Fors l’honneur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André BOREL D’HAUTERIVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est toujours une pénible mission que celle d’enlever au public ses douces erreurs et de l’éclairer sur des récits mensongers qu’il a adoptés dans sa bienveillance et avec lesquels il s’est depuis longtemps familiarisé. Rien n’est plus triste et plus désespérant que de faire un vide dans le cœur de l’homme et de lui ravir une croyance ou une illusion, sans la remplacer autrement que par l’aride vérité. Cependant, une religieuse sincérité doit nous faire un devoir de critiquer et de combattre les moindres détails historiques, lorsque les écrivains ne se sont pas fait scrupule de les altérer.

Parmi les mots célèbres attribués à nos rois ou à de grands personnages, il y en a bien peu qui aient été réellement prononcés par eux ; peut-être même, il n’en est pas un seul que l’histoire nous ait fidèlement rapporté. Les uns furent inventés à plaisir pour aduler l’orgueil des princes et les vanités des familles ; les autres ont une origine moins controuvée ; mais la tradition et les écrivains, en nous les transmettant, les ont modifiés, en ont changé la tournure et l’expression pour leur donner plus de force, plus de brillant et plus d’intérêt.

Quand ces mots consistent dans quelques paroles fugitives, nous sommes le plus souvent obligés d’ajouter foi pleine et entière aux historiens, qui nous affirment les avoir recueillis eux-mêmes ou les tenir de ceux qui les ont entendus. Nous n’avons plus en effet, dans ce cas, aucun moyen pour vérifier, aucune preuve pour justifier ou pour combattre ces allégations. Quelquefois, cependant, à l’aide de circonstances accessoires, par la comparaison des textes, par la critique des dates, par les probabilités et les vraisemblances des faits, nous arrivons à découvrir la fausseté et à la rendre manifeste. En voici quelques exemples.

 

 

 

I

 

 

En 1119, les Français, conduits par le roi Louis le Gros, entrèrent en Normandie, rencontrèrent l’armée anglaise et lui livrèrent bataille à Brenneville. La lutte fut, dit-on, vive et sanglante. La fortune s’était d’abord déclarée pour l’impétuosité, française ; mais Louis perdit cet avantage par trop d’ardeur. Poursuivant avec imprudence une aile de l’armée ennemie qu’il avait culbutée, il se sépara des siens et se vit entouré et chargé de toutes parts. Un soldat anglais saisit la bride de son cheval et s’écria : « Le roi est pris ! » – Ne sais-tu pas, dit le monarque en souriant, qu’au jeu d’échecs on ne prend pas le roi ? Et au même instant, d’un coup de sa masse d’armes, il frappa son adversaire et l’étendit raide mort.

Tels sont les détails que nous donnent Mézeray, Anquetil, Ségur, Le Franc, et presque tous les historiens modernes sur le combat de Brenneville. La conformité de leur récit et le ton affirmatif qu’ils affectent, ne laissent pas le moindre doute dans l’esprit du lecteur sur l’authenticité de leur récit. Le Franc va même jusqu’à expliquer dans quelle langue le soldat anglais s’exprimait : « En roman parisien, dit-il, langue commune aux deux nations. » Quel raffinement philologique !

Si cependant nous consultons les écrivains contemporains de l’évènement, notre assurance fera bientôt place au doute ou plutôt à la certitude contraire. D’abord, le combat de Brenneville, loin d’être vif et sanglant, ne fut, d’après les chroniqueurs, qu’une échauffourée. « Henri et Louis s’étaient rencontrés par hasard, accompagnés d’un certain nombre de cavaliers. Trois combattants seulement périrent dans cette journée qui fut plutôt un tournoi qu’une bataille. »

Quant à l’aventure arrivée à Louis le Gros, elle n’est consignée ni dans les Grandes Chroniques de France, ni dans l’Histoire ecclésiastique d’Ordéric Vital, ni dans les Mémoires de l’abbé Suger, écrits, dit-on, sous sa dictée, par son propre secrétaire. Le silence de ces anciens auteurs, les trois qui s’étendent le plus longuement sur le règne de Louis le Gros, suffirait pour faire naître le doute, si d’ailleurs on ne retrouvait pas l’origine de cet épisode fabuleux.

Mézeray, pour animer son récit et donner quelque consolation à la fierté nationale, raconta le premier ce fait, sur la foi, dit-il, d’une ancienne chronique, et beaucoup d’écrivains la répétèrent après lui sans s’assurer de sa sincérité par le moindre contrôle. Le judicieux P. Daniel, dans son Histoire de France, se garda bien d’ajouter son propre crédit à cette assertion, et le récit détaillé qu’il fit du combat de Brenneville ne mentionne nullement cet épisode. Estimons-nous heureux de pouvoir, dans l’intérêt de la vérité et de l’honneur du roi, démentir les paroles qu’on lui attribue, et qui, loin de tourner à sa louange ne devraient être, aux yeux d’une critique éclairée, qu’une plaisanterie ridicule ou une raillerie atroce.

 

 

 

II

 

 

Le soir de la bataille de Crécy, Philippe de Valois, suivi de quatre seigneurs seulement, fut obligé de prendre la fuite et chevaucha jusqu’au château de la Broye dont les portes étaient fermées. Il appela le châtelain et lui cria : « Ouvrez, ouvrez, c’est la fortune de la France. » Ces paroles aussi simples que sublimes, ont été répétées par tous les historiens qui ont raconté la bataille de Crécy. Tel ne fut point cependant le langage de Philippe de Valois en cette circonstance. Froissart, qui le premier nous a transmis des détails sur l’épisode du château de la Broye, rapporte que le roi répondit : « Ouvrez, ouvrez, c’est l’infortuné roi de France. » Un copiste ou un éditeur qui n’aura tenu aucun compte de l’absence générale des accents, des points et des apostrophes dans les anciens manuscrits, aura par mégarde modifié d’une manière heureuse le texte primitif.

Tous les écrivains postérieurs, adoptant cette altération, ont préféré une infidélité séduisante à la sécheresse d’un récit véridique. Aussi, quel désenchantement pour l’historien, lorsque, en collationnant tous les manuscrits avec le texte imprimé, il n’en trouve aucun qui fournisse la leçon : c’est la fortune de la France.

 

 

 

III

 

 

C’est une semblable altération de texte qui a fourni un des plus beaux vers de Malherbe et de toute la poésie française. Dans son ode à son ami Desperriers, qui venait de perdre sa fille, Malberbe avait dit :

 

            Et Rosette a vécu ce que vivent les roses.

 

L’imprimeur ne pouvant pas sans doute déchiffrer le nom de la fille de Desperriers, substitua la leçon suivante à celle du manuscrit original :

 

            Et Rose, elle a vécu ce que vivent les roses.

 

Malherbe fut charmé de cette correction heureuse et il s’empressa de la conserver.

 

 

 

IV

 

 

En présence de pareilles erreurs, l’analogie et l’induction doivent nous amener, sinon à considérer comme fausses, du moins à suspecter comme très incertaines, toutes les citations de paroles mémorables que l’histoire nous a transmises ; car si, pour la plupart, elles échappent à la critique, c’est qu’il ne reste plus aucun moyen de contrôle pour en vérifier l’exactitude 1.

Ce qui paraîtra plus difficile à croire, et ce qui pourtant est plus facile à démontrer (car comme on le dit : Verba volant, scripta manent), c’est que les auteurs ne se sont pas contentés d’altérer ou de supposer les paroles qu’ils attribuent aux personnages historiques ; ils ont souvent aussi transcrit infidèlement et modifié la teneur et la substance des écrits et des lettres missives. Ils n’ont pas craint de s’exposer à voir dévoiler leur supercherie par la comparaison des citations avec les textes originaux.

Qui de nous n’a pas lu maintes fois dans cent ouvrages divers que François Ier, le soir même de la bataille de Pavie, écrivit à sa mère : Tout est perdu fors l’honneur. Ce mot sublime, répété par toutes les bouches, appliqué à toutes les circonstances, le rival de Charles-Quint ne l’a point écrit. La lettre originale conservée aux manuscrits de la Bibliothèque nationale, de la rue Richelieu, est là pour en faire foi ; mais il est plus simple de croire que de s’assurer, de redire que de rectifier, et personne n’éleva de doute sur la fidélité de cette citation de peur d’être obligé de la vérifier. La lettre est fort honorable sans doute pour François Ier ; mais on y chercherait vainement le célèbre : Tout est perdu fors l’honneur. Voici sa teneur textuelle :

 

Madame,

Pour vous faire scavoir comme se porte le reste de mon infortune ; de toutes choses ne m’est demourée que l’honneur et la vie qui est saulve, et pour ce que en vostre adversité ceste nouvelle vous sera un peu de reconfort, j’ay prié que l’on me laissast vous escripre ceste lettre ; ce que l’on m’a aisément accordé ; vous suppliant ne vouloir rendre l’extrémité vous-même en usant de vostre accoutumée prudence, car j’ay espérance à la fin que Dieu ne me abandonnera point ; vous recommandant vos petits enfants et les miens en vous suppliant faire donner seur passage à ce porteur pour aller et retourner en Espaigne, car il vas devers l’Empereur pour scavoir comme il vouldra que je soye traité ; et sur ce va très humblement recommander à vostre bonne grâce.

Vostre très humble et très obéissant fils.

François.

 

 

 

V

 

 

Un mot devenu non moins célèbre que le précédent, c’est celui qu’écrivit, dit-on, Henri IV, après la bataille d’Arques : « Pends-toi, brave Crillon. » Voltaire dans ses notes de la Henriade, attribua le premier à la plume du héros béarnais ces mots qu’il inséra dans une prétendue lettre, dont il donne ainsi le texte :

 

Pends-toi, brave Crillon, nous avons combattu à Arques et tu n’y étois pas. Adieu, brave Crillon, je vous aime à tort et à travers,

HENRY.

 

Malheureusement, cette citation est encore plus inexacte que celle de la lettre de François Ier. Malgré toute la familiarité de Henri IV dans ses relations intimes avec ses frères d’armes, ce prince, même étant simple roi de Navarre, n’oublia jamais la distance qui existait entre le monarque et ses sujets, au point de les tutoyer. On chercherait vainement une preuve du contraire dans la volumineuse correspondance de ce prince qui a été récemment publiée dans la collection des Documents inédits de l’Histoire de France 2. En outre, Crillon, qui jusqu’à la mort de Henri III, fut un de ses plus dévoués partisans, s’était nouvellement attaché à la cause du Béarnais lorsque se livra la bataille d’Arques en 1589.

L’affectueuse familiarité du prince n’aurait donc pu se justifier alors par d’anciennes relations d’amitié et par de longs services. Il est même à remarquer que dans plusieurs lettres écrites vers la même époque, Henri IV l’appelle : Monsieur de Crillon.

Malgré d’infatigables et savantes investigations dans les archives publiques ou particulières, en France et à l’étranger, M. Berger de Xivrey n’a pu retrouver la moindre trace du prétendu billet adressé à Crillon après la bataille d’Arques.

Peut-être Voltaire était-il de bonne foi et avait-il cru faire de mémoire une citation à peu près exacte. Quoi qu’il en soit, le mot « Pends-toi, brave Crillon » fit fortune. Tous les historiens le répétèrent et l’erreur acquit une popularité toujours croissante.

Voici la lettre, dont le texte altéré a peut-être fourni à Voltaire celle qu’il a publiée en se fiant à ses souvenirs ou à des notes prises rapidement. Elle fut écrite par Henri IV, non pas après la bataille d’Arques, mais huit ans après, en 1597, quelques jours avant la prise de la ville d’Amiens.

 

Brave Crillon,

Pendés-vous de n’avoir été icy près de moy lundy dernier à la plus belle occasion qui se soit jamais vue et qui peut-être ne se verra jamais ; croiés que je vous ay bien désiré. L’ennemi nous vint voir furieusement ; mais il s’en est retourné fort honteusement. J’espère jeudy prochain estre dans Amiens où je ne séjourneray guères pour entreprendre quelque chose ; car, j’ay maintenant une des plus belles armées que l’on scauroit imaginer ; il ne lui manque rien que le brave Crillon qui sera toujours le bien venu et vû de moy. Adieu.

Ce vingtiesme septembre, au camp devant Amiens,

HENRY.

 

Quatre mois plus tard, le héros béarnais écrivait encore à Crillon une de ces lettres affectueuses qu’il adressait si souvent à ses compagnons d’armes :

 

Brave Crillon,

Ce seroit trop de n’avoir été au siège d’Amiens et faillir à celui de Nantes. Le sieur Pille qui a vu le premier vous tesmoignera ce qui s’y est fait et comme je vous y ay désiré. Que si vous manqués au second, il n’y a plus d’ami. Quant à de mes nouvelles ce seroit faire trop de tort à la suffisance du porteur, si bien que je remettray le surplus et finiray par vous asseurer que l’occasion de vous témoigner que je vous aime ne se présentera jamais que je ne l’embrasse avec toute l’affection que vous scauriés désirer de moi. Adieu, brave Crillon.

Ce vingt-quatriesme janvier, à Paris.

HENRY.

 

Les deux lettres précédentes ne seraient ni plus flatteuses, ni plus honorables quand elles contiendraient le fameux Pends-toi, brave Crillon. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que l’exclamation pends-toi ou plutôt pendez-vous est loin d’être la marque la plus saillante et la preuve la plus forte de l’affection et de la familiarité du roi Henri IV. C’était une de ses expressions favorites qui avaient d’autant moins de valeur dans sa bouche, qu’il affectait de la répéter en toutes circonstances. On la retrouve dans plusieurs lettres qu’il adressa soit au maréchal de Biron, soit à d’autres braves officiers de son armée. C’est ainsi qu’il écrivait à l’un d’eux :

 

Harambure,

Pendez-vous de ne vous être point trouvé près de moy en un combat que nous avons eu contre les ennemis où nous avons fait rage ; mais non pas tous ceux qui étoient avec moy. Je vous en diray les particularités quand je vous verrai, etc., et me venez trouver au plus tôt et vous hâtez car j’ai besoin de vous. Adieu, Borgne.

HENRY.

 

Ce surnom de Borgne était celui que Henri IV donna toujours à Harambure, depuis que ce brave capitaine avait perdu un œil au siège de Niort.

 

 

 

VI

 

 

Combien de fois n’a-t-on pas lu ou entendu répéter que la formule « car tel est notre bon plaisir » était celle adoptée par la chancellerie de France, avant 1789 ? Des historiens, pour donner plus de crédit à leur assertion, ont précisé et même affirmé que l’usage de cette clause finale avait été introduite par le roi François Ier.

Cette formule blessante et justement décriée a été souvent une arme dont l’ironie et la haine se sont emparées pour attaquer l’ancienne monarchie, que l’on a appelée le règne du bon plaisir. La croyance générale à ce sujet s’était tellement enracinée de nos jours, qu’on l’admettait sans le moindre contrôle.

Cependant si l’on consulte les recueils d’édits, d’ordonnances et de lettres royaux depuis François Ier jusqu’à Louis XVI, on verra qu’il n’y a pas un seul de ces actes où ait été employée la formule « Car tel est notre bon plaisir » ; celle qui était en usage avant 1789, c’était : « Car tel est notre plaisir. » Or, il suffit de comparer ces deux phrases pour comprendre combien leur signification est différente.

Le mot plaisir, isolé de l’épithète bon, n’a plus d’autre valeur que celle du mot plaire dans les locutions interrogatives : plaît-il, ou s’il vous plaît. Au contraire, par leur réunion, ces deux mots impliquent une idée choquante de caprice et d’odieux arbitraire. On ne dénaturerait pas davantage l’expression car telle est notre volonté si l’on y intercalait l’épithète bonne et si l’on écrivait : « Car telle est notre bonne volonté. »

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que cette formule du bon plaisir date du premier empire. Lorsqu’en 1804, le gouvernement monarchique fut rétabli en France, la chancellerie impériale adopta ce protocole et la Restauration le conserva sans même soupçonner peut-être l’innovation qui l’avait fait introduire.

 

 

 

André BOREL D’HAUTERIVE.

 

Paru dans Comme chez Nicolet, collectif de nouvelles, 1885.

 

 

 

 

1. Le mot de Cambronne à Waterloo, l’apostrophe de Mirabeau au marquis de Dreux Brézé, ont été démentis par ceux-mêmes auxquels on les attribuait.

2. Lettres missives de Henri IV, publiées par Berger de Xivrey ; recueil qui n’a pas moins de neuf volumes in-4o.

 

 

 

 

 

 

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