d’une vie française. L’ennemi, maintenant, mais c’est nous, Monsieur !... Nous avons commis une lourde erreur. Dans la guerre, la faiblesse de notre humaine nature voulut, sans doute, que l’équilibre rompu physiquement et moralement se rétablît dans le cerveau par l’évocation d’un mirage. Oh ! ce foyer où nous retrouverions une femme aimante, compatissante à nos souffrances passées, un peu fière aussi de ce que nous nous étions montrés des hommes ! Ce foyer où nous serions respectés, étant ceux qui ont vu ! Ce rêve fut notre soutien dans les heures mauvaises, et les déceptions éprouvées au cours des rares permissions n’avaient pu le détruire : il flottait sur notre mer de douleur. C’était le voyage : vous connaissez le port. C’était le songe : vous savez le réveil. Qu’on s’étonne donc que nous nous sentions frustrés et bafoués ! Que sont nos peines, n’est-ce pas ? comparées à celles de nos femmes ? Et puis : « Vous étiez bien obligés d’y être... », me disait-on voici peu de jours. D’ailleurs, chacun sait bien que si l’arrière n’avait pas tenu... Allons-nous continuer ainsi, monsieur, de nous faire souffrir les uns les autres en ménage, et que deviendront dans ces luttes nouvelles nos enfants ?...
J’ai donné ce témoignage presque en entier. On a publié, dans la guerre, bien des lettres admirables de combattants. Je n’en connais guère d’aussi émouvantes que celle-ci dans sa modestie, son esprit d’équité, sa douleur profonde, son poignant désir de rebâtir. En vérité, je n’en saurais citer d’autres. Elle contient le plus pressant appel à l’entente conjugale. La femme, qui est avant tout tendresse et pitié, peut-elle y demeurer insensible ?
Dans les hameaux de montagne, aucun des problèmes d’indépendance, de liberté, de féminisme ne se pose. On y travaille en commun, chacun à sa tâche. On s’est retrouvé avec joie après la séparation, et l’on veille sur les veuves et les orphelins de ceux qui ne sont pas revenus. Les devoirs de solidarité ne sont point discutés. On a tout naturellement parlé de la guerre. Elle n’est pas encore oubliée. Et il fallait voir comme les enfants écoutaient. Cependant les hommes n’ont point insisté sur ce qu’ils avaient enduré : seulement leurs visages étaient devenus plus graves, plus pensifs. Le terrible souvenir suffisait à les tendre.
Et je songe à l’effroyable injustice de ces femmes, de ces jeunes filles qui, pour quelques faux héros, osent déjà, après si peu de temps, nier la douleur, l’angoisse et tout ce cauchemar de quatre ans et demi dans lequel ont vécu les revenants, comparer leurs petits maux à ces abîmes, ou ergoter sur les misérables honneurs ou pensions accordés aux blessés et aux mutilés.
Nul de ceux qui n’ont pas fait la guerre, m’écrit un ancien combattant, ne peut se rendre compte de ce qu’elle fut. Ah ! qu’elle paraît donc médiocre, la correspondante que vous citez et qu’importunent ces héros qui sont revenus « dire et répéter » comment ils virent la mort ! Ne sait-elle donc pas, cette frivole enfant, que deux ans après l’armistice les souffrances de cet enfer ont laissé de si profondes empreintes en leur être que ces revenants voient souvent encore leurs nuits hantées de rêves macabres ? Certes, ce n’est point une telle femme qui conviendra à ces grands meurtris.
Ce n’était point pour eux-mêmes seulement qu’ils ont supporté la faim, la soif, le froid, le chaud, la boue, l’étouffement du masque, les miasmes délétères, la présence constante de la mort, et de quelle mort ? celle qui écrase, qui disloque, qui broie. Ils portaient la nation avec eux. C’était la nation tout entière que soulevaient leurs pas sanglants quand ils marchaient. Ils défendaient leur foyer, et dans leur foyer il y avait une femme, des enfants, des vieux dont ils étaient les soutiens et les délégués. Et avec leur foyer, c’étaient tous les foyers de France, y compris ceux qui n’avaient pas de représentants et qui auraient dû en avoir. Tous ceux que leur âge ou leur sexe ont dispensés de les accompagner ne doivent jamais l’oublier, n’ont pas le droit de l’oublier jamais.
Il y a en France, m’écrit un étudiant, un peu surpris des revendications violentes de ses camarades féminins en droit ou en chimie, dans la France de la Victoire, dans la France de 1920, des milliers de jeunes hommes qui ont appris à méditer la vie sous la menace de la mort, et qui maintenant cherchent en vain la femme dont ils voudraient faire la compagne de leur vie, mais d’une vie de famille, d’une vie d’intérieur, d’une vie « un peu vieux siècle », diraient sans doute vos correspondantes, d’une vie dont les occupations journalières ne permettent guère d’assister à la dernière conférence faite par un professeur américain sur l’indépendance des femmes, d’une vie où la veillée près des berceaux remplace – très désavantageusement, je l’avoue – la soirée du dancing à la mode.
Chercheraient-ils en vain cette compagne, et faudrait-il douter ainsi de toutes les jeunes filles de France ? Qui l’oserait penser ? Ne serait-il pas équitable, dans ces correspondances, d’opérer une certaine mise au point ? Elles viennent, pour la plupart, de ceux ou de celles que la vie a blessés. Les heureux n’écrivent pas. Ils ne donnent pas leur recette. Mais le bonheur en a-t-il une ? Je trouve celle-ci dans une lettre : « Créer de la joie autour de soi, c’est là tout son secret. » C’est en ne le cherchant pas pour soi, mais pour les autres, qu’on le trouve le plus sûrement. Cependant il est singulier de surprendre, spécialement chez les femmes ou les jeunes filles, quand il s’agit du mariage, une mentalité de combat. Cette compagne, en vain cherchée, elle existe pourtant. Et c’est une femme qui va nous en tracer le portrait :
Elle existe, la jeune fille française qui a du tact, de la mesure, de la tenue. Ses sœurs sont nombreuses : j’en connais en province, j’en connais à Paris. Elles sont bien élevées, sans prétentions, instruites sans pédantisme, chrétiennes sans bigoterie, résolues sans hardiesse. Elles ne montrent pas leurs jambes outre mesure, ne fréquentent pas le dancing ; le séjour des Américains n’a pas altéré leurs bonnes vieilles mœurs françaises. Dans leur famille, elles s’occupent des soins du ménage, cousent et raccommodent, instruisent au besoin leurs frères et sœurs plus jeunes ; elles trouvent le temps de lire de bons et beaux livres et de se récréer sainement à la maison. Calmement, simplement, remplissant fidèlement leurs petits devoirs quotidiens, ces jeunes filles attendent l’heure de se dévouer à leur mari, à leurs enfants. Elles attendent... car, détail, détail infime pour ces hommes que la guerre a dû dépouiller de toutes les mesquineries, elles n’ont pas de dot....
Les difficultés de la vie sont venues lui donner une apparence de raison, comme si les circonstances mêmes ne contribuaient pas à tremper et durcir les volontés ! Péguy appelait les pères de famille « ces grands aventuriers du monde moderne ». Car il faut, pour fonder une famille sans fortune, une audace et une confiance qui sont le privilège des races fortes. Mais précisément l’école de la guerre n’a-t-elle pas développé cette audace et cette confiance ? Une vigoureuse offensive contre la destinée ne doit-elle pas la contraindre à plier et à livrer ses ressources ?
Je citerai enfin la lettre si sage, un peu utopique, je le crains, de l’une de celles dont le mariage, faute de dot, n’a pas voulu :
Si j’avais eu le bonheur de fonder un foyer comme je l’entendais et si j’avais une fille, voici comment je l’élèverais. Elle serait instruite, très instruite, autant que le permettraient ses aptitudes, et je la pousserais à choisir une carrière suivant ses goûts. Mais à côté, de toute ma force, le plus intensément qu’il me serait possible, je développerais en elle l’amour du mariage, de l’enfant, du foyer. Je voudrais que cet amour, ce désir, soient au-dessus de tout attrait pour la carrière choisie. Alors l’instruction, la carrière, pourquoi ? Dans quel but, direz-vous ? Pour mériter et attendre l’union rêvée, le foyer parfait ou, si elle ne peut le trouver, pour vivre sans avoir la nécessité de conclure un mariage quelconque, sans attrait et sans amour... Avoir une carrière pour aider les débuts difficiles d’une autre carrière, collaborer dans la lutte première, si pénible souvent et puis, le résultat atteint, le protecteur naturel pouvant soutenir seul le poids du ménage, reprendre la vraie place féminine avec bonheur, le foyer, les enfants, la tendresse. Ne conserver des études que ce qui embellit, ce qui charme, ne se servir de ses connaissances que pour être plus près de l’âme du mari, de son intelligence, réaliser l’union absolue. Tout le reste est faux et mauvais...
III
LE DIVORCE
Il y avait avant la guerre, au tribunal de la Seine, une chambre civile, la quatrième, spécialement chargée de rompre les mariages. Un magistrat réputé, M. Morizot-Thibault, qui appartient à l’Académie des sciences morales, dans une conférence sur La femme et le divorce, traçait des audiences de cette chambre ce tableau : « Il faut aller vite. L’enquête sur la demande en divorce a été faite et elle est rapportée à la barre. L’avocat du demandeur présente sa plaidoirie. Quand il s’agit d’un procès simple et ordinaire : « Inutile, maître, lui dit le président, d’entrer dans de longs détails. Lisez l’enquête ; votre confrère nous donnera connaissance de la contre-enquête et le tribunal statuera. » Les lectures sont laites, et les juges rendent, à l’instant même, leur sentence. On a dit au ministère public : « Nous vous entendrions avec plaisir ; nais le temps presse, et ces sortes d’affaires sont toujours claires ! » Et il a gardé le silence. C’est-à-dire que si l’on avait plaidé un procès de mur mitoyen ou une affaire d’accident, les avocats auraient longuement déduit les raisons. Mais il s’agissait simplement de rompre une union et de dissoudre une famille... »
En une seule audience, certain président expéditif rendit jusqu’à 294 jugements de divorce. Le divorce était donc en train de passer dans les mœurs – les mœurs plus fortes que les lois quand les lois, par avance, ne les ont pas contenues. Du temps que je suivais les cours de la Faculté de droit de Paris, il y a bien des années, hélas ! notre professeur, M. Glasson, posait cette règle expérimentale que l’avenir devait vérifier : partout où le divorce existe, il tend sans cesse à augmenter. La loi de 1884 qui le rétablissait avait cru se montrer restrictive ; les travaux préparatoires l’étaient davantage encore et se fiaient aux magistrats du soin de défendre le mariage. Les magistrats l’essayèrent : pas longtemps. La porte avait été entr’ouverte ; elle fut enfoncée. Et c’est pourquoi il appartient aux législateurs de prévoir les conséquences de leurs lois.
J’ai sous les yeux les statistiques du bureau d’assistance judiciaire. En 1913, le nombre des demandes en divorce, devant le tribunal de la Seine, atteignait le chiffre de 10.853. Celui des admissions fut de 5.160. Enfin, 2.099 de ces instances furent abandonnées en cours de route, ce qui peut laisser croire à des réconciliations. La guerre fait brusquement tomber le chiffre des demandes à 8.429 en 1915. Mais, à partir de 1916, le chiffre monte. Il est de 9.162 en 1918. En 1919, il atteint des hauteurs vertigineuses : 16.477 demandes sur lesquelles 8.097 sont admises, 6.771 rejetées et 1.609 seulement abandonnées. La proportion des instances non soumises à l’assistance judiciaire a subi une progression exactement semblable. Cependant le nombre ne cesse chaque mois de s’accroître. La chambre du tribunal préposée à ce genre d’affaires a été débordée, et il a fallu les distribuer aux autres chambres. Le divorce déferle, comme une grande vague, sur toutes les audiences. Le divorce est presque à la mode ; divorcer est passé dans les mœurs, comme ne pas payer son propriétaire.
Quelles sont les causes du mal ? quels sont les motifs invoqués habituellement par les époux qui introduisent une demande en divorce ? Dans la plupart des unions contractées quelques années avant la guerre, je retrouve la même plainte, la même allusion au passé : – Nous étions heureux, ou presque, avant la guerre, laissent entendre ou déclarent nettement le mari ou la femme, ou le mari et la femme ; la guerre est venue, qui nous a séparés, et maintenant que nous pouvons nous réunir, nous ne le souhaitons plus...
Les mariages de la guerre viennent en grand nombre aboutir au Palais de Justice. Il semble qu’ils aient été contractés avec une certaine légèreté, souvent. Pour en donner une idée, je citerai telle affaire de divorce entre deux époux qui ne se sont jamais vus, le mari ayant profité de la loi qui autorisait les mariages par procuration, puis ayant dans la suite refusé de voir sa femme. Tel autre soldat se marie pour aller en permission. Que pouvaient être de telles unions ? On bâtissait son nid pour le moment présent, non pour l’avenir incertain. Et quand l’avenir devient le présent, on n’en veut plus. Pauvres unions fragiles et lamentables, dont la rupture ajoute ses ruines aux ruines générales : on se dispute le mobilier, l’appartement, on s’arrache les enfants, même morts, car tel jugement doit décider si le cadavre sera enseveli dans le caveau de famille de la femme, ou dans celui du mari.
Certes, une fois encore, j’insiste sur le fait que les bons ménages ne font pas parler d’eux, ne viennent pas au Palais : la guerre, au contraire, a resserré bien des liens conjugaux, a rapproché bien des couples désunis, a mûri bien des caractères de jeunes gens et de jeunes filles qui abordent la vie avec décision, clairvoyance et autorité. Mais il serait vain de nier le fâcheux état de nos mœurs d’après-guerre. La progression du divorce est incontestablement un danger social, parce qu’il correspond au relâchement de la vie familiale et à la diminution de la natalité. Jamais nous n’avons eu plus besoin du nombre. Le nombre nous eût peut-être préservés de la guerre. Sans le nombre, la force risque de nous manquer.
IV
LES DIFFICULTÉS DU MARIAGE
J’ai dit successivement les griefs des femmes et ceux des hommes. Que pèsent les uns et les autres ?
Je dois confesser que les hommes se plaignent plus haut de l’ingratitude féminine. Il y a chez eux un ton d’indignation plus véhément. Ils sont stupéfaits de l’oubli des services rendus et des souffrances endurées. Ils s’attendaient à un autre accueil. Pendant qu’ils se battaient, les mœurs ont changé et ils ne s’en étaient pas douté. De là, la tristesse de leur retour.
Ancien officier, m’écrit un de mes correspondants occasionnels, j’ai pu constater que la tâche surhumaine que nous avons exigée de nos hommes méritait quelque indulgence. On leur reproche un certain sans-gêne : c’est passer sous silence les héroïques vertus qui les ont fait vaincre, c’est méconnaître que cette rudesse acquise sur les champs de bataille était inévitable durant quatre longues années de leur vie employées à refouler l’envahisseur et que, sans elle, ces mêmes femmes, éprises de tant de liberté, se trouveraient aujourd’hui peut-être sous le joug étranger le plus lourd à porter, joug dont n’auraient guère su les délivrer les nouveaux talents qu’elles se sont reconnus. Car, si la vie d’usine, pour les ouvrières, fut souvent pénible, qu’elles songent un peu à celle des tranchées où l’on versait son sang !... Tout cela émane du même défaut populaire actuel, l’oubli des services rendus, et celui, plus grave, de nos morts. Et en dernière analyse tout cela vient de l’abandon des principes religieux qui montrent une autre voie que celle des jouissances et de l’indépendance, la voie du pardon et de la charité...
D’autres lettres d’anciens combattants illustrent singulièrement la thèse de mon maître et ami Paul Bourget sur l’étape. La guerre les a enrichis moralement et intellectuellement : ils ont médité, ils ont lu, ils ont compris le fond des choses en présence de la mort. Ils sont revenus avec une pensée supérieure. Puis, avec stupeur, ils ont constaté qu’ils n’appartenaient plus à leur ancienne classe : on peut deviner là toute une série de drames conjugaux. Mais cette supériorité même ne peut-elle leur servir de point d’appui ? Ils ont bien enseigné leurs hommes, ils les ont bien préparés et menés à l’assaut ; ne peuvent-ils, dans les humbles tâches quotidiennes, guider et élever leur famille ? Ils prétendent que leurs femmes, au contraire, se sont abaissées, sont descendues, vaincues par l’appât du luxe, des jouissances, ou écrasées définitivement par le poids trop lourd des difficultés matérielles ; n’y a-t-il pas, de leur part, quelque orgueil qui les porte à s’exagérer les différences de niveau ? N’y a-t-il pas aussi quelque incompréhension des très réelles complications apportées dans les ménages par la vie chère et le manque d’aide qui oblige à plus de fatigue personnelle ? Je me méfie de ces philosophes qui traitent de haut les soucis de l’existence pratique tout en pensant bien en bénéficier. La grandeur morale n’est pas de les dédaigner, mais de les supporter noblement, c’est-à-dire avec belle humeur et en en prenant sa part.
Les griefs féminins que vous avez énumérés me semblent bien superficiels, me dit un autre correspondant. Combien entre-t-il d’orgueil (toujours l’orgueil en fin de compte, ou la vanité) dans ce sentiment qu’a la femme de s’être débrouillée toute seule ? En réalité, qu’ont-elles fait, sinon remplacer les hommes dans leurs emplois (ce n’est pas déjà si mal), et dans bien des cas insuffisamment (mais dans d’autres ?) Elles n’ont ni improvisé de meilleures méthodes de travail, ni apporté dans la vie publique les habitudes de régularité, d’ordre et d’affabilité qui en font des modèles dans leurs intérieurs. La comparaison avec ce qu’ont souffert, peiné et enduré les hommes pendant ce temps ne peut même pas se faire : ils ont dû se plier à une vie affreuse, endurer pendant des années des dangers inouïs : quinze cent mille y sont restés, autant en sont revenus mutilés. Elles disent : « Tous les honneurs dont on les a comblés les ont rendus exigeants. » Il en est tant qui n’ont pas été comblés. Mais ce qui est certain, c’est que l’habitude du commandement pour les uns, de l’obéissance passive pour les autres, les a également tournés contre l’indépendance féminine. Beaucoup sont revenus avec le plus grand désir de se plonger dans un travail intense (mais beaucoup, au contraire, sont revenus avec une capacité de travail diminuée, momentanément tout au moins), ils n’ont pas été compris d’une épouse qui attendait des distractions ou une vie plus détendue. – Mais cependant il faut un chef partout, dans la famille plus qu’ailleurs. Que ce chef soit juste, loyal et bon, qu’il sache entourer de tendresse, diriger avec patience et sollicitude, procurer une vie heureuse, c’est son devoir. Mais aussi que la femme reprenne au foyer la place « subordonnée » qu’elle doit toujours occuper. Il ne peut être question d’association : des associations de ce genre se rompent et se brisent à la première occasion. Et la nécessité d’une direction ferme se montrera plus impérieuse quand il sera question des enfants, de l’avenir de la famille. L’autorité et l’exemple du père devront dicter la ligne de conduite pour tous. Comment voulez-vous qu’il en soit ainsi dans un ménage où cette autorité même est devenue pour la mère un sujet de révolte ?...
Mon correspondant trace le tableau idéal de la vie de famille. Encore le terme de subordination ne serait-il pas exact. Mais de sa seule phrase finale, il montre combien la réalité en est éloignée.
V
L’ÉGALITÉ DANS LE MARIAGE
Où est l’égalité dans la nature ? Nulle part, mais la femme nouvelle l’exige dans le mariage. Les confidences ardentes ou douloureuses, révoltées ou plaintives, se multiplient, déferlent comme une vague sur le rivage. Trop d’hommes sont revenus de la guerre transformés, n’ayant plus de goût pour leur foyer. Il en est qui se sont arrêtés en route chez des marraines. D’autres se sont montrés au retour égoïstes ou brutaux. Il en est qui avaient pris des habitudes d’intempérance. Cependant c’est une femme qui écrit :
Malgré quelques plaintes qui peuvent échapper à des femmes trop énervées par le surmenage, il faudrait que nos vainqueurs sachent quelle reconnaissance nous avons pour eux, et que des milliers et des milliers de femmes n’oublieront jamais que leur tranquillité a été payée par le sang et par la souffrance. Si les combattants d’hier ne croyaient pas fermement à cette gratitude et à l’admiration de celles dont ils ont sauvé le pays et la race, ce serait trop triste et trop injuste...
Les plus sages d’entre les revenants les engagent à donner l’exemple. Qu’ils reconquièrent leur femme, après avoir reconquis notre sol !
Présentement les femmes ont le souci de mille difficultés et pour les vaincre, si elles n’ont pas besoin d’égoïsme, il leur faut de rares qualités de patience et d’endurance, et nous n’y prenons pas assez garde. « Si vous voulez, ô maris, que vos femmes vous soient fidèles, faites-leur en voir la leçon par votre exemple. » Voilà un précepte de votre grand compatriote saint François de Sales, qui pourrait être mis en pratique par nous tous. Si les hommes veulent mériter de redevenir les chefs de la famille, il faut qu’eux-mêmes s’appliquent à comprendre et apprennent à observer tous les petits ennuis journaliers de la vie de ménage. Cela est peut-être moins glorieux. C’est à l’heure actuelle plus utile. Vos correspondants, qui semblent chercher avec bonne volonté la solution de l’angoissant problème, doivent se dire que le bon exemple donné autour d’eux par un ménage uni, par une famille digne de ce nom, peut avoir une très grande répercussion, que la santé morale de la France dépend de milliers de familles semblables à la leur, où la vie commune sera reprise dans l’accord et dans l’intimité...
Mais cette vie commune, nous l’avons vu, est devenue trop souvent une sorte de duel où les deux partis en présence se disputent le pouvoir. « La femme doit être l’égale, non la subordonnée, l’inférieure. Elle doit avoir les mêmes droits que son mari dans l’éducation de ses enfants. » Combien de fois ai-je lu ces formules dans les lettres de mes correspondantes ! Chez beaucoup d’entre elles, ces formules revêtent même un caractère absolu d’ultimatum. Une étudiante en droit s’en prend à la législation :
Une chose me frappe : les hommes trouvent étrange que nous ne voulions pas nous marier. Mais les lois qu’ils ont faites ne nous disent-elles pas clairement que la femme qui se marie est une folle ? Majeure tant qu’elle est fille, elle est immédiatement mise, dès qu’elle est mariée, au rang des fous et des interdits puisque, comme eux, elle est déchue de tous ses droits. Une femme sensée ne peut pas consentir à se marier : c’est évident et logique. Que la loi nous reconnaisse somme l’égale de notre mari, comme une personne et non comme une chose. Alors nous nous marierons...
Vous croyez, mademoiselle ? Quelle rigueur dans votre démonstration : une femme sensée ne peut pas consentir à se marier, c’est évident et logique ! Nos mères et nos grand’mères n’avaient pas pensé à cela. Elles n’étaient point des femmes sensées. Pourtant elles ont fait la France victorieuse. La vie, heureusement, ne s’accommode pas de formule. Mais ce qu’il y a d’inquiétant, c’est de retrouver, sous tant de plumes, les mêmes revendications plus ou moins déguisées. Voici une jeune fille de vingt-trois ans qui, en son nom et au nom des amies de son âge, déclare qu’elles ont peur du mariage, parce qu’elles n’ont pas confiance dans le mari : « Ce droit de liberté que nous réclamons, je dirai que c’est un droit de légitime défense contre l’égoïsme et l’abandon des hommes. » Après l’étudiante en droit, écoutez l’étudiante en chimie :
Dans les conditions actuelles de la vie, le mariage n’offre plus pour nous que des inconvénients. En effet, nous devons travailler au dehors tout comme les hommes : nous ne nous en plaignons pas, puisque ce serait nous assurer l’indépendance tant que nous sommes célibataires. Une fois mariées, que nous arrive-t-il ? Au travail du dehors il faut joindre le travail de l’intérieur, les souffrances et les charges de la maternité, et enfin la perte de notre liberté. Travailler, nous y consentons ; être mères, nous l’acceptons, c’est notre façon à nous de servir la France. Mais devenir, parce que nous sommes épouses et mères, des mineures : voilà ce qui nous révolte et ce qui nous fait dire que pour une femme se marier est une sottise. Est-il admissible qu’une femme docteur ou ingénieur, à qui on ne craint pas de confier la vie des malades ou la direction d’une entreprise, soit jugée incapable de gérer sa fortune, de plaider sans consentement, etc., sous le prétexte qu’elle est mariée ? On se plaint de ce que les femmes ne veuillent plus se marier. Il suffit de lire la législation du mariage pour se rendre compte du peu d’avantages qu’elles peuvent en attendre. Je ne suis pourtant pas bolcheviste, je vous l’assure. Je trouve que le mariage représente, pour l’homme comme pour la femme, la vie normale et les plus grandes chances de bonheur. Mais encore faut-il savoir le comprendre, l’adapter à notre vie actuelle afin que la femme ne le considère plus comme l’esclavage...
Ces étudiantes, si tranchantes dans leurs opinions, déclarent pourtant qu’elles ne sont nullement bolchevistes et recherchent au contraire des garanties d’ordre social. Mais il serait bien étonnant qu’elles ne fussent point dépassées dans leurs déclarations de principes et dans leur révolte contre le code. Et voici des protestations d’un accent plus véhément : à quoi bon les cacher quand la politique de l’autruche n’a jamais rien valu ?
Les hommes, affirme celle-ci, ne doivent se plaindre de rien devant les femmes, absolument de rien, dès lors qu’ils ne voudraient pas être femmes. Ils ne se sont battus que pour eux-mêmes. Dans tous les pays de la terre la femme est humiliée. La défaite de la France eût atteint le Français devenu esclave, non la Française qui l’était déjà, comme toute femme en ce monde. S’il vous plaît, que fait-on pour les femmes qui meurent en donnant la vie, ainsi que pour celles qui resteront blessées sans espoir de guérison ? Et cependant elles sont plus intéressantes que les soldats morts ou blessés pendant la guerre, puisqu’elles souffrent et meurent pour accomplir l’œuvre de vie, tandis que ceux-ci n’accomplissent que l’œuvre de mort. Et les femmes se taisent pendant que les soldats réclament. À eux les honneurs, les décorations, les pensions. Ils en ont reçu, ils en veulent encore, ils sont insatiables. Parce qu’ils l’ont défendue, veulent-ils ruiner la France et en devenir le fléau jusqu’à la fin de leurs jours ? La chevalerie, dit-on, est sortie de la France, mais il faut avouer qu’elle en est sortie pour n’y pas rentrer....
La chevalerie, c’était la protection donnée au plus faible par le plus fort. Mais de cette protection même la femme se déclare lassée. Et l’on voit jusqu’où peut aller son injustice vis-à-vis des défenseurs du pays.
Elle accepte l’égalité dans le travail afin d’obtenir l’égalité dans les droits et dans la liberté. Elle consent à être une rivale, pour être une égale. Mais l’égalité dans le travail est-elle réalisable ?
*
* *
L’égalité de l’homme et de la femme devant le travail ? Je voudrais traiter cette question qui se confondrait avec celle de la résistance physique et celle de la femme au foyer, si la femme consentait à être protégée. Mais depuis que j’ai entrepris cette enquête sur le mariage après la guerre, je ne la puis mener à mon gré. De toutes parts et jusque des colonies, les lettres affluent, contenant tant de réflexions, jetant une telle clarté sur nos mœurs, que mon rôle se doit présentement borner à les dépouiller, classer et ordonner. Comment négliger, par exemple, ces conseils donnés par « une vieille femme qui travaille depuis trente ans dans une administration » et qui enseigne à toute une jeunesse avide d’indépendance que le travail n’exclut ni le mariage, ni la maternité ?
Je crois que jusqu’ici toutes vos correspondantes ont été de nouvelles employées qu’une nécessité subite, une déception, une douleur ont forcées à travailler. Elles en ont conçu un orgueil irrité qui leur fait voir la situation sous un jour très faux. C’est pourquoi je me permets de remettre les choses au point : une femme peut très bien travailler et malgré cela se marier et élever ses enfants.
Dans l’administration à laquelle j’appartiens et qui depuis très longtemps emploie des femmes, nous sommes mariés dans la proportion de 75 p. 100, beaucoup d’entre nous à des employés de la même administration, et je puis vous affirmer que nous faisons de fort bons ménages, que jamais entre nous la question de savoir qui doit commander ou obéir ne se pose. Nous sommes heureuses par notre labeur d’apporter à ceux que nous aimons, mari et enfants, un peu plus de bien-être et de confort. Nous nous retrouvons avec d’autant plus de plaisir dans notre intérieur que nous en sommes parties. Nous sommes, non seulement la compagne, mais la camarade de nos maris qui, eux, de leur côté, nous estiment et nous secondent. Quant à nos enfants, nous ne vivons que pour eux et dans tous ces ménages de fonctionnaires ils sont le but de la vie et nous cherchons à leur donner des situations qui soient meilleures que les nôtres. Seulement, je ne dois pas vous dissimuler que, pour arriver à ce résultat, il faut avoir un profond sentiment de son devoir et ne craindre ni sa peine, ni les privations, car les débuts sont très durs.
... Ne cherchons pas à vivre notre vie, à exercer notre droit au bonheur, mais tout bêtement, comme nos mères, à faire notre devoir, et la vie sera facile, et les ménages redeviendront unis. La seule difficulté actuelle, pour les ménages d’employés, est la question de la bonne, nécessaire pour garder les enfants.
Lettre très sage et très noble d’une femme qui a accepté toutes les charges de la vie et en a tiré un bonheur bienfaisant et qui, par surcroît, rend hommage à ces nombreux ménages d’employés, armature honnête, patiente et résistante de nos grandes administrations, de nos ministères, de nos sociétés, où tant de travail s’accomplit, quoi qu’on dise, dans l’ordre et le silence.
Mais ne soulève-t-elle pas des objections ? Elle-même en fait l’aveu, in fine. Oui, sans doute, le travail peut apporter à la femme, comme à l’homme, la sécurité, le développement normal de l’intelligence, et même une sorte de contentement intérieur qui donne plus de douceur et de belle humeur aux heures de repos. Mais le foyer, que devient-il ? C’est la bonne, la bonne introuvable et dont il faudra bien aussi parler un jour, qui y règne. À elle ‘a garde des enfants. Ma correspondante croit-elle que la mère puisse être ainsi remplacée ? Qui donne aux enfants la première éducation ? Qui maintient un peu de culture littéraire ou musicale à la maison ? En vérité, on croirait qu’une femme n’a rien à faire chez elle.
Voici la réponse d’un ingénieur :
La place de la femme est à la maison. Je ne suis pas de ceux qui méprisent l’instruction donnée à la femme, car j’estime au contraire que son rôle chez elle sera d’autant plus noble qu’elle pourra instruire ou suivre les études de ses enfants – même de ses garçons – les contrôler et pour cela se faire respecter davantage, car ses enfants, ne pourront pas dire après une observation : « Bah ! maman ne sait pas. » Si la mère fournit en dehors un travail trop assidu, qui prendra auprès des enfants ce rôle prépondérant ? sera-ce la bonne ?... Trop de femmes se désintéressent des travaux domestiques lorsqu’elles travaillent au dehors et, à part quelques exceptions, je voudrais bien savoir si, la bonne et la femme de ménage, et les toilettes et les accessoires une fois payés, il reste un gros bénéfice à la fin de l’année ?... La femme gagne autant en restant chez elle et tenant sa maison... Puis les heures de la femme employée concordent-elles avec celles du mari ?... Quelles ne sont pas les vies brisées par le contact permanent d’hommes et de femmes dans les bureaux et autres lieux de travail ? Et l’enfant ? à qui s’attache-t-il dès son jeune âge ? Ce n’est pas en trois ou quatre heures par jour qu’une mère peut conquérir un amour auquel elle a droit... Tant de ces ménages d’employés n’ont pas d’enfant...
Et voici celle d’une mère de famille :
Il est trop évident qu’une femme mariée occupée toute la journée hors de chez elle est dans l’impossibilité absolue de remplir ses devoirs d’épouse et de mère. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que, dans un très grand nombre de ménages où la femme travaille au dehors, il n’y a pas d’enfant. C’est une conséquence fatale et à laquelle il est impossible d’échapper. Prétendre le contraire, c’est soutenir un paradoxe... L’homme doit assurer les ressources du ménage. C’est l’ancienne tradition et c’est la bonne...
Je retrouve cette formule, cette supplication, cette prière : la femme au foyer, dans un nombre incalculable de lettres venues de correspondants ou de correspondantes, en nombre presque égal. Mais beaucoup souhaitent au foyer une femme instruite. Plusieurs de mes correspondantes citent les conseils de Mgr Dupanloup sur l’éducation des femmes. D’autres la phrase célèbre de Joseph de Maistre : « Les femmes ont quelque chose de plus grand à faire que les hommes. C’est sur leurs genoux que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme et une honnête femme. » Ces femmes d’intérieur, on le voit, donnent leurs références.
VI
LA FEMME MARIÉE À LA MAISON
On a pu lire ici-même la lettre calme et sérieuse d’une employée cherchant à mettre d’accord le travail et le foyer et déclarant que pour sa part elle avait constaté ce parfait accord dans son ménage et dans les ménages qu’elle connaissait. Innombrables ont été les réponses. C’est une de ses collègues dans l’administration qui écrit : « Ayant beaucoup souffert et souffrant encore des multiples inconvénients de ma double vie de femme et d’employée, je déclare tout net que le travail de la femme mariée est la ruine du foyer et de la famille. » Elle énumère, dans un ordre qui implique l’habitude des rapports bien composés et donne une idée exacte des services intellectuels qui peuvent être rendus par la femme, les résultats de son observation. Le travail de la femme au dehors, c’est pour le mari l’absence totale du foyer, la femme étant toujours hors de la maison, ou, dès son retour, occupée aux multiples travaux de l’intérieur. Quel agrément pour lui d’être ainsi constamment privé de la présence de sa femme ! Les repas sont pris en hâte, même celui du soir, à cause de toutes les besognes à accomplir, raccommodages, nettoyages, etc. « Quelques caractères d’hommes supportent assez bien cette vie et donnent même leur aide aux travaux de l’intérieur ; d’autres, au contraire, s’en lassent vite, et la désunion entre dans la maison, d’autant plus facilement que la femme est souvent nerveuse, du fait même de la vie qu’elle mène. » Pour l’enfant, c’est pire : c’est l’envoi en nourrice, puis le pensionnat ou l’école, et c’est la maison vide au retour de la classe, le petit livré à lui-même jusqu’au retour des parents. Si la maladie survient, l’existence est impossible. « Peut-on s’imaginer la femme passant les nuits à soigner son enfant et la journée à son travail ? Et cependant cela est, car, sous peine de perdre sa situation, la femme doit tenir compte des exigences de son emploi et les faire passer avant celles de son foyer. » Et il n’y a pas que la maladie, d’autres incidents peuvent surgir. Pour l’employeur enfin le travail des femmes mariées a aussi des inconvénients : retards, absences fréquentes, distractions dès qu’il y a quelque maladie ou difficulté au foyer. Aussi les industriels, qui ont recours aux annonces pour recruter leur personnel, ont-ils bien soin, la plupart du temps, de libeller ainsi leur offre : – On demande secrétaire... ou employée (non mariée), etc. Après ce réquisitoire quasi impersonnel, ma correspondante se laisse aller à un retour sur elle-même :
Je sais, la vie a de cruelles exigences et certaines femmes sont dans l’absolue nécessité de travailler. Je suis du nombre et, pendant de longues années encore, il me faudra, avec les miens, continuer cette vie de fièvre qui finit par vous abattre. J’ajoute que là réside en grande partie le problème de la dépopulation. Et cela est facile à comprendre. J’ai questionné nombre de jeunes femmes mariées depuis peu et qui, comme moi, travaillent. Toutes m’ont répondu : « Un enfant ? mais je ne trouverais jamais le temps de m’en occuper, et je souhaite qu’il m’arrive le plus tard possible. » Pour ma part j’ai un enfant, et je n’en ai jamais désiré un second, car j’ai connu tous les soucis que j’ai énumérés plus haut, et surtout la terrible maladie. Est-ce à dire que cette situation soit sans remède ?...
Elle cherche le remède et croit l’avoir trouvé dans une loi (encore !) qui obligerait les femmes mariées à ne travailler qu’une demi-journée : « Les heures de travail seront proportionnellement plus productives, parce que l’employée, sachant que toute sa journée n’est pas prise, accomplira son travail avec beaucoup plus de calme et de bonne humeur. Le foyer serait alors possible parce que trois ou quatre heures d’absence par jour se feraient à peine sentir. » Les veuves, les jeunes filles pourraient conserver leur emploi pendant toute la journée. « Je suis à peu près persuadée, conclut-elle, qu’une loi de ce genre modifierait totalement la vie d’un grand nombre de ménages, pour le plus grand bien du foyer et de la famille. Car la véritable place de la femme est à son foyer, et non au bureau ou à l’atelier... »
Je crains fort que cette demi-journée ne soit qu’une demi-mesure. Il faut bien pourtant, s’il y a des enfants, que la maison soit gardée. Elle le sera alors par la bonne, et tous les inconvénients subsistent, réduits simplement dans leur durée. N’y aurait-il pas un calcul à faire sur ce que gagne une femme chez elle par ses économies, si elle évite, en y restant – je parle d’un petit ménage – la nourriture et le salaire d’une servante, et si l’on tient compte de ses nettoyages, raccommodages, de son art d’utiliser les restes ? Je crois que le ménage y gagnerait beaucoup plus qu’à sa demi-journée et peut-être même qu’à sa journée entière. Peut-être y a-t-il une part de mode dans le travail de la femme au dehors. Peut-être y a-t-il aussi un attrait personnel pour éviter les corvées quotidiennes du foyer qui ne sont plus aujourd’hui agréables à bien des femmes. Voici une veuve des débuts de la guerre, qui avait dû chercher un gagne-pain, pour elle et son enfant, et qui, récemment remariée, est rentrée chez elle :
Je ne mets pas en cause naturellement les femmes seules qui, avant tout, doivent pourvoir à leur subsistance, mais celles qui ont mari et enfant. Oh ! certes, le travail au dehors est souvent plus agréable que la tenue d’un intérieur (je parle d’un foyer modeste où, suivant la formule consacrée, la femme fait tout par elle-même). Mais cette tenue intérieure procure au mari et aux enfants plus de bien-être. Quant au bénéfice pécuniaire, il est souvent appréciable. Mais pour cela, contrairement à ce que vous écrivait une de vos lectrices, on ne devient pas nécessairement pot-au-feu, et une femme qui lave, astique et fait la vaisselle est aussi capable qu’une autre de comprendre un livre et de discuter avec son mari. En restant chez elle, une seule chose lui manque : le prestige de gagner de l’argent, mais ce n’est qu’une question d’amour-propre secondaire qui est pourtant un gros écueil au bonheur de bien des femmes. Car beaucoup de jeunes filles effraient les candidats par leur répulsion pour les travaux qui incombent à la femme dans les intérieurs moyens. On dit que beaucoup de jeunes filles ne pourront se marier en raison des victimes de la guerre, et pourtant considérez le nombre des jeunes gens que le mariage épouvante. J’en connais pour ma part un certain nombre de 25 à 40 ans, ce qui est pourtant un âge raisonnable, qui répondent lorsqu’on leur parle mariage : « Oh ! les jeunes filles d’à présent ne veulent plus rester chez elles... » Quant à mon opinion sur les hommes d’après-guerre, la voici : ni meilleurs, ni pires, plus nerveux seulement. Il ne s’agit que d’avoir plus de tact...
Il est certain que la plupart des hommes approuvent cette réponse d’un célibataire porté sur la bouche : – J’aime mieux un cordon-bleu qu’un bas-bleu. – Je ne l’estime point, pour ma part, fort intelligente. Toutes mes correspondantes protestent – et même les plus ardentes à défendre les plus humbles travaux ménagers – contre la diminution intellectuelle de la femme. Elles prétendent que la culture de l’esprit s’allie fort bien à l’adresse manuelle. C’était l’avis de Mgr Dupanloup et de beaucoup d’autres éducateurs qui se sont occupés de l’instruction de la femme. Ne peut-on même aller plus loin ? Une sotte est toujours sotte, comme un sot est toujours sot. La cuisine elle-même réclame de l’intelligence. Et pour ma part je n’ai jamais rencontré un gourmet qui fût un franc imbécile. Les meilleurs causeurs se rencontrent à table.
Sur les dangers causés par l’absence de la femme, que de lettres je pourrais citer où l’on reconnaît les mères françaises ! Celle-ci énumère les catastrophes physiques et surtout morales qui ont été la suite de cette absence. Cette autre, institutrice, déclare : « À mon avis, la bonne, même parfaite, ne peut pas, ne doit pas remplacer la mère. La personne de confiance qui est chargée de s’occuper du ménage ne mettra pas dans l’accomplissement de sa tâche l’intelligence pratique, le dévouement de la maîtresse de maison. Les femmes mariées, les mères de famille doivent rester au foyer. Je n’ai pas toujours pensé cela. » Et dans une très émouvante autobiographie, elle raconte comment, chargée par état d’élever les enfants, elle a peu à peu été prise tout entière par sa profession. Elle y pense même en dehors des heures de classe. Elle prépare ses classes et dès lors elle n’a plus le temps d’être ménagère :
Une maîtresse de classe qui veut vraiment faire fonction d’éducatrice cherche à pénétrer dans l’intimité des enfants qui lui sont confiés. Pour faire du bien à leur âme, elle doit donner toute la sienne et dès lors il n’est plus question des limites de temps et d’heure imposées par les règlements... On peut ne pas se laisser absorber autant par le travail professionnel, je le crois. Mais alors il faut choisir : ou abandonner son intérieur ou négliger sa classe. Problème douloureux. Il faudra donc pour mieux élever les enfants des autres se priver de l’immense joie d’élever les siens ? Quelle mère y consentirait et quelle conscience délicate pourra être satisfaite d’un compromis qui n’apportera aucune solution ? Pour moi, décidée, si je me mariais, à partager la vie de mon mari, à être mère de nombreux enfants dont je voudrais former l’esprit et le cœur, non sans regret, mais ayant conscience de remplir mon devoir, je quitterais l’enseignement. L’expérience acquise profiterait aux miens. Je ne verrais là rien d’humiliant. L’instituteur marié peut très bien remplir sa mission, l’institutrice ne peut se dédoubler ; elle ne peut donner son temps, son cœur, sa vie à deux tâches également sublimes. C’est à elle de choisir.
Voilà ce qu’une intellectuelle pense du mariage. Dans aucun domaine l’intelligence n’est une infériorité. Et tant pis pour ceux qui la méconnaissent et croient pouvoir s’en passer dans un intérieur. Mais l’intelligence peut être dévoyée.
VII
LES FAMILLES NOMBREUSES
Lorsque l’Académie française, pour la première fois en 1920, a décerné les prix Cognacq-Jay de 25.000 francs (un par département) aux familles de plus de neuf enfants, je suis allé porter la bonne nouvelle dans mon pays de Savoie aux deux familles élues et je veux raconter ici ces visites. Aussi bien est-ce là un témoignage vivant qui éclairera, lui aussi, notre enquête.
Certes, à feuilleter à l’Académie les dossiers des familles nombreuses, candidates au prix Cognacq, on a l’impression d’ouvrir l’armoire aux trésors de la France. Ces dix, douze, quinze, seize enfants, qu’elles offraient toutes, c’était notre force dans la guerre, ou c’était notre avenir. Celle-ci avait eu jusqu’à six ou sept fils mobilisés ; cette autre aligne toute une troupe d’enfants en bas âge, qui tiendraient plus tard aux champs les mancherons de la charrue, ou l’outil à l’usine. Le commentaire dont elles accompagnent fièrement leur demande rappelle ces livres de raison où laboureurs et artisans d’autrefois s’enorgueillissaient de leur lignée malgré les lourdes charges. Tel père, simple journalier, termine ainsi le récit de sa dure existence : « Nous sommes entrés en ménage (lui à 23 ans, sa femme à 20 ans) avec, pour toute fortune, de la jeunesse, de l’amour et la volonté de travailler. Nous avons eu quatorze enfants dont douze vivants. Il a fallu se priver pour eux. Le bonheur de les voir rassasiés nous suffisait et nous suffit encore. Travail acharné, privation de tous les jours, pendant vingt ans ; jamais aucune douceur, aucun extra du côté de la nourriture, boisson et vêtement, tel a été mon lot et celui de ma femme. Mais aussi nous sommes satisfaits d’avoir créé et bien élevé une belle famille. » N’est-ce pas là un magnifique langage ? Un autre, en Savoie, y ajoute une note poétique qui fait souvenir que Jean-Jacques a passé par là : « Si nos parents, dit-il – et il a lui-même quatorze enfants – ne nous ont pas fait naître riches, ni seulement aisés, ils nous ont légué une bonne santé, l’amour du travail et en particulier l’amour de la nature et des travaux champêtres. »
Un autre ouvrier voudrait faire instruire sa nichée : « De pauvres ouvriers, nous n’avons que notre salaire journalier pour subvenir à tous les besoins de notre famille ; aussi sommes-nous obligés, dès qu’ils peuvent travailler, de les enlever de l’école. Si une part de ce legs nous était attribuée, nous pourrions en faire instruire quelques-uns. Ce serait notre plus grand désir, car rien n’est si beau, quand on le peut, que de faire instruire ses enfants. » Souhait touchant et ingénu qui ne voit l’instruction que dans les livres, quand il en est une autre que chacun de nous puise à même la vie. Et que penser de cette famille du Rhône qui a eu dans la guerre quatre fils et trois gendres mobilisés : deux fils et un gendre ont été tués, et un troisième fils a été amputé. « Nous sommes douloureusement frappés, écrit le père, mais nous nous résignons, parce que notre épreuve est commune à toutes les familles françaises, et parce que le devoir était là où sont tombés nos enfants. Leur sacrifice sera apprécié par le Bon Dieu qui nous a donné la victoire. Nous tiendrons quoi qu’il arrive... » Il parle comme le vieil Horace de Corneille. Ces pères-là ont dressé les générations de la revanche.
Mais, à feuilleter ces dossiers à l’Académie, on éprouve aussi quelque découragement. Il faudrait récompenser tout le monde. La race est là, vigoureuse et nombreuse. Et de la retrouver si vaillante dans les épreuves de la vie quotidienne, on se sentait rasséréné. Cependant, les dossiers ne sont pas la vie. Comme le dit la Princesse lointaine de Rostand quand elle monte sur la galère de Geoffroy Rudel, le pauvre troubadour mourant, et qu’elle est toute surprise de l’exaltation des matelots et de la flamme que fait briller le génie jusque dans la mort :
Oh ! tout ce qu’on nous dit... rien..., il faut venir voir.
Oui, il faut aller voir. Rien ne vaut la vision directe.
LA FAMILLE PERRONNET, DE NOVALAISE (SAVOIE)
Novalaise est pour moi de l’autre côté de la montagne. De la vallée de Chambéry, où j’ai ma résidence d’été et aussi, quand je le puis, d’arrière-saison, il faut entrer dans la vallée du Rhône. J’y suis allé par la passe des Échelles où sont les grottes qui servaient de repaire à Mandrin, et par le petit col de la Bauche qui redescend sur le lac d’Aiguebelette, émeraude encastrée dans les rochers de l’Épine. Au delà du lac, en se dirigeant sur Yenne et sur Belley, on trouve Novalaise. Cette partie de la Savoie s’étage au pied des derniers contreforts des Alpes. Elle est riante, elle est gaie, elle est fertile. La paroi de rochers est proche, mais elle disparaît sous les buissons qui, en automne, sont couleur de pourpre et d’or. Et la plaine s’étend à perte de vue, à peine rompue par les vallonnements qui prolongent la chaîne des montagnes.
Tout le monde, à Novalaise, connaît la famille Perronnet. Les gens à qui j’en parle ont un bon sourire d’amitié : – Elle aura le prix : c’est couru.
Le prix Cognacq, dans nos départements, est devenu le prix. On ne le désigne pas autrement. Le curé, le maire, l’adjoint sont d’accord pour vanter ses mérites : – La mère, ajoutent-ils, est une femme admirable. Allez les voir. Vous les trouverez au hameau du Colomb. Il faut cinq minutes à votre automobile.
Je quitte la grande route pour atteindre, par un chemin rural, ce hameau de quelques feux. Une petite fille, à la hauteur de la première maison, me regarde arriver avec curiosité. Elle est rouge, bien portante et les joues plissées de rire. – Tu es une petite Perronnet ? – Elle rit de plus belle. – Veux-tu me conduire chez toi ? – Oui.
C’est à deux pas. On me fait entrer, au rez-de-chaussée, dans une chambre basse, rigoureusement propre, qui sert à la fois de cuisine et de salle à manger. La mère de famille y tient ses assises, assistée par quelques-unes de ses filles. Elle en a douze dont une mariée, et quatre fils. Mais celle qui est mariée a déjà deux enfants et ils sont là, mêlés aux derniers de leurs oncles et tantes, comme s’ils étaient la prolongation immédiate de la famille. Le mari de celle-ci travaille à côté : il est revenu de la guerre intact, sans blessure, par une chance rare, car il était au 51e bataillon de chasseurs qui a cruellement souffert, et lui-même a été cité trois fois.
– J’avais aussi mes deux aînés mobilisés, m’explique madame Perronnet, ils ont été blessés, mais ils vont bien. Il y en a de plus malheureux que nous.
Elle se reprend :
– Mais nous n’avons pas été malheureux.
Madame Perronnet : comme elle mérite bien ce titre que son mari lui décerne lui-même, et moitié respectueusement, moitié avec une bonhomie paysanne un peu ironique ! Elle est maigre, les joues avalées, comme dirait Saint-Simon, la poitrine desséchée pour avoir nourri tout son monde : mais elle a le calme et la douce autorité du chef. Ses filles se placent tout naturellement sous son gouvernement. On devine qu’elle a su commander, administrer, organiser.
– Quand il faut tout multiplier par seize, confesse-t-elle, les choses se compliquent dans une maison. Seize paires de souliers, ça compte, et surtout aujourd’hui que la chaussure est chère et ne vaut rien.
Elle sait compter, mais ces calculs décourageants, elle a dû toujours les entreprendre avec courage. Une force occulte la soutient. Il n’est pas malaisé d’en deviner l’origine. Un petit crucifix est suspendu à la muraille. Elle a dû souvent regarder de ce côté : machinalement, par une longue habitude, c’est là que va son regard. Ce qui frappe chez elle, c’est précisément un mélange de sens pratique et d’illumination intérieure. De ce mélange lui vient sa force que chacun reconnaît autour d’elle, petits ou grands, garçons ou filles, et jusqu’à son mari.
Celui-ci, qu’on est allé chercher, arrive enfin. C’est un petit homme, bien râblé, à la figure ronde, aux yeux clairs, qui a, lui aussi, et d’une tout autre manière, son rayonnement et sa force. Il est joyeux de vivre, et la joie sort de lui, de ses gestes, de sa parole, de son regard, du pli de ses lèvres, de toute sa personne, comme l’eau coule d’un robinet toujours ouvert. Quand on aborde ces pères de nombreuses familles, on s’attend à les trouver tout courbés sous le poids des soucis journaliers, tout empêtrés dans les difficultés de leur paternité, et l’on rencontre le plus souvent – je le sais – de gais compères, audacieux ou insouciants. Rien de plus juste : pour donner la vie, il faut commencer par l’aimer. Celui-ci l’aime tout à fait. Il laisse à sa femme – à Madame, comme il dit d’un ton moitié figue moitié raisin – le ministère de l’intérieur, de l’instruction publique, et les cultes et il se réserve les affaires étrangères et la guerre. Il joint à son travail dans les champs – sur les terres qu’il tient de ses parents et qui ne sont pas étendues – le métier de coquetier qui consiste à courir les villages pour rassembler les œufs et les revendre en gros. C’est un métier remuant, qui permet de voir du pays, qui exige des jambes, de l’entregent et de l’éloquence. Il a tout cela, et de la bonne humeur par surcroît. Partout l’on doit lui faire fête. Quand il est entré, tout à l’heure, la mine de ses enfants s’est épanouie. Il produit, dès qu’il paraît, une impression de plaisir. Villiers de l’Isle-Adam disait que les hommes austères ne devraient pas avoir d’enfants : en effet, ils leur infligent des enfances terrorisées, tandis que nous puisons dans nos heureux premiers souvenirs une incalculable force de résistance dans la vie. La famille de Perronnet sera bien favorisée sous ce rapport.
Comme je lui demande s’il n’a jamais été inquiet devant tant de bouches à nourrir :
– Jamais, me déclare-t-il. Le proverbe dit : Après la pluie, le beau temps. Quand il pleuvait, j’attendais le soleil. Il est toujours venu. Et il vient aujourd’hui.
– Vous n’en êtes pas fâché.
– Toute la commune me blague déjà. Il y a bien six mois qu’on me l’annonçait chaque matin : Eh bien, Perronnet, il paraît que tu as le prix. Et c’est vrai tout de même : je l’ai.
Alors je lui pose cette question :
– Qu’allez-vous faire de tout ce magot ?
Ce qu’il va en faire, je m’en doute bien. Par le miracle de sa femme, la maison est bien tenue, mais elle n’est pas grande, et les terres qui l’entourent trouvent bientôt leurs limites. Mais je ne me doute pas de ce qu’il va me dire. Il a cligné de l’œil en regardant sa femme, et il me répond :
– Ce que je vas en faire ? Le remettre à Madame, pour qu’elle s’achète une paire de culottes.
Il reconnaît la supériorité de sa femme, mais il n’abdique pas la sienne qui est dans son humeur. Et, comme on le voit, il ne manque pas d’esprit. Sa femme sourit à sa boutade de grand enfant. Elle sait quelle estime se niche au fond de cette ironie. Je regarde toute la rangée des filles, car les garçons sont en place ou aux champs, et je suis tenté de les féliciter d’avoir eu ce que ne donnera jamais aucun prix Cognacq : une enfance gardée et joyeuse ensemble, toute sonore du rire courageux du père tandis que la mère veille.
LA FAMILLE FAVRAT, DE BELLEVAUX (HAUTE-SAVOIE)
À Thonon, qui domine de ses arbres et des murailles de son ancien château les eaux bleues du lac Léman, j’ai pris une automobile pour remonter la vallée de la Dranse et atteindre Bellevaux. Bellevaux est un bourg éparpillé dans une gorge, d’abord étroite, puis qui s’évase, s’ouvre en riches pâturages et en forêts au pied des rochers qui servent de contreforts au Roc d’Enfer, dure cime bien connue des chasseurs de chamois. L’un d’eux, récemment, déjà vieux, est mort sur le sommet, ayant forcé son cœur. Les pentes, en cette arrière-saison, sont pareilles à des bouquets éclatants où le vert des sapins tempère le rouge des hêtres, l’or des frênes, la rouille des chênes, et les feux des buissons ardents. Sous cette couche de couleurs le rocher paraît fleurir. Ces contrastes, et les douces prairies font du paysage un mélange de rudesse et de paix.
– La famille Favrat, s’il vous plaît ?
Je sais que ce nom est très répandu dans la commune, et qu’il a même une certaine célébrité. Il y eut, au XVIIIe siècle, un général Favrat, aventurier parti simple soldat en Suisse, puis entré au service de Frédéric Il et promu aux grades supérieurs. La Savoie, en ce temps-là, n’était pas française. Le général baron Favrat revint mourir au pays natal où il éleva un bâtiment à tourelles, déchu aujourd’hui et devenu maison de ferme. Un de ses descendants épousa l’une des filles du général Desaix, soldat de l’Empire qui fut gouverneur de Berlin et qui a sa statue sur une place de Thonon. Mais sa race est éteinte. Du moins sa race directe. Car tous les Favrat sont parents. Et les Favrat paysans ont, eux, servi la France, comme on sait la servir en Savoie, où je sais trois communes dont pas un mobilisé n’est revenu.
Il y a donc plusieurs Favrat à Bellevaux, mais quand on demande : où demeure la famille Favrat ? personne n’hésite à répondre à la question. Parce qu’il y a une famille Favrat qui l’emporte sur toutes les autres, par le nombre, et par l’estime dont elle jouit, et c’est précisément celle que je vais voir. Si j’avais encore des scrupules sur le choix de l’Académie, ils seraient bientôt levés. Ce choix est d’avance ratifié par tout le monde ici.
Pour ne pas me tromper de chemin, j’emmène avec moi le curé, ou plutôt le prieur. Car il a droit à ce titre. Il semblerait qu’il eût droit à bien d’autres, tant il a de distinction de corps et d’esprit. Mais l’ambition lui est inconnue. Il est depuis vingt-cinq ans dans sa paroisse. Elle est rude, lui avait-on dit, et vous vous y ennuierez. Il ne s’y est jamais ennuyé, parce qu’il n’en a pas le temps, et il se plaît dans sa montagne, comme ces barons d’autrefois qui s’y retranchaient contre tous les périls.
Nous dépassons le bourg et prenons la route du col de Jambaz. Puis nous laissons la voiture. Il faut suivre pendant cinq cents mètres un sentier qui monte et qui nous conduit, à mi-pente, devant une maison abritée par un arbre, et qui sert à la fois d’habitation, de remise et d’écurie. L’intérieur est bien modeste. Après une grande pièce vide, nous entrons dans une autre dont le fond est occupé par ces immenses lits à rideaux qui ressemblent aux armoires bretonnes. Là, le spectacle est vraiment émouvant.
Après le repas de midi, la famille s’est groupée autour de la mère. Celle-ci est bien pâle, avec des traits fins, un air d’autorité dans sa douceur. Elle est assise dans un grand fauteuil.
– Nous n’en avions point, vous comprenez, m’expliquera-t-elle un peu plus tard. Les fauteuils, ça n’est pas pour nous. Alors ils sont allés m’en acheter un. C’est de la folie.
Elle a dit si gentiment : c’est de la folie, pour blâmer cette dépense qu’elle estime exagérée. Et pourtant, elle n’était point exagérée, cette dépense d’un fauteuil.
– Nous avons failli la perdre, m’explique à son tour le père qui est revenu de son travail et qui, sur son visage calme, timide presque, met un beau sourire triomphant en contemplant la fidèle compagne de sa vie et de ses épreuves. On vient de l’opérer à Thonon. Vous comprenez...
Si je comprends ! Je n’ai qu’à ouvrir les yeux, pour comprendre ce que représenterait une telle catastrophe. Car mes yeux ne voient que des visages superposés. Il y a bien, au sommet du groupe, une belle figure vaillante de dix-huit ou vingt ans, qui a dû remplacer la mère absente, mais à côté, mais dessous, j’en compte neuf, dix, onze, douze, dont les âges dégringolent jusqu’à ce petit blond, tout bouclé, avec des joues rouges comme une pomme d’api. Il y en a tant, là-dedans, qui ont besoin de leur maman, qui ne peuvent s’en passer. Huit filles et six garçons c’est un chiffre. Cependant mon compte n’y est pas.
– Il vous en manque un, Madame ?
– Il en manque deux, me répond-elle. Le petit curé qui est séminariste à Fribourg. Il faut bien en donner un au Bon Dieu.
– C’est l’usage, reprend son homme.
En effet, il a trois frères prêtres et deux sœurs religieuses. On a été généreux dans sa génération. L’un de ces prêtres est même supérieur général des Missionnaires de Saint-François de Sales à Fribourg. On sait que cet ordre fournit à nos missions des Indes tout un personnel, évêques et desservants. Ainsi la famille Favrat rayonne-t-elle au loin. Il n’est pas rare que les familles nombreuses essaiment aux colonies et dans le monde entier. Elles ont une vie plus vaste et plus féconde. De là, souvent, plus de hardiesse chez les enfants, plus d’esprit d’entreprise, ce qui explique et justifie leurs succès assez fréquents dans tous les ordres d’activité.
– Et l’autre ? ai-je demandé. Car la mère a dit qu’il lui en manquait deux.
– Le voilà.
Elle a désigné sur la cheminée une photographie. C’est un petit soldat qui porte un béret sur la tête. Il appartenait au 68e bataillon de chasseurs, il était de la classe 1917, il a été tué le 25 juillet 1917 au Chemin des Dames, du côté de Craonne, il est enseveli à Ostel, près de la ferme Royère.
– C’était un brave petit, ajoute-t-elle.
Elle se tait. Elle songe à l’absent. Elle y songe souvent. Je regarde l’image : un beau garçon calme, avec des yeux francs, mais timides, un de ces jeunes hommes paisibles et sûrs qui font leur devoir quotidien et qui ont été le véritable fond de notre armée. Il a été tué à son premier combat. Il était parti à l’attaque le matin de bonne heure, et le soir il mourait d’un éclat d’obus, comme on l’emportait à l’ambulance. Un camarade d’un village voisin l’assistait, a donné la nouvelle.
– Il a travaillé pour vous, Madame, après avoir travaillé pour le pays.
– Oh ! bien sûr qu’il a travaillé.
– Mais après sa mort.
– Ça ne m’étonne pas.
Je suis un peu surpris de cette confiance, de cette foi qui devancent mes paroles. Et, tout de même, je complète ma pensée :
– C’est à lui que vous devez le prix Cognacq.
Les yeux illuminés de la mère me répètent son mot de croyante : ça ne m’étonne pas. Et je reprends :
– C’est à lui que vous le devez, parce qu’il y avait d’autres familles dans le département aussi intéressantes peut-être que la vôtre.
– Oh ! sans doute.
– Mais on a tenu compte, à l’Académie, des morts à l’ennemi. Voilà comment votre garçon a continué de travailler pour vous.
Maintenant je me tourne vers le père :
– Cela vous fait beaucoup de filles, et vous auriez besoin de fils pour vous aider.
Il sourit :
– Il y en a aussi. Mais ils sont encore petits, sauf l’apprenti-curé.
Et il ajoute, sans se douter de la grandeur de sa parole :
– Les nourrir, on y parvient. Mais il faut les élever : en faire d’honnêtes gens.
Cet homme si simple vient de trouver, pour l’éducation, la même formule que, dans ses lettres à sa fille Constance, emploie Joseph de Maistre lorsqu’il dit : « Les femmes n’ont fait aucun chef-d’œuvre dans aucun genre, elles n’ont rien inventé... ni l’algèbre, ni le télescope... mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela : c’est en leurs personnes que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme et une honnête femme. » Et Favrat, en effet, regarde sa femme qui, de son mieux, accomplit quatorze fois ce chef-d’œuvre, après l’avoir accompli une première fois en la personne du petit soldat tué au service de la France.
– Alors vous n’en placez aucun : ni filles, ni garçons ?
– Nous les gardons tous, dit la mère.
– Parce que, vous comprenez, achève Favrat : dans les places, chez les autres, l’amitié des parents se perd.
L’amitié des parents se perd : décidément, cet homme a réfléchi à bien des choses, en labourant son champ ou soignant son bétail. On vient s’instruire chez lui. Et l’argent du prix Cognacq est bien placé. Il fructifiera en puissance humaine. Il ne subira pas d’altération : il restera à la campagne, sur le sol, et mettra seulement un peu d’aisance dans ce logis qui ne connaissait pas le luxe d’un fauteuil, où l’on est un peu entassé, qui a besoin de plus de pièces et de plus de jour. Et il me semble, en m’en allant, que ceux qui donnent reçoivent plus qu’ils ne donnent. Les familles nombreuses, mises à l’honneur, vont distribuer à la France tout entière une leçon d’énergie, d’acceptation et de confiance en Dieu.
Un peu plus tard, une panne arrête notre automobile au col de Jambaz. Un paysan, qui s’était approché de nous, reconnaît dans notre voiture une infirmière qui l’a soigné. Il lui montre son bras sans façon, puis, il veut à toute force nous emmener chez lui. Nous entrons dans une belle maison de ferme, bien tenue, où l’on nous offre du café et du fromage pendant qu’on répare. Et je tombe sur une autre merveille. C’est le blessé qui parle.
– À la mobilisation il y avait un de mes frères à l’armée, qui faisait son temps. Le lendemain, nous étions sept.
– Sept ?
– Sept, plus deux beaux-frères. Nous sommes tous revenus, mais trois sont estropiés. Et ma femme n’avait qu’un frère. Il a été tué, laissant une veuve et quatre enfants. On s’en occupe.
Un peu plus tard encore, la nuit nous ayant surpris, j’entre dans une maison de Trélamont pour demander du carbure afin d’allumer nos phares. J’y découvre sept enfants, tous propres et bien portants autour de la soupe du soir.
– C’est une belle famille, dis-je.
– Oh ! m’est-il répondu, si vous voulez voir une belle famille, allez chez les Favrat.
– J’en viens.
Et, cette fois, j’ai l’impression que ce n’est pas une famille que j’ai visitée, mais toute une vallée où les traditions se sont maintenues dans leur intégrité, une vallée pareille à un réservoir de la force française.
VIII
MÉNAGES BOURGEOIS
Bourgeois : un certain nombre de sots ont cherché à avilir ce vieux mot français. Mon ami Louis Madelin montre, l’histoire en main, que de tout temps, nos plus grands ministres, nos meilleurs administrateurs et organisateurs furent issus de la bourgeoisie. Elle fut, elle est encore, le conservatoire des qualités de la race, l’ordre, la prévoyance, le bon sens, et, quand il le faut, l’initiative. Car elle a la volonté de durer : elle s’appuie sur la famille et sur la maison, sur le nom et sur la terre : « Commander à un royaume ou à sa maison, disait le maréchal de Tavannes, il n’y a de différence que des limites. » Elle s’est réservé dans la nation les travaux intellectuels. Elle exerce les professions libérales et n’entend pas être confondue avec le flot des nouveaux riches, sortis des magasins ou des comptoirs, à qui manque, avec l’instruction et l’éducation, une haute vision de la vie. Dans la guerre, elle s’est beaucoup dévouée. Ses pertes ont été particulièrement lourdes. L’après-guerre l’éprouve encore, en rétribuant mal tout ce qui vient de l’esprit : injustice grave et dangereuse. Cependant, elle maintient fièrement ses positions, si j’en juge par une lettre comme celle-ci qui exprime avec plus de netteté ce que d’autres, nombreuses, délaient ou développent longuement :
Dans notre groupe de parents et d’amis, nous lisons avec grand intérêt vos articles de l’Écho de Paris sur la société d’après-guerre, mais ils nous donnent l’impression qu’à votre avis, il n’y a plus guère en France, à Paris surtout, de familles où les jeunes femmes et les jeunes filles aient conservé les qualités domestiques de leur mère et où le cinéma et le dancing n’aient bouleversé les traditions.
Il y en a encore cependant et beaucoup. Dans le milieu où je vis, je n’en aperçois point d’autres ; je pourrais vous en dresser une longue liste, rien que pour Paris.
Certes, ce milieu sait qu’il passe pour arriéré et qu’on entend le dénigrer en le traitant de bourgeois. Arriérés, en vérité, nous ne le sommes d’aucune manière ; mais, par, là, nous reproche-t-on, sans doute, de ne pas admettre d’atteinte à certains principes qui nous paraissent s’imposer aujourd’hui, comme hier et demain, ni à des traditions religieuses, faute desquelles le maintien des lois morales et même simplement d’une organisation sociale nous semble impraticable.
Bourgeois. Sans doute, si par là on désigne les familles qui, depuis des siècles, opposent à l’extravagance et à l’utopie le bon sens et la mesure, qui, au cours des guerres et des révolutions, perdant les meilleurs de leurs fils, ont inlassablement poursuivi leur tâche dans l’ordre et l’économie ; grâce à quoi elles-mêmes d’abord et, par elles, sans doute un peu aussi la France, n’ont point péri. Dans ces familles, par les livres de raison, les traditions, on connaît les ancêtres depuis des siècles ; on sait que leur, grand souci était l’établissement des enfants ; avant tout, pas de mésalliance, c’est-à-dire pas d’union avec des étrangers, des gens n’ayant ni les mêmes traditions de famille, ni les mêmes qualités de race. Aussi ceux dont je vous parle sont du plus pur sang de France.
Il y en a dans toutes les carrières : libérales, commerciales, etc. La plupart ont beaucoup d’enfants ; je vous citerai trois frères, dont deux officiers de cavalerie, blessés de guerre, ayant chacun plus de dix enfants. La situation pour tous a bien changé ; je parle des ménages encore jeunes, les seuls qui intéressent votre enquête. Les ressources n’ont pas suivi la progression des dépenses obligatoires ; elles n’atteignent pas les gains des ouvriers carrossiers, mécaniciens, chauffeurs de machine ou de taxi, ni des ménages où la femme touche elle-même un salaire. Mais nous traversons cette petite crise comme la vie elle-même, avec des renoncements, et soyez assuré qu’il n’y a nul renoncement pour nos femmes et nos filles à ne jamais mettre les pieds au cinéma et à ne connaître les « dancings » que par ouï-dire.
Je crois que là nous touchons la réserve même du pays. Un pays qui compte de telles familles est assuré de l’avenir. Cependant la guerre a rendu cet avenir un peu plus compliqué et mon correspondant en convient. Il faut un redoublement d’effort et de vertu pour que la maison, comme un îlot battu des vagues, résiste à la vie chère, à la crise domestique, à l’incertitude du mariage et à plus de cent ans d’individualisme. « La maison d’un Grec ou d’un Romain, disait Fustel de Coulanges dans la Cité antique, renfermait un autel : sur cet autel il devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés. C’était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d’entretenir le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s’éteindre ! Chaque soir, on couvrait les charbons de cendres pour les empêcher de se consumer entièrement ; au réveil, le premier soin était de raviver ce feu et de l’alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur l’autel que lorsque la famille avait péri tout entière : foyer éteint, famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens ». Tout, dans la vie, découlait alors de cette religion domestique qu’il serait grand temps de restaurer. Nous la retrouvons intacte dans la lettre que j’ai citée.
Pour la jeune fille, se marier, c’était quitter l’autel de famille auquel elle sacrifiait chaque jour ; désormais elle invoquerait le nom de l’époux. Et pour le jeune homme, c’était admettre une étrangère aux cérémonies de son culte auxquelles tous ses morts étaient mêlés. Les morts eux-mêmes étaient intéressés à la durée de leur descendance : une famille qui s’éteint, dit Fustel, c’est un culte qui meurt. L’importance du mariage découlait naturellement de cette conception de la famille : ses sources en étaient toutes purifiées.
À cette même bourgeoisie, j’emprunterai une mise au point de la question féministe. Un grand médecin – je ne citerai point son nom, m’étant interdit d’en citer aucun afin de laisser à cette enquête son caractère général – m’écrit :
Vos correspondantes, souvent remarquables, se placent au point de vue individuel ; elles se considèrent chacune comme l’une des unités complètes dont serait faite la société.
Quoi de plus faux !
Il n’y a pas l’homme d’une part, la femme d’autre part ; chacun devant vivre sa vie. Il y a la cellule sociale, composée de l’homme, de la femme et de l’enfant, unité première de toute société et qui s’appelle : la Famille. L’homme sans la femme, la femme sans l’homme ne forment pas un tout. C’est la famille qui est le premier tout.
Tant que l’on ne comprendra pas cette vérité fondamentale, on s’égarera en discours confus et inutiles. C’est en envisageant la question sous cet angle, et seulement sous cet angle, qu’on pourra délimiter les devoirs et les droits de l’homme et de la femme dans la société. On comprendra alors qu’il ne s’agit pas de lutte, mais de collaboration.
Ne parlons pas d’égalité entre les sexes. Cela est absurde. Il n’y a pas d’égalité entre éléments différents. Il y a des hommes supérieurs ; il y a des lemmes supérieures. Il n’y a pas d’homme supérieur à la femme ni de femme supérieure à l’homme. Chacun a sa fonction propre dans la constitution de cette famille qui, je le répète, est la seule unité qui intéresse la société humaine et la continuité de la race.
Qu’elle le veuille ou non, la femme, physiologiquement, psychologiquement est : la mère, l’éducatrice, et la gardienne du foyer. Toutes celles qui ne le comprennent pas, toutes celles que les circonstances (ou les catastrophes comme la guerre) empêchent de remplir ce rôle magnifique sont des malheureuses ou des déclassées. L’effort de la société doit être de les faire rentrer dans la règle et conséquemment de tendre à la suppression du travail de la femme au dehors, à la diminution du nombre des célibataires et des divorcées.
Comme tout paraît simple, logique, comme la place de chacun se marque d’elle-même lorsqu’on bâtit sur cette base inébranlable : la Famille. Tous les esprits clairs et réfléchis (catholiques ou positivistes) aboutissent à ces mêmes conclusions. Il faut les nébuleuses philosophies germaniques pour nous éloigner ainsi des solutions harmonieuses et fécondes.
Si l’on considère l’homme et la femme séparément, comme des unités pouvant entrer en lutte, on arrive logiquement, fatalement à l’union libre, à la suppression de la Famille, de la Patrie... en un mot à l’anarchie.
Si avec Auguste Comte ou avec le catholicisme on considère la cellule sociale composée de ces deux éléments complémentaires l’homme et la femme, on aboutit au mariage indissoluble, à la constitution de la Famille, au culte des ancêtres, à la tradition, à la Patrie.
Mon choix est fait.
À vos aimables et savantes lectrices de faire le leur.
Tout paraît simple, logique : oui, docteur, mais vous bâtissez une société idéale et nous manquons de maçons. Toutes les femmes qui n’ont pas de foyer ne sont pas des déclassées et ne veulent pas être des malheureuses. Car vous ne pouvez garantir à toutes un foyer, et un foyer heureux. Elles veulent bien, elles aussi, bâtir – croyez-le, malgré leurs assurances mêmes – mais avec amour. Rien n’est simple aujourd’hui, au contraire, et la logique n’a jamais suffi en matière humaine. Ce qui est très vrai, c’est qu’on ne s’écarte pas impunément des lois naturelles de la famille, cellule sociale en vérité. Quand les circonstances mêmes et les habitudes de plus d’un siècle d’individualisme contribuent à nous en écarter, il faut chercher avec patience le moyen d’y revenir. C’est ce que nous cherchons ici.
IX
LES RELATIONS
On s’amuse moins aujourd’hui qu’autrefois, parce que la vie est plus trépidante, plus agitée, plus énervante, parce qu’on ne prend plus le temps ni la peine de s’amuser, j’entends de s’amuser honnêtement. Les jeunes gens et les jeunes filles ont moins qu’autrefois – malgré les apparences – l’occasion de se connaître. Et voilà pourquoi, je pense, tant de mes correspondants se plaignent des difficultés du mariage faute de relations.
Celui-ci est le directeur commercial d’une importante affaire à Paris : parti simple soldat en 1914, il est revenu lieutenant de tanks, chevalier de la Légion d’honneur, avec quatre citations. Il a quarante ans, il n’a pas eu le temps, ayant dû refaire après la guerre sa situation qui, de province, l’a amené à Paris, d’aller dans le monde, il ne connaît personne, il est las de la vie d’hôtel, et il écrit : « Il est infiniment pénible, après avoir combattu pendant quatre ans et fait souvent le sacrifice de sa vie, de constater que l’on est destiné à vivre cette vie toujours seul et sans but. »
Un étudiant en droit et en lettres s’en prend à l’éducation française qui sépare systématiquement les jeunes filles et les jeunes gens et lui oppose l’éducation anglaise ou scandinave, plus libre, et qui a créé la bonne camaraderie droite et loyale :
En France (qui est bien le pays le plus conservateur qui soit quoiqu’il proclame en tous ses discours officiels son esprit révolutionnaire), en France donc, l’éducation est enfermée dans une armature de préjugés ancestraux et qu’on s’obstine à ne point moderniser. Une séparation complète est faite entre les deux sexes. Une jeune fille est précieusement gardée à l’abri du danger. Et je sais encore plus d’une ville provinciale où une jeune fille ne sortirait pas sans être flanquée de sa mère, de sa tante ou de sa gouvernante. Cette crainte perpétuelle du danger et ces précautions qu’on prend contre lui dirigent l’esprit des enfants dans une voie qu’il n’aurait pas prise et le démon de la perversité, l’attraction naturelle de tout ce qui excite la crainte des parents poussent à l’écueil...
Et il préconise la bonne camaraderie des parties de tennis ou de canotage, la cordialité des rapports amicaux sans arrière-pensée. « Que diable ! une femme n’est pas qu’un corps. Elle a un esprit aussi, une âme... » Sans doute, sans doute. Mais il faut qu’elle sache garder ce corps précieux qui communique tant de charme à cet esprit de clair jugement, à cette âme fidèle et pure. L’éducation doit donc lui donner le sens de sa propre défense, de sa dignité. Cela est d’autant plus nécessaire aujourd’hui qu’elle ne peut précisément plus sortir accompagnée. Les difficultés domestiques ont contribué à lui rendre plus d’indépendance. Elle doit donc trouver en elle-même sa sécurité. Et que les jeunes gens apprennent donc une bonne fois à respecter les jeunes filles et les honnêtes femmes, à ne plus parler d’elles avec ces airs entendus et avantageux qui sont à gifler, à ne plus interpréter avec fatuité les menues gentillesses qu’on a pu leur témoigner en toute confiance ! La politesse n’est pas revenue en faveur : c’est elle qui permet la délicatesse des mœurs et qui préserve de la sottise des médisances, de l’infamie des calomnies. Quant aux distinctions de mon correspondant entre l’esprit révolutionnaire et l’esprit conservateur, qu’il me permette de lui répondre que cela ne veut rien dire. Il n’y a pas à innover ou à conserver : il y a des règles de bon sens hors desquelles une société ne peut pas vivre, ne peut pas durer. Quand elles règnent, il importe de les conserver. Quand elles disparaissent, il s’agit de les retrouver.
Les jeunes filles qui travaillent voient tout leur temps pris par ce travail, ou presque. « Nous ne connaissons personne, m’écrit l’une d’elles, la vie est trop chère pour nous permettre les réunions et personne n’en prend l’initiative pour nous. » Et une autre : « La femme sait se suffire à elle-même maintenant, donc elle ne se marie plus pour avoir une situation, mais pour être aimée, aimer, et avoir un sain et beau foyer. » Les plaintes de cet isolement créé par la vie contemporaine sont sans nombre. « Je ne peux pourtant pas prendre le premier venu », dit l’une. Et l’autre : « On ne se connaît pas. » Et ce refrain revient sans cesse : « C’est la faute des hommes. Ils ne savent plus chercher. La plus frivole leur tourne la tête. » Mais non, ils se plaignent précisément de ne rencontrer que des poupées quand ils cherchent des femmes d’intérieur.
Il paraît qu’en province la solitude est pire encore :
À Paris et dans les grandes villes, m’écrit-on de Bretagne, certaines occasions de réunion peuvent parfois provoquer d’heureuses rencontres. Mais dans les petites villes que les jeunes gens quittent dès le début le leurs études afin de préparer des carrières lointaines, le candidat au mariage fait défaut dans la bourgeoisie. Il se restreint à quelques fonctionnaires ou industriels de résidence accidentelle. Or, tandis que là jeune élite intellectuelle masculine déserte la ville natale, l’élite féminine y demeure. Il arrive alors fatalement que ces jeunes filles n’ont pas l’occasion de fonder un foyer, ou bien se résignent à des alliances moralement inférieures. Et pourtant, dans ces milieux se rencontrent les meilleures traditions familiales. Les fortunes, grandes ou modestes comme les vertus, y sont solidement établies et connues...
Plusieurs de mes correspondants préconisent l’organisation d’une œuvre qui servirait à créer ces relations aujourd’hui impossibles vu négligées. Il en existe, m’assurent-ils, en Angleterre, en Amérique. Mais il en existe aussi chez nous. Mon rôle, ici, est d’étudier nos mœurs et d’échanger des idées, de proposer des réflexions, d’amener mes lecteurs à mieux comprendre la vie contemporaine, à en accepter les charges bravement, à fonder, à bâtir, à oser. Il n’est pas d’entrer dans les questions personnelles, à quoi je me refuse absolument. Mais je transmets avec une profonde sympathie l’angoisse de ces mères qui tremblent pour l’avenir de leurs filles. Méditez, par exemple, cette lettre de l’une d’elles :
Pour la majorité des jeunes filles de la bourgeoisie « traditionaliste », la vie actuelle est vouée à l’isolement. Relations très dispersées par la guerre, amis, parents tués, qui faisaient partie de l’élite des jeunes gens, vie matérielle compliquée. On se retire dans sa coquille, et ces jeunes filles sont emprisonnées par les liens de l’affection, du dévouement et la crainte de troubler la vieillesse des parents.
Où les conduire quand elles sont sérieuses ? Ni au cinéma, ni aux dancings, ni aux thés dont elles reviendraient l’esprit vide et le cœur las.
La vie de société se perd : égoïsme, jalousie, indifférence, frivolité, rivalité, et les femmes délicates et généreuses ne peuvent que s’étioler dans cette atmosphère déprimante ou vivre dans la solitude...
Ainsi, derrière cette façade brillante du plaisir triomphant, il faut savoir deviner aujourd’hui une bourgeoisie laborieuse, gênée, qui vit chez elle beaucoup plus qu’avant la guerre, qui lit, qui s’instruit, qui assurerait en somme les traditions intellectuelles et policées de notre pays, mais qui s’étiole, isolée par la vie chère et le manque de bonhomie et de simplicité dans les mœurs.
*
* *
Comment revenir à cette bonhomie, à cette simplicité des mœurs qui permettaient autrefois de se mieux connaître ? Mes correspondants me proposent diverses solutions pratiques. Mais je veux tout d’abord citer l’émouvante lettre d’un mutilé de la guerre qui demande qu’on renverse dans certains cas les usages établis et qu’on autorise les jeunes filles à demander la main des jeunes gens :
Je fais partie d’une catégorie spéciale sur laquelle je me permets d’attirer votre bienveillante attention.
Je veux parler des mutilés ou blessés de guerre, affligés d’une infirmité apparente : amputés, boiteux, défigurés, etc., auxquels il faut une fameuse dose d’insouciance pour émettre des prétentions matrimoniales. Les jeunes filles qui les agréeraient ne me paraissent plus bien nombreuses et la crainte, souvent trop fondée, d’un échec est un obstacle pénible à surmonter. Quel est l’homme naturellement humble ?
Aussi, sans prétendre au renversement des rôles, je crois qu’il conviendrait de modifier, à leur égard, les us et coutumes. Il est certain que celles qui feraient des épouses sérieuses et dévouées ne font pas la chasse à l’homme : aussi, lorsqu’elles laissent paraître une sympathie justifiée à l’égard d’un invalide, leurs parents, s’ils approuvent ce sentiment, devraient alors s’efforcer de faire savoir, indirectement, à l’intéressé, qu’une demande aurait quelque chance d’être agréée. Ce dernier, voyant tomber la crainte d’un échec, fera facilement alors les avances qu’il n’eût pas osé tenter préalablement.
Lettre bien délicate, loyale et noble, que je me serais reproché de ne pas publier. Et que de vérité dans cette phrase : « Quel est l’homme naturellement humble ?... »
Des réunions familiales, mais il en existait avant la guerre. Pourquoi ne pas les rétablir, en répandre l’usage ? Deux jeunes filles me signalent avec un soupir « dans une grande ville de province, une paroisse où s’organisaient avant la guerre des matinées ou des soirées chaque dimanche : parents, jeunes gens et jeunes filles, enfants même, trouvaient à ces réunions les distractions appropriées à leur âge : « Par ce moyen, les familles apprenaient à se connaître, et il en est résulté plusieurs bons ménages. »
Ce qui empoisonne la société actuelle, m’écrit un vieil employé, et pousse hommes et femmes à se rendre mutuellement la vie désagréable, c’est l’égoïsme et c’est la paresse à la maison : les jeunes gens ont horreur des travaux domestiques, du « bricolage » ; les jeunes femmes n’ont aucun goût pour les cuisines compliquées et économiques, ni pour le raccommodage ; que sera-ce quand elles auront trois ou quatre enfants à nourrir, à soigner, à habiller ? Rien que d’y penser nos midinettes, nos dactylographes, nos vendeuses préféreraient rester « vieilles filles ».
Tout de même, si jeunes gens et jeunes filles détestent aussi cordialement aujourd’hui les travaux domestiques, il faut convenir qu’ils les supportent assez bien, car jamais on ne fut aussi peu aidé, ni aussi mal servi. Il me paraît au contraire que beaucoup de femmes, et même de jeunes filles, font aujourd’hui ce qu’elles ne faisaient pas hier, prennent au ménage une part que les générations précédentes abandonnaient volontiers. Ce qu’il faut éviter, c’est de laisser tomber dans le discrédit ces humbles travaux intérieurs : on ne saurait assez louer une maison bien tenue, propre et saine, ornée et fleurie, et où l’on mange une nourriture probe, simple, mais bien accommodée.
Je relève jusqu’à des accès de désespoir – des cris de détresse dans ces lettres où l’on se plaint de ne pas avoir l’occasion de rencontrer de la jeunesse – de la belle jeunesse honnête et vaillante, prête à affronter la vie à deux. Il faut croire que le mal est profond dans notre société divisée où le plaisir serait devenu frivole ou malsain. Mais sapristi, que toutes ces familles honorables, qui sont si nombreuses, soient donc moins apathiques, se recherchent, se trouvent, s’assemblent, au lieu de s’observer pendant des années et de se regarder de travers ! Il y a en France, depuis un siècle, un individualisme qui peu à peu nous détruit ou tout au moins nous désarme.
Certes, bien souvent, la jeunesse ne sait pas voir. Elle ne sait guider ni son esprit, ni son cœur. C’est ce que nous signale un correspondant :
Autour de moi, dans ma petite ville de province, à Paris où j’ai quelques relations, je connais des jeunes gens instruits, travailleurs, et gais de caractère – des valeurs peut-être – qui voient avant tout dans le mariage un rapprochement de deux êtres faits pour s’aimer et s’entraider, pour jouir des mêmes joies et souffrir des mêmes douleurs, qui rêvent d’un foyer basé sur l’estime et l’affection réciproques.
Pourquoi donc ce malaise que l’on sent si profondément aujourd’hui entre jeunes gens et jeunes filles ? Et d’où peut-il provenir ? Pour ma part, je crois qu’il résulte de la trop grande estime que l’on a de soi-même. Beaucoup de jeunes gens qui ont fait la guerre ont des exigences vraiment trop grandes lorsqu’il s’agit de se marier et passent à côté de jeunes filles charmantes sans même daigner les regarder.
Ils veulent mieux ! Les jeunes filles de leur côté ont dépensé pendant la guerre une activité plus grande, elles savent désormais de quoi elles sont capables, connaissent leur valeur et préfèrent se passer du mariage, plutôt que d’unir leur vie à celle d’un homme qui n’est pas vraiment de l’élite. Avec une semblable mentalité, jeunes gens et jeunes filles, au lieu de se laisser aller à d’aimables causeries où chacun peut se faire justement apprécier, se sentent en face l’un de l’autre gourmés et mal à l’aise et n’arrivent pas à se connaître. Le mal est beaucoup plus extérieur que profond ; ce qu’il faut surtout détruire de part et d’autre, ce sont les préjugés.
Ce qu’il faut principalement retenir de toutes ces correspondances qui se ressemblent, c’est la volonté impérieuse des jeunes filles plus encore que des jeunes gens, de ne se marier qu’en connaissance de cause, c’est la défiance du mariage arrangé, du mariage de simple convenance. Les familles doivent y prendre garde et au besoin organiser les rencontres fortuites, comme dans les Romanesques. « Quoi d’étonnant, m’écrit-on encore, si dans le camp masculin principalement, la famille, et aussi beaucoup de jeunes gens ne pensent qu’à la dot : on ne parle jamais que de cela... et au lieu de laisser jeunes gens et jeunes filles se voir, se connaître, et mieux discerner leur sentiment, on préfère voir les jeunes gens s’en aller à la dérive, jusqu’à l’heure où il leur faut une dot. » Il semble bien que les arrangements, les convenances, la situation en rapport et la dot soient donc mis au second plan par la jeunesse, et que la personne humaine réoccupe le premier. Comment ne pas s’en réjouir ?
*
* *
– Mais il n’y a pas de crise du mariage, m’objecte un correspondant qui m’adresse un véritable mémoire sur la question ; consultez les statistiques... Après quoi, il rédige vingt pages.
Il me rappelle ce gouverneur ou syndic de petite ville qui, recevant Henri IV en tournée, lui voulut débiter une harangue où il s’excusait de n’avoir pas tiré le canon à l’arrivée royale pour trente-six raisons dont la première était qu’il n’avait pas de canon. Aussitôt le roi, souriant, l’arrêta : – Celle-ci, lui dit-il, vous dispense des autres... À quoi bon discuter s’il n’y a pas de crise du mariage ? Mais je n’ai jamais dit qu’on se mariait moins. Je crois même qu’on se marie davantage. Si ces mariages sont mauvais et ne durent pas, voilà bien une crise du mariage. Si les statistiques du divorce montent d’une façon menaçante, en voilà une indication. Si le problème se pose, poignant et douloureux, pour nombre de jeunes filles qui ne peuvent plus être assurées d’un avenir conjugal, voilà bien, pour elles, une crise du mariage. Si nombre de jeunes gens, pressés par la nécessité de se faire ou se refaire une situation rapidement après la guerre, n’ont pas eu le loisir ou la chance de fonder, comme ils l’eussent voulu, un foyer, c’est encore une crise du mariage. Cette crise du mariage se relie à toutes les questions actuelles : éducation, travail, indépendance de la femme, carrière, direction du mari, famille, natalité, avenir national en France et dans les colonies. C’est pourquoi il est malaisé de la résoudre et utile de rassembler tous les éléments de l’enquête.
De même, mon correspondant a découvert qu’il y avait beaucoup de ménages heureux. Certes, aussi n’ont-ils pas d’histoire. Ils sont la force de notre pays. Mais il en faut souhaiter davantage. Il voit plus clair lorsqu’il déclare enfin cette vérité déjà soulignée fréquemment ici même : « Deux choses ont changé depuis la guerre ; d’abord la vie chère a rendu plus aiguë la question d’argent dans le mariage ; ensuite le développement de l’instruction chez la femme, et le fait qu’un plus grand nombre exercent des professions, d’ailleurs subalternes, l’ont un peu américanisée. » Je suppose qu’il entend par là : que la femme est devenue plus indépendante, moins maniable. Plus indépendante, moins maniable, elle l’est dans tous les mondes, qu’elle travaille ou ne travaille pas, qu’elle soit riche ou sans fortune. Que de fois j’ai reçu la confidence de parents scandalisés – côté masculin – se plaignant de ces péronnelles qui se permettent d’examiner, de comparer, de juger, de refuser ! Comme il s’agissait de leur fils, je les soupçonne de partialité. – Comment ! protestaient-ils, notre fils s’est bien conduit dans la guerre. Il a des biens au soleil ou à l’ombre, une bonne situation. Sans être un aigle, il est dans la bonne moyenne. Autrefois – avant la guerre – il n’y aurait eu qu’à le présenter. Maintenant, on demande à voir. On critique. On attrape un accent, un geste, une phrase pour s’en amuser. Mais cela n’est rien encore : on ose lui demander ce qu’il pense, on lui fait subir un interrogatoire religieux, philosophique, artistique, littéraire, politique, social. Et voilà bien les jeunes filles d’aujourd’hui !... Précisément, le candidat n’est pas un aigle. Elles veulent toutes un aigle, ou un aiglon. Le malheur est qu’elles risquent d’être moins difficiles quand la jeunesse menacera de les quitter. Il y a la fable du malotru de La Fontaine qu’elles devraient bien méditer. Elles ne sont peut-être pas très raisonnables.
Tout mariage engage l’avenir sur le présent. La vie, l’amour et la mort nous sont pareillement voilés. Tout mariage est basé sur une sorte de divination, sur notre confiance, ou même sur un peu d’insouciance. Je me souviens, visitant Assise avec un ami qui est avocat, d’avoir entendu celui-ci plaider avec finesse, et non sans ironie, la cause, d’habitude sommairement jugée, du père de saint François. On sait que celui-ci était un marchand drapier. Comme le saint distribuait aux pauvres les marchandises paternelles, son père s’en plaignit et le conduisit devant l’évêque. Là, le jeune François se dépouilla de tous ses vêtements, en fit un tas qu’il jeta à son père en lui déclarant : – Je n’ai plus désormais qu’un père qui est au ciel... – On suppose, disait mon ami, que ce jeune révolté était déjà l’admirable apôtre de l’Ombrie. Mais, en réalité, personne ne soupçonnait ce qu’il serait un jour. Et l’honnête marchand drapier est bien excusable dans sa plainte. Il ne méritait point que son fils se mît tout nu devant l’évêque pour lui faire la leçon... N’y aurait-il pas lieu de reprendre ainsi le procès de tous ceux qui ne comprirent pas, dans leurs débuts, la sainteté ou le génie ? Je ne le crois pas. Le père de saint François manquait de psychologie, comme tous ceux qui furent les témoins d’enfances singulières et fortes sans en augurer de grands dons. Et, précisément, c’est la connaissance des âmes qui nous manque le plus aujourd’hui. Ces jeunes filles qui se plaignent de ne pas rencontrer des valeurs, ces jeunes gens qui se lamentent sur la difficulté de rencontrer la femme de leur choix, sauraient-ils les distinguer ?
C’est pourquoi il importe de multiplier les occasions qu’ils recherchent de se découvrir. Une bonne maîtresse de maison qui sait mettre en relations jeunes gens et jeunes filles, c’est le lien, le tact, la paix, la lumière, c’est précisément l’intelligence des âmes. Les sports peuvent aussi être utilisés. Faites donc jouer cette jeunesse au tennis ou à tout autre jeu. Organisez des promenades aux environs de Paris pour les Parisiens, et dans les villes de province, à la campagne. Le Club alpin, tenez, a fait merveille. Il a des succursales dans toutes les villes du sud-est. Toute une jeunesse a pris le goût de la montagne et de la marche. Là, on trouve cette bonne camaraderie, franche et loyale, de gens qui ont connu ensemble la fatigue, l’endurance, quelquefois le risque. C’est une école de santé physique et morale. Je serais bien étonné qu’elle ne fût pas conseillère de belles unions solides et durables.
X
LE CODE CIVIL ET LES FEMMES
Parmi toutes les conférences consacrées à Napoléon à l’occasion de son centenaire, j’en ai vu annoncer une seule qui portât ce titre : Napoléon et le Code civil. Elle était de Me Henri-Robert. Rien, pourtant, n’est plus caractéristique de la manière impériale que sa façon de traiter la législation. Cet homme dont l’activité dévorante, selon la forte expression de Bourrienne, aurait voulu abréger la ligne droite, et qui croyait en la toute-puissance de la loi pour créer et maintenir les rapports sociaux, intervenait directement, et avec quelle clarté, et avec quelle fougue, dans les discussions du Conseil d’État. Souvent même, à l’issue des séances, il retenait à dîner quelques conseillers, et les débats se poursuivaient à table entre l’infatigable conquérant et ses malheureux convives exténués et aphones.
Le mariage, pour lui, ne dérive pas du droit naturel. C’est la loi, toujours la loi, qui le crée. L’union conjugale est dans la dépendance de l’État. Cependant il comprend bien que ce n’est point là tout à fait un contrat comme un autre. Il le veut entourer de pompe et de prestige, et il songe à pasticher les cérémonies du culte catholique :
« L’officier civil, réclame-t-il, marie sans aucune solennité : cela est trop sec. Il faut quelque chose de moral. Voyez les prêtres : il y a un prône... »
Et l’on invente une liturgie, une petite lecture du chapitre VI aux époux, lecture qui, d’après Napoléon, devait « laisser dans l’esprit des époux des souvenirs qui les porteraient à interroger la loi comme leur régulatrice lorsque, pendant le cours de leur mariage, il surviendrait entre eux quelque difficulté ». Cette conception presque naïve de légiste domine, dans le Code, la constitution de la famille et celle de la propriété. Le droit, au lieu d’être la traduction de l’expérience humaine, devient une création artificielle de l’esprit humain.
Quels seront les droits des époux ? C’est encore la loi qui interviendra pour organiser la puissance maritale. Car le premier consul estime qu’on ne saurait affirmer trop haut la maîtrise du mari.
« Est-ce que vous ne ferez pas promettre obéissance par la femme ?... Ce mot-là est bon pour Paris surtout, où les femmes se croient en droit de faire ce qu’elles veulent. Je ne dis pas que cela produise de l’effet sur toutes ; mais enfin cela en produira sur quelques-unes... La femme ne s’occupe que de plaisir et de toilette. Il faut qu’elle sache qu’en sortant de la tutelle de sa famille elle passe sous celle du mari... Le mari doit avoir un pouvoir absolu et le droit de dire à sa femme : Madame, vous ne sortirez pas, vous n’irez pas à la comédie, vous ne verrez pas telle ou telle personne. »
Rarement la femme fut traitée avec un mépris aussi insultant. Et l’on comprend jusqu’à un certain point sa révolte contre le Code civil, révolte qui a en quelque sorte enfanté le mouvement féministe, mais qui menace, comme toute réaction, de dépasser la mesure. Elle travaille, elle aime, elle souffre, elle enfante, elle allaite ses enfants, elle les élève – elle est épouse, elle est mère et parce que quelques dévergondées occupent ce Tout-Paris qui, dans la vie de la nation, ne doit pas compter, elle s’entend dire qu’elle ne s’occupe que de plaisir et de toilette. Le Code, il est vrai, ne le dit pas textuellement, mais il porte en bien des endroits la trace de cet injuste dédain, et il le sanctionne de ses articles.
Un excellent professeur de droit a donné la formule positive de toute législation : « Un peuple, dit-il, n’est pas libre de transformer d’un jour à l’autre sa langue ou sa littérature ; il n’est pas libre de changer complètement son droit public ou privé : langue, littérature, droit, portent fatalement l’empreinte des siècles, et l’homme, quoi qu’il fasse, se débat dans son passé ; le droit n’est donc point une création artificielle de l’esprit humain ; l’histoire d’une nation vient s’y réfléchir comme elle se réfléchit dans son langage. »
De même qu’il nous a fallu des mots nouveaux pour exprimer soit les nouvelles découvertes de la science, soit les nouveaux rapports que ces découvertes engendraient, il nous faut tenir compte à chaque instant dans notre législation de nos changements sociaux, de nos transformations sociales. L’homme ne peut ni se reposer, ni revenir en arrière. Il doit s’inspirer du passé et non s’installer dans le passé. Mais, en constatant la nécessité de ces changements, de ces améliorations, des esprits absolus, sans contact direct avec la vie humaine, ou rebelles à la tyrannie des faits et de la nature, sautent aux extrêmes, fondent des systèmes impraticables et voient le salut dans des bouleversements radicaux qui, sous prétexte de progrès, ramèneraient l’humanité à des siècles en arrière. Ceux-là sont plus funestes que les immuables conservateurs des formes anciennes, parce qu’ils font briller tous les mirages de l’utopie.
Ainsi les rédacteurs du Code n’avaient soupçonné ni l’importance de la fortune mobilière, ni celle du louage des services. Ils n’ont pas prévu qu’il faudrait s’occuper un jour de la réglementation du travail. Et voici qu’au point de vue des droits de la femme il a fallu peu à peu élargir une législation qui avait empiété sur le domaine des mœurs, et sans doute faudra-t-il l’élargir encore.
Une loi (1er décembre 1900) a, par exemple, ouvert aux femmes l’accès du barreau. Il y avait dès longtemps des femmes médecins. Sauf la carrière militaire, pourquoi ne pas leur ouvrir toutes les carrières auxquelles elles sont aptes ? La nature même se charge de les retenir. Elle a avantagé l’homme et c’est pourquoi l’homme doit user de sa force pour la défendre, la protéger, l’aider. Et même, si la carrière militaire est fermée aux femmes, rien n’empêcherait, m’écrit l’une d’elles, « qu’avec tous les ménagements désirables, les femmes libres de charges de famille n’accomplissent en temps de guerre un service à l’intérieur, soit dans les bureaux, soit dans les hôpitaux, et en contractent l’engagement ». Ne l’ont-elles pas fait en grand nombre dans la dernière guerre et faudrait-il une loi pour cela ? De même, on peut prévoir qu’elles seront un jour électrices et éligibles. Sera-ce un progrès ? C’est une autre question. Il conviendrait, pour la trancher, de savoir tout d’abord si le choix d’une élite doit venir de la masse.
C’est surtout la femme mariée qui découvre dans le Code des injustices à son endroit. Or son incapacité légale n’est point le résultat d’une tradition unanime en France, comme on le croit trop souvent. En droit romain, la femme avait obtenu la libre disposition de ses biens paraphernaux. Il en était de même dans les pays français du droit civil, et, j’ajouterai, dans les États sardes. Au contraire, dans les pays coutumiers, le mari avait autorité sur les biens de sa femme. C’est le droit coutumier qui l’emporta dans le Code. Portalis, dans l’exposé des motifs, traduit, en l’atténuant, la pensée de Napoléon : « On a longtemps discuté sur la préférence ou l’égalité des deux sexes. Rien de plus vain que ces disputes... La prééminence de l’homme est indiquée par la constitution même de son être qui ne l’assujettit pas à autant de besoins et qui lui garantit plus d’indépendance pour l’usage de son temps et l’exercice de ses facultés. Cette prééminence est la source du pouvoir de protection que le projet de loi reconnaît dans le mari. L’obéissance de la femme est un hommage rendu au pouvoir qui la protège, et elle est une suite nécessaire de la société conjugale qui ne pourrait subsister si l’un des époux n’était subordonné à l’autre. » Ainsi passa dans le Code le principe de l’autorité maritale.
Toute une série de lois est déjà intervenue en faveur de la femme : loi du 16 novembre 1912 autorisant la recherche de la paternité dans la filiation naturelle ; loi du 13 juillet 1907 donnant à la femme mariée la libre disposition de tous les salaires et produits quelconques de son travail, etc. Mais les femmes ne se déclarent point satisfaites. Elles s’insurgent contre les articles du Code qui refusent à la femme, même séparée de biens, le droit d’ester en justice, aliéner, donner, hypothéquer, acquérir à titre gratuit ou onéreux sans l’autorisation de son mari. Et aussi contre l’immuabilité du contrat de mariage qui impose pour toujours à la femme des obligations dont elle a pu ne pas mesurer la portée : il est certain que la situation matérielle des époux a pu varier et que tel régime qui convenait à une situation ne convient plus à une autre, et la Suisse, par exemple, a rejeté cette immuabilité du contrat de mariage. La plupart des femmes réclament le régime de la séparation des biens comme régime légal, en l’absence de contrat, au lieu de celui de la communauté. Mais la communauté avait été établie pour sauvegarder les droits de la femme, garantir son avenir. Un grand nombre, le grand nombre des règles établies par le Code doivent être interprétées dans un sens de protection. Il est à craindre que la femme d’aujourd’hui, éternellement femme, ne répète dans un autre sens le fameux : « Et, s’il me plaît, à moi, d’être battue », de Molière...
XI
UNE RÉVOLUTION À LILLE
Ce ne fut pas moins qu’une révolution. Pourquoi les révolutions partiraient-elles nécessairement de Paris ou de Versailles ? Les 3, 4 et 5 décembre 1920, les États généraux de la Famille Française se sont tenus à Lille et ont proclamé leurs droits. À la vérité, cette magnifique manifestation n’alla pas sans quelques oublis ni sans quelque gaucherie. Visiblement elle fut elle-même débordée par son importance. Elle croyait n’être qu’un congrès d’associations. Elle fut bien davantage, et l’on s’en aperçut lorsque, dans la vaste salle de la Nouvelle Bourse où s’entassaient plus de trois mille assistants, le général de Castelnau, président du Congrès, lut en présence de deux ministres la déclaration des Droits de la Famille. Tous ceux qui assistèrent à cette, lecture et aux discours qui l’avaient précédée en eurent l’impression. J’avais l’honneur d’être l’un de ces assistants. Sur l’exemplaire qui me fut remis de la déclaration, je relève ce titre : simples notes sur les droits de la famille. Ces simples notes sont devenues une proclamation. À ce seul échange on peut mesurer le travail accompli.
La scène fut inoubliable. Le général, en uniforme, s’avança au bord de la tribune. Il avait auprès de lui M. Isaac, ministre du commerce, et M. Breton, ministre de l’hygiène, le préfet du Nord, M. Naudin, le général Lacapelle, commandant le 1er corps d’armée et la place de Lille, des membres de l’Institut, des membres du Parlement, les présidents des Associations familiales, les présidents des Associations des pays dévastés. On sait la popularité dont il jouit, et qui est due précisément, autant qu’à son glorieux passé militaire, à son autorité de chef de famille et à ses trois blessures paternelles reçues au cours de la guerre. Blanc de cheveux et de moustache, l’œil clair, le visage plein de finesse et de bonhomie, simple, sans apprêt, petit, ramassé, tassé, mais solide, il lut en détachant chaque mot, et chaque mot était cueilli, compris, acclamé par l’assistance. Et voici cette déclaration qu’il faudrait répandre dans toute la France. Elle n’a que neuf articles, cinq de moins que le programme de M. Wilson pour la paix du monde :
La famille, fondée sur le mariage, hiérarchiquement constituée sous l’autorité paternelle, a pour fin de transmettre, d’entretenir, de développer, de perpétuer la vie humaine. Elle dispose à cet effet de droits imprescriptibles, antérieurs et supérieurs à toute loi positive.
I
La famille a le droit de se multiplier. C’est d’elle que la patrie tient ses citoyens, ses soldats, ses artisans, ses missionnaires, ses pionniers. Tout ce qui entrave la transmission de la vie – propagande immorale, désorganisation du travail, mauvaise répartition des profits ou des charges publiques – atteint la famille dans le plus essentiel de ses droits.
II
La famille a des droits d’éducation. Elle doit former le corps, l’intelligence, l’âme de l’enfant. Elle a donc le droit de mettre en œuvre tous les moyens légitimes qui concourent à cette triple fin, et spécialement d’entretenir avec l’école des relations suivies de collaboration et de contrôle.
III
La famille a le droit d’être protégée contre les fléaux divers qui la menacent de dissolution : licence des rues, des spectacles, d’une certaine presse ; alcoolisme ; tuberculose ; régime du taudis ; multiplication des divorces.
IV
La famille a le droit de posséder. Société vivante et concrète, naissant et vivant au milieu des biens extérieurs qui l’environnent, elle a droit, non seulement à un foyer décent, mais à l’acquisition facile d’un bien ou domaine familial, à la culture d’un fragment du sol national.
V
La famille a le droit de se perpétuer. Elle ne meurt pas plus avec les représentants temporaires de l’autorité domestique que l’État ne meurt quand disparaissent les dépositaires de l’autorité publique. La transmission héréditaire du patrimoine doit lui être garantie, sans que le bien familial soit amputé par d’excessifs impôts de mutation ou pulvérisé par le partage forcé en nature.
VI
La famille a le droit de vivre de son travail. Doit être proscrit tout régime de la production qui minerait les forces vives du père, de la mère, de l’enfant ou qui troublerait la vie familiale. Doit être assuré par des organisations appropriées, sous l’égide de la profession et de la loi, le salaire suffisant pour faire vivre la famille.
VII
La famille a droit à la justice distributive. Les impôts, les charges, les tarifs, les subventions, les allocations de vie chère, les pensions, doivent être calculés, non en fonction de l’individu seul, mais en fonction de la famille.
VIII
La famille, vraie cellule sociale, a le droit d’élire des mandataires aux assemblées de la commune, du département, de la région, de la nation. Le père dispose, en sus de sa voix personnelle, d’un nombre de voix égal ou proportionnel à celui des enfants mineurs non émancipés qui sont sous sa puissance. La mère vote au nom du père mort, absent, interdit, déchu.
IX
La famille étant la source de toute grandeur nationale, de toute prospérité économique, c’est le bien familial qui doit être à la fois inspirateur et coordinateur des lois sociales. Toute loi, tout décret, toute jurisprudence, tout régime administratif, jugé, après expérience, malfaisant ou périlleux pour la famille, doit être réservé. Il faut donc que la famille ait sa part d’influence propre dans les organismes, quels qu’ils soient, qui ont pour fonction de préparer la loi ou d’en assurer l’exécution.
En un mot, Famille d’abord ! Et le reste, si la famille est forte, unie et prospère, viendra par surcroît.
Pressez maintenant les termes de cette déclaration. Que dit-elle ? Qu’une patrie est une assemblée de foyers, que l’idée du foyer est inséparable de l’idée de patrie. « La patrie, disait Joseph de Maistre, est une association, sur le même sol, des vivants avec les morts et ceux qui naîtront. » Une terre, un cimetière, des ancêtres, une famille, des enfants, voilà déjà ce qui veut durer, voilà déjà une patrie. Et M. Charles Maurras n’en donne pas une autre définition quand il écrit : « Une patrie est un syndicat de familles composé par l’histoire et la géographie. » La cellule nationale, comme la cellule sociale, ce n’est pas l’individu, c’est la famille. Ouvrez le Traité de droit romain de Savigny : « Les familles forment le germe de l’État, et l’État une fois formé a pour éléments constitutifs les familles, non les individus. Les rapports de famille servent à compléter l’individu, ils sont le complément d’une individualité défectueuse en elle-même. L’individu ne se présente pas simplement comme homme ; mais il se présente comme époux, comme père, comme fils, et ainsi avec un mode d’existence rigoureusement déterminé et lié au grand ensemble de la nature. »
Pourquoi la déclaration de vérités aussi essentielles et aussi évidentes contient-elle les germes d’une révolution ? Parce que nous vivons en France depuis cent trente ans comme si ces vérités n’existaient pas. La Révolution de 1789 a proclamé les droits de l’homme abstrait, de l’homme-individu : elle a négligé les droits de la famille. Elle a proclamé la loi de l’égalité et la loi du nombre, et il est très curieux de constater que c’est au nom de l’égalité et du nombre que la famille prend sa revanche. En la négligeant, on est allé directement contre la loi du nombre et contre la loi de l’égalité. Il est arrivé en effet que le père de famille était mis sur le même rang que le célibataire dans l’exercice des droits civiques alors qu’en réalité il représentait plusieurs individus, et qu’il payait une charge beaucoup plus lourde. Longtemps la famille a souffert d’un ordre social qui lui était contraire. La guerre a fait éclater au grand jour les services qu’elle rendait – services si grands que, mieux comprise et plus féconde, la famille eût sans doute écarté la menace de la guerre – en même temps que la victoire, en raison des pertes, nous laissait l’angoisse du nombre. Dès lors, il est tombé sous le sens que le sort, que l’avenir de notre pays étaient liés au sort, à l’avenir de la famille. Aujourd’hui cela ne peut plus se discuter.
Fatalement nous sommes en marche vers le vote familial, ou plutôt vers le vote véritablement universel. Quarante millions de Français, quarante millions de votants : les femmes votant ; les enfants votant, représentés par les pères, mères ou tuteurs. Et c’est bien là une révolution.
CONCLUSIONS
I
L’HÉRITAGE DE LA GUERRE
Un grand journal anglais ouvrait récemment une enquête sur cette question : La guerre a-t-elle produit une rupture entre le passé et l’avenir ? Sera-t-elle l’aurore de temps nouveaux ? L’humanité qui lui survit différera-t-elle de celle qui la précéda ?
La réponse ne peut être que négative. Il n’est au pouvoir d’aucun fléau, d’aucune catastrophe, d’aucun bouleversement social de transformer la nature de l’homme. Après comme avant la guerre, nous sommes des êtres pensants et sensibles, agités par les passions et soumis à ces lois de la vie qui sont spéciales à notre espèce. En outre, nous sommes des Français formés par l’histoire et la géographie, unis ensemble à nos morts et aux Français â venir. Nous avons pu vivre dans la guerre, l’esprit tendu vers un but unique et dans l’acceptation d’un sacrifice continu. Nous nous retrouvons, après la guerre, comme, le soir, au bas d’une montagne péniblement gravie dans la journée, pareils à nous-mêmes, mais fatigués et les yeux chargés de visions.
Ce retour a pu donner le change. On a cru pouvoir opposer les nouvelles générations aux anciennes : celles-ci, immobiles et incapables d’imaginer dans leur importance visions et fatigue, celles-là toutes frémissantes encore du choc des armes et supportant impatiemment de retrouver, non point diminués mais au contraire multipliés et grossis, les obstacles et les difficultés qui se dressent devant la marche de toute société humaine. Un des observateurs les mieux avertis de notre temps, Alfred Capus, a noté cette erreur de jugement : « Ces quatre années, écrit-il, n’ont pas creusé en France l’abîme profond que l’on croit ; elles n’ont pas complètement transformé toutes nos manières de sentir, comme on veut le démontrer quelquefois par un raisonnement trop sommaire. Il n’y a pas la France d’hier et la France de demain. Les combattants de la guerre ne sont pas une création spontanée, renouvelant toute notre psychologie et toute notre éthique : ils sont des Français, amenés à l’état héroïque par les circonstances, comme le firent souvent leurs aînés, mais ils ne sont pas séparés de ceux-ci par je ne sais quoi de mystérieux et de transcendant qu’on n’aurait jamais aperçu dans notre histoire. Ce n’est même pas leur adresser un éloge digne d’eux que de les situer hors cadre. Ils y sont, certes, dans un merveilleux relief, ils dépassent le niveau du cadre : ils ne l’ont pas fait éclater. La France les a produits par un enfantement naturel qui lui est propre et non par une gestation miraculeuse. Ce serait donc une grave atteinte au dogme de la continuité nationale d’opposer systématiquement deux générations... »
Ainsi les nouvelles générations doivent-elles résoudre à leur tour les problèmes de vie proposés à leurs aînés : gagner le pain quotidien, établir un ordre privé et public, fonder un foyer, se perpétuer... Mais ces problèmes, il est hors de doute que la guerre les a laissés après elle plus compliqués, plus redoutables, plus lourds. « Je veux bien, disait Stendhal, une fois pour toutes choisir mon appartement dans une maison solide et bien bâtie ; mais enfin on a bâti cette maison pour y jouir tranquillement de tous les plaisirs de la vie, et il faut être, ce me semble, bien malheureux, quand on est dans un salon, avec de jolies femmes, pour aller s’inquiéter de l’état de la toiture de la maison, et propter vitam vivendi perdere causas. » Or, précisément, nous sommes exposés aujourd’hui à interrompre les conversations les plus aimables et le repos le mieux mérité pour aller vérifier la solidité du toit, des murs ou des planchers. Là est le résultat anormal de la victoire. Nous croyions la maison définitivement – ou du moins pour longtemps – consolidée, et voici qu’elle demeure ébranlée. De là vient l’inquiétude générale dont nous constatons un peu partout les symptômes. Par un phénomène presque unique dans l’histoire, nous n’avons pas, vainqueurs, un état d’esprit victorieux. Trop de familles sont découronnées ou frappées dans leur avenir, trop de ruines demeurent accumulées sur notre territoire. Un écrivain anglais, Wells, retraçant les scènes de l’armistice à Londres, en constatait la gaieté factice et concluait : « On avait trop perdu, on avait trop souffert. La joie n’y était plus. » Nous n’avons pas assez l’impression que les vides seront ou pourront être comblés, que les sacrifices seront compensés, que les dévastations sont réparées. Et tandis que nos ennemis d’hier puisent dans une défaite dont ils essaient de faire une gloire un sentiment national qui leur sert de ralliement, nous n’avons pas encore retiré de la paix cet élan qui pousse tout peuple à produire, à créer, à s’épanouir dans la sécurité de sa puissance.
Que nous a-t-il donc manqué ? La France a traversé des épreuves aussi coûteuses et cruelles et que la victoire n’avait pas toujours ensoleillées. Mais, chaque fois, elle a trouvé l’homme qui la devait restaurer, souverain ou ministre : après la guerre de Cent Ans, Louis XI ; après les guerres de religion, Henri IV et Sully ; après la guerre de Trente Ans, Colbert ; après les guerres extérieures et intérieures de la Révolution et du Directoire, Bonaparte ; après les guerres de l’Empire, Louis XVIII et Villèle ; après 1870 Thiers et Léon Say.
Souverains et ministres semblent avoir dans le traité de Versailles composé avec orgueil une Europe instable, au lieu de se soumettre aux nécessités historiques et aux vérités essentielles. Il y avait un agresseur dans la guerre, et cet agresseur était le vaincu. Il devait donc être mis hors d’état de nuire jusque dans un avenir éloigné, et il devait réparer le mal qu’il avait commis. Oubliait-on déjà que la puissance allemande avait, pendant quatre ans, fait trembler le monde, et que cette puissance allemande ne pouvait provenir que de sa force intérieure ? Avait-on suffisamment reconnu les pertes et les plaies de la France victorieuse ? Cette seule comparaison ne commandait-elle pas une tout autre organisation des réparations, des gages et des sanctions ? Et d’autre part ne convenait-il pas de liquider au plus vite les maux de la guerre, en ne prolongeant pas outre mesure ces sanctions dans le temps ?
Si nous envions au passé ses Sully, ses Richelieu et ses Colbert, dans l’attente du grand réorganisateur qui saura travailler et faire travailler, nous pouvons aussi lui envier – et plus encore peut-être – la force qui dans toutes les épreuves a soutenu notre pays et qui lui a permis de guérir ses plaies : la force familiale. C’est la famille française qui, toujours, a relevé la France en lui fournissant la plus rare matière humaine. Son union, sa fécondité, sa hiérarchie, faisaient d’elle une petite société qui s’imposait à la vie collective. Il faut lire dans la Vie de mon père de Retif de la Bretonne comment elle s’était maintenue intacte jusqu’à la veille de la Révolution. Elle s’est maintenue intacte, aujourd’hui encore, au Canada, où elle s’est multipliée, ce qui est la meilleure manière de durer. Mais, depuis plus de cent ans atteinte chez nous par des institutions individualistes comme par la diminution du sentiment religieux attaché à préserver la vie, on a pu suivre les progrès de son affaiblissement. Le titre des successions au Code civil et le divorce l’ont frappée dans l’héritage qui la maintient, dans l’unité qui la soutient. Elle qui avait fourni sans cesse, au cours de longs siècles, l’élément indispensable à la puissance nationale, ne parvenait plus même à l’empêcher de décroître. Il est hors de doute que le nombre nous eût évité l’agression allemande et que nous avons payé en 1914 la multitude des restrictions personnelles. Nous vivons sous la loi du nombre et voici que la famille ne nous donne plus le nombre. Nous vivons sous la loi du nombre, et voici que nous connaissons l’angoisse du nombre. Il nous faut le nombre pour remplacer nos quinze cent mille morts, pour peupler cette colonie africaine – Tunisie, Algérie, Maroc – qui est une fortune inestimable pour nous puisqu’elle est la continuation même, au delà de la mer, de notre métropole, pour mettre en valeur notre immense empire colonial. Il nous le faut enfin pour nous garantir dans l’avenir contre un développement de l’Allemagne qu’il n’est que trop aisé de prévoir. « Si la France renonce aux familles nombreuses, disait Clemenceau dans la séance du 11 octobre 1919 au Sénat, vous aurez beau mettre dans le Traité les plus belles clauses que vous voudrez, vous aurez beau prendre tous les canons de l’Allemagne, vous aurez beau faire tout ce qu’il vous plaira, la France sera perdue parce qu’il n’y aura plus de Français. » Des clauses plus favorables inscrites dans le Traité de Versailles eussent tout de même préparé notre redressement matériel. Mais la guerre a-t-elle laissé notre pays dans un état propice à ce développement de la population ? C’est là le plus grand problème actuel, celui auquel tous les autres sont soumis, celui dont la mauvaise solution entraîne l’échec de tous les autres. La vie, chez nous, sera-t-elle plus puissante que la mort ? Assisterons-nous à cette résurrection que nous voyons dans l’histoire succéder aux époques troublées et réparer – parfois si vite – les ravages des plus grands fléaux ? Aucune question n’est plus passionnante ni plus importante aujourd’hui.
II
LA FAMILLE : HIER ET AUJOURD’HUI
« Il y eut dans la guerre, explique l’héroïne d’un petit roman contemporain, Les Cloches intérieures, la période familiale. Cela a duré les six premiers mois, davantage ici et là. C’était le temps où les femmes n’avaient qu’une idée et qu’un but : remplacer leur mari, maintenir le foyer tel quel, cultiver la terre, tenir les livres de commerce, ou simplement, garder la maison afin que l’absent, de retour, retrouvât la vie d’autrefois comme s’il ne l’avait jamais quittée. Cela ne pouvait pas toujours durer. Après, il y eut la période religieuse. Celle-là, aussi, pour quelques-unes, pour beaucoup, s’est prolongée. Puisqu’on était séparé de son mari, puisqu’on n’avait plus de point d’appui, il fallait bien rechercher cet appui hors de soi. Une folie de sacrifice nous possédait. Nous offrions nos jours pour le pays et nous acceptions l’épreuve. Nous apportions notre douleur à la grande douleur collective. Nous n’étions plus rien qu’une poussière humaine au pied de Dieu qui sur elle marquait son empreinte. Et après une telle offrande, voilà que nous nous retrouvions de pauvres femmes affligées, avec un poids bien lourd sur nos épaules... Alors il y eut la période d’affranchissement, de libération... »
Celle qui parle ainsi a traversé les trois périodes. Il en est que les deux premières ont retenues. Mais il serait tout à fait vain de nier que la guerre a développé chez la femme le goût de l’indépendance, le désir d’une vie plus libre et plus personnelle. Il est à craindre que la guerre n’ait laissé après elle un état de mœurs sans patience, sans concessions mutuelles, sans douceur. Ceux qui en sont revenus supportent mal d’être contrariés. Beaucoup n’ont pas retrouvé avec plaisir leur foyer, dont ils avaient perdu l’habitude quotidienne. Ils ont entrevu, dans leur vie errante, d’autres milieux, souvent non meilleurs, mais différents, et que le souvenir, parfois aussi dangereux que le désir, couvre de ses mirages. Ils sont revenus avec un bagage plus lourd, et à la lassitude, à la fatigue physique est venue s’ajouter une sorte d’inquiétude intellectuelle et morale.
De son côté, la femme n’est plus tout à fait la même. Celle qui est restée au foyer a dû gouverner seule. La charge a été lourde et l’a fait plier au début. Elle s’y est dressée par un effort admirable. Combien de cultivateurs et de commerçants ont été surpris, au retour, de constater qu’ils avaient été remplacés par leur femme et que la maison n’en avait pas souffert ! Mais cette autorité qu’elle a exercée, elle s’y est attachée, elle y tient, elle aura grand-peine à y renoncer. Elle aussi, elle a réfléchi, observé, comparé. En somme, l’homme s’était donné comme un être supérieur, seul capable de conduire les affaires extérieures et l’écartant jalousement de son domaine. Si elle avait pu le suppléer, elle avait cessé de le croire indispensable, cessé d’admettre sa supériorité dans la vie. Il y avait maintenant deux maîtres au logis, et partant il n’y avait plus que des conflits d’autorité.
Mais toutes les femmes n’étaient pas restées au foyer. Beaucoup avaient cherché ailleurs, les unes leur gagne-pain, les autres une occupation qui correspondît à leur appétit de dévouement et qui, en même temps, les contraignît à se distraire de leurs angoisses personnelles. L’usine et l’hôpital en reçurent ainsi un grand nombre, de mondes différents. L’ouvrière d’usine, bien rétribuée, a arrangé son existence et s’est accommodée de sa liberté hors des heures de travail : elle se soucie peu de la perdre. L’infirmière, hors de la discipline de l’hôpital, a pris tout pareillement l’habitude de n’appartenir qu’à sa seule volonté. Elle entend sortir, rentrer, aller, venir sans donner d’explications. Le résultat est que chacun a tiré de son côté. La vie commune, la véritable vie du foyer, en a grandement souffert. Et même hors des cas de divorce et de séparation, combien ne remarque-t-on pas de ces ménages disposés à toujours invoquer, pour vivre à part, des obligations professionnelles, la difficulté de trouver un appartement, la nécessité de fréquentes absences, etc.
Certes, il ne convient pas de pousser au noir ce tableau. Combien de foyers, au contraire, se sont reconstitués dans la joie ? Combien se font de mariages heureux ! Et même ne vit-on pas davantage chez soi ? Une troupe excitée et bruyante de nouveaux riches et d’étrangers a changé quelque temps l’aspect de nos grandes villes, spécialement de Paris, leur donne un faux air de stations balnéaires. Mais, si l’on sait regarder, ne découvre-t-on pas sous ces apparences toute une société qui, supportant bravement la vie chère, tire d’elle-même plus de ressources et accommode son intérieur pour y demeurer mieux ?
Enfin – et c’est là une constatation que l’on n’a pas suffisamment soulignée – la guerre n’a désuni que les ménages qui l’étaient déjà, ou qui l’étaient sans le savoir. Elle n’a pas changé l’état des mœurs – je l’ai dit – ni le cœur humain. Elle a seulement – ce qui est d’ailleurs assez important – révélé au grand jour l’existence de conflits latents, soupçonnés ou obscurs, l’opposition de caractères dissemblables ou d’égoïsmes irréductibles. Elle n’a pas modifié l’organisme social, elle a été la plaie que les tares et la vitalité de cet organisme viennent se disputer, les unes pour !’envenimer, l’autre pour refaire les tissus.
Mais notre état familial était-il sain avant la guerre ?
Dans le cours de tout le XIXe siècle et les débuts du XXe la diminution de la natalité continue au point que, certaines années, les tombes sont plus nombreuses que les berceaux. C’était, avant la guerre, la menace de la mort lente. L’Allemagne, à distance, l’avait, mieux que nous, discernée. Quand elle se jeta sur nous le 3 août 1914, elle nous croyait en pleine décadence. Elle oubliait que, chez une nation ancienne de douze siècles et qui a notre passé, il suffit d’un sursaut d’énergie pour que le sang afflue aux artères : le sang de la Marne, le sang de Verdun, le sang de la bataille pour la France dont la dernière goutte, versée le 11 novembre 1918 au matin, était riche et vermeil de jeunesse renouvelée. Ce sursaut d’énergie, il faut maintenant qu’il se prolonge dans l’œuvre de paix comme il a étonné le monde par sa persistance dans l’œuvre de guerre.
C’est avant la guerre que l’un de nos plus grands amis d’outremer, Roosevelt, donnait ces conseils de vie qui, par delà l’Océan, nous venaient secouer : « Un État sain, déclarait-il, ne peut exister que si les hommes et les femmes qui le composent mènent une vie nette, vigoureuse, saine ; si les enfants sont élevés de telle façon qu’ils s’efforcent non pas d’éluder les difficultés, mais de les surmonter ; non pas de chercher l’aise, mais de savoir comment arracher le triomphe à la peine et au risque. L’homme doit être joyeux de faire œuvre d’homme, d’oser et d’aventurer et de travailler : de se garder et de garder ceux qui dépendent de lui. La femme doit être la ménagère, la compagne du fondateur du foyer, la mère sage et sans peur d’enfants sains et nombreux. Dans un de ses livres puissants et mélancoliques, Alphonse Daudet parle de la « peur de la maternité, la terreur qui hante la jeune épousée du temps présent ». Quand de tels mots peuvent être véridiquement écrits sur une nation, cette nation est pourrie jusqu’au cœur du cœur. Quand les hommes craignent le travail ou craignent la guerre juste, quand les femmes craignent la maternité, ils tremblent sur le bord de la damnation : et il serait bien qu’ils s’évanouissent de la surface de la terre, car ils sont de justes objets de mépris pour tous les hommes et toutes les femmes qui eux-mêmes sont forts et braves et d’âme haute. »
Le mal datait d’avant la guerre. Cependant il n’avait pas cessé d’être combattu. « L’homme qui n’a pas de religion, a dit M. de Bonald, est protégé par la religion des autres. » De même, l’homme qui n’avait pas de famille ou qui avait limité sa famille s’est trouvé dans la guerre sous la protection de ces familles de France qui offraient sans compter leur sang. Et du jour au lendemain on put constater ce phénomène : la famille que l’on avait cessé d’honorer, que ni lois ni mœurs ne soutenaient, dont tant d’électeurs conscients accueillaient volontiers avec une ironique insolence l’accroissement chez autrui en le bannissant de chez eux, était portée tout à coup au pinacle : les journaux ouvraient une rubrique à la gloire des plus nombreuses, célébraient ses mérites, louaient son désintéressement et sa générosité.
– Il faut laisser tomber les flots, disait Mme de Beaumont à Chateaubriand devant les cascades de Tivoli. – Qu’en est-il de nous quand la passion nous quitte ? Lorsque la période héroïque fut passée, l’habituel égoïsme reparut, et nous voici à nouveau en face du problème familial.
Comment la jeunesse nouvelle va-t-elle le résoudre ?
III
LA JEUNESSE NOUVELLE
La jeunesse nouvelle ? Notre avenir lui est confié. Or jamais génération, je le crois, ne se trouva aux prises avec difficultés plus graves. De toutes parts, les obstacles matériels se dressent devant elle. Le prix de la vie a atteint des proportions fantastiques et n’enrichit que les intermédiaires. Au seuil des nouveaux foyers qui vont s’allumer, il apparaît comme un spectre. – Comment te nourriras-tu ? et comment nourriras-tu ta compagne ? Que donneras-tu à tes enfants ? Voici le cours des denrées. Consulte-le, je te prie. Depuis le temps qu’on annonce la baisse, il n’a pas cessé de monter...
Une autre question se pose, plus grave encore, le chômage, les difficultés insurmontables que beaucoup de jeunes hommes rencontrent lorsque l’heure vient pour eux de se créer une situation, d’assurer des ressources au foyer qu’ils veulent fonder. Nous connaissons tous ces petits drames intimes des jeunes fiancés qui n’attendent pour s’unir que la certitude du pain quotidien.
Cette génération nouvelle, dont nous attendons de si grandes choses, va-t-elle du moins trouver une compensation à la vie chère et au chômage dans un essor économique qui lui fournirait de promptes occasions de réussir et de tenir tête aux difficultés matérielles ? Il y a au contraire un arrêt des affaires qui n’est pas admissible chez un pays vainqueur et possesseur de si magnifiques territoires, qui ne peut pas durer, qu’il faut savoir conjurer, mais qui n’est pas encourageant pour les débutants de bonne volonté.
Enfin ces débutants, à qui s’impose une tâche de reconstruction si lourde, ont-ils suffisamment montré leur bonne volonté ? Ils avaient pris part à la guerre et assuré le salut du pays, ou bien, trop jeunes pour y avoir pris part, ils arrivaient à la vie après une adolescence chargée de récits héroïques. On attendait d’eux plus qu’ils ne pouvaient donner, et le miracle ne s’est pas produit. Il en est de multiples raisons.
Nous n’avons pas encore mesuré, et nous ne pouvons mesurer que peu à peu, nos pertes humaines dans la guerre. Il y a le nombre que nous connaissons. Dans mes villages de Savoie, la liste des morts s’allonge démesurément. Mais nous ne connaissons pas – ou pas assez – la qualité. Des offensives trop multipliées et incomplètement préparées, comme celles de l’année 1915 – la seule mais lourde année de fâcheux tâtonnements militaires – nous ont coûté le meilleur de nos hommes, en officiers, futurs officiers et soldats. Dans ces offensives locales, la valeur individuelle joue un rôle prépondérant et, par conséquent, la sélection faite par la mort a frappé les meilleurs.
Notre élite, de toutes classes, élite paysanne et élite intellectuelle, a été atteinte. Un peuple n’avance et ne se développe que par son élite. Spécialement dans une démocratie, il importe de graver dans l’esprit de tous cette vérité. Dans un rapport lu à la séance annuelle des cinq Académies sur la Chimie et la guerre, un savant éminent, M. Charles Moureu, concluait : « La France sera une nation à structure scientifique, ou bien elle ne connaîtra, dans les conditions de l’ère nouvelle, ni sécurité, ni prospérité. »
Il faut donc bien nous convaincre de la nécessité d’une élite et il faut sans délai refaire la nôtre. « Le régime le plus capable de fonder la prospérité d’une nation, écrit Alfred Capus, commentant la parole de Charles Moureu, est donc le régime qui saura le mieux susciter, puis utiliser l’invention scientifique. » La guerre a atteint de toutes manières notre élite. Par les pertes d’abord. Et ensuite par l’arrêt de la culture intellectuelle. Nous avons vu revenir des étudiants vieillis et ignorants malgré eux, parce que, ayant accompli un an, deux ans, trois ans de service militaire avant la guerre, ils sont restés ainsi six, sept, huit ans sous les armes à la période de la vie où l’on est dressé pour apprendre. Ils ont été de là précipités dans la société nouvelle sans pouvoir reprendre le cours de leurs études interrompues et, par une injustice criante, sans compensation. La guerre a fourni à de fortes âmes l’occasion de pénétrer plus avant en elles-mêmes et d’accomplir en elles un travail d’approfondissement et de ciselure. Elle a développé le sang-froid, la gravité, le sérieux dans la vie. Elle a fait des hommes mûrs avec une matière de jeunesse, et nous verrons peu à peu ces générations formées à sa dure école montrer leur aptitude à reconstruire. Mais elle a aussi distrait du travail intellectuel bien des esprits qui, dirigés, eussent été capables de s’y soumettre.
Là encore il y a donc perte, et grande perte. Il y a eu perte aussi dans les générations qui suivent immédiatement les mobilisées : jeunes gens qui ont passé ou passent leur baccalauréat, leur licence. Ils n’ont pas été suffisamment tenus en mains. L’absence du père, retenu aux armées, s’est fait sentir. Le relâchement de la discipline familiale a produit ses fruits habituels. Il faut que cette jeunesse nouvelle se décide à nous donner ce que nous pouvons attendre d’une France triomphante. Qu’elle ne s’attarde pas, comme la génération d’Alfred de Musset née après l’épopée impériale, à regretter que les grandes choses aient été accomplies avant elle ! Qu’elle puise au contraire dans ce passé récent une émulation exaltante ! Dans Forse che si forse che no, où d’Annunzio mêle ses philtres et ses poisons de sorcier, je trouve une image de cet accord entre les morts et les vivants. Paolo Tarsis et Giulio Cambasio sont deux compagnons d’armes unis par la plus étroite amitié. Comme deux chevaux qui s’excitent à tirer ensemble le même char et parviennent à une vitesse que chacun d’eux, séparément, n’aurait pu atteindre, ils se poussent sans cesse l’un l’autre à se dépasser. Les voyages, les expéditions, les aventures de guerre (coloniale, car l’action se passe avant la Grande Guerre) les ont trempés et dressés. L’aviation, qui est alors le nouveau sport, vient enflammer leur avidité de conquête. Tous deux prennent part au concours pour la hauteur, dans la plaine qui s’étend de Bergame au lac de Garde. Giulio Cambasio, vainqueur, a ses ailes brisées et retombe, broyé, sur le sol. Son ami passe la nuit à veiller sa dépouille funèbre, comme Achille ravagé par la mort de Patrocle. Mais comme Achille, après avoir pleuré Patrocle, s’élance au combat pour le venger, Paolo Tarsis, quand le jour paraît, prend sa place dans la nouvelle course. Son appareil monte en escalade vers les cieux. Il va atteindre le point où Cambasio, vainqueur, fut frappé. Ne laissera-t-il pas la victoire au mort ? Le dépouillera-t-il de son dernier trophée ? Alors il a l’impression que son ami est avec lui dans la carlingue et que le mort lui-même, pilote invisible, lui crie de monter plus haut. Et il atteint la ligne, et il la dépasse.
Ainsi les générations fauchées dans la guerre ordonnent-elles aux survivants de les dépasser. Que notre jeunesse nouvelle se rende à cette exigence sacrée ! Il lui appartient par son travail et par son effort quotidien de rebâtir sur nos ruines.
« Ils estiment qu’il ne doit pas y avoir de luttes de classes. Ils pensent que la vie économique du pays ne peut exister que par la collaboration étroite de trois éléments indispensables : capital, science, travail. » Qui parlait ainsi au moment des grèves de 1919 ? Et au nom de qui ? Les délégués de l’École centrale des arts et manufactures au nom de leurs camarades. Au nom de la jeunesse nouvelle.
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Tandis que la guerre risquait parfois de rétrécir l’horizon de l’homme et de restreindre ses études et sa culture, tout en lui donnant en compensation des habitudes de sang-froid, d’endurance, de commandement, elle développait au contraire chez la femme l’intelligence et l’initiative. Pendant quatre ans, que fut en France la vie des jeunes filles ? Pas gaie assurément : il est vrai qu’elle ne l’était pour personne, mais il faut à la jeunesse un peu de gaîté afin que le souvenir en soit projeté sur les jours d’épreuve. Soyons donc indulgents pour cette fureur de la danse qui a suivi la paix, car il en fut de même après toutes les grandes calamités publiques. Il faut aux nerfs un peu de temps pour se calmer et se remettre à la cadence normale. Et d’ailleurs je songe à toutes les jeunes filles qui n’ont guère le loisir de fréquenter les salons ou les dancings, travaillent, préparent et passent des examens, veulent gagner leur vie, conquérir leur indépendance. L’indépendance : beau mirage qu’aperçoivent dans une lumière d’aube leurs yeux brouillés par la fatigue et l’effort.
Il est hors de doute que la guerre a ouvert à la femme des perspectives nouvelles. Celles qui étaient mariées ont pris l’habitude de gouverner seules la maison. Les jeunes filles se sont rendu compte, avec un clair bon sens, que les conditions de l’existence n’étaient plus, ne pouvaient plus être les mêmes. Déjà, elles se savaient en plus grand nombre que les jeunes gens avant 1914. Quinze cent mille absents ont laissé monter le plateau. Aujourd’hui, la certitude du mariage n’existe donc plus pour elles. Allaient-elles accepter cette incertitude d’un cœur soumis et léger, alors que le prix de la vie augmentait de jour en jour, achevant de rendre leur avenir plus précaire ?
Résolument, bravement, fièrement, elles ont accepté la loi du travail, et même elles l’ont appelée, sollicitée, aimée. Elles veulent servir, et si la fortune les dispense de tout problème matériel, n’y a-t-il pas les innombrables œuvres sociales où elles peuvent apporter leur jeune activité ? Quand j’entends autour de moi plaisanter avec plus ou moins d’esprit ces jeunes vocations, j’avoue que ce n’est pas sans une curiosité ironique que je considère le monsieur ou la dame qui se livre à ces offensives. En vérité la réponse est trop facile : – Qu’avez-vous à leur offrir ? Un mari, un foyer à toutes ? Vous n’y songez pas. Alors admirez-les donc dans leur prévoyance, dans leur ténacité, dans l’espoir qui les soutient et la volonté qui les anime. Elles ne sont pas très résistantes, et ne veulent pas l’avouer. Elles sont capables des plus grandes privations pour apprendre, pour réussir. Elles étaient faites pour être aidées, et voici que, loin de les aider, vous vous croyez autorisés à les persifler ! Peut-on rien imaginer de plus inique ?
Un mari, un foyer : mais c’est que le travail, avec l’indépendance incomplète ou entière qu’il apporte, leur a permis le choix. Là encore, il y a quelque chose de changé, et à leur honneur. Le mariage n’est plus pour la jeune fille une carrière. Il y en avait tant autrefois qui se mariaient pour se marier. Maintenant, fortunées ou non, elles veulent connaître et aimer leur mari. À leur grande surprise, bien des jeunes gens revenant de la guerre, qui pensaient n’avoir qu’à jeter le mouchoir, ont trouvé à qui parler. Et si ces leçons sentimentales avaient eu pour effet de rendre à la jeunesse masculine un peu plus de politesse, de respect de la femme, et de cette chevalerie des mœurs qui s’est beaucoup perdue et qui reposait sur le sentiment si noble et délicat de la protection du plus faible, ce serait déjà là un précieux service.
Une femme qui s’est beaucoup occupée, et avec un grand talent, des questions féminines, sans être féministe – mais qu’est-ce que le féminisme ? – Mme Colette Yver, a écrit dans son Jardin du féminisme : « Dans toute fille, il faut voir la femme seule qu’elle sera peut-être un jour, puisqu’il n’est pas permis de dire à coup sûr qu’elle se mariera. Dès lors, elle doit pouvoir disposer des mêmes ressources personnelles qu’un garçon qui devra se suffire à lui-même. C’est un préjugé de cultiver la timidité naturelle de la femme, d’augmenter sa faiblesse, de lui apprendre à ne vivre que sous la volonté des autres. Vieille fille ou veuve, elle aura grand besoin de vouloir personnellement, de connaître sa force, d’oser... »
L’instruction a eu pour effet de développer cette volonté. Les jeunes filles ont, ces dernières années, étonnamment réussi dans les examens littéraires ou scientifiques, au point de passer assez souvent devant les garçons. Puissent du moins ceux-ci en concevoir une ardente émulation ! N’ai-je pas lu récemment que trois d’entre elles viennent de passer avec succès leur thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste-paléographe ? L’une d’elles arriva même en tête de la liste des quatorze candidats admis.
Et sans doute il y a des excès à redouter. Il y en a dans toute évolution. On me citait récemment cette réponse d’une charmante jeune fille qui se sentait une vocation de médecin, à son père qui, promu chevalier de la Légion d’honneur, lui offrait un cadeau à son goût pour fêter cet évènement : – Un squelette, papa, demanda-t-elle le plus sérieusement du monde.
Les pires exagérations, en réalité les seules à redouter seraient l’éloignement du mariage et le dégoût des travaux domestiques. La première est trop contraire à la nature pour être vraiment un danger. La jeune fille normale préférera toujours le mariage – un mariage à son goût, et là est la nouveauté – trop d’unions avant la guerre se contractaient à la légère – à son travail et aux succès de carrière qu’elle a obtenus ou qu’elle pourrait obtenir. Mais y sera-t-elle préparée ? N’aura-t-elle pas abandonné cet apprentissage nécessaire à l’entretien d’un foyer, à la tenue d’une maison que l’on a trop accoutumé de regarder comme secondaires ? Évidemment il y a là un écueil à éviter. Peut-être la vie même s’est-elle chargée de l’éviter aux jeunes filles d’à présent. La crise domestique qui sévit a obligé les femmes à s’occuper davantage de leur intérieur, des menus travaux – si importants – de la cuisine, de la lingerie, de l’appartement. Il faut d’ailleurs blâmer les mères qui se sont faites les servantes de leurs filles sous prétexte que celles-ci étaient des étudiantes, des intellectuelles.
Il est encore à redouter que ces jeunes filles trop ardentes à s’instruire ne perdent la finesse, la délicatesse, la grâce féminine, ce duvet qu’aucune science ne donne ni ne remplace. Ah ! qu’elles se gardent des allures garçonnières, des mots d’argot, des attitudes sans gêne. Que toujours elles maintiennent en elles et autour d’elles ce respect de soi qui tend fort à s’amoindrir. C’est leur intérêt même.
N’essayons pas d’apporter des solutions nettes aux difficultés contemporaines. Surtout ne croyons pas qu’il soit aisé de ramener le calme et l’ordre dans une société troublée par un cataclysme de cinq années. Mais ne nous laissons pas arrêter par ces difficultés. Le goût plus vif de la jeune fille pour le travail et la culture de son intelligence ne saurait être blâmé. Il lui a donné plus de poids, moins de frivolité, il lui a ouvert des horizons, il lui a permis de rencontrer un point d’appui et souvent la sécurité. Ne croyons pas d’ailleurs que ce goût soit nouveau. Au XVIIe siècle, par exemple, et au XVIe, l’érudition de la femme était poussée fort loin, au point de nous remplir aujourd’hui d’étonnement. Une Mme de Sévigné, une Mme de Lafayette étaient remarquablement instruites. Molière a pu condamner les excès de la science féminine dans les Précieuses ridicules et les Femmes savantes : ses comédies mêmes apportent la preuve de l’instruction féminine en son temps qui fut un temps d’ordre et de raison.
Gardons-nous surtout de croire que la femme pourra suppléer l’homme dans tous ses travaux. Certes elle le pourra dans bien des cas. Telle jeune fille que j’ai vue diriger un atelier de reliure et commander à une douzaine d’ouvriers offre l’exemple d’un excellent patron, à la fois aimable et autoritaire. Mais ne connaissons-nous pas tous au village quelque fermière qui fait marcher la ferme et dont le mari n’est que le premier ouvrier agricole ? Néanmoins l’homme garde une supériorité dans le domaine intellectuel qui lui vient tout simplement de sa résistance physique et de son aptitude à s’affranchir par la pensée du poids de son organisme. Cela est ainsi, cela est dans la nature. La nature a voulu que la femme fût avant tout prédisposée à la maternité. Elle l’a fixée par d’invisibles liens impossibles à briser. Prenez dans la littérature tous ces livres de femmes qui ne sont que des confessions : toujours on les devine l’esprit lié à un corps et à un cœur de chair. Tandis que les génies de l’humanité ont pu s’élancer plus librement dans les espaces spirituels de la science, de l’art, de la métaphysique et dans les durs labeurs de la conduite des hommes.
Là même est le danger, pour la femme, de la trop grande intellectualité : elle la pourrait entraîner sans compensation sur des sommets sans air respirable. « Le cœur, disait l’une d’elles, fait des victimes, l’esprit émancipe. » Le cœur fait des victimes qui se résignent, qui acceptent, et la vie est pleine de ces acceptations résignées qui, de la douleur même, tirent les plus sublimes dévouements. Dans tout ce qui touche au domaine du cœur, la femme reprend ses avantages et nous dépasse : elle aime mieux, elle se dévoue mieux, elle se sacrifie mieux, elle souffre mieux, et sans doute n’est-elle point satisfaite d’une supériorité de ce genre qu’elle nous abandonnerait volontiers : faut-il donc lui rappeler que le don de soi peut contenir la plus grande paix intérieure et la plus vraie félicité ? Qu’elles n’oublient jamais, dans leur nouvelle culture, cette science du cœur, la seule où elles rencontreront leur bonheur et leur équilibre. Qu’elles gardent le goût des humbles travaux domestiques qui ont toujours été l’honneur de la femme, et sa gloire secrète. Qu’elles retrouvent la compréhension des grandes lois chrétiennes de la vie et du mariage, parce qu’elles poseront ainsi leur main sur cette rampe indispensable à leur marche en avant, qu’elles soient isolées ou épouses et mères, et connaîtront mieux la dignité de la personne humaine...
Mais il est hors de doute que, plus instruites, les jeunes filles sont devenues plus difficiles à marier. D’abord elles rencontrent le sot préjugé masculin. Tous les hommes sourient quand l’un d’eux prononce le mot que j’ai déjà cité : « J’aime mieux un cordon bleu qu’un bas bleu... » Préjugé qui est à base de vanité. L’homme aime assez qu’on l’admire et il craint de ne plus l’être à domicile. Cependant une femme instruite est, d’habitude, de meilleur jugement et conseil. Elle ne s’attarde pas aux petites choses, ne perd pas son temps aux commérages, a plus d’activité. Qu’elle s’intéresse à sa maison et dépense son activité à l’orner, à la rendre agréable, et tous les préjugés tomberont.
Néanmoins, je reconnais que ce goût d’indépendance chez la femme, de culture, de travail au dehors est venu compliquer encore un problème déjà embrouillé depuis l’après-guerre. Et cependant c’est à ces générations nouvelles – jeunes gens et jeunes filles –qu’il appartient de reconstruire dans la paix et de préparer l’avenir français. Pouvons-nous, sur ce tableau qui semble chargé d’orage, leur faire confiance, et si nous leur faisons confiance, quels en seront les motifs ?
IV
NOTRE ESPOIR
Qu’attendre d’une société ainsi bouleversée qui, avant la guerre, avait été atteinte par les institutions et les mœurs dans le réservoir même de sa force : la famille, qui dans la guerre a perdu une part considérable de sa jeunesse et de son élite, qui de la guerre a rapporté une lassitude générale et un souci plus vif de son indépendance et de son bien-être ? Mais alors que pouvait-on attendre, le 1er août 1914, de notre mobilisation si l’on s’en était rapporté aux analystes de notre état social ? Sommes-nous différents, et inférieurs, après les prodiges d’endurance et d’énergie déployés pendant cinq années ? À qui fera-t-on croire que les sacrifices et les exemples de ces cinq années nous ont diminués et ne porteront pas leurs fruits ? Nous sommes toujours la même nation qui met volontiers contre elle les apparences.
Tout d’abord, j’ai souligné notre changement d’attitude vis-à-vis de la famille. Avant la guerre, on souriait volontiers des familles nombreuses. Elles sont aujourd’hui à l’honneur. On les fête dans la nation, on les couronne à l’Académie. Elles sont entourées de l’estime publique. Et, résultat plus pratique, elles vont devenir plus puissantes, car cette poussée de l’opinion a contraint nos représentants à s’occuper d’elles. Il était inique que l’on ne tînt pas compte de leurs charges dans la répartition des impôts : l’erreur est en partie réparée et le sera de plus en plus. Mieux encore, on a vu naître à Grenoble, se propager dans le Nord et revenir à Paris, cette ingénieuse organisation du salaire familial qui accorde à tout ouvrier, en sus de son propre salaire, une prime de tant par enfant. Le vote familial, encore, tôt ou tard, sera accordé. Nous aurons le véritable suffrage universel : tant d’habitants, tant de votes, les enfants étant représentés par le père ou la mère. Une élite sortira-t-elle mieux de ce mode d’élection je le souhaite. Dans tous les cas, les droits de la famille seront mieux défendus dans la nation. On pourra envisager le changement de notre législation sur la famille, de notre testament enchaîné, de notre système successoral qui, après avoir développé la petite propriété, a émietté le sol au point de compromettre les progrès agricoles et la continuité de la race sur la même terre et qui, par une augmentation irréfléchie des droits de mutation, en arrive à compromettre l’héritage.
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Vous souvenez-vous, dans les Métamorphoses d’Ovide, de la manière dont les dieux repeuplent la terre après que le genre humain a été presque anéanti par un déluge ? Seul Deucalion a échappé au désastre avec Pyrrha, sa femme. Ils contemplent, désolés, les ruines qui les entourent. L’oracle les invite alors à pendre les pierres qui gisent sur le soi, toutes polies encore par les flots et les jeter derrière eux. Ces pierres, dès qu’elles touchent le sol, sont aussitôt métamorphosées en hommes et en femmes. je ne retrouve pas dans ma mémoire les vers latins que j’aurais voulu citer. Mais le sens doit être celui-ci. Le poète, ayant raconté notre origine, ajoute : – « Nous sommes une race dure, créée pour les fatigues... »
Ainsi les anciens, de la pierre qui sert à construire, avaient-ils fait le symbole de la race humaine.
N’ai-je pas cité cette parole, belle comme un vers de Corneille, que j’ai entendu prononcer par un paysan de chez moi ? Il venait d’avoir son seizième enfant et comme je lui disais : – Quand vous avez vu qu’il en venait tant, qu’avez-vous fait ? – D’un geste large il me montra la maison qui, littéralement, riait au soleil, de toutes ses fenêtres ouvertes, et qui était neuve, grande et spacieuse, et il me répondit simplement : – J’ai bâti.
Paris, juin 1920-juin 1921.
Henry BORDEAUX,
La crise de la famille française,
Flammarion, 1921.