Ozanam et la visite des pauvres
par
Henry BORDEAUX
LA conférence donnée cet hiver sur Dante par M. Charles Maurras qui, déjà, avait écrit la préface de l’admirable traduction de l’Enfer, par Mme Espinasse-Mongenet, et le cours de M. Louis Gillet, passionnément suivi à la Société des Conférences sur le maître florentin, ont remis en honneur les études dantesques. Or Frédéric Ozanam fut avant eux, sans contredit, le meilleur commentateur de la Divine Comédie.
Frédéric Ozanam offre l’exemple assez rare d’une intelligence qui, sans rien abdiquer de son influence et de son autorité, se met au service de la charité pure et se considère volontairement comme la servante du cœur. Dans un voyage qu’il fit au cours de sa première jeunesse en Italie, il eut l’occasion d’admirer, à Assise, la fameuse fresque où Giotto a peint le mariage de la Pauvreté et de saint François : ainsi unit-il en lui-même la plus rayonnante érudition et le service de la misère et de la douleur.
Ozanam fut un précurseur dans l’étude des littératures comparées et notamment du Moyen Âge italien et du Moyen Âge allemand.
Déjà, lorsqu’il soutenait sa thèse de doctorat en Sorbonne sur la Divine Comédie et la Philosophie de Dante, il découvrait avec ravissement la science théologique et naturelle unie à la poésie dans l’épopée du maître florentin. Et dès lors, un des meilleurs juges, Sainte-Beuve, estimait que dorénavant l’étude de la Divine Comédie, « inépuisable dans le détail, était fixée quant à l’ensemble ». Mais le jeune docteur, appelé bientôt à occuper une chaire en Sorbonne, allait élargir les voies.
Sur l’influence exercée par Ozanam, professeur, les témoignages du temps sont tous concordants. Sa réputation, sous la Monarchie de Juillet, égalait celle d’un Villemain, celle d’un Victor Cousin, mais pour d’autres raisons. Sarcey, au sortir de l’un de ses cours, note avec étonnement, – car, peu porté vers le christianisme, il s’efforçait de lui résister : « Il a le feu sacré. Il y a une telle conviction intérieure en cet homme que, sans art, malgré tous ses défauts, il vous émeut. Il a une imagination tendre et rêveuse, et il trouve d’admirables expressions pleines de mélancolie et poétiques. À l’écouter, on se sent venir les larmes aux yeux. » Renan, de son côté, constate : « Je ne sors jamais de ses leçons sans être plus fort, plus décidé au bien. » Et plus loin : « Ozanam, comme nous l’aimions ! » Je citerai encore Lamartine : « Il y avait autour d’Ozanam comme une atmosphère de tendresse pour les hommes. Il respirait et aspirait je ne sais quel air balsamique qui avait traversé le vieil Éden. Chacune de ses respirations et aspirations vous prenait le cœur et vous donnait le sien. » Remarquez l’étrangeté de ces expressions pour louer un orateur. À la vérité, Ozanam n’avait rien d’un orateur. D’aspect chétif, la voix grêle et sans sonorité, le geste rare, une certaine timidité lui imposant sa gêne, il paraissait l’homme le moins doué pour exercer une action oratoire. Et, cependant, on subissait peu à peu sa mystérieuse fascination. Comment triomphait-il de toutes les défaillances physiques ? par la propulsion de sa vie intérieure. Une âme vigoureuse animait ce corps valétudinaire. Alfred de Musset a parlé de cette voix du cœur qui seule au cœur arrive. Ozanam se servait de cette voix-là. Il se donnait lui-même. On le touchait dans chaque élan, dans chaque mot, et de ce contact se dégageait une électricité intérieure. On se sentait devenir meilleur. On se dégageait des soucis médiocres, des basses vanités. On s’élançait dans ces espaces illimités où retentit l’appel de Dieu. Les étudiants qui le venaient entendre subissaient ainsi son ascendant, le préféraient aux maîtres les plus éloquents et les plus sonores, le devinaient collé à sa phrase, ne pouvant que se donner lui-même, ne sachant extérioriser que son être intime, une pensée devenue sa chair et son sang. Tant il est vrai que le côté humain d’un orateur ou d’un écrivain l’emporte sur tous les autres.
Qu’il ait contribué largement à éclairer les études dantesques et les études franciscaines ; que, du culte de Dante et de saint François d’Assise, il ait dégagé les grands courants de la pensée et de l’art au Moyen Âge, ce serait là un titre de gloire suffisant pour un professeur. Mais pour Ozanam ce n’est là que la partie apparente d’une vie qui fut brûlée d’une autre flamme. Dès ses années d’étude, il avait entendu l’appel de sa vocation.
Il était né à Milan pendant l’occupation française en 1813, mais sa famille appartenait dans cette ville de Lyon, qu’Alphonse Daudet a peinte en deux épithètes lorsqu’il l’a appelée « ville industrielle et mystique », à l’un de ces milieux bourgeois des carrières libérales où demeurent tout spécialement en honneur le culte du foyer, le goût de la culture intellectuelle et la dignité modeste de la vie. Ses parents, le destinant au barreau, l’envoyèrent à Paris pour qu’il y achevât son instruction. Or, en suivant les cours de la Faculté de droit et ceux de la Sorbonne, il aperçut à travers les négations de ses camarades la médiocrité morale et intellectuelle du Quartier Latin et la totale méconnaissance d’un idéal religieux. Et, dès lors, il rêva d’une apologétique qui, des conférences de Notre-Dame de Paris aux petites réunions d’ouvriers, combattrait ce nihilisme et lui apporterait la consolation quotidienne des divines espérances. Il comprit que les âmes et les esprits avaient faim, qu’il fallait les nourrir, et que la science et la vie professionnelle n’y suffisaient pas. Ainsi le voit-on fonder à Paris, selon les étapes de sa carrière, ces cercles d’étudiants, de soldats, d’ouvriers, où il institue des foyers d’instruction morale et religieuse destinés à alimenter cette éternelle faim des esprits et des âmes. Albert de Mun devait reprendre plus tard ce généreux exemple.
En même temps, dans le quartier Mouffetard qu’il habite, il découvre la misère et la souffrance populaires. Là encore, il n’a de cesse qu’il n’ait agi. Il convie quelques-uns de ses camarades étonnés, à gravir les étages de ces maisons lépreuses que les gens de sa classe considéraient trop souvent comme maudites. Les rebuffades et le mauvais accueil ne ralentissent pas son zèle. Peu à peu, il impose, avec son secours matériel, l’aide morale de son amitié. Ainsi furent fondées ces sociétés de Saint-Vincent de Paul qui, par la visite des pauvres, servent à la fois les assistés en ne leur permettant pas de s’abandonner à l’envie et au désespoir, et les assistants en leur ouvrant les veux sur le monde de l’humble travail et de la misère, sur le taudis et la nécessité de l’entraide sociale.
Novateur, il l’eût été pareillement en sciences sociales si la Révolution de 1848 n’était venue égarer les esprits avant de provoquer une réaction d’autorité. Il l’était uniquement par l’introduction de l’esprit de charité. Le catholicisme contenait selon lui la réponse à toutes les difficultés matérielles et morales. Quand M. Léon Blum, dont la prétendue intelligence a toujours succombé à toutes les erreurs, présentait à la Chambre le catholicisme comme une formule usée, incapable de renouvellement et décidément inféodée à un état de choses périmé, il est regrettable qu’il ne se soit pas trouvé au Parlement un héritier d’Ozanam pour lui révéler au contraire l’indéfinie puissance malléable d’une religion qui, des esprits et des cœurs, fait jaillir les paroles de paix et de concorde en substituant le sentiment humain à la rigidité des principes et des codes.
L’homme qui était alors à l’affût de tout le gibier du siècle, Balzac, devina, l’un des premiers, l’esprit novateur de Frédéric Ozanam. L’institution des conférences de Saint-Vincent de Paul date de 1834, mais elles ne furent tout d’abord que d’humbles conciliabules d’étudiants dont l’action bienfaisante était forcément limitée. Or, dès 1841, Balzac en a compris l’importance. Il médite d’écrire un roman qui s’appellera les Frères de la Consolation. Dans une lettre à Mme Hanska, datée du 30 septembre 1841, il écrit : « Il faut que... pour avoir vingt mille francs du prix Montgeron en 1842, j’écrive dans ce mois-ci les Frères de la Consolation... » Trois fragments en paraissent dans le Musée des familles (les Méchancetés d’un saint, en septembre 1842 ; Madame de La Chanterie, en septembre 1844 ; fin de Madame de La Chanterie, octobre-novembre 1844). Ces trois fragments sont incorporés en 1846 dans les Scènes de la vie politique de la Comédie humaine, sous le titre qui leur a été maintenu de l’Envers de l’Histoire contemporaine. On se souvient que Mme de La Chanterie groupe autour d’elle quelques personnages énigmatiques qui ont mis en commun leur fortune et leur temps pour la découverte des grandes misères et leur soulagement anonyme. C’est le principe des conférences de Saint-Vincent de Paul. Nul doute que Balzac n’ait saisi, de son œil prodigieux, la portée d’une telle invention. L’Envers de l’Histoire contemporaine, c’est le premier hommage rendu anonymement à l’esprit créateur et au rayonnement bienfaisant de Frédéric Ozanam.
Cependant Ozanam, si charitable et bienfaisant que fussent sa vie et son enseignement, n’était pas encore assez détaché des choses du monde. Il connaissait le bonheur à son foyer : une femme charmante et une fillette exquise. À la Sorbonne, il était fêté par son auditoire. Ses livres rencontraient le succès. Malgré sa jeunesse, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et plus tard, sans doute, l’Académie française, ne tarderaient pas à l’appeler. C’est alors qu’il ressentit les premiers symptômes du mal qui devait l’emporter à quarante ans. En vain cherche-t-il à l’éloigner. En vain demande-t-il la guérison à des climats plus doux, à l’Espagne, puis à sa chère Italie. Le mal, un instant écarté, reparaît, implacable. Plus tard, on a pu lire sur son journal cette transcription du cantique d’Ézéchias criant au Seigneur : « Ma vie est emportée loin de moi comme on replie la tente du pasteur. » Puis il ajoute : « N’accepterez-vous point, Seigneur, l’holocauste de mon amour-propre littéraire, de mes ambitions académiques, de mes projets mêmes d’étude où se mêlait peut-être plus d’orgueil que de zèle pour la vérité ? Si je vendais la moitié de mes livres pour en donner le prix aux pauvres, et si, me bornant à remplir les devoirs de mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait ? Et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’achever l’éducation de mon enfant ?... » Puis le renoncement s’accomplit, définitif et secret : « Si vous m’appelez, Seigneur, je n’ai pas le droit de me plaindre, je viens. »
Le Seigneur l’appela et il mourut en paix. « Une âme qui monte à Dieu, disait Mistral, rien n’est plus beau, je crois. »
Il ne faut pas croire que cette création des conférences de Saint-Vincent de Paul se soit faite sans difficultés. Dans le livre qu’Albert Foucault a consacré à la Société de Saint-Vincent de Paul, j’en trouve les traces presque ironiques. Ozanam n’a pas vingt ans quand il veut organiser, pour ses camarades et pour lui, cette visite des pauvres. Le directeur de la Conférence d’histoire, M. Bailly, qui est père de famille, professeur de philosophie et directeur d’un journal, la Tribune catholique, et qui, par surcroît, était en relations avec la fameuse sœur Rosalie, providence des indigents du quartier Mouffetard, l’accueille à merveille et lui dit :
– Allez voir ma femme. Elle a déjà cette idée...
Mme Bailly avait essayé en effet d’entreprendre ces visites. Mais elle avait trouvé, dans ce quartier, mauvais accueil. Il faut bien se représenter qu’après 1830 l’esprit était, dans le monde ouvrier, très hostile à tout ce qui lui pouvait rappeler le christianisme. Mme Bailly encouragea Ozanam, espérant qu’il réussirait mieux qu’elle. Mais le curé de la paroisse Saint-Étienne-du-Mont, l’abbé Olivier, plus tard évêque d’Évreux, se méfiait des initiatives laïques.
Il accueillit Ozanam et ses camarades « avec autant de scepticisme que de bonhomie, les félicita de leurs bonnes intentions et finalement les congédia en leur conseillant sur un ton à demi goguenard de consacrer leur zèle à faire le catéchisme aux enfants pauvres ».
C’était aussi le temps du saint-simonisme. Un saint-simonien ayant reçu la confidence des projets d’Ozanam le prit en pitié : « Qu’espérez-vous donc ? Vous êtes huit petits jeunes gens et vous avez la prétention de secourir les misères d’une ville telle que Paris ! Fussiez-vous encore tant et tant, vous n’y pourriez pas grand-chose. Nous, au contraire, nous élaborons des idées et des systèmes qui réformeront le monde et extirperont la misère à jamais. En un instant, nous ferons pour l’humanité ce que vous ne pourrez faire en plusieurs siècles. »
Or le saint-simonisme est aujourd’hui bien oublié. La première Conférence de Saint-Vincent de Paul créée par Ozanam dans le quartier Saint-Sulpice date de 1834. Vingt ans plus tard, au lendemain de sa mort, il y avait 1 552 conférences dont 889 en France. En 1930 on pouvait compter 10 000 conférences répandues à travers le monde, groupant 160 000 membres actifs et consacrant annuellement 170 millions au soulagement de la misère humaine. Aujourd’hui le nombre de ces membres actifs dépasse 200 000 et plus de 240 millions sont distribués.
Cette visite des pauvres qui est l’objet principal des Conférences de Saint-Vincent de Paul, j’ai dit qu’elle servait à la fois les assistés et les assistants. Pour ma part elle m’a beaucoup appris. Je l’ai pratiquée alors que j’étais étudiant, tout frais débarqué de ma Savoie natale, mais je l’ai pratiquée assez peu et assez mal. Assez peu, car je manquais de zèle, étant plus soucieux alors d’art, de littérature et même de plaisir, et assez mal parce qu’elle demande un apprentissage. Certes, je savais parler aux paysans de chez moi : ayant toujours passé mes vacances dans un domaine de famille à la campagne, je me sentais de plain-pied avec eux. Ils pouvaient m’entretenir de leurs poules, de leurs vaches, de leurs chèvres, je les connaissais, tandis que les soucis des gens de Paris m’échappaient. Devant ceux-ci je me sentais gauche et gêné, ce qui les gênait eux-mêmes, en sorte que la conversation n’était pas facile. Elle est, je crois, plus facile aux jeunes gens d’aujourd’hui parce qu’il y a un lot de connaissances communes, les machines, les garages, les autos, les avions, la T. S. F. et aussi le menace de guerre.
Aujourd’hui je suis plus à l’aise. Je sais comment on intéresse le père, la mère, les enfants. Tout a changé avec la propagande des journaux et avec la radio. Tout le monde a plus ou moins entendu la voix de Hitler, celle de Mussolini, celle de Chamberlain, de Daladier, celle du pape. Et je ne crains même pas de leur raconter mes impressions de voyage en Italie, en Allemagne, au Canada et de rectifier, chemin faisant, bien des préjugés. Une fois qu’on a commencé de causer, cela va tout seul. Et l’on ne tarde pas à recueillir des confidences qui permettent une aide efficace, matérielle ou morale.
Qu’ai-je remarqué principalement au cours de ces trop rares visites ? Tout d’abord que l’ouvrier est chez nous très mal logé, plus mal que dans bien d’autres pays. J’ai envié pour les nôtres les jardins ouvriers de Stockholm, de Copenhague, de Hambourg, de Berlin. Je connais l’œuvre contre le taudis que dirige Mme Georges Leygues. Dans le quartier de Belleville, j’ai visité des appartements immondes où le père, la mère et plusieurs enfants étaient installés dans deux chambres obscures. La ville de Paris a fait un effort, j’en conviens, pour l’habitation ouvrière. Elle a bâti ces immenses casernes de la périphérie. Là, pour 1 200 francs par an, ce qui est un très petit loyer, il y a des appartements de trois pièces et une cuisine. Vous vous informez de la personne que vous désirez voir : c’est l’escalier H, appartement 128. Vous pouvez imaginer la promiscuité de tels rassemblements. Dans la cour intérieure, les enfants se réunissent : il suffit que les plus grands soient plus ou moins contaminés pour former des bandes de petits apaches. De même, une épidémie s’y répand avec une rapidité dangereuse. Je leur préfère encore ces maisons de carton, de bois, de torchis qui sont dans la banlieue et que bordent des sentiers fleuris au printemps, presque impraticables en hiver, à cause de la boue. Là, du moins, on est chez soi.
Le premier bénéfice que j’ai retiré de mes visites dans les quartiers populaires, c’est donc la conviction absolue qu’il fallait entreprendre une campagne pour le logement ouvrier. C’est peut-être la clé de la question sociale. Si l’on prolongeait les lignes de métro et les lignes de tramways, si l’on pouvait décongestionner Paris et bâtir, dans la banlieue, de petites maisons avec un bout de jardin, la femme pourrait rester chez elle, l’homme occuperait ses loisirs en jardinant, les enfants ne vivraient pas dans la rue. Surtout il y aurait des enfants nombreux, sains et propres.
La famille serait reconstituée. Elle ne l’est plus, c’est une des plus décourageantes observations que j’ai pu faire au cours des visites entreprises avec un prêtre qui est une manière de saint. Autrefois les ménages se supportaient, ne se désagrégeaient pas pour un oui, pour un non. La guerre avait déjà précipité le relâchement des mœurs conjugales à cause de la longueur de l’absence. L’école laïque, il faut le dire, plus ou moins suivie, où il n’est jamais question de morale, ni de devoirs, a achevé le désastre. Aujourd’hui les jeunes couples se séparent avec une facilité incroyable. Ils n’ont aucune patience et vont recommencer ailleurs leurs lamentables expériences.
Vous est-il arrivé d’assister à des audiences de tribunaux d’enfants ? Entre parenthèses, c’est là une très heureuse création. Eh bien ! sur 100 enfants qui comparaissent en justice, il n’y en a guère qu’une dizaine appartenant à des familles intactes, je veux dire à des familles où le père et la mère sont restés ensemble. Les 90 autres viennent de ménages divorcés, séparés, remariés, irréguliers, sont ballottés d’un époux à l’autre, d’un faux père à une fausse mère et personne ne s’occupe réellement d’eux. Que voulez-vous, dès lors, qu’ils deviennent ?
La supérieure de l’Œuvre des Petites filles pauvres, qui recueille 100 ou 200 fillettes moralement abandonnées et tâche d’en faire d’honnêtes femmes, me disait un jour ce mot terrible : « Naguère on était orphelin par absence de parents, on l’est aujourd’hui par excès de parents. » Et comme je lui demandais de m’expliquer cette parole, elle me révéla qu’en effet, les parents divorcés contractant d’autres unions immédiates, régulières ou irrégulières, le père venait au parloir voir sa fille avec une compagne souvent renouvelée, la mère avec des hommes différents, en sorte que l’enfant disait papa et maman à toute une série d’inconnus.
Dans une de ces casernes populaires de la Ville de Paris, du côté de la Porte des Lilas, j’ai vu un jour sur un escalier une jeune fille de quatorze ou quinze ans à peine, avec de très beaux yeux et un air triste. Un petit garçon et une petite fille se pressaient contre elle. J’ai engagé la conversation.
– Où est ta maman ?
– À l’atelier, elle va venir.
– Et ton père ?
– Papa ? Il est parti l’an passé avec une femme, on ne l’a plus revu.
Le prêtre qui me conduisait dans mon enquête m’emmena dans une de ces petites maisons de bois, au-delà de la Porte des Lilas. Une femme, déjà mûre, lavait du linge. Cinq ou six enfants grouillaient autour d’elle. Il s’informa de sa santé, de son mari.
– Il va bien, dit-elle.
– Il vous a bien reçue ?
– Oh ! il a bien un peu grogné. Mais avec les petits, ça c’est bien passé.
Et le prêtre m’expliqua que cette laborieuse mère de famille, sans jeunesse, sans aucun agrément, était partie un jour avec un mauvais garçon de vingt ans plus jeune qu’elle. Il était allé la chercher, il l’avait ramenée, le mari avait consenti à la reprendre...
Les visites dans ces quartiers pauvres sont surtout efficaces quand on tombe sur une naissance, sur une maladie ou même sur la mort, parce que l’assistance matérielle et morale est alors facilitée. Tant de problèmes se posent pour les humbles gens dès que le budget ordinaire chavire sous le coup d’un évènement ! Les remèdes sont si chers et c’est même un scandale. Le prix des spécialités est ruineux et il en faut prendre le flacon entier quand le quart suffirait.
Dans un excellent petit livre de Méditations à l’usage des membres des Conférences de Saint-Vincent de Paul, dû à l’initiateur du Vœu national, M. Legentil, je trouve des pages émouvantes sur la vie et sur la mort rencontrées ainsi au cours des visites. L’enfant qu’on n’attendait pas, « cet enfant, dont la naissance a interrompu le travail des parents, sera une charge pour eux bien longtemps, heureux s’il ne leur coûte que le soin de la naissance et si, dans quelques semaines, quand il faudra payer le terme, ils ne reçoivent pas l’ordre de déguerpir, ces incommodes locataires qui se permettent d’avoir des enfants... ».
Comparez ce triste tableau à ceux que nous trouvons dans les vieux livres de raison où les formules de baptême sont toutes des actes de foi dans la bonté de la vie, comme celle-ci que je retrouve sur le livre de Pagès, marchand d’Amiens, et qui célèbre la venue d’un neuvième enfant : « La divine bonté, continuant de verser ses saintes bénédictions sur notre mariage, nous favorise par la naissance d’un fils. » Voilà comment on accueillait les enfants autrefois, dans une société organisée où il y avait place pour le travail, l’économie, l’assistance et la confiance dans l’avenir.
Je trouve encore dans ce livre de Méditations que j’ai cité, une page émouvante sur la mort des pauvres gens : « On ne sait pas, dit-il, tout ce que les familles pauvres ont à souffrir dans de tels moments, et tout ce que les pénibles nécessités de l’accumulation des morts dans les cimetières de nos grandes villes leur causent de déchirements de cœur. C’est là que l’intervention discrète d’un visiteur peut donner des résultats précieux, procurer une sépulture convenable, faire offrir surtout le saint sacrifice. Dans ce moment-là, le pauvre le plus incrédule croit à l’Eucharistie et, sous l’influence de cette charité délicate qui verse un peu de baume sur leurs plaies, ces cœurs blessés s’attendrissent ; ils prient et bénissent la foi chrétienne qui seule inspire de tels raffinements. »
Une dernière assistance peut même se prêter en accompagnant le cercueil. Frédéric Masson qui, pendant la guerre, dirigeait un hôpital, s’était imposé d’accompagner ainsi jusqu’au cimetière les soldats, et souvent, les familles n’ayant pu faire le voyage, il était seul derrière le cercueil, drapé dans sa grande cape, pareil à un soldat de cet Empire qui lui était si cher.
J’ai assisté un jour, dans Paris, à un spectacle funèbre extraordinaire. Je venais de croiser un enterrement fastueux où le char disparaissait sous un amas formidable de couronnes et de fleurs, quand je vis passer deux croque-morts qui portaient négligemment une petite boîte, sans doute un cercueil d’enfant, suivis d’un pauvre homme en deuil qui pleurait. Cette solitude, cette misère faisait un contraste poignant avec la grande pompe qui avait défilé. Une femme, une dame qui passait, avait eu le même serrement de cœur que moi-même. Mais, au lieu de se contenter d’une mélancolique comparaison, elle avait d’un geste rapide arrêté dans leur marche les fossoyeurs et, avisant une marchande de fleurs qui avait son étalage à côté, elle recouvrit d’un amas de roses et de lilas la petite boîte. J’ai rarement, dans ma vie, contemplé visage plus attendrissant que celui du pauvre père et je me suis rappelé le geste de Marie-Madeleine répandant sur le Christ un parfum de grand prix.
Ce ne sont là que des épisodes et des réflexions que tous les membres des Sociétés de Saint-Vincent de Paul ont pu faire. Et même, pratiquant mieux que moi la charité des visites, leur expérience dépasse sans doute de beaucoup la mienne. J’ai seulement voulu rappeler que nous recevons plus que nous ne donnons au cours de ces rencontres, et que les véritables pauvres sont les hommes sans entrailles humaines pour qui l’amour et la pitié sont des mots sans valeur marchande.
Henry BORDEAUX, de l’Académie française.
Paru dans La Revue universelle en juin 1939.