Importance sociale du nombre des justes

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BOUCAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La question sociale se résout pratiquement en question morale. En fait, la grosse majorité se borne au maintien des droits acquis, du statu quo. C’est seulement une petite minorité, hardie et en avance sur son temps, qui a le courage de poursuivre « l’équation des droits ».

C’est donc dans les âmes de quelques justes, qui sont tourmentés par le sentiment de la justice et qui le préfèrent aux préjugés sociaux, que les progrès de la justice prennent leur point de départ.

Le meilleur moyen de réaliser des réformes sociales est donc de former une élite de justes véritables.

Mais qu’est-ce qu’un juste ? Un juste, au point de vue juridique et social, c’est celui qui, ne se bornant pas à respecter les lois établies et les conventions particulières qu’il a passées avec les autres hommes, voit dans ses inférieurs, au-delà de leur position sociale, des personnes de même nature que la sienne, qui, emprisonnées dans le réseau de l’organisation et des inégalités sociales, appesanties moralement par un passé de servitude ou d’infériorité, ont seulement besoin, pour être émancipées, d’être aidées. L’amour de tous les hommes et de tous les humbles comme de soi-même, voilà donc la condition morale de la justice sociale ; et tout ce qui est de nature à fomenter cet amour universel et minutieux favorise la formation des justes et, par conséquent, le progrès social.

De là procède la valeur sociale du christianisme, qui rend concrète et vivante l’idée d’égalité entre tous les hommes, en voyant dans tous les hommes des frères que réunit miséricordieusement la commune paternité de Dieu, et qui a pour suprême idéal l’exécution de ce vœu synthétique du Christ : « Qu’ils soient tous un, comme vous, mon Père, et moi, Nous ne sommes qu’un ! et qu’ils ne fassent qu’un avec nous ! » L’idéal chrétien porte ainsi à son comble l’idée de justice, en réalisant si intégralement l’« équation des droits », qu’il assimile surnaturellement les personnes humaines, non seulement entre elles, mais encore aux personnes divines, en les rendant fraternellement cohéritières du Christ.

Aussi le progrès social dépend-il surtout de la charité intérieure des âmes. « Les causes profondes des grands changements humains sont ailleurs que dans les assemblées politiques et les cercles de lettrés ; elles sont dans les aspirations des simples, des patients de toute sorte. Ce sont les déshérités de la terre qui toujours ont poursuivi le plus énergiquement l’idéal et qui ont réalisé le bien dont nous vivons. Ce sont les infiniment petits, au fond de la sombre mer des pauvres, qui fondent l’avenir... Le lent travail de perfection que poursuivent les êtres pensants et responsables agrandit l’ordre universel. Le moindre mouvement que le sage vient à faire suivant l’ordre profite à tout l’univers. Une bonne action, une vie sainte, sont, en un sens, éternelles dans leurs résultats... En concevant et en réalisant la justice, l’être dont la dépouille vient du néant et va y rentrer, participe à l’éternel et à l’infini 1. »

Il dépend donc de chacun de nous tous de contribuer efficacement au progrès de l’histoire et du droit. Comme l’a fait remarquer M. Tarde, nous laissons un pli nouveau à tout ce que nous touchons, et « rien n’est perdu de tout ce qui jaillit de notre cœur » ; un état social n’est qu’une intégration historique d’infinitésimales et obscures innovations qui sont l’œuvre quotidienne de chacun de nous ; les états sociaux se forment comme les langages et les accents nationaux et provinciaux : par l’habitude de tous. Pour expliquer en histoire naturelle l’évolution des espèces, Darwin supposait, entre autres facteurs principaux, les variations individuelles ; ces variations ne sont pas moins fécondes dans l’histoire du droit. Le « corps social » est inerte comme tous les corps, tant qu’une force ne vient pas le soustraire à l’empire de la loi d’inertie : cette force est principalement le sentiment de la fraternité universelle.

 

 

 

Charles BOUCAUD,

Maître de conférences

à la Faculté libre de Droit de Paris.

 

Paru dans Demain en 1906.

 

 

 

 



1  Paul DESCHANEL, Discours à l’Académie française sur les prix de vertu, du 23 novembre 1905. (Questions actuelles, 2 décembre 1905.)

 

 

 

 

 

 

 

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