Le vieux maître-chantre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BOUCHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MES réminiscences d’enfant me font encore entrevoir avec assez de netteté, dans un surplis presque sans plis, en face d’un robuste lutrin, du côté de l’Évangile, la silhouette pittoresque du vieux maître-chantre.

Il est droit comme un cierge malgré ses soixante-quinze hivers. Il a le teint cireux, le bout du nez chevauché d’énormes lunettes, le crâne presque déboisé. Une barbe blanche inonde sa poitrine jusqu’à hauteur d’appui de son gros livre de chant, et il apparaît toujours à mon souvenir comme un patriarche de l’antiquité.

Sa voix chevrotante et entremêlée de trémolos, surtout dans les finales, avait quelque chose d’inimitable qui exerçait une fascination particulière sur mon oreille d’enfant.

Il va sans dire que l’introduction des orgues ou harmoniums dans les églises a eu pour effet de reléguer dans l’ombre le maître-chantre. Car la musique a attiré vers elle dans le petit jubé tous les chantres du chœur et, sous prétexte d’accompagner le chant, elle le dirige, le soutient et le précède, quand elle ne le domine pas entièrement.

Quand les chantres avaient à donner le ton et à le maintenir, sans aucun guide, il n’était pas rare de voir certaines vanités de ténor s’affirmer jusqu’au point de dépister tous les autres chantres ; alors la plus haute voix dominait l’antienne qui se terminait en solo.

Mais dois-je avouer qu’avant de se tenir pour battus les autres chantres poussaient des mugissements terribles ?

Ces petits duels chantants donnaient souvent lieu, à l’issue de la messe, à des altercations très vives de la part des intéressés et de leurs partisans. Nos pères, qui étaient bien un petit peu ordilleux, ne résistaient jamais à une provocation.

La musique a mis fin à ces petites rivalités, mais en attirant à elle les chantres elle les a soustraits à l’observation du public. Si l’œil y a perdu, l’oreille et la mesure y ont peut-être trouvé leur compte.

C’était le privilège du maître-chantre de chanter les grand’messes de semaine avec l’un ou l’autre des chantres réguliers. Si le maître-chantre se trouvait seul pour cette fonction il s’en acquittait avec aisance. Il adoucissait sa voix à chaque alternance de façon à donner aux fidèles l’illusion d’entendre deux voix différentes.

L’attribution des messes de semaine occasionnait parfois certains conflits qui nécessitaient l’intervention du curé et des marguilliers.

L’habitude de la maîtrise tendait à développer chez le vieux chorège un caractère absolu, autocratique et hargneux fécond en conflits de toute nature. L’âge, l’affaiblissement de la voix et de la vue ne pouvaient pas toujours convaincre le vieux chantre de la nécessité de se retirer ou de jouer un second rôle. Il fallait souvent une intervention directe du curé ou des marguilliers pour vaincre sa résistance opiniâtre.

Les orgues, les harmoniums et le chant grégorien ont changé l’aspect de nos chœurs. Le rythme plus léger, mieux cadencé, ne permet plus les retards capricieux où chacun pouvait faire éclater sa grosse voix... L’harmonie y a peut-être gagné, mais le pittoresque y a perdu, et la silhouette du vieux chantre se détache toujours du fond de ma mémoire avec un charme inexprimable.

 

 

 

Georges BOUCHARD,

Vieilles choses, vieilles gens, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

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