Jeanne d’Arc et l’Allemagne

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHATEAUBRIAND, nommé en 1821 par le gouvernement de la Restauration ambassadeur à Berlin a célébré, dans les Mémoires d’outre-tombe, en des pages charmantes, la simplicité de la Cour allemande et l’accueil de la société berlinoise. Il nous montre le roi Frédéric-Guillaume allant chaque jour, « dans une carriole découverte qu’il conduisait lui-même, casquette en tête, manteau grisâtre sur le dos, fumer son cigare dans le parc ». – « Je le rencontrais souvent, ajoute-t-il, et nous continuions notre promenade, chacun de notre côté. Quand il rentrait dans Berlin, la sentinelle de la porte de Brandebourg criait à tue-tête, la garde prenait les armes et sortait : le roi passait, tout était fini. »

Or, parmi les souvenirs de Berlin qu’égrène Chateaubriand dans sa prose enchantée, il en est un particulièrement émouvant. Seul dans sa loge à l’Opéra un soir, il assiste à la représentation de la Jeanne d’Arc de Schiller. Il connaît mal la langue allemande, mais il devine le texte au jeu des acteurs et à l’enchaînement des scènes. La vue de l’héroïne française, interprétée avec foi, lui inspire cette nostalgie de la grandeur qui n’a cessé de le tourmenter. Le lendemain il écrit à son amie, la duchesse de Duras : « C’est un mélodrame, mais un mélodrame superbe. La cérémonie du sacre est admirable. Quand j’ai vu la cathédrale de Reims et que j’ai entendu le chant religieux au moment de la consécration de Charles VII, j’ai pleuré sans comprendre un mot de ce qu’on disait. Quel peuple que ce peuple français ! Comme il occupe les autres peuples ! Et quelle honte de ne plus retrouver La Hire que sur les théâtres étrangers ! Schiller chante Jeanne et Voltaire la déshonore. »

Le drame de Schiller est romantique et chevaleresque. L’ami généreux de Goethe dont il n’avait pas le génie s’éprenait de toutes les nobles causes. Il aimait les femmes malheureuses : ainsi a-t-il exalté Marie Stuart et Jeanne d’Arc. De Jeanne, il a même eu pitié et lui a épargné le supplice du feu. Il l’a fait mourir dans la bataille, et victorieuse, sans se rendre compte qu’il lui ôte ainsi la poésie du malheur, la splendeur du martyre. Mais de quels accents sa Jeanne romanesque qui s’éprendra d’un soldat anglais – ô prodigieuse naïveté du poète ! – rappellera qu’un pays ne peut subir le joug étranger, que seuls peuvent y exercer leur autorité ceux dont les ancêtres reposent dans le sol natal et qui, dans leur enfance, ont entendu les voix de la terre et des morts !

Le drame incomplet de Schiller est un témoignage de l’amitié que l’Allemagne a donnée à Jeanne d’Arc. Mais l’Allemagne n’a pas attendu le romantisme du dix-neuvième siècle pour se déclarer. Du vivant même de la Pucelle, elle a pris son parti, elle a cru en elle 1. En 1429, immédiatement après la délivrance d’Orléans, comme l’empereur Sigismond séjourne à Ratisbonne, la ville dépense vingt-quatre deniers pour un tableau qui représente comment la Pucelle a combattu en France. Des correspondances de la même date accueillent avec joie les nouvelles qui annoncent ses victoires. Le dominicain Hermann Cornérius, recueillant les bruits qui lui venaient dans son monastère de l’Allemagne septentrionale, notait en 1429, pour son Histoire universelle, que « par la vertu de Jeanne ou mieux par la vertu de Dieu qui agissait en elle, les Français étaient vainqueurs ». L’opinion allemande, informée à distance, suivait avec enthousiasme la marche triomphale de Jeanne sur Reims et peut-être attendait-elle plus encore de la vierge divine, une intervention contre les hérétiques de Bohême, contre les Hussites. Elle ne se contentait pas de croire en elle, elle l’appelait.

Les témoignages en sont innombrables. Ils ont été recueillis par Eberhard Windecke de Mayence dans son Mémorial de l’empereur Sigismond. C’est la légende dorée de Jeanne en Allemagne. Jeanne y est glorifiée de la manière la plus touchante. Elle est la Vierge sans tache qui prophétise, qui guérit, qui console : partout où elle passe fleurit la joie et pousse la victoire. La France est délivrée et la chrétienté régénérée. « Adonc, écrit l’historien, de jour plus de labeur a-t-elle à donner des ordres, à chevaucher de part et d’autre, que trois des meilleurs chevaliers, des meilleurs qui puissent être. Et de nuit mène-t-elle une si dure vie de grande rudesse, plus dure qu’un chartreux en son cloître, agenouillée à genoux nus, les yeux en larmes... »

« Elle devine les batailles à distance, démasque, sous le harnais qui les dissimule, les folles femmes et les filles grosses d’enfant, perce à jour les desseins paresseux du roi, prédit le poison qui le menace et dont le venin, sur épreuve, se révèle effrayant. À l’assaut de Paris – où des chevaliers allemands du pays du Rhin combattaient pour la cause de France – les prodiges redoublent. Les boulets de pierre, crachés par les canons de la ville, se réduisent en poussière sur les hommes qu’ils atteignent. Sur l’étendard de la Pucelle, vient s’abattre une colombe, une blanche colombe avec une couronne d’or se balançant à son bec 2. »

Ainsi, le chroniqueur ajoute-t-il des miracles. La légende de Jeanne d’Arc s’étend bien loin hors de France, en Allemagne, en Italie, dans les Flandres et jusqu’en Hongrie. Le plus charmant de ces récits miraculeux recueillis par le bourgeois de Mayence, n’est-ce pas celui qui est consacré au vignoble de Reims ? Pauvre vignoble qui avait été foulé par la guerre et qui gisait tout écrasé, sans espoir de récolte ! Mais quand la Pucelle quitte Reims après le sacre du roi, sous ses pas la vigne repousse et refleurit, promettant une ample vendange.

À Spire, à Cologne, à Strasbourg, à Lübeck les chroniques se multiplient, qui célèbrent les exploits de Jeanne venue de Dieu. Ratisbonne, avant Orléans, compose un mystère en son honneur. « Le sentiment germanique, peut écrire Lefèvre‑Pontalis, dans cette phase de la guerre de Cent ans, prit ostensiblement parti pour la cause française. Il acclama sans réserve le mystique défi que la Pucelle osa jeter. »

Ce sentiment germanique en faveur de Jeanne n’a point varié depuis cinq cents ans. Au seizième siècle, Eustache de Knobelsdorf, poète prussien, vient étudier à Paris. À Paris, il pense à Jeanne qui chassa les Anglais et il compose une ébauche de poème épique en son honneur. Seulement, formé par la Renaissance, il confond le ciel avec l’Olympe et Dieu avec Jupiter. C’est Jupiter qui envoie Jeanne, petite bergère qui a su tenir tête aux loups, combattre des êtres bien plus dangereux que les Anglais. Eustache de Knobelsdorf n’aime pas les Anglais. Il en dit beaucoup de mal. Grand amateur de vins, il leur reproche d’avoir voulu mettre la main sur les meilleurs crus de France. Et il se résigne à rentrer chez lui pour y boire de la bière, du moment que les Anglais ont été privés, par la mission de Jeanne d’Arc, de tremper leurs lèvres dans les hanaps remplis de bon vin français. C’est un point de vue un peu spécial, et qui ne manque pas d’originalité.

La Jeanne d’Arc de Schiller fut représentée en 1801, tout d’abord à Leipzig, puis à Berlin où elle connut un succès triomphal et fut jouée 240 fois en quelques années. Or, les amis de Schiller, sauf Goethe qui, après une lecture à Weimar, écrivit à l’auteur : « Votre pièce est si bonne et si belle que je ne vois rien à lui comparer », redoutaient un échec. L’affreux poème de Voltaire sur la Pucelle avait été lu en Allemagne. Il ridiculisait l’héroïne. Ce ridicule ne la suivrait-il pas sur la scène ? Schiller défenseur de Jeanne eut gain de cause. Il fit précéder la publication de son drame d’un court poème en trois strophes où il interpelle Jeanne et répond à Voltaire :

« Pour flétrir la noble image de l’humanité, la moquerie l’a traînée dans la plus épaisse poussière ; l’esprit moqueur fait une guerre éternelle à la beauté, il ne croit ni à l’ange, ni au Dieu ; il veut ravir au cœur ses trésors ; il combat l’illusion et blesse la foi.

« Mais, issue comme toi-même d’une race candide, pieuse, bergère comme toi, la poésie te tend sa main divine ; elle s’élance avec toi vers les étoiles éternelles. Elle t’a entourée d’une auréole ; le cœur t’a créée, tu vivras immortelle.

« Le monde aime à noircir ce qui rayonne et à traîner le sublime dans la poussière. Mais sois sans crainte : il est encore de belles âmes qui s’enflamment pour ce qui est élevé et grand. Que Momus divertisse la halle bruyante : un noble esprit aime de plus nobles figures. »

Chateaubriand avait raison de dire : « Schiller chante Jeanne et Voltaire la déshonore. » Mais Voltaire n’a déshonoré que lui-même.

Schiller eut des imitateurs en Allemagne. Auguste Guillaume Schlegel, l’ami de Mme de Staël, répara l’oubli du bûcher de Rouen en consacrant un poème au martyre de Jeanne. Son frère Frédéric écrivit une Histoire de la Pucelle inspirée de nos chroniqueurs Cousinot et Jean Shuffart. Mais voici que l’érudition allemande allait à son tour entrer en scène avec Joseph Goerres et son fils Guido. Joseph Goerres avait été un grand adversaire de Napoléon qui l’appelait « la cinquième puissance » à cause de l’autorité de sa plume. La France ne lui garda pas rancune, car l’Institut lui donna le grand prix Volney pour un ouvrage de philosophie. Il abandonna alors la science pour l’histoire et la poésie, composa une biographie de Nicolas de Flue qui vécut vingt ans sans manger dans son ermitage et sut pacifier les discordes de la Confédération suisse, puis il entreprit une Jeanne d’Arc et laissa à son fils Guido le soin de l’écrire. Guido Goerres montre surtout le rôle providentiel de Jeanne : la Providence, explique-t-il, avait besoin de la France : si la France la peut revendiquer par le sang, elle appartient à tous les peuples par ses nobles actions. Son ouvrage connut un immense retentissement.

Mais lui-même fut pris à son sujet. Il ne pourra plus se détacher de Jeanne. Il vient en France, et va de pèlerinage en pèlerinage, partout où Jeanne a passé, à Domrémy, à Vaucouleurs, à Orléans, à Rouen où il veut voir l’emplacement du bûcher, à Paris enfin, où, malgré le froid des salles, il copie à la Bibliothèque Nationale tous les documents relatifs au procès et à sa cassation. Il pensait refaire son livre et publier toutes les pièces empruntées aux chroniques et aux archives. L’immense travail qui sera la gloire en France de Jules Quicherat, éditeur des deux procès dans leur authenticité minutieusement rétablie, celui de la condamnation et celui de la réhabilitation, un Allemand avait commencé de l’entreprendre. Mais sa précieuse documentation demeura dans ses cartons.

Guido Goerres, dit M. Georges Goyau, « avait installé parmi les catholiques d’Allemagne, une sorte de religion de Jeanne ; Charles Hase, lui, créait parmi les protestants d’Allemagne la religiosité de Jeanne d’Arc ; et son livre, ainsi considéré, marque dans la littérature concernant la Pucelle, le dernier terme de la réaction contre l’esprit voltairien. L’incroyance, avec Charles Hase, a cessé d’être railleuse, persifleuse, diffamatrice ; elle se prosterne, au contraire, elle vénère ; et l’on dirait qu’elle dispute à l’Église l’honneur de canoniser. »

Ce Charles Hase qui apporte à Jeanne « l’hommage du protestantisme » était professeur à l’Université d’Iéna. Il mourut nonagénaire en 1890. Dans son Histoire de l’Église, il fait à Jeanne une place de sainte et de martyre, sans toutefois croire à ses visions. L’éblouissement d’une piété rapprochée de Dieu lui suffit pour expliquer cette vie miraculeuse.

L’Allemagne dès lors a suivi la voie lumineuse tracée par ses poètes et ses historiens. Sauf les protestations d’un Beckmann et d’un Mahrenholtz qui n’ont pas fait école, elle a continué de rendre un culte à Jeanne. Le professeur Sickal, en 1860, achève ainsi le portrait de l’héroïne : « Les générations successives ont en tous pays, dans le domaine de l’histoire, pris part à la glorification de la Pucelle qui nous montre ce que peuvent la foi et le patriotisme : entraîner une nation entière vers une lutte juste et victorieuse pour son indépendance. » Cependant il exclut le surnaturel de cette vie qui est un prodige continu. Eysell après lui partagera ensemble son admiration et son rationalisme. Un autre biographe, le professeur Hermann Semmig, la considère comme un précurseur du protestantisme. Mais quelles que soient les interprétations de ces divers historiens, quels que soient les degrés de leur foi ou ceux de leur négation des visions de Jeanne, le même culte pour Jeanne les anime tous et il est assez curieux de constater cette fidélité inattendue de l’Allemagne au culte de Jeanne d’Arc. Il n’est pas inutile de la rappeler pour montrer que, selon la note écrite par Napoléon sur le registre de la municipalité d’Orléans, « la France unie n’a jamais été vaincue » : sous les menaces de guerre, la France retrouvera toujours son unité.

 

 

 

Henry BORDEAUX.

 

Paru dans La Revue universelle

en mai 1939.

 

 

 

 

 



1 Voir la brochure de M. Georges GOYAU, Jeanne d’Arc devant l’opinion allemande (Perrin, édit. 1907) et le livre de M. Germain LEFÈVRE-PONTALIS, les Sources allemandes de l’histoire de Jeanne d’Arc (Eberhard Windecke de Mayence, 1903).

2 LEFÈVRE-PONTALIS.

 

 

 

 

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