José-Maria de Heredia

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Paul Adam.

 

 

I. – LA JOIE DANS L’ART

 

 

Dans le Phénomène futur, ce chef-d’œuvre de M. Stéphane Mallarmé, le Montreur de choses passées révèle aux hommes qui se meurent de décrépitude sur un monde vieilli, la beauté oubliée de la Femme dont les cheveux sont une extase d’or, et dont le corps splendide a conservé l’harmonie des lignes et la perfection des contours ; et les hommes de ces temps d’avenir sentent confusément monter en eux l’intense mélancolie de cette Beauté entrevue. Le monde est encore loin de pressentir sa dégénérescence ; cependant, M. José-Maria de Heredia nous fait un peu l’effet du Montreur de choses passées, et ses Trophées donnent à nos sens éblouis le magique frisson de la Beauté parfaite, de la Beauté contemplée en elle-même, et telle que seuls peut-être l’ont rêvée les Grecs et les artistes de la Renaissance. Ses vers laissent une impression de plénitude de vie, de joie puissante, qui merveilleusement réconforte notre âme attardée à trop de pensées et de rêves attristés ; et cette impression est presque unique dans l’art présent. C’est que jamais peut-être la dualité de l’être humain ne s’est attestée comme dans le manque d’équilibre de notre époque. Les Grecs, dans cette antiquité qui était la jeunesse du monde et qui était belle de toutes les grâces de la jeunesse, étaient proches encore de la simple nature de l’homme primitif ; en une parfaite harmonie, l’homme développait alors son esprit qui se plaisait à l’étude de la pensée, et son corps qui recherchait les joies de la lutte et la beauté des attitudes ; le jeu de l’intelligence et le jeu des muscles étaient le double but de sa vie, et l’on célébrait avec le même enthousiasme le triomphe des athlètes et la gloire des poètes. Le christianisme, en transformant le monde, lui a insufflé le désir des biens supérieurs et le renoncement au libre développement de la nature. Et lentement, en vertu de cet insensible progrès qui régit l’univers et qui le conduit, par des transformations et des évolutions successives à travers l’accumulation des siècles, de l’état de matière brute à celui de pur esprit, la vie humaine tend à se localiser dans le cerveau. Aujourd’hui, le bel équilibre des Grecs est rompu ; l’homme ne se contente plus de développer harmonieusement ses forces. À mesure que sa puissance s’est accrue, que sa science a pénétré plus de mystères, son désir a grandi, et la disproportion demeure entre son rêve et son pouvoir. La Foi pouvait le consoler et le tranquilliser par son explication de la vie et de la mort ; en perdant la Foi, l’homme moderne a gardé tout le désir du bonheur absolu et toute la hantise des choses éternelles ; il a négligé l’animal humain pour s’occuper de la conscience humaine ; plus il connaît, plus il veut connaître et la fuite insaisissable de la Vérité le décourage et pénètre son cœur d’une immense détresse. Puis, il ne peut s’empêcher de regarder en arrière et de regretter ; son intelligence, habile à reconstruire les civilisations disparues, le rend jaloux de ceux qui trouvèrent le calme de la pensée dans le naturel développement de leurs forces. Il proclama qu’il faut revenir à ces temps écoulés, et que le bonheur est à ce prix, mais il sait l’impossibilité de remonter le cours des choses, et les différences d’âmes qui ne peuvent s’effacer.

L’homme est-il plus triste aujourd’hui qu’autrefois ? Oui peut-être, à en juger par les manifestations de notre art moderne. La pure recherche de la Beauté donnait à l’art ancien et à l’art de la Renaissance la tranquillité de la forme parfaite ; les artistes d’alors étaient uniquement peintres, poètes, sculpteurs, et leurs œuvres étaient admirées et le sont encore en tant que peintures, poèmes et statues. Le plus grand nombre des artistes présents sont des inquiets et des chercheurs ; ils sont pénétrés de réflexion et de philosophie, ils sont pleins d’idées générales ; la vie cérébrale domine chez eux les sens, et l’on n’admirera pas plus dans un tableau de Rossetti ou de Burne Joncs exclusivement les lignes et le dessin que l’on n’admirera exclusivement la forme poétique dans un poème de Sully Prudhomme ou la science musicale dans les Béatitudes de César Franck. Ce que disait Taine des peintres modernes peut se généraliser et s’appliquer à tout l’art actuel : « Ils sont les fils d’une génération savante, tourmentée et réfléchie, où les hommes, ayant acquis l’égalité et le droit de penser, et se faisant chacun leur religion, leur rang et leur fortune, veulent trouver dans les arts l’expression de leurs anxiétés et de leurs méditations. Ils sont à mille lieues des premiers maîtres, ouvriers ou cavaliers, qui vivaient au dehors, qui ne lisaient guère, et ne songeaient qu’à donner une fête à leurs yeux. C’est pour cela que je les aime ; je sens comme eux parce que je suis de leur siècle. La sympathie est la meilleure source de l’admiration et du plaisir. » C’est pour cela que nous les aimons tous : parce que nous retrouvons en eux nos propres états d’âmes, parce que, soumises aux mêmes circonstances de temps et de milieu que nous-mêmes, leurs pensées sont les nôtres, embellies par l’art et éternisées par l’expression. C’est cela aussi peut-être qui explique notre goût pour l’art personnel, celui où l’écrivain se révèle lui-même, et ses rêves et ses tristesses, pourvu qu’il soit sincère et qu’il parle avec toute son âme.

Il y a beau temps qu’on a accusé notre époque de souffrir d’excès d’intellectualisme. Cette souffrance est sa grandeur, et donne à son art un frisson nouveau. Qu’importe sa profonde mélancolie si elle développe en notre être la faculté de comprendre et de sentir ? Pour apprécier la différence qui nous sépare de l’art grec et de celui de la Renaissance, il suffirait de comparer avec les nôtres leurs symboles et leurs explications du bonheur, du désir, de l’amour et de la mort. La recherche de la Beauté, qui chez eux enfantait la joie, chez nous produit la tristesse. Nul poète n’exhale une plus frémissante plainte et un plus profond découragement de la vie que Leconte de Lisle ou Flaubert, qui semblent pourtant esquisser dans leurs œuvres comme une sorte de religion esthétique, comme une consolation de l’homme par l’Art. L’Art est donc impuissant à pacifier l’âme inquiète et troublée de notre temps ; son pessimisme attristant monte de toutes les modernes manifestations de pensée comme une mer faite de toutes les larmes humaines. Il s’atteste chez les écrivains les plus opposés d’intelligence et d’esthétique : même chez le poète de la Matière, Zola, que la foi dans la science et dans l’expérimentation aurait dû tranquilliser ; même chez les curieux et les dilettantes, comme Bourget dont la faculté de comprendre aurait dû n’être qu’un instrument de jouissance ; même chez les sensitifs comme Loti, dont la contemplation de la nature et l’ivresse de l’amour auraient dû satisfaire le cœur ; même, parfois, à travers la douce ironie d’Anatole France, ou la charmante fantaisie de Jules Lemaître.

Et maintenant, si vous aimez à varier vos sensations, après avoir lu quelques pages de la Débâcle, ou la visite à la Tombe d’Aziyadé dans Fantôme d’Orient, ou plutôt les sonnets si profonds et si doux des Épreuves, lisez ce sonnet de M. de Heredia :

 

 

          LES CONQUÉRANTS

          

          Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,

          Fatigués de porter leurs misères hautaines,

          De Palas de Moguer, routiers et capitaines

          Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

          

          Ils allaient conquérir le fabuleux métal

          Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines

          Et les vents alizés inclinaient leurs antennes

          Aux bords mystérieux du monde occidental.

          

          Chaque soir espérant des lendemains épiques,

          L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques

          Enchantait leur sommeil d’un mirage doré,

          

          Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,

          Ils regardaient monter en un ciel ignoré

          Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

 

 

Cette lecture laisse une impression de joie forte et hautaine, qui est une pure jouissance d’art. C’est si parfait, le rythme est si beau, les mots si sonores, la forme si bien agencée, que les gens du métier doivent en éprouver un grand ravissement. Ni Leconte de Lisle dont l’apparente impassibilité voile un désolé nihilisme moral et un amer regret de la révolte inutile, ni Flaubert dont les recherches de style avaient quelque chose de maladif et de souffrant, ne donnent cette sensation absolue de la forme admirée pour elle-même ; quand celui-là chante Çunacépa qui va mourir, quand celui-ci nous dit les tentations de saint Antoine, l’émotion profonde qui nous gagne participe à la fois de l’admiration de leur art et de la correspondance qui unit leurs âmes à la nôtre dans les mêmes pensées et les mêmes hésitations en face de la joie et de son mystère. Ici l’impression est unique : cette forme ne dissimule pas dans ses profondeurs de subtiles métaphysiques, ou de curieuses analyses de l’âme ; elle se suffit à elle-même, et il ne faut pas lui demander plus de recherches philosophiques qu’à un vase de Benvenuto ou à une toile du Titien.

Impressions de joie, pures sensations d’art : c’est ce que nous offrent aujourd’hui les Trophées, et c’est ce que nous ne trouvons dans aucune autre œuvre moderne, sauf peut-être dans Théodore, de Banville. Il y a autant de différence entre les contradictions, les complexités de l’art présent, et cet art simple et parfait, qu’entre le ciel du Midi dont l’éclat uniforme et souverain incite au bonheur, et ne déverse dans sa trop intense beauté que des pensées de joie, et nos cieux du Nord aux nuages changeants comme nos âmes, aux nuances mélancoliques et étranges, aux teintes variées et délicates.

Pour avoir en sa forme tant de sûreté et de calme, M de Heredia ne dut pas connaître les luttes quotidiennes de l’artiste aux prises avec les difficultés de la vie, et avec l’inquiétude de sa propre pensée, l’effort du style vers la perfection n’est jamais douloureux et, tourmenté chez lui, il est beau comme le jeu des muscles dans cette statue grecque du coureur dont il chante la saisissante réalité. La recherche de la forme a quelque chose de maladif dans les Goncourt dont la phrase est comme écorchée vive, dans Flaubert qui poussait des cris de désespoir, dans Alphonse Daudet qui touche parfois à l’affectation dans sa manie du détail ; ici, elle est sereine et calme, elle a la tranquillité du marbre dont la blancheur uniforme éternise les frémissements de la chair ; elle est l’incarnation du rêve joyeux de l’art parfait, du sourire de l’artiste qui a bien travaillé et se repose de son effort dans la contemplation de son œuvre.

Dans la brève préface de son livre, M. de Heredia souhaite aux lecteurs de prendre, à lire ses poèmes, autant de plaisir qu’il en eut à les composer. Comparez à cette phrase ce passage d’une lettre du grand Flaubert : « Travaille, aime l’art. De tous les mensonges, c’est encore le moins menteur. » Toute la différence d’impressions qui sort de la lecture des deux grands écrivains est là : l’un écrivit avec découragement et inquiétude, avec un profond amour de l’art plastique et une amère tristesse de voir toujours s’enfuir son rêve de beauté, l’autre écrivit avec le calme de l’ouvrier qui a trouvé dans le perfectionnement de sa tâche la consolation suprême et la joie de bien manier son outil.

Étudier la splendeur de cette forme, et l’ensemble d’idées qui en émane, permet de pénétrer la pensée de M. de Heredia qui, presque seul de notre temps, aima la forme elle-même et non pour ce qu’elle exprime.

 

 

 

II. – LA PERFECTION DE LA FORME

 

 

Le style des écrivains est le meilleur reflet d’une époque, car les influences de temps et de lieux, d’idées et de mœurs, sont si profondes qu’elles pénètrent intimement tout artiste et le condamnent à exprimer son siècle dans une plus ou moins large mesure. C’est ainsi qu’il y a corrélation entre les guerres d’Italie, le rêve d’aventures et de fêtes du XVIe siècle, et la Renaissance poétique de Ronsard et de du Bellay ; la France, qui vient de constituer son unité politique, est jeune et vigoureuse, et toute la fougueuse exubérance de sa jeunesse s’affirme alors en son art. L’unité absolue d’idée et de pouvoir, la rectitude de jugement, l’harmonie mesurée et correcte du XVIIe siècle se manifestent aussi bien dans une tragédie de Racine que dans une toile de Lebrun ou dans les jardins de Lenôtre ; le XVIIIe siècle, artificiel, sensuel et spirituel, peut être exprimé par une peinture de Watteau, un poème de Parny et une épigramme de Chamfort, en y adjoignant l’œuvre de Voltaire qui exprima la recherche de la science et de la philosophie. Un peu de la gloire de l’épopée impériale et des rêves démesurés de Napoléon ne flotte-t-il pas dans la conception de la vie de Balzac et dans le vers tout-puissant de Hugo, et la forme romantique ne fut-elle pas la résultante de la Révolution des mœurs, révolution un peu retardée dans l’art par suite de l’absorption par l’armée de tous les hommes d’alors ? Puis, notre siècle se révélant de plus en plus comme le siècle de la science, le style trop relâché du romantisme se calme, abandonne les images torrentueuses et l’exaltation de la phrase, recherche la précision dans le rendu, l’exactitude dans le détail, la sûreté dans l’expression, et le Parnasse surgit.

Les écrivains du Parnasse s’efforcèrent de réaliser cette définition de Théophile Gautier : « Le poète est un ouvrier, il ne faut pas qu’il ait plus d’intelligence qu’un ouvrier, et sache un autre état que le sien, sans quoi il le fait mal... » M. de Heredia est certainement le plus parfait ouvrier que l’art des vers ait produit, plus parfait peut-être encore que son maître Leconte de Lisle, qui lui enseigna, dit-il modestement, avec les règles et les plus subtils secrets de son art, l’amour de la poésie pure et du pur langage français. Pour être plus sûr de sa forme, il s’est voué exclusivement à l’alexandrin et presque uniquement au sonnet, raffinant de plus en plus son métier, sertissant les mots rares dans la splendeur de ses vers avec la patience et la ténacité d’un orfèvre. Parmi les cent vingt sonnets des Trophées, il n’en est pas un qui ne soit une merveille, et leur perfection est obtenue par la science et le travail d’un artiste difficile et consciencieux. Les quatrains et les tercets déroulent symétriquement leur belle ordonnance et la régularité de leur somptueuse splendeur. Aucun heurt du vers ou du mot ne vient troubler leur prestigieuse monotonie, propice à la contemplation des mythologies ou des descriptions qu’ils révèlent. Les contours en sont purs et harmonieux ; si le poète sent profondément la beauté des ligues, il en aime la précision, et cette précision est l’âme de son rythme.

Les mystères du rythme sont difficiles à dévoiler ; on en pressent la troublante magie plutôt qu’on ne l’explique, et il est aussi impossible d’analyser l’émotion que produisent, uniquement par les vocables émis, certains vers, que d’indiquer une cause à l’ineffable beauté de certaines mélodies. De secrètes correspondances unissent nos sens à l’âme de la nature, et l’harmonie des sons et des couleurs en est une révélation. Quelques mots accouplés suffisent à nous donner une sensation d’art. Théophile Gautier disait que le plus beau vers de la langue française était ce vers de Racine dans Phèdre :

 

          La fille de Minos et de Pasiphaé,

 

et de fait l’impression du mot final est étrangement profonde. D’une simple énumération, M. de Heredia fait un vers superbe :

 

          Thalestris, Bradamante, Aude et Penthésilée ;

 

(et je me souviens qu’un jour, après la publication de cette étude dans la Revue générale, le poète me cita ce vers composé d’un seul nom qu’il s’était amusé à faire pour la plus grande joie de son ami Théophile Gautier :

 

          Alonzo Fernandez de Puerto Carero,

 

et, de fait, ce nom plein d’orgueil et de bravoure sonne comme un cor de chasse, aux puissantes harmonies). Ainsi le charme des mots suffirait à nous donner l’illusion du Beau, comme si de misérables syllabes avaient une valeur par elles-mêmes : cela explique la théorie de Flaubert sur l’identité du mot juste et du mot musical, et cette ébauche de théorie de l’instrumentation qui prétend découvrir un rapport nécessaire entre les sons et les choses, et remonte pour le trouver à l’obscure origine du langage.

Plus qu’aucun autre poète, M. de Heredia a senti ce singulier attrait des mots. Il les veut rares, troublants, inconnus, pittoresques, mais il les veut toujours exacts, techniques même : s’il parle d’un menuisier, toutes les expressions du métier, rabot, bédane, ripe, polissoir, lui viendront comme naturellement ; de même les dictionnaires d’armurerie et d’orfèvrerie n’ont pas pour lui de secrets. Déjà Théophile Gautier dans ses vers sur les chevaux arabes employait tous les termes de la sellerie, et Victor Hugo, dans sa description de la salle des armures, forgeait ses vers avec la merveilleuse connaissance des armes du Moyen Âge.

L’auteur des Trophées dit de Benvenuto Cellini qu’il ciselait « le combat des Titans au pommeau d’une dague ». Lui aussi est orfèvre, tout comme le grand artiste de la Renaissance ; il travaille ses sonnets comme l’autre ouvrageait ses épées. L’Estoc, Médaille, le Vieil orfèvre, Émail, etc., sont de fastueux bijoux où l’éclat des mots rares remplace le brillant des pierreries ; la splendeur des syllabes semble leur donner la vie et leur insuffler la beauté. Ainsi le poète aurait dû naître au siècle de la Renaissance, au temps où le culte du Beau réjouissait les hommes, et où Benvenuto poignardait un philistin d’alors qui refusait son admiration à Michel-Ange ; il aurait rivalisé avec les plus habiles ouvriers, attardés au perfectionnement des miniatures d’art.

Son amour de la richesse et de la splendeur doit lui faire regretter le manque d’éclat de notre langue française. Avec ses syllabes aux tons un peu pâlis, avec ses finales un peu affaiblies et féminines, notre langue, au point de vue du rythme, regagne en profondeur ce qu’elle perd en éclat ; plus que l’italien et l’espagnol qui sonnent leurs notes brillantes, elle est faite pour exprimer les idées abstraites et les nuances délicates du cœur. Et cependant sous la plume des Hugo, des Leconte de Lisle, des Heredia, elle est d’une prodigieuse sonorité, elle clame les vers retentissants avec toute la plénitude de son des clairons et des trompettes, elle semble destinée aux refrains des marches guerrières. C’est que ces grands artistes ont su découvrir en elle tous les mots éclatants et pleins ; avec un art merveilleux, ils les ont habilement disposés dans leurs vers, les plaçant aux rimes, aux césures, aux temps d’arrêt, les pliant aux exigences du rythme, les entassant et les accumulant jusqu’à ce que le poème soit un orchestre triomphal et souverain, où se mêlent les flûtes et les cors, les violons et les violoncelles, et où les rimes d’une incomparable richesse s’entrechoquent avec d’assourdissants fracas de cymbales. Leur amour de l’éclat se devine à leur prédilection pour certains vocables : ainsi, M. de Heredia a subi la hantise du mot or ; plusieurs de ses sonnets finissent par ce mot, ses vers en sont encombrés ; et cette répétition en augmente l’effet. D’ailleurs, toute sa poésie est d’or massif ; elle en a la splendeur uniforme, le ruissellement de feux, la teinte chaude et métallique.

L’auteur des Trophées se sert de la musique des mots pour sculpter et pour peindre. Pour lui, la vision des choses se traduit en sonorité ; le tableau entrevu par l’imagination correspond identiquement à des rythmes et à des sons particuliers, si bien que, pour rendre sa vision, un sonnet ne peut contenir que des mots et des rimes de telle sonorité qui, seule, incarne les lignes et les couleurs du tableau, et il lui arrive parfois de refaire un sonnet qui a des rimes rares et belles et une forme admirable, uniquement parce que l’ensemble des harmonies des mots ne correspond pas exactement à son évocation. Il excelle dans la statuaire, parce que son style possède le relief et qu’il est habile à concentrer son effort sur la netteté saisissante du groupe ou des personnages. Qu’il taille dans le marbre Hercule et le lion de Némée, ou ce Coureur qui, entraîné par l’élan, semble quitter son piédestal, son vers fait saillir le jeu des muscles, et anime les corps aux harmonieux mouvements. Ses groupes de femmes sont éclatants de blancheur, et merveilleux de pureté de lignes, avec, parfois, une grâce attristée qui étonne chez cet artiste soucieux plutôt de la beauté parfaite et radieuse que de la mélancolie des yeux trop aimants et des corps lassés et languissants : ses filles d’Ausonie forment un ensemble paresseusement voluptueux, mais la triste Sabinula, accoudée sur la roche moussue, et regardant le ciel, ce pâle ciel d’exil, émeut étrangement la pensée, et quelle douceur dans le marbre de la belle Viole qu’aima Joachim du Bellay !

M. de Heredia n’aime point les ombres et les ténèbres : il est l’amant du plein soleil et de la lumière crue. C’est, dans ses vers, un continu flamboiement de chaude clarté, un ruissellement d’or fauve, une incandescence de couleurs éclatantes. Comme le chantre de Midi, roi des étés, il aime les oppositions violentes de tons, les contrastes intenses de deux teintes ; il méprise les jeux variés des nuances, les indéfinissables harmonies des paysages, la douceur des couleurs délicates et des lignes indécises qui prolongent les horizons ; dans ses descriptions tout paraît être au premier plan, les effets de perspective lui demeurent inconnus. Un bouvier qui sur l’azur infini dresse sa forme noire, l’azur des cieux qui pleut dans les lacs d’argent, les étalons blancs s’enfuyant rouges du sang des vierges, ce lac d’Amérique perdu au milieu de la magnificence des frondaisons, immobile miroir où le soleil fait un grand trou d’or dans la verdure sombre, ce palmier qui ombrage de son panache d’or une ville d’argent, lui fournissent de saisissants tableaux à deux couleurs, qui éblouissent et fascinent le regard.

Soleil couchant est le meilleur exemple de cette puissance de décrire. En voici le dernier tercet :

 

          L’horizon tout entier s’enveloppe dans l’ombre,

          Et le soleil mourant sur un ciel riche et sombre,

          Ferme les branches d’or de son rouge éventail.

 

Il n’est pas un mot de ce sonnet qui n’ajoute un trait à la beauté du tableau, et l’impression grandit ainsi jusqu’à l’image finale qui se déploie magnifiquement dans un vers d’une pompe harmonieuse et d’une extraordinaire justesse de vision. Sou désir aigu de l’absolue beauté, sa compréhension de la lumière et de la puissance des couleurs, son sentiment de la précision de la ligne, ont conduit M. de Heredia à ramasser tout l’effort du rythme, à condenser toute la force d’expression du Verbe sur des traits éclatants, résumant le poème ; et c’est ainsi qu’il atteint aux magiques effets descriptifs qui dans un seul vers font tenir tout un monde, et enlèvent l’âme dans un élan d’admiration. Qu’il dise la fuite des Centaures, dont les sabots sonnent dans la nuit, et dont les regards en arrière voient s’allonger derrière eux, aux rayons de lune,

 

          La gigantesque horreur de l’ombre herculéenne ;

 

qu’il chante la course de Pégase, dans l’éther étoilé, ou Hannibal écoutant à la Trebbia

 

          Le piétinement sourd des légions en marche ;

 

ou le vieil orfèvre qui veut

 

          Mourir en ciselant dans l’or un Ostensoir ;

 

qu’il montre Antoine penché sur Cléopâtre, et contemplant dans ses yeux

 

          Toute une mer immense où fuyaient des galères ;

 

qu’il peigne les effets de la lune, prolongeant étrangement les ombres aux froides salles des palais égyptiens, ou la mort du soleil rouge dans la mer qui moutonne, ou la splendeur des Andes neigeuses aux clartés du couchant, dominées par les feux rouges d’un volcan ensanglantant leur blancheur : l’émotion esthétique s’accroît à mesure qu’on avance dans la lecture du poème, on pressent quelque chose de grand, d’inévitable et de sublime, et le vers final qui sonne triomphalement sa gloire laisse une impression de détente et d’allégresse, qui ferait râler de plaisir et crier de joie. Ces grands vers, pleins comme des coupes qui débordent, dominent les autres comme ce volcan qui domine de sa note rouge la blanche symphonie des montagnes de neige ; ils éclatent superbement, ils s’allongent démesurément jusqu’à paraître sans limites comme l’Océan ou comme le ciel. Seul, Leconte de Lisle en a créé de semblables ; il suffit de rappeler ce crépuscule des Cordillères où plane le condor qui « dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes ». Cet éclat de la description en fait les deux rois de la poésie plastique et pittoresque.

Il est curieux de comparer entre eux les maîtres de la forme poétique. Hugo nous apparaît comme le dominateur du Verbe, qu’il manie à sa guise, dont il a fait son esclave, sans se douter qu’il en est aussi le prisonnier. Son vers roule pêle-mêle les images, les musiques et les abstractions ; nul n’a eu comme lui le don de varier les spectacles à l’infini ; son imagination est plus riche, plus nombreuse, plus large que celle de tous les autres. Il jongle avec les mots abstraits au point de simuler la profondeur ; il sait, par la simple puissance d’un vers, suggérer tout un monde d’images : ainsi, tandis que, pour décrire la cité de Kaïn, Leconte de Lisle entasse les grands vers descriptifs, une seule phrase suffit à Victor Hugo pour nous pénétrer intimement de la fantastique puissance de cette ville bâtie contre Dieu :

 

          L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes.

 

Le tableau de la salle des armures et celui de la lutte du burg de Corbus contre la tempête, dans Eviradnus, le Satyre tout entier, la nuit d’Orient dans Booz endormi, et tant d’autres chefs-d’œuvre, resteront comme d’admirables attestations du pouvoir évocateur de la phrase. Mais cette puissance est ici démesurée ; rien ne vient régler la fougue de cet élan ; habituellement il faut trois cents vers au poète pour exprimer une simple idée, et la moindre description prend de fabuleux développements : aucun frein n’arrête cette intelligence emportée à travers le champ des images qu’elle dévaste au hasard. Puis, le goût n’est pas toujours sûr, il y a bien de l’alliage dans cet or ; et, si le vers est toujours plein de sonorité, il est quelquefois dur, quelquefois lourd, parfois heurté.

Théodore de Banville fut aussi un amoureux des mots riches, brillants et rares. Il chante uniquement ce qui est beau, joyeux, noble, grand, rythmique ; on eût dit qu’il avait toujours vécu en pleine jeunesse dans un printemps enchanté, respirant des lys et des roses. Quand il exalte la Grèce, il semble avoir habité la Thessalie, et avoir bu l’ambroisie avec les Dieux. En de merveilleux sonnets, il évoqua les illustres Princesses dont les formes recelèrent les désirs de l’humanité disparue, et qui éveillent « toutes les idées de triomphe, d’orgueil, d’amour, de joie, de puissance, de sang versé, et de robes d’or éclaboussées de pierreries ». Des images riantes et éclatantes lui viennent naturellement ; maître des rythmes, il les varie sans cesse, et les Exilés contiennent quelques-uns des vers les plus habiles et les plus ingénieux de notre langue. Mais sa facilité même lui est nuisible ; sa forme devient aisément lâche et flottante, sa muse aime à folâtrer, à danser sur la corde, et à exécuter des prouesses qui semblent une gageure.

Il y a moins de spontanéité, plus de travail, de réflexion, de profondeur chez Leconte de Lisle et chez Heredia. La forme est ici plus ramassée dans sa force ; elle s’épanouit avec une plénitude inconnue encore. Comparez les sonnets de Banville et de Heredia sur Andromède ou sur Cléopâtre, et vous reconnaîtrez que le premier a plus de mollesse et le second plus de puissance. Les grands vers solennels et souverains de Leconte de Liste et de Heredia n’ont pas d’égaux peut-être, tant ils ont de prestige et tant ils retentissent victorieusement en nous. Hugo a plus de variété, certes, plus de passion, plus de fracas. Mais ceux-là n’ont pas sa diffusion, ils connaissent la mesure et la justesse de l’harmonie, ils ne s’égarent jamais, et ils savent accumuler en un vers toute la force, toute l’électricité possible.

Ils sont tous quatre et bien d’autres encore, et presque tous les poètes du Parnasse, les Coppée, les Dierx, les Mendès, de merveilleux ciseleurs de rythmes et de rimes. Leur forme est une joie pour les sens, et l’on est enchanté de tant de perfection et de sonorité. Cependant, d’autres poètes, qui n’eurent pas en partage une telle force d’harmonie et une telle richesse de couleurs, pénètrent plus intimement au cœur de nous-mêmes ; leurs vers frissonnent en nous, comme des caresses aimées, leurs vers qui sont d’étranges musiques très douces, aux sons parfois languides et comme lointains, aux notes assourdies et oppressées. Après avoir lu la Fuite des Centaures, ou les Conquérants, je n’ai pu m’empêcher de songer à ce Tombeau des amants, que fit Baudelaire, le malade aux nerfs plaintifs, et à ses étranges fleurs d’étagères, écloses pour nous sous des cieux plus cléments ; puis j’ai ouvert les Liturgies intimes du poète des « pauvres cœurs écartelés » et des « tristes âmes vagabondes », et je me suis rappelé son art poétique :

 

          De la musique encore et toujours !

          Que tes vers soient la chose envolée

          Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée

          Vers d’autres cieux, à d’autres amours.

 

Ainsi l’art nous réserve, par des expressions si différentes, de mystérieux frissons, et notre dilettantisme trouve son aliment à cette variété de manifestations de la Beauté. Aujourd’hui l’inquiétude des âmes se révèle dans l’inquiétude de la forme : le rêve d’expliquer tous les secrets de l’univers par la science s’est évanoui et l’homme s’étonne tristement de tout l’inconnu qui l’entoure ; là, peut-être, est l’explication de l’école décadente dont les vers hermétiques, imprécis et indécis semblent vouloir, par leur imprécision et leur indécision même, pénétrer jusqu’à cet Invisible qui sans cesse se dérobe. La forme s’est désarticulée, l’analyse a fait bon marché des étroites règles anciennes et maintenant tout s’en va à vau-l’eau, la liberté absolue du vers est proclamée et l’on se demande souvent par quel artifice typographique les prétendus poèmes modernes se différencient de la prose. Ce style nouveau correspond à un nouvel état d’âme, fait de découragement, d’impuissance de réflexion, de pénétration et d’immense désir ; il émeut étrangement parfois dans son rythme un peu inquiet et très musical, comme dans cette Chevauchée d’Yeldis de M. Francis Viélé-Griffin : c’est que nous nous sentons si près de ces poètes modernes qui chantent nos tristesses et alambiquent nos chagrins. Mai, lorsqu’on relit les Trophées de M. de Heredia, l’orgueil de la beauté pleine et complète évoquée dans ces vers sonores vous dilate l’âme, et l’on se prend à regretter de n’avoir point vécu au temps de Périclès ou de Léon X, au temps où l’on ne mettait point tant d’hésitations et d’angoisses dans la recherche de l’Art.

 

 

 

II. – LE RÊVE DE VIE

 

 

Les amoureux de l’art pur formulent ainsi leur esthétique : L’Art est la recherche de l’expression, la forme se suffit à elle-même, le sujet d’un tableau ou d’un poème ne signifie rien, il n’est que le prétexte d’une belle forme ; s’il renferme une pensée nouvelle ou une idée profonde, il distrait de l’unique contemplation artistique, et trouble la pureté de la sensation. L’invention est une qualité secondaire, la tendresse et l’éloquence ne sont pas véritablement de l’Art et doivent être proscrites. La forme étant ainsi le but suprême, les sincères plaintes du cœur et les doutes, philosophiques qui altèrent la sérénité de cette forme sont systématiquement écartés ; l’Art, ne devant pas s’abaisser jusqu’à exprimer les souffrances et les inquiétudes d’un individu, conduit à l’impersonnalité et à l’indifférence, en apparence tout au moins.

Les écrivains auxquels la connaissance de soi-même et des choses apparaît comme la fin nécessaire proposée à l’homme dans la vie ne cherchent dans l’art que des expressions diverses de l’âme humaine, de révélatrices manifestations de pensée ; pris d’une sympathie passionnée pour tous ceux qui dévoilèrent les mystères de l’être, ils n’ont pas l’impassibilité qui permet d’admirer des spectacles en tant que simples spectacles et ils ne peuvent écouter, sans tressaillir jusqu’au fond d’eux-mêmes, « la mer qui se lamente en pleurant les sirènes ». S’ils étudient, par exemple, la fondation du christianisme qui transforma l’intelligence et la sensibilité de toute une époque, ils ne peuvent évoquer Jésus sans voir en lui l’instaurateur d’une religion ; lisez le sonnet Épiphanie de M. de Heredia, et vous verrez qu’un pur artiste n’a vu dans la course des Rois Mages à travers l’Orient, qu’un prétexte à mots rares et à riches effets ; lisez le Huchier de Nazareth, et vous n’y trouverez guère que la liste harmonieuse des instruments dont saint Joseph se servait dans son atelier. On pourrait ainsi multiplier les exemples d’où ressortirait la différence de vision entre un artiste dans le sens étroit de ce mot et un écrivain hanté de métaphysique. Il semble donc que la Forme de M. de Heredia une fois analysée, rien ne reste à dire sur son œuvre ; et pourtant, même dans cette poésie qui n’a pour objet qu’elle-même, on peut découvrir l’ensemble des idées de l’auteur sur l’homme et sur le monde. Taine, dont l’esprit était essentiellement généralisateur et philosophique, disait souvent : « Le signe d’un esprit supérieur, ce sont les vues d’ensemble. Au fond, elles sont la partie capitale de l’homme ; les autres dons ne servent qu’à préparer ou à manifester celui-là ; s’il manque, ils restent médiocres ; sans une philosophie, le savant n’est qu’un manœuvre et l’artiste qu’un amuseur. » Le malheur est qu’il n’y a peut-être pas d’artiste qui, par ses œuvres, ne manifeste une conception de métaphysique et de morale : certes, il est facile de saisir la différence qui sépare un esprit philosophique d’un esprit qui ne l’est pas, et l’on sent très bien l’antinomie intellectuelle qui existe entre un sonnet des Épreuves et un sonnet des Trophées, entre une toile de Puvis de Chavannes et un tableau de Meissonnier. La différence serait simplement celle-ci ; les uns seraient conscients de leurs pensées et de leurs vues générales, les autres en seraient inconscients et feraient de la philosophie comme M. Jourdain faisait de la prose : sans le savoir.

Le culte de la Forme est déjà par lui-même une philosophie. Il implique la croyance à un idéal supérieur du Beau, vers lequel nous devons tendre, à une loi d’harmonie régissant les choses et les êtres, à laquelle nous sommes soumis inévitablement. Si l’univers était une agrégation sans cause de molécules unies au hasard, on ne saurait dégager des spectacles un élément de Beauté. Or, M. de Heredia est le plus fervent adorateur de l’Art plastique : le monde lui apparaît comme une sorte de perpétuelle féerie, faite pour l’enchantement de nos yeux et le ravissement de nos sens, et cette conception a développé en lui un sentiment essentiellement moderne : la curiosité. Non curiosité de lui-même, car il dédaigne l’individu, à l’instar de Leconte de Lisle qui, dans les Hurleurs, flagelle de son mépris tous ceux qui livrent leur âme à la foule indifférente, mais curiosité des époques disparues et des spectacles de la nature. Il chante la Grèce et la Sicile, les Centaures aux puissantes vigueurs, et les Nymphes aux chairs neigeuses ; le vaisseau de Virgile l’emporte en Italie où il s’éprend de cette nouvelle civilisation ; il évoque tour à tour le Moyen Âge et la Renaissance, les Conquérants de l’Or, les paysages tropicaux, les Romanceros espagnols, et les splendeurs de la nature et du rêve. L’amour des spectacles divers n’est pas seulement un refuge pour son âme souffrant de l’existence présente et la haïssant, ainsi qu’il l’était pour Flaubert que le dégoût de la vie moderne poussait vers Salammbô, ou pour Leconte de Lisle dont le cri de pessimisme révolté couvre parfois le sentiment de la contemplation esthétique ; il répond à sa conception de la vie et du monde. Tandis que dans la Légende des Siècles l’homme est presque toujours au premier plan, dominant de sa volonté tous les êtres, M. de Heredia le soumet aux forces naturelles qui régissent l’univers ; l’homme n’est plus le point central vers lequel tout converge, il s’harmonise aux grandes lois rythmiques qui régissent le monde. Le poète s’écrie dans Mer montante :

 

          Et j’ai laissé courir le flot de ma pensée,

          Rêves, espoirs, regrets de force dépensée,

          Sans qu’il n’en reste rien qu’un souvenir amer.

          L’Océan m’a parlé d’une voix fraternelle,

          Car la même clameur que pousse encor la mer

          Monte de l’homme aux Dieux, vainement éternelle.

 

La plainte monte exhalant notre infélicité et notre inquiétude, se mêle aux plaintes infinies des choses, et pleure inutilement la mort des rêves et des stériles désirs. Mais ce n’est point le renoncement bouddhique qui attire M. de Heredia, et le pessimisme de Leconte de Lisle lui demeure étranger : pour l’auteur des Poèmes barbares, la vie humaine est un mal, et le mal vient de l’action ; ses vers splendides et sereins clament la protestation sans espérance contre la douleur physique et morale et disent l’inanité de l’effort et de la lutte : le

 

          Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?

 

résume la vanité de tous les sentiments humains, et reste le suprême désespoir de ce nihilisme grandiose qui trouble immensément. Avant lui, Alfred de Vigny avait proclamé la grandeur du stoïcisme, et prescrit de se renfermer dans un hautain silence. Pour Vigny comme pour Leconte de Lisle, l’homme, soumis aux lois universelles, est écrasé sous le poids d’un injuste destin ; la nature mauvaise et perverse se plaît à le duper de toutes manières ; ses organes insuffisants et ses trop vastes pensées lui font une spéciale aptitude à souffrir. Au contraire, pour M. de Heredia la nature est essentiellement bonne, et plus l’homme se rapprochera d’elle, plus il trouvera de bonheur et de calme : il chante les hommes primitifs et le libre déploiement de leurs forces intactes ; ses épigrammes et ses bucoliques évoquent la vie heureuse des Grecs et la tranquillité des champs ; toute une suite de ses poèmes célèbre les vergers et leur fraîcheur qui rassérène les âmes ; dans un sonnet adressé aux Montagnes divines, il exalte son amour de la nature et de la liberté. C’est la vie naturelle qui est saine, et si penser à soi et à ses peines rend malheureux, l’acceptation simple et complète de la vie et la contemplation des spectacles de l’univers apportent au cœur la plénitude de la joie.

La nature est si belle avec ses jeux de lumière et ses paysages de soleil. Le poète ne sent point le mystère des choses comme Baudelaire, si mélancolique dans sa triste volupté, chantre des larmes d’argent de la lune, de la nature pâmée et troublante ; il préfère les tons chauds et éclatants des pays tropicaux, il aime à savourer « l’ivresse de l’espace et du vent intrépide ». Le jeu des forces et des muscles le ravit, et volontiers son vers célèbre les triomphateurs comme Pindare célébrait les vainqueurs aux courses. Mais, si la nature incite à l’harmonieux développement de l’être, elle n’est pas pour lui conseillère de sensualité, et son rêve de vie joyeuse est plus élevé que celui de Théodore de Banville qui, épris de jeunesse et de plaisir, aurait volontiers chanté après Ronsard :

 

          Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

 

Le bonheur est dans la paix intérieure et le calme de l’esprit : son idéal de vie semble être tantôt l’existence simple, saine et sereine des bergers qui vivent dans la contemplation des paysages et la tranquillité du devoir accompli, tantôt le destin glorieux et noble des vainqueurs qui tombèrent du soleil des batailles, et moururent pleurés des héros et des vierges.

En résumé, il n’est ni désenchanté comme Leconte de Lisle, ni sensuel comme Banville, ni artificiel comme Baudelaire. Il veut le libre déploiement des forces, et l’harmonieux équilibre de l’être, l’acceptation de la vie et la soumission aux lois de la nature : les rythmes qui président aux destinées du monde sont révélateurs de joie pour qui sait les comprendre et s’y plier. Tout homme trouve la sérénité et le bonheur dans l’accomplissement de son labeur et la contemplation des choses ; lui-même ne perfectionne-t-il pas, avec un souverain plaisir, la forme rare de ses sonnets et ne sent-il point la mystérieuse correspondance qui unit l’harmonie de ses vers à l’harmonie universelle ? Le culte de la forme est une croyance, et toute croyance console. Aussi sa philosophie de la mort correspond-elle à son rêve de vie : elle lui apparaît comme la fin inévitable et il juge indigne de la redouter comme de la désirer ; il en parle sans amertume et sans effroi. Mais, comme il n’est point découragé et que la vie lui semble bonne, il n’arrête point sa pensée aux songeries funèbres et il attend le trépas avec la lassitude calme de son Laboureur qui a peiné quatre-vingts ans sur le sol, et s’attend à labourer peut-être encore des champs d’ombre arrosés par l’Érèbe. N’est-ce pas un grand philosophe, celui qui peut trouver la joie dans son travail, qu’il s’agisse d’un sonnet à ciseler ou d’une terre à labourer, et qui parle avec sécurité de la fin des choses ?...

Et pourtant cette impression de joie sereine, qui domine à la lecture des Trophées, n’est point unique. Parfois une inquiétude passagère effleure l’harmonie de ces vers trop beaux. Ce sont des désirs confus qui remplissent ce cœur épris des plus vastes songes, ou de subits alanguissements qui le pénètrent mystérieusement et mêlent leur frémissante caresse à la douceur des rythmes mélodieux. Le poète vient au bord de l’Océan bercer son cœur triste au murmure grave des vagues qui déferlent ; la brise lui apporte en Bretagne, à travers les mers, un souffle étrangement parfumé des fleurs écloses aux Antilles bleues, puis, il rêve d’aller au Pôle où sont des îles inconnues, et que nul n’a foulées.

Sa phrase s’attendrit lorsqu’il dit le charme de la douce Viole ou de Sabinula, ou lorsqu’il murmure la plainte de cet esclave qui regrette Syracuse et sa belle amoureuse, et qui, confiant son suprême désir au messager partant vers elle, ajoute :

 

          Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste.

 

La mélancolie le prend à chanter sans cesse les civilisations disparues, les songes évanouis, les splendeurs éteintes et les soleils couchants ; n’a-t-il point senti parfois la tristesse lorsqu’il attribue à Michel-Ange, songeant que tout meurt et que le rêve meurt, et faisant courir dans ses marbres froids « la colère d’un Dieu vaincu par la matière » ? C’est que par-delà notre beauté fuyante et inachevée comme la Vénus aux bras rompus qui ne peut étreindre sou désir irréalisable, il a entrevu la Beauté qui ne change pas, faite d’éternité et dé silence, et sereine comme les choses inaccessibles. Tout à l’heure il sentait en lui la joie et l’orgueil de lui avoir dérobé quelques lueurs de sa lumière, il éprouvait l’ivresse du triomphe et l’exaltation de la victoire heureuse ; maintenant il compare son désir et son œuvre, et la profondeur troublée de ses regards reflète la Forme rêvée qui s’enfuit inatteinte, comme les yeux de Cléopâtre reflétaient la défaite d’Antoine.

Ainsi, tous les sentiments se mêlent dans l’homme, de même que l’art et la philosophie se pénètrent l’un l’autre. Mais cette tristesse passagère de M. de Heredia est comme le crépuscule d’un jour radieux : le souvenir des splendeurs du soleil suffit à lui donner un frémissement de triomphe. L’impression générale de l’œuvre demeure intacte : elle laisse l’illusion d’une expression parfaite et définitive, d’une Forme inaltérable et absolue, et elle hausse l’âme vers le domaine de la joie sereine et du calme de l’esprit ; elle tranquillise les cœurs découragés, et l’on peut la louer avec ces vers d’une conception très différente, puisqu’ils sont du poète Verlaine :

 

          Allez, rien n’est meilleur à l’âme

          Que de faire une âme moins triste.

 

Les Trophées seront un monument dans l’histoire intellectuelle de notre âge : ils attesteront la persistance en notre époque du rêve païen de la libre nature, en même temps qu’un hautain désir de perfection égal au rêve d’Art qu’enfantèrent ces temps merveilleux de la Grèce et de la Renaissance.

 

 

 

Henry BORDEAUX, Paris, avril 1893.

 

 

 

 

 

 

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