Le chêne à la Vierge

 

LÉGENDE DE CRÉHANGE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BOULANGÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La duchesse Elisabeth de Gœrlitz régnait à Luxembourg, mais non sans opposition de la part de ses sujets. Des guerres intestines surgirent ; le maréchal héréditaire de la noblesse de Luxembourg et du comté de Chiny, Jean III, seigneur de Créhange, époux d’Élisabeth de Daun de Falkenstein, ne pouvait y rester étranger. Il veut prendre part à la lutte contre Élisabeth de Gœrlitz, malgré les vives instances de sa femme qui, sur le point de lui donner un héritier, cherche à s’opposer à son départ. Vaincue enfin par son inébranlable résolution, et malgré ses tristes pressentiments, elle consent à lui ceindre l’épée : « Allez, lui dit-elle, allez combattre les ennemis de l’honneur et de la justice ; que votre saint ange vous protège ! je ne vous reverrai plus ! »

Jean s’arrache de ses bras pour courir se placer à la tête de ses guerriers, et bientôt la dernière tourelle du château de Créhange disparaît à leur vue. On était alors en automne de l’an 1432.

Dans le conseil tenu à l’arrivée du maréchal, le plus grand nombre des seigneurs réunis émet l’avis de ne pas courir immédiatement les chances incertaines d’un combat général contre les troupes de la duchesse de Gœrliz ; mais Jean de Créhange, craignant de laisser inactives les troupes qu’il avait si difficilement réunies, fait valoir le bon esprit de ses guerriers et le peu de secours que les aventuriers, dont, suivant lui, la majeure partie de l’armée ennemie est composée, doivent fournir en pareille rencontre. On se résout au combat, et quelques jours après les deux armées sont en présence. Les Lorrains se précipitent sur l’ennemi avec leur impétuosité ordinaire, mais les recrues de la Bohême, endurcies par les guerres civiles, les reçoivent d’un pied plus ferme que ne l’avait prévu le maréchal. Jean de Créhange, voyant ses troupes sur le point de plier, se jette dans la mêlée et met le désordre dans les rangs ennemis. La victoire lui est pour ainsi dire acquise, lorsqu’un coup de lance vient l’atteindre au défaut de son armure et le blesser mortellement. Ses compagnons d’armes, qui l’ont vu chanceler, parviennent enfin à repousser l’ennemi sur ce point et à le dégager complètement. Jean tombe dans les bras du jeune Ferdinand de Daun, son écuyer, qui reçoit son dernier soupir avec ses suprêmes volontés.

Malgré les précautions prises à Créhange pour cacher cette triste nouvelle à Élisabeth de Daun, ses pressentiments la lui avaient révélée. « Jean, dit-elle à ceux qui l’entouraient, lui annonçant qu’il n’avait reçu qu’une blessure, a triomphé de ses ennemis, et s’il fallait que la victoire fût achetée au prix de son sang, que la volonté de Dieu soit faite ; j’espère partager bientôt son tombeau et le rejoindre dans le ciel. » Puis, après avoir rendu les derniers devoirs à sa dépouille mortelle, elle convoque les officiers de sa maison et établit Ferdinand de Daun gouverneur de la seigneurie et de ses dépendances. Tous lui jurent soumission et obéissance.

Un jour de bonheur semble enfin devoir luire pour Élisabeth, elle met au monde un fils, Jean-le-Posthume, l’unique héritier des riches domaines de ses ancêtres ; mais la mesure des épreuves qu’elle doit subir n’est pas encore épuisée.

Vers le soir du jour même du baptême du jeune seigneur de Créhange, la sentinelle placée au sommet du donjon signale l’approche d’une troupe armée se dirigeant vers le château. À cette nouvelle, quelques-uns poussent des cris de joie, croyant au retour des troupes de la seigneurie après la victoire. Le gouverneur du château, seul, conserve de l’inquiétude et monte lui-même au donjon. Il ne tarde pas à reconnaître que cette bande indisciplinée a tous les caractères d’une troupe d’agresseurs. Ordre est donné immédiatement de baisser la herse et de courir aux armes ; mais le tumulte causé par cet incident, au milieu d’un jour de fête, ne permet pas de l’exécuter sur-le-champ ; en quelques instants le château se trouve au pouvoir d’une bande de Vandales de l’Aquitaine. Venus au secours des Hussites de Prague, leurs frères, et vaincus et dispersés, ils retournaient dans leur pays. Ayant appris la mort de Jean III, ils n’avaient que trop bien préjugé de la facilité de se rendre maîtres, par surprise, du château de Créhange. D’abord rassemblés dans la forêt située au nord du château, un certain nombre ayant dissimulé leurs armes s’étaient mêlés à la foule des curieux sans exciter le moindre soupçon ; quelques-uns même avaient pénétré dans la cour du château à la faveur de la fête et des divertissements qui en étaient la suite. Le cri : aux armes! poussé par le gouverneur et par les gardes, devient le signal du carnage ; les Vandales, qui se trouvaient déjà dans l’enceinte, se précipitent sur les gens de Créhange qui, surpris sans armes, sont égorgés sans défense ; ceux du dehors viennent d’ailleurs leur prêter main-forte avant que l’ordre du gouverneur ait pu être exécuté. Les Créhangeois font des prodiges de valeur ; malgré l’infériorité de leur nombre, ils cherchent à prolonger la résistance jusqu’à la nuit afin de favoriser la retraite de leur souveraine et de son enfant. La poterne qui donne sur la Nied s’ouvre enfin, et la barque, qui s’y trouvait toujours amarrée, reçoit la dame de Créhange et son fils avec quelques soldats. Le capitaine de ses gardes et quelques hommes dévoués se chargent de la défense du souterrain dans le cas où les ennemis voudraient se servir de cette voie pour la poursuivre. Quelques instants encore et ils pourront la considérer comme sauvée, mais plusieurs coups de feu se font entendre dans la direction de Guinering, à environ un quart de lieue au-dessus de Créhange, et dans la direction suivie par la barque. Cette attaque n’avait cependant pas la gravité qui lui fut d’abord attribuée, car l’ennemi, ne supposant pas qu’elle put contenir une aussi riche proie, n’avait envoyé que quelques hommes à sa recherche avec mission de la ramener à Créhange. Ils ne connaissent leur méprise que lorsque, devenus entièrement maîtres du château, ils découvrent le souterrain conduisant à la Nied et la poterne encore ouverte. Mais les hommes d’armes de Créhange, parvenus sur la hauteur qui domine la rive droite de la Nied, ont reconnu la nacelle abandonnée à elle-même sur la rivière ; ils y courent et trouvent la fidèle suivante d’Élisabeth, blessée grièvement et gisant dans les roseaux du rivage. Élevée à la cour de Daun, ainsi que le capitaine des gardes dont elle était la fiancée, elle oublie son amant pour ne penser qu’à sauver sa noble maîtresse. Elle demande en grâce à son fiancé de la laisser mourir pour voler au secours d’Élisabeth et de son fils qui, accompagnés seulement de deux gardes, sont en fuite sur la rive gauche et sur le point d’être atteints par les Hussites qui ont eux-mêmes traversé la rivière. Le sacrifice du capitaine égale celui de la suivante, il court à leur poursuite avec ses hommes et parvient à les atteindre au moment où s’engageait un combat dont les conséquences n’étaient pas douteuses sans son noble dévouement. Les Vandales, pris des deux côtés, ne résistent pas longtemps et paient de leur vie leur audacieuse expédition.

Après cette dernière victoire, la noble fugitive, accompagnée de son escorte, cherche à gagner la ville de Faulquemont ; mais une nouvelle bande a traversé la rivière après avoir massacré la malheureuse fiancée du capitaine, qui avait refusé de leur indiquer la direction suivie par les fugitifs. Les cadavres de leurs compagnons leur servent de guide. Élisabeth n’a plus qu’une seule chance de salut, celle de gagner la ville de Faulquemont par la forêt. Elle poursuit sa course à travers les ronces et les épines, et arrive ainsi dans le bois situé au sud de Faulquemont et connu depuis sous le nom du Herrenwald. Là, exténuée de fatigue, d’angoisses et de souffrances, et sur le point de tomber aux mains de ses persécuteurs auxquels elle n’espère plus échapper, Élisabeth offre à Dieu le sacrifice de sa vie et de celle de son enfant. Son fidèle capitaine cherche à ranimer son courage en lui rappelant les dernières paroles de Jean de Créhange : « Qu’Élisabeth ait confiance en Dieu. » Ce souvenir la rappelle à la vie, elle rassemble ses forces et se relevant sur ses genoux elle adresse une fervente prière à la mère des miséricordes, et attend la fin de sa persécution avec une résignation aussi entière que si elle eût été assurée que sa prière a été exaucée. Tandis que la dame de Créhange, n’ayant plus de secours à espérer des hommes, cherche à se rendre le ciel propice, ses compagnons, abrités sous un vieux chêne et cachés à la vue de leurs persécuteurs par quelques arbrisseaux touffus, entendent le bruit des armes, les imprécations sauvages des bandits et les aboiements des limiers du château lâchés à leur poursuite. Mais bientôt tout bruit cesse autour d’eux, les Hussites ont abandonné cette partie de la forêt, ils continuent encore à battre infructueusement le bois en tous sens, lorsque, frappés d’une terreur panique, ils jettent leurs armes et s’enfuient dans toutes les directions en disant que, par une vertu magique, la dame de Créhange a été enlevée dans les airs ou cachée dans les entrailles de la terre.

Pendant que ces évènements s’accomplissaient aux environs de Faulquemont, la scène changeait également de face à Créhange. Les habitants, revenus de leur première terreur, font arme de tout pour tomber sur les pillards ; d’un autre côté, ces derniers, se sentant affaiblis par l’absence de leurs compagnons et se croyant environnés de toutes parts, craignent de se trouver eux-mêmes prisonniers dans la forteresse. Ils abandonnent le château avec une telle précipitation qu’ils oublient même d’emporter les produits de leur pillage. Les soldoyeurs de Créhange, renfermés dans les tours, sortent de leur retraite pour se joindre aux paysans occupés à la poursuite des fuyards qu’ils poussent jusqu’au bois de Mentzing, à l’ouest de la ville, tandis que d’autres courent vers Faulquemont, à la recherche de leur souveraine. Un de ses gardes envoyé en reconnaissance leur apprend la retraite précipitée des Hussites et le lieu de refuge d’Élisabeth, qui, épuisée de fatigue et accablée de douleurs, est rapportée, du Herrenwald à Créhange, sur une litière de branchages improvisée.

Peu de temps après, la reconnaissante Élisabeth faisait ériger, sous le chêne protecteur du Herrenwald, un monument en l’honneur de celle qu’on n’invoque jamais en vain. Le vieux manuscrit de Créhange rapporte qu’elle y fit joindre l’inscription suivante : « Stella Maris sempra invocantibus te praesens auxilium, Elisabetha baronnissa Creichingensis beneficii non immemor », avec la date MCCCCXXXIV 1.

Le généreux dévouement de la fidèle suivante ne fut pas oublié et un autre monument fut chargé de rappeler l’endroit où elle succomba victime de son attachement à sa maîtresse ; il portait l’inscription : « .... Pietatis filialis in terris honorata in cœlis coronata, 1434. »

Ces deux constructions subsistèrent jusqu’aux désastres de la guerre de trente ans, ils furent alors détruits par les Suédois, sous la conduite de Veymar et d’Otton-Louis de Morhange, vers l’an 1634.

Depuis lors, les guerres et des épidémies diverses ont si fréquemment ravagé ce pays, que les traditions se sont altérées et souvent perdues. Des légendes où le merveilleux a pris la place de la tradition historique sont les seuls documents qui permettent de relier les anciennes traditions à l’état actuel des lieux. On sait seulement qu’une statuette de la Sainte-Vierge se voyait incrustée dans un vieux chêne du bois de Herrenwald, dit bois Monsieur, au sud de la ville de Faulquemont, à la jonction des deux routes de Baronville et de Grostenquin, sans que l’on sût l’époque ni la cause de son établissement en ce lieu. Cette statuette fut respectée jusqu’en 1849, époque du défrichement de Herrenwald. Le Chêne à la Vierge fut abattu et remplacé par une croix de bois dans laquelle on replaça la Vierge du vieil arbre.

On connaît également une croix en pierre, sans date, placée dans la haie d’un enclos, au lieu dit Guinering, dont on ignore l’origine et surtout la cause de l’emplacement dans cet endroit isolé. La légende de Créhange en donne l’interprétation.

Une tradition très-répandue à Créhange et à Faulquemont rapporte qu’à certains jours de l’année, des processions d’anges partent de la chapelle de Saint-Vincent 2, et se rendent dans le Herrenwald, d’où ils reviennent, par Saint­Vincent, jusqu’à la croix de Guinering en faisant entendre des chants mélodieux. Les anciens habitants de Créhange n’approchaient jamais de ce dernier lieu qu’avec le plus grand respect et redoutaient d’y passer pendant la nuit. Aujourd’hui encore, certains vieillards prétendent avoir entendu autrefois ces chants célestes.

À Faulquemont, la tradition fait mention de ces processions angéliques et elle ajoute encore que, lors de la construction de la chapelle Saint-Vincent, les matériaux destinés à cet édifice ayant été rassemblés d’abord à six cents pas environ à l’est du point où elle se trouve aujourd’hui, ils furent transportés miraculeusement pendant la nuit du côté opposé, et que ce fait s’étant renouvelé trois fois, on se décida enfin à changer l’emplacement projeté et à la bâtir où on la voit aujourd’hui.

 

 

 

Georges BOULANGÉ.

 

Paru dans L’Austrasie en 1853.

 

 

 

 



1  Élisabeth de Daun mourut en 1485, âgée de plus de 70 ans. (Notice mste de M. le curé de Créhange).

2  Dans le cimetière de Faulquemont, à un quart de lieue au sud-ouest de la ville dont elle est l’ancienne église paroissiale, lieu de pèlerinage en grand renom dans la contrée.

 

 

 

 

 

 

 

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