L’ A V E U G L E M E N T
D E S H O M M E S
D E M A I N T E N A N T.
Qui est plus grand au regard de leur salut qu’il n’a été de tous les siècles depuis la Création du Monde. Car jamais les hommes en général n’ont mis Dieu en oubli comme à présent, où un chacun vit à sa mode, et fait tout le mal qu’il peut sans le craindre : quoiqu’ils ne découvrent pas leurs malheurs en ce regard. Ils sont de ces Aveugles de qui Jésus Christ a dit : Si vous disiez nous sommes aveugles, vous seriez clairvoyants : mais à cause que vous dites nous voyons, pour cela êtes-vous aveugles.
Ce qui sera clairement montré en cet A V E U G L E M E N T découvert en ce présent Traité sous une lettre adressée à l’un de ces Aveugles qui pensait être clairvoyant au fait de son salut, lorsqu’il était éloigné de cette connaissance, en prenant la vertu apparente pour la réelle.
P A R
ANTHOINETTE BOURIGNON.
P R E M I È R E P A R T I E.
S. Paul à Timothée
II. Epist. chap. III. v. 1-6.
Sachez ceci, c’est que dans les derniers jours il s’élèvera des temps difficiles et mauvais : Parce que les hommes y seront Amateurs chacun de soi-même, Amateurs d’argent, pleins de bravades, enflés d’orgueil, blasphémants et médisants, sans soumission à ceux qui leur sont Pères et Mères, sans gratitude et reconnaissance, impurs, ayant même renoncé aux sentiments de la nature, ne tenant point leurs accords, des calomniateurs, des personnes sans continence, farouches, qui n’aimeront point les gens de bien, des traîtres, des précipités étourdis, tous bouffis de vanité, aimant bien plus leurs aises et voluptés que Dieu même. Ils auront une piété qui ne sera que par forme et en apparence, car ils en auront renié la vraie essence et la force. C’est de ces personnes que vous devez vous détourner.
A V I S
Sur cet
O U V R A G E,
et sur sa
P R É F A C E.
CE Traité de l’Aveuglement des hommes, composé en forme de lettre par Madlle Bourignon depuis quelques années, a été écrit pour arrêter le cours des Médisances des malvueillants d’entre les Mennonistes qui prétendent de décréditer les Vérités de Dieu en noircissant ceux qui les proposent. Il a été tenu secret jusqu’à présent sous espérance que ces personnes se tiendraient en paix. Ce qui leur est impossible. Car bien qu’ils ne se déclarent pas publiquement par l’impression, ils sont jusqu’à présent des plus diligents à médire de la vérité et du bien partout où ils peuvent, pour en détourner ceux qui d’ailleurs y seraient portés, mais qui se laissent prendre par la belle apparence de modération et de vertu de ces personnes, et par la bonne opinion qu’ils en ont. Si bien que Mademoiselle Bourignon s’est trouvée enfin obligée à consentir à la publication de cet écrit pour ôter les obstacles qui pourraient empêcher la communication de la vérité à ceux qui sont capables de la recevoir, qui le seront sans doute davantage lorsqu’ils verront que ces médisances viennent de personnes si imparfaites qu’elle le fait voir ici, leur montrant à eux-mêmes leurs défauts, non pas par un principe de vengeance, mais par un de charité, et afin qu’ils voient qu’ils ont assez de matière de travailler chez eux-mêmes, sans se mêler du fait d’autrui. S’il y en a entr’eux quelques particuliers qui ne soient pas tels, ils n’ont qu’à croire que ceci ne s’adresse pas à eux. Les bons qu’il y a en profiteront, sachant bien qu’il n’est rien de pire que d’être flatté, et rien de meilleur que de connaître ses défauts et ses maladies lors qu’on a dessein de se guérir et de s’amender. Quant aux méchants, il n’est pas nouveau qu’ils haïssent ceux qui rendent témoignage que leurs œuvres sont mauvaises aussi bien que leurs cœurs.
Or comme toutes les Religions de la Chrétienté sont dans un Esprit de jalousie et d’envie l’une contre l’autre, et que chacune d’elles se réjouit d’entendre les défauts de l’autre ; Cette Demoiselle, gouvernée qu’elle est de l’Esprit de Dieu, pour ne pas contribuer à cette iniquité, n’écrit jamais rien contre l’une d’elles en particulier sans montrer que toutes les autres et toute la Chrétienté sont aussi dans les ténèbres, et ont également perdu Dieu, son Esprit et la lumière de vie. L’on peut observer ce procédé dans ce Traité qui regarde les Mennonistes, et particulièrement dans la préface, où elle fait voir le relâchement et l’aveuglement de tous en toutes Religions, et celui des Conducteurs aussi bien que des Auditeurs, lesquels avancent toutes sortes de beaux prétextes, pieux et vrais en apparence, pour couvrir leur corruption et demeurer vivants dans la continuation de leurs ordures, tâchant seulement de se persuader qu’ils n’en seront pas punis, moyennant d’en re jeter sur un autre l’obligation à en souffrir la peine, et celle de les nettoyer d’une manière imaginative et purement fantastique.
Je me persuade que plusieurs se plaindront qu’elle leur impute ou leur fait dire aucunes choses qu’ils n’ont jamais avancées. Il est vrai que, quoi qu’ils en proposent la plupart, il y en a néanmoins qu’ils n’ont jamais pensé de dire dans les termes et dans la manière que l’on mentionne. Mais tant pis. Il vaudrait bien mieux qu’on dise le mal tout détroussément, que de l’avancer par des subtilités et des façons qui le déguisent et le font passer pour bon, quoiqu’en vérité ce soit le mal même. Cela ne tromperait pas alors les bons. Si l’on disait ouvertement (par exemple) prenez ce breuvage, il y a de l’arsenic, on ne nuirait pas tant que de dire en présentant la même chose, prenez ce bon restaurant qui vous rendra ou fortifiera la santé. La vie et les œuvres des hommes font bien voir qu’ils sont abreuvés de poison, quoiqu’on le leur fasse couler par des beaux mots de piété, et qu’on ne dise point expressément, ne faites point de bonnes œuvres ; ou, n’imitez point Jésus Christ ; ou, ne renoncez point à votre nature corrompue. Cela serait trop grossier. Le Diable et la nature, les trompeurs et les trompés, se contentent de laisser l’exercice de la chose même en substance, et d’y faire accommoder les doctrines : que ce soit directement ou indirectement, expressément ou conséquemment, ou sous des apparences contraires ; C’est tout un.
Mais il est à présumer que ces personnes seront elles-mêmes les premières à accuser les autres de leurs fautes, et à dire que Madlle Bourignon avance des hérésies et des choses pernicieuses, surtout lorsqu’ils auront vu ce qu’elle dit dans cette préface des mérites de Jésus Christ, de sa satisfaction, de sa mort et de ses souffrances. Il me semble déjà les voir crier à l’hérésie, et au Socinianisme, comme quelques-uns ont fait du passé. En quoi ils ne feront que montrer que leur malignité les fait devenir ignorants. Car quel Socinien a jamais enseigné, Que l’homme après son péché serait péri éternellement et n’aurait jamais obtenu pardon sinon par le moyen de Jésus Christ, vrai Dieu Éternel et vrai homme ; et par ses mérites, (desquels la force et la dignité vient de son union avec la Divinité) ; et que c’est lui qui a aussi obtenu pour les hommes le temps, la grâce et les moyens de jouir de ce pardon et de l’effet de ces mérites ; et qu’il s’est revêtu de notre mortalité et a satisfait de sa part afin que nous puissions en l’imitant jouir du pardon et de la guérison que ses mérites nous ont acquis ? Voilà ce que cette Demoiselle enseigne en substance. Ne faut-il pas être bien malin et bien ignorant pour se persuader, et aussi aux autres, qu’elle avance ainsi les sentiments de Socin ? Si Socin (ou qui que ce fût) avait enseigné ceci (ce qu’il n’a pas fait), il aurait assurément enseigné la vérité. Mais encore ne pourrait-on pas dire en ce cas que cette Demoiselle en aurait tiré ses sentiments, Elle, qui ne s’en est jamais informée, ni par discours ni par lectures. Il faut certes reconnaître que ce qu’elle dit sur ce sujet ne vient point de la part de la créature ; mais de la même source d’où elle a puisé tant d’autres vérités admirables et salutaires qu’elle a avancées partout dans ses divins écrits ; c’est à dire, du S. Esprit, et de nul autre.
Ceci ne s’accordera guères, sans doute, avec le jugement qu’en feront la plupart des Docteurs et des Sages d’aujourd’hui. C’est ce qu’on sait déjà bien, et de reste. Mais ceux qui voudront se mêler de juger de ces choses, se doivent tenir pour avertis de ne pas déchirer une ligne ou deux des paroles de cette Demoiselle comme si c’était là toute la substance de sa pensée, passant le reste sous silence, comme ont accoutumé de faire les Calomniateurs. Qu’ils s’abstiennent aussi d’interpréter ou d’examiner ses paroles selon les artifices de leurs ténébreuses subtilités d’école, Que s’ils avancent les Divines Écritures pour prétexter que cette doctrine leur est contraire : qu’ils sachent que l’on sait bien distinguer entre les Divines Écritures (qui ne font nullement contraires à cette doctrine, mais bien conformes) ; et entre les gloses et les interprétations que ces Docteurs savent faire sur la lettre de l’Écriture, où ils ne peuvent sinon errer : parce qu’ils n’ont point l’Esprit, dont ils disent qu’il n’opère plus à présent dans les âmes comme autrefois. Ils n’agissent que par étude et sagesse humaine qui est folie devant Dieu (1 Cor. 3. v. 19). Ils sont hors de la disposition que Dieu demande pour recevoir de lui l’intelligence de sa Doctrine et de sa vérité Céleste. Car Dieu la cache aux sages et aux entendus ; et ne la révèle qu’aux petits enfants (Matt. XI. v. 25) ; qu’aux personnes spirituelles, qui n’ont point l’Esprit du monde, mais celui de Dieu, et son Amour (1. Cor. 2. v. 9. 12. 15.) ; à ceux qui le craignent (Psalm. 25. v. 12. 14.) ; à ceux qui sont prêts à faire la volonté de Dieu (Jean. 7. v. 17) ; à ceux qui imitent Jésus Christ, (Jean. 8. v. 12). Et ne faudrait-il pas s’aveugler volontairement pour ne pas voir que ces Gloseurs et Explicateurs des Écritures sont, tout au contraire, des Grands hommes, Sages et entendus, pleins d’Amour et d’estime d’eux-mêmes, Amateurs du monde et de leurs accommodements sensuels, prêts à faire leurs propres volontés, et disant de celle de Dieu et de Jésus Christ qu’il est impossible de l’observer, comme aussi ils s’en gardent bien ? Ils peuvent bien voir cela eux-mêmes, s’ils veulent rentrer dans leurs cœurs. Cependant St. Jean dit si expressément en sa 1re Épître (ch. 2. v. 4) que si quelqu’un n’observe point les commandements de Jésus Christ la vérité n’est point en lui, et que c’est un Menteur. Comment donc ces personnes pourraient-elles avoir la lumière de Vérité et de Vie, et savoir le vrai sens des Écritures ? Il faudrait que l’Écriture mente s’ils pouvaient avoir sa véritable connaissance étants hors des dispositions qu’elle a marquées.
On n’a donc pas sujet de se soucier beaucoup des interprétations que ces Sages donnent aux Divines Écritures. Ce ne sont pour l’ordinaire que des spéculations vaines et stériles sur la lettre de l’Écriture, lesquelles les laissent reposer au milieu de la corruption de la nature. Tant s’en faut qu’il faille suspecter quelque chose de fausseté à cause qu’elle ne convient pas avec les opinions de ces Gloseurs ; qu’au contraire, on doit tenir pour suspect tout ce qui y serait entièrement conforme. Et quoique les simples ne pourraient pas se dépêtrer de tous les Ergo de ces Docteurs, il en faut revenir à ce que dit S. Paul, Le Seigneur connaît les raisonnements des sages, c’est qu’ils sont vains (1. Cor. 3. v. 20).
Mais ceux qui ont désir de plaire à Dieu, et qui savent que tout le but et l’Esprit de l’Écriture, et par conséquent la Règle de sa véritable interprétation, est l’Amour de Dieu, et la renonciation et mortification de tout ce qui peut empêcher cet Amour, ceux-là peuvent bien hardiment confronter cette Doctrine avec les Écritures interprétées par rapport à ce but suprême et unique. Et l’on peut bien défier tous les contredisants du monde, avec tous leurs artifices, de montrer qu’ici ou ailleurs il y ait quelque Doctrine qui fasse tenir Dieu moins aimable, ou qui favorise la corruption de la Nature, c’est à dire, qui soit contre le but, le sens et l’Esprit de l’Écriture. Car tout ce que cette Âme illuminée de Dieu propose en ses écrits ne tend, n’incite et ne porte qu’à l’AMOUR DE DIEU, sans donner prise au relâchement vers l’affection des Créatures. Ainsi tout y est un même Esprit avec celui de l’Écriture. Ce que je prie Dieu de vous faire expérimenter, Cher Lecteur, par votre propre pratique.
I N D I C E Alphabétique.
Des principales Matières doctrinales qui sont contenues tant dans ce Traité que dans sa Préface.
Les petits chiffres marquent les versets de la Préface, et les gros ceux du Traité même.
A.
Adam, aurait dominé sur tout en l’Amour de Dieu. CXXV.
Pourquoi Dieu a tiré la femme de lui, et comment il a péché mettant ses affections en elle. CCXLVIII. CCXLIX.
Défense faite à lui de l’arbre de science. CCLVII.
Déchassé du Paradis, pourquoi ? CCLVIII.
Comment tous ont été damnés en lui. CCXXVII.
Et tous reçu en lui pardon. CCXXIX. CCXLV.
Amour de Dieu facile. CCLXVI. CCLXVII.
Il est la fin de la création de l’homme, et contient tout ce qui est bon. 29, 30, XLIV. LV. CIX. CXLIX. CCXLVII. CCLV. CCLXXII. CCLXXIII. CCLXXXV.
Hors de lui nul salut. 30, 80. CCLXVIII.
Est indivisible, et incompatible avec l’amour-propre et celui des plaisirs. XLIII. XLV. XLVI. LİV. CVIII. CXLIV. CXLV.
Comment le trouver ? LV. LVI.
Pourquoi plusieurs le désirent et ne le trouvent pas ? XLI. XLII.
Amour propre est tout péché et source de péché.
XLIII. CXXXVI. CXLVIII. CL.
Anthoinette Bourignon.
Pourquoi découvre l’aveuglement des hommes par une lettre de cas particuliers. 116, CCXXXIV. CCXXXV.
Sa conduite extérieure vers soi et vers ceux avec qui elle veut converser. LXXXIV. LXXXV, LXXXIX–XCI. CXVI. CXIIC. CCIII. CCIV.
Est envoyée de Dieu, et pourquoi. LIII. CXXIV. CCXII. CCXIX. CCXXXVIII. CCXL.
Est instruite, et écrit par révélation, inspiration et mouvement de Dieu. 50. 66. 69. 79. 115. 120. CXCIV. CCXVII. CCXL.
Son impartialité en découvrant l’aveuglement de toutes les Religions de la Chrétienté. 120.
Est persécutée des hommes pour la vérité. 50. CXC. CCXL. CCXLI. CCXCVI. CCXCVIII–CCC.
Dieu la vengera. CLXXXV. CCXII.
Ne peut faire la propre volonté des personnes. CLIV.
Ne veut qu’on suive sa propre volonté. XXXVII.
Touchant ses Associés. VIII. XLVII. XLIX. LXI. XC. CXXIV. CLVII. – CLIX. CLXVII. CLXXXVIII. CLXXXIX. CCIV.
Armes, si l’on peut s’en servir légitimement. CXCI. CXCII. CXCV. CXCVI.
C.
Charité. CXLIX. CL. CXCVI. CXCVII.
JESUS-CHRIST.
Ses Mérites.
Ce qu’il a mérité et obtenu pour les hommes. 98, 99.
Comment l’on est sauvé par ses seuls mérites. 19, 21, 27, 36, 38.
Comment l’on n’est pas sauvé par ses seuls mérites.
13, 15, 16, 30, 32, 33, 36, 37.
Comment il a racheté les hommes. 81, 82, 99.
Ses souffrances et sa mort.
Comment il a souffert et est mort pour les hommes. 76, 77, 101, 102, 104, 105.
Comment il s’est chargé des peines de nos péchés et de nos langueurs. 82, 108, 109.
Comment son sang nettoie de tout péché. 84, 85, 86, 93, 94, 95, 96.
Comment il devait souffrir pour entrer en sa gloire. 87. Sa satisfaction.
Comment il a vraiment satisfait. 69, 84, 102.
Comment il guérit les hommes par sa satisfaction. 101, 102, 103.
Que ce qu’on dit des mérites de J. Ch. et de sa satisfaction dans le sens, l’application et la pratique d’aujourd’hui porte les hommes au mal et les retire du bien. 6, 7, 10, 17, 18, 23, 31, 78, 96, 97.
Et déshonore Dieu. 9, 32, 107. Voyez Prétextes.
Pourquoi J.C. est venu au monde. 74, 75, 76, 80, 81, 82, 88, 89. CCLXIII, CCLXX.
Son imitation est nécessaire. 57-75, 80, 88, 100.
Chrétiens véritables. 57, CLXXXIII. Voyez Renaissance.
Dieu dit qu’il n’y a maintenant plus de vrais Chrétiens sur la terre. 8.
Voyez Hommes.
Commandements et Lois, pourquoi Dieu en a donné aux hommes. 14, 29, 48. LVIII, LIX, XCVII, CCLII jusqu’à CCLXX, CCLXXIV–CCLXXVI.
Conducteurs et Docteurs d’à présent aveuglent, séduisent et trompent les hommes, et entretiennent leur corruption par leurs doctrines et vies corrompues. 5. 6. 17. 31. 33. 45. 65. 68.79. 96. 97. 100. 106. CCXXXIII. CCLXXVIII. CCLXXIX. CCLXXXI. CCLXXXIII. CCLXXXIX.
Ils décréditent les vérités de Dieu. 33, 38, 50.
La Continence ; sa perfection. XI, XII, XV, XX, CLXXVI.
Conversation de personnes différentes et changements de lieux profitent ou nuisent beaucoup. XXI jusqu’à XXVI. XXXIII. L. LI. LIII. LXI. LXX. XCII. XCIII. CXVII. CXIX. CXX.
Convoitise est insatiable, et pourquoi ? XL, XLI, CLXIV, CLXXV.
Correction, à qui profitable ? CLIV, CLV. Son utilité. CCXLII.
Corruption de l’homme. Il n’est pas impossible qu’il la vainque. CVI, CIX, CXXXIII, CLX.
Comment on la fortifie dans les Enfants dès leur naissance. CIV.
Qu’elle vient de ce que l’homme a oublié la fin de sa création et son état glorieux et Céleste. 55, 56, 59, 60.
Et de ce qu’ils ont oublié la doctrine de J. Ch. pour vouloir s’arrêter aux gloses et paroles de leurs Docteurs et Conducteurs, 3, 7, 25, 38, 39, 46, 50, 55, 107.
Comment on la fortifie dans les hommes ? Voyez Prétextes.
D.
Damnation, à quelles conditions elle arrive à l’homme. 30, 34, 42, 113. XLIV, CI, CXXXII, CXXXV–CXXXVII, CLX, CCXXV, CCXXXI, CCXLIII, CCLXXXVI.
Diable. Ses tentations et son pouvoir sur les Esprits des hommes. XCII, XCIII, XCIV.
D I E U.
Pourquoi il abandonne les hommes ? CCLXII.
Tous biens viennent de lui. CXXXIX.
Il est constamment toujours prêt à se communiquer aux hommes. 51, 52.
Il s’y communiquera encore abondamment à l’avenir s’ils s’y disposent. 67, 68.
Sa constance. 51, 52. CCLXXII.
Il n’a créé qu’une seule chose de chaque espèce. CCXLIV.
Dieu parle aux hommes selon l’état où il les trouve. CCLXXI.
Comment on prend son Nom en vain. LVIII.
Docteurs, voyez Conducteurs.
Doctrines Blasphématrices des hommes d’à présent. 32, 52. CCLIII, CCLXVIII, CCLXXXVI, CCLXXXVII, CCXCII, CCXCIII.
Il se faut tenir à la seule doctrine Évangélique. 114, 115.
E.
Enfants. Comment on leur imprime les vices dès la naissance. CIV.
Comment on devrait les élever en Chrétiens. CV.
Excuse, voyez Prétextes.
D’où vient qu’on s’excuse et qu’on ne veut être repris ? CCXXXVI, CCXXXVII.
F.
Foi, véritable, et la fausse. 8.
Spéculative et de nom. CXXVIII.
H.
L’Homme, peut aimer Dieu après son péché. LIV. LV. CCLXVI. CCLXVII.
Que les hommes d’à présent sont plus que jamais corrompus et sans crainte et Amour de Dieu. 1, 2, 3, 4, 33, 55, 65, 80, CXLVIII. CXLIX. CLIII. CCXXXIII. CCXLVI. CCLXX. CCLXXXII.
Pourquoi l’homme doit s’exercer à faire le bien, résister au mal, et se combattre soi-même avec effort et violence. 11, 13, 20, 22, 23, 24. CXLI. CCXXIII.
Ce que l’homme a proprement à faire. 61, 62.
Comment Dieu fait tout bien en l’homme. 62.
Humilité, sa nécessité. CLXXV.
Fausse humilité. CCLXXX. CCLXXXI. CCLXXXVIII.
I.
IÉSUS, voyez CHRIST.
Inconstance des hommes. LII. XCIV. CXX. CLXXV.
Justice et ses effets. VII, LXVII, LXXXI, XC, CXCI, CXCV-CXCVII.
Justice de Dieu. 77.
L.
Libéralité, envers qui on doit l’exercer ou non, et pourquoi. XXVII, XXX, XXXVI, LXVIII, LXXVI, LXXXI, LXXXII, XC, CXXI.
Liberté, personne n’est sauvé sans la coopération d’icelle, et Dieu ne l’ôte à personne. 12, 13, 30, 41, 83, XLIV, LIII, LV, CLX, CCLXXII.
L’on ne peut ni bien faire ni être sauvé sans rendre à Dieu le gouvernement de la liberté et de la volonté, 41, 43, 47, 61.
Loi, voyez Commandements.
Luxure et péchés charnels entre personnes mariées. XII, XIII, XV, XIX.
M.
Mariage. S’il est conseillable de se marier à présent et de produire des Enfants. XVII, XVIII, CLXXVI.
Mérites de Jésus Christ ; voyez Christ. Les hommes ne peuvent mériter le salut. 10, 22, 23.
Monde. Ce que c’est, être du monde ? 37.
N.
Nature corrompue, pire que le Diable. CCXXIV. CCXXV.
Pourquoi ceux qui vivent selon la nature ont tous l’orgueil, la convoitise des biens, et celle des plaisirs ? XXXIX.
Paradis. On ne peut pas en avoir deux, un en ce monde et un en l’autre. CI. CVII. CVIII. CXIII.
Il est incompatible avec les hommes corrompus, et leur ferait à contrecœur s’ils y étaient. 90.
Le Paradis et l’Enfer, comment sont dans nous. CXIX.
Parrain ou Marraine. CLXXVI. CLXXVII.
Pauvreté d’Esprit. LXXX. CXCII. CCXX.
Plus douce que la convoitise. CLXIV.
Péché. En quoi il consiste. XIV. XLIII. CCXXVIII. CCXXIX. CCXXXI.
Que sont proprement les sept péchés mortels. CXLVI. CXLVII.
Il aveugle l’âme, XXXIV. LXII.
À qui Dieu pardonne les péchés : CXII.
Pécher en autrui. CLXXI.
Pénitence. Que Dieu l’a enjoint à l’homme par une très grande faveur, 20. 21. 27. 28. 29.
Sa nécessité, 63. 71. CCXLV. CCXLVI. CCLI. CCXCI.
Piété comment l’imprimer aux Enfants dès la jeunesse. CV.
Prédestination. Comment Dieu a prédestiné tous les hommes à salut : 11.
Dieu ne prédestine point à damnation, et même ne damne personne. 30. CCLIII. CCLXXXVII.
Prétextes que les hommes allèguent pour s’entretenir et se flatter dans leurs relâchements et se donner une fausse espérance de salut sans renoncer à leur corruption. Et la Réfutation de ces prétextes.
Qu’ils veulent honorer Jésus Christ en lui attribuant les mérites de leur salut : 9. 32. 107. CCXC. CCXCI.
Qu’autrement ce serait vouloir mériter ou se justifier soi-même, 9. 10. 17. 21. – 24. 63. 80. CCXC. CCXCI.
Que Jésus Christ a tout mérité et satisfait pour eux. 6-9. 13. 15-18. 36. 73. 77. 78. 79. 88. 109.
Que J. C. est venu en ce monde pour les délivrer et décharger de souffrir. 72. 73. 106.
Que l’homme sera guéri ou sauvé en croyant ou s’imaginant que J. Christ a souffert pour lui. 71, 103.
Qu’il suffit de s’appliquer (par persuasion) les mérites et la satisfaction J. Ch. pour être sauvé. 8. 31.
Que l’homme ne pouvant rien de soi, ni être sauvé de soi-même, ne doit rien faire pour se sauver, 40-44. 61. 62.
Qu’on ne peut rien contribuer à son salut. 45. 109.
Qu’on être sauvé sans observer les commandements de Dieu. 27. 47. 58.
Que les commandements de Dieu font difficiles, pesants, et même impossibles à être observés. 27. 48. 59. LV. LVI. etc. XCVII-XCIX. CX. CXI. CLXI. CCXXXIII. CCLIX. CCLXIII. CCLXV-CCLXX. CCLXXIV. CCLXXVII. CCLXXXII-CCLXXXVI.
Que l’on est trop fragile pour faire pénitence, se convertir, se charger et observer les commandements de Dieu. 4. 6. 47. 48. 49. 64. 74. 103. 110. LIV. LVII-LIX. XCVIII. XCIX. CIII. CXIV. CXXXIII. CXXXIV. CXXXIX. CXL-CXLII. CLX-CLXII. CCXXXIII. CCLIX. CCLXIII. CCLXXXI.
Qu’on ne peut être comme les Chrétiens de la primitive Église ; que cela était in illo tempore, et que Dieu n’opère plus ainsi à présent dans les âmes. 4. 26. 51. 67. 79.
Qu’il suffit de s’humilier et de reconnaître sa fragilité pour s’acquitter du devoir envers les commandements de Dieu ; et que c’est pour reconnaître cette fragilité qu’ils sont donnés. CCLXXVIII. CCLXXIX-CCLXXXII. CCLXXXVIII.
Que les bonnes œuvres ne sont que des reconnaissances pour la grâce jà reçue. 54.
Qu’ils ne savent faire autrement qu’ils font. CIV. CVIII. CXXXII.
Que Dieu pardonne un nombre infini de fois. CXII.
Comment les hommes allèguent des passages de l’Écriture pour prétextes et protection à leurs corruptions et relâchements. 74. etc. VI. LXVIII. XCIV. XCV. XCVIII. CL.
Prière continuelle. CCXXIII.
Celles des hommes et leurs désirs ne sont que pour la terre. 53.
Les hommes ne prient pas bien pour avoir le S. Esprit. C.
Purgatoire. Ce qu’A. B. entend par ce mot. 35.
R.
REligion. Différence des Religions ne sert à rien, toutes étant corrompues. 113. cciv. ccv. ccxciv, ccxcv. ccxcvii. ccxcviii.
Renaissance. Ce qu’elle est, et qu’est-ce être rené et Chrétien. 91. 92. 112. 113. CIII.
S.
SAcrifices et Cérémonies, pourquoi instituées. CCLX.
Satisfaction, voyez Christ, et Prétextes.
Sauver. Comment il est possible et impossible à l’homme d’être sauvé. 40-44. 61. 89. CX.
Qui sont ceux qui seront sauvés. 88. 92. 93. 109. 111. 113, CXXXI. CXLI. CCIV. CCXXXII. CCLXXII.
Superbe de cœur. CCXXXVI.
Supérieurs. Il faut qu’il y en ait, et aussi des soumis. CLXX.
T.
TRavailler. Tous doivent travailler indispensablement, et pourquoi. LXXXIV. LXXXV. LXXXVI.
V.
VÉrité. La parler. CCXVIII.
Vertu. Comment une même chose peut être vertu ou vice. LXXV. LXXVI.
Volonté propre. Voyez Amour propre, Corruption, Nature corrompue.
Voluptés et joies du monde, leurs fruits et leur fin. CLXIV. CLXV. CCXXV. CCXXVI.
Elle est toujours mauvaise, source de tous maux, temporels et éternels. XXXV. CLI. CLII. CCXXVI. CCXXVIII.
F I N.
A V I S
Sur la Profession de Foi
et sur
le Catalogue des Livres imprimés de
Madlle ANTHOINETTE BOURIGNON.
Mon cher Lecteur.
DEux sortes de personnes m’obligent de mettre à la tête de tous les livres de Mademoiselle Bourignon la Profession publique de sa Foi et de sa Religion qu’elle a présenté ouvertement à la Cour de Gottorp en Holstein, et d’y joindre le Catalogue de ceux de ses Écrits qui sont imprimés jusques à présent. Car comme l’on sème presque partout beaucoup de discours à son désavantage, beaucoup de monde (et presque tous) y ajoutent foi facilement et sans examen, surtout lorsque cela vient des gens d’Église, à la parole desquels le peuple s’arrête, pensant que des personnes si Saintes et Spirituelles ne voudraient pas mentir. Ainsi l’on ne veut pas prendre la peine de s’informer plus outre si ce que ces Messieurs débitent contre Mademoiselle Bourignon est véritable, ni de voir les pièces nécessaires pour porter un jugement de cette conséquence, sur lequel on se laisse souvent emporter à des actions qui pourraient bien être le sujet d’uns repentance éternelle. Afin donc que ces Personnes qui ne veulent pas prendre la peine de s’informer en détails de la vérité par la lecture des livres de cette Demoiselle puissent avoir de quoi en faire un jugement certain, elles verront ici en cinq ou six lignes de sa Confession tout l’Abrégé et le Fondement de toute sa Doctrine et de sa Vie, et apprendront par là à ne pas si facilement croire aux mensonges publics, inventés même par des Prêtres Luthériens et autres, et débités tant par leurs écrits et livres, que par leurs paroles et leurs Prêches, par lesquels ils décrient cette Personne, ses Amis, sa Doctrine, comme des impies ou des Personnes de quelque Religion nouvelle, errante, et fantasque, afin d’en donner de l’horreur au menu peuple, qui se laisse détourner par ce moyen de la connaissance de la vérité salutaire, au dommage de leurs propres âmes, lesquelles ils blessent fort par jugements téméraires et faux, et par des passions étranges à quoi ces Calomniateurs les disposent, jusques là que de refuser souvent les devoirs communs de l’humanité à des gens de bien qui ne cherchent que de plaire à Dieu.
Mais comme il y a encore des personnes plus posées et circonspectes qui tâchent de régler leurs jugements et leur conduite par la connaissance particulière de la vérité, si seulement ils savaient par quels moyens s’en informer ; c’est en leur faveur que j’ai joint le Catalogue des livres imprimés de cette Demoiselle, où j’ai marqué en deux ou trois mots les principales matières dont ils traitent. Je ne dis rien de ses manuscrits qui ne sont pas encore imprimés, sinon qu’ils le seront lors que l’occasion le permettra ; et que n’étant ni moindres en nombre, ni inférieurs en dignité à ceux qui ont commencé à paraître, ils ne peuvent tous ensemble que frapper bien fort le Cœur des Lecteurs bien-disposés pour les faire retourner à leur Dieu. Cependant, agréez, Lecteur mon cher Ami, que je vous avertisse de ne pas apporter à leur Lecture un Esprit élevé de Maître et de Censeur. Dieu n’a que faire ni de Maître, ni de Sages. Il ne demande que des Enfants et des humbles Disciples. Ne re jetez pas les choses, et surtout celles qui concernent la grandeur de la corruption et des ténèbres des hommes, pour surprenantes qu’elles paraissent d’abord. Si elles semblent incroyables, il n’en est pas ainsi devant Dieu, à qui les choses sont bien autres qu’elles ne sont à nos yeux obscurcis. La vérité est tout-autre aux yeux du nouvel Adam qu’à ceux du vieux ; et l’on est autant hors de sa connaissance et de sa possession qu’on est hors de l’imitation de Jésus Christ. Tâchez de pratiquer ce dont on peut ne douter qu’il ne soit bon et véritable. Ce que vous ne pouvez entendre, laissez-le là : Dieu le vous fera connaître lorsqu’il vous sera salutaire si vous demeurez fidèle à ce que vous savez déjà. Laissez les choses incidentes, et allez au but unique et principal, qui est connaître votre corruption, y mourir, et revivre par la vie de Jésus Christ dans l’Amour de Dieu et la Pratique de ses Divines Lois, qui sont gravées dans ces saints écrits avec autant de clarté que de réalité dans l’Âme Chrétienne dont Dieu se sert pour nous les renouveler, et qu’il veuille aussi imprimer miséricordieusement dans la nôtre. Amen.
P. P.
PROFESSION
de Foi et de Religion ;
faite publiquement par
Damlle ANTHOINETTE BOURIGNON :
Sur les doutes qu’on pourrait avoir de sa Croyance et de sa Religion.
1. Je suis Chrétienne ; et je crois tout ce qu’un vrai Chrétien doit croire.
2. Je suis baptisée dans l’Église Catholique, au Nom du Père, au Nom du Fils, au Nom du Saint Esprit.
3. Je crois les douze articles du Credo, ou le Symbole des Apôtres ; et ne doute en aucun Article d’icelui.
4. Je crois que Jésus Christ est vrai Dieu, et qu’il est aussi vrai homme ; et qu’il est le Sauveur et Rédempteur du Monde.
5. Je crois en l’Évangile ; aux Ss Prophètes ; et en toute la Ste Écriture, tant le Vieux que le Nouveau Testament.
Et je veux vivre et mourir en tous les points de cette Croyance. Ce que je proteste devant Dieu et les hommes à tous ceux qu’il appartiendra.
En foi, j’ai signé cette mienne Confession de ma main, et cacheté de mon cachet.
En Schleswig le 11 de Mars 1675.
L. S.
Était cacheté, et soussigné
ANTHOINETTE BOURIGNON.
CATALOGUE
Des livres imprimés, composés par Madlle
Anthoinette Bourignon, née en la
Ville de Lille en Flandres.
I.
LA lumière née en Ténèbres, divisée en quatre parties, qui sont pleines de doctrines et d’instructions salutaires, générales et particulières, tant Divines que morales, de Théorie et de Pratique, propres à ouvrir les yeux et à toucher le cœur des hommes de bonne volonté, afin de les disposer à rechercher Dieu et sa vérité, et à changer leurs mauvaises vies pour embrasser une vie nouvelle selon Dieu. En Français et en Flamand.
II.
Le Tombeau de la fausse Théologie exterminée par la véritable venant du S. Esprit. Divisé en quatre parties. Il y est traité de plusieurs matières doctrinales que l’on avait la plupart proposées à Mlle A. B. par manière d’opposition et pour lui contredire. L’on y voit comment les Sages, par le moyen de leurs études, sont déchus de la simple, solide, vivante et efficace vérité de Dieu, et de la vraie vertu Chrétienne ; et qu’ils ont changé le véritable Christianisme en un Christianisme disputeur et pointilleux, hypocritique et vicieux, et tel que l’Église de Laodicée, malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu : pendant qu’il se dit riche en vertu, et n’avoir faute de rien en connaissance. En Français et Flamand.
III.
L’Innocence reconnue et la vérité découverte, etc. Première partie. Où l’on voit par un exemple vivant la haine et cruauté que les Prêtres mêmes exercent sur leurs propres Confrères qui ne veulent condescendre à leur conduite, mais se retirer de la corruption du monde, les faisant alors trahir, emprisonner et souffrir jusqu’à la mort. En François.
Avec une lettre à un Père de l’Oratoire sur le même sujet. En Français et Flamand.
IV.
La Lumière du Monde. Divisée en trois parties, dont la seule Ire est imprimée. Il y est traité de ce que l’Église Chrétienne et le culte Divin sont tout-déchus et devenus tout-extérieurs, terrestres et charnels ; et que cela a attiré les derniers fléaux de Dieu ; et comment il est aussi possible que nécessaire d’aimer, de chercher, de trouver, de posséder et d’adorer Dieu en Esprit et vérité. En Flamand.
V.
Avertissement contre les Trembleurs, opposé à un libelle diffamatoire de cette Secte contre A. B. Par où l’on montre que cette Secte n’a pas la lumière du S. Esprit, et dans lequel leurs erreurs et fantaisies sont parfaitement ruinées. Il y est prouvé solidement et à fond que l’on doit obéir selon Dieu à toute sorte de Magistrats et de Supérieurs, et qu’il faut observer des bons règlements dans l’État Politique, dans l’Ecclésiastique et dans la vie commune. L’on y découvre aussi les qualités que doit avoir une personne vraiment régénérée et illuminée de Dieu. En Flamand.
VI.
Le Témoignage de Vérité. Où sont rapportées les dépositions publiques de plusieurs personnes dignes de soi sur la vie et les mœurs de ladite Demoiselle, qu’ils affirment avec serment avoir vécu dès son Enfance d’une manière extraordinairement vertueuse et exemplaire. L’on y a encore ajouté plusieurs autres témoignages, pour confondre les mensonges et les calomnies qu’on avait publiés contre sa personne et ses écrits. Il y est aussi traité de ce que les Chrétiens ont mal fait de faire des divisions entr’eux, prétextant quelques irrégularités dans quelques cérémonies et opinions particulières et non essentielles à l’Amour de Dieu, pendant qu’ils ont excédé par opposition et négligé leur propre régénération et le renoncement à eux-mêmes. Item, de la véritable et de la fausse application des mérites de Jésus Christ. Que les Commandements de Dieu ne sont pas une charge, mais des aimables effets de son Amour et de son soin Paternel ; et qu’il est nécessaire, facile et agréable de les observer pour être sauvé. Contre la prédestination personnelle. De la Création glorieuse d’Adam : de sa chute, avant laquelle Jésus Christ a tiré de lui un corps pour soi : et de plusieurs autres divins mystères inconnus jusqu’à présent. En Allemand.
VII.
Traité admirable de la solide vertu. Première partie. Où l’on voit qu’on la doit apprendre par la douceur et l’humilité de Jésus Christ, lesquelles, nous montrant notre néant, nous font mortifier notre nature corrompue pour revivre à l’Amour de Dieu. L’on y découvre aussi tous les artifices par lesquels le Diable nous veut empêcher et retarder dans le progrès de la vraie vertu. En François, Flamand, Latin et Allemand.
VIII.
La Pierre de Touche : Qui montre comment il faut examiner la validité des Docteurs et Conducteurs des Âmes, et celle de leurs doctrines, sur la Pierre de Touche de la Charité ou de l’Amour de Dieu. L’on y voit la réfutation des abominables mensonges et calomnies que l’on a inventés pour avoir prétexte de diffamer et persécuter à mort cette Demoiselle, comme si elle niait la Ste Trinité, la Divinité Éternelle de Jésus Christ, ses Ss mérites, et comme si elle voulait renverser toute la Religion Chrétienne : et semblables faussetés horribles qu’on lui a imputées. L’on y voit aussi comment et pourquoi Dieu a créé l’hemme ; quels soins il a eus de le relever de sa chute ; comment les hommes sont sauvés par les mérites de Jésus Christ en observant ses commandements. Item, de la décadence de l’Église Chrétienne. Et que Dieu veut la rétablir sur la terre avant la fin du monde, et commencer dès à présent cette sienne œuvre. En François, en Allemand et en Latin.
IX.
Traité admirable de la solide Vertu. Deuxième Partie. Où il est montré que pour atteindre à la vraie vertu il faut : I. Abandonner le monde et ne se plus conformer à lui. II. Abandonner la convoitise, par une totale mortification de la Nature corrompue, en se contentant du simple nécessaire et du moindre en toutes choses. III. Abandonner et renoncer sa propre volonté, tant grands que petits, irrégénérés que régénérés ; et la combattre jusques à la mort ainsi qu’a fait Jésus Christ même, venant nous montrer par lui-même en sa propre personne comment, en le suivant et faisant comme lui, nous pourrons trouver la voie de sortir hors de nos ordures pour être réunis à Dieu. En Français et Flamand.
X.
L’Aveuglement des hommes de maintenant. Première Partie. Traité Apologétique à l’occasion des médisances semées contre les comportements de Mlle A. B. Où l’on voit, par des exemples vivants, comment la nature corrompue s’aveugle elle-même et est artificieuse pour se dissimuler à soi et aux autres ses défauts, les excuser et défendre par toutes sortes de prétextes, même saints en apparence, ne voulant en être reprise, mais les re jetant plutôt sur autrui et en accusant les autres, pendant qu’elle fait tout mal- à -propos, et que même elle veut se décharger du devoir de renoncer à soi-même et de se changer. Tous ses prétextes y sont réfutés, et principalement ceux qu’elle tire de ce que Jésus Christ a tout agit et pâtit pour les hommes, et qu’eux sont trop fragiles pour observer les commandements de Dieu. En François et en Flamand.
XI.
Le Renouvellement de l’Esprit Évangélique. Première Partie. Où sont proposées par des lumières divinement convaincantes et tout-extraordinaires les grandes et fondamentales Vérités de la vraie Religion Chrétienne, du Tout de Dieu, du Néant de l’homme, de sa Liberté, de la Fin de sa Création, de la Gloire où il a été créé, des Misères où il est tombé, de sa Corruption, de sa Restauration, de la grandeur de la Charité de Jésus Christ, et de celle de ses Mérites par lesquels il a racheté les hommes trois fois de trois grandes rebellions universelles, venant nous offrir à présent une troisième et dernière Rédemption par le Renouvellement de son Esprit Évangélique. Et à ce sujet il est montré combien profonde est l’incroyable corruption de notre nature et de notre méchante sœur, et combien il est nécessaire de les combattre et vaincre si l’on ne veut se damner éternellement. En Français, Flamand, Latin, et Allemand.
P R É F A C E.
Où il est traité de l’impiété où les hommes sont à présent, et où l’on montre la nullité dont ils la couvrent et entretiennent, savoir qu’on ne peut garder les commandements de Dieu ; Que ce serait vouloir se justifier soi-même ; Que le S. Esprit n’opère plus maintenant ès âmes comme autrefois ; Et que Jésus Christ a tout mérité et satisfait pour eux, etc. Puis il est parlé vers la fin du dessein et du sujet du livre suivant.
IL n’y a rien plus véritable, Ami Lecteur, a que jamais les hommes n’ont été si éloignés de la CRAINTE et de l’AMOUR DE DIEU qu’ils sont à présent. Car dès le commencement du monde durant la Loi de nature, ils lui ont offert des sacrifices pour rendre hommage en reconnaissance de ses bienfaits. Et Adam même après son péché, lorsqu’il était encore dans le paradis terrestre, en entendant Dieu se promener, il en eut crainte, étant honteux il se cacha et se couvrit de feuilles, n’osant paraître devant lui pour sa confusion. Et Cain fut en crainte après avoir tué son frère Abel, pensa à l’excuser en disant : Je n’ai pas eu mon frère en garde. Tous les Anciens Prophètes et Patriarches ont eu la crainte de Dieu, et lui ont fait des sacrifices en reconnaissance de ses grâces reçues. Moïse a craint et aimé Dieu, et par obéissance a conduit les Enfants d’Israël hors de l’esclavage de Pharaon. Et par cette crainte tout ce peuple le suivait où il allait, craignant Dieu pourtant de merveilles qu’ils voyaient opérer par lui. Toute l’Église Judaïque avait crainte des menaces et des châtiments de Dieu. L’Église Chrétienne était en crainte de Dieu, signamment lorsque S. Pierre fit mourir subitement Ananias et Sapphira pour leurs mensonges. Et tous les Disciples successeurs des Apôtres ont vécu en la crainte et l’Amour de Dieu.
Impiété des hommes de maintenant.
2. Mais à présent cette crainte et cet amour sont évanouis de l’Esprit des hommes, et mis tout à fait hors de leurs mémoires. Et ceux qui s’en ressouviennent prennent ces choses comme des histoires du temps passé, qui maintenant ne doivent plus être pratiquées. Et celui qui voudrait négocier avec les hommes de maintenant en la crainte de Dieu, il ferait tenu des autres pour un idiot ou une personne sans jugement, qu’un chacun à tromper et à lui faire tort par gaillardise : puisque celui qui maintenant sait le mieux gagner en trompant, est estimé brave homme et pour une personne qui a bien soin de sa famille. Sans prévoir que le commencement de toute Sagesse est la Crainte de Dieu.
3. L’on a oublié toutes les vérités Chrétiennes pour ne se plus ressouvenir que des gloses des hommes, et des nouvelles inventions qu’ils ont trouvées pour faire que le peuple ne se souvienne plus de la crainte et de l’amour qu’il doit à son Dieu : endormant ainsi ce peuple sur un faux oreiller d’oubli de Dieu pour ne penser qu’à eux-mêmes, et suivre tout ce que leurs natures corrompues désirent, sans bride ou frein, donnant carrière à tous leurs sens, et faisant autant de mal qu’ils peuvent civilement faire, sans craindre Dieu ni ses jugements. Et moyennant que ces maux ne soient répréhensibles devant les hommes, ils se sont imaginé que tout leur est licite ou permis. En sorte que la crainte et l’Amour de Dieu étant mis à quartier ; les hommes de maintenant vivent comme vivent les bêtes, en suivant leurs instincts naturels, et font tout ce à quoi ils se portent le plus. Car si véritablement il n’y avait point de Dieu les hommes ne pourraient pis faire qu’ils ne font devant Dieu, quoi que la gloire des hommes les retienne encore un peu de faire ces maux publiquement devant les hommes, aussi longtemps qu’ils veulent encore porter le nom de gens de bien.
4. Et il n’y a plus que ce petit voile d’égard humain qui empêche que toutes sortes d’abominations ne se fassent publiquement comme elles se font en secret devant Dieu, auquel les hommes n’ont maintenant plus d’égard : comme si Dieu avait été limité à certain temps, et qu’il ne remarquât plus ce que font les hommes de maintenant. Lesquelles choses on enseigne en substance au peuple, en leur disant qu’on ne peut garder les commandements de Dieu ni la Loi Évangélique ; Et qu’il ne faut maintenant vivre comme les Chrétiens en l’Église Primitive ; Que cela était In illo tempore : mettant par ainsi hors de la mémoire d’un chacun la crainte et l’Amour de Dieu, si nécessaires à salut, que pas une seule âme ne peut être sauvée en mourant hors de cet Amour.
Que les hommes se servent de beaux prétextes pour protéger leur corruption.
5. Mais les hommes font maintenant si aveugles d’entendement, qu’ils se laissent ensorceler l’Esprit pour croire au mensonge et se laisser tromper par des paroles frivoleuses de leurs Conducteurs aveugles ; qui ne savent eux-mêmes où ils marchent, ne cherchant même le droit chemin de salut, enseignant des chemins fourchus par lesquels par n’y arrivera jamais : et ce n’est qu’un enchantement d’esprit de le croire, qui néanmoins a aveuglé maintenant presque tous les hommes, voire ceux qu’on estime gens de bien de quoi Jésus Christ nous a avertis de nous donner de garde, puisqu’ès derniers temps il y a viendra des Séducteurs qui en séduiront plusieurs. Ils séduiraient les élus mêmes s’il était possible. Et ce n’est pas de merveille, puisque ces Séducteurs ont pris maintenant des prétextes de piété et dévotions pour séduire les hommes : leur faisant accroire que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, vu qu’ils sont trop fragiles pour faire quelque chose de bien. De quoi Jésus Christ nous a averti de nous donner de garde, puisqu’ès derniers temps il y viendra des Séducteurs qui en séduiront plusieurs. Ils séduiraient les élus mêmes s’il était possible. Et ce n’est pas de merveille, puisque ces Séducteurs ont pris maintenant des prétextes de piété et dévotions pour séduire les hommes : leur faisait accroire que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, vu qu’ils sont trop fragiles pour faire quelque chose de bien, voire que ce serait se justifier soi-même de faire des bonnes œuvres.
6. Voyez un peu, Ami Lecteur, quelle belle couverture que ces Séducteurs savent donner à leur séduction, afin de tromper les élus mêmes s’il était possible ! Car qui ne croirait que c’est une pieuse croyance que Jésus Christ a tout satisfait pour les hommes ? Et à qui ne paraîtrait une humilité de se croire trop fragile à bien faire ? Pendant que ce sont des faussetés dans le sens et la pratique d’aujourd’hui. Puisque cette croyance que Jésus Christ a tout satisfait lâche la bride à toutes sortes de péchés, en croyant que Jésus Christ a satisfait autant pour beaucoup que pour peu, et n’aurait payé la dette des hommes à moitié, en étant un si riche et puissant Seigneur. Et en ce sens les hommes n’ont que faire de quitter leurs péchés : comme l’expérience nous fait voir qu’ils ne les quittent, mais les augmentent sans crainte et avec espoir d’être sauvés par les mérites de Jésus Christ. Cette doctrine fait aussi branler les élus mêmes, les gens de bien, qui ne voudraient demeurer en leurs péchés, lesquels donneraient des remords de conscience qui les inquiéteraient. Mais ces élus peuvent facilement être séduits en croyant que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, et qu’en s’abstenant de péchés il ferait permis de vivre à l’aise en suivant les mouvements de la nature corrompue. Ce que font aujourd’hui les bien-intentionnés, qui ne veulent renoncer à leurs propres volontés ni pratiquer la bassesse et humilité de Jésus Christ, ou faire pénitence, en croyant qu’ils seront bien sauvés sans faire ces choses : quoi que Jésus Christ même leur ait dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous, sans aucune exception ; et aussi, que celui qui ne quitte Père et Mère, etc., qu’il ne peut être son disciple. Et ailleurs il dit : Qui veut venir après moi, qu’il renonce à soi, prenne sa croix, et me suive.
7. On laisse toutes ces vérités de Dieu en arrière, et on les oublie volontairement pour prendre de nouvelles doctrines des hommes, qui trompent sous apparence de piété, de soi et de Religion, avec quoi ils en ont jà séduit plusieurs de ceux-mêmes qui avaient élu le droit chemin qui mène à salut, en détestant les péchés et mauvaises actions. Car s’il était vrai que Jésus Christ aurait tout satisfait pour eux, de la façon qu’enseignent ces Séducteurs, il ferait bien aisé et facile à la nature corrompue d’omettre les conseils et advertances de Jésus Christ pour suivre ces gloses trompeuses qui flattent les sens. Car quel besoin aurait une personne de se peiner de renoncer à elle-même et de quitter tout ce qu’elle a, si elle peut bien être sauvée sans faire ces choses par la croyance que Jésus Christ a tout satisfait pour elle ? Ce serait folie de faire autre chose que de se donner du bon temps et de l’aise en cette vie, sans se soucier de ce qui arrivera en l’Éternité : comme on voit que sont même ceux qui ont élu la voie de salut : ils s’abstiennent bien de gros péchés ou choses répréhensibles devant les hommes : mais ils ne veulent pas suivre les conseils de Jésus Christ en renonçant à eux-mêmes, ou embrassant la pénitence, la bassesse et humilité de Jésus Christ.
8. N’est-ce pas là une séduction pour les élus mêmes, puisque personne ne sera sauvé sinon ceux qui mourront en l’AMOUR DE DIEU, et qu’on promet le salut à tous ceux qui vivent et meurent en l’Amour et estime d’eux-mêmes, moyennant qu’ils aient une foi imaginaire que Jésus Christ a tout satisfait pour eux ? Comme si le salut ne dépendait que de la fantaisie ou imagination des hommes qui proposent des fois et croyances frivoleuses les uns aux autres ! Pendant qu’ils ont encore en main l’Évangile, là où Jésus Christ dit : Qui croit en moi fait les œuvres que je fais, voire en fera encore davantage. Et ailleurs il dit : Qui croit en moi garde mes commandements, ou : Si vous m’aimez gardez mes commandements. Cela est autre chose que de croire en son imagination corrompue que Jésus Christ a tout satisfait pour les hommes. Puisque ce n’est pas croire en lui si cette croyance n’opère en l’âme la force de faire ce que Jésus Christ a fait et de garder ses commandements ; puisque toutes les autres croyances, telles qu’elles puissent être, sont toutes fois mortes qui ne profitent rien à salut ; et qu’il n’y peut avoir autre foi vivante que celle qui opère les œuvres de cette foi. Par exemple, celui qui a la foi en Jésus Christ, il ne croit pas seulement en sa doctrine ou en ce qu’il a dit : Soyez mes Imitateurs ; ou : Prenez votre croix, et me suivez ; renoncez à vous-même ; quittez toutes choses ; prenez la dernière place, etc. Mais celui qui croit véritablement en Jésus Christ, il met toutes ces choses en pratique à son possible, et tâche en effet de suivre Jésus Christ le plus près qu’il peut. Comme l’amant tâche toujours de s’approcher de l’aimé à son possible, ainsi s’approche l’homme vraiment Chrétien autant qu’il peut des œuvres que Jésus Christ a faites en étant sur la terre, afin qu’il suive de plus près à toute Éternité Jésus Christ qu’il aime, à cause qu’il a dit : là où je suis mes Serviteurs y seront aussi. Et pour suivre Jésus Christ en sa gloire, le Chrétien tâche de le suivre en cette vie en sa bassesse et en son humilité et pauvreté.
9. Et lorsque les Gloseurs de maintenant disent que c’est se justifier soi-même de faire des bonnes œuvres, ce n’est que pour séduire les élus mêmes sous un pieux prétexte de vouloir attribuer la cause de leur salut à Jésus Christ seul. Ce qui en apparence a quelque couleur d’honorer Jésus Christ par cette attribution : quoiqu’en effet et en vérité devant Dieu c’est grandement le déshonorer et mépriser, en voulant l’obliger à porter les peines dues aux péchés des hommes méchants, qui passent toutes leurs vies à offenser Dieu en méprisant les conseils et moyens si salutaires que Jésus Christ leur venu enseigner de parole et de faits, en leur disant : J’ai tout fait pour vous donner exemple. Car quel honneur peut revenir à Jésus Christ d’appliquer ses mérites à des personnes s’aimant elles-mêmes au lieu d’aimer Dieu de tout leur cœur (qui est la fin unique pour laquelle l’homme a été créé de Dieu, et pour rien d’autre) ? Et puisque Jésus Christ même dit qu’il faut accomplir toute Justice, est-il à croire qu’il serait juste que l’innocent portât les peines du coupable, et que Jésus Christ souffrît pour des âmes criminelles de lèse-Majesté Divine, pendant que ces coupables veulent vivre à l’aise en se moquant de la bassesse, pauvreté et humilité de Jésus Christ, disant avec mépris que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, et qu’il ne leur reste plus rien à faire, sinon à se donner le bon temps pendant que Jésus Christ souffre et pâtit pour leurs péchés ? Ce qui, au jugement du méchant même, serait grande injustice : laquelle ils commettent cependant devant Dieu, quoiqu’avec des paroles controuvées ils veulent faire entendre que c’est honorer Jésus Christ en voulant être sauvés par le mérite de ses souffrances.
10. Ce qui flatte extrêmement les hommes de maintenant en leurs péchés, et fait qu’ils ne se convertissent, mais périssent éternellement par ces faux donner- à -entendre. Car il est bien à croire que jamais nulles personnes de bonne volonté ne seraient venues à telle extrémité d’oubli de Dieu si ces savants n’avaient enseigné au peuple une doctrine si abominable, qu’icelui fera sauvé par les mérites de Jésus Christ quoiqu’ils demeurent et meurent en leurs péchés, comme on voit que font les Chrétiens de maintenant, qui ayant perdu la Crainte et l’Amour de Dieu vivent sans souci, chacun à sa mode, en suivant (comme les bêtes) l’instinct de leur brutale nature en mépris de la Loi Évangélique, qui est la vraie réglé du Chrétien, au niveau de laquelle il doit régler toutes ses paroles et actions. Pendant qu’on ne voit en tous leurs comportements plus rien de semblable ; au contraire, l’on n’entend de ces savants que des mépris et des moqueries lorsqu’on propose la nécessité de faire des bonnes œuvres ou d’imiter Jésus Christ ; avançant pour couvrir leurs séductions que c’est se justifier soi-même de faire des bonnes œuvres, ou que c’est vouloir mériter le Paradis par nos bonnes œuvres. Ce qui est faux et abusif : puisque Dieu nous a créés tout-justes et parfaits, et nous a donné par sa seule bonté et miséricorde le Paradis qu’il avait préparé pour l’homme avant qu’il fût créé, et par conséquent était incapable de le mériter.
11. Car Dieu n’a eu besoin des bonnes œuvres ou des mérites des hommes pour les sauver, vu que par sa seule miséricorde il a créé tous les hommes en général à salut et, sans leur intervention ou coopération à ce salut, leur d a donné la grâce pour être sauvés, puisqu’ils n’avaient encore reçu l’être au temps que Dieu les a voulu prédestiner à la vie Éternelle bien heureuse. Mais depuis que l’homme, de sa libre volonté, a abusé de cette grâce et s’est servi d’icelle pour s’aimer soi-même et les autres créatures au lieu de Dieu, l’homme a perdu l’hérédité de ce Paradis à lui si gratuitement donné, pour choisir en ce monde misérable son Paradis de délices, faisant l’échange pernicieux des joies et délices éternelles pour prendre et choisir les délices passagères de ce monde périssable. Et par ce moyen l’homme s’est perdu et damné soi-même : après avait été fait héritier du Ciel de par Dieu, il a hérité l’Enfer et la damnation par sa propre volonté, laquelle fut tellement pervertie par le péché qu’elle ne se peut plus porter à bien faire, en ayant par le péché donné pouvoir au Diable de régir la propre volonté de l’homme, laquelle ne le peut induire qu’à mal faire, ne soit que l’homme de sa libre volonté, aidé de la grâce de Dieu (qu’il ne dénie jamais à personne), s’oppose et résiste aux suggestions mauvaises du Diable et de sa nature corrompue, leur faisant la guerre à force de résistance, par bonnes œuvres et imitation de Jésus Christ, et surmonte le Diable et cette corruption rebelle à Dieu.
12. Car l’homme ne peut jamais recouvrer son hérédité du Royaume des Cieux qu’il a si lâchement et volontairement perdu, s’il ne travaille assurément soi-même pour sortir hors de ce bourbier de péché auquel il s’est soi-même jeté volontairement. Car l’homme ne doit croire que Jésus Christ le délivre contre sa volonté de cette damnation en laquelle il s’est voulu jeter : puisque Dieu ayant créé tous les hommes libres, il ne les forcera jamais à rien, et ne les sauvera contre leur gré par les mérites de Jésus Christ ou quelques autres mérites ou moyens que ce soit : car il faut que volontairement l’homme même prenne les moyens pour se sauver ou pour se damner : puisque Dieu lui a laissé sa pleine liberté, autant après le péché d’Adam comme il avait auparavant, vu que Dieu ne change jamais ses desseins ; et puisqu’il a voulu avoir l’homme une espèce de créature toute libre, icelle liberté lui demeurera à toute éternité, soit qu’il soit sauvé, ou damné. Dieu ne lui ôtera jamais cette liberté une fois donnée. Et si les âmes bien heureuses le bénissent à toute éternité, c’est de leur franche et libre volonté, et sans contrainte : de même les âmes malheureuses maudissent Dieu à toute éternité de leurs franches et libres volontés, ne voulant se repentir ni convertir de la haine qu’elles portent à Dieu, lequel laisse agir les volontés des uns et des autres selon la liberté qu’il leur a donnée en les créant. Et comme Dieu ne leur veut ôter icelle liberté en la vie éternelle, beaucoup moins la leur ôtera-t-il en ce monde mortel, qui n’est qu’un petit temps d’épreuve durant lequel ils doivent faire le choix du bien et du mal : puisque chacune personne en son particulier a la même liberté qu’avait Adam pour tous les hommes en général, et il les pouvait tous damner ou sauver jusqu’à ce que chacune personne était venue capable d’user de sa raison : alors elle commençait à choisir le bien et le mal de sa libre volonté, sans que personne la pût forcer ou contraindre à bien ou à malfaire.
13. Et partant elle ne pouvait être sauvée par les seuls mérites de Jésus Christ ainsi qu’enseignent les savants de maintenant ; puisque ces mérites seraient une force et contrainte à salut contre la volonté de la personne. Car encore bien que les Chrétiens de maintenant ne disent pas directement qu’ils ne veulent pas être sauvés et disent au contraire qu’ils veulent être sauvés par les mérites de Jésus Christ : ce ne sont que des paroles étudiées et des mensonges lors qu’en effet ils ne veulent embrasser les moyens de leur salut que Jésus Christ leur est venu enseigner, et qu’ils méprisent les commandements de Dieu et la Loi Évangélique, qui sont les vrais moyens que Dieu même leur a donnés pour arriver au salut. C’est tout de même comme si une personne disait de vouloir passer la mer pour arriver dans un pays par de là auquel on ne peut arriver par terre ; et qu’elle dirait : « Je ne me veux pas servir de barque ou d’autre moyen pour naviguer, et je suis trop faible pour passer au travers de cette mer, et n’ai aussi des ailes pour voler sur les eaux. » Ce qui serait un fou raisonnement. Mais beaucoup plus ridicule est celui des personnes qui disent de vouloir être sauvés par les mérites de Jésus Christ sans garder les commandements de Dieu ni la Loi Évangélique, ou s’exercer à faire des bonnes œuvres : puisque cela est encore plus impossible que de passer la mer sans navire ou autres moyens nécessaires pour aller sur les eaux : d’autant que ces commandements et ces bonnes œuvres sont les uniques moyens pour arriver à salut, qui nous ont été conseillés de Dieu uniquement à cause de notre fragilité et de la faiblesse que l’âme a contractée du péché.
14. Car auparavant icelui il n’y avait pas de Lois ni de commandements de faire bonnes œuvres ; vu que le salut était donné de Dieu à tous les hommes gratuitement et sans qu’ils dussent rien faire, sinon AIMER LEUR BIENFAITEUR. L’homme avait à son commencement la force de nager au travers de la mer orageuse de ce monde par la grâce que Dieu lui avait donnée pour arriver au port désiré, où il pouvait voler avec les ailes de sa libre volonté : mais depuis par le péché il a été appesanti, et est devenu sans force ou vigueur spirituelle, se trouvant impuissant de passer la mer orageuse de ce monde pour arriver à salut sinon par les moyens des commandements et des bonnes œuvres, qui sont les barques qui mènent les hommes à salut, sans l’usage desquelles personne n’y arrivera, quoi que ces Séducteurs en disent. Et pour ce sujet l’Apôtre dit qu’il faut opérer son salut avec crainte et tremblement.
15. Était-il donc ignorant de ce que Jésus Christ avait tout satisfait et payé pour les hommes, pour leur conseiller d’opérer eux-mêmes leur salut avec crainte et tremblement ? Et Jésus Christ même devait-il leur avoir dit : Si vous ne faites pénitence vous périrez tous, puisque personne ne pouvait mieux savoir que lui, comment les hommes pouvaient être sauvés depuis le péché ? Et si iceux devaient être sauvés par les seuls mérites de Jésus Christ, icelui les eût chargés de faix insupportables lorsque la pénitence leur eût été inutile. Et il eût mensongèrement menacé les hommes de périr tous, lorsqu’ils devaient être sauvés sans pénitence, sans bonnes œuvres et sans garder les commandements. Il eût été inutile et superflu de leur donner des commandements et enjoindre la pénitence si Jésus Christ avait eu la volonté et le pouvoir de les sauver tous par le mérite de ses souffrances. Il ne devait pas prêcher sa doctrine, non plus que ses Apôtres : encore moins laisser son Évangile par écrit : puisqu’il ne fallait que s’appliquer les mérites de Jésus Christ pour être sauvés. Et à quoi bon ces Séducteurs mêmes ont-ils des Temples et des Églises pour prier et enseigner l’Évangile, puisqu’ils croient et enseignent qu’il ne se faut qu’appliquer les mérites de Jésus Christ pour être sauvés ? Toutes ces prières et ces sermons font donc superflus ou inutiles. Ils perdent bien du temps, et on leur donne bien de l’argent et des pensions pour peu de choses, si les hommes n’ont rien à faire que de croire qu’ils seront sauvés par les mérites de Jésus Christ : puisqu’en un demi quart d’heure mille personnes peuvent apprendre cette leçon et avoir cette croyance, sans aller tant de fois à l’Église et entendre tant de sermons, recevoir les Sacrements, et toutes ces choses si souvent réitérées : puisqu’il faut conclure à la fin, qu’on fera sauvé par les seuls mérites de Jésus Christ moyennant se les savoir appliquer à la mort ? Ce qui en trompera beaucoup qui, pensant à la mort s’appliquer les mérites de Jésus Christ, se trouveront en détresse d’appréhension de la damnation éternelle.
16. Et je crois que plusieurs de ceux qui vivent en cette fausse croyance mourront en désespoir. Il ne se peut faire autrement : puisqu’ils ne trouveront point ce salut ni ces mérites comme ils s’étaient imaginés. Et en trouvant leurs âmes vides de la vraie foi en Jésus Christ et des œuvres d’icelle, la pauvre âme ne se saura où tourner ; et encore qu’on lui crie aux oreilles aux abois de la mort, qu’elle s’applique les mérites de Jésus Christ, cela ne sera lors en son pouvoir, vu qu’elle n’y a nuls droits, et lui seront appliqués si durant sa vie elle n’a effectivement suivi les conseils Évangéliques. Il faut qu’une telle âme périsse, selon l’advertance de Jésus Christ : puisqu’elle n’a point voulu faire de pénitence. De quoi ces Conducteurs des âmes en seront la cause, pour ne leur avoir enseigné la vérité en pratique, les ayant flattés d’un espoir vain et imaginaire, afin d’avoir leurs amitiés et d’en tirer du profit, au préjudice du salut des âmes, qui maudiront ces Conducteurs à toute éternité pour avoir été cause de leur damnation, en leur ayant persuadé choses fausses et toutes contraires à celles qu’elles expérimenteront après la mort. Ce qui sera lors trop tard à regretter, puisque cette vie présente est notre temps d’épreuve et de pénitence, lequel étant passé ne retournera plus ; et la pénitence qu’on aura négligée en ce monde se récompensera d’une pénitence enragée pour toute éternité.
17. Voilà le chemin auquel les Conducteurs de maintenant conduisent les âmes du peuple et les font marcher plaisamment en la voie large qui mène à perdition, là où ils l’accompagnent, pour avoir choisi, aussi bien que le peuple, leur Paradis en ce monde en mépris du Paradis Éternel. Et pour demeurer en l’estime d’être gens de bien, et de pouvoir avec ce espérer le salut, ils ont trouvé l’invention d’aller en Paradis par le chemin de l’Enfer, faisant accroire, qu’ils ne peuvent être sauvés par le mérite de leurs bonnes œuvres (comme il est véritable), mais qu’ils seront sauvés par les seuls mérites de Jésus Christ. Ce que la nature corrompue recevra bien volontiers lorsqu’elle veut croire au mensonge, puisqu’elle est sensuelle et paresseuse de sa nature, bien aisément elle se dispensera de faire pénitence, ou de renoncer à elle-même lors qu’elle croira d’être sauvée sans faire ces choses : elle serait une folle de se peiner et travailler par pénitence lorsque cela n’est pas nécessaire : la partie bestiale de la personne y trouverait bien son compte. Mais si l’âme du Chrétien veut ouvrir les yeux, elle peut bien voir que ces nouvelles doctrines ne sont que des nouvelles séductions des hommes relâchés, qui ne voulant prendre le chemin étroit dont Jésus Christ a dit qu’il mène à salut, ils veulent néanmoins faire accroire qu’ils seront sauvés par le chemin large qui mène à perdition. Et en ne voulant porter nom de fourvoyés de la droite voie, mais de mener une vie salutaire ; ils ont trouvé l’invention de mépriser les bonnes œuvres sous prétexte qu’icelles donneraient de la gloire à l’homme en lui faisant croire qu’il serait sauvé par ses propres mérites, en mépris des mérites de Jésus Christ.
18. Ce qui est la plus fine ruse de Satan que j’aie jamais découverte. Et pour sa subtilité elle a jà séduit plusieurs hommes de bonne volonté, qui ne voulant se justifier eux-mêmes, ont cessé de faire des bonnes œuvres, et de renoncer à eux-mêmes. Et ce mal est venu si avant, que toute la Chrétienté est devenue un Athéisme universel, ne connaissant plus de Dieu, bien loin de le craindre et l’aimer. Pendant quoi les hommes vivent et meurent en repos, croyant avec ce qu’ils seront sauvés par les mérites de Jésus Christ, comme ces Conducteurs enseignent.
19. Il est bien vrai que PERSONNE NE SERA ET N’A ÉTÉ JAMAIS SAUVÉ QUE PAR LES MÉRITES DE JÉSUS CHRIST. Car s’il n’eût pas mérité vers son Père le salut pour tous les hommes, iceux étaient tous effectivement damnés par le péché d’Adam ; et fussent demeurés à toute éternité en cette damnation, comme les Diables, si Jésus Christ ne se fût rendu notre Médiateur vers son Père Éternel. Et comme l’Écriture dit que la prière du Juste a beaucoup de pouvoir, Jésus Christ le Juste a alors obtenu de Dieu son Père par ses prières le pardon pour tous les hommes, à condition qu’ils feraient la pénitence nécessaire à leurs fragilités.
20. Ce n’est pas que Dieu avait besoin de leur pénitence pour les sauver, puisqu’il les avait absolument sauvés et remis en grâce par les prières de son Fils Jésus Christ. Mais les hommes avaient lors besoin de cette pénitence pour se bien maintenir en cette deuxième grâce reçue : puisque les délices, les aises, et la beauté du Paradis terrestre avaient fait retirer les affections d’Adam de l’Amour de son Dieu, fort facilement il fût retombé en cette même faute si Dieu l’eût laissé vivre en délices après son pardon. C’est pourquoi que par un soin et Amour paternel Dieu lui a enjoint la pénitence de cultiver la terre et gagner sa vie à la sueur de son visage : afin que ces labeurs et ces humiliations l’eussent tenu en crainte et en l’Amour de son Dieu ; et que ces emplois continuels et pénibles lui eussent remémoré son péché pour s’en humilier devant Dieu.
21. Voyez, Ami Lecteur, pourquoi Dieu a enjoint la pénitence à l’homme. Ce n’est point qu’il prenne plaisir à nous voir peiner ou souffrir : puisqu’il nous avait donné premièrement toutes sortes de délices et plaisirs : mais c’est qu’en voyant que notre fragilité n’a su bien user de ces délices et repos du Paradis terrestre sans oublier son Dieu, ç’a été force que ces délices lui fussent ôtées, et qu’il lui fût enjoint une vie pénitente pour le tenir en son devoir de Craindre et d’Aimer Dieu. Cela est la plus grande faveur qu’il pouvait faire aux hommes, et le plus puissant moyen qu’il leur pouvait donner pour les sauver, ou, pour mieux dire, pour les maintenir dans le salut que Dieu leur avait redonné pour la deuxième fois par les Mérites de Jésus Christ. Car sans cette pénitence enjointe, il est à craindre que tous les hommes sortis d’Adam, chacun en son particulier, eussent tous abandonné l’Amour de Dieu pour mettre leurs affections ès délices du Paradis terrestre et en la complaisance d’eux-mêmes, comme avait fait Adam ; et partant ils fussent tous péris, chacun par ses propres péchés, nonobstant la grâce du pardon reçu : puisque la première grâce donnée à Adam était grandement affaiblie ès autres hommes par son péché, et partant fussent plus profondément tombés dans l’oubli de Dieu que lui n’avait fait, si en cas Dieu par ce soin paternel ne leur eût mis le caveçon de la pénitence en la bouche pour les conduire en la droite voie. Mais les hommes ingrats et méchants au lieu de bénir Dieu qu’il leur a donné cette bride de pénitence, et le prier qu’il les veuille conduire avec icelle au port de salut ; ils murmurent contre Dieu, le faisant passer comme cruel pour leur avoir enjoint la pénitence ; et la portent à regret, voire la méprisent maintenant : quoique Jésus Christ l’ait venu confirmer et pratiquer en sa propre personne, l’enseignant aux Chrétiens comme une chose nécessaire à leur salut, les admonestant de l’embrasser, voire menaçant qu’ils périront tous s’ils ne font pénitence. Mais ces nouveaux Docteurs, voulant secouer ce joug de cette pénitence si nécessaire, ont trouvé des pieux prétextes pour la décréditer, voire en annuler l’usance, faisant accroire au peuple que c’est se justifier soi-même de faire pénitence : là où véritablement c’est s’humilier devant Dieu et suivre ses ordonnances, afin d’aider notre faiblesse et de brider la nature corrompue, qu’elle ne s’échappe plus de la crainte et de l’Amour de son Dieu.
22. Voilà, Ami Lecteur, ainsi que ces nouveaux Casuistes renversent maintenant le sens des Écritures Stes et méprisent les conduites de Dieu pour estimer leurs gloses et fausses suppositions puisées assurément au fond de l’enfer, pour damner les hommes, et les mener en carrosse ès enfers avec des plaisants discours, que c’est se justifier soi-même de faire des bonnes œuvres ; ou que c’est vouloir mériter le Paradis par icelles. Ce qui est tout à fait abusif : puisque toute notre Justification vient de Dieu, qui est seul Juste ; et que toutes nos bonnes œuvres ne peuvent jamais rien mériter pour la Vie Éternelle, laquelle Dieu nous donne gratuitement, sans notre entremise : mais il faut que nous fassions les bonnes œuvres pour la nécessité qu’en a notre corruption revêche aux ordonnances de Dieu. Car si la raison de l’homme ne la contraint, elle contredira toujours à toute sorte de biens ; pour être de sa nature inclinée à toutes sortes de maux, et résistant à toute sorte de biens. Et c’est pour dompter cette nature rebelle qu’il faut faire des bonnes œuvres, et point pour nous justifier par icelles : puisque les bonnes œuvres ne sont que les marques de nos crimes, qui nous humilient et confondent pour ce sujet, au lieu de nous justifier, puisque celui qui est juste devant Dieu n’a besoin de faire des bonnes œuvres ; mais bien le pécheur et le criminel lorsqu’il se trouve si éloigné de la crainte et de l’Amour de Dieu par la corruption que le péché a apportée en sa nature : à laquelle il faut résister comme à son ennemi Capital. Car si cette corruption n’est vaincue par pénitence et mortification, jamais elle ne sera soumise à Dieu.
23. En sorte que nos bonnes œuvres servent seulement à dompter notre nature rebelle pour la rendre soumise à la volonté de Dieu, à laquelle elle s’oppose toujours jusqu’à ce qu’elle soit terrassée et surmontée. C’est pourquoi Jésus Christ enseigne de renoncer à nous-mêmes et faire des bonnes œuvres : point pour nous glorifier par icelles, puisqu’il n’y a dedans que matière d’humiliation et mépris de nous-mêmes, en voyant et trouvant en nous une rébellion au bien que le péché y a apporté, qui ne se surmonte que par force de soumission et de violence faite à nous-mêmes : ce de quoi l’Écriture nous avertit, en disant que le Royaume des Cieux souffre force et que les violents le ravissent. En quoi elle nous tromperait aussi s’il était vrai que Jésus Christ ait tout satisfait pour nous : l’on ne devrait plus faire de violence pour emporter le Royaume des Cieux par force. Et s’il n’y a que les violents qui le ravissent, ceux qui veulent seulement croire que Jésus Christ a tout satisfait pour eux ne le peuvent ravir, ni emporter ce Royaume, pour ne vouloir faire faire aucune violence afin de surmonter leur corruption, mais s’attendre sur les seuls mérites de Jésus Christ par une croyance frivoleuse que nous penserions mériter le salut par nos bonnes œuvres : ce que nulles gens de bien ne peuvent croire, en sachant que Dieu seul nous a donné son Paradis par sa pure grâce, et redonné par sa seule miséricorde.
24. En sorte qu’il n’y a que nous-mêmes qui avons besoin de bonnes œuvres pour la rébellion de notre nature corrompue, tellement qu’icelles servent à nous humilier, au lieu de par icelles nous vouloir justifier, comme disent ces Imposteurs, qui pour de créditer les bonnes œuvres tant recommandées et pratiquées par Jésus Christ et ses Apôtres, disent que c’est se justifier soi-même que faire des bonnes œuvres : quoi que tous ceux qui les ont suivis ou été Chrétiens aient fait pénitence : puisque nuls Saints ne sont entrés en Paradis que par la crois et les souffrances, auxquels néanmoins les souffrances et mérites de Jésus Christ devaient être plus appliqués qu’à nuls autres, encore moins aux hommes méchants qui vivent et meurent aujourd’hui en la croyance d’être sauvés par les mérites de Jésus Christ sans aucune conversion ou pénitence.
25. Ce qui ne peut être fondé que sur la doctrine de ces Séducteurs prédits par Jésus Christ qu’ils doivent venir ès derniers temps pour en séduire plusieurs. Ce que je vois maintenant être arrivé, puisque les Esprits des hommes sont tellement ensorcelés qu’ils croient beaucoup plus au mensonge qu’à la vérité, laquelle ils ne veulent recevoir, quoique cette vérité se présente maintenant si clair à leurs yeux : plusieurs s’en détournent pour se vouloir tenir au mensonge. Et cela sera leur condamnation, prononcée par la bouche de Jésus Christ lorsqu’il dit : La lumière est venue au monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres qu’icelle lumière. Et comme l’Écriture parle toujours, elle dit encore aux hommes de maintenant que c’est leur condamnation, que la lumière est venue au monde, et qu’ils aiment plus leurs ténèbres qu’icelle lumière.
26. Et il est très juste que de semblables personnes soient condamnées encore qu’elles n’auraient pas d’autres crimes que celui que la lumière de vérité leur étant présentée, ils l’ont méprisé, voire calomnié, afin de demeurer avec honneur dans leurs ténèbres ; et faire que personne n’estime la lumière de vérité qu’iceux ne veulent suivre. Par où je désespère de la conversion des hommes en général, pour les voir tous dans l’aveuglement au fait de leur salut éternel, ne soit que quelqu’un d’entr’eux en particulier se veuille convertir, en quittant les erreurs pour suivre la vérité qui vient de Dieu, reprenant effectivement l’Esprit des Chrétiens de l’Église Primitive : qui est le seul chemin de salut, et la dernière Miséricorde que Dieu fera aux hommes, en leur montrant principalement comment qu’ils sont déchus du vrai Christianisme, et ont reçu de leurs Savants le mensonge pour la vérité, qui est Dieu, et ne changera jamais, quoi que les hommes changent, disent ou fassent. Ils n’ont que faire à plus dire in illo tempore : puisque Dieu n’est sujet à temps ni à nuls changements, qu’il est maintenant le même Dieu qu’il était au temps de l’Église Primitive, et que nous sommes des mêmes personnes fragiles sorties d’Adam comme étaient celles qui vivaient en l’Église Primitive, qui avons même reçu plus de grâces et de lumière de Dieu que n’ont eues celles de l’Église Primitive, à qui la doctrine de Jésus Christ n’était si connue ni si confirmée comme elle a été depuis par tant de miracles et de merveilles que Jésus Christ et ses Apôtres ou disciples ont confirmé par leur sang. En sorte qu’il n’y a rien plus à douter en la foi et doctrine de Jésus Christ, mais il y a bien à lamenter que les Chrétiens ne veulent conformer leurs œuvres à leur croyance : puisqu’en croyant en Jésus Christ, ils détruisent par leurs œuvres cette foi ; et cela par un tel aveuglement d’Esprit, qu’ils se persuadent encore d’être des Chrétiens lorsque véritablement ils sont devant Dieu des Anti-Chrétiens faisant toutes leurs œuvres directement contraires aux enseignements de Jésus Christ.
27. Et cela par l’aveuglement que les savants ont su jeter dans les yeux de l’entendement des hommes, leur ayant su persuader qu’ils seront bien sauvés sans l’observance de la Loi Évangélique. Ce qui est faux et abusif : puisque Jésus Christ est venu à la dernière heure pour apporter aux hommes le dernier remède à leurs maux. Et ils ne doivent plus attendre d’autre miséricorde de Dieu pour les hommes que celle que Jésus Christ leur a obtenue lorsqu’il s’est revêtu de notre mortalité, puisque lors pour la seconde fois il a mérité pour les hommes le pardon de leurs péchés particuliers, à condition d’en faire pénitence à cause de leurs fragilités, en ayant retiré leurs affections de Dieu pour les mettre en des créatures corrompues, voire plus fortement qu’Adam n’avait fiché ses affections en des créatures parfaites, comme elles étaient dans le Paradis terrestre avant son péché. Et comme il a fallu pour sa fragilité que Dien l’eût fait déchasser de ce Paradis, craignant qu’il n’eût encore mis ses affections sur les mêmes créatures, voire après leur corruption ; Dieu lui a donné la pénitence, afin que cette occupation nécessaire de gagner sa vie à la sueur de son visage l’eût détourné de l’amour de cette vie, puisqu’il y devait vivre en pénitence Et Jésus Christ est venu faire le même devoir charitable vers les hommes en leur apportant sa Loi Évangélique, qui n’est que pour leur ôter les occasions de se damner par le moyen de l’affection des créatures, qu’ils aimaient.
28. Jésus Christ a bien obtenu le pardon de Dieu son Père pour tous les hommes qui vivaient lors à condition qu’iceux se convertiraient et feraient pénitence : mais non autrement. Car si Jésus Christ avait obtenu de son Père ce pardon absolu pour les hommes sans cette condition de pénitence, il est à croire qu’iceux eussent aussitôt perdu cette grâce et ce pardon reçu, retombant aussitôt en péchés par leurs grandes fragilités ; et que Jésus Christ les aurait eu rachetés en vain de la damnation, puisqu’ils y fussent retombés facilement, étant encore dans la même occasion qui les avait fait tomber auparavant, ayant quitté l’Amour de Dieu pour mettre leurs affections à eux-mêmes, à de l’honneur, à de l’argent, ou à des plaisirs sensuels. Et si Jésus Christ eût obtenu pour les hommes le pardon de leurs péchés sans la condition de garder sa Loi Évangélique, il est à craindre que pas un homme n’eût été sauvé par ce deuxième pardon obtenu par Jésus Christ : puisque par leurs fragilités ils eussent encore retourné leurs affections vers eux-mêmes et ces autres créatures, comme ils avaient fait avant ce second pardon obtenu.
29. Si bien que cette Loi Évangélique n’est pas donnée pour surcharger les hommes, mais leur ôter les moyens avec lesquels ils s’étaient retirés de Dieu pour se perdre éternellement. Ce qui leur fût arrivé si Christ n’était venu du Ciel en terre pour leur faire voir par quels moyens ils avaient perdu la grâce de Dieu et vivaient en état de damnation, et ne pouvant jamais obtenir le salut sans se convertir et faire pénitence. À cause que Dieu n’ayant créé l’homme à d’autre fin que pour être aimé de lui, il ne le veut sauver s’il ne demeure en son Amour. Et lorsque l’homme a mis ses affections en autre chose qu’en son Dieu, il vit en sa disgrâce, et sera assurément damné si durant sa vie il ne retourne en son Amour.
30. Il ne faut pourtant croire que c’est Dieu qui damne l’homme, puisque de lui ne peuvent sortir nuls maux : mais l’homme se damne soi-même lorsqu’il sort de l’Amour de son Dieu, pour lequel seul il avait été créé : en sorte que la privation de cet Amour de son Dieu est l’Enfer, comme la jouissance de cet Amour est le Paradis. Et lorsque volontairement l’homme veut sortir de cet Amour, il se veut damner, et ne veut pas être sauvé, puisqu’il ne le peut jamais être en mourant hors de cet Amour de Dieu, dans lequel il peut demeurer et sortir de sa libre volonté, vu que Dieu ne contraindra jamais l’homme, à cause qu’il lui a plu de le faire une créature toute libre. C’est à elle à choisir de mettre ses affections au Ciel ou bien à la terre : ce qui est faire choix du Paradis ou bien de l’Enfer. Et Dieu ne sauvera jamais une personne par les mérites de Jésus Christ si elle meurt hors de l’Amour de Dieu, puisque ce serait contraindre la volonté libre de l’homme en l’obligeant à demeurer pour toute éternité dans l’Amour de Dieu lorsque l’homme même n’y a pas voulu vivre durant cette vie mortelle, ayant voulu mettre ses affections à la terre et au temps ; il ne peut avoir après sa mort sinon ce qu’il a choisi lui-même volontairement, c’est à dire, la damnation, qui est la privation de l’Amour de son Dieu. Car encore bien que l’on appelle de noms divers les péchés et la damnation, ce n’est pourtant en essence que la privation de l’Amour de Dieu, laquelle privation fait le péché et aussi l’Enfer : puisque véritablement la privation de tous biens est la possession de tous maux, et l’un se doit appeler de nom propre le Paradis, comme l’autre l’Enfer : comme ils sont véritablement devant Dieu.
31. Mais les hommes ignorent ces choses à cause des discours et gloses imaginaires qu’ont inventé les Savants de notre temps, qui avec tant de paroles ont déguisé la vérité et la réalité des choses. Ils font comme les Apothicaires qui donnent des hauts noms à leurs drogues pour amuser le peuple ignorant en pipant leur argent, vendant quelquefois du fient de vache ou de chevaux comme choses de valeur, à cause qu’ils leurs ont donné le nom d’herbes de mille-fleurs ; et les simples gens pensent être quelque distillation de mille fleurs, comme cette eau en porte le nom. Tout de même trompent les savants de maintenant le peuple par leurs raisons étudiées et leurs paroles controuvées au préjudice de la vérité. Car ils disent mensongèrement que les hommes seront sauvés si seulement ils se savent appliquer les mérites de Jésus Christ ; et que ce serait se justifier soi-même de faire des bonnes œuvres pour être sauvé. Ce qui en apparence semble grande humilité, de vouloir attribuer l’honneur de notre salut à Jésus Christ seul. Ce sont des hautes raisons pour donner à spéculer aux hommes : mais en effet ce n’est que le suc du fient de vaches ou de chevaux qu’on appelle mille-vertus, où il n’y a que vices et péchés. Car celui qui croit d’être sauvé par les seuls mérites de Jésus Christ n’a garde d’opérer son salut avec crainte et tremblement, selon le conseil de l’Apôtre ; et ne tâchera aussi à son possible d’acquérir l’Amour de Dieu pour lequel il a été créé : puisqu’il peut être sauvé sans ce faire par les mérites de Jésus Christ seul, ensuite de quoi ç’aurait été en vain que Dieu a donné à l’homme des commandements lorsque sans les observer il peut être sauvé par les seuls mérites de Jésus Christ. Et l’homme n’avait aussi besoin de Bible ou d’Évangile, encore moins de pratiquer les enseignements de Jésus Christ, puisqu’il leur suffit de savoir que Jésus Christ même a tout satisfait pour eux tous, en s’imaginant que ce lui est faire honneur de le laisser porter la crois seul, de le faire mépriser et outrager, et finalement pendre à un Gibet comme s’il était un criminel. Et tout cela porte le nom de faire honneur à Jésus Christ en lui voulant attribuer les mérites de notre salut.
32. Et je demanderais volontiers à ces Gloseurs et donneurs de faux noms ou fausses explications aux mystères divins, s’ils estimeraient qu’on leur ferait honneur de se voir traiter comme on a traité Jésus Christ pour entendre des hommes qu’ils leur attribueront l’honneur de leur salut ? Ne diraient-ils pas avec raison qu’ils ne veulent avoir de l’honneur qui leur coûterait si cher et leur serait si pénible et déshonorable, duquel ils veulent bien être privés quoique tous les hommes périssent ? Quel honneur donc peut-il arriver à Jésus Christ lorsque les hommes disent de bouche de lui vouloir attribuer les mérites de leur salut, pendant qu’ils demeurent ennemis de Dieu, enfreignant ses commandements, et ne voulant faire ce pourquoi il les avait créés ? Ne faudrait-il pas que Jésus Christ se déclarât ennemi de Dieu en favorisant ainsi ses ennemis que de les vouloir sauver par ses seuls mérites pendant qu’iceux demeurent ennemis de Dieu et s’efforcent à l’offenser tous les jours davantage ? L’on ne pourrait trouver de semblable infidélité entre les amis Civils que celle qu’on veut attribuer à Jésus Christ. Car l’ami qui favoriserait l’ennemi de son ami, il se déclarerait indirectement traître et ennemi de son Ami, lequel aurait sujet de le tenir pour tel devant Dieu et les hommes. Combien plus Dieu aurait-il sujet de mépriser son Fils Jésus Christ s’il avait eu l’intention de sauver les hommes pécheurs qui veulent continuer dans leurs péchés sans les vouloir quitter, par ses seuls mérites ? Il commettrait en cela grande injustice et infidélité devant Dieu et les hommes. Ce qu’il ne peut jamais faire : puisqu’il est parfaitement uni à la volonté de son Père, il ne peut vouloir que ce que son Père veut ; et étant parfaitement Juste, il ne peut jamais commettre aucune injustice. Ce qu’il commettrait s’il sauvait les hommes de maintenant qui meurent dans leurs péchés, voire les augmentent journellement, en s’éloignant toujours de plus de l’Amour de leur Dieu.
33.
Car jamais depuis que le monde est créé, les
hommes ne sont arrivés à un tel
degré d’oubli de Dieu et de son Amour comme ils
font maintenant, pendant qu’on
leur prêche qu’ils seront
sauvés par les mérites de Jésus Christ.
Ô
fausse leçon et abominable doctrine qui a fait
périr tant d’âmes de bonne
volonté par l’aveuglement de leur esprit pour
avoir cru au mensonge plutôt qu’à
la vérité ! Et maintenant lorsque la
vérité de Dieu paraît,
commençant à
se découvrir ces
Personnes qui ont séduit les hommes par des mensonges,
disent que les vérités
de Dieu sont des mensonges et des
hérésies. Ce qui en aveugle encore
beaucoup, voire des bien-intentionnés, qui croiraient de mal
faire à suivre les
conseils Évangéliques, en craignant que ce
serait se justifier soi-même de
vouloir imiter Jésus Christ, comme ces
Séducteurs des Âmes leurs ont su
persuader en leur crevant les yeux de l’entendement afin
qu’ils ne regardent la
vérité. Par où l’on peut
assez voir que nous sommes arrivés ès
derniers
temps, et que l’abomination de la
désolation est dans le sanctuaire :
puisque ceux qui sont assis en la place des envoyés de Dieu
trompent et
séduisent le peuple par de fausses doctrines, leur faisant
croire qu’ils
seront sauvés en vivant et mourant dans leurs
péchés comme un chacun vit à
présent. Car on ne voit qu’inimitié,
fraudes et tromperies entre les hommes de
maintenant. Et l’on ne saurait acheter un morceau de pain en
fidélité et
justice, tellement est la charité refroidie entre les hommes
de
maintenant : pendant que c’est à de
semblables qu’on prêche
continuellement qu’ils seront sauvés par
les mérites de Jésus Christ. Et
l’on m’a fort blâmée de ce que
j’ai écrit en la PIERRE
DE
TOUCHE,
que je les laisse libres à prêcher cela
jusqu’à ce que le Diable les emporte
tous : ce qui n’est qu’une
charitable advertance, puisqu’assurément
tous ceux-là iront au Diable qui demeurant en leurs
péchés pensent être
sauvés par les mérites de Jésus Christ.
34. Je ne veux pas dire seulement tous ceux qui demeurent dans des péchés grossiers, répréhensibles devant les hommes : mais je veux dire aussi que toutes les personnes qui mourront hors de l’Amour de Dieu dans leur amour-propre iront au Diable, et il les emportera assurément avec lui ès Enfers à la mort, sans rémission : puisque c’est un arrêt donné de Dieu que personne ne sera sauvé s’il ne meurt en son Amour : vu que la seule fin pourquoi Dieu a créé l’homme a été pour être aimé de lui, et pas pour autre fin. Ce qui se peut comprendre par un bon jugement naturel, en considérant ce que l’homme fait en ce monde, où il naît avec douleur, il y vit en souffrance et fort en détresse, sans y avoir fait autre chose que souffrir et pâtir. Ce que Dieu ne peut avoir eu pour fin en créant l’homme, puisque toutes les fins et tous les desseins de Dieu sont bons, parfaits et accomplis ; et qu’on ne voit en l’homme aucune perfection durant cette vie présente, mais plutôt misères et défauts. Ce que Dieu n’a jamais donné à l’homme qui de soi-même a acquis ces maux par ses péchés. Il faut de nécessité que Dieu ait eu une autre fin pour avoir créé l’homme, et qu’il lui réserve un autre état que celui qu’il peut avoir en cette misérable vie, et qu’il ait partant créé l’homme pour être aimé de lui à toute éternité, à cause que tous ses desseins sont toujours éternels et ne changeront jamais.
35. Par où se peut voir que l’homme doit mourir en l’Amour de Dieu pour être sauvé, puisqu’il est créé seulement pour cet AMOUR. Et même je crois qu’en mourant en cet AMOUR, l’homme sera après la mort aussi longtemps privé de la jouissance parfaite de cet Amour (qui fait le Paradis) comme il a été peu ou longtemps hors de l’Amour de son Dieu durant cette vie mortelle. Ce que j’appelle le purgatoire. Et quoique ces Gloseurs se rient de ces mots ou termes de purgatoire, il est pourtant réel, comme Dieu me le fait connaître. Car l’âme demeure toujours souillée en vivant hors de l’Amour de son Dieu. Et puisque rien de souillé n’entrera au Royaume des Cieux, selon l’Écriture ; elle n’y peut entrer, bien qu’elle mourrait en cet Amour, si elle n’a regretté par pénitence la privation de cet Amour. Et pour aussi longtemps que cette privation a duré en ce monde, il faut que cette privation dure aussi longtemps après la mort comme elle a duré en cette vie, ne soit que par larmes de repentance l’on obtienne de Dieu la rémission en cette vie : alors l’on peut être uni à Dieu en mourant en son Amour, et jouir d’icelui à toute éternité. Ce qui fait le Paradis, ou la vie éternelle bien heureuse.
36. Mais de vouloir croire qu’en vivant et mourant privé de cet Amour l’on serait sauvé par les mérites de Jésus Christ, ce serait se tromper grandement : puisque cela n’arrivera jamais à personne. Et Jésus Christ n’a rien voulu mériter pour les personnes qui ne veulent accomplir la condition du pardon qu’il a obtenu de son Père pour les hommes en venant se revêtir de leur mortalité : puisqu’il a été lors leur pleige et caution, promettant pour eux qu’ils se convertiront et feront pénitence le reste de leur vie, comme Adam a accompli la sienne après le pardon de ses péchés, sans laquelle accomplir il ne pouvait être sauvé encore bien que Jésus Christ s’entremit pour lui : puisque ce salut lui était rendu à condition d’accomplir la pénitence enjointe, et non autrement. Tout de même ne peut être sauvé le Chrétien s’il n’accomplit la Loi Évangélique que Jésus Christ leur a imposée et promis à son Père qu’ils l’accompliront. C’est pourquoi ceux qui ne mettent cette Loi en pratique ne peuvent aussi jouir des Mérites de Jésus Christ, pour n’être pas ses disciples, de quoi Jésus Christ les avertit en disant à son Père Éternel : Je ne prie point pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donné du monde.
37. Or si Jésus Christ n’a point voulu seulement prier pour ceux qui sont du monde, combien moins voudra-t-il sauver par ses mérites ceux pour qui il ne veut point prier ? Je doute, Ami Lecteur, que sur ce passage vous m’alléguerez que tous ceux qui sont du monde, pour qui Jésus Christ ne veut pas prier, sont seulement les personnes qui à l’extérieur vivent en pompes et vanités, richement vêtus d’or et de velours, qui vont en carrosse ou à cheval, bien harnachés, en bravade. Mais vous vous trompez : puisque tous ceux-là sont du monde qui aiment les aises, plaisirs et richesses de cette vie, ou qui ne sont pas régénérés en l’Esprit de Jésus Christ, cherchant les choses d’en haut et non plus celles qui sont sur la terre, comme dit l’Apôtre. Car tous ceux-là sont du monde qui aiment les choses périssables de cette vie. Or quelles personnes vivent à présent qui ne cherchent pas ces choses, puisqu’on voit un chacun s’étudier à gagner de l’argent pour vivre à l’aise, ou pour se faire honorer et servir ? Et avec cela, l’on veut faire croire qu’on n’est pas du monde, lors que même l’on en est des membres principaux, qui souvent participent plus aux biens du monde que ceux qui à l’extérieur font parade de leurs vanités. Mais à cause que les hommes sont aveugles, ils ne discernent pas seulement les choses matérielles qu’ils ont devant les yeux, comment pourraient-ils discerner les choses Divines et spirituelles qui concernent le salut de leurs âmes ? Cela leur est impossible aussi longtemps qu’ils se gouvernent par esprit humain. C’est ce que Jésus Christ disait à ses Apôtres lorsqu’ils lui demandèrent comment le riche serait sauvé ? Il leur dit qu’il est impossible quant à l’homme, mais est possible quant à Dieu.
38. Mais l’aveuglement des hommes est maintenant si grand qu’ils n’entendent ce passage non plus que les autres de la Ste Écriture. Ils en reçoivent les explications, et avec ce pensent avoir trouvé la vérité, quoiqu’ils n’aient que les erreurs et imaginations qu’un chacun d’eux ont pris pour des vérités : encore que bien souvent ces Explicateurs se contredisent directement l’un à l’autre : d’où sont venues tant de divisions et diverses sortes de Religions, desquelles une chacune se dit être la meilleure pour avoir tiré ses fondements des Saintes Écritures : comme s’il y avait divers Dieux, diverses vérités et doctrines contredisantes l’une à l’autre. Ce qui ne peut être véritable : pendant qu’un chacun veut croire et maintenir la Religion qu’il a choisie, pensant même avoir le salut par icelle. Ce qui ne peut venir que du grand aveuglement des hommes de maintenant, auxquels on a persuadé de croire au mensonge au lieu de la vérité de Dieu, laquelle on méconnaît si fort qu’on ne la veut pas recevoir lorsqu’elle se présente : depuis que les Conducteurs ont donné le nom d’hérésies et de blasphèmes contre Dieu à sa pure vérité, le peuple en a conçu de l’aversion ; en sorte que la vérité de Dieu est maintenant méprisée, et la vérité des hommes est reçue et suivie, encore bien qu’elle les conduise ès Enfers. Il leur semble que c’est assez de vivre en ce monde en repos, espérant le salut par les mérites de Jésus Christ : quoique véritablement ces Mérites ne seront appliqués à personne sinon à ceux qui ne sont pas du monde, pour lesquels Jésus Christ a dit qu’il prie afin qu’ils soient sauvés, en ajoutant qu’il ne prie point pour le monde : afin que toutes les personnes qui lisent l’Écriture sachent pour qui Jésus Christ a prié et pour qui il a mérité.
39. Mais l’aveuglement est maintenant si grand entre les hommes qu’ils n’entendent pas ce qui leur est dit si clairement, et vont demander des gloses sur les Écritures à ceux qui ne veulent entendre icelles qu’à leurs avantages, pour tenir ou attirer à eux le monde, qui, s’appuyant sur ces gloses, ne viennent jamais à la connaissance de la vérité : de qui l’Écriture parle, les appelant des femmelettes qui apprennent toujours et ne viennent jamais à la connaissance de la vérité, à cause que pour les contenter on leur tient des discours à dormir debout, comme serait qu’ils sont trop fragiles pour garder les commandements ; que Jésus Christ a tout satisfait ; qu’ils n’ont besoin de satisfaire pour une partie. Se servant aussi du passage ci-dessus allégué, assavoir qu’il est impossible que l’homme soit sauvé de soi-même, et qu’il est seulement possible à Dieu de sauver l’homme.
40. Ce qui est très véritable : mais pas dans le sens que ces Gloseurs l’expliquent ou l’entendent eux-mêmes, en étant aussi bien aveugles que le reste du peuple, lequel ne serait si éloigné de la vérité de Dieu si ces gloseurs ne l’avaient aveuglé avec leurs gloses trompeuses et grandement dommageables au salut de leurs âmes. Il est bien vrai que lors que les Apôtres ont dit qu’il était impossible que le riche fût sauvé, Jésus Christ leur a répondu qu’il est impossible quant à l’homme, mais qu’il est possible à Dieu. Et personne ne peut entendre ce passage s’il ne considère le fond de la matière. C’est pourquoi que ces Gloseurs font maintenant croire au peuple pour fortifier leur paresse et négligence spirituelle, que Jésus Christ a voulu dire qu’il leur est impossible de faire quelque chose pour être sauvé. Ce qui est faux. puisque l’Apôtre dit précisément : Opérez votre salut avec crainte et tremblement.
41. L’Homme doit donc faire ces opérations, et même avec crainte et tremblement pour être sauvé. Car l’Apôtre ne contredit point à l’impossibilité que Jésus Christ a dit : quant à l’homme : mais il sait que toutes sortes de biens viennent de Dieu, Père des lumières, comme dit l’Écriture ; et qu’il est impossible à l’homme de bienfaire de soi-même, puisqu’il n’est qu’une simple créature qui n’a rien de bon en soi sinon ce que Dieu y met. Et partant il ne se peut sauver ni faire aucun bien pour être sauvé de soi-même ; puisque c’est Dieu y qui opère tout bien en lui, et aussi son salut. Mais jamais Dieu n’opérera le bien ni le salut en l’homme sans son consentement, et moins encore contre son gré, puisqu’il l’a voulu avoir tout libre ; il faut, si l’homme veut être sauvé, qu’il rende cette sienne liberté à Dieu de son plein consentement, et qu’il le prie de diriger cette même liberté à sa gloire et pour son salut, en s’abandonnant tout à Dieu, ne voulant plus user de sa propre volonté en rien, puisqu’icelle est mauvaise en tout, ne pouvant aucun bien faire. Alors Dieu reprend la libre volonté d’une telle personne qui ne veut pas opérer d’elle-même, et la régit selon sa sainte volonté, puisque tel est le désir et la prière de celui qui s’abandonne à la gouverne de Dieu entièrement et sans réserve.
42. De là vient la possibilité du salut de la part de Dieu. Ce qui est impossible quant à l’homme, comme Jésus Christ disait à ses Apôtres. Mais toutes les mésintelligences des Écritures viennent de ce qu’on s’attache à la lettre sans en pénétrer le vrai sens. Et pour ce sujet l’on donnerait bien sentence contre le Riche, disant qu’il lui serait impossible d’être sauvé, selon les paroles de Jésus Christ, en quoi l’on se méprend grandement. Car les richelles en soi ne sont pas mauvaises, bien qu’elles soient souvent causes de la damnation de ceux qui en abusent : néanmoins Jésus Christ ne dit point qu’il n’y aura nuls riches sauvés, mais seulement qu’il est impossible qu’un Riche soit sauvé quant à l’homme, mais bien possible quant à Dieu. Pour faire entendre que si le Riche abandonne sa libre volonté au Régime de Dieu, qu’icelui sera aussi bien sauvé qu’un pauvre qui fait cela sans aucune distinction, puisque Dieu n’est accepteur des personnes, et ne favorisera point Pierre plus que Paul, ou le riche plus que le pauvre, ou une Religion plus qu’une autre. Mais Dieu régira tous les hommes en général à mesure qu’un chacun d’eux rendront à Dieu la liberté qu’il leur avait donné en les créant. Et Dieu ne fera rien au salut de l’homme sinon ce que l’homme même désire, demande et souhaite de sa part. Quoi qu’il soit vrai que Dieu fait toujours bien de la sienne, l’homme se peut damner s’il veut, nonobstant tous les bienfaits de Dieu lorsqu’il abuse de ses grâces, lesquelles Dieu ne manque jamais de donner à l’homme en abondance pour se sauver, si véritablement il le veut être.
43. Mais lors que l’homme veut user lui-même de la libre volonté que Dieu lui a donnée en le créant, il lui sera impossible d’être sauvé : pour ce qu’il a trop d’inclination à mal faire depuis le péché, et pour être trop attaché à l’amour de soi-même ou des Créatures qui ravissent à l’homme l’affection qu’il doit avoir pour Dieu seul. Et même avant le péché l’homme s’est perdu et damné en voulant se régir soi-même et suivre ses propres inclinations. Comment donc ferait-il possible que l’homme corrompu comme il est maintenant se sauverait de sa part, si l’état glorieux auquel Adam était créé ne l’a pu garantir de la damnation lorsqu’il a voulu suivre ses propres inclinations ?
44. Par où l’on peut comprendre, cher lecteur, la cause de cette impossibilité de laquelle Jésus Christ parlait à ses Apôtres touchant le Riche, savoir, qu’il était impossible quant à l’homme, et non quant à Dieu. Car comment l’homme, qui n’est qu’une créature temporelle, pourrait-il de soi-même acquérir le salut éternel ? Il faut de nécessité qu’icelui soit donné et vienne d’une cause éternelle, même sans l’entremise de la créature, laquelle a reçu de Dieu par prévenance ce salut éternel avant que cette créature eût l’être, puisqu’il est écrit que Dieu créa premièrement le Ciel et la terre, et que le sixième jour il créa l’homme. Ce Ciel et ce Paradis étaient donc préparés pour lui avant qu’il eût l’être, et qu’il pût coopérer à son salut : car Dieu lui avait donné icelui par grâce, de sa pure miséricorde, pour l’amour qu’il voulait porter aux hommes.
45. Mais les Docteurs de maintenant changent le sens de toutes ces vérités essentielles de Dieu, et glosent pour faire entendre aux hommes qu’ils ne doivent rien faire pour leur salut après que par leurs fautes ils ont perdu volontairement ce même salut, si gratuitement reçu de Dieu. En quoi ils abusent grandement, contredisants à l’Apôtre qui dit : Opérez votre salut avec crainte et tremblement ; et aussi à Jésus Christ qui dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous ! contredisant ainsi aux Saintes Écritures, pendant qu’ils disent de parole que leurs enseignements sont fondés sur les mêmes Écritures. Ce qui amuse et trompe le monde, causant la damnation à plusieurs qui ignoramment prennent leurs mensonges pour des vérités tirées des Écritures, quoique le sens soit tout à rebours : puisqu’on ne voit aujourd’hui presque plus personne qui veuille opérer son salut avec crainte et tremblement pour suivre le conseil de l’Apôtre. Encore moins veulent-ils embrasser la pénitence, nonobstant les menaces de Jésus Christ que tous ceux qui ne font cela périront tous.
46. L’on s’arrête plus aux gloses des hommes qu’à l’Évangile ou à la doctrine de Jésus Christ : à cause que ces gloses flattent la nature corrompue et contentent les sens brutaux. Pour ce sujet les hommes aiment mieux de suivre leurs Conducteurs que la Règle de l’Évangile si bonne et salutaire. Et je donnerais raison aux personnes sensuelles de suivre plutôt ces gloses, moyennant de pouvoir par icelles aussi bien arriver à salut qu’en suivant les conseils Évangéliques : puisque personne n’a sa chair en haine, et que chacun lui fait autant d’aise et de plaisirs qu’il peut : mais il faut savoir que tout ce qui est de la chair n’est point de l’Esprit, et que l’Écriture dit que la chair et le sang n’entreront au Royaume des Cieux. En sorte que celui qui vit selon la chair ne peut être sauvé, quoi qu’on lui fasse accroire. Et ces Gloseurs, ni tous les hommes ensemble, ne sauraient jamais sauver une seule âme. Il n’y a que Dieu seul qui puisse sauver.
47. Mais il ne sauvera sinon les personnes qui s’abandonnent entièrement à lui pour se laisser régir et conduire au port de salut par sa sagesse éternelle, qui seule en connaît les voies, lesquelles ces Docteurs ont perverties, enseignant des voies errantes, disant au peuple qu’il fera sauvé sans garder les commandements de Dieu ni la Loi Évangélique par les mérites de Jésus Christ : colorant ce mensonge d’une fausse humilité que l’homme est trop fragile pour embrasser ces lois : pendant qu’elles ne leur ont été données qu’eu égard à la même fragilité : vu qu’avant le péché il n’y avait aucunes lois, puisque Dieu avait créé l’homme pour vivre éternellement en toutes sortes de délices, sans l’obliger à autre chose qu’à son AMOUR ; et la chose fût toujours demeurée ainsi si l’homme par sa fragilité n’eût abusé de ces grâces, jamais aucunes lois ne lui auraient été imposées, et toutes les Lois de Dieu, et l’Évangélique, sont engendrées par les péchés des hommes à mesure qu’ils ont eu offensé diversement Dieu : et par son soin paternel il leur a donné autant de diverses Lois afin que par icelles ils puissent connaître leurs péchés et prendre les moyens de les amender.
48. Et ce soin et cet AMOUR que Dieu a porté aux hommes en le rappelant et admonestant par des Lois, comme étant les remèdes divers aux diverses blessures qu’ils avaient faites à leurs âmes, l’on prend cela pour des charges insupportables, impossibles aux hommes d’être observées. Ce qui est bien triste à entendre pour ceux qui savent la vérité de ces choses jusques au fond. Car Dieu n’a jamais eu besoin et ne l’aura jamais des hommes, ni de leurs observances ou bonnes œuvres : mais l’homme même a autant de besoin de toutes ces choses pour être sauvé, comme son corps a besoin de manger pour demeurer en vie, à cause de la faiblesse qu’il a en son âme et en son corps. Et comme Dieu n’a que faire, de sa part, à savoir précisément si nous mangeons et buvons, ni de quelles viandes, lorsque notre corps demeure sain et dispos ; tout de même ne lui en chaut si nous observons ses lois ou faisons des bonnes œuvres ou des pénitences, moyennant que nous demeurions en son AMOUR pour lequel il nous avait premièrement créés. C’est en ce sens que l’Apôtre dit que nous ne pouvons être sauvés par les œuvres de la Loi : puisque nos observances ou nos œuvres mortes ne peuvent donner la vie Éternelle. Et Dieu a raison de dire qu’il n’a besoin de ces œuvres de la Loi : mais nous-mêmes, pauvres aveugles nés, avons besoin de ces œuvres, à cause que sans icelles nous avons trop de fragilité pour recouvrer l’Amour de Dieu que nous avons si lâchement perdu par notre propre volonté, il faut que la même volonté cherche et trouve toutes sortes de moyens qui lui peuvent servir à recouvrer cet Amour de Dieu, puisqu’en mourant hors d’icelui l’homme est damné à toute Éternité sans ressource.
49. Par où l’on peut comprendre, Ami Lecteur, quelle séduction il y a en cette doctrine des hommes qui disent que c’est se justifier soi-même de faire des bonnes œuvres ; ou que nous sommes trop fragiles pour garder les commandements et la Loi Évangélique : puisqu’il n’y a que notre fragilité seule qui nous oblige à ces choses, et que toute sorte d’œuvres de Loi cesseraient si notre fragilité cessait, ou que nous l’eussions vaincue. Et il serait vrai alors qu’il ne faudrait faire des bonnes œuvres pour être sauvés. Mais il n’est pas maintenant vrai, puisque nous sommes si corrompus par le péché, que nous avons bien du mal d’arriver en l’Amour de Dieu en faisant pénitence et des bonnes œuvres. Combien plus difficilement pourrions-nous arriver à cet Amour lorsque nous lâcherions la bride à cette nature corrompue et que nous ne la contraindrions à nulles lois ? Ce serait absolument choisir l’enfer pour notre part, et renoncer au Paradis, lequel les violents seulement ravissent, comme dit l’Écriture, que le Royaume des Cieux souffre force et que les violents le ravissent.
50. Mais toutes ces erreurs et mésintelligences sont entrées en la Chrétienté depuis que les Chrétiens ont perdu les fondements de la Foi et ont voulu édifier les fondements de leur salut sur les paroles des hommes qui ont dit de tenir la place de Dieu. Iceux ont édifié des moyens de salut à leur fantaisie et ont fait croire cela aux hommes comme des vérités : pendant que le tout est bâti sur le sable, et se renversera par la connaissance de la vérité de Dieu. C’est pourquoi que tous ces Prêtres en toutes sortes de Religions s’opposent à cette vérité, et tâchent de l’étouffer. Et comme les Prêtres Pharisiens firent mourir Jésus Christ, ainsi les Prêtres Chrétiens tâchent maintenant de faire mourir son Esprit. Ce qu’ils ne feront jamais. Car encore que selon leurs désirs ils feraient mourir ma personne, l’Esprit de Dieu ne mourra pour cela, et la vérité ne changera jamais. Elle demeura toujours véritable, quoi que les hommes fassent. Et s’ils ont perdu les fondements de la foi, que Dieu m’a révélés de nouveau, ç’a été leur propre faute, et pas celle de Dieu, qui a toujours été prêt à se communiquer aux hommes si iceux se fussent disposés à cela.
51. Mais à cause qu’ils ont maintenant perdu la CRAINTE et l’AMOUR DE DIEU, ils disent pour couvrir leurs relâchements que le même Dieu ne se communique plus maintenant aux hommes comme il faisait du passé : donnant par là à entendre que Dieu est muable et borné ou limité au temps ou aux personnes de certain temps, ce qui est faux, puisque Dieu est immuable, et ne peut jamais avoir en soi aucune mutation ou changement. Car si les hommes n’étaient pas changés depuis l’état de la primitive Église, et qu’ils fussent tous demeurés en Loi Évangélique, ils eussent tous jusqu’à présent, voire jusqu’à la fin du monde, été illuminés du S. Esprit, et eussent eu des communications particulières avec Dieu, qui de sa part ne change jamais. Il est toujours le même Dieu, et les hommes mêmes créatures capables de l’aimer et de communiquer avec lui. Mais les hommes changeants, en mettant la crainte et l’Amour de Dieu en oubli, ont été pour ce sujet abandonnés à l’Esprit d’erreur et de mensonge.
52. Et au lieu d’attribuer cela à leurs relâchements, ils l’attribuent à Dieu comme si de lui-même il cessait de donner ses grâces aux hommes. Ce qui est un grand Blasphème contre ses décrets immuables. Car il n’y a que le Diable et la nature corrompue qui soient inconstants, et jamais Dieu. Et quoique les hommes changent et fassent mal ou bien, Dieu demeure toujours égal à soi-même, sans changer pour le changement des hommes, en faisant toujours bien quoique les hommes fassent mal. Et s’ils se damnent, c’est pour eux. Dieu ne serait pas moins Bon, Juste, Véritable et Puissant, quoique tous les hommes en général périraient : cela ne donnerait le moindre mouvement de mutation à Dieu : mais tous les malheurs que les hommes se font à eux-mêmes, c’est pour eux et chacun pour soi, Dieu demeurant en soi-même toujours prêt à leur donner son S. Esprit s’ils le demandent, comme l’Écriture dit avec cette comparaison : si un enfant demande du pain à son Père, lui donnera-t-il une pierre ? Et s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ? Concluant, par cet argument, que si un Père méchant sait donner à son enfant choses bonnes, combien plus le Père Céleste donnera-t-il le S. Esprit à celui qui le demande ?
53. Mais le malheur est que les hommes de maintenant ne demandent pas le St. Esprit à leur Père céleste. Ils le prient plutôt pour avoir des prospérités en ce monde-là où ils ont choisi leur Paradis et leurs délices, étant contents d’avoir cela à toujours, encore bien qu’ils n’arriveraient à la vie éternelle bienheureuse : ce qu’ils espèrent néanmoins d’avoir aussi, puisque leurs Conducteurs leur promettent comme un reste par les mérites de Jésus Christ, quoique lui-même ait dit aux Chrétiens : Cherchez premièrement le Royaume des Cieux et sa Justice, et le reste vous sera donné. Ils retournent la phrase en voulant chercher ce reste, et croire que le Royaume des Cieux leur sera donné par-dessus le marché.
54. Quel mépris que l’on fait de Jésus Christ et de sa doctrine, et de ses mérites, en les voulant appliquer à des personnes qui volontairement ont choisi leur Paradis en ce monde mortel, et ne veulent rien faire pour avoir les délices éternelles ! comme si icelles leurs étaient dues, qu’ils en fussent dignes, ou les eussent méritées ! Car ils parlent avec tant d’effronterie lors qu’ils disent, qu’il faut faire des bonnes œuvres en reconnaissance de ce que Jésus Christ a fait ou mérité pour eux, comme lorsqu’un maître veut donner un salaire gratuit à son valet pour quelque bon service particulier qu’il lui a rendu. Ne voilà pas bien déshonorés Jésus Christ et ses mérites, de vouloir faire quelque bon œuvre ou lui rendre quelque service en reconnaissance de ce qu’il a fait pour l’homme, ce pauvre gueux, qui n’a rien que des péchés, et voudra avec ce avoir l’honneur de récompenser Jésus Christ pour ce qu’il a fait pour l’homme ! Voyez, je vous prie, Ami Lecteur, si Jésus Christ a besoin de la récompense que lui feront les hommes ? N’est-ce pas le déshonorer en lui présentant quelque récompense en reconnaissance de ce qu’il a fait pour les hommes ? L’homme, ce méchant scélérat, qui par sa malice a perdu volontairement le droit d’hérédité du Paradis, et lequel Jésus Christ a racheté diverses fois de l’enfer par pure Charité et Amour qu’il lui porte, sans avoir aucun besoin de l’homme ni de ses reconnaissances, pour posséder tout en soi par la puissance de sa Divinité ! Et Jésus Christ doit-il encore entendre de ces vermisseaux de terre qu’ils font quelque chose pour sa récompense ? quoique ces mêmes aveugles disent en d’autres occasions que toutes leurs bonnes œuvres sont des ordures : ce qu’ils semblent avoir tiré des Écritures : pendant qu’ils les présentent à Jésus Christ en reconnaissance de ce qu’il a fait pour eux. N’est-ce pas une belle reconnaissance, que des ordures présentées à Jésus Christ en reconnaissance de ce qu’il les a délivrés de l’enfer, puisqu’ils croient d’être sauvés par les mérites de Jésus Christ ? Il faut bien dire qu’ils n’estiment ses délivrances que des ordures, puisqu’ils ne veulent rien donner autre chose, ni faire aucune pénitence ou bonnes œuvres pour être sauvés ; mais bien en reconnaissance de ce que Jésus Christ a fait pour les hommes. Ne le voilà pas bien reconnu ou récompensé avec quelques ordures de bonnes œuvres, qui sans doute sont si fouillées et mêlées de péchés qu’on les doit plutôt appeler péché même que des bonnes œuvres faites en reconnaissance des mérites de Jésus Christ.
55. Qui ne voit, Ami Lecteur, que c’est maintenant que l’abomination de la désolation est dans le Sanctuaire, et que tout ce qu’on y enseigne maintenant sont toutes abominations devant Dieu ? Et avec ce, l’on dit que la Chrétienté n’a jamais été si florissante. Si l’on disait qu’elle n’a jamais abondé en tant de péchés, l’on parlerait vérité : puisque les choses qu’on appelle les plus saintes sont toutes corrompues par les gloses des hommes, qui, ayant perdu le fondement de la Foi et de la Vérité de Dieu, n’ont plus que des Chimères, et des paroles étudiées pour les faire paraître réelles, avec quoi on amuse le monde et le retire du vrai chemin du salut. Car il serait impossible que les hommes eussent ainsi abandonné la Crainte et l’Amour de leur Dieu, s’ils avaient retenu qu’ils n’ont été créés à d’autre fin ni pour autre sujet que pour aimer leur Dieu, comme la vérité est. Et si l’homme avait retenu qu’il a été créé de Dieu si beau, sage et puissant Dominateur sur toutes les créatures terrestres, s’entretenant continuellement avec son Dieu, comme faisait Adam avant son péché, il est très certain que l’homme n’aurait jamais su abaisser ses affections à des choses si viles comme sont l’or et l’argent, la mangeaille et les vêtements, et autres choses de moindre valeur, comme on voit qu’ils mettent toutes leurs affections à ces choses terriennes ; mais tiendrait ses affections fichées aux choses éternelles, dont il espère de jouir après cette misérable vie, auxquelles délices éternelles nulles joies, contentements et plaisirs de cette vie ne sont à comparer, ni à parangonner au moindre contentement qu’il y aura en la vie éternelle après la mort pour ceux qui seront sauvés. Ce que considérant l’homme sage, il ne saurait prendre en ce monde aucunes délectations, pour les trouver trop viles et abjectes auprès de celles qu’il attend dans l’Éternité, en se privant des plaisirs de ce monde périssable.
56. Mais à cause que les hommes de maintenant ont oublié Dieu et les choses éternelles, ils ont penché leurs affections aux choses de la terre pour en icelles trouver de la satisfaction. Et encore qu’ils ne trouvent pleine satisfaction en ces choses terriennes, si en prennent-ils autant qu’ils peuvent, comme font aussi les bêtes, qui cherchent toujours le plus beau et meilleur qui plaît à leurs natures. Mais l’homme Chrétien ne doit jamais suivre en rien sa brutale nature, mais suivre les conseils Évangéliques qui répugnent à cette corruption.
57. Car celui-là n’est pas Chrétien qui à son possible n’imite Jésus Christ de plus près. Et, à moins d’être Chrétien, personne ne peut être sauvé depuis que les hommes se sont tous également perdus par leurs propres péchés, et que Jésus Christ leur a obtenu pour la deuxième fois la rémission d’iceux, moyennant de se convertir et d’en faire pénitence : sans laquelle condition Jésus Christ n’a rien mérité pour les hommes. C’est pourquoi il a pris tant de peines à leur venir enseigner lui-même tous les moyens de leur salut. Mais si les hommes ne veulent prendre ces moyens à cœur et les pratiquer, ils ne peuvent être Chrétiens : puisque ce n’est pas croire en Jésus Christ si l’on ne garde ses commandements. Et non plus qu’Adam ne pouvait être sauvé depuis son péché sans accomplir la pénitence que Dieu lui avait enjointe ; ainsi aussi le Chrétien ne peut jouir du pardon de ses péchés, que Jésus Christ lui a mérité, s’il n’embrasse sans feinte la Loi Évangélique, la mettant en pratique comme Adam a mis en pratique la pénitence de gagner la vie à la sueur de son visage. Et celui qui dit qu’il ne saurait observer la Loi Évangélique, il dit en substance qu’il ne veut être sauvé, puisque personne ne le sera s’il n’observe en substance cette Loi, qui est la dernière et la plus parfaite de toutes les Lois que Dieu a données et donnera aux hommes.
58. Et partant ceux-là se trompent grandement, qui croient d’être sauvés par les mérites de Jésus Christ sans l’observance de cette Loi, puisque hors d’icelle il n’y a point de salut depuis que les hommes sont tombés volontairement hors de l’Amour et de la crainte de Dieu. Il faut qu’ils reprennent volontairement les moyens qui les ramènent à cet Amour, autrement ils sont perdus dès leur naissance, et ne peuvent jamais être sauvés que par le moyen de Jésus Christ, lequel a dit positivement : Celui qui m’aime garde mes commandements. Comment donc ces menteurs peuvent-ils dire qu’ils aiment Jésus Christ et croient d’être sauvés par ses mérites, pendant qu’ils enseignent qu’on ne peut garder la Loi Évangélique ? Il faut qu’ils soient menteurs, ou que Jésus Christ ne dise pas la vérité en disant : Celui qui m’aime garde mes commandements, donnant cela pour la vraie marque afin de connaître si véritablement on l’aime lorsqu’on observe ses commandements. Or on ne voit personne qui soit marqué de cette marque de Thau : c’est à dire, qui aime Jésus Christ en témoignant cela par l’observance de ses commandements : au contraire, l’on entend prêcher qu’on ne peut garder la Loi Évangélique encore moins que les commandements de Dieu.
59. Et si cela ne se disait si communément, l’on ne saurait croire qu’il fût véritable : puisque cela détruit les Lois et les Prophètes, à cause que Jésus Christ dit qu’en aimer Dieu de tout son cœur et le prochain comme soi-même sont contenus toute la Loi et les Prophètes : il faut conclure d’un droit jugement qu’en disant que les hommes de maintenant ne peuvent garder les commandements ni la Loi Évangélique, qu’ils disent en substance assurément qu’ils ne veulent être sauvés en s’opposant aux Lois et Prophètes. Car en effet l’on voit que leurs vies et mœurs sont tous contraires à l’Amour de Dieu et à la charité du prochain, n’y ayant plus entre les Chrétiens de maintenant aucun Amour pour Dieu, ni aucune Charité pour le prochain, un chacun ayant mis ses affections à soi-même, à son propre honneur, son propre plaisir et profit, pour ne se plus ressouvenir de l’état glorieux auquel Dieu avait premièrement créé l’homme. Et par ainsi ils vivent comme s’ils n’étaient créés que pour cette vie mortelle, et que Dieu leur eût seulement fait un corps et un Esprit grossiers, comme ils les voient à présent, et qu’iceux-mêmes doivent ressusciter en la forme qu’ils les voient. C’est pourquoi ils dorlotent cette corruption (qui doit pourrir en terre et être mangée de vers) comme si cette pourriture était un œuvre de Dieu, quoiqu’elle ne soit qu’un effet du péché, et qu’ils ont oublié que nous avons un corps interne et glorieux, qui doit vivre à toujours. Et partant l’homme Chrétien doit mourir à cette corruption pour revivre à son corps glorieux, qui est la véritable résurrection, inconnue des hommes de maintenant, qui ne visent qu’à la chair et au sang corrompus, en l’oubli des œuvres de Dieu et du bonheur qu’ils doivent attendre après cette misérable vie. Et au lieu qu’en suite du conseil de l’Apôtre ils doivent chercher les choses qui sont d’en haut, ils cherchent les choses qui sont sur la terre, en repaissant là leurs âmes comme des taupes, sans venir au jour pour voir la lumière de vérité. Et, avec ce, sont en un faux repos, pensant se trouver après la mort en paradis, après avoir cheminé durant leurs vies sur le chemin large de l’Enfer.
60. Pauvres aveugles, qui ne connaissent point les malheurs èsquels le péché a précipité l’homme ! Cette noble créature, créée à l’image de Dieu, est devenue si méchante, si fragile et ignorante, et en si grand aveuglement, qu’elle ne voit pas même sa misère, et se comporte comme si elle était encore en son état parfait, voulant dominer et agir d’elle-même comme elle faisait avant sa chute. Ce qui la fait précipiter en mille maux. Car son esprit, étant devenu un ignorant, ne sait ce qu’il doit faire ou laisser ès choses même de ce monde : comment pourrait-il être clairvoyant ès choses Divines et éternelles ? Il faut qu’elle confesse ingénument qu’il est impossible qu’elle se puisse sauver, comme Jésus Christ disait du riche qu’il était impossible quant à l’homme.
61. Mais la personne se doit consoler de ce que Jésus Christ a dit qu’il n’est pas impossible quant à Dieu, lorsque volontairement elle s’adonne à Dieu afin qu’il fasse d’elle tout ce qu’il voudra ; et voyant qu’elle ne sait depuis le péché plus bien user de sa libre volonté, qu’elle rende et remette icelle au vouloir de Dieu, afin qu’il la régisse selon sa sainte volonté, pour ne plus vouloir suivre la volonté de l’homme, tant corrompue par le péché qu’elle ne sait plus que malfaire et pécher contre Dieu, bien loin d’opérer le salut ou de faire quelque bonne œuvre pour être sauvé : puisque cela est impossible à l’homme. Mais Dieu même opère toutes ces bonnes choses en la personne qui, se défiant d’elle-même, a donné le plein pouvoir à Dieu. C’est lui qui opère ce salut en cette personne, laquelle n’a lors plus rien à faire sinon combattre sa corruption, et faire en sorte que le péché n’entre dans son âme, qui pourrait empêcher les opérations que Dieu veut faire en icelle.
6. Voilà tout ce que la personne abandonnée à Dieu doit faire, purger toujours son âme de péché, et se rendre passive aux opérations de Dieu, sans agir d’elle-même, en croyant qu’elle se peut sauver de ses propres forces ou vertus. Ce qui serait une sotte imagination sans aucuns fondements, Mais ces nouveaux Docteurs se fervent maintenant de cette impuissance au bien pour décréditer les bonnes œuvres, que Dieu, Jésus Christ, ses Apôtres et disciples ont tant recommandées aux Chrétiens ; et S. Paul même nous dit qu’il châtiait son corps par pénitence pour le réduire en servitude ; et aussi que ses mains ont travaillé pour gagner son pain et pour donner aux autres, afin d’accomplir la pénitence enjointe à tous les hommes en Adam. Tous les Apôtres et Disciples de Jésus Christ, voire tous ceux qui ont voulu être sauvés, ont châtié leurs corps, fait pénitence, et des bonnes œuvres à leur possible, afin de dompter la chair et l’assujettir à l’Esprit, et afin qu’ils ne mettent empêchement aux opérations que Dieu voulait faire en leurs âmes.
63. Mais afin que les hommes de maintenant ne suivent pas les traces de tous ces serviteurs de Dieu qui les ont devancés, on leur fait croire que c’est se justifier soi-même que de faire des bonnes œuvres, tournant ainsi en poison les médecines salutaires que Dieu a données aux âmes pour les guérir de la corruption de leurs amours propres. Ces Gloseurs donnent horreur des bonnes œuvres et de la pénitence si salutaire et nécessaire à notre fragilité, que sans icelle Jésus Christ dit que nous périrons tous. Ne sont-ce pas des vrais Séducteurs des âmes, qui, ne se contentant de secouer ce joug de pénitence de leurs épaules, la veulent aussi tirer bas des épaules de ceux qui le voudraient porter en pensant bien faire, leur dérobant ce trésor de pénitence par des craintes de mal faire ou de se vouloir justifier soi-même. Ce n’est qu’un masque pour couvrir leur séduction. Car quelle gloire pourrait avoir un criminel de montrer les chaînes et liens qui lui sont appliqués pour ses crimes et méfaits ? Cela ne pourrait que l’humilier et confondre : tout de même que les bonnes œuvres et la pénitence confondent et humilient la personne qui fait pénitence de ses péchés, puisqu’elle se déclare par là coupable et qu’elle se précautionne pour ne plus si facilement tomber en péchés à l’avenir : car la chair qui est domptée n’est pas si revêche, et devient docile au bien et soumise au régime de Dieu : là où la chair qui court en sa liberté est comme un cheval sans bride, qui facilement se précipite et met en danger. C’est pourquoi que celui qui veut sauver son âme doit précisément brider son corps, et le contraindre de marcher toujours dans la droite voie, sans le laisser tourner à droite ou à gauche, selon ses inclinations corrompues : puisqu’on ne peut que malfaire en suivant icelles, et qu’on se précipite ès enfers en suivant sa nature corrompue.
64. C’est pourquoi qu’il ne faut écouter les discours de ces Nouveaux Docteurs, ni cesser de faire des bonnes œuvres à notre possible, embrassant la pénitence si salutaire. À quoi l’Apôtre nous admoneste, en disant : Mes frères, soyez sobres et veillez : car le Diable comme un Lion rugissant va circuire pour trouver quelqu’un pour le dévorer. Et Jésus Christ même ne dit-il pas : Veillez et priez, craignant que vous n’entriez en tentation, car l’Esprit est prompt, mais la chair est fragile : faisant par là entendre que c’est à cause de notre fragilité qu’il nous faut faire des bonnes œuvres. Et ces Séducteurs font à croire que nous sommes trop fragiles pour faire des bonnes œuvres, voire, pour garder les commandements.
65. Ce qui est directement opposé à la vérité et au bon sens naturel, qui peut discerner la fourbe et malice de ces Conducteurs, qui s’étudient plus à flatter les hommes qu’à leur montrer le chemin de leur salut, à cause de quelque petit intérêt de biens périssables. Ce qui est bien lamentable : car nous voyons qu’en notre temps la Prophétie de S. Pierre est arrivée, où il a dit que ces Conducteurs feront marchandise des âmes des hommes. Ce qui est aussi confirmé en l’Apocalypse de S. Jean : puisqu’on voit que pour de l’argent ils vendent assurément au Diable les âmes des hommes, en leur faisant à croire que le S. Esprit n’est plus comme du temps passé, qu’il opérait immédiatement ès hommes, mais qu’à présent il opère seulement par l’étude des lettres : afin que ceux qui ont étudié soient tenus pour le S. Esprit, et qu’on aille acheter d’iceux la Sapience du S. Esprit, laquelle ils n’ont nullement, et ne la peuvent jamais avoir par les Écoles de maintenant, là où on étudie seulement le sentiment des hommes corrompus qui ont laissé leurs pensées par écrit. Et si icelles ont été bonnes ou errantes, ces successeurs les prennent pour des vérités ; et s’ils ont premièrement erré, les autres errent aussi, ou augmentent par leur propre Esprit l’erreur des autres : et par ainsi, ils s’avancent toujours en pire, comme ils peuvent bien voir eux-mêmes, et aussi le peuple que la Chrétienté déchoit toujours davantage.
66. Mais au lieu d’appréhender ce relâchement, l’on fait accroire au peuple que le S. Esprit n’opère plus ès hommes comme du passé ; et qu’il se faut maintenant contenter d’un S. Esprit de papier, consistant en la lettre. Ce qui est faux par ma propre expérience : puisque véritablement le S. Esprit m’enseigne immédiatement tout ce que je dois faire et laisser, tout ce que j’ai écrit et que j’écris encore à ce moment. Car je n’ai jamais étudié ni appris d’aucuns hommes, ou lecture de leurs livres, aucune chose que j’avance par mes écrits, pour lesquels composer je ne me fers d’aucune lecture ou méditations ni préparations. Je tâche seulement à tenir mon âme pure et sans péché, et en étant icelle quiète et dégagée, elle reçoit l’influence du S. Esprit en si grande abondance, que ma main ne pourrait suffire à tout écrire les vérités et merveilles qu’il m’enseigne. Et cela journellement, et continuellement ; et aussi longtemps que je demeure en mon recueillement j’entends sa voix et ses enseignements. Ce qui donne le démentir à cette fausse accusation qui avance que dans notre temps le S. Esprit n’opère plus ès âmes des hommes comme du passé : puisque voici encore une personne vivante et parlante qui reçoit immédiatement l’influence du S. Esprit à tous moments si elle y est disposée.
67. Et sans doute a que ces Gloseurs, et autres personnes, le recevraient aussi de la sorte si elles se voulaient abandonner à Dieu et renoncer à elle mêmes ; et je crois qu’elles recevraient le S. Esprit et ses lumières immédiates plus abondamment que n’avaient les anciens Prophètes et Apôtres, puisque nous approchons de l’accomplissement des temps ; et que les Prophètes n’ont eu reçu le St Esprit que par intervalles, puis qu’Élisée se faisait jouer d’un instrument afin que l’Esprit de Dieu vînt sur lui ; et que les Apôtres disaient d’eux-mêmes : Nous entendons maintenant en partie, et prophétisons en partie : mais lors que la plénitude viendra, nous entendrons et prophétiserons en pleine perfection : pour nous assurer qu’en ce temps dernier temps les personnes recevront l’influence du S. Esprit immédiatement plus parfaitement que n’ont reçu tous leurs devanciers, et qu’on n’a nul sujet de dire que le S. Esprit ait été borné au temps passé, puisqu’il est encore plus fertile en notre temps présent qu’il n’a été du passé. Par où l’on peut voir la fourberie des hommes de maintenant, qui au lieu de préparer leurs âmes pour recevoir le S. Esprit, veulent vivre selon la chair et faire accroire au peuple que ce n’est plus maintenant que le S. Esprit se communique aux hommes immédiatement, et que cela n’a été que du passé.
68. Je prie Dieu que beaucoup de personnes se disposent à cette réception du S. Esprit, afin qu’elles puissent recevoir ses grâces et lumières immédiatement, pour rendre menteurs et confus ces mercenaires qui, pour leurs avantages, veulent bannir le S. Esprit du monde, ou le tenir garrotté ou borné à certain temps ou à certaines personnes. Ce qu’ils ne feront point : puisque Dieu a promis par son Prophète d’épandre son Esprit sur toute chair et que ses fils prophétiseront. Je vois ce beau jour à son Aurore, et j’attends à tout moment la disposition de plusieurs qui, méprisant les biens de cette vie, s’abandonneront à la conduite du S. Esprit pour y chercher les choses d’enhaut et plus celles qui sont sur la terre. Elles expérimenteront alors, comme je l’expérimente maintenant, que ces Conducteurs sont Séducteurs, comme a dit le Prophète ; et que les hommes sont tous tombés en l’aveuglement, ayant oublié la Crainte et l’Amour de Dieu pour s’aimer eux-mêmes et courir à la damnation sans l’apercevoir. En quoi Jésus Christ a eu raison de dire que le chemin est large qui mène à perdition, et que plusieurs marchent par icelui. Car je ne sais encore découvrir ceux qui marchent par le chemin qui mène à salut : à cause que ces Nouveaux Docteurs les trompent en leur faisant croire qu’ils ne peuvent garder les commandements, et qu’il ne faut faire des bonnes œuvres, et qu’on ne peut recevoir le S. Esprit immédiatement, et tant d’autres mensonges, que les élus mêmes en sont séduits.
69. C’est pourquoi Dieu me fait écrire continuellement ses vérités, pour par icelles découvrir les mensonges, afin que les élus n’en soient plus trompés. Ils pourront bien voir par mes écrits que je ne parle de moi-même et que je ne suis pas venue sans être envoyée pour leur utilité. Car je me suis beaucoup tenue en silence : mais le temps est venu de parler et plus de se taire : puisque les Loups sont entrés dans la bergerie de Jésus Christ et ravissent ses brebis innocentes, qui sont pipées par ces discours que Jésus Christ a tout satisfait pour elles. Ce qui en soi est très-véritable, mais pas en la manière que ces trompeurs et Séducteurs allèguent : puisque Jésus Christ n’a rien fait pour toutes les personnes qui veulent demeurer vivantes selon les sens de leur nature corrompue. Car celles-là sont damnées dès leur naissance, f étant conçues en péchés, méritent la damnation. Et il faut de nécessité que la personne renaisse à l’Esprit de Jésus Christ pour être sauvée.
70. Mais fort peu savent ce que c’est de cette RENAISSANCE. L’un l’attribue à une chose et l’autre à une autre, sans en savoir la vérité réelle. Les Mennonistes m’ont assuré qu’ils sont des personnes régénérées. Les Trembleurs m’ont dit que je faisais très bien d’écrire contre les Calvinistes, qui étaient sans Dieu, mais que je faisais très mal d’attaquer les Trembleurs, qui sont le petit troupeau de Dieu, conduit par le S. Esprit. Et ces Calvinistes mêmes m’ont dit qu’ils sont les élus de de Dieu en la vraie Religion. Les Luthériens m’ont dit qu’ils sont les Évangéliques qui ont la vraie Doctrine de Jésus Christ. Et les Romains croient que personne ne peut être sauvé hors de l’Église Romaine, qu’icelle est la seule vraie Église Salutaire. Quoique de toutes ces sortes de Religions je n’en connaisse pas une qui observe en pratique la doctrine de Jésus Christ ou qui soit renée en son Esprit, voyant que toutes ces renaissances dont ils parlent ne sont qu’imaginaires et pas réelles : puisque la vraie renaissance consiste à renoncer entièrement à sa nature corrompue pour revivre selon les enseignements que Christ nous a apportés du Ciel comme autant de remèdes à nos maux, lesquels ne peuvent être guéris sans qu’ils soient appliqués effectivement sur chaque mal en particulier que le péché a apporté à nos âmes.
71. Et quand nous voulons croire que ces plaies seront guéries par les souffrances de Jésus Christ, c’est comme si nous voulions être guéris d’une dangereuse maladie lorsque le Médecin avalerait la médecine qu’il avait préparée pour nous. Ce qu’on tiendrait pour une rêverie, Car à moins que l’Esprit du malade ne fût troublé, jamais il ne pourrait croire de recouvrir sa santé à cause que le Médecin aurait avalé pour lui la Médecine qui devait purger son propre corps et opérer ès parties malades d’icelui. Mais la rêverie ou frénésie du Chrétien est de beaucoup plus grande et dangereuse, lorsqu’il s’est imaginé qu’il sera sauvé à cause que Jésus Christ a souffert pour lui : vu que cela ne lui peut non plus profiter qu’une Médecine profiterait au malade lors que le Médecin aurait pris la Médecine que le malade devait lui-même avaler. Car Jésus Christ n’avait besoin pour lui de souffrir, pour n’avoir jamais péché, et partant point soumis aux peines d’icelui ; et Dieu n’a aussi que faire de nos peines et souffrances, puisqu’il avait créé l’homme en toute sorte de plaisirs et délices, il n’a garde d’exiger pour soi les souffrances des hommes, encore moins de son Fils bien-aimé auquel il prend son bon plaisir : mais l’homme, cette rebelle créature, a besoin d’être domptée par les souffrances, ou autrement elle se précipiterait à tout moment et ne se relèverait jamais des chutes passées, et partant demeurerait en la damnation éternelle, si Jésus Christ par sa Bonté et Miséricorde ne s’eût fait homme comme nous, pour montrer le chemin de salut aux hommes lorsqu’ils en étaient entièrement fourvoyés, et ne voyaient plus aucuns vestiges du chemin de salut si Jésus Christ ne fût descendu du sein de son Père pour venir racheter les hommes de la damnation où leurs propres péchés les avaient tous précipités.
72. Ce n’est pourtant à dire qu’il est venu en ce monde pour les délivrer des souffrances, comme disent ces ignorants : mais c’est à dire que Jésus Christ est venu enseigner aux hommes comment ils doivent souffrir eux-mêmes pour amender leurs péchés, et qu’ils doivent mourir à leur nature corrompue pour retrouver le chemin de salut ; puisqu’il n’y a point d’autre voie que par les croix et les souffrances, èsquelles Jésus Christ a marché, et dit : soyez mes Imitateurs ; et ailleurs il dit qu’il est la voie, et que celui qui entre par lui sera sauvé.
73. Comment donc ces malavisés peuvent-ils dire qu’il ne faut rien faire pour être sauvé, et que Jésus Christ a tout satisfait pour les hommes, en entendant Jésus Christ même leur dire : Soyez mes Imitateurs, et prenez votre croix et me suivez ; renoncez à vous-mêmes, quittez toutes choses pour être mon disciple ? Et ailleurs il dit, parlant d’un Démoniaque que les Apôtres n’avaient su guérir : Ces sortes de Démons ne sortent point que par le moyen du jeune et de l’oraison. Pourquoi Jésus Christ dit-il et enseignerait-il toutes ces choses s’il était vrai qu’il eût venu tout satisfaire pour les hommes ? Ils n’ont plus besoin d’être exhortés à quoi que ce soit : et ce serait assez qu’ils demeurassent en la croyance que Jésus Christ a tout satisfait pour eux. Mais personne ne doit appuyer son salut sur cette fausse supposition. Il vaut mieux croire aux paroles de Jésus Christ, qui dit : J’ai fait toutes ces choses pour vous donner exemple ; mais ne dit pas : J’ai fait cela pour vous délivrer des souffrances, ou pour vous sauver en voulant demeurer en vos péchés : comme tous les hommes demeurent en leurs péchés à présent.
74. Il est bien vrai que Dieu a dit qu’il ne veut point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive ; mais sans cette conversion il veut assurément qu’il meure, puisque le pécheur ne vivra point. Il faut une conversion du péché à la grâce, ou autrement point de salut à espérer. Il est bien vrai que Jésus Christ est le bon Pasteur et va chercher la brebis égarée ; et lorsqu’il l’a trouvée, il la prend sur les épaules et la rapporte en la bergerie. Ce qui est la figure du pécheur, lequel Jésus Christ cherche de ramener à son devoir par pénitence, et le prend même pour le porter à Dieu. Mais lors que ce pécheur ne veut pas retourner de son égarement, ni se laisser conduire par les épaules de la Loi Évangélique, Jésus Christ le laisse périr, puisque le pécheur ne veut charger le joug qui conduit au salut, là où personne n’arrivera sinon ceux qui seront revêtus de l’Esprit de Jésus Christ, lequel pour ce sujet a voulu se revêtir de notre fragilité, pour faire voir ce qu’une fragile créature pourrait faire aidée de la grâce de Dieu, qui ne dénie icelle à personne. Et il veut sauver de sa part tous les hommes en général sans aucune exception, mais ceux-là seront seulement sauvés qui marcheront dans la voie que Jésus Christ leur est venu montrer. Et il a marché lui-même le premier par icelle pour leur donner exemple, leur apprenant par ce moyen la pénitence nécessaire à leur salut, comme un Maître apprend son Disciple.
75. Mais ces nouveaux Docteurs veulent être Disciples de Jésus Christ sans mettre la main à l’œuvre pour apprendre leur métier. Ce qui serait ridicule même dans quelque art ou métier Civil ou matériel, d’entendre une personne se nommer Disciple de quelque Maître en ne voulant rien apprendre d’icelui, mais se contenter que le Maître travaille lui-même, sans vouloir seulement regarder ce que son Maître fait. C’est le même aveuglement d’Esprit qui amuse aujourd’hui presque tous les Chrétiens, qui se disent Disciples de Jésus Christ ou des personnes renées en son Esprit, quoiqu’elles ne veuillent donner un coup de marteau pour l’édifice de leur salut, en disant que c’est le Maître qui doit tout édifier. Voyez un peu, Ami Lecteur, quel honneur ou quel plaisir ferait un tel disciple à son Maître de le laisser travailler seul sans le vouloir imiter en rien ? N’est-il pas à croire que ce sage Maître ne souffrirait longtemps un tel disciple, et qu’il le déchasserait loin de soi comme un moqueur qui abuse de la bonne volonté que son Maître avait de lui apprendre son métier, si le disciple de son côté aurait eu fait tout son devoir de bien apprendre à travailler avec lui ? Tout de même déchassera Jésus Christ de soi toutes les personnes qui se disent ses disciples en ne le voulant néanmoins imiter en rien.
76. Car Jésus Christ, ce divin Maître, n’est pas venu en ce monde mortel pour dire comment souffrir et mourir pour les hommes, vu qu’il n’avait nul besoin d’iceux, étant comblé de toute gloire au sein de son Père en délices parfaites, n’ayant aucun besoin de rien : mais l’homme avait besoin de conseil et d’aide en étant tombé par ses péchés dans la damnation : et les hommes ne se pouvaient secourir l’un l’autre, pour être tous tombés en la damnation au temps que Jésus Christ s’est revêtu de notre mortalité. Il fallait une aide et secours surnaturel, à moins de quoi tous les hommes étaient généralement perdus, un chacun par leurs propres péchés, comme ils avaient tous été perdus au commencement par le péché d’Adam. Et tous ces péchés en si grand nombre ne se pouvaient pardonner sans pénitence, puis les péchés seuls d’Adam en avaient occasionné une de si longue durée, et si pénible pour toute sa postérité ; il fallait par la même Justice que le pardon que Jésus Christ obtint pour la seconde fois de tant de diverses sortes de péchés, fût aussi conditionné à la pénitence, qui devait de beaucoup excéder la pénitence d’Adam, puisque les péchés excédaient en nombre. Car Dieu fait toute chose avec compte, poids, et mesure ; et qu’il est juste que le coupable pâtisse pour ses propres forfaits. Jésus Christ le Juste, qui nous a enseigné qu’il faut accomplir toute Justice, ne voulait pas directement souffrir pour le coupable, quoiqu’indirectement il ait souffert pour icelui, en leur venant enseigner comment ils pourraient encore être sauvés s’ils se voulaient convertir, embrassant la pénitence. Et ces méchants criminels, au lieu de remercier Jésus Christ de ce qu’il leur venait faire voir leurs péchés et leur donner les moyens par lesquels ils les pouvaient amender (pour quoi ils le devaient aimer et suivre), ils l’ont fait pâtir, persécuté et mis à mort, pour toute récompense de l’amour qu’il leur portait et de la grâce et pardon qu’il avait obtenu de Dieu son Père pour eux.
77. Et c’est ainsi que Jésus Christ a pâti et souffert pour les hommes par leur malice, mais non parce que Dieu voulait qu’il souffrît pour satisfaire à sa Divine Justice, comme ces Ignorants disent, et voulant par là faire entendre comme si Dieu avait besoin d’être satisfait, ou de la justice des hommes, lui qui en soi-même est pleinement satisfait et juste, indépendant de toute chose. Et si l’homme satisfait à Dieu par Justice ou non, ce n’est que pour lui-même, Dieu n’ayant besoin de leurs justices ou satisfactions, voire même des satisfactions de son Fils. Il n’y a que les hommes seuls qui sont obligés d’accomplir toute Justice s’ils veulent être sauvés, ou autrement ils périront éternellement. En quoi se découvre la grande erreur et l’aveuglement où les hommes sont tombés en disant et croyant qu’il fallait satisfaire à Dieu pour les péchés des hommes, et qu’iceux n’étant capables de satisfaire à sa Divine Justice, il a fallu qu’il eût envoyé son Fils bien-aimé pour satisfaire pour les hommes. Tout cela ne sont que des méditations controuvées et des paroles étudiées, dites au préjudice de la vérité pour flatter les hommes en leurs péchés, et les délivrer de la pénitence nécessaire qu’ils doivent faire eux-mêmes pour leurs propres méfaits : puisqu’il n’y a rien qui puisse satisfaire à une justice éternelle, et que les péchés des hommes ne sont aussi que des maux temporels, qui doivent être punis de maux temporels ou de pénitence semblable à leur nature. Et il ne fallait pas qu’un Dieu souffrît pour des péchés matériels, mais par une droite Justice il fallait que la personne même qui les a commis en doive faire la pénitence, et rien d’autre : puisqu’il n’y aurait de Justice accomplie lorsque l’innocent souffrirait pour le coupable. Et n’y ayant jamais eu de personne plus pure et innocente que celle de Jésus Christ, il eût été inique qu’il souffrît pour les hommes méchants, ennemis de son Père, qui devraient être honteux d’avoir de semblables pensées, que Jésus Christ aurait tout satisfait pour eux, pendant qu’ils se récréent en leurs péchés en les augmentant continuellement.
78. Ces erreurs sont si grossières, et cette incivilité si grande, qu’il y a bien à s’étonner de voir comment il a été possible qu’une seule personne de jugement ait pu recevoir un semblable sentiment, si préjudiciable au salut des âmes. Car tous ceux qui croiront que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, ils ne se mettront en souci d’aimer Dieu et de garder ses commandements, ni d’accomplir la pénitence, dont Jésus Christ a dit à ceux qui ne la font qu’ils périront tous. En sorte que les personnes qui meurent en la croyance que Jésus Christ a tout satisfait pour elles sont damnées de trois chefs : Premièrement, à cause qu’elles n’ont pas aimé Dieu, qui était le seul sujet pour lequel Dieu avait créé l’homme ; et pour avoir résisté AUX DESSEINS DE DIEU elles ne peuvent être sauvées. Secondement, à cause qu’elles n’ont gardé les commandements, nécessaires à salut, puisque Jésus Christ dit au Jouvenceau de l’Évangile, lequel lui demandait ce qu’il fallait faire pour être sauvé, Jésus Christ lui dit : Garde les commandements : en sorte que le salut dépend de cette observance. Troisièmement, Jésus Christ a dit en termes exprès : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. Il ne convient pas à ces mots, sortis de la bouche de la Vérité même qui ne peut mentir, aucune glose ou explication, puisqu’ils sont si clairs et énergiques qu’il ne faut douter qu’une personne sera damnée si elle contrevient à l’un de ces trois chefs. Combien se pourraient sauver celles qui ont mérité la damnation par tous ces trois chefs ensemble, en croyant que Jésus Christ a tout satisfait pour elles ? Ô dangereuse croyance, qui en a déjà précipité si grand nombre ès enfers ! Car il ne peut être véritable que Jésus Christ ait satisfait pour une seule âme qui meurt hors de l’Amour de Dieu, puisque S. Paul nous dit que le salut dépend de la Charité, qui est l’Amour de Dieu, et qu’encore bien que nous aurions beaucoup d’autres vertus, que cela n’est rien sans la Charité.
79. Ce qui confond les allégations de ces nouveaux Docteurs, qui disent qu’on sera sauvé par les seuls mérites de Jésus Christ. Il faut bien dire qu’ils ont trouvé une autre doctrine que celle de l’Apôtre, ou que le même ait ignoré ou oublié comment Jésus Christ avait tout satisfait pour les hommes. Dites-moi, Ami Lecteur, si vous jugez que ces Nouveaux Docteurs aient eu plus de connaissance des mérites de Jésus Christ que n’a eu cet Apôtre ? Ne vaut-il pas mieux croire à l’Écriture qu’à ces nouvelles gloses, puisque Jésus Christ a dit : Le Ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point ; et ensuite de ces enseignements embrasser la pénitence salutaire, que de périr éternellement, comme feront assurément tous ceux qui n’embrasseront cette pénitence, puisque Jésus Christ en a ainsi prononcé la sentence sans aucune exception, en disant : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous ? Se pourrait-il encore trouver une seule personne qui voulût aventurer son salut sur des fausses suppositions que Jésus Christ a tout satisfait, lorsqu’on lui propose des vérités si claires que Dieu même révèle maintenant pour découvrir les fourbes et tromperies des Conducteurs d’aujourd’hui, qui en disant de vouloir donner la gloire à Dieu seul, lui dérobent cette gloire lors qu’ils disent que le St Esprit n’opère plus immédiatement dans les âmes comme il faisait du passé, et qu’ils doivent trouver le St Esprit par leurs études ? Et ce n’est pas de merveilles s’ils ont une sapience si noire comme de l’encre, puisqu’ils ne connaissent plus qu’un St Esprit de papier, et un chemin de salut accommodé à la nature corrompue, sans imiter Jésus Christ ; sans faire pénitence, ni aucune chose que Jésus Christ ait enseignée, et sans garder les commandements de Dieu.
80. Certes il me semble que ces erreurs sont si grossières que les plus ignorants les peuvent découvrir, et juger qu’on n’enseigne plus maintenant le droit chemin de salut aux Chrétiens, et que ce n’est pas de merveille que Dieu dise QU’IL N’Y A PLUS DE CHRÉTIENS SUR LA TERRE ; puisqu’on ne peut devenir vrais Chrétiens qu’en imitant Jésus Christ, et que cette imitation est si peu pratiquée, voire n’est pas recherchée, et même est méprisée par diverses réformes de Religions, qui disent que c’est se justifier soi-même de vouloir imiter Jésus Christ ; là où ils devraient dire absolument que c’est se vouloir damner de ne faire son possible pour l’imiter de plus près : puisque Jésus Christ n’est venu en ce monde mortel que pour nous donner exemple, et montrer par quels moyens nous pouvons avoir rémission de nos péchés et recouvrer l’Amour de Dieu qui seul nous peut sauver, et rien d’autre, vu que l’homme n’a été créé de Dieu à d’autre fin que pour AIMER SON DIEU : aussi n’y peut-il avoir d’autres péchés en essence sinon le détour que l’homme fait de cet Amour, puisque par ce détour il perd la vie éternelle bienheureuse, et devient ennemi de Dieu, contredisant à SES DESSEINS.
81. De quoi Jésus Christ ayant pitié, et voyant que tous les hommes, chacun en son particulier, périssaient par cette ignorance, il a quitté le sein de son Père pour venir converser avec ces pauvres hommes aveugles et égarés du droit chemin, afin qu’en les prenant par la main, il les conduisît par icelui pour les faire retourner en l’Amour de Dieu. Et voyant que les hommes avaient quitté cet Amour de Dieu pour avoir aimé les honneurs, plaisirs et richesses de cette vie, il leur a conseillé de tout abandonner, voire quitter Père, Mère, femme et enfants pour son Nom, afin que l’Amour qu’ils portaient à toutes ces choses se fût retourné vers Dieu leur Créateur, seul objet aimable. Et cela était le seul vrai moyen pour les faire revivre en l’Amour de Dieu. Et à cause que les hommes avaient retiré leurs affections de Dieu pour s’aimer eux-mêmes, Jésus Christ conseille aux hommes de renoncer à eux-mêmes, voire de haïr leurs propres âmes : puisqu’il dit : Qui aime son âme, il la perdra, et qui perd son âme pour l’Amour de moi, il la trouvera : à cause qu’on ne peut aimer Dieu de tout son cœur lorsqu’on aime soi-même ou sa propre âme. Et pour faire connaître aux hommes par quels moyens ils font déchus de l’Amour de Dieu, il leur est venu enseigner tout par le menu les choses qu’ils doivent faire en particulier pour recouvrer cet Amour qu’ils avaient si lâchement perdu pour aimer autres objets fort peu aimables. Et comme les objets émeuvent davantage les sens que les paroles, Jésus Christ a voulu faire lui-même toutes ces choses pour leur donner exemple et les encourager à les faire de gaieté de cœur, en imitant volontairement un tel Patron, qui par ces moyens les vient racheter de la damnation en laquelle ils s’étaient jeté par ignorance, ayant peu à peu quitté insensiblement l’Amour d’un Dieu Invisible pour aimer les choses visibles et sensibles à leurs sens naturels et, étant par ces moyens déchus de la grâce, vivaient seulement selon leur nature ; laquelle étant corrompue par le péché les faisait tomber en toutes sortes de maux et péchés, et s’éloigner toujours de plus en plus de l’Amour de leur Dieu, oubliant sa crainte et les choses éternelles pour ne se plus ressouvenir que des choses temporelles et passagères de ce monde périssable.
82. C’est pourquoi Jésus Christ les voulant racheter de cet Esclavage du Diable, il est venu converser avec les hommes en méprisant lui-même toutes ces choses terriennes, ne visant qu’aux choses éternelles en mépris des temporelles, afin que tous ceux qui veulent être sauvés l’imitent en ceci, vu que tous les hommes ont beaucoup plus besoin à faire ces choses que n’avait Jésus Christ, qui jamais un moment depuis sa naissance ne fut séparé de l’Amour de son Dieu, et partant il n’avait besoin pour soi de retirer ses affections des choses de la terre, puisqu’il ne les avait jamais aimées ; et n’avait aussi besoin d’être pauvre, humble, et débonnaire, puisqu’il n’avait jamais mis son affection aux richesses, honneurs et plaisirs de ce monde. Mais à cause que les hommes avaient retiré leurs affections de Dieu pour aimer toutes ces choses, il leur était très nécessaire de les mépriser et regretter de les avoir aimés au préjudice du salut de leurs âmes. Ce que Jésus Christ leur est venu montrer en sa propre personne, faisant en leur présence les œuvres qu’eux-mêmes devaient faire à cause de leurs péchés, se chargeant, pour ainsi dire, d’iceux, pour leur donner exemple. Car en étant juste, il prit la figure d’un pécheur et porta lui-même les peines de leurs péchés en son propre corps, mais non pas dans le sens que ces Docteurs modernes le veulent expliquer, comme si Jésus Christ avait pris sur soi les péchés des hommes pour satisfaire à Dieu en les déchargeant de satisfaire eux-mêmes, afin de les laisser vivre à l’aise en suivant leurs brutales natures, prenant leurs plaisirs en cette vallée de larmes, où Dieu les a envoyés pour faire pénitence et éprouver leur véritable conversion et repentance, comme il éprouva celle d’Adam l’espace de 900 ans après qu’il eut reçu son pardon : puisque Jésus Christ n’avait rien à satisfaire, et que Dieu son Père ne veut pas que le juste souffre pour le coupable.
83. Il est pleinement satisfait en soi-même, et ne demande rien des hommes que ce qu’ils veulent faire, en les ayant créés libres comme des petits Dieux, il les laisse agir selon icelle libre volonté sans les contraindre à bien ni à mal. Et ceux qui veulent suivre les conseils Évangéliques, ce sera pour eux, personne ne leur pourra ôter ce bonheur. Mais ceux qui ne veulent embrasser ces mêmes conseils, ils se damnent eux-mêmes sans que Dieu le veuille empêcher, pour les laisser user de cette Sainte Liberté à bien et à mal, selon qu’ils en font le choix ou le veulent appliquer. Car Dieu ne serait amoindri de sa gloire bien que tous les hommes du monde seraient damnés. C’est pourquoi il ne demande de Satisfaction par son Fils, ni même aussi des hommes. C’est à eux de savoir s’ils veulent accomplir toute justice, comme Jésus Christ leur a enseigné : mais pas à Jésus Christ de faire passer sa Justice en eux lorsque par leurs péchés ils s’en rendent indignes, en méprisant ses conseils, ses grâces et assistances, lorsque comme des moqueurs ils disent que Jésus Christ a tout satisfait pour eux, et qu’ils n’ont rien à satisfaire : comme si Jésus Christ était leur valet à gage, pour lui faire porter leurs charges qu’ils ne veulent toucher du bout du doigt. Mais Dieu ne veut être moqué, il donne à chacun selon ses œuvres, puisque l’Écriture dit : Selon vos œuvres vous serez jugés, et selon vos œuvres vous serez condamnés. Cela ne se peut entendre qu’on sera jugé et condamné selon les œuvres et la Justice de Jésus Christ : mais selon les propres œuvres d’un chacun, ni plus, ni moins : puisque l’Écriture dit si précisément : Selon vos œuvres, et non selon les œuvres de Jésus Christ : lesquelles il n’a faites que pour donner exemple aux hommes, afin qu’ils fassent comme lui s’ils veulent aller à son Père avec lui : il leur a montré la voie ; mais s’ils ne veulent marcher par icelle, ils sont libres de se fourvoyer et prendre le chemin qui mène à perdition. Ce fera pour eux.
84. Il est vrai que Jésus Christ a tout satisfait de sa part, et si les hommes le veulent suivre, ils arriveront assurément au port de salut. Mais s’ils ne le veulent suivre, mais s’amuser aux discours des hommes qui leur disent que Jésus Christ a tout satisfait pour eux et qu’ils ne doivent rien faire, ceux-là sont libres de se damner en se laissant volontairement séduire : puisque la Vérité est si constante que personne ne sera sauvé sinon ceux qui seront Disciples et Imitateurs de Jésus Christ, lequel n’a pas souffert ni donné son sang et sa vie pour racheter les hommes de la façon que glosent ces Docteurs lorsqu’ils tirent de l’Écriture que le sang de Jésus Christ nettoie de tout péché. Ce qui est véritable pour ceux qui le veulent suivre en ce monde, puisque par son sang il a confirmé sa doctrine, et que par sa mort il a racheté les hommes : car s’il ne se fût rendu mortel et passible, tous les hommes étaient perdus par leurs propres péchés, puisque sans la venue en terre de Jésus Christ, personne ne savait retrouver le chemin de salut, tant en étaient les hommes éloignés, que tous avaient corrompu leurs voies, ne sachant où ils marchaient en l’oubli de Dieu, sans même connaître leurs péchés. Ainsi étaient péris tous les hommes lorsque Jésus Christ s’est revêtu de notre mortalité. Ce n’est pourtant que Dieu ait demandé le sang de son Fils Jésus Christ pour laver les péchés des hommes : puisqu’il n’a besoin d’aucun lavement, étant en soi tout pur : il n’avait même besoin du sang des bêtes qu’on lui offrait ci-devant en sacrifice ; mais il voulait que les hommes dégageassent leurs cœurs de l’affection qu’ils avaient à leurs bêtes, et qu’ils lui témoignassent l’Amour qu’ils lui portaient en lui offrant les meilleurs de leurs bestiaux, en quoi consistaient leurs richesses ; et en lui offrant les dîmes en reconnaissance qu’ils avaient tout reçu de leur Dieu : quoique ces offrandes en elles-mêmes ne servissent à Dieu, puisqu’on les consumait : mais elles servaient aux hommes, qui par ces moyens témoignaient à Dieu combien ou quel peu ils l’aimaient par l’offre volontaire qu’ils lui faisaient des biens que Dieu leur avait donnés. Il voulait en effet qu’on lui offrît le sang des bêtes, à cause que la Nature de l’homme est tellement corrompue par le péché qu’elle se persuaderait bien d’aimer Dieu et de lui avoir tout dédié ses biens, sans que cet Amour ou ces offrandes fussent réelles dans leurs âmes, puisque l’Écriture nous dit qu’il n’y a rien de plus trompeur que le cœur de l’homme. C’est pourquoi Dieu demande des dîmes et des offrandes, pour détacher le cœur des hommes de l’affection qu’ils ont pour ce qui leur appartient ; et il fait brûler ses offrandes, afin que les hommes aveugles ne viennent à croire que Dieu ait besoin de leurs dons, pendant qu’il ne désire QUE LEURS AMΟURS.
85. Tout de même en est-il du sang répandu de Jésus Christ, duquel Dieu n’avait besoin pour nettoyer les péchés en le répandant sur la terre : mais ce même sang de voit être répandu sur les cœurs des hommes pour les froisser de repentance d’avoir ainsi abandonné leur Dieu pour s’aimer eux-mêmes et, par le moyen des larmes de pénitence, les nettoyer de tous péchés. Sans doute qu’en cette façon le Sang de Jésus Christ nettoie de tout péché : mais non en la manière que ces Nouveaux Casuistes le déclarent au peuple, comme si ce sang de Jésus Christ devait être répandu pour sauver les hommes et nettoyer leurs péchés. Ce qui est faux : puisque Dieu n’est sujet à rien et avait créé l’homme pour le sauver auparavant que Jésus Christ fût né ou eût aucun sang. Et Jésus Christ ne devait aussi rien aux hommes pour leur donner son sang pour les laver : c’était à eux à faire et à laver leurs péchés et ordures avec des larmes de pénitence, en priant Dieu qu’il les lavât d’hysope et d’amertume de regret, comme faisait David pour son péché, puisqu’il dit d’avoir lavé sa couche de ses larmes, et mangé son pain avec la cendre : en sorte que sa chair était écoulée comme de l’eau à force de soupirs et d’abstinence.
86. En quoi les pécheurs de maintenant le devraient imiter comme ils l’imitent en ses péchés : sans se persuader que le sang de Jésus Christ lavera tous leurs péchés, voire en persévérant en iceux (comme on voit qu’ils sont en effet). N’est-ce pas une sotte imagination de croire que le sang et la mort de Jésus Christ leur seront plus appliqués, que ce sang et cette mort n’ont été appliqués pour laver les péchés de David, homme selon le cœur de Dieu, comme Dieu même le déclare en l’Écriture ? Ces méchants pécheurs scélérats, ennemis de Dieu, auraient-ils plus de privilège d’être nettoyés par le sang de Jésus Christ, que n’a eu ce grand serviteur de Dieu David, avec tant d’autres amis de Dieu, qui pour des fautes légères ont fait quelquefois longues années de pénitence, macérant leurs corps, vivant en des spélonques et roches comme des bêtes exposées aux injures des temps ? Toutes ces âmes illuminées du St Esprit ne savaient-elles pas mieux que ces nouveaux Docteurs comment le sang de Jésus Christ nettoie de tout péché ? Et St Paul même ignorait-il cela lors qu’il dit qu’il châtiait son corps ? Ce sang de Jésus Christ qu’il avait vu répandre pour nettoyer ses péchés ne lui devait-il pas suffire sans châtier son propre corps, si les allégations de ces nouveaux Docteurs eussent été véritables ? Ne faut-il pas dire absolument qu’ils se trompent, ou que l’Écriture est fausse ? Et si cette Écriture est fausse, pourquoi ces Docteurs s’en vantent-ils tant, et pourquoi la prêchent-ils au peuple pour des vérités ? Ne seraient-ils pas mieux de se taire que de se prévaloir des Écritures pour les expliquer à leur mode, et faire tourner en venin (pour empoisonner les âmes) cette viande solide des Écritures, qui leur doit servir d’aliment et nourriture ? Car ils feraient bien mieux s’ils enseignaient aux hommes qu’ils doivent être bien contrits et dolents de ce que Jésus Christ a épandu son sang pour eux en leur venant enseigner le chemin de salut lorsqu’ils en étaient fourvoyés et s’allaient précipiter ès enfers en la damnation éternelle ; et qu’il a eu tant d’amour pour eux de les rap peller de leurs égarements et les retirer de leurs aveuglements pour les sauver avec lui ; et qu’en récompense de tous ces bienfaits ces hommes ingrats lui ont fait souffrir les prisons et les persécutions, et finalement l’ont fait pendre à un gibet infâmement, comme s’il eût été un malfaiteur. Ce ressouvenir, ou la méditation de ces choses, doivent briser le cœur de l’homme de repentance et de contrition, pour avoir donné sujet, avec autres, d’outrager ainsi Jésus Christ le Juste, de lui avoir fait épandre jusqu’à la dernière goutte de son sang par pure malice : car l’on aurait naturellement pitié d’une bête si on la voyait ainsi traiter sans raison, comment ne doit-on avoir pitié des souffrances de Jésus Christ, qui, pour tant de biens faits aux hommes, l’ont si maltraité et lui ont fait épandre son sang sans aucune raison ou sujet.
87. L’Écriture dit qu’il fallait qu’il entrât ainsi en sa gloire. Ce n’est pourtant à dire que Jésus Christ avait besoin de ces souffrances pour rentrer en la gloire d’où il était sorti : puisqu’il n’a jamais commis de péchés qui le puffent avoir privé un moment de cette gloire. Mais c’est pour faire entendre aux hommes que par les souffrances eux doivent entrer en la gloire, et qu’ils n’y arriveront point autrement, puisque Jésus Christ même, si juste, n’y a entré que par le moyen des souffrances, par l’épanchement de son sang et par la mort ; et que tout de même les hommes arriveront à la gloire lorsque pour emporter le Royaume des Cieux par force ils auront renoncé à eux-mêmes, porté la Croix et imité Jésus Christ en le suivant ès souffrances jusqu’à endurer pour son Amour les persécutions et les croix, les outrages et la mort, si nous étions en semblables occasions : puisque le Chrétien ne doit craindre de perdre sa vie pour l’Amour de Dieu : au contraire, ce lui doit être gloire de pouvoir pâtir et mourir en suivant Jésus Christ : de tant plus que Jésus Christ nous dit qu’il devait entrer ainsi en sa gloire : parlant en sa personne à tous les Chrétiens. Car lorsqu’il dit : Là où je suis mes serviteurs y seront aussi, il entend parler de ceux qui l’ont suivi ès souffrances lui sont demeurés fidèles serviteurs ; mais il ne veut pas faire entendre que ceux-là iront avec lui en sa gloire qui ne veulent rien souffrir à l’imitation de Jésus Christ, mais demeurant en leurs péchés, veulent dire que le sang de Jésus Christ les nettoiera de tout péché ; vu que ces personnes ne sont pas servants de Jésus Christ ; et par conséquent n’entreront pas en la gloire avec lui.
88. C’est se tromper de le croire, puisque jamais personne n’entrera au Royaume des Cieux sinon ceux qui se trouveront à la mort revêtus de l’Esprit de Jésus Christ : vu que ceux-là seuls seront reconnus du Père Éternel, et nuls autres. Ce que la Parabole de l’Évangile nous enseigne en disant qu’au banquet nuptial il s’en trouva un qui n’était vêtu des habits nuptiaux ; de qui le Maître parlant, dit : liez-lui les pieds et les mains, et qu’il soit jeté ès ténèbres extérieures. Ce qui est la vraie figure de tous ceux qui disent maintenant qu’ils seront nettoyés de tous péchés par le sang de Jésus Christ, ou qu’ils seront sauvés par ses Mérites, sans rien faire de leur part. Toutes ces personnes ne sont pas revêtues de l’habit nuptial, qui est l’Esprit de Jésus Christ ; et partant, ils seront liés pieds et mains pour être jetés ès ténèbres extérieures : vu que jamais Dieu ne retiendra en sa gloire sinon ceux qui feront revêtus de l’Esprit de son Fils Jésus Christ, lequel seul a retrouvé le chemin de salut, après que chaque homme en son particulier l’avait perdu par ses propres péchés, comme il le doit recouvrer aussi par sa propre pénitence. Ce que Jésus Christ est venu enseigner par paroles et par œuvres : pour cela dit-il : Si je n’avais fait les œuvres que j’ai faites en votre présence, il n’y aurait point de coulpe en vous. Voyez, ami Lecteur, s’il pouvait y avoir eu de la coulpe ès hommes pour avoir vu Jésus Christ faire en leur présence les œuvres de leur Rédemption, en cas qu’il serait vrai que le sang de Jésus Christ nous laverait de tout péché comme ces Gloseurs l’expliquent fort mal à propos, puisque Jésus Christ accuse de coulpe ceux qui ont venu faire en leur présence les œuvres qu’il a faites ? Cela se peut-il entendre autrement sinon que les hommes sont coupables d’autant de fautes qu’ils ont négligé de faire d’œuvres qu’ils ont vu faire par Jésus Christ, lesquelles ils n’ont pas voulu imiter ? Comme si Jésus Christ leur disait qu’ils auraient eu quelque cause d’ignorance pour ne pas avoir fait les œuvres nécessaires à salut si Jésus Christ même n’eût pas fait icelles en leur présence : puisqu’en effet tous les hommes du monde fussent péris par ignorance si Jésus Christ ne fût pas venu en ce monde mortel pour leur faire connaître leurs péchés, et leur montrer efficacement par quels moyens ils pouvaient rentrer en la grâce de Dieu pour recouvrer le salut qu’ils avaient perdu par leurs propres péchés.
89. Car en demeurant dans les sentiments de leur nature corrompue, jamais ils ne pouvaient aimer Dieu ni les choses éternelles. Cela est l’impossibilité que Jésus Christ disait à ses Apôtres, qu’il était impossible quant à l’homme, mais possible quant à Dieu : à cause que cette corruption n’est sensible qu’aux choses corruptibles conformes à sa nature, et ne saurait d’elle-même s’élever aux choses éternelles, qui ne la regardent nullement, puisque cette corruption finit à la mort, elle ne se soucie de ce qui arrivera après icelle. C’est pourquoi elle ne fera devoir pour aimer un Dieu qui est éternel, qu’elle ne peut voir ni toucher ; mais demeure abrutie à la terre pour n’espérer d’avoir autre chose. Par où est bon à comprendre l’impossibilité qu’il y avait du Salut de l’homme si Jésus Christ ne fût pas venu sur la terre pour leur enseigner une vie intérieure et surnaturelle : à cause qu’ils fussent autrement morts comme les bêtes brutes qui n’ont jamais connu ni goûté les choses éternelles, et partant ne les peuvent avoir aimées. Il faut de nécessité une grâce Divine et surnaturelle pour pouvoir aimer Dieu et opérer son salut : laquelle grâce Jésus Christ nous est venu apporter du ciel, et l’a départie à tous ceux qui l’ont voulu écouter et suivre : comme il la donne et donnera toujours à des semblables, mais non pas à des personnes qui méprisent ses enseignements et ne veulent rien faire pour être sauvés, voulant obliger Jésus Christ à pâtir, souffrir, épandre son sang pour les sauver.
90. Ne voilà pas, Ami Lecteur, une belle disposition à salut, en voyant que Jésus Christ vient induire les hommes pour revivre à son Esprit, qu’iceux veulent demeurer vivants à l’Esprit de la nature corrompue, sans le vouloir mépriser ou lui faire aucune résistance pour emporter le Royaume par force ; mais contre tout droit, et raison, et justice, veulent que Jésus Christ ait répandu son sang pour les sauver ? Et je voudrais bien demander à ces bêtes brutes ce qu’elles feraient au Royaume des Cieux en n’y trouvant rien de conforme à leur corruption ? Quels plaisirs elles y pourraient avoir parmi les choses spirituelles et éternelles qu’elles n’ont jamais goûtées en ce monde, en s’étant repues de boire et manger comme les porcs avec délices, lesquelles viandes ou boissons ne seront trouvées au Royaume des Cieux. Et ce leur serait un Enfer qu’elles porteraient avec elles dans ce Royaume si elles n’y trouvaient nulles des choses qu’elles ont aimées durant cette vie. Qu’est-ce qui les pourrait récréer en ce Royaume là, où il n’y a que des délices spirituelles et des viandes et de la boisson toutes subtiles et essentielles, qui n’emplissent pas le ventre comme font les viandes corruptibles de cette vie ? Et l’on ne trouve pas aussi, au Royaume des plaisirs charnels, ni de l’or et de l’argent pour soûler la luxure et l’avarice en quoi ces personnes se sont délectées et pris leurs plaisirs en ce misérable monde. Quelles délices pourraient-elles trouver parmi les âmes bien heureuses, qui ne font que chanter continuellement les louanges de Dieu et se délecter en sa présence ? ce que ces personnes qui ont vécu selon leurs brutales natures ne sauraient faire, pour n’avoir jamais pris de plaisir ès choses divines et surnaturelles. Et il est à croire qu’elles sauraient mauvais gré à Jésus Christ si icelui leur eût donné l’entrée en ce Royaume par son sang et par ses Mérites, pour ne trouver pas en ce Royaume les délices qu’elles ont aimées et cherchées tout le temps de leur vie.
91. C’est pourquoi il est plus juste que de semblables personnes charnelles soient privées du Royaume des Cieux, que de leur en donner l’entrée par les Mérites de Jésus Christ. Aussi ne commettra Dieu jamais une telle injustice, puisque Jésus Christ dit : Cherchez le Royaume des Cieux. Il n’a garde de le donner à ceux qui ne le cherchent pas en mettant tous leurs soins à chercher les biens et plaisirs de cette vie. Ceux-là ont cherché la terre, qui leur sera donnée, mais non pas le Royaume des Cieux, qu’ils n’ont pas cherché. C’est tromperie de le croire et folie de l’espérer : puisque ces choses n’arriveront jamais. Et n’y aura personne au Royaume des Cieux que les âmes de ceux qui seront revêtus de l’Esprit de Jésus Christ, puisque lui seul a découvert et montré comment les hommes se sont damnés par leurs propres péchés, et aussi comment ils peuvent être sauvés par les moyens qu’il leur est venu apporter, et pas sans iceux : vu qu’ils vivent en cette damnation qu’ils se sont acquise eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils ressuscitent à la grâce et revivent à l’Esprit de Jésus Christ. Alors elles sont des nouvelles créatures, ne vivant plus selon leur corruption.
92. Ce qui est la seule vraie renaissance, et rien d’autre, comme l’Écriture aussi l’enseigne, en disant qu’il faut être baptisé d’eau et d’Esprit. C’est à dire : qu’il faut que l’homme pleure et fasse pénitence de ses péchés passés ; et qu’il revive à l’Esprit de Jésus Christ à l’avenir. Voilà le vrai BAPTÊME D’EAU ET D’ESPRIT dont il faut être baptisé pour être sauvé. Et ce ne sont que des amusements de croire qu’une seule personne sera sauvée sans ce Baptême : puisque les péchés passés ne se pardonnent sans larmes de pénitence, et que notre vie n’est salutaire sinon lorsqu’elle est conduite par l’Esprit de Jésus Christ, auquel il faut revivre pour être sauvé. Et quoiqu’un chacun n’ait des larmes de pénitence, si doit-il avoir ce Baptême d’Esprit de Jésus Christ, qui est absolument nécessaire à salut : puisque Dieu ne connaîtra nuls hommes que ceux qu’il trouvera revêtus de l’Esprit de son Fils Jésus Christ.
93. Voilà le sang qui lave les péchés des hommes, et non pas ce sang qui est sorti du corps mortel de Jésus Christ, lequel ne sauvera que ceux qui à son imitation sont disposés à répandre leur propre sang pour accomplir la volonté de Dieu comme Jésus Christ a répandu le sien pour ce sujet. Ce n’est pas que la volonté directe de Dieu fût que Jésus Christ épandît son sang pour les hommes, vu que cela est arrivé par leur malice. Mais c’était la volonté directe de Dieu que les hommes fussent sauvés, puisqu’il les avait créés à ces fins : lequel salut ne leur pouvait néanmoins arriver que par les enseignements de Jésus Christ, qui savait et voyait par sa divine lumière comment les hommes s’étaient perdus par leurs propres péchés, et aussi par quels moyens ils pourraient recouvrer ce salut. Et l’Amour qu’il leur portait le fit résoudre à prier son Père pour eux afin d’avoir grâce de vivre encore pour s’amender, et temps pour faire pénitence. Ce que, leur ayant obtenu, il est venu lui-même en ce monde mortel pour leur enseigner visiblement et sensiblement tout ce qu’ils doivent faire et laisser pour recouvrer cette grâce perdue par leurs propres fautes. Ce qu’enseigne fort particulièrement la Loi Évangélique, et rien d’autre.
94. Car les sentiments des hommes, leurs gloses et inventions, que le sang de Jésus Christ lave de tout péché les personnes charnelles qui vivent selon les mouvements de leur nature corrompue, tout cela est trompeur. En quoi l’Écriture a eu raison de dire que tous hommes sont menteurs, puisqu’il mentent même ès points du salut éternel, et font accroire des choses fausses pour des véritables, renversant par leurs paroles le sens et LES DESSEINS DE DIEU, lequel a envoyé son Fils en terre pour enseigner aux hommes le chemin de salut, afin qu’étant lavés ou baptisés d’eau de pénitence, ils puissent être nettoyés de leurs péchés ; et qu’en revivant à l’Esprit de Jésus Christ, ils puissent devenir héritiers du Ciel et cohéritiers de Jésus Christ. Ce qu’ils ne seront jamais si en ce monde mortel ils ne mettent en pratique sa Loi et ses enseignements, puisqu’il n’y a point d’autre voie de salut depuis les péchés particuliers des hommes que celle que Jésus Christ a frayée et par où il a marché.
95. Car si Jésus Christ eût voulu laver par son sang les péchés des hommes (de la manière que ces aveugles veulent persuader de croire au peuple) et les sauver par ses Mérites, il n’avait nul besoin de se faire homme passible et mortel : puisque le sang de son corps glorieux était bien plus pur, saint et parfait pour laver les péchés des hommes que n’a été ce même sang lorsqu’il fut couvert de notre mortalité et corruption. Et ses Mérites étaient bien plus précieux en son état glorieux pour être appliqués au salut des hommes qu’iceux Mérités n’ont été en son infirmité et durant sa vie mortelle. Car les mérites des Saints qui sont au Ciel sont bien plus parfaits et accomplis que ne sont les mérites des hommes qui combattent encore dans ce monde. C’est pourquoi qu’une goutte de sang du corps glorieux de Jésus Christ était plus que suffisante à laver tous les péchés des hommes si iceux n’eussent pas dû coopérer à leur propre salut. Et Jésus Christ pouvait plus mériter en un moment en son corps glorieux qu’il n’a pu mériter en tant d’années qu’il a vécu sur la terre.
96. Par où se voit la frivolité des allégations de ces nouveaux Docteurs, qui disent que le Sang de Jésus Christ lave tout péché et que ses Mérites sauvent les hommes sans qu’iceux aient besoin de rien faire. Ce qui semble être inventé du Diable pour avoir tous les hommes à soi par la négligence d’opérer leur salut, sous des fausses espérances que le Sang de Jésus Christ lavera tous leurs péchés, autant les péchés qu’ils commettront encore à l’avenir que ceux qu’ils ont jà commis du passé. Ce qui est lâcher la bride à toutes sortes de péchés, et rendre les hommes impénitents : comme on voit qu’ils sont par effet : puisqu’ils ont perdu la CRAINTE et l’AMOUR DE DIEU, et vivent sans souci comme les bêtes, qui ne cherchent qu’à trouver la bonne pâture, sans se soucier si elles font mal ou bien en mangeant le bien d’autrui, ou des belles fleurs au lieu d’herbes : ce leur est assez quand elles peuvent aller au jardin d’autrui chercher leur pâturage. Tout de même vivent les Chrétiens de maintenant, qui ne pensent qu’à manger les bons morceaux, sans prévoir si c’est avec le bien d’autrui ou leur propre : en prodiguant les choses dont ils ont besoin pour leur usage, qui pourraient bien servir à l’aliment de ceux qui ont en nécessité. Mais à cause qu’ils ont perdu la Charité ils ne vivent plus que pour eux-mêmes, sans regarder au besoin du prochain non plus que les bêtes pâturantes dans la prairie. Et avec tout cela, ces personnes croient qu’elles seront sauvées par les Mérites de Jésus Christ, à cause que leurs Conducteurs leur ont persuadé de croire que le Sang de Jésus Christ nettoiera tous leurs péchés.
97. Ne voilà pas, Ami Lecteur, une belle doctrine pour faire descendre tous les hommes à crédit ès enfers par un aveuglement d’esprit qui est presque incurable ? Car qui est-ce qui se voudrait convertir et faire pénitence si l’on pouvait ainsi être sauvé par les mérites d’un autre, ou avoir ses péchés nettoyés par du sang au lieu de larmes de pénitence ? Certes la nature corrompue trouverait bien là son compte ; et ce n’est de merveille si toutes les personnes charnelles aiment de semblables Conducteurs, et qu’ils les invitent à leur banquets et leur font des présents : puisqu’ils leurs apportent des doctrines qui nourrissent leurs péchés et les laissent vivre selon la chair et le sang, en leur promettant le salut par-dessus le marché, comme si icelui était un reste qui leur serait donné après qu’elles ont acheté l’enfer par leurs vies licencieuses, et lâché la bride à leurs brutales natures. Se pourrait-il trouver une plus grande séduction que celle-là par laquelle est renversée toute la Loi de Dieu et l’Écriture Ste, les Prophètes, les Apôtres et Jésus Christ même, qui, étant venu enseigner la voie de salut aux hommes, iceux la méprisent et ne veulent marcher par icelle, sous une fausse espérance qu’ils seront bien sauvés sans imiter Jésus Christ ?
98. En quoi ils méprisent grandement ses Mérites en ne se les voulant appliquer en la manière qu’il a voulu Mériter, qui ne fut qu’à condition qu’ils se convertissent et vivent le reste de leurs jours en pénitence. Et ceux qui s’appliquent le sang et les mérites de Jésus Christ en cette façon seront assurément sauvés par ces Mérites et ce Sang, mais nuls autres.
99. J’entends que ces Docteurs demandent encore ce que Jésus Christ a donc fait pour les hommes si iceux doivent faire pénitence pour leurs péchés ? À quoi j’ai déjà répondu qu’il leur a obtenu de son Père Éternel le pardon des péchés qu’un chacun d’eux avait commis, et aussi la grâce d’en faire pénitence s’ils se fussent bien voulu servir de cette grâce. Et ce ne peut être en vain que Jésus Christ a souffert et est mort pour racheter les hommes, puisque sans ses souffrances et sa mort ils fussent véritablement tous péris en leurs péchés, sans trouver le remède à iceux, à cause que le péché aveugle toujours l’âme, et la rend insensible à son malheur : en sorte que celui qui vit en péchés, il est tombé dans la léthargie de son âme, bien plus dangereuse que la léthargie du corps, qui le fait mourir en dormant.
100. Et puisque ces Docteurs endorment les hommes dans leurs péchés par ces gloses, ils les font assurément mourir de la mort éternelle par cette Léthargie insensible à l’âme qui est bercée dans le faux repos que Jésus Christ a tout satisfait pour elle. Et s’il n’y avait de Nouveau Testament laissé par écrit, ni de Bible ou de Prophètes qui menacent ceux qui font mal et promettent des récompenses à ceux qui font bien, l’on s’imaginerait que ces Nouveaux Docteurs seraient des NOUVEAUX SAUVEURS, qui ont trouvé l’invention de sauver les hommes par toute une autre manière que celle que Jésus Christ a enseignée. Mais en étant Chrétiens, nous croyons à la Ste Écriture, aux Anciens Prophètes, à Jésus Christ, et à sa doctrine Évangélique, laquelle nous dit qu’il faut être humble de cœur, pauvre d’esprit, renoncer à nous-mêmes, porter la croix, suivre Jésus Christ, lequel dit expressément : Soyez mes Imitateurs, et tout le reste qu’il a enseigné aux hommes, pour leur donner autant de remèdes qu’iceux avaient de maux ou de plaies à leurs âmes. Ce qui est bien estimable.
101. Car si un malade ou blessé de plaies incurables trouvait un Médecin venu de bien loin pour le guérir en lui apportant toutes sortes de médicaments propres à ses maux ; et que le navré n’aurait qu’à incorporer ces remèdes ou se les laisser appliquer par le Médecin pour être guéri ; aurait-il sujet de demander pourquoi ce Médecin est venu vers lui ? ou de penser qu’il a fait son voyage en vain, enduré des fatigues et lassitudes inutiles ? De tant plus sont ingrates et ignorantes les personnes qui demandent si Jésus Christ a donc souffert en vain, puisqu’il n’a pas sauvé les hommes par ses seuls mérites, entendant qu’ils demeureront dans leurs péchés, voire les augmenteront continuellement pendant que Jésus Christ satisfera pour eux.
102. Car s’ils l’entendaient du vrai sens, il n’y a rien de plus certain que JÉSUS CHRIST A TOUT SATISFAIT POUR LES HOMMES : puisque pour ce seul sujet il a quitté le sein de son Père pour venir en cette vallée de larmes endurer pour les hommes ; et qu’il pouvait bien avoir prévu avant que de se revêtir de notre mortalité, que les hommes le maltraiteraient : en connaissant leurs malices et ingratitudes il ne pouvait attendre autre chose de ces méchants que des croix, des souffrances et persécutions pour tous ses bienfaits. Nonobstant cela, l’Amour que Jésus Christ portait aux hommes franchit toutes ces considérations, et se vient exposer volontairement à tous leurs mauvais traitements, voire à souffrir la mort pour les racheter, en les voyant tellement navrés et blessés de tant de péchés que leurs maux étaient tous incurables, et avaient mérité l’Enfer, si ce Divin Médecin ne leur eût pas apporté autant de diverses sortes de remèdes que leurs âmes étaient navrées de diverses sortes de blessures mortelles. Si bien que l’on peut dire avec vérité que Jésus Christ a véritablement satisfait pour les hommes, par les divers remèdes qu’il leur a apportés pour guérir autant de plaies mortelles qu’un chacun avait en son âme, comme l’on peut dire qu’un Médecin a satisfait pour un malade en lui apportant des médicaments qui le rétablissent en bonne santé ; et qu’il l’a guéri, lui a donné la vie et l’a délivré de la mort par ses remèdes : puisque sa maladie était véritablement incurable au regard de toute autre sorte de médicaments : à cause que Jésus Christ seul connaissait les maladies des hommes, et savait par quels moyens ils étaient sortis de l’Amour de Dieu et du chemin de leur salut, et par où qu’ils s’étaient damnés par leurs propres péchés ; il fallait que ce Divin et sage Médecin les eût venu guérir et sauver de cette damnation.
103. Mais ce n’est pourtant à dire que Jésus Christ ait satisfait pour les hommes d’une manière Diabolique ou Sympathique, qui ait guéri les hommes de quelque blessure lorsqu’ils sont éloignés du Médecin ; et que le sang qui est sorti du corps de Jésus Christ puisse guérir leurs âmes blessées de péchés sans qu’elles touchent ou avalent les médecines : puisque ce salut se ferait par Enchanterie, et ne serait salutaire aux hommes, lesquels, se sentant guéris si facilement, retomberaient aussitôt dans leurs mêmes péchés pardonnés, et descendraient aussi bien ès Enfers après le pardon de leurs péchés comme si Jésus Christ ne les eût eu guéris ni obtenu de son Père le pardon de leurs péchés. Car il est bien à croire que si Jésus Christ avait eu tout satisfait pour les hommes par sa mort, que pas une seule personne n’eût été sauvée depuis icelle, à cause de la grande fragilité de l’homme, qui ne saurait demeurer en la grâce de Dieu sans faire pénitence et s’exercer en toutes sortes de bonnes œuvres ; ou pour mieux dire, sans observer la Loi Évangélique : puisqu’icelle est la règle du Chrétien, de laquelle il ne peut sortir s’il veut être sauvé.
104. Et partant c’est en vain que ces Gloseurs glosent et retournent le sens des Écritures pour faire accroire au peuple qu’ils seront sauvés à cause que Jésus Christ a épandu son sang : là où ils devraient plutôt craindre d’être damnés à cause de cet épanchement de sang, qui n’est arrivé que par la pure malice des Prêtres trompeurs et hypocrites, qui (comme ceux d’à présent) voulaient flatter les hommes en leurs péchés, pour dominer en leurs états et honneurs, dominant sur le peuple. Ces Prêtres Pharisiens ne pouvaient souffrir que Jésus Christ leur vînt apporter sa Loi Évangélique qui contredisait à leurs prétentions et enseignait le contraire de ce qu’ils voulaient pratiquer ; et surtout à cause que Jésus Christ découvrait leurs hypocrisies et les reprenait d’icelles, en leur disant. En vous glorifiant de la Loi, vous détruisez par vos œuvres la même Loi. Pour tous ces sujets, ils ont fait pendre Jésus Christ à un Gibet comme s’il eût été un malfaiteur. Et au lieu que les Prêtres Chrétiens doivent maintenant pleurer et regretter ce sang répandu, ils ont trouvé l’invention de dire qu’il fallait que ce sang de Jésus Christ fût répandu pour sauver les hommes.
105. Ce qui ne peut être véritable, puisque ce salut leur est donné de grâce par Dieu son Père en les créant ; et ce salut leur a été redonné de grâce par l’entremise de Jésus Christ depuis le péché d’Adam ; et par la même grâce Jésus Christ a obtenu de son Père le pardon après que tous les hommes en leur particulier avaient péché contre Dieu. Et tous ces saluts et ces miséricordes ont été donnés de Dieu par pure grâce, sans qu’il fût besoin que Jésus Christ épandît son sang pour racheter les hommes : quoiqu’il ait fait véritablement cela indirectement, puisque l’Amour qu’il leur portait et le soin qu’il avait de leur salut l’ont fait être obéissant jusqu’à la mort de la croix, épandant là, par la malice des hommes, jusqu’à la dernière goutte de son sang : en sorte que l’on peut véritablement dire qu’il a répandu son sang pour nous racheter : puisqu’il s’est venu mettre entre les mains de ses ennemis, ou des bourreaux qui l’ont fait mourir, pour nous racheter et pour rien d’autre. En voyant que tous les hommes périssaient sans son assistance et sa doctrine, il a mieux aimé souffrir la mort pour les venir enseigner que de les voir périr par l’ignorance en laquelle leurs péchés les avaient jetés.
106. Et au lieu que les Prêtres de maintenant doivent enseigner au peuple le grand amour que Jésus Christ leur a porté en tant d’affronts pour leur venir enseigner la voie de salut, ils lui enseignent que Jésus Christ a été obligé de souffrir pour eux et qu’eux-mêmes ne doivent rien souffrir : comme si les hommes se devaient moquer de ce que Jésus Christ a souffert pour eux en le laissant souffrir seul, pendant qu’ils se reposent à l’aise sur cette attente que Jésus Christ a tout satisfait, sans qu’ils veulent croire en ses vérités, et encore moins l’imiter : quoiqu’ils sachent tous son Évangile, et qu’il ait dit à Nicodème. En vérité, en vérité je vous dis, si vous n’êtes converti et devenu comme un petit enfant, vous n’entrerez au Royaume des Cieux. Ces nouveaux Docteurs font évanouir de l’Esprit des hommes toutes les vérités Évangéliques pour leur faire prendre des gloses et explications des Écritures qui les favorisent, et pas ce qui les peut conduire au chemin de salut. Ils déchirent quelques mots d’icelles qui favorisent leurs sentiments, comme celui que le sang de Jésus Christ nettoie de tout péché, ou qu’on ne sera justifié par les œuvres de la Loi, ou que Jésus Christ est l’agneau qui porte les péchés du monde, avec beaucoup d’autres passages qui en eux-mêmes sont très véritables : mais ils ne découvrent pas au peuple le venin qu’ils ont caché sous ces beaux mots ou ces belles sentences, qui est qu’avec ces termes ils tâchent de détourner le peuple de la doctrine Évangélique, afin qu’il ne vienne à la pratiquer, et de le laisser continuer en ses péchés sans aucune conversion : quoique Jésus Christ ait dit à tous les hommes en Nicodème, en leur jurant, qu’ils n’entreront au Royaume des Cieux s’ils ne se convertissent et deviennent comme petits enfants.
107. L’on méprise tous les enseignements salutaires que nous a donnés Jésus Christ comme autant de remèdes à nos maux, et l’on prend les fausses allégations de ces gloseurs comme si c’étaient des vérités. Et par ainsi les hommes vont maintenant tous ensemble le grand chemin de l’Enfer, méprisant les souffrances, le sang et la doctrine de Jésus Christ, sous prétexte qu’ils l’honorent en lui attribuant les mérites de leur salut : comme si Jésus Christ avait besoin de leurs honneurs, ou s’ils le pouvaient honorer en se moquant de ses souffrances : là où ils devraient être honteux de ce faire ou de penser que Jésus Christ fût obligé de leur donner le moindre de ses enseignements, estimant iceux comme des trésors venus du Ciel pour les assister en leur plus grand besoin, et au danger de leur damnation éternelle.
108. Je sais bien, Ami Lecteur, que ces Gloseurs allégueront que l’Écriture dit qu’il a porté les peines dues à nos péchés, s’étant chargé d’iceux, et qu’il a porté nos langueurs. Ce qui est très véritable, avec encore divers autres passages de l’Écriture desquels ces Gloseurs fortifient leurs erreurs. Ils font en cela comme si l’on voulait accommoder un bon bouillon pour un malade, et qu’on y mît du vin, du sucre, des œufs, et quelques bonnes épiceries, et qu’en mélangeant toutes ces choses on y mît un petit boulet de poison, le faisant bouillir avec tout ce qui est bon sans qu’on s’en aperçoive. Il est bien à penser que le malade qui humerait ce bouillon avalerait sa mort au lieu de sa nourriture. Tout de même ces Conducteurs font mourir les âmes lorsqu’ils leur font humer des passages de l’Écriture d’un sens tout renversé, en faisant entendre comme si Jésus Christ avait chargé sur soi nos langueurs et péchés afin de nous décharger de les porter nous-mêmes. Voilà le POISON qu’on a fourré dans tant de bons passages de l’Écriture, lesquels nous devraient servir de nourriture à nos âmes, pendant qu’iceux servent de poison pour les faire mourir : puisqu’en pensant que Jésus Christ a tout satisfait et porté lui-même nos langueurs, personne ne se met en devoir d’opérer son salut, de faire pénitence, ou d’imiter Jésus Christ, quoique sans ce faire personne n’ait jamais été et ne sera jamais sauvé.
109. Il est vrai cependant que Jésus Christ a porté nos langueurs et les peines de nos péchés, en se faisant homme mortel comme nous : puisque cette misérable vie ne se peut exempter des souffrances que le péché a causées à icelle. Car avant le péché, il n’y avait nulles incommodités ou lassitudes en notre vie, l’on n’y avait jamais trop chaud ni trop froid, puisque Dieu y avait tout créé en bon tempérament. Il n’y avait nulles lassitudes ou incommodités de corps ou d’esprit. Tout était sain et parfait, sans aucunes infirmités, maladies, ou mort ; et l’homme vivait en toutes sortes de délices et contentements. Il n’y a eu que le péché seul qui a apporté toutes ces misères tant au corps qu’à l’Esprit de l’homme, qui sont toutes inséparables de cette misérable vie, en laquelle cependant Jésus Christ a voulu venir, non pour nous délivrer de ces souffrances ou misères, puisqu’icelles font nécessaires à la fragilité de l’homme, qui s’oublierait de son devoir s’il était demeuré en ses premières délices après son péché, mais Jésus Christ est venu enseigner aux hommes comment ils doivent porter tous ces maux causés par le péché, en pénitence d’icelui. Et comme nous voyons en effet que Jésus Christ n’est pas venu délivrer l’homme de tant de misères corporelles que le péché leur a apportées, ainsi aussi ne les est-il pas venu délivrés de la peine due à leurs péchés pour la Justice de Dieu : mais Jésus Christ est venu délivrer de la damnation tous ceux qui le voudront écouter et suivre en pratique sa Loi Évangélique : puisqu’il n’y a plus d’autre moyen pour être sauvé qu’en devenant Chrétien ; et il n’y a nuls autres Chrétiens sinon ceux qui sont disciples de Jésus Christ en la pratique de sa Doctrine Évangélique. Et tous ceux qui disent autrement sont trompés ou trompeurs eux-mêmes : vu que personne n’entrera au Royaume des Cieux sinon ceux qui seront revêtus de l’Esprit de Jésus Christ, c’est à dire, de ses œuvres, en faisant à leur possible ce que Jésus Christ a fait étant en cette vie mortelle, là où il a véritablement porté nos langueurs et toutes les peines dues au péché, comme si lui-même eût été pécheur ; quoique juste et incoupable, il a été cependant soumis à toutes sortes de misères et infirmités de corps et d’esprit comme le plus pervers pécheur du monde : en quoi l’Écriture dit véritablement qu’il a porté en son corps nos langueurs et la peine due à nos péchés : mais pas de la manière que ces Docteurs veulent faire croire, assavoir, qu’il aurait souffert tout cela pour délivrer les hommes de leurs péchés, ou, afin qu’ils persévèrent en repos en iceux, comme on voit qu’ils sont en effet par cette pernicieuse doctrine, que Jésus Christ a tout fait et qu’il ne faut point que les hommes fassent quelque chose pour leur salut. Ce qui est abominable et plus dangereux qu’aucune hérésie qui se soit jamais levée en la Chrétienté : à cause qu’elle séduit les élus mêmes sous des faux termes de piété et d’humilité apparente.
110. Car combien de personnes de bonne volonté sont maintenant enfarinées de cette pestifère doctrine qu’on est trop fragile pour garder la Doctrine Évangélique, et qu’à cause de notre fragilité Jésus Christ a suppléé à notre défaut par son sang et ses souffrances ? Au lieu qu’en parlant véritablement, l’on doit enseigner au peuple que pour leur fragilité Jésus Christ leur est venu apporter sa doctrine Évangélique, afin que par icelle le Chrétien puisse voir et savoir par quels moyens il pourra être sauvé : puisqu’il n’y a maintenant autre chemin de salut que celui qui est marqué en l’Évangile. Le prenne qui le veut. Les hommes trompeurs ne peuvent délivrer de la damnation ceux qu’ils y auront fait descendre par leurs gloses ou allégations. Chacun y sera pour soi-même. Les hommes peuvent bien se flatter l’un l’autre en ce monde et se donner un faux repos de salut. Mais lorsqu’ils viendront devant Dieu, plus de gloses ou raisons ne seront valables. Un chacun sera sauvé ou damné selon ses œuvres, et pas selon l’opinion des hommes, ou les gloses de ces faux Docteurs, qui auront fermé la porte de Paradis à plusieurs, et n’y entreront pas eux-mêmes.
111. Par où se trouveront bien trompés à la mort ceux qui les auront suivis, au lieu de suivre Jésus Christ qui est la seule voie qui mène à salut. Et ceux-là seulement qui entreront par lui seront sauvés : puisqu’il est la porte, comme il dit lui-même, et qu’entrer en Paradis n’est autre chose que de marcher par le même chemin qu’il a marché étant sur la terre, et de faire les mêmes choses qu’il a faites. Et enfin entrer par Jésus Christ est SE LAISSER RÉGIR ET GOUVERNER PAR SON ESPRIT : ce qui fait la vraie Renaissance, et rien d’autre.
112. Et quoique ceux de la Réforme de Menno disent qu’ils sont des personnes Régénérées, ils se trompent grandement : puisqu’on les voit encore vivre selon les mouvements de la Nature corrompue, et chercher leurs aises et leurs avantages en ce monde. Ce qui n’a été enseigné par Jésus Christ, et encore moins pratiqué, puisqu’il a été pauvre et méprisé, là où ces personnes cherchent d’être riches et honorées, même pour la vertu et régénération qu’elles n’ont point. C’est ainsi qu’un chacun se trompe au fait de son salut. Depuis qu’on a perdu la CRAINTE et l’AMOUR DE DIEU on est tombé en toutes sortes d’erreurs, un chacun pensant bien faire à suivre sa propre fantaisie. Plusieurs savent bien qu’il faut être régénéré pour être sauvé, mais personne ne sait encore bien que cette régénération consiste uniquement à renoncer à sa nature corrompue pour vivre à l’Esprit de Jésus Christ, quoique cela seul soit la Porte de Salut, par où l’on y peut entrer, et par rien d’autre.
113. Car que servira-t-il, Ami Lecteur, d’être d’une telle ou telle Religion, d’avoir tels ou tels sentiments, de croire ceci ou cela en matière de foi, si avec cela on n’est pas revêtu de l’Esprit de Jésus Christ ? L’on ne peut être sauvé : puisque tous les hommes depuis leur corruption sont assurément damnés : voire le sont aussi par leurs propres péchés. Ils ne naissent pas seulement enfants d’ire et de damnation, mais se damnent toujours plus profondément par leurs propres péchés et malices, aussi longtemps qu’ils suivent les mouvements de cette nature corrompue, laquelle ne peut jamais être sauvée : ce que l’Écriture confirme en disant que la chair et le sang n’entreront au Royaume des Cieux : c’est à dire, la chair corrompue, puisque le corps glorieux que Dieu nous a donné a aussi de la chair et du sang, qui entreront néanmoins au Royaume des Cieux si nous renonçons en cette vie à la chair corrompue et vivons selon l’homme intérieur, qui fut créé de Dieu. Mais toutes les personnes qui vivront en ce monde mortel selon les mouvements de la chair et du sang corrompu n’entreront au Royaume des Cieux, mais seront damnées pour toute éternité, puisqu’elles naissent, vivent et meurent enfants d’ire et de damnation, si elles ne revivent à l’Esprit de Jésus Christ, lequel renonce à cette corruption et la mortifie en tous ses mouvements, la faisant mourir pour revivre à l’Esprit de Jésus Christ : car personne ne saurait ressusciter s’il n’est premièrement mort ; ainsi aussi ne saurait revivre une personne à l’Esprit de Jésus Christ si elle ne meurt premièrement à l’Esprit de sa nature corrompue, ne lui cédant non plus qu’à un corps mort, à moins de quoi personne ne peut dire avec vérité être une personne renée ou Chrétienne ; et ne peut espérer le salut, si elle ne fait devoir pour acquérir cette re naissance, ou cet état de Christianisme sans lequel personne ne peut être sauvé : puisque Dieu n’enverra plus d’autres moyens de salut aux hommes que ceux qu’il leur a envoyés par Jésus Christ, qui est venu à la dernière heure, apportant les derniers remèdes à leurs maux.
114. Et il n’en faut plus attendre aucuns autres, mais prendre iceux à cœur, et les incorporer comme la seule Médecine nécessaire à notre salut. Que ces Gloseurs glosent, et ces Docteurs composent des méthodes de salut ou des cas de conscience autant qu’ils voudront. Il est pourtant véritable que la Doctrine Évangélique est et sera la seule Porte pour entrer en la vie éternelle bien heureuse jusqu’à la fin du monde. Et celui qui me croit sera bien heureux s’il la suit. Mais ceux qui re jettent cette vérité pour écouter les gloses des hommes périront assurément pour toute Éternité : puisqu’il n’y a que deux voies, l’une qui mène à la vie, et l’autre à la damnation. Et celle qui mène à la vie, c’est Jésus Christ, car il dit lui-même : Je suis la voie, la vérité et la vie : qui marche par moi sera sauvé.
115. Qu’y a-t-il donc encore à gloser, Ami Lecteur, pour comprendre que hors de l’Église il n’y a point de salut ; et que la seule vraie Église est la doctrine Évangélique, qui ne périra jamais, où que les portes d’Enfer n’auront point de puissance : elle sera bien agitée de tempêtes, mais jamais submergée. Demeurons donc fichés en cette nacelle : elle nous mènera à bon port, et rien ne nous manquera en cette navigation vers la vie Éternelle, puisque Jésus Christ y a apporté toutes sortes de provisions par ses enseignements pour pouvoir passer la mer orageuse de ce monde et arriver au port désiré. Car cette doctrine Évangélique est comme l’Arche de Noé qui en ce temps sauvera du naufrage toutes les personnes qui y veulent entrer. Et toutes les autres périront assurément par les ondes de l’aveuglement universel, où les hommes de maintenant naviguent sans prévoir le danger si prochain, auquel ils seront tous submergés dans la damnation s’ils ne veulent entrer dans cette Arche de la doctrine Évangélique que Jésus Christ a bâtie de ses propres mains pour les sauver du déluge de tant de péchés qui les environnent. Tous ceux qui se sont moqués de Noé et n’ont voulu entrer dans son Arche sont tous péris : pour figurer comment périront tous ceux qui se moquent de mes advertances et ne veulent reprendre l’Esprit de Jésus Christ ou renaître en la doctrine Évangélique, rentrant au ventre de leur Mère l’Église naissante, établie par la personne de Jésus Christ, qui seul a montré le vrai chemin de salut à tous ceux qui le voudront suivre et imiter, laissant un chacun libre de ce faire ou laisser, puisque Dieu ne force personne. Il sauve celui qui le veut être et laisse périr celui qui veut périr. Mais il m’a induit à découvrir l’Aveuglement des hommes afin que nuls ne périssent par ignorance et qu’ils découvrent les vrais moyens pour être sauvés.
Suite et occasion du présent livre.
116. Vous serez peut-être étonné, Ami Lecteur, qu’en voulant découvrir l’Aveuglement universel des hommes, j’aie mis cet avant-propos à une lettre particulière adressée à un de ces aveugles de notre temps, en racontant toute son histoire et ses faits particuliers qui se sont passés entre moi et lui. Croyez que cela ne se fait sans prévoyance, puisqu’en voyant l’aveuglement des hommes, je ne puis juger qu’ils seront tant émus d’entendre mon raisonnement, quoique Divin et savant, comme ils seront convaincus d’entendre leurs faits particuliers : à cause que cet aveugle même, de qui j’écris l’histoire, ne croit point d’être si éloigné de Dieu et de la vertu comme je lui fais voir par ce Traité : puisqu’il est un d’entre les MENNONISTES, qui se disent être des personnes régénérées et se préfèrent à tous autres en matière de piété, ayant mis toutes leurs perfections en quelques façons d’habits ou choses extérieures, ou quelques vertus imaginaires : en sorte que je ne les saurais vaincre qu’en leur montrant positivement, que leurs actions ne témoignent point qu’ils soient renés en l’Esprit de Jésus Christ, puisqu’ils cherchent encore les choses qui sont sur la terre et pas celles qui sont d’enhaut comme dit l’Apôtre ; et qu’ils se présument faussement d’être des Chrétiens en ne suivant les enseignements de Jésus Christ, qui a renoncé à soi-même et prié que sa volonté n’arrive, en la connaissant mauvaise par la corruption que le péché a apportée en la nature humaine, dont il s’était revêtu.
117. Mais ces Personnes qui se disent des Régénérés n’ont rien de semblable : puisqu’elles sont toutes pleines de leur amour-propre : cherchant leurs aises et commodités plus que des personnes mondaines, et s’estiment néanmoins plus que tous les autres en mépris d’un chacun, comme vous pourrez voir en ce présent traité, lequel j’ai trouvé bon de mettre au jour. Car si j’avois seulement écrit en substance les Vérités que j’ai découvertes de cette Secte, elle m’aurait pu démentir : vu que ces personnes sont si pointilleuses en leurs paroles, qu’elles mettent toutes leurs vertus à dire des vérités matérielles, quoique leur cœur soit faux et simulé. Elles dont si hypocrites qu’elles ne voudraient dire une parole mensongère devant les hommes, quoiqu’elles mentent impudemment devant Dieu. Car plusieurs de ces personnes m’ont écrit des lettres, qu’elles voulaient quitter toute chose pour devenir Disciples de Jésus Christ, et diverses sont venues à ces fins auprès de moi, ayant quitté leurs maisons et pays : mais sitôt qu’il leur a manqué quelques sensualités, elles ont commencé à murmurer, tantôt pour la viande ou les vêtements, tantôt pour les meubles et logements : comme l’on peut voir en ce TRAITÉ.
118. En sorte que pas une seule de ces personnes entre plusieurs qui sont venues auprès de moi n’ont été contentes, même dans l’abondance ; et plusieurs ont cherché plus d’aises et de commodités temporelles au service de Dieu qu’elles n’auraient pu avoir au service du monde, pour n’être assez pourvues de biens de fortune qui leur puissent donner toutes leurs sensualités, lesquelles elles pensaient trouver chez moi sans aucun travail. En quoi elles se font trompées elles-mêmes. Car lors que j’aperçu qu’elles cherchaient le reste, et pas le Royaume des Cieux, je m’en suis fait quitte, les renvoyant chacun à son particulier, où elles pouvaient faire sans tromper personne ce qu’elles trouvaient le meilleur : puisque j’estime l’hypocrisie le plus grand de tous les péchés : à cause que Jésus Christ a plus méprisé cette hypocrisie que tout autre péché. Car on sait qu’il a choisi un usurier pour son Apôtre et a souffert qu’une Madeleine pécheresse lui lave les pieds. Il appelle à soi un Saul Persécuteur des Chrétiens. Il pardonne à la femme trouvée en adultère, et à autres pécheurs. Mais il n’a pas fait grâce à un seul Hypocrite : au contraire, il leur donne beaucoup de malédictions, comme on entend au 23e chap. de S. Matthieu, où tant et tant de fois il répète : Malheur à vous Pharisiens Hypocrites, qui faites ceci et cela : pour déclarer combien il a en horreur l’hypocrisie entre les autres péchés : à cause qu’il est vrai qu’un hypocrite ne se convertira jamais, en ayant l’orgueil caché au fond de son âme : il ne veut pas s’humilier pour reconnaître sa faute, craignant d’en être estimé moins vertueux. Et le Diable les tient par cette chaîne afin qu’ils ne se convertissent, et qu’ils meurent en la réputation de vertu eux pour porter ès Enfers la gloire qu’ils ont tant aimée en ce monde. Quoiqu’ils feignent d’être humbles à l’extérieur, leur humilité est plus superbe que la gloire qui paraît à l’extérieur. Car si leurs habits ont une façon simple, la matière en est plus précieuse que celle des personnes qui se glorifient en leurs habits. Et les Marchands d’Amsterdam m’ont dit qu’ils ne savaient trouver de draps et de toiles fines et chères assez pour vêtir les Mennonistes. Et avec ce ils disent que ceux qui font parade de leurs habits sont des méchants et des glorieux : pendant qu’eux-mêmes prennent plus de gloire et de satisfaction en eux-mêmes de vanités que non pas les mondains, lesquels ces Mennonistes méprisent. Ce qui est un grand aveuglement d’esprit qui fait périr les élus mêmes, puisque cette Secte périt pendant qu’ils se disent des personnes régénérées, sans avoir compris que la vraie Régénération consiste à renoncer aux mouvements de la nature corrompue pour suivre l’Esprit de Jésus Christ. Car ces personnes sont autant charnelles qu’aucune autre Secte ou Religion : et pour ce sujet induisent leurs enfants à se marier avant qu’ils aient l’âge et la capacité de tenir leurs ménages. Je dis tout ceci pour découvrir par leurs actions l’aveuglement de leurs esprits, qui se trompent eux-mêmes et en trompent des autres, qui pensent (comme j’ai aussi pensé) que ces Mennonistes sont les plus spirituels de toutes les autres Religions : quoiqu’eux-mêmes m’aient bien fait connaître le contraire, pour les avoir trouvé Ennemis de la mortification, et Contredisants à la Vérité de Dieu, la méprisant pour exalter leurs vérités humaines et matérielles, qui ne font que des faussetés devant Dieu qui sonde les reins et examine les consciences, regardant plus aux cœurs qu’aux paroles étudiées, comme ont ces personnes qui veulent plaire aux hommes et se glorifier eux-mêmes.
119. Et à cause que cette gloire possède leurs âmes, ils se sont imaginé que c’est moi qui ai de la gloire en parlant des grâces que Dieu m’a faites, et me blâment de cela où ils peuvent, à cause que, me mesurant à leurs aunes, ils pensent que je m’attribue quelque chose ; et qu’ils ne sauraient posséder icelles sans se les attribuer à eux-mêmes. C’est pourquoi ils font souvent des jugements téméraires, et blâment ce qu’ils doivent estimer, tant sont-ils aveugles d’entendement qu’ils n’ont plus des yeux que pour regarder les fautes des autres, en oubliant leurs propres défauts, quoiqu’ils soient si dangereux pour le salut de leurs âmes, et les mettent en plus grand danger de damnation que ne sont les personnes qui croient à l’ordinaire d’être sauvées par les seuls mérites de Jésus Christ : à cause que ces derniers se peuvent encore convertir lorsqu’ils auront découvert que leurs croyances en Jésus Christ, de la façon qu’on leur a persuadé, sont tromperies. Elles maudiront ces faussetés en se tournant vers la vérité de Dieu. Mais ces personnes qui veulent demeurer de la Secte des Mennonistes ne se peuvent convertir, parce qu’ils s’appuient sur leur propre justice. En sorte que je vois le péril de ces Mennonistes plus dangereux qu’en aucune autre Religion.
*120. Mais le mal étant général et l’aveuglement partout, je dois tâcher de le découvrir en toutes sortes de Religions afin que personne ne meure en l’ignorance ou ne courre d’une Religion à l’autre, en pensant trouver la vraie Vertu ou la Vérité de Dieu, qui n’est nulle part à trouver qu’en LA DOCTRINE ÉVANGÉLIQUE, en laquelle on trouve le seul vrai chemin de salut, et non ailleurs, comme on peut voir par tous mes écrits, ayant traité en la Lumière du monde de l’aveuglement de l’Église Romaine ; et en l’Avertissement contre les Trembleurs, de l’aveuglement de cette Secte ; et dans le Témoignage de Vérité, j’ai montré l’aveuglement de ceux de la Réforme de Calvin ; en après j’ai montré par la Pierre de Touche l’aveuglement de ceux de la Réforme de Luther ; et par ce présent Traité, je montre l’aveuglement de ceux de la Réforme de Menno : afin qu’un chacun puisse voir mon impartialité et le désir que j’ai d’ouvrir les yeux à tout le monde par les lumières que Dieu m’a départies, et veut que je les déclare afin que personne ne périsse par ignorance et qu’un chacun puisse voir son aveuglement, et se servir des remèdes qui les puissent guérir.
Voilà le seul sujet qui me fait écrire : Faites-en votre profit, et croyez que je ne cherche que la perfection de votre âme, et vous demeure,
Ami Lecteur,
Bien affectionnée en Jésus Christ
ANTHOINETTE BOURIGNON.
Abrégé Contenant.
Les choses directement traitées au Livre suivant.
Premièrement l’on y voit
les Réponses à quatre questions faites pour surprendre A. B. savoir :
1. À la première, comment il est dit en l’Écriture qu’il ne faut préférer le riche qui a la bague d’or au doigt à un pauvre ? IV. jusqu’à IX. item LXXVI. CLXXXVII.
2. À la seconde, si ce n’a point été depuis qu’Adam a eu péché que Dieu lui a dit : Croissez et multipliez ? IX. jusqu’à XXI. it. CLXXVIII.
3. À la troisième, si l’on ne peut pas aussi bien vivre en Frise ou ailleurs qu’auprès d’A. B ? XXI-XXVII. it. L. LX. CXVII. CCIII.
4. À la quatrième, ce que c’est de la Convoitise ? XXVIII-XXXV. it. XL. XLII. LXI. LXII.
L’on y rapporte ensuite quelques accusations et blâmes de plusieurs Mennonistes contre Mad. Bourignon, avec leur réfutation : Comme :
Qu’elle est avare et convoiteuse. LXXV. jusqu’à LXXVIII. item LXXXIX.
Qu’elle est orgueilleuse, Voy. la préface 119.
Qu’elle veut dominer sur les personnes. CLXIX. CLXX. CLXXI.
Que ses Associés portent des armes. CXXVI. CXCI.
Autres menues accusations des mêmes contre la même personne. IV. IX. XXI. XXXV. LXXX- LXXXV. LXXXVII. CXXVII. CXXVIII. CXXX. CLXVII. CLXVIII. CLXXVI. CLXXVII. CLXXX. CLXXXI. CLXXXVIII. CCIII. CCXVII. CCXX. CCXXI.
Et pour montrer que pendant qu’ils veulent jeter le fétu hors de l’œil d’un autre, il y a des poutres qui leur crèvent les yeux, on leur fait voir par Charité quelques-uns de leurs défauts, afin qu’ils ne périssent par ignorance, mais qu’ils s’en corrigent avant de vouloir reprendre autrui. Tels sont par exemple :
L’hypocrisie XCIV. CXXX. CLIX. CXCII. CC.
La présomption Pharisaïque de Justice, Sainteté et Vertu. CXXVII. CXXIX. CXCVIII. CXCIX. CC.
L’Amour de leurs aises, plaisirs, sensualités et propre volonté. Préface. 117. 118. Liv. VI. CII. CIII. CXV. CXXIII. CXXIX. CXXX. CLVIII. etc.
L’orgueil et la gloire. CXXIX. CLVII. etc. CLXX. CLXXVII. CLXXIX. CXCII.
La Convoitise des choses de ce monde. XXXI. XLVIII. LXXVI. LXXXVII. CXXIX. CLVIII. CXCI. CXCIII.
L’Envie pour épier avec un œil fin les actions d’autrui. XLVII. LXII. LXXIII. CXXX. CLVIII. CLXIX. CCI.
Les Mensonges devant Dieu. XCIV. CLXXII. CLXXXII. CCIII. CCXXXIV. Préf. 117.
Ils pourront encore remarquer d’autres défauts à corriger qui leur sont représentés par leurs propres actions, presque par tout le livre. Comme l’ingratitude, l’inconstance, la colère vicieuse, la haine, la curiosité des affaires d’autrui, les murmures, et semblables.
Et pour connaître que c’est à tort que ces Mennonistes, surtout ceux de Frise, se déclarent contre Mad. Bourignon, on n’a qu’à voir :
La Conduite d’A. B. envers les Frisons Mennonistes. IV LXXII. LXXIII. LXXIV. LXXVIII. LXXXV. LXXXVI. CXXIII. CXXV. CLXIX. CLXXX. CLXXXV. CLXXXIX. CCXXI.
La Conduite des Mennonistes de Frise envers A. B. XXIX. XXXI. LXXIII. LXXXVII. CCIII. CCXXII. CCXXXIV. CCXXI. etc.
S. Matth, chap. XV. v. 12, 13, 14.
Les Disciples de Jésus lui dirent : Ne savez-vous pas que les Pharisiens se sont scandalisés d’avoir ouï ce que vous venez de dire ? Il leur répondit : Toute plante que Mon Père Céleste n’aura point plantée sera arrachée. Laissez-les là. Ce sont des AVEUGLES qui conduisent des AVEUGLES. Que si un Aveugle conduit un autre Aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse.
L’ A V E U G L E M E N T
des
H O M M E S.
Ce traité fait en forme de lettre à un particulier doit donner sujet à tous de se reconnaître eux-mêmes et leur propre corruption, si industrieuse à se cacher, à se nourrir, à se défendre, à se justifier par de beaux prétextes, et à accuser autrui pour paraître elle-même moins suspecte et d’autant plus innocente, pendant qu’un aveuglement aussi lamentable qu’universel l’empêche de se connaître soi-même, comme il lui est ici montré par la lumière de la Vérité Divine. Un particulier qui s’est détourné de la Vérité ayant donné occasion à ce livre, Dieu veuille que plusieurs en prennent sujet d’y voir leurs propres maux, et d’embrasser les remèdes salutaires qui y sont proposés pour le salut de Tous.
MON BON AMI,
J’AI promis de répondre aux trois points que vous m’avez demandés pour avoir l’explication de la Ste Écriture. Premièrement, lors qu’elle dit ne faut point préférer une personne riche qui a la bague d’or au doigt, et mépriser une pauvre. Deuxièmement vous me demandez si ce n’a point été depuis qu’Adam eut péché que Dieu lui dit (après avoir Éva) : Croissez et multipliez ? Troisièmement vous me demandez si on ne peut pas si bien vivre en demeurant en Frise on à Fridricstat comme en demeurant auprès de moi ? Et pour quatrième point vous m’écrivez par votre lettre que ne savez point ce que c’est de la convoitise, et désirez de moi d’en avoir l’explication.
Questions pharisaïques.
II. À quoi je vous veux satisfaire, encore bien que j’aperçoive assez que vous ne me faites point ces demandes pour l’édification de votre âme, mais plutôt par un Esprit curieux de me surprendre en mes paroles, comme les Pharisiens faisaient des demandes à Jésus Christ pour le surprendre. Car lorsque votre volonté était droite pour chercher la perfection de votre âme, vous étiez tout à fait convaincu que ma doctrine venait du S. Esprit, et n’aviez nulles doutes à proposer : mais depuis que vous êtes refroidi au désir de perfectionner votre âme, vous avez acquis un œil fin pour épier ou surprendre les autres. Ce qui ne vous peut en rien profiter, vu que l’Écriture dit : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux : et si votre œil est fin, tout votre corps fera ténébreux. N’entendez-vous point que cela veut dire qu’aussi longtemps que vous voudrez comprendre les choses spirituelles avec un Esprit pointilleux, que votre âme demeurera ès ténèbres de la mort : mais lorsque votre âme recevra avec simplicité de cœur la doctrine Évangélique, que votre entendement deviendra lumineux, et que vous verrez alors en toutes vos actions ce que vous devrez faire et laisser pour plaire à Dieu ? De quoi vous vous privez maintenant par vos subtiles questions et arguments. Car que profitera-t-il au salut de votre âme si vous savez l’explication des choses que vous me demandez, ou non ? Je pense que toutes ces choses ne vous apporteront pas un grain de vertu, au contraire, qu’icelles souilleront votre âme d’avantage, puisqu’en les sachant vous n’aurez pas les forces de les pratiquer.
III. Mais cependant puisque vous m’importunez à ce faire, je le ferai pour m’acquitter de mon devoir ; et si vous en usez bien ou mal, ce sera pour vous : car Dieu même ne laisse jamais de donner ses grâces aux méchants afin qu’il ne manque en rien de sa part, et il donne toujours à tous hommes les choses nécessaires à leur salut ; et je ne veux aussi manquer à vous donner cette satisfaction à toutes vos demandes, afin que vous ne puissiez attribuer la cause de votre damnation à votre ignorance, puisque vous pouvez maintenant savoir tout ce dont avez besoin pour la perfection de votre âme fort aisément, si vous en avez le désir, comme j’ai vu que vous avez eu autres fois : ce qui est maintenant changé. Et le désir que vous aviez d’apprendre à devenir un vrai Chrétien est bien diminué et amoindri en vous, puisque vous cherchez plus la perfection d’un autre, et que vous voulez que mes enfants soient sans aucune répréhension pendant que vous êtes rempli d’imperfections sans les vouloir changer, tirant des passages de l’Écriture pour m’accuser, et les Frères, comme si nous préférions le riche au pauvre pour ses richesses, et que nous re jetterions le pauvre frère pour sa pauvreté.
Qu’on doit faire préférence des personnes pour la vertu.
IV. Ce qui est une fausse accusation, laquelle ne peut venir que d’un Esprit de jalousie et d’envie contre mes Enfants, de ce qu’ils font auprès de moi, et que vous n’y êtes point. Car quelle autre chose vous pourrait mouvoir à me faire cette demande ou à m’apporter ce passage, d’un homme qui a une dague d’or au doigt, si ce n’est pour me faire entendre que j’estime plus le riche pour ses richesses ? Ce dont vous avez bien vu le contraire par votre propre expérience. Car de toutes les personnes que j’ai trouvé en mon logis à mon arrivée à Husum, j’ai retenu et pris soin de toutes les plus pauvres, sachant bien que ceux qui avaient de l’argent se pouvaient pourvoir ailleurs. C’est pourquoi je vous ai retenu le dernier avec S. P., sachant bien qu’iceux n’avaient point d’argent pour se pourvoir jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé occasion pour se bien placer. Et vos ingratitudes sont presque insupportables. Car je vous ai traité à la même table et donné les mêmes viandes que je donnais aux Anciens et à mes alliés, pendant que vous voulez maintenant faire entendre que je préfère le Riche au pauvre, sans me dire en quoi vous autres qui étiez pauvres avez eu en boire, manger, chauffer, coucher, moindre que le plus riche d’entre nous, pendant que je ne vous avais aucune obligation, vous ayant reçu dans mon logis par pure charité Chrétienne, en croyant que vous cherchiez seulement le Royaume des Cieux et sa Justice.
V. Mais je vois maintenant que vous êtes injuste en me voulant obliger et convaincre par des passages de l’Écriture à plus estimer le pauvre vicieux que le riche vertueux. Ce qui est en ce cas offert. Car vous murmurez à cause que je ne vous tiens point auprès de moi avec toutes vos familles, vu que j’en retiens aucuns qui sont riches, sans prévoir que ces riches sont plus dégagés des convoitises des biens de la terre que vous, et aussi qu’ils ont plus renoncé aux honneurs et plaisirs de ce monde que vous n’avez fait, et ont aussi beaucoup plus contracté de l’Esprit qui me conduit que vous n’avez fait, pour avoir été auprès de moi plus long espace de temps que vous autres n’avez fait, et par conséquent plus grand désir de perfectionner leurs âmes que vous n’avez. Et cela est le seul sujet pour quoi je les aime. Et je vous ai aussi aimé lorsque j’ai vu que vous tendiez à la même perfection. Mais étant maintenant changé et retourné dans les affections de la terre et des appétits de la nature corrompue, vous m’obligez par là de vous de laisser, et d’amoindrir mon amitié à votre regard, vu que je ne dois aimer que Dieu seul ; et tout ce qui est de nature n’est point de Dieu.
VI. Et parce que je fais ainsi par commandement de Dieu, vous venez m’arguer pour me vaincre par des passages de l’Écriture Ste, lesquels vous tordez selon votre relâchement, et voulez que je méprise le vertueux à cause de ses richesses, pour priser et estimer davantage les orgueils, paresses, jalousies et ingratitudes d’un vicieux, à cause qu’il est pauvre. Ce qui serait une grande injustice et une chose damnable pour le pauvre, vu que ces pauvres ont abusé, comme vous savez, du peu que je leur ai référé ; et parce que je les ai reçus amiablement dans mon logis, à cause qu’ils étaient étrangers, ils ont pensé que je les cherchais et caressais pour avoir besoin d’eux, et se sont présumé que je les devais tous maintenir et bien nourrir et traiter selon leurs sensualités, comme s’ils m’étaient des personnes nécessaires, desquelles je ne me pouvais passer. Ce que vous avez cru vous-même, en me disant si souvent que je ne trouverais personne pour si bien labourer mes terres que vous : pendant qu’en effet vous l’avez appris à mes dépens, puisque vous n’étiez pas laboureur, et qu’un simple valet que j’eusse pris à gage eût fait tout ce que vous avez fait, beaucoup mieux et à beaucoup moins de frais. C’est pourquoi que je ne me sais assez étonner de vos ingratitudes et peu de raisonnements. Car quel besoin ai-je eu de vous, et qu’est-ce que vous avez fait pour moi qu’un autre n’eût point su faire et avec beaucoup plus de perfection ? Mais il a été très bon que vous m’ayez découvert votre Esprit en temps, et que vous ayez quitté mes terres. Car si vous les eussiez gardées, je pense qu’icelles eussent été la cause de votre perdition : puisque vous étiez déjà devenu si grand que rien ne vous pouvait contenter, et que vous vouliez tout faire à votre mode et fantaisie sans suivre mes ordres en rien, et qu’il vous fallait avoir l’abondance en toute chose, vous faire craindre et servir de votre valet, et donner et prêter à qui bon vous semble pour vous faire estimer libéral.
VII. Toutes ces choses ne ressentent point la vie d’un Chrétien ni de celui qui dit d’avoir quitté le monde pour le devenir. Et vous voyez de vos yeux que ceux que vous voulez que je mésestime à cause de leurs richesses sont beaucoup plus humbles et plus vertueux que vous, et font tout ce que vous ou vos semblables ne veulent point faire en choses viles et abjectes. Et quand vous voulez m’obliger à les mépriser pour leurs richesses, vous voulez que je méprise leurs vertus pour louer vos vices et ceux de vos semblables. Ce que je ne ferai jamais : car Jésus Christ m’a dit qu’il faut accomplir toute justice, et cela aussi bien à l’endroit des riches que des pauvres, sans excepter personne : et si vous étiez autant vertueux qu’un riche, je vous estimerais autant que lui ; et si un riche était autant vicieux que vous, je le mépriserais comme vous. Car je n’ai point besoin d’estimer les personnes pour leurs richesses, puisque j’en ai à suffisance pour mon entretien : mais je crains que vous estimeriez bien le riche plus que le pauvre lors que prétendez quelque chose d’icelui ; et peut être que vous me voulez en cela mesurer à votre aune : ce que ne devez pas faire. Car si les égards humains régissaient mon âme, je ne pourrais être régie par le S. Esprit : et partant il ne vous faut point appliquer à moi ce passage de l’Écriture, lequel défend de préférer une Personne parce qu’elle a l’anneau d’or au doigt, puisque je n’ai que faire d’anneau d’or ni d’être riche, et que je ne cherche que des vrais Chrétiens, duquel état vous êtes encore fort éloigné.
VIII. Et si mes associés ne sont point aussi arrivés à cette perfection ils y tendent de tout leur possible, du moins quelques-uns d’eux. Ce que vous pouvez voir de vos propres yeux. Car ils vivent en sobriété et continence, et se fervent eux-mêmes quoiqu’ils n’aient que trop de moyens de se faire bien servir : ils travaillent pour accomplir leur pénitence, comme s’ils étaient pauvres, en possédant leurs richesses comme ne les possédant point, et font en effet les offices vils que vous et vos semblables ne veulent point faire quoi qu’ils soient pauvres. C’est pourquoi, si vous voulez avoir de la jalousie sur eux, ce devrait être en ce qu’ils vous devancent à prendre les moyens de perfectionner leurs âmes, et que vous allez en arrière en cherchant encore les choses qui sont sur la terre. Ce que ne feriez si vous étiez régénéré, comme dit l’Apôtre aux Chrétiens : Si vous êtes régénérés, cherchez les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui font sur la terre. Et si vous étiez là arrivé, le reste vous serait assurément donné sans qu’il fût besoin de vous empresser si fort ou de travailler pour la viande qui périt.
Que la continence est agréable à Dieu.
IX. C’est pourquoi je vous conseille de chercher plutôt ès Écritures les passages qui servent à la perfection de votre âme, que ceux qui servent à m’accuser ou épier les défauts de nos frères : car vous ne rendrez compte que de vous-même, et point des autres : ce que vous n’avez assez compris, puisque vous me faites tant de pointilleuses demandes, comme est aussi celle que me demandez, si ce n’a point été depuis le péché d’Adam que Dieu lui a dit : Croissez et multipliez ? Pour me surprendre en ce point, et dire que je fais contre cette ordonnance de Dieu de conseiller la continence aux Chrétiens. Et cela est venu si avant qu’on m’a dit que quelques-uns d’entre les Frisons qui sont en Holstein ont dit que je serais bien sortie de l’Antéchrist puisque je défends de se marier et de manger des viandes que Dieu a créées. Je ne sais point distinctement quelle personne particulière a tenu de semblables propos : mais lorsque je vous entends faire cette seconde demande, si Dieu n’a point commandé à Adam depuis son péché de croître et se multiplier, j’entends bien que vous voulez aussi entrer dans ce doute si je ne suis point du nombre de ces personnes desquelles Jésus Christ a prédit qu’elles s’élèveront ès derniers temps, défendant de se marier et de manger des viandes lesquelles Dieu a créées. Car autrement vous n’avez nulle raison de me faire cette demande, puisque j’écris en divers endroits de mes livres qu’Adam était tombé en péché avant qu’Ève fût tirée de lui, puisqu’avant le péché il n’y avait point de dormir, et que l’Écriture dit qu’Adam dormait lorsque Dieu tira Ève de sa côte.
X. En sorte que cette question a été assez soldée par ci-devant à votre connaissance, sans venir de nouveau me faire la demande si ç’a été depuis le péché d’Adam que Dieu lui a dit : Croissez et multipliez, puisque vous savez assez que ç’a été depuis son péché. Mais vous me voulez par là faire entendre que je défends maintenant ce que Dieu a commandé alors.
XI. Ce qui ne peut venir que de votre relâchement et de ceux qui vous ont parlé de ces choses. Car lors que l’un et l’autre était dans le désir de perfectionner son âme, ils trouvaient eux-mêmes par expérience que l’Esprit de Dieu engendrait la continence de la chair. Et, passé plus de trois ans, un de vos confrères, qui me veut maintenant accuser de ce que je défends de se marier, me dit lui-même que, depuis qu’il avait pris mes écrits et ma doctrine à cœur, il était devenu si continent que de longue espace de temps il n’avait point connu naturellement sa femme, et qu’il s’était senti obligé de lui dire qu’elle ne devait point croire pour cela qu’il l’aimait moins qu’auparavant, sur quoi elle lui avait répondu qu’elle était très contente et avait désiré depuis quelque temps de pouvoir aussi vivre en continence. Par où ils témoignaient assez que la Sapience du S. Esprit est un vin qui engendre les vierges, comme dit l’Écriture. Ce que vous m’avez aussi dit d’avoir expérimenté en vous-même, ayant proposé de vivre continent avec votre femme.
XII. Et maintenant vous me venez accuser, comme si je faisais contre le commandement de Dieu d’estimer la continence. Car je n’ai jamais défendu à personne de se marier ni de ne point manger des viandes que Dieu a créées. Bien est-il vrai que je conseille à tous ceux que veulent devenir des vrais Chrétiens de vivre en continence, parce qu’icelle dispose mieux la personne à recevoir le S. Esprit, et rend le corps plus posé et l’Esprit plus tranquille : la continence purge l’âme de beaucoup de péchés d’excès et d’intempérances : elle prolonge la vie à l’homme, et le rend pudique devant les hommes et pur devant Dieu. Car il serait bien rare de trouver des personnes mariées qui se contiennent dans les bonnes manières et limites que Dieu a ordonnées pour la génération ; et je crains que plusieurs personnes mariées seront damnées pour des choses luxurieuses qui se sont passées entre l’homme et la femme.
XIII. Nous avons un exemple, entre plusieurs autres, rapporté de deux sœurs fort vertueuses, desquelles l’une se maria et l’autre entra dans un cloître pour vivre en continence. Or la mariée tomba à un très mauvais mari lequel la maltraitait souvent d’injures et de coups, en sorte que cette bonne femme avait grand sujet de se plaindre et lamenter : mais à qu’elle était discrète et honnête, elle ne s’osait plaindre à personne qu’à sa Sœur Religieuse, laquelle elle visitait souvent pour avoir d’elle un peu de consolation. Et la Religieuse admirait toujours la patience et vertu de de sa Sœur, laquelle avait tant à souffrir avec ce mauvais mari et demeurait cependant toujours en sa piété et dévotion accoutumée, priait, jeûnait, et donnait libéralement aux pauvres. Mais après avoir souffert quelques années en ce mariage, elle mourut. De quoi la Religieuse fut réjouie, en la voyant délivrée d’une telle pénitence que son Mari lui avait causée, pensant assurément qu’elle était allée jouir de Dieu et recevoir le repos éternel, ayant en son esprit un déplaisir de ce qu’elle était Religieuse et n’avait aucun sujet d’exercer sa patience comme avait fait sa Sœur, laquelle elle croyait fort élevée au Ciel pour sa vertu de patience. Et cette tentation croissait en son Esprit sans qu’elle la déclarât à personne. Elle prit résolution de sortir de son cloître lorsqu’elle en trouverait l’occasion bonne, afin de s’en aller inconnue dans le monde pour se marier, et trouver aussi le sujet d’être exercée en la vertu de patience par le moyen d’un mauvais mari, afin de pouvoir arriver au Ciel au même degré de gloire où elle croyait que sa Sœur était arrivée. Mais Dieu, lequel a toujours soin de ceux qui l’invoquent, permit que la Sœur défunte s’apparût à la Religieuse, afin de la faire désister de sa tromperie et mauvaise résolution de sortir de son cloître pour se marier. Car une nuit étant ladite Religieuse seule en sa chambrette en ses oraisons, elle y vit entrer une personne toute de feu comme un charbon ardent. Ce qui épouvanta la Religieuse, pensant que c’était le Diable qui la venait tenter : mais la sœur tout en feu lui dit : Ma Sœur, ne vous épouvantez point, je suis votre Sœur envoyée de Dieu pour vous retirer de la tentation que vous avez de sortir de votre cloître pour vous marier en pensant mieux faire que de vivre en votre cloître. À ces paroles la Religieuse fut attentive, en sachant bien que personne ne pouvait savoir cette tentation sienne que Dieu seul. Et en se rassurant de son trouble, elle parla à sa Sœur, lui demandant en quel état elle était depuis sa mort ? À quoi la défunte répondit fort effroyablement : Je suis damnée pour toute Éternité, et n’y aura jamais plus de rémission pour moi. Et la Religieuse, ne sachant comprendre pourquoi elle pouvait être damnée, lui demanda si elle avait été une hypocrite, jeûné, prié, et donné son bien aux pauvres pour plaire aux hommes ; ou si elle n’avait point aussi été assez patiente ès souffrances comme elle lui avait souvent raconté ? À quoi la défunte répondit : Je n’ai pas été hypocrite ; j’ai prié et jeûné, donné aux pauvres avec bonne intention. Je ne suis damnée pour nulles de ces choses ni aucuns autres péchés, sinon pour défauts charnels qui se sont passés entre moi et mon mari, desquels je n’ai jamais eu de repentance, en pensant que toutes choses étaient permises entre le mari et sa femme : ce qui n’est pas véritable. C’est pourquoi, ma Sœur, ne désirez plus de sortir de votre cloître pour vous marier, craignant qu’il ne vous arrive comme à moi 1. Et en disant cela, la défunte s’évanouit, laissant sa Sœur la Religieuse bien étonnée, et consolée de voir le soin que Dieu avait eu de son âme, laquelle elle voulait perdre à faute de n’avoir jamais connu la vérité de ces choses.
XIV. Cette histoire, mon Ami, vous devrait bien faire comprendre pourquoi je conseille à mes amis qui désirent devenir des vrais Chrétiens de vivre en continence lorsque cela se peut bien faire. Car encore que cette histoire serait fabuleuse, Dieu me fait assez voir que la continence lui est agréable, et qu’il y a beaucoup d’occasions de pécher en satisfaisant aux inclinations de la nature corrompue : puisqu’il n’est point permis de suivre ses corruptions en rien, sans pécher contre Dieu, auquel seul nous devons mettre toutes nos affections, sans prendre de délices en boire, manger, coucher, ou faire quelqu’autre chose pour satisfaire aux mouvements de la nature corrompue : puisque l’essence des toutes sortes de péchés consiste seulement en ce que l’homme retire son affection de Dieu pour la mettre en sa propre satisfaction, ou en l’amour d’aucune autre créature.
XV. C’est pourquoi qu’il est facile à comprendre que la continence est une vertu fort agréable à Dieu : puisqu’elle nous ôte beaucoup d’occasions de nous distraire de lui. Car aussi longtemps que nous avons de la complaisance à boire, manger, se récréer, ou ès autres plaisirs charnels, nous sommes assurément distraits de Dieu ; et cette distraction dure quelquefois si longtemps que Dieu est du tout oublié et mis totalement hors de nos affections. Ce qui est bien éloigné de ce commandement d’aimer Dieu de tout notre cœur. Car nous aimons lors la satisfaction de notre chair de tout notre cœur, et vivons en continuels péchés lorsque nous vivons en continuelles satisfactions à nos propres sensualités. Ne vaudrait-il pas mieux s’en abstenir d’aucunes, afin du moins d’avoir un peu de temps pour aimer Dieu hors des affections charnelles ? Je sais que l’une des occasions qui m’a fait retenir de me marier a été qu’en ma jeunesse j’ai trouvé en notre grenier de la maison de mon Père un vieux livre d’un bon Auteur, qui traitait de la somme des péchés, et pour voir ce que c’était je l’ouvris, et lus à la tête d’un chapitre qu’il disait y avoir sept sortes de péchés mortels que les mariés pouvaient commettre par ensemble. Je n’ai jamais voulu examiner quels étaient ces sept sortes de péchés en matière de luxure, à cause que je résolus à l’instant de ne me jamais marier pour ne me point mettre en plus grand danger que je n’étais à commettre des péchés, lesquels me pouvaient bien demeurer inconnus, pour ne me point mettre en état de les commettre, puisque j’étais auparavant résolue de ne jamais offenser Dieu mortellement, et que j’avais assez d’occasions de ce faire par autres sortes de péchés sans m’exposer au péril de tant de péchés divers de luxure.
XVI. Or maintenant, mon Ami, si vous êtes plus fort et plus saint que moi pour vous bien maintenir sans pécher en suivant les plaisirs de la chair, vous êtes libre de laisser la continence que vous aviez proposée comme un moyen salutaire ; et je ne défends point de connaître naturellement votre femme, si le trouvez bon, puisque Dieu vous a créé libre de faire tout ce que pourrez. Mais ne venez plus auprès de moi demander conseil de ce qui est plus parfait et salutaire. Car ce ne seraient que des paroles oiseuses lorsque vous ne voulez pas mettre les mêmes conseils en exécution. Vous pouvez vivre sans moi comme bon vous semble, mais attendez le jugement de Dieu sur toutes vos actions et paroles, car il n’y aura rien de bon sans récompense, ni rien de mauvais sans punition.
XVII. Vous direz peut-être que ce n’est rien de mauvais de multiplier le monde, puisque Dieu l’a dit à Adam après son péché. Ce qui est très véritable. Car il serait très bon que les hommes seraient fort multipliés s’ils étaient en l’état auquel était Adam lorsqu’il reçut ce commandement. Car bien qu’il avait souvent retiré ses affections de Dieu pour les mettre en aucunes créatures, du moins n’avait-il pas demeuré dans cette distraction mais était toujours retourné derechef à son Dieu, tombant par intervalles et se relevant aussitôt : puisqu’on voit par l’Écriture qu’Adam avait encore des communications avec Dieu lors même qu’il avait reçu Ève et qu’elle était tirée de sa côte : vu que Dieu lui dit depuis : Croissez et multipliez, c’était signe que Dieu parlait encore à Adam nonobstant ses péchés précédents : mais il ne lui a plus parlé depuis qu’il eut connu sa femme sinon pour le réprimander et lui imposer des pénitences, à lui et à elle, et pour les faire déchasser hors du Paradis terrestre à cause de leurs malfaits et désobéissances. Ce n’est point que Dieu ait été malcontent de ce qu’Adam a connu sa femme pour la génération : mais c’est que par cette conjonction il s’est encore plus éloigné de Dieu qu’auparavant, en prenant ses plaisirs avec elle pour sa seule satisfaction, et point pour satisfaire à Dieu, ou augmenter sa gloire par la multiplication des hommes qui dussent le louer et bénir à toute éternité.
XVIII. Car si vous aviez ces fins, mon Ami, il serait bien conseillable que vous vous approchassiez de votre femme pour produire une génération si sainte, tendante à la gloire et honneur de Dieu. Mais examinez-vous bien vous-même, et pensez, avant de commencer, si vous croyez véritablement que les Enfants que vous produirez seront des vrais Chrétiens pour honorer et glorifier Dieu éternellement. Mais si vous savez par expérience que vos Enfants apprennent de vous les vices et imperfections desquels vous et votre femme êtes encore entachés, ne vaudrait-il pas mieux que vos Enfants ne fussent jamais nés que d’être damnés ? puisqu’il n’y a que trop de générations perverses, et qu’il vaudrait mieux de les annuler que de les multiplier. De tant plus que le monde est maintenant si corrompu que les trois parties des hommes sont liées au Diable par pacte précis. Et encore bien que vous-même seriez un vrai Chrétien, vos enfants peuvent suivre le Diable et être méchants par l’induction des autres auprès de qui vous les laisserez à votre trépas. En sorte qu’il est beaucoup plus désirable de vivre en continence que de l’abandonner pour produire des enfants misérables et en grand danger de les voir périr éternellement.
XIX. Et si vous voulez satisfaire à vos plaisirs charnels sans avoir pour fin la génération, vous faites encore beaucoup pire en retirant vos affections de Dieu pour les mettre en des infâmes plaisirs de la chair, et cela seulement pour satisfaire à votre propre concupiscence. Ce que je crois être grand péché, duquel les bêtes accuseront les hommes au jugement de Dieu, puisqu’elles sont réglées et limitées à la génération, et ne se meuvent pas à d’autres fins : quoiqu’elles ne connaissent point de Dieu, elles gardent en effet l’ordre par lui établi en ce regard. Et les hommes qui se veulent conjoindre pour satisfaire seulement à leur concupiscence outrepassent ces ordres et limites ordonnés de Dieu, en faisant beaucoup pire que les bêtes.
XX. Comment donc pouvez-vous douter que je fais contre l’ordonnance de Dieu de conseiller la continence à ceux qui veulent devenir des vrais Chrétiens, puisque l’Apôtre même parle si hautement de cette continence, et dit qu’il souhaite bien qu’un chacun vivrait en continence comme lui ; et conseille à celui qui est libre de ne se point marier, et même aux veuves, si elles peuvent vivre en continence ? Peut-on dire que cet Apôtre est sorti de l’Antéchrist à cause qu’il donne aux Chrétiens les mêmes conseils que je donne ? Il avoue le mariage pour ceux qui ne savent vivre en continence, disant qu’il vaut mieux se marier que brûler : mettant ces deux maux en parangon l’un contre l’autre, pour montrer que se marier est un moindre mal que de brûler. Mais il ne conseille pas de se marier comme une vertu, mais comme un mal pour éviter un plus grand mal. C’est en ce sens que l’Écriture dit qu’à cause de la concupiscence un chacun doit avoir sa propre femme : mais quand l’Écriture parle de la vertu, l’Apôtre dit précisément que celui qui marie sa fille fait bien, mais que celui qui ne la marie point fait mieux. Cette comparaison du mieux au bien signifie que c’est une chose plus vertueuse de vivre en continence que de se marier 2, quoique vos pointilleux esprits me voudraient maintenant bien surprendre par des demandes, afin de me pouvoir accuser comme si je défendais de faire ce que Dieu a ordonné. Et cela vous est seulement arrivé depuis que vous avez quitté votre première ferveur et êtes retombé ès appétits de la chair, et à chercher les moyens de les pouvoir suivre sans pécher, ce qui ne sera jamais véritable. Car la nature étant corrompue par le péché ne peut être suivie en rien sans pécher ; et vous savez aussi qu’il est écrit que la chair et le sang n’hériteront point le Royaume des Cieux. C’est à vous de savoir si vous y voulez entrer ou non : sans me faire de si curieuses demandes pour excuser votre relâchement.
Que l’on devient tel que ceux qu’on veut fréquenter.
XXI. Il vaudrait mieux vous en humilier devant Dieu en reconnaissant votre faute, et tâcher à vous en relever sans m’interroger sur tant de points divers, comme est aussi celui que me demandez pour troisième Proposition, si on ne pourrait pas vivre aussi bien en Frise ou à Fridricstat comme auprès de moi ? À quoi je ne devrais point répondre sinon en vous renvoyant à votre propre expérience. Car vous avez senti par expérience quelle utilité a reçu votre âme en demeurant auprès de moi, et combien elle est éloignée de ces bonnes opérations depuis que vous en avez été éloigné. Je vous ai vu en mon logis travailler avec beaucoup de ferveur à l’imprimerie, en voyant qu’icelle tendait à la gloire de Dieu et au salut des âmes : vous étiez devenu sobre et continent, écoutant les discours spirituels avec attention et plaisir à l’édification de votre âme, goûtant ces choses plus qu’aucunes délices du monde. Et depuis que vous êtes parti de moi vous êtes tellement changé que vous me dîtes dernièrement que vous n’aviez plus rien de cela. Et d’où peut venir ce changement sinon de ce que l’occasion fait le larron ? Car quand vous étiez ici entendant parler de Dieu et des choses éternelles, vous aimiez cela et auriez exposé tout ce que vous aviez pour les obtenir : mais depuis que vous avez conversé avec des personnes du monde qui n’ont rien plus à cœur que leurs propres intérêts et les avantages temporels, vous avez humé ce venin et êtes tombés dans la convoitise des biens de la terre, étant insatiable et mécontent de toutes choses. Car après que je vous ai eu donné mes terres de Nordstrand à vous seul, comme vous les aviez désirées, vous avez commencé à vous plaindre de ce qu’il vous en fallait rendre quelque chose, me voulant faire croire que tous les fruits iraient en mauvais dépens cette année et la suivante : ce que je n’ai point voulu écouter, pour savoir très bien le contraire. Ce que voyant, vous avez commencé à murmurer en disant qu’on vous avait trompé en vous donnant lesdites terres pour la moitié des fruits et autres conditions, vous plaignant à plusieurs comme si j’avais voulu chercher mon avantage à votre dommage, bien que véritablement je n’aie eu autre fin en vous donnant mes terres que de vous pourvoir d’aliment avec votre famille. Mais entendant vos plaintes, je me résolus à reprendre mes terres et vous décharger de toutes les obligations que vous aviez pour ce sujet, vous priant seulement que vous les tinssiez jusqu’à ce qu’aucuns de nos frères y puissent aller, en vous demandant, si vous vouliez bien les labourer selon mes ordres, que je vous donnerais les dépens avec votre famille. À quoi vous m’avez répondu que vous ne voulez pas être soumis à aucuns de nos frères, et pour cela que vous aviez loué une maison particulière pour quitter la mienne.
XXII. Ce qui était bien éloigné de la soumission que vous aviez eue auparavant à tous les frères en général aussi longtemps que vous avez demeuré auprès de moi. Ne voyez-vous point par là que vous êtes déchu de la vertu que vous aviez acquise en étant auprès de moi, et que ce proverbe est véritable en vous, lequel dit : Tel hantez, tel devenez ? Car lorsque vous hantiez des personnes spirituelles, vous étiez devenu spirituel ; et depuis que vous hantez les personnes charnelles, vous êtes devenu charnel.
XXIII. Et si les changements de lieux n’eussent pas été nécessaires pour devenir vrais Chrétiens, Jésus Christ n’eût point fait abandonner à ses Apôtres leurs maisons et pays pour le suivre comme étrangers d’un lieu à l’autre. Et David n’a-t-il pas dit en parlant aux âmes qui veulent être enfants de Dieu : Écoutez, ma fille, inclinez votre oreille, oubliez votre terre et la maison de votre Père et votre Parentage, car le Roi a convoité votre beauté ? Ce n’est point que Dieu ne soit partout, aussi bien en Frise qu’en Holstein pour celui qui le cherche véritablement, car toutes terres sont bénites du Seigneur : mais c’est que la fragilité de l’homme requiert des moyens extérieurs pour retirer ses affections des choses de la terre auxquelles un chacun les a mises ; et il est naturel à toute personne vivante naturellement d’aimer son pays, ses parents, et ses commodités et biens patrimoniaux, auxquelles choses on a assurément de l’affection ; et lorsqu’on entend Jésus Christ dire qu’il faut renoncer à tout ce qu’on possède, voire à soi-même, qui peut douter que celui qui veut être son disciple fera beaucoup mieux de s’éloigner de sa terre, de ses biens et de son parentage, que de demeurer auprès, puisqu’en effet l’homme y a toujours de l’affection, laquelle empêche que nous n’aimions Dieu de tout notre cœur, comme il a commandé. En sorte que si je n’étais pas ici, et que vous auriez désir de plaire à Dieu et devenir vrai Chrétien, vous feriez beaucoup mieux de demeurer en Holstein qu’en Frise, afin de vous détacher de ce que vous aimez hors de Dieu, et de vivre en Pèlerin sur la terre, comme Jésus Christ a vécu durant cette vie mortelle, en laquelle l’homme ne doit point chercher ses aises ou ses plaisirs, mais d’accomplir sa pénitence salutaire, et de montrer par effet qu’on ne veut être héritier de cette terre de corruption, mais de la Jérusalem Céleste.
XXIV. Voilà à quoi servira de vous éloigner de Frise votre Patrie si vous voulez suivre Jésus Christ : mais si vous voulez suivre le monde et les appétits de votre chair, vous trouverez les occasions de ce faire aussi bien en Holstein qu’en Frise, car l’Enfer et le Paradis sont par tout le monde. Il reste à votre volonté de choisir lequel vous voulez des deux, et prendre les moyens par lesquels vous arriverez mieux à votre choix. Et si vous avez choisi l’Enfer pour votre part, vous le trouverez mieux en Frise qu’en Holstein, à cause qu’il y a là beaucoup plus d’occasions pour vous y conduire ; comme aussi à Fridricstat : vu qu’il y a là des personnes qui flattent vos péchés et tâchent de vous retirer de la vérité de Dieu, laquelle vous avez une fois connue. Et il vaudrait mieux ne l’avoir jamais connue que de l’abandonner.
XXV. Je n’ai aucun profit ou dommage si vous suivez cette vérité ou la quittez. J’ai fait devant Dieu tout ce que j’ai pu faire pour vous l’apprendre. Mais si icelle ne vous plaît plus maintenant, craignez les châtiments de Dieu, puisque l’Écriture dit que celui qui a connu la volonté du Père et ne l’a point faite sera battu de beaucoup de coups. J’ai du regret de vous avoir connu pour vous voir retourner en arrière et suivre le monde, sans vous souvenir que Jésus Christ a dit : Si vous êtes du monde, le monde vous aimera, et si vous êtes de moi, le monde vous haïra. Il vous semble maintenant que vous êtes là assez aimé du monde pour trouver parmi icelui de quoi vivre : mais il serait beaucoup meilleur de vous être attendu sur les promesses de Dieu que sur l’assistance de ces hommes qui ne vous aiment que pour leurs avantages ou le service qu’ils espèrent de vous. Quel conseil avez-vous eu de quitter des amis de Dieu pour prendre des amis du monde ? C’est une pauvre échange, laquelle ne peut qu’apporter dommage à votre âme. Car ces amis de Dieu vous pouvaient servir d’exemples d’humilité, de sobriété, de continence, et autres vertus ; où ces amis du monde vous servent d’exemples à pécher. Car la superbe, l’ivrognerie, tromperies, luxure et mensonges sont ordinaires en ces personnes du monde : desquels péchés vous ne vous scandalisez point, comme vous avez fait de voir quelques imperfections en aucuns de nos frères : c’est à cause que vous ne les aimez point comme vous aimez ces personnes du monde, quoique vicieuses selon votre propre dire : vous les conversez volontiers maintenant, si avant qu’on me dit que vous commencez d’aller à la taverne avec eux. Ce qui est bien loin de la résolution que vous aviez prise de venir ici pour devenir disciple de Jésus Christ et cheminer en ses voies.
XXVI. Car vous ne deviez pas quitter votre pays pour autre sujet, vu que vos péchés avaient bien mérité de souffrir les fléaux des guerres et autres que Dieu envoie pour châtier les hommes. Aussi ne dit-il pas à tout le monde qu’il doit fuir de Babel, mais il le dit à son peuple seulement. Et si vous êtes maintenant changé d’opinion, et que ne vouliez plus être du nombre des Enfants de Dieu, vous serez aussi bien en Frise qu’autre part, puisque ses châtiments vous suivront partout, et personne ne les échappera des enfants du monde. Et si vous pensiez de fuir les guerres pour éviter leurs misères, vous serez peut-être accablé de plus grandes que les misères que vous avez quittées.
XXVII. Et je ne vous pourrai aider là-dedans. Car j’ai un ordre de Dieu de ne converser qu’avec ses Enfants, et nuls autres : et iceux enfants ne peuvent aussi converser que par ensemble. Je vous écris ceci afin que vous sachiez que si vous voulez suivre le train du monde, que vous ne pourrez plus converser avec nous. Car je veux suivre les ordres de Dieu sans me soucier du murmure des hommes. J’ai été un temps que je faisais du bien à tous, bons et mauvais également, à mon possible : mais depuis que Dieu m’a donné cet Esprit de discernement, et qu’il m’a fait savoir à qui je dois bien faire, je ne puis surpasser ses ordres. Et encore que je vous verrais en besoin des choses temporelles, je ne vous le pourrais donner si vous ne tendez point à devenir un vrai Chrétien, puisque je n’en puis prendre d’autres pour mes Enfants. Et ceux qui ne prennent point moyens pour devenir vrais Chrétiens doivent demeurer loin de moi, et ne point venir troubler mon repos, ni faire perdre mon temps à les entretenir de discours, comme j’ai souventes fois fait ; et après avoir donné le pain de mes Enfants aux Chiens, ils se font retournés et m’ont voulu déchirer, comme encore aucuns font par détractions. C’est pourquoi que je ne veux plus converser avec les personnes du monde, puisque Jésus Christ même dit qu’il ne prie point pour le monde. Et par quels moyens pensez-vous être sauvé, mon ami, si Jésus Christ ne prie point pour vous lors que vous délaissez les moyens qui vous peuvent conduire à lui ? Vous êtes devenu si superbe que vous me demandez comme par bravade si vous ne vivrez point aussi bien loin que près de moi ? pour faire entendre que vous n’avez plus besoin de mes admonitions ou conseils. Ce que vous témoignez par effet en voulant faire ce que je défends, en vous pourvoyant de terres et de maisons sans que je le sache. Croyez-vous donc de me faire par là quelque déplaisir ? Certes vous le faites à vous-mêmes, et pas à moi. Car je n’ai aucun profit à vous conseiller, et je n’ai eu que des soins, des fâcheries et dépens pour vous assister. C’est pourquoi que je ne puis être marrie que vous vous rerirez de moi, puisque cela me soulage et délivre de diverses distractions. Et je sais beaucoup mieux employer mon temps qu’à avoir le soin de votre famille, de laquelle vous ferez bien de prendre soin vous-même et me décharger de ce faix, de tant plus que vous le faites de vous-même. Demeurez content, et ne m’en parlez davantage. Mais craignez Dieu, car le chemin que vous allez prendre ne mène point à salut. C’est un chemin large qui mène à perdition. Si vous suivez le train des personnes qui vivent en la convoitise des biens de ce monde, vous périrez avec elles sans doute.
XXVIII. Mais il faut que je réponde à votre lettre sur ce sujet de convoitise, puisque vous dites que vous ne savez point ce que c’est de la convoitise. Vous ne le devez pas cependant ignorer, vu que j’en ai si souvent parlé en votre présence, et écrit en divers de mes livres. Et je pense que vous me faites maintenant cette demande pour surprendre mes paroles, en me faisant expliquer par le menu ce que c’est de la convoitise afin que vous puissiez me dire à moi-même que j’ai aussi la convoitise, laquelle je reprends ès autres. Mais ces pensées ne profiteront point à votre âme. Car il est écrit que si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux, et votre œil est fin, tout votre corps sera ténébreux. Or votre œil est très fin en cette quatrième demande pour savoir ce que c’est de la convoitise ? Comme il a aussi été fin ès trois autres demandes ci-dessus. Car lorsque votre œil a été simple par ci-devant, vous entendiez et goûtiez toutes ces choses comme je vous les déclarais, et n’aviez aucuns doutes de la vérité d’icelles. Mais depuis que vous êtes changé et voulez délaisser les vérités de Dieu, vous avez pris un œil fin lequel vous a rendu tout ténébreux, et il n’a plus de lumière pour voir vos propres défauts, mais bien pour tâcher de découvrir les défauts d’autrui. À quoi vous appliquez maintenant votre entendement par un Esprit de vengeance, à cause que je ne vous ai point accordé toutes vos demandes ni vous laissé gouverner mes terres à votre fantaisie.
XXIX. Cela ne vous devrait point mécontenter, mais plutôt réjouir, en remerciant Dieu de ce que j’ai si grand soin de votre âme que je vous ôte les moyens qui vous eussent assurément retiré de Dieu. Car si je vous avais laissé gouverner mes terres à votre fantaisie, vous fussiez devenu un grand Maître et Seigneur, et eussiez prêté à l’un et donné à l’autre pour vous faire estimer libéral, comme vous aviez déjà commencé, et laissé semer votre voisin ses grains sur mes terres sans m’en parler un mot. Il vous a fallu avoir quatre chevaux tout pour le premier, en achetant deux avec les miens sans mon conseil. Vous les avez voulu garder contre mon gré, et après même que j’ai eu repris mes terres : lesquelles vous avez tant labourées, et si profond, que je crains que vous ne les ayez plus gâtées qu’amendées. Tout cela contre mes ordres et ma volonté, faisant le maître de mes propres biens. Et lorsque j’ai désiré que vous labourassiez selon mes ordres, et que je vous donnerais les dépens avec votre famille, vous m’avez dit absolument que vous ne vouliez point obéir à aucun des frères, mais qu’il fallait que je m’attendisse à vous, et que vous le feriez selon votre fantaisie. Et quand je vous ai donné un valet, vous l’avez battu par colère. Toutes ces choses, et beaucoup d’autres, m’ont bien fait voir que vous n’étiez point capable de bien vivre Chrétiennement en prospérité, et qu’icelle vous ferait devenir superbe et arrogant, colère et prodigue, avec plusieurs autres vices : puisque les péchés sont comme les anneaux d’une chaîne enlacés l’un dans l’autre ; et que sitôt qu’on tire l’un de ces chaînons de péchés, tous les autres suivent : en sorte que je vous voyais prendre le chemin large qui mène à perdition, au lieu du chemin étroit qui mène à la vie.
XXX. Pour cela suis-je obligée de vous retrancher la distance que j’aurais bien désiré vous faire, afin de vous tenir en humilité, et d’empêcher que n’avançassiez davantage en la convoitise des biens et plaisirs de ce monde ; et que si vous voulez avancer en cela, que ce soit sans ma coopération ou assistance, et afin que je ne sois point coupable de vos péchés èsquels vous tombez insensiblement si vous croyez de n’être point dans la convoitise, comme vous le dites.
XXXI. Car si vous n’étiez pas dans la convoitise, vous seriez demeuré content dans mes terres, comme je vous les avais données pour la moitié des fruits ; ou bien vous auriez demeuré pour les labourer selon mes ordres, moyennant d’y avoir les dépens avec votre famille. Car vous ne deviez pas souhaiter davantage pour toute votre vie. Et vous avez refusé l’un et l’autre pour aller chercher vos avantages en votre particulier. Vous m’avez assez fait voir que vous êtes dans la convoitise lorsque vous êtes sorti de ma maison en emportant de là bêtes, beurre, fromages, et autres choses comme à vous appartenantes, ce qui ne vous pouvait appartenir si en cas je vous avais nourri avec toute votre famille, comme j’en avais l’intention. Car alors tout ce que vous faisiez et gagniez devait être à mon profit, et il vous devait suffire d’avoir eu les dépens, comme vous me disiez de ne souhaiter davantage, bien que par effet vous ayez emporté plusieurs choses pour votre particulier, en disant que c’était du beurre et du fromage que vos propres bêtes avaient donnés : sans considérer qu’elles avaient mangé sur mes terres, et que ce qu’elles avaient là donné m’appartenait aussi bien que ce qui venait de mes propres bêtes, puisque je leur donnais les dépends j’en pouvais bien avoir du lait et des œufs ou d’autres fruits venus de mon bien. En quoi j’ai découvert clairement que vous étiez retombé dans la convoitise des biens de ce monde, et que vous cherchiez votre propre intérêt en toute chose d’où j’avais vu auparavant que vous vouliez être dégagé en ne cherchant plus rien que les choses précisément nécessaires, vous contentant de la pauvreté Évangélique, vivant sobrement et chastement, afin d’arriver à la perfection Chrétienne.
XXXII. Et lorsque je vous ai remémoré ces choses, vous m’avez dit que cela était vrai pour lors, mais que vous n’êtes plus ainsi maintenant. Ce qui m’affligea à l’entendre. Mais comme Dieu vous a créé tout libre, je ne vous puis contraindre à bien faire non plus longtemps qu’il vous plaira. Je suis seulement marrie que vous ne demeurez pas fidèle à la lumière de vérité, et que vous perdez si légèrement tant de grâces que Dieu vous avait faites, pour avec les chiens reprendre ce que vous aviez vomi.
XXXIII. Car vous aviez délaissé les plaisirs du monde et de la chair, et vous les allez reprendre. Vous étiez soumis de volonté à celle de Dieu, et maintenant vous ne voulez plus suivre que votre propre volonté. Vous vouliez obéir, et prendre mon conseil en toute chose, et maintenant vous désobéissez à tout, en méprisant mes avis comme si vous étiez plus sage que moi. Car vous avez pensé me régir, et me faire entendre beaucoup de choses que je savais mieux que vous, en pensant me persuader à force de raisons de suivre vos inclinations ; et lorsque je n’ai pas voulu suivre cela, vous êtes devenu mauvais contre nous tous. Je pense que le mauvais conseil de R. J. a fort fortifié votre tentation, et qu’il est cause que vous avancez en pire : car il est guidé d’un mauvais Esprit, lequel a fait du mal à beaucoup d’autres avec vous, aucuns desquels commencent à ouvrir les yeux pour voir ses subtiles inventions pour séduire les hommes par des bonnes raisons en apparence : en quoi il sert d’instrument au Diable, afin de les détourner de la vérité de Dieu qu’ils ont eu une fois connue, pendant que l’Écriture dit : Si vous avez entendu la voix du Seigneur, n’endurcissez point votre cœur, et l’Apôtre admoneste en disant que ceux qui sont debout se gardent de ne point tomber, puisque la deuxième chute est pire que la première ; et il vaudrait beaucoup mieux n’avoir jamais connu la vérité que de ne la point suivre. C’est pourquoi soyez sur vos gardes, craignant que la mort ne vous surprenne à l’improviste ; il sera lors trop tard de vous repentir.
XXXIV. Je vous ai voulu dire toutes ces choses afin de vous faire connaître l’état de votre âme, et que le puissiez changer. Car encore qu’il ne vous le semblerait point, vous vivez dans la convoitise et en plusieurs autres péchés que vous ne découvrez point, à cause de l’obscurité de votre entendement. Car le péché aveugle toujours l’homme, et il ne peut voir la lumière de vérité ; aussi longtemps qu’il vit en péchés il chemine ès ténèbres de la mort. Ce qui est un état dangereux auquel vivent maintenant la plupart des hommes sans l’appréhender.
XXXV. Car il ne faut point tuer, paillarder, dérober ou commettre autres péchés grossiers pour être damné, mais il faut seulement que l’homme suive sa propre volonté pour aller ès enfers. À cause que cette propre volonté est corrompue par le péché, elle produit toutes sortes de maux et ne peut rien faire de bien. Peu de personnes connaissent cette vérité, et il semble qu’un chacun s’estime heureux de pouvoir suivre sa propre volonté, quoiqu’il soit malheureux en ce faisant. Et si vous voulez examiner cela de bien près, vous trouverez par propre expérience d’avoir toujours mal fait lors qu’avez suivi votre propre volonté. Remarquez en l’affaire dont il s’agit maintenant. Car depuis que vous êtes venu auprès de moi, aussi longtemps que vous avez eu soumis votre volonté à la mienne, vous étiez content et joyeux, bien faisant en repos de conscience : mais depuis que vous avez voulu avoir seul mes terres de Nordstrand, vous vous en êtes repenti, en disant, et aussi votre femme, que vous ne les pouviez tenir à cette condition, et que vous aimiez mieux de faire tout à mon profit et dommage moyennant que je m’attendisse à vous. Ce que ne jugeant à propos, je ne l’ai pas voulu laisser à votre disposition, puisqu’en effet vous n’étiez point capable de régir ces biens selon la volonté de Dieu en vous gouvernant encore entièrement selon la vôtre. En sorte que j’aurais très mal fait si j’avais consenti que vous suiviez votre volonté là-dedans. Vous avez de votre propre volonté voulu être déchargé entièrement de l’accord que nous avions fait par ensemble pour le louage de mes dites terres, en vous plaignant de cet accord comme si par icelui je vous avais trompé. Et après que j’ai eu repris lesdites terres et rompu ledit accord pour vous laisser libre selon votre volonté, vous avez depuis été mauvais de ce que j’avais fait là-dedans votre volonté, vous avez loué une maison pour vous retirer de la mienne en ne voulant obéir à personne, vous avez de votre volonté voulu avoir quatre chevaux et tant d’autres choses contre mon conseil et avis, et enfin vous vous êtes retiré de moi, et, ce qui me touche, de votre propre volonté. Et maintenant que toutes ces choses sont passées, vous pouvez bien voir assurément qu’elles ont été mauvaises et préjudiciables à votre avantage temporel et spirituel. Car vous avez perdu à vos chevaux, et grandement à me rendre mes terres, sur lesquelles vous pouviez vivre à l’aise comme un petit Prince ; vous avez perdu mon assistance en re jetant tous mes bienfaits comme des injustices. Ce qui m’oblige à vous laisser agir selon vos volontés. Et surtout, vous avez perdu beaucoup de moyens qui vous pouvaient mener à Dieu par notre conversation ; et tout cela pour avoir voulu suivre votre propre volonté, laquelle étant corrompue, vous a fait précipiter en toutes ces sortes de maux : de quoi vous êtes devenu mauvais, sans que j’y pusse remédier : car vous ne vous en pouvez prendre qu’à vous-même, puisque personne ne vous les a faits que votre propre volonté.
XXXVI. Et si vous avancez de la vouloir suivre, vous ferez encore pire à l’avenir, et tomberez d’un mal en l’autre, vu que la propre volonté de l’homme engendre des maux continuels aussi longtemps qu’icelle n’est pas mortifiée et soumise entièrement à la gouverne de Dieu, qui la conduise selon sa volonté sainte, laquelle est seule bonne et parfaite, et les volontés de tous les hommes en général sont toutes perverses et mauvaises, et personne ne peut jamais bien faire qu’en se soumettant à la volonté de Dieu.
XXXVII. Car encore qu’il semble quelquefois que nos volontés ou celles de nos amis soient bonnes, elles nous tromperont à la fin, vu que les sagesses des hommes sont des folies devant Dieu. Pour moi je n’oserais jamais suivre ma propre volonté en rien, puisque je sais très bien qu’icelle est corrompue et ne peut rien vouloir de bien. C’est pourquoi je la contredis toujours et ne lui veux obéir en rien, et n’ai garde de désirer qu’un autre suivre ma propre volonté, puisque je ne veux pas la suivre moi-même. Et quand je vous ai donné des conseils, ç’a été selon la volonté de Dieu, et point selon la mienne, et j’ai cherché en vous conseillant la perfection de votre âme, et pas mon propre intérêt, quoique le Diable vous ait souvent donné les pensées que je cherchais mon propre aussi bien que les autres personnes.
XXXVIII. Et vous trouveriez volontiers cette faute en moi pour couvrir vos propres péchés, car la nature se veut toujours excuser, et faire voir qu’elle fait aussi bien qu’un autre, étant jalouse de voir un autre mieux faire qu’elle. C’est ce qui vous a fait penser, et à plusieurs autres, que je cherche mon propre aussi bien que vous le vôtre. Ce qui ne peut venir que d’une passion haineuse et de cet esprit de jalousie enraciné en notre nature corrompue, laquelle naît en superbe et toutes autres sortes de vices, lesquels elle ne surmontera jamais jusqu’à ce que la personne ait vaincu sa propre volonté et soit entièrement abandonnée à la volonté et gouverne de Dieu.
XXXIX. Et ce serait se flatter soi-même de croire qu’une personne vivante selon les mouvements de sa nature serait sans vaine gloire et estime de soi-même, sans convoitise des biens, aises et plaisirs de ce monde, sans vouloir dominer et accomplir sa volonté en toute chose : à cause qu’elle a retenu en elle toutes ces qualités de l’état auquel Dieu avait créé tous les hommes. Il les avait constitués en si haut degré d’honneur qu’ils étaient faits des petits Dieux dépendant seulement du Souverain Dieu. C’est pourquoi l’homme porte toujours en son fond l’estime de soi-même aussi longtemps qu’il n’a point surmonté les inclinations de sa nature. Et il est aussi toujours convoitant les biens de ce monde, et tout ce qui est le plus beau et le meilleur, s’il le peut avoir, toutes ses aises, commodités et plaisirs : à cause que Dieu l’avait créé en toute sorte d’abondance, d’aises, de plaisirs et délices, pouvant goûter à souhait tout ce qui est beau et bon en la nature, laquelle Dieu avait créée pour donner plaisir à l’homme, la clarté du Soleil, la beauté des fleurs, les bonnes odeurs, les belles mélodies, les viandes savoureuses, et tout ce qui est délectable aux cinq sens de nature. Dieu les avait créés seulement pour récréer l’homme, et lui donner toutes sortes de délices et plaisirs en louant son Dieu de tant de bienfaits, c’est pourquoi qu’un chacun trouvera toujours en soi une inclination à l’abondance, une certaine convoitise et désir des biens de ce monde, des aises et plaisirs sensuels, et de tout ce qui est agréable aux cinq sens de nature : à cause qu’il a retenu en soi une pente à toutes ces choses délicieuses de l’état de sa création, duquel elle a retenu aussi caché en sa nature le désir de dominer sur autrui et d’accomplir sa propre volonté en toute chose. Car il n’y a rien de plus contraire à la nature corrompue que de soumettre son esprit et sa volonté au vouloir d’autrui, et l’homme naturel cherche toujours plus de commander que d’obéir, et tâche d’accomplir sa volonté en toutes choses, désirant de dominer au lieu d’être assujetti. C’est à cause que l’homme a été créé Dominateur sur toutes choses ; les éléments, les bêtes, et tout ce qui a vie faisaient la volonté de l’homme, et l’eussent fait toujours s’il fût demeuré obéissant à Dieu en l’état qu’il l’avait créé.
XL. C’est pourquoi qu’il ne vous faut point étonner, mon Ami, que je dis si absolument que vous êtes dans la convoitise : puisque vous vivez assurément encore selon la nature corrompue, laquelle engendre toutes sortes de convoitises et péchés. Et encore bien que vous auriez toute chose en abondance, vous convoiterez toujours, jusqu’à ce que vous soyez mort à la corruption naturelle, et reviviez en l’Esprit de Jésus Christ, duquel vous confessez d’être bien éloigné, et de vivre selon les mouvements de votre nature corrompue comme font tous les autres hommes. Et cela étant vrai (en suite de votre propre confession), il faut que vous m’avouiez d’avoir raison de dire que vous êtes convoiteux, puisqu’il n’y a point une autre personne dans le monde de toutes celles qui vivent selon les mouvements de la nature corrompue qui ne convoite toujours, tantôt des richesses, tantôt des honneurs, autres fois d’avoir ses aises et plaisirs. Car l’homme naturel est insatiable, et ne peut jamais être content et rassasié que de Dieu seul : à cause que son âme est capable de Dieu, rien ne la peut remplir ni contenter que lui seul. C’est comme un grand vaisseau, lequel sera toujours vide jusqu’à ce qu’on y ait mis dedans autant de matière qu’il en peut contenir ; et si on y met peu de chose, le reste de sa grandeur ou de son vide se remplit seulement de vent.
XLI. Tout de même en est-il de l’âme de l’homme, laquelle est un grand vaisseau capable de contenir Dieu en soi. Et lorsqu’on met en icelle une affection aux richesses ou à l’honneur, aux aises et plaisirs de cette vie, ce sont comme autant de gouttelettes d’eau ou de vin jetées dans le grand vaisseau de notre âme, lesquelles se sèchent aussitôt par le vent des choses vaines et passagères desquelles notre âme est remplie, en sorte qu’icelle demeure toute vide ou remplie de vent, jusqu’à ce que nous la rendons entièrement au vouloir de Dieu, lequel la remplit de soi-même lors qu’il la trouve libre de toute autre convoitise et affection : mais il ne prendra jamais sa demeure dans une âme qui convoite encore quelque chose sur la terre : pour cela, dit l’Écriture, que là où est votre cœur, là est votre trésor ; et si notre cœur est aux richesses, honneurs, aises et plaisirs de ce monde, il ne peut être en Dieu.
XLII. C’est pourquoi je conseille à tous ceux qui veulent devenir vrais Chrétiens de faire la guerre au désir et à la convoitise de la nature corrompue. En sachant bien qu’il n’y a nuls autres moyens pour arriver à l’Amour de Dieu que la mortification de cette nature corrompue, laquelle nous retire toujours de Dieu, duquel l’homme s’éloigne à mesure qu’il suit les inclinations de sa nature. Il y a plusieurs de bonne volonté qui s’étonnent de ne trouver l’Amour de Dieu ni le vrai chemin de salut qui les mette en repos, cherchant toujours sans pouvoir trouver ; et désirant toujours sans être contents ni rassasiés. Et cela leur arrive à cause qu’ils n’ont point découvert la nécessité qu’il y a de renoncer aux mouvements de la nature corrompue, et à leur propre volonté, en croyant qu’icelle n’est point mauvaise lorsqu’elle ne meut ou incline à des choses ouvertement mauvaises, ou à celles que Dieu a défendues. Ce qui est une grande tromperie, puisque Dieu a défendu toute sorte d’amour-propre lorsqu’il a commandé à tous les hommes de l’aimer de tout leur cœur.
XLIII. Cet Amour doit être indivisible, et est cependant divisé lorsque nous aimons nous-mêmes ou autre chose que Dieu ; et notre cœur ne peut être entier en son Amour aussi longtemps que nous aimons encore quelque chose avec lui. L’ignorance de ces choses fait tomber en plusieurs péchés les personnes bien intentionnées, pendant qu’il est si facile à comprendre que l’essence de toutes sortes de péchés consiste seulement en ce que l’homme a retiré ses affections de Dieu pour les mettre en quelques créatures. Cela fait seul l’essence de toutes sortes de péchés. Car si une personne dérobe, ce n’est que pour l’amour qu’elle porte à soi-même, et afin d’avoir de quoi prendre ses plaisirs en ce monde sans travailler : et si une personne tue son prochain, ce n’est que pour satisfaire à l’esprit de vengeance qu’il a conçu contre lui ; et si une personne vit en luxure et charnalité, ce n’est que pour satisfaire à ses plaisirs charnels ; et si une personne s’adonne à l’ivrognerie ou à la gloutonnerie, ce n’est que pour satisfaire au plaisir de sa langue, et si une personne est y superbe et arrogante, ce n’est que pour satisfaire la gloire et ambition de son Esprit ; et ainsi de toute autre sorte de péchés ; il n’y en a aucuns qui ne visent ou butent à l’amour que l’homme porte à soi-même : en sorte que si l’homme était délivré de son amour-propre, il serait assurément délivré de toutes sortes de péchés, lesquels ne dérivent que de son amour-propre, et de rien d’autre. C’est pourquoi qu’en ce commandement, d’aimer Dieu de tout son cœur, consiste toute la Loi et les Prophètes ; vu que celui qui a fait cela ne peut jamais pécher, parce qu’il ne peut lors en rien s’aimer ou se chercher soi-même.
XLIV. L’on écrit tant de points et de degrés de la vertu pour enseigner les hommes à la pouvoir acquérir, pendant qu’elle consiste seulement en cet Amour de Dieu, et en rien d’autre. Car l’abrégé de toute perfection est d’aimer Dieu, et la source de tout péché est d’aimer soi-même : et auquel de ces deux objets que nous portons notre cœur, là est notre trésor. Et si notre cœur se porte à aimer Dieu, notre trésor est au Ciel, mais s’il se porte à nous aimer nous-mêmes, notre trésor est en la terre. L’homme est mis libre entre ces deux Amours pour choisir lequel il lui plaira le mieux : et s’il choisit d’aimer Dieu, il sera bienheureux pour le temps et pour l’Éternité, et s’il choisit de s’aimer soi-même, il sera malheureux pour le temps et pour l’Éternité.
XLV. Vous pouvez maintenant voir, mon Ami, de quel côté vous avez mis vos affections, et si vous les sentez attachées à l’amour de vous-même, croyez assurément que vous cheminez au chemin large qui mène à perdition, par lequel plusieurs cheminent maintenant, selon qu’a prédit Jésus Christ. Il ne vous faut point flatter de croire que vous pouvez servir à deux maîtres, ou que vous pouvez aimer Dieu et aussi vous-même : puisque ce sont deux amours contraires qui ne peuvent demeurer ensemble, non plus que le froid et le chaud. Car l’amour de nous-mêmes résiste et s’oppose directement à l’Amour de Dieu, comme l’Amour de Dieu s’oppose et résiste à l’amour de nous-mêmes. Et il ne se peut jamais faire que celui qui aime Dieu cherche son propre intérêt, ses propres aises, plaisirs, ou satisfactions de son corps ou de son Esprit, vu que toutes ces choses meurent au désir de celui qui aime Dieu : il ne se saurait plus plaire ès honneurs, plaisirs ou délices de ce monde, ni à goûter le bon vin on les viandes délicieuses, à jouer, se promener, ou prendre aucuns autres plaisirs pour satisfaire aux cinq sens de sa nature. Il peut bien se servir de toutes ces choses lorsqu’elles lui sont données comme un reste que Jésus Christ a promis à ceux qui cherchent le Royaume des Cieux, mais il ne les peut pas aimer, ni y attacher son cœur ou ses affections, puisque cela le retirerait de Dieu en l’attirant à l’amour de soi-même auquel font affectées toutes sortes de péchés depuis que notre nature a été corrompue par le péché.
XLVI. Car auparavant ce péché et cette corruption l’homme se pouvait bien aimer soi-même et tout ce qui délectait ses sens, puisqu’il le faisait avec continuelles actions de grâces à son Dieu. Car lors qu’il considérait l’état glorieux auquel Dieu l’avait créé et les belles qualités qu’il avait données à son corps et à son Esprit, il en louait Dieu et le glorifiait pour ses dons ; et lorsqu’il jouissait de toutes les choses belles et bonnes que Dieu avait créées pour lui, ce n’était qu’une continuelle action de grâces vers son Bienfaiteur pour tant de faveurs reçues de lui, en offrant amour réciproque et continuel sans interruption. Mais depuis que la nature a été corrompue par le péché, l’homme considéra les qualités qu’il a en son corps et en son Esprit pour se glorifier soi-même, et s’appliquer la gloire qui ne lui appartient point. Car si d’un pur néant Dieu l’a fait une créature humaine, ç’a été du pur Amour et de la puissance de Dieu, sans aucune coopération de l’homme, lequel n’était rien avant d’avoir l’être : en sorte qu’il ne se peut attribuer aucune chose. Et s’il a reçu un bon corps, ou un bon Esprit, cela vient immédiatement de Dieu seul, pourquoi il doit être glorifié, sans s’attribuer aucune gloire à soi-même. Mais la nature corrompue ne se peut contenir en son devoir d’attribuer tout ce qu’elle a de bon à Dieu : depuis qu’elle est détournée de son Amour, elle ne regarde plus qu’elle-même. Et si elle jouit des choses belles et bonnes, délectables aux cinq sens de nature, elle pense d’avoir mérité ces choses, les goûtant pour sa propre satisfaction et ses plaisirs, en sorte qu’elle pèche autant de fois contre Dieu qu’elle se délecte en aucuns plaisirs de ses cinq sens de nature pour satisfaire à sa propre concupiscence : puisqu’elle se détourne autant de Dieu qu’elle prend de plaisirs hors de lui : pendant qu’on ne fait plus de conscience de ce détour, parce qu’il est si communément pratiqué des hommes qu’on ne voit pas maintenant d’autre exemple. Car quelques-unes des personnes se plaisent tellement à gagner de l’argent qu’elles n’ont presque nulles autres pensées que de songer aux moyens d’en acquérir davantage : quelques autres sont tellement adonnées à la gloire du monde qu’elles ne pensent qu’à bien orner leurs maisons et aux luxes de leurs habits et parades : les autres sont si adonnées à la friandise et aux plaisirs de la chair, qu’elles pensent jour et nuit ce qu’elles mangeront ou boiront, et comment elles à leurs concupiscences : et ainsi de toute autre sorte de péchés. Un chacun fait une idole de la chose qu’il aime le plus, et lui porte le même amour qu’il doit porter à Dieu, aimant ces choses de tout leur cœur sans penser qu’ils vivent en continuels péchés, comme vous ne pensez point aussi, Mon Ami, que vous vivez en la convoitise : selon que vous m’écrivez.
XLVII. Cependant je vois que vous êtes maintenant en toute sorte de convoitises. Car vous ne convoitez pas seulement d’avoir de l’argent, mais aussi d’avoir vos aises et vos plaisirs en ce monde : et vous êtes mauvais que quelques choses vous manquent à ces fins. Ne vous souvient-il pas que lorsque vous vouliez renoncer à votre amour-propre, vous étiez content de tout ; et que maintenant vous n’êtes plus content de rien ? Car lorsque je vous ai demandé que vous me disiez en quelle façon que vous désiriez que je vous aide, vous m’avez dit de ne le point savoir. Ce qui témoigne assez la distraction et l’intempérance de votre Esprit, lequel ne sait point lui-même ce qu’il veut. N’est-il donc point temps de retourner en vous-même pour voir votre égarement et tâcher de prendre les moyens qui vous peuvent ramener à Dieu ? sans vous amuser à épier les imperfections de nos frères, lesquelles sont beaucoup moindres que les vôtres. Car ils tâchent continuellement à renoncer à la nature corrompue pour la vaincre et surmonter : ce qui vous devrait servir d’exemple, au lieu de les vouloir blâmer pour quelques défauts que vous êtes imaginé qu’ils ont ; lesquels défauts, si aucuns y avait, devraient servir d’exercice à perfectionner votre âme, puisque les souffrances purgent et humilient le cœur du souffrant, et que les flatteries et l’accomplissement de notre propre volonté enflent et fouillent souvent le cœur.
Qu’il faut chercher les moyens de vaincre la corruption de sa nature.
XLVIII. En sorte que si vous cherchiez la perfection de votre âme, vous seriez bien aise d’avoir quelques contradictions de ceux avec qui vous conversez. Car votre naturel étant hautain et colérique, il doit être dompté par humiliation et support des défauts des autres. Mais il semble que vous ne cherchiez point la perfection de votre âme en ce regard, et que vous aimez mieux de suivre votre nature et de vous estimer vous-même en humiliant les autres. Car vous ne voulez pas supporter une parole de vos frères et voulez qu’un chacun souffre de vous : et encore ne voulez-vous pas qu’on die ce que vous faites de mal à propos. Par où l’on peut assez apercevoir que vous avez quitté le chemin de la vertu pour suivre les mouvements de la nature corrompue, vu que celui qui cherche vraiment Dieu tend toujours à sa fin ; et s’il tombe quelquefois, il tâche à se relever par les moyens qu’il sait lui être plus propres. Nous avons sur ce sujet l’histoire d’une Dame, laquelle était de sa nature prompte à se mettre en colère : de quoi elle avait déplaisirs, sachant bien que cette passion sienne déplaisait à Dieu à qui elle voulait plaire. Pour cela s’exerçait-elle continuellement à survaincre cette passion vicieuse. Et il arriva qu’elle avait besoin d’une servante et en alla demander une à la Supérieure d’un cloître, laquelle lui donna une très bonne fille et habile pour la servir. Mais après que la Dame eût tenu cette fille environ trois mois en son service, et qu’elle voyait la vertu et l’adresse de sa servante, elle se contrista de ce qu’elle n’avait point de sujet avec cette servante d’exercer la vertu de patience et longanimité pour surmonter sa mauvaise passion de colère, à cause que cette servante la servait bien en toute chose, ne lui donnant en rien sujet de colère ou de mécontentement : et la Dame, craignant que cela ne flattât sa nature ou retardât la perfection de son âme, s’en alla derechef audit couvent dire à la Supérieure que la servante qu’elle lui avait donnée ne lui était pas duisible, qu’elle en désirait bien avoir une autre. De quoi la Supérieure, fort étonnée, lui dit : Certes, Madame, je pensais vous avoir donné toute la meilleure fille de mon couvent. Je le crois bien, dit la Dame : mais elle est trop bonne pour moi. Car j’ai une mauvaise nature et des fortes passions à surmonter : il me faut avoir quelqu’un qui me donne de l’exercice de patience, ou autrement je demeurerais imparfaite. Alors la Supérieure lui donna une mauvaise fille, qui contredisait sa Dame en toute chose, et qui se plaisait à tourmenter sa Maîtresse. Sur quoi la Dame alla remercier la Supérieure, lui disant qu’elle lui avait donné une servante qui aiderait fort à la perfection de son âme, laquelle la Dame garda si longtemps que sa servante fut vaincue par la patience de sa maîtresse, la bonté et vertu de laquelle lui toucha en fin le cœur, en sorte qu’elle devint prompte et obéissante, et vécurent le reste de leurs jours la Maîtresse et la servante en grande perfection, et moururent toutes deux heureusement.
XLIX. Voyez, mon Ami, combien vous êtes encore éloigné de chercher les moyens de surmonter votre colère et autres passions vicieuses, comme a fait cette Dame, puisque vous ne voulez pas seulement demeurer avec nos frères, à cause que vous dites qu’ils ont quelques défauts. Et si vous me les déclariez en particulier, je vous dirais, peut-être, ce que Jésus Christ disait aux accusateurs de la femme trouvée en adultère, assavoir : Celui d’entre vous qui est sans péché jette la première pierre. Car je crois que si vous saviez montrer un défaut dans nos frères, je vous en montrerai bien cent dans vous-même plus blâmables que ceux que me sauriez faire voir d’eux. Ce n’est point que je les veuille justifier, car ils font imparfaits en plusieurs choses, n’ayant point encore surmonté la nature corrompue : lesquels défauts je reprends journellement en eux. Mais je puis bien juger d’un droit jugement qu’ils sont beaucoup plus avancés au chemin de la vertu que vous n’êtes : puisqu’ils ont entièrement abandonné le monde pour servir Dieu ; et qu’il y a plusieurs années qu’ils persévèrent en cette résolution, sans en démordre pour aucune tentation qui leur arrive. Je les vois aussi s’exercer en l’humilité, en faisant volontairement des œuvres serviles et abjectes : et au lieu qu’ils peuvent être servis et honorés selon leur condition, ils se servent eux-mêmes. Et au lieu de suivre leurs appétits en boire et manger, ils se contentent d’une petite portion telle qu’on leur donne, sans chercher leurs propres appétits : quoiqu’ils aient pour ce faire des commodités en abondance. Et en pouvant dominer en splendeur et libéralité, ils se contentent de la seule nécessité, en possédant leurs biens comme ne les possédant point, selon le conseil de l’Apôtre. Et je ne vois maintenant nulles de ces choses en vous, ni rien de semblable. Car je remarque qu’à la moindre tentation ou mécontentement que vous avez, vous êtes prêt à retourner au monde d’où vous êtes sorti, et pour cela vous me demandez si l’on ne peut pas aussi bien servir Dieu en Frise et ailleurs qu’auprès de moi ? afin que j’avoue votre relâchement.
L. Car si vous avez quitté Frise pour mieux servir Dieu, vous ne devriez jamais plus désirer d’y retourner : mais si vous ne l’avez pas quitté pour mieux servir Dieu, vous y pouvez bien retourner pour y trouver mieux des compagnons de votre corruption qu’auprès de nous : puisque je vois que les hommes de là sont encore tout-vivant selon les mouvements de la nature corrompue, et n’ont pas même connu comment icelle doit être mortifiée et surmontée. Ils ont bien en leurs spéculations le désir de plaire à Dieu et d’entrer en son Royaume, mais ils ne prennent pas en effet les moyens d’y pouvoir arriver, puisqu’ils veulent parmi leurs bons désirs vivre et mourir dans leur amour-propre, lequel ils ne veulent pas changer, pendant qu’ils s’estiment avec ce plus parfaits que nos frères, lesquels connaissent que leurs natures font corrompues, et que le Diable a grande puissance sur leur entendement, lequel leur fait souvent faire ce qu’ils ne veulent point, et empêche de faire ce qu’ils voudraient bien. De quoi S. Paul se plaignait aussi. Mais vous autres pensez être déjà Saints, et croyez de vivre aussi vertueusement loin de nous que près : pendant qu’il y a autant de différence là-dedans, comme il y a différence si un Enfant qui commence à marcher ira aussi bien seul par un chemin fangeux et raboteux comme il ferait étant tenu par la main de sa Mère. Ne vous semble-t-il pas, mon ami, qu’il y a là-dedans une grande différence ? Car la Mère serait capable de le conduire par le chemin moins mauvais, lequel l’Enfant n’est pas capable de discerner de soi-même et prendrait souvent le pire pour le meilleur par son imbécillité : où la Mère a le jugement pour le discerner, et a aussi la force de le soutenir, afin qu’il ne tombe par les inégalités ; et lorsqu’elle voit que le chemin est trop fangeux ou que l’enfant s’enfoncerait trop profond dans la fange, elle le prend entre ses bras et le porte jusqu’à ce qu’il soit passé outre ces profondeurs. Tout de même en fait une Mère spirituelle qui a un Enfant à conduire parmi les chemins fangeux et raboteux de ce monde. Et si je suis Mère des vrais Chrétiens (comme vous croyez), je dois mieux savoir quel chemin est le meilleur pour aller au Ciel que vous qui êtes ès ténèbres et ne savez où vous devez marcher, selon votre propre confession. Vous voyez bien aussi que vous tombez à tout pas, et que vous reculez plus en la vertu depuis que vous m’avez quitté que vous n’étiez avancé en icelle en étant auprès de moi. Vous voyez les profondes fosses de péchés qu’il y a dans le monde, èsquelles vous pouviez être abîmé. Ne vous semble-t-il pas donc que vous avez bien besoin de ma main pour vous soutenir ou porter hors de tant de périls ? Pourquoi donc demandez-vous si vous ne serez pas aussi bien en Frise qu’auprès de nous ? vu que vous avez assez d’esprit pour juger cela de vous-même.
LI. Mais je ne crois point que toutes vos demandes viennent de votre fond, mais plutôt qu’elles y sont apportées directement par R. J. l’esprit duquel est assurément régi par le Diable : et je crois qu’icelui se manifestera un jour au dehors, à cause qu’il donne trop d’audience et de crédit à ses suggestions. Car il suit toutes les pensées qu’il lui met en la fantaisie, faisant cela avec ferveur. Et vous l’avez écouté comme un bon conseiller, pendant qu’il vous donne des conseils fort préjudiciables à votre âme, en parlant mal de nos frères desquels il doit prendre exemple, lesquels n’ont jamais changé leur première résolution de suivre les vérités que j’avance depuis qu’ils les ont eu reçues. Mais ce R. J. a déjà bien changé diverses fois. Car si tôt qu’il ne trouve point en me suivant tous les avantages qu’il s’était promis, il s’en détourne et les blâme, disant quelquefois que tout ce que j’écris ne vient point du S. Esprit : autrefois, que j’ai dit des choses en sa lettre qui ne sont point véritables : et puis, que nos frères font imparfaits, ou que moi-même ai des défauts, que je suis acceptrice des personnes riches hors des pauvres, que je défends de se marier, ou de manger les viandes que Dieu a créées, et partant que je pourrais bien sortir de l’Antéchrist, et choses semblables. Pendant qu’il a autrefois tant loué mes Écrits, qu’il les tenait égaux à l’Écriture sainte. Ce qu’il a soutenu publiquement en dispute. Il m’a dit souvent à moi-même qu’il avait lu tous les livres des Conciles, et autres qui parlent de la vertu : mais qu’il n’a jamais trouvé de vérités si claires comme il en a trouvé dans mes livres. Et pour cela a-t-il ému plusieurs de Frise à qui il les a avancés et vendus, ont trouvé en iceux les mêmes vérités qu’il leur avait dites, et les ont voulu suivre. Mais depuis que R. J. est retourné, il tâche à en détourner aussi les autres.
LII. Et d’où peuvent venir tous ces changements sinon du Diable ? Vu que sa principale qualité est l’inconstance. Car mes livres ni ma personne ne sont point changés depuis qu’il les a tant loués qu’il était comme transporté de joie lorsqu’il en parlait. Et ces vérités qu’il a trouvées dans mes livres au commencement seront toujours véritables ; puisque la vérité est Dieu, qui ne change jamais, quoi que R. J. change et tous les hommes du monde avec lui, Dieu demeure toujours constant, et aussi ceux qui sont régis de son Esprit. Ils ne changent aussi jamais. Et cette constance est une marque pour discerner si une personne est conduite d’un bon ou d’un mauvais Esprit. Car ce qui a été bon en un temps ne peut être mauvais en l’autre sans s’être changé. Mes livres, mes paroles, ma doctrine et ma vie ne sont point changés depuis la première fois que R. J. les a eu connus, lors qu’il les a prisés si hautement qu’il les eût bien voulu faire connaître à tout le monde, s’il eût été en son pouvoir. Et maintenant il en détournerait bien un chacun, s’il pouvait. Ce qu’un chacun est libre de faire.
LIII. Car je ne suis point envoyée pour attirer les hommes à moi : de quoi j’en bénis Dieu : mais je suis venue seulement pour apporter la lumière de vérité à celui qui la veut recevoir et suivre. Car Jésus Christ a assez enseigné, et les Apôtres ont assez prêché en leur temps ; et leurs doctrines nous sont laissées par écrits lesquels tous Chrétiens peuvent avoir. C’est pourquoi qu’il n’est plus besoin de prêcher ou enseigner aux hommes autre chose que l’Évangile, lequel étant assez connu et découvert, je n’ai aucun besoin d’annoncer ces choses aux hommes, ou de les attirer à moi pour les admonester : mais je leur montre par vives raisons et solides vérités, que les Chrétiens sont déchus de leurs devoirs et ne suivent point les conseils Évangéliques comme ont fait les Chrétiens en la primitive Église. Et si quelques-uns veulent ouvrir les yeux pour reconnaître ces vérités et prendre la résolution d’embrasser les moyens pour devenir vrais Chrétiens, ils peuvent venir auprès de moi, et je les assisterai de toutes mes forces. Mais ceux qui n’ont point cette résolution peuvent demeurer là où ils sont. Et je n’ai point de commission pour chercher personne. Si vous me voulez quitter avec tous ceux qui sont venus de Frise, vous le pouvez tous faire. Je ne retiens personne par force. Et encore bien que ceux qui me sont associés me voudraient abandonner, je les laisserais libres, comme Jésus Christ laissa ses Apôtres en leur disant, au rapport qu’aucuns de ses disciples l’avaient quitté : Me voulez-vous quitter aussi ? À cause que l’Esprit de Dieu ne contraint jamais personne à bien ni à mal faire, mais il donne ses grâces à celui qui les désire et demande. Or si vous les désirez, mon Ami, vous en avez l’occasion bonne : mais si vous méprisez icelles pour croire le conseil des personnes passionnées et inconstantes, qui se servent de votre moyen pour me demander les choses qu’ils n’osent demander eux-mêmes, je crois que vous vous en repentirez. Car vous ne pourrez demeurer en repos de conscience après avoir délaissé la vérité que vous avez une fois connue.
LIV. Je pense que vous me direz que vous ne voulez pas quitter la vérité et que vous voulez bien être sauvé, mais que vous ne savez venir à cette Perfection que je décris, à cause de votre fragilité et imperfection. Ce qui est véritable en le prenant tout en bloc ou en l’état où vous êtes à présent. Car vous ne pouvez aimer Dieu de tout votre cœur, à cause qu’icelui étant rempli d’amour-propre il serait impossible que l’Amour de Dieu y entrât. Car lorsqu’un vaisseau est tout plein, on ne peut plus rien verser dedans ; et tout ce qu’on y voudrait verser s’épandrait au dehors, ou bien ferait sortir une partie de ce qui est dedans : mais si ce vaisseau était une fois vidé entièrement et bien nettoyé au dedans, il serait capable de contenir du vin pur et de le bien conserver. Tout de même en va-t-il avec l’âme de l’homme. C’est un vaisseau capable de contenir et conserver le vin pur de l’Amour de Dieu, vu que le même Dieu l’avait créé à ces fins, et point à d’autres : mais le péché étant entrevenu en cet œuvre de Dieu, a répandu ce vin pur de l’Amour de Dieu, et a rempli ce vaisseau de nos âmes d’eau puante et de l’amour de nous-mêmes. Cela est arrivé à Adam le premier homme, et à tous les hommes en lui : en sorte que tous hommes qui sortent de la semence d’Adam naissent tous avec l’âme remplie d’amour-propre, lequel est la source de toutes sortes de péchés. Ce n’est point que l’homme ait en sa nature le péché dans soi en sa création : vu que Dieu l’avait créé tout saint et parfait, incliné à tout bien, et son âme était remplie d’Amour de Dieu : mais le péché entrevenant a défiguré cette belle image de Dieu avec ses noires couleurs, en sorte que la figure que Dieu y avait dépeinte est toute couverte et obscurcie par cet amour-propre qui est survenu. Et quoique cette âme soit ainsi couverte et souillée par le péché, elle ne laisse pourtant d’être encore capable de l’Amour de Dien, les œuvres duquel sont Éternelles et ne finiront jamais. Car les hommes retourneront encore dans l’état glorieux auquel Dieu les avait premièrement créés. Ce qui est le vrai sens de l’article de notre credo, lequel dit : Je crois la résurrection de la chair. Car la chair de ce corps que Dieu avait formée revivra avec l’âme pour une éternité bienheureuse ou malheureuse, puisque tout ce que Dieu a fait est assurément éternel, et tout le mal qu’Adam a causé ès œuvres de Dieu n’est que temporel pour les personnes qui, étant venues à l’usage de raison, purgeront leurs âmes de cet amour-propre à quoi le péché d’Adam les a inclinées, pour remplir de l’Amour de Dieu, qu’ils ont reçu premièrement par sa Bonté.
LV. En sorte qu’il n’y a point d’impossibilité de la part des commandements de Dieu de remplir nos âmes de cet Amour : mais l’impossibilité que nous nous imaginons provient de notre perverse volonté, laquelle ne veut pas délaisser son amour-propre pour recouvrir cet Amour de Dieu. Elle aime plus les eaux puantes de cette terre que les bonnes odeurs de ce Divin Amour. Et étant créée libre de choisir l’un ou l’autre de ces amours, Dieu ne contraindra personne à choisir son Amour si la libre volonté de l’homme ne le cherche et désire. Et je m’assure, mon Ami, que si vous voulez absolument retourner à l’Amour de Dieu, que vous le retrouverez assurément moyennant de quitter effectivement votre amour-propre, quelque grand pécheur que vous pourriez être maintenant, puisque Dieu dit qu’il ne veut point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive. Et il ne demande point des hommes autre chose en leurs conversions sinon celle de quitter et renoncer à leur amour-propre pour retourner à l’Amour de Dieu.
LVI. Et lorsque je verrai cela en vous, je croirai que vous êtes converti, et non auparavant. Car toutes les autres conversions sont frivoleuses et ne peuvent avoir de durée. Je sais bien que c’est un grand moyen pour arriver à l’Amour de Dieu de quitter sa terre et son parentage, et aussi d’abandonner les trafics et négoces du monde, puisque ces choses sont autant de chaînes qui nous retirent de Dieu. Mais si vous voulez être vraiment converti, il faut absolument quitter aussi votre amour-propre pour Aimer Dieu seulement. Et cet Amour est la source de toute vertu, comme l’amour-propre est la source de tout péché. Attachez-vous à cette source de tout bien, si vous voulez être heureux en ce monde et en l’Éternité ; et ne dites point comme les opiniâtres Juifs ou les frénétiques Calvinistes, qu’il est impossible de garder les commandements de Dieu, puisque cela n’est point véritable. Car Dieu ne peut jamais commander des choses impossibles non plus aux Juifs ou Chrétiens qu’à d’autres ; et s’il n’avait pas créé l’homme capable d’aimer son Dieu de tout son cœur, il ne lui aurait jamais commandé de ce faire ; et bien que votre Ami R. J. parle contre cette Doctrine en disant que l’Apôtre même a dit aux Juifs qu’il a été impossible à leurs Pères d’observer les Commandements, cet Apôtre n’a point voulu faire entendre que Dieu ait demandé des hommes choses impossibles : mais il voulait faire entendre aux Juifs que leurs pères avaient tellement voulu demeurer en leurs amours-propres, qu’ils se sont par là rendus incapables d’aimer Dieu de tout leur cœur.
LVII. Car Dieu n’a point eu besoin de toutes ces choses ordonnées en leurs Lois, vu qu’il n’a besoin de rien ; et lorsqu’il leur ordonne de payer les dîmes, Dieu n’avait besoin d’aucun argent ou autre chose qu’il leur demandait, puisqu’il est un Dieu riche et puissant, lequel leur promettait même de leur donner tout en abondance s’ils payaient fidèlement les dîmes. Ne voit-on pas bien par là que Dieu a donné aux Juifs tant de lois et de cérémonies extérieures pour leur infirmité et afin de les entretenir en choses bonnes et détacher leurs cœurs des biens de la terre ? C’est pourquoi il demande la dixième part, voyant qu’ils n’avaient point assez de force pour donner le tout à Dieu, à qui tout appartient ; et qu’ils ne connaissaient assez les biens éternels pour les estimer plus que leurs richesses. Et parce que Dieu a eu la bonté d’enseigner aux Juifs tant de moyens particuliers pour les faire retourner à son Amour, lequel ils avaient abandonné, ces ingrats ont dit qu’il leur avait donné des Lois impossibles à être observées, comme s’il les eût chargés de faix insupportables, leur enseignant seulement des moyens par lesquels ils pouvaient retourner à son Amour.
LVIII. Et les Chrétiens de maintenant sont tombés en la même ingratitude lorsqu’ils disent de ne savoir garder les commandements de Dieu ni la Loi Évangélique : vu que toutes ces choses ne sont que les vrais moyens pour retourner à l’Amour de Dieu. Car tous les commandements ne sont autre chose que des moyens de détacher les cœurs des hommes de leur amour-propre et des inclinations mauvaises que le péché a apportées en la nature. Il a commandé de ne point convoiter le bien d’autrui à cause que cet amour-propre convoite toujours : comme s’il voulait dire aux hommes : Renoncez à cet amour-propre et ne convoitez rien : quoique vous ayez de l’inclination à la convoitise, ne la suivez point. Dieu a commandé de l’aimer de tout notre cœur, parce que notre nature corrompue s’incline toujours à s’aimer soi-même comme si Dieu voulait dire aux hommes : Retranchez vos inclinations de l’amour que vous portez à vous-mêmes, vu que cet amour empêche l’Amour de Dieu. Il a aussi défendu de prendre le Nom de Dieu en vain : parce que l’homme s’aimant soi-même murmure souvent contre Dieu lorsqu’il ne voit point accomplir les volontés de son amour-propre ; ou invoque le Nom de Dieu en vain pour avoir les prospérités de ce monde, la vengeance de ses ennemis, ou les vains honneurs et plaisirs transitoires. Toutes ces choses, avec le reste des commandements de Dieu, ne veulent dire autre chose en substance sinon que l’homme se doit toujours opposer à son amour-propre, en lui refusant ce qu’il désire et souhaite : parce qu’étant corrompu comme il est par le péché, il ne peut rien désirer ou souhaiter qui ne soit mauvais ou tendant à mauvaise fin. Ce que les hommes ne sachant bien comprendre, Dieu leur a voulu dire par le menu ce qu’ils devraient faire et laisser pour retourner en son Amour.
LIX. Voilà pourquoi Dieu a donné des commandements à l’homme, et point pour autre fin. Car Dieu n’a que faire de rien en possédant tout en soi, ni de nos services, ni de nos bonnes œuvres, ni de nos prières, ou autre chose : mais nous avons besoin de prendre toutes ces sortes de moyens pour vaincre notre amour-propre et pour retourner en son Amour. Et encore que Dieu nous ait ordonné ses commandements eu égard à notre fragilité et à nos imperfections, l’homme est cependant si ingrat de dire qu’il lui est impossible de garder ces commandements à cause de la même fragilité, pour laquelle aider, Dieu a donné ses commandements comme des aides et soulagements à notre fragilité et défauts. Voyez un peu, mon Ami, comment l’homme prend les bienfaits de Dieu lorsqu’il vit en son amour-propre ! Il est mauvais de ce que Dieu est bon, et prend pour des pesantes charges le soulagement que Dieu lui a donné à cause de sa fragilité, laquelle n’étant point en lui, Dieu ne lui aurait jamais eu donné aucunes lois, ou commandements quelconques, puisque l’Amour qu’il portait à Dieu était loi à soi-même, et n’avait besoin d’autre guide ou conducteur. Si bien que si l’homme était retourné en cet Amour de Dieu auquel il était créé, il n’aurait point de besoin d’observer au pied de la lettre les commandements de Dieu ni la Doctrine Évangélique : par ce qu’il posséderait en soi (par cet Amour) toutes ces choses en substance.
LX. De même, vous dis-je, mon Ami, que si vous avez retrouvé l’Amour de Dieu, et qu’icelui possède votre âme, vous n’avez plus que faire de demeurer auprès de nous. Vous pouvez aller partout où il vous plaira : et vous y serez bien en conservant cet Amour de Dieu en vous. Mais si vous sentez, comme la vérité est telle que l’Amour-propre vit encore en vous, cherchez tous les moyens que pourrez pour en être quitte. Et si notre conversation ne vous aide point à ces fins, absentez-vous-en : car nous ne cherchons personne. Mais si vous savez par expérience que notre conversation a fait du bien à votre âme, rendez-vous capable de l’avoir. Car sans cette disposition je vous la refuserai absolument : vu que les personnes qui cherchent leur amour-propre, & celles qui cherchent l’Amour de Dieu sont toujours ennemies par ensemble, et ne peuvent vivre en paix que bien peu de temps.
LXI. C’est pour cela que vous ne savez vous accorder avec nos frères, puisqu’iceux cherchent de vaincre leur amour-propre pour trouver l’Amour de Dieu, et quoiqu’ils ne soient encore arrivés à cette perfection, ils sont pourtant au chemin pour la trouver : car ils se font force à se vaincre, et moi je les reprends et admoneste continuellement à ces fins. Ce qui leur est un grand avantage. C’est pourquoi l’Écriture dit : Malheur à celui qui est seul, car s’il tombe il n’a personne pour se relever. Il faut dire que vous ne craignez pas ce malheur, puisque vous avez bien voulu vous retirer de notre conversation pour demeurer seul, sans vouloir être repris de personne : car vous voulez mal faire, et ne voulez pas que je déclare votre mal. Cela est signe que vous ne voulez pas l’amender. C’est pour vous. Je n’ai là-dedans aucun intérêt. Je vois tant de milliers de personnes se damner, lesquelles je ne puis aider à cause qu’elles ne cherchent point mon aide ; et si j’en vois encore une davantage, cela ne me donnera qu’un particulier regret vous avoir vu bien commencer et mal finir. Mais je ne vous puis bien faire contre votre gré. Je vois maintenant que vous estimeriez davantage mon assistance temporelle que la spirituelle. C’est pourquoi il faut que je cesse à vous procurer des avantages temporels : puisque je vois que vous êtes tombé dans la convoitise, je ne puis plus vous rien céder sans coopérer à votre convoitise, laquelle Dieu défend, en disant : Ne convoie point. Cela ne s’entend point qu’il faille cesser seulement de convoiter les biens d’autrui : vu que ce serait dérober en convoitant les biens d’autrui, lequel larcin est défendu par un autre commandement auquel est dit : Ne dérobe point. Mais le commandement de ne point convoiter défend toutes sortes de convoitises, tant des biens que des aises et plaisirs de ce monde ; puisque toutes ces convoitises dérobent notre cœur à Dieu, lequel cœur ne doit désirer que lui seul et rien convoiter d’autre. Car celui qui convoite a de l’affection pour la chose convoitée. C’est pourquoi que Dieu défend toute sorte de convoitises, afin de retirer entièrement notre amour des choses terrestres pour le porter en Dieu seul.
Que les mal intentionnés cherchent à tourner tout à mal.
LXII. Voilà ce que c’est de la convoitise, laquelle vous dites de ne point connaître. Cela vient de ce que vous en êtes trop possédé. Car si vous en étiez éloigné, vous la verriez bien clairement : mais comme votre œil voit bien tout ce qui est hors de soi et ne peut voir ce qui est en soi que par le moyen d’un clair miroir ; tout de même si le miroir de votre âme était clair, vous verriez bien tous vos défauts sans que je vous les die : mais à cause que ce miroir est obscurci par le péché, vous ne voyez plus que les fautes de votre prochain, et point les vôtres. C’est en quoi l’Écriture dit : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux ; et si votre œil est fin, tout votre corps sera ténébreux. Voyez-vous pas bien, mon ami, que c’est depuis que vous avez quitté la simplicité de l’obéissance à Dieu que vous êtes devenu si obscur ? Car lorsque vous étiez simplement obéissant, et que vous désiriez de suivre la volonté de Dieu en toute chose, vous ne regardiez pas les défauts des autres, et tout vous semblait bien et bon, et vous désiriez seulement de pouvoir vivre avec nous tous les jours de votre vie. Et maintenant que vous avez l’œil fin pour épier les autres, tout vous semble mauvais, et vous vous scandalisez de toute chose. Croyez pourtant que je n’ai que faire de votre scandale, ni d’être épiée de vous. Je veux suivre ce que Dieu m’enseigne, et ne veux changer pour vos changements. Et si nos façons de faire ne vous plaisent point, les vôtres me déplaisent encore davantage. Retirez-vous de nous, et tâchez de bien faire en votre particulier : cela sera pour vous. Laissez-moi faire comme je trouverai à propos. Vous n’êtes point mon juge ni mon Tuteur, et je n’ai que faire de votre conseil pour ma conduite. Car j’ai un autre Maître qui m’enseigne à qui vous n’avez rien à redire. Et si vous êtes venu pour m’apprendre, il vous faut retirer : car vos leçons ne sont pas bonnes. Et si vous êtes venu pour apprendre de moi, retenez bien mes leçons, elles seront profitables au salut de votre âme.
LXIII. Mais il me semble que vous n’en voulez profiter, puisque vous allez au conseil à mes ennemis, en faisant ce que l’Écriture dit des méchants, assavoir qu’ils assemblaient des Docteurs selon leurs désirs. Car vous allez au conseil auprès des personnes qui vivent selon les mouvements de la nature corrompue, aussi remplies d’amour-propre comme vous. Sans doute que ces personnes vous donneront des conseils selon vos désirs plus que moi. Car ils suivent la nature corrompue, et moi l’Esprit de Dieu, lequel résiste à la Nature, laquelle aura plus de satisfaction à ce moment qu’elle sera flattée qu’elle n’aurait auprès de moi à être réprimandée. Et cela arrive à toutes sortes de personnes naturelles. Car la correction ne peut être agréable au temps qu’elle se fait : quoiqu’elle profite en après à ceux qui sont droits de cœur et ont la volonté de s’amender. Car lorsqu’on corrige un sage, il devient plus sage ; mais si l’on corrige un fou, il devient plus fou. En sorte que la correction opère toujours selon la disposition de celui qui est corrigé. Et quand je vous ai corrigé du passé, vous m’avez remercié, et amendé vos défauts : mais à présent, la correction vous empire et fait devenir mauvais.
LXIV. Et vous excitez même les autres à devenir aussi mauvais contre moi, et leur dites que vous savez maintenant toute l’affaire de Nordstrand, et que je n’y ai point tant de droit, comme vous aviez pensé ; et que feu de Cort n’avait droit que d’une partie, et partant que je n’ai droit que sur cette partie, et pas sur le tout. Et je voudrais bien savoir à quoi servent ces propos. Car si j’ai droit de tout ou d’une partie, cela ne vous touche non plus qu’à tous vos adhérents : car si j’ai peu ou beaucoup, c’est à moi et non à d’autres : ne soit que vous soyez ici venu pour avoir mes biens temporels, et non pour avoir la lumière que Dieu m’a départie pour la donner aux autres. Si cela est, c’est en vain que je vous tiens auprès de moi : car cela ne vous profiterait de rien : puisque je ne puis jamais donner mes biens à des personnes convoiteuses, craignant de coopérer à leurs convoitises en donnant aliment à leurs péchés. Et encore bien que je vous aurais reçu en notre communauté, et qu’en après j’aurais découvert que vous convoitiez encore les biens de ce monde, je vous aurais mis dehors, quelque ferme alliance que j’eusse fait avec vous ou avec autres.
LXV. Car je ne me puis joindre avec nulles personnes sinon celles qui veulent embrasser une vie Évangélique : laquelle est bien loin de convoiter les biens de ce monde, puisqu’elle oblige à quitter tout ce qu’on a. Et si vous n’aviez point cette intention, vous ne deviez pas venir auprès de moi, vu que j’ai écrit ces choses assez par mes livres, et montré que le vrai Chrétien ne doit plus rien chercher en ce monde, mais se contenter de la simple nécessité. Et S. Paul a dit aussi devant moi aux Chrétiens : Si vous êtes régénérés, cherchez les choses qui sont d’enhaut, et plus celles qui font sur la terre. Comment donc vous allez vous informer comment vont les affaires de Nordstrand et quels biens et droits que j’ai là ? Pensiez-vous être Seigneur et Maître de Nordstrand en venant demeurer auprès de nous ? Certes vos pensées sont en cela tout autres que les miennes ; et nous n’avons garde de nous accorder par ensemble, ce que je commence à découvrir par vos discours. Car je ne savais comprendre pourquoi vous n’avez pas voulu garder mes terres en me donnant la moitié des fruits, puisque cela vous était avantageux. Mais j’entends bien maintenant que c’était que vous vouliez avoir mes terres pour rien, afin d’en disposer à votre propre volonté. Mais vous vous êtes levé trop matin pour tromper le S. Esprit en lui voulant faire accroire que vous vouliez renoncer à tout ce que vous possédiez pour devenir disciple du S. Esprit, pendant que vous auriez encore en votre cœur la convoitise des biens de ce monde, ou le désir qu’on vous donnât des terres en Nordstrand pour vivre sur icelles à l’aise en suivant votre nature corrompue. Il ne faut point avoir grande vertu pour désirer cela. Car les plus grands pécheurs et vicieux du monde le souhaiteraient bien aussi : car ils sont souvent las du tracas du monde et des occupations de leurs négoces ; en sorte qu’ils les quitteraient volontiers pour se venir reposer en Nordstrand, moyennant d’y trouver des terres et des biens pour y vivre selon leurs propres volontés. Et si je voulais faire cela, je ne serais pas si longtemps demeurée chargée de mes biens : j’aurais trouvé assez de semblables personnes pour les accepter.
LXVI. Mais Dieu m’a donné une autre lumière en me faisant voir que je coopérerais à tous les péchés que feraient les personnes naturelles avec mon bien si je le leur donnais. Ce que je ne veux point faire. Vu que j’aurai assez à porter mes propres péchés sans me charger aussi de ceux des autres en leur donnant mes propres biens pour mal faire. J’aimerais beaucoup mieux de les jeter tous dans la mer que d’en assister des personnes qui vivent encore selon leurs natures corrompues, puisque cela les inciterait à commettre encore davantage de péchés. Car à mesure que l’homme vivant dans sa propre volonté a de commodités, à mesure offense-t-il son Dieu. S’il a peu il offense peu, vu qu’il n’a point de puissance de pécher davantage qu’il n’a de commodité pour ce faire : par exemple : une personne qui est en son fond d’âme superbe, luxurieuse, gloutonne, prodigue, ou autres péchés, elle les commettra bien davantage lorsqu’elle est riche que pauvre ; et encore que l’âme du pauvre serait autant vicieuse que celle du riche, du moins n’a-t-il pas tant de puissance pour exercer ses péchés comme quand il serait riche. C’est pourquoi que j’ôte plus volontiers aux personnes vivantes selon leurs natures corrompues que je ne leur donne, et je pense en cela faire charité à leurs âmes.
LXVII. Mais vous n’entendez pas bien, mon Ami, cette Justice, et vous murmurez contre moi de ce que je veux compter avec vous si précisément, en voulant conclure par là avec vos amis que je suis moi-même dans la convoitise : car c’est l’ordinaire qu’un larron se défie d’un chacun, et qu’on mesure toujours un autre à sa propre aune. Ceux qui sont convoiteux pensent que je sois aussi possédée du même esprit de convoitise ; et j’entends journellement qu’on me suspecte d’avarice ou de convoitise comme si j’avais ces vices au cœur, comme ont ceux qui le disent de moi. Car ils ne savent souffrir que je ne leur donne point mes biens libéralement. Les uns disent que je suis trop écharse en mon ménage : les autres disent que je marchande trop ce que je veux acheter : les autres disent que je veux être servie pour rien, ou à bon marché ; et vous n’êtes pas aussi loin de ces sentiments : car il vous semble qu’avez fait beaucoup pour moi d’avoir travaillé lorsque je nourrissais votre famille, et vous croyez d’avoir encore fait davantage pour moi d’avoir labouré mes terres, encore bien que j’offre de payer tous vos labeurs comme à un bon laboureur, quoique vous n’y entendiez rien. Cela vient d’une estime de vous-même que vous voulez faire valoir tout ce que vous faites pour moi comme de l’or pur, et tout ce que je fais pour vous comme du sablon. Et vos amis sont aussi dans ce sentiment, à cause qu’ils sont tous dans cette estime d’eux-mêmes, estimant leur travail comme choses précieuses, et méprisant tous mes bienfaits comme s’ils avaient encore mérité davantage que tout ce que je fais pour eux.
LXVIII. Je voudrais bien qu’eux, avec vous, se retirassent loin de moi, puisqu’ils sont en de semblables sentiments. Car quelles vertus peuvent-ils apprendre d’une personne laquelle ils estiment autant vicieuse comme ils sont ? Et ils offensent grandement Dieu de juger si mal de la vertu même à cause qu’ils ne la connaissent. Ils devraient faire comme ces disciples inconstants de Jésus Christ, lesquels l’abandonnèrent et s’en retirèrent lorsqu’il ne parlait point selon leur fantaisie : mais vos amis sont beaucoup plus méchants qu’eux, vu qu’ils ne se retirent pas seulement de la vérité de Dieu qu’ils ont connue par mes écrits, mais ils la blâment et méprisent, afin d’en retirer des autres avec eux. Car on m’a dit que R. J. a écrit en Frise à un de vos amis, lequel a été autrefois de la secte des Trembleurs, une lettre par laquelle il lui explique ce passage de l’Écriture où le Prophète parle au peuple de la part de Dieu en disant : Je vous ai envoyé la lumière de vérité : mais parce que vous n’avez pas été fidèle à icelle, je vous ai abandonné à l’Esprit d’erreur : appliquant ce passage à cet homme qui a été ci-devant de la secte des Trembleurs, en lui disant qu’il avait reçu la lumière de vérité en ce temps qu’il était parmi les Trembleurs : mais à cause qu’il n’était pas demeuré fidèle à cette lumière, qu’il était maintenant délaissé à l’Esprit d’erreur de ma doctrine : sur laquelle lettre celui qui fut Trembleur lui répondit qu’il a été fort réjoui avec sa femme d’avoir entendu par cette lettre une telle application de ce passage de l’Écriture : laquelle réponse je retiens encore entre mes mains, tant plus curieusement que j’ai remarqué que cet homme s’était réjoui avec sa femme d’une semblable explication : vu que ci-devant il m’avait souvent dit lui-même qu’il avait une très méchante femme, et qu’elle le voulait obliger par force à faire toutes les façons de faire des Trembleurs, et jamais saluer personne. Ce qu’il n’avait pas su faire en sa conscience. Et pour cela avait-il à souffrir jour et nuit de cette femme, qui traitait son mari comme on ferait un garçon d’étable, lui commandant et défendant en toute chose. Et le même homme a dit à nos frères que sa femme était véritablement conduite par l’Esprit du Diable, et avait vu quelquefois le Diable visiblement vers l’épaule de sa femme qui lui soufflait à l’oreille les injures qu’elle disait à son Mari. Néanmoins ils se réjouissent maintenant par ensemble d’entendre cette explication de l’Écriture, assavoir, que cet homme avait trouvé la lumière de vérité entre la secte des Trembleurs, et qu’il était tombé dans mes erreurs parce qu’il n’avait pas demeuré fidèle aux folies et erreurs de ces Trembleurs, lesquelles j’ai fait très clairement voir par mon Avertissement que j’ai servi contre un certain Benjamin Furly et autres de cette secte, lequel Avertissement ledit R. J. a si hautement loué et exalté comme des vérités venues de Dieu pour découvrir les erreurs de cette secte pernicieuse au salut des âmes. Et maintenant cette même bouche qui a tant loué ma réponse contre eux vient apporter des passages des Écritures pour prouver qu’ils ont la lumière de vérité, et que ceux qui suivent ma doctrine sont abandonnés à l’Esprit d’erreur : quoique ma doctrine ne soit autre chose que la doctrine de Jésus Christ, et je déteste tout ce qu’il y pourrait avoir de contraire à icelle.
LXIX. Car je ne suis pas une sectaire qui apporte des nouvelles façons ou doctrines : mais j’enseigne ce que Jésus Christ a enseigné, et je dis qu’il faut renoncer à soi-même et quitter tout ce qu’on possède pour être disciple de Jésus Christ. Les Apôtres ont aussi enseigné les mêmes choses, et tous les Chrétiens en la primitive Église ont mis cette doctrine en pratique. Je vous demande, mon Ami, si cela peut être des erreurs ? Ne vous semble-t-il pas que ce serait un bonheur pour vous si vous saviez aussi mettre ma doctrine en pratique ? Et pourquoi donc croyez-vous de semblables conseillers qui tâchent à perdre votre âme et l’âme de tous ceux à qui ils donnent des conseils si pernicieux que de dire que les vérités de Dieu sont des erreurs, et que les erreurs sont des lumières de vérité ? tordant ainsi les Écritures pour en tirer des sens tous renversés, comme s’ils voulaient prouver par l’Écriture que Dieu est le Diable, et que le Diable est Dieu. Ce qui est abominable. Et on peut bien dire avec vérité que c’est maintenant que nous vivons au temps dangereux prédit par Jésus Christ, où plusieurs faux Prophètes se sont élevés qui en séduisent plusieurs.
LXX. Car ce R. J. est comme un Prophète qui dit d’avoir des révélations par songes, et disait, lorsqu’il était parmi les Trembleurs, qu’il avait le S. Esprit et une lumière en lui qui lui y enseignait toute chose. Et moi je suis assurée que c’est le Diable qui dirige son Esprit. C’est pourquoi qu’il y a bien du grand danger à converser maintenant avec les hommes, et si l’on connaissait ce danger, à peine oserait-on sortir de sa maison pour parler aux hommes : vu que ceux qui semblent les meilleurs sont régis par l’Esprit du Diable, et ils ne connaissent pas eux-mêmes (quelquefois) par quel esprit ils sont guidés. Et plusieurs sont possédés de cet Esprit immonde sans l’apercevoir. Ils suivent effectivement toutes les volontés du Diable en disant qu’ils veulent suivre la volonté de Dieu.
LXXI. C’est pourquoi que si Dieu n’abrégeait point les jours, ils séduiraient les élus mêmes. Et vous n’êtes pas encore venu à cette élection, mon Ami, c’est pourquoi vous devez bien craindre de vous laisser séduire sous apparence de piété, vu que vous êtes déjà séduit par les discours de cet homme qui vous flatte pour vous perdre ; pendant que vous dites qu’il est brave homme et de jugement. Et si vous disiez qu’il est bien subtil, il serait véritable, car le Diable lui peut donner plus de subtilité pour mal faire, que vous n’avez pour découvrir ce mal : et vous pensez qu’il vous soit ami et vous souhaite du bien, pendant qu’il vous aborde, et aussi les autres, par un pur esprit de vengeance contre moi, en pensant me faire du déplaisir en retirant les personnes de ma doctrine ; quoi qu’il fasse par là seulement dommage à son âme, et à moi du soulagement des soins et fâcheries que j’ai pour vous autres.
LXXII. Car j’emploie beaucoup de temps à vous parler et écrire ; et j’ai corporellement des soins et du travail à vous loger et traiter. L’un va ; l’autre vient : l’un apporte ses meubles, ses enfants ; et l’autre les vient rechercher. En sorte que je suis en travail presque comme une Tavernière. Car je n’ai personne pour nettoyer les ordures que vous apportez tous en la maison. Il me le faut tout faire moi-même. Et vous ne saisissez point une assiette qu’il ne me la faille laver par après. En sorte que si je n’avais point l’espoir de la perfection de vos âmes, je serais bien aise que nul de vous ne vînt jamais en mon logis, et que personne ne m’écrive ou parle plus. Et au lieu que R. J. pense me faire du déplaisir à vous retirer tous de moi, je lui donnerais bien de l’argent afin qu’il le fasse si ce n’était la charité que j’ai pour le bien de votre âme, et que je vois par effet qu’aucuns profitent beaucoup par notre conversation. Cela rend tous mes travaux légers. Car je m’incommode volontiers moi-même pour avancer un autre dans la vertu : et je me distrais par effet de mon entretien avec Dieu pour vous assister en choses temporelles afin de conduire vos âmes à Dieu : pendant que l’aveuglement d’aucuns de vous autres est si grand qu’ils pensent que je leur ai de l’obligation de ce qu’ils reçoivent mes plaisirs.
LXXII. Ce qui est une ingratitude inhumaine. Car un bon jugement naturel serait honteux d’avoir de semblables pensées que je recevrais du plaisir ou de l’avantage à vous bien faire, ou aux autres : vu que je ne cherche rien en ce monde, et que vous ne m’apportez ni honneur, ni plaisir, ni profit temporels, lesquelles choses je ne cherche point, et n’avez aussi d’occasion de me les donner. C’est pourquoi qu’il y a bien à s’étonner de voir et d’entendre des personnes de bonne volonté, comme vous dites d’être tous, avoir l’esprit si renverser que de croire que j’ai besoin d’eux et qu’ils font quelque chose pour moi lorsque je leur fais du plaisir. J’ai vu ce R. J. et son frère venir rechercher les meubles que j’avais logés en ma maison pour leur faire plaisir ; et aussitôt qu’ils ont été contre moi de ce que je ne les avais pas voulu retenir pour leur donner du gagnage, ils sont venus comme par bravade rechercher tous lesdits meubles, pour montrer qu’ils n’avaient que faire de moi ou de ma maison ; et l’un me demanda ce qu’il paierait de louage, pour montrer qu’il ne me voulait avoir nulles obligations. Et vous avez aussi fait de même sitôt que vous avez été malcontents, vous avez envoyé quérir vos chaises et coussins, pour faire entendre que vous ne vouliez plus que je me servisse de vos coussins, puisque je n’accordais pas toutes vos demandes : et vous êtes depuis par la même passion venu chercher le reste de vos meubles, afin de montrer que vous ne vouliez plus recevoir mon amitié ; et lorsqu’on vous a prêté de l’argent sans en vouloir d’intérêt, vous avez écrit bien fièrement que vous en paieriez l’intérêt, et ne le vouliez avoir pour rien. Voyez un peu, mon Ami, comment vous avez lâché la bride à vos passions déréglées contre votre propre avantage ! Car je n’aurais que du profit lorsque vous me paieriez des intérêts ; et j’aurais ma maison plus libre lorsqu’elle sera déchargée de vos meubles : et je serai délivrée des peines de nettoyer et éventer vos coussins, comme j’ai fait plusieurs fois : car je les ai trouvés tous moisis, et m’en suis servie afin qu’ils ne se gâtent : car j’ai des coussins assez qui me sont propres, sans me servir des vôtres, si ce n’eût été pour les mieux conserver. Et maintenant je vois que vous abusez de ma patience et autres vertus, comme vous avez abusé de mes bienfaits temporels : car vous venez encore en mon logis pour épier si vous ne trouverez rien à redire à ce que vous y verrez ou entendrez : et ne pouvant rien voir qui soit répréhensible à l’extérieur, vous attaquez la vertu et mes qualités intérieures, et me venez faire des demandes pour surprendre mes paroles, comme les Pharisiens faisaient des demandes à Jésus Christ, telles que sont celles que me faites pour avoir explication du passage de l’Écriture qui dit : S’il vient un homme avec anneau d’or au doigt, etc. Ou : Si Dieu a dit à Adam qu’il multipliât le monde depuis ou avant son péché ? Ou : Si on ne peut pas aussi bien servir Dieu en Frise, à Fridricstat, ou ailleurs, qu’auprès de moi ? Et : Ce que c’est de la convoitise ?
LXXIV. Vous avez pensé me surprendre avec toutes ces demandes. Et moi en rendant le bien pour le mal, je vous ai voulu faire voir par ma réponse les défauts de votre âme, l’état de votre conscience, et que vous êtes déchu de votre première ferveur, et avez repris le cours de la nature corrompue, afin que s’il y a en vous encore quelque étincelle de bon désir, qu’il se puisse rallumer et prendre vigueur en la considération de tant de fautes commises contre Dieu et contre moi, qui procurais votre bien. Et si vous ne faites cela avec humilité de cœur en reconnaissant vos fautes pour en demander pardon à Dieu et vous en amender, je crains que vous irez de mal en pire, et périrez à la fin. Car encore que vous seriez venu à vos desseins, et que vous auriez trouvé en moi quelques défauts ou choses dignes de répréhensions, cela n’amoindrirait point vos fautes, elles seront toujours redemandées de Dieu à vous-même encore bien que tous les autres hommes en auraient commis davantage que vous : cela ne soulagera point vos peines. Il faut que vous portiez seul les vôtres et pas celles des autres. Partant, avisez à bien faire, car le temps qui nous reste est court, et les peines de nos péchés seront éternelles.
LXXV. Et afin que vous ne me preniez point pour compagnon de vos vices, je vous veux montrer quelle différence il y a entre votre procédé et le mien, afin que vous n’excusiez vos fautes en croyant que je suis aussi bien dans la convoitise que vous y êtes.
LXXVI. Sachez qu’une même chose peut être bonne et mauvaise selon la bonne et la mauvaise fin qu’un chacun a en la faisant. Par exemple : Deux personnes peuvent aller en la même Église : l’une y peut pécher, et l’autre s’y peut unir à Dieu. Celui qui y va pour être estimé dévot ou par égard humain, il est hypocrite et commet péché en y allant à ces fins : comme aussi celui qui y va par curiosité, ou pour montrer ses beaux habits et voir ceux des autres. Ce sont tous péchés de vanité et de vaine gloire. Mais celui qui y va seulement pour s’entretenir avec Dieu et être délivré des distractions qu’il a dans sa maison, il fait une action sainte d’aller à l’Église. Pendant qu’on voit ces deux personnes marcher sur les rues pour aller à l’Église, on n’y voit aucune différence, puisqu’elles marchent en la même rue et se trouvent en la même Église. Ce qui arrive aussi en plusieurs autres choses. Car deux personnes étant à la même table et mangeant de la même viande, l’une peut pécher et l’autre bénir Dieu. Car celui qui mange par gloutonnerie, ou pour satisfaire ses appétits, offense Dieu : mais celui qui mange les mêmes choses en glorifiant Dieu qui les a créées, il fait chose agréable à Dieu, en reconnaissant ses bienfaits envers lui. De même verrait-on deux personnes prendre grand soin de leur ménage et famille afin que rien ne se gâte ou néglige, et l’une offensera Dieu par ces soins et l’autre lui sera agréable. Car celui qui a tant de soin et d’inquiétude pour faire que lui et toute sa famille soient bien diligents pour gagner de l’argent afin de s’entretenir en plaisirs et honneurs, il offense son Dieu, puisque tous ses soins et travaux ne butent qu’à la vanité du monde, et à commettre plus de pompes et excès. Mais celui qui prend le même soin pour faire que la famille soit bien réglée et entretenue des choses nécessaires à la vie, sans rien laisser gâter, pour tout appliquer à bonne fin, celui-là plait à Dieu par ses soins, lesquels butent à sa gloire et au salut de ceux de sa famille, qui par négligence ou paresse offenseraient facilement Dieu, cessant le soin du Père ou du Maître de la maison.
LXXVII. Ainsi en est-il de mes actions et des vôtres, mon Ami ; encore bien qu’elles soient en elles-mêmes une chose, l’une est mauvaise et l’autre est bonne. Car vous ne voulez point que je compte avec vous si précisément, afin que je vous laisse autant que vous convoitez d’avoir : et moi, je veux compter précisément, afin de vous donner le moins que je puis outre ce qu’avez mérité. Et on jugerait bien en ce voyant que nous butons tous deux à nos propres intérêts, et sommes également en l’esprit de convoitise : mais il n’en va pas ainsi. Car vous voudriez bien tirer de moi davantage pour satisfaire à votre convoitise, laquelle j’ai vu n’être à contenter : car plus je lui ai donné, plus elle a demandé ; et moi je ne veux donner précisément que ce que vous avez mérité par votre travail, à cause que je vois que vous dépenseriez le surplus inutilement en négligence ou autres excès qui seraient désagréables à Dieu. Et pour l’affection que j’ai à votre âme, je ne veux pas vous donner matière de pécher davantage : puisque j’ai vu que l’abondance et la prospérité vous conduiraient en beaucoup de péchés divers. Si bien que le désir de tirer à vous est mauvais. Et le désir que j’ai de retenir à moi en ce fait est bon : quoiqu’en effet ce soit la même chose qu’un chacun tire à soi : mais l’œil naturel qui voit qu’un chacun tire à soi ne peut faire ce discernement, et pense que tous ceux qui tirent à eux sont dans le vice de convoitise.
LXXVIII. Mais vous, qui m’avez si longtemps pratiqué, devez bien savoir que je ne suis point dans la convoitise. Car je vous ai reçu tous en ma maison avec vos familles sans aucune récompense, et si on me l’eût voulu donner, je ne l’aurais voulu recevoir : pendant que je ne vous avais nulles obligations, non plus à l’un qu’à l’autre : car je n’avais jamais vu la plupart de vous tous, ni entendu parler de quelques-uns : mais parce qu’on me disait que tous avaient la volonté de servir Dieu et devenir des vrais Chrétiens, je les aimais, et les ai assistés à mon possible, jusqu’à ce que j’ai vu qu’ils cherchaient encore autre chose que Dieu. Alors je les ai laissé aller un chacun en son particulier, vous ayant retenu avec S. P. parce que vous aviez tous deux peu de choses pour vous assister. Mais si j’eusse été dans la convoitise, j’aurais plutôt retenu les riches que les pauvres : quoiqu’on ne laisse de dire abusivement que je retiens les riches et chasse les pauvres.
LXXIX. Et je crois que c’est sur ce rapport que vous me demandez l’explication de l’homme qui vient avec un anneau d’or. Mais si vous étiez droit de cœur, vous auriez même rendu témoignage contre cette accusation, en disant que vous savez par propre expérience que je vous ai autant estimé avec S. P. que les riches qui sont mes alliés, ayant tous mangé à la même table, et eu le même traitement. Mais à cause que vous êtes déchu de la vérité, vous n’avez pas voulu rendre témoignage d’icelle, aimant mieux de vous joindre avec les ennemis d’icelle, et outre cela me venir faire des questions surprenantes. Cela n’est point agir sincèrement ni salutairement. Car il eut mieux valu pour le salut de votre âme de reprendre ces détracteurs et médisants que de venir en leur nom me faire ces questions, et attendre de trouver par ma réponse quelque mot pour me surprendre, après avoir fait beaucoup de jugements téméraires sur mes actions.
LXXX. Car on dit premièrement que je suis trop écharse en mon ménage : à cause que je ménage toute chose et mets tout à profit. Cela vient de ce que les personnes naturelles ne savent point ce que c’est de la pauvreté d’esprit, et qu’elles sont élevées en l’abondance, et partant regardent comme si c’était un vice d’observer cette belle vertu Évangélique de la pauvreté volontaire, laquelle ils appellent avarice ou chicheté. Car s’ils connaissaient cette vertu Évangélique, ils tâcheraient de la suivre à leur possible : puisque Jésus Christ sanctifie en ses huit Béatitudes ceux qui ont cette vertu, lorsqu’il dit : Bienheureux sont les pauvres d’Esprit, parce que le Royaume des Cieux leur appartient. Or être pauvre d’Esprit, ce n’est pas être dénué de biens temporels : car les riches en ce cas seraient privés de cette Béatitude. Mais être pauvre d’Esprit, c’est d’user de toute chose pour la seule nécessité, sans aucune abondance ou superfluité, en sorte que celui qui dépense le moins pour observer cette vertu Évangélique est le plus parfait et avancé en cette vertu. S. François d’Assise l’a observée de si près qu’il disait à ses enfants que de laisser perdre une épingle, c’était contre la pauvreté d’Esprit. Et moi, je ne puis encore observer cette vertu si parfaitement que lui : à cause que mes Enfants n’ont pas assez compris ce que c’est de cette vertu Évangélique ; et il leur semble encore quelquefois qu’ils ne doivent pas si près ménager : puisque Dieu leur a donné assez de commodités. Mais c’est faute de lumière : car s’ils savaient, le grand prix de cette vertu, ils se serviraient bien deux ou trois fois d’une allumette. J’espère qu’ils y arriveront bien à l’avenir, et qu’ils seront encore plus échars que moi, encore bien que les aveugles prennent cela pour avarice ou chicheté : puisque Jésus Christ l’a si exactement observé ; lui, qui était Seigneur et Maître de toutes choses, a voulu être si pauvre qu’il dit de n’avoir pas une pierre pour reposer sa tête.
LXXXI. Et la Deuxième accusation que me font ces aveugles, c’est que je marchande trop ce que je veux acheter. À cause qu’ils ne connaissent point ce que c’est d’un Esprit de Justice et de Charité, pour cela prennent-ils la vertu pour des vices, en regardant les choses pas un œil de chair seulement, sans lumière intérieure ou spirituelle. Et lorsque je n’avais pas tant de lumière pour connaître l’état des autres comme Dieu m’a donné depuis, je jugeais aussi qu’il fallait payer libéralement ce qu’on achetait : mais de puisque Dieu m’a instruit en toute chose, il m’a fait voir que le cœur des vendeurs est rempli de convoitise pour l’ordinaire, et qu’ils s’étudient à bien mentir et tromper pour avoir davantage et vendre les choses plus que leurs valeurs. Et lorsqu’on leur donne libéralement ce qu’ils demandent, on coopère à toutes ces sortes de péchés d’avarice, de tromperies, et mensonges. Car la convoitise étant insatiable, elle s’augmente au cœur de ces vendeurs. Et lorsqu’ils voient qu’ils ont obtenu des acheteurs facilement dix fois de gain aujourd’hui, ils s’étudieront pour avoir les moyens d’en avoir demain douze, et iront ainsi augmentant leur avarice de plus en plus. Car c’est comme un feu qui brûle le cœur de l’homme, dont le gain est une huile qui le fait allumer davantage. C’est pourquoi que je tâche de marchander au plus près que je puis lorsque j’achète quelque chose, afin que je ne coopère point au péché de ces vendeurs, et aussi pour la compassion que j’ai de leurs âmes, lesquelles ils souillent si facilement pour avoir un peu d’argent. Ce que mes adversaires regardent comme des imperfections en moi, pendant que je fais cela comme Dieu même me l’a enseigné.
LXXXII. Et ses enseignements m’ont été souvent confirmés par ma propre expérience, ayant souvent trouvé que lorsque je voulais donner un peu davantage que la valeur d’une chose, l’avarice croissait au cœur du marchand à mesure qu’il croyait d’obtenir encore plus. Et il est encore arrivé qu’en présence de mes Enfants je payais une lavandière qui avait fait peu de chose pour nous, et que je lui donnais deux sols davantage qu’elle n’avait demandé, en pensant que c’était une pauvre femme à qui on pouvait bien faire une aumône : mais sitôt que la femme vit les deux sous de surplus, elle dit qu’elle n’était pas contente, et qu’il lui en fallait avoir encore quatre avec : ce que j’aperçus sitôt que l’avarice était montée dans son cœur à cause de ma libéralité. Je lui voulus reprendre les deux sols de surplus, lui disant que je ne lui voulais pas donner davantage qu’elle avait demandé, et que je voulais ravoir ces deux sols : mais elle les enserra bien fortement en sa main, commençant à sourire, et en remercia. Beaucoup de pareils exemples m’ont fait voir qu’il est beaucoup plus parfait de marchander et ne payer que la juste valeur des choses que j’achète. Et le plus souvent Dieu me fait aussi sentir à l’intérieur combien ces vendeurs ont d’avarice ou de fraudes et mensonges en vendant. C’est pourquoi que je ne puis donner ce qu’ils voudraient bien avoir de moi. Et quoiqu’on tienne cela pour une avarice, j’aime mieux de suivre ce que Dieu m’enseigne que de plaire aux hommes et d’être estimée d’eux libérale. Je sais bien que les avaricieux marchandent aussi bien que moi : mais ils font cela par un Esprit de convoitise, et moi je le fais pour plaire à Dieu. Si quelqu’un s’en scandalise ou en murmure, il doit demeurer loin de moi, afin qu’il n’offense point Dieu, en prenant les vertus que Dieu m’a données pour des vices et péchés desquels ils se sentent entachés. Car je ne puis cesser de faire ce que Dieu m’enseigne encore journellement.
LXXXIII. La troisième accusation est que je veux être servie pour rien ou à bon marché. Cela provient encore du même fond de Justice et de charité. Car si les personnes qui me servent ont la même convoitise que ces vendeurs, je les dois traiter comme les vendeurs : vu que je coopérerais autant au péché de l’un que de l’autre. Pour cela je me sers moi-même en ce que je peux, et j’emploie des autres personnes à mon service le moins que je peux, de tant plus que Jésus Christ a dit qu’il n’est point venu pour être servi, mais pour servir.
LXXXIV. Et je n’ai garde à me faire servir en ce que je puis faire moi-même, afin d’imiter mon Maître : quoique plusieurs murmurent aussi de cela, disant que je ne dois point travailler moi-même, mais faire travailler les pauvres pour leur donner du gagnage. Ce qui est un pieux prétexte pour couvrir la gloire et la parelle de plusieurs, lesquels n’ont point assez d’humilité pour faire des œuvres serviles, ou de désirer d’accomplir leur pénitence par travail en ce monde : ils disent qu’ils s’abstiennent de travailler afin de faire gagner les pauvres. Mais ce n’est qu’une couverture de péchés, afin d’excuser leurs paresses et grandeurs à faire choses viles ou serviles. Car si c’était pour faire charité aux pauvres, ils leur peuvent bien donner en aumône autant qu’ils s’abstiennent en travaillant, s’ils en avaient nécessité. Car il vaut mieux travailler soi-même pour donner aux pauvres, comme faisait S. Paul ; que de faire travailler les pauvres pour être servi et vivre à l’aise.
LXXXV. Pour moi, je travaille autant que je peux, et voudrais avoir les forces pour travailler six fois davantage, sachant bien que le travail est sain et salutaire, et que Dieu l’a ordonné en Adam à tous les hommes pour son péché. Mais je ne peux faire moi-même tout ce que nous avons de besoin. C’est pourquoi que j’ai quelquefois besoin de prendre d’autres personnes pour travailler. Et lorsque ce sont des personnes convoiteuses, je marchande avec elles comme avec mes vendeurs, pour les mêmes sujets, et afin de ne point augmenter leurs convoitises ou coopérer à leurs péchés : mais quand je peux trouver des personnes qui veulent travailler pour accomplir leur pénitence, je les ai beaucoup plus volontiers que des mercenaires qui travaillent seulement pour gagner de l’argent : à cause que ces personnes plaisent à Dieu en leur travail, là où les autres l’offensent en travaillant par avarice. C’est pourquoi je vous ai plus volontiers employé à l’imprimerie, avec vos compatriotes, quoiqu’ils m’aient coûté beaucoup davantage que des ouvriers à gage ; parce qu’ils ne savaient point le métier, ils ont beaucoup gâté et perdu de temps pour apprendre, comme vous avez fait aussi. Mais à cause que tout ce que nous faisons en ce monde est pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, j’étais bien aise que toutes ces personnes de bonne volonté contribuaient à une si bonne œuvre, de quoi ceux qui ont travaillé à l’imprimerie à Amsterdam m’ont souvent remercié, et écrit à leurs amis qu’ils estimaient plus un travail si salutaire que de gagner beaucoup d’argent : puisqu’en effet nous ne faisons aucune chose pour gagner de l’argent, et personne de nous ne travaille pour le monde, mais buttent tous à augmenter la gloire de Dieu et édifier l’âme du prochain. Car si nous imprimons des livres, ce n’est point pour en avoir du profit, puisque je sais par expérience d’en avoir du grand dommage, et j’ai déboursé beaucoup plus d’argent qu’il n’en retournera jamais, à voir l’apparence. En sorte que tous ceux qui travaillent pour moi travaillent pour la gloire de Dieu, et partant se doivent estimer heureux d’être employés dans un œuvre si salutaire.
LXXXVI. Et encore bien, mon Ami, que vous ayez travaillé aux champs pour moi, ce n’est point pour m’épargner de l’argent ou pour tirer du gain de vos labeurs, puisque j’en ai du grand intérêt et je pouvais avoir fait ce que vous avez fait par des personnes mieux entendues que vous à beaucoup meilleur marché : et tous ces labeurs ne sont que pour alimenter les Enfants de Dieu : à quoi un chacun doit prêter la main avec joie : car c’est un honneur et bonheur de travailler pour un semblable sujet : ce qui est rare à trouver : puisqu’on voit que tout ce que font les hommes maintenant n’est que pour gagner de l’argent afin de vivre à l’aise, ou avoir plaisir et honneur en ce monde. Ce qui sont tous péchés devant Dieu. Et ceux qui travaillent pour de semblables personnes, coopèrent à leurs péchés, ou du moins leur servent de matière à pécher davantage. En sorte que ce doit être un grand bonheur que vous ayez trouvé une occasion d’employer votre temps pour la gloire de Dieu, en ayant avec ce l’entretien pour votre famille.
LXXXVII. Mais le Diable a troublé votre entendement et apporté en votre cœur le désir d’avoir davantage, et êtes ainsi tombé de plus en plus en la convoitise par la conversation des convoiteux. Ce que dites de ne pas voir quoiqu’il soit si clair et évident. Car vous n’avez été content de rien. Vous souhaitiez au commencement d’avoir seulement une chambre ou maison en Nordstrand pour y demeurer et y vivre de votre art. Et après que je vous ai eu donné ma maison, vous avez souhaité d’avoir mes terres. Et après avoir eu mes terres, vous avez souhaité d’avoir de l’argent pour acheter plus de chevaux et de train. Et après que je vous ai eu donné toutes ces choses, et plusieurs autres, vous avez dit que vous ne pourriez vivre en me rendant la moitié des fruits, que le tout s’en irait en mauvais dépens. Et lorsque j’ai entendu vos plaintes et mécontentements continuels en disant que je vous avais trompé en louant mes terres, et que les personnes du monde ne traitaient pas par ensemble comme ceux qui se disent enfants de Dieu avaient traité avec vous, et que vous ne pouviez entretenir ce que vous aviez promis par vos obligations, je vous ai déchargé de tout et repris mes terres selon votre désir. Et lorsque cela fut fait, vous avez été encore plus malcontent qu’auparavant, et avez voulu sortir pour me laisser au danger d’avoir quelqu’un pour l’entreprendre. Je vous ai écrit que je tiendrais moi-même mes terres, et vous priais d’y demeurer aussi longtemps que quelqu’un de nos frères vinssent pour demeurer là, vous n’avez point aussi été content de cela, et avez été louer maison ailleurs sans mon su, et m’avez pressé d’envoyer quelqu’un. Et après que les frères ont été venus, vous étiez encore malcontent et vous en êtes retiré du tout à cause que je voulais labourer mes terres avec deux chevaux, ce que vous ne vouliez point faire. Vous avez depuis loué des terres à un autre pour de l’argent sans m’en parler ; et après les avoir eues vous les avez rendues. Par où vous pouvez bien voir, mon Ami, que vous n’êtes pas à contenter avec quoi que ce soit, et que votre convoitise est devenue insatiable qu’on ne la saurait contenter. Et je crois que si je vous donnais en pur don partie de mes terres suffisante à vous entretenir, que vous ne seriez pas encore content et en souhaiteriez davantage, et aussi des bêtes en plus grand nombre, et deux valets. Car il faut que tout suive à un grand train.
LXXXVIII. Voyez un peu combien toutes ces choses sont éloignées de désirer seulement une chambre pour demeurer en Nordstrand au commencement ; et combien vous avez remercié Dieu d’avoir seulement votre demeure en ma maison, et combien cette convoitise est augmentée en vous du depuis ! Ne voyez-vous pas bien que vous êtes conduit par un mauvais Esprit et que ces inconstances ne peuvent venir de Dieu ? pendant que vous voulez vous excuser en disant que vous ne savez point d’être convoiteux : voulant plutôt faire entendre que c’est moi qui suis dans la convoitise parce que je ne veux pas céder à toutes vos convoitises. Ce que je ne ferai jamais. Car sitôt que je trouve une personne dans la convoitise, je m’y oppose de tout mon pouvoir et lui donne ou paye le moins que je puis, afin de ne point coopérer à son péché.
LXXXIX. Vous m’avez reproché que j’ai dit autrefois que je me sers des personnes du monde autant que j’en ai de nécessité ; et lorsque je n’en ai plus de besoin, je les paye et les renvoie, voulant dire que je ferais le même avec vous. Ce qui serait véritable lorsque je vous trouverais en la convoitise, je vous traiterais comme un mercenaire, puisque vous le seriez véritablement si vous travailliez pour moi en gagnant de l’argent. Car les enfants ne doivent pas travailler pour leurs Pères sinon pour être d’iceux entretenus, et pas davantage. Mais vous n’avez pas été content lorsque je voulais vous entretenir avec votre famille en travaillant vous seul à mes terres, mais avez loué maison ailleurs pour vous retirer de moi, à cause que cette condition ne vous plaisait et que vous ne vouliez pas suivre mes ordonnances en vos labeurs. Et maintenant, vous voudriez bien re jeter toutes vos fautes sur moi, et faire entendre que je suis pareillement convoiteuse. Ce qui ne peut être véritable. Car je sens bien au fond de mon âme cette disposition, que si je pouvais acheter l’Amour de Dieu à votre Âme pour dix mille florins, je ne les épargnerais point, pendant que je n’ai ni profit, ni dommage si vous vivez en l’Amour de Dieu ou en l’Amour de vous-même. Ce n’est que pour vous seul : mais la charité que j’ai vers le salut des âmes me fait exposer tout ce que j’ai dans le monde pour le leur procurer.
XC. Mais je ne puis rien donner ou céder à ceux qui vivent dans leur amour-propre, à cause que tout ce que j’ai, et aussi mes associés, appartient à Dieu et plus à nous : c’est pourquoi nous n’en pouvons disposer selon nos volontés, mais les dépenser selon la volonté de Dieu, et pour sa gloire et le salut des âmes. Mais ce n’est pas la volonté de Dieu de donner quelque chose ou payer largement aux avaricieux : il leur faut plutôt ôter tout ce que nous pouvons faire avec Justice, afin qu’ils offensent moins Dieu. Mais si quelqu’un est pauvre d’Esprit, et qu’il cherche le Royaume des Cieux, tout ce que nous avons par ensemble lui appartient, et il en peut librement user selon ses nécessités, comme de son propre. Car entre les vrais Chrétiens il n’y a point de mien et de tien, tout est à Christ, et doit être employé à sa gloire et selon ses volontés, et non autrement.
XCI. Je voudrais que vous entendissiez bien mon langage pour vous comporter à l’avenant. Car si vous voulez vivre selon votre amour-propre, je n’ai rien à vous conseiller ou assister : mais si vous voulez vivre selon l’Amour de Dieu, venez avec tous ceux qui veulent ainsi faire, et ils auront tout ce que nous avons. Car nous ne cherchons point votre propre, mais voulons distribuer ce que nous avons aux enfants de Dieu avec joie, non avec reproches comme vous reprochez d’avoir travaillé pour moi : car je n’avais que faire de votre travail, un autre pouvait le faire mieux que vous : mais vous avez besoin de travailler pour avoir de quoi vivre, et vous deviez faire de cette nécessité vertu, en vous estimant heureux de travailler pour des personnes qui ne cherchent que Dieu : vu que vous auriez été obligé de travailler pour les pécheurs du monde pour avoir vos nécessité.
XCII. Ouvrez un peu votre Esprit pour regarder toutes ces vérités, et repentez-vous de vos en vous soumettant à Dieu avec humilité de cœur, puisque vous n’avez la capacité de vous conduire vous-même, laissez-vous conduire par ceux que vous croyez que Dieu conduit, afin que vous soyez aussi médiatement conduit de Dieu par ceux qu’il conduit immédiatement ; et ne courez plus ç à et là au conseil du méchant, craignant qu’ils ne vous fassent devenir aussi méchant qu’eux. Et si vous avez connu la lumière de vérité, n’endurcissez pas votre cœur, mais suivez la fidèlement jusqu’à la mort. Toutes les pensées que vous avez eues contre icelle sont venues de la tentation du Diable, auquel vous n’avez pas résisté. C’est pourquoi il a gagné grande puissance sur vous, et est maintenant le maître de vos passions, lesquelles il régit selon son gré. Il a vu votre bon désir, et le commencement de la résistance que vous avez fait à la nature corrompue. Mais pour empêcher le progrès le Diable y est entrevenu et vous a rempli l’Esprit de tant de diverses pensées et volontés que vous ne savez pas vous-mêmes ce que vous désirez, comme vous l’avez dit un jour à moi-même lorsque je vous priais de me dire en quelle façon vous désiriez être aidé de moi, vous me répondîtes que vous ne le saviez point vous-même. Par où vous pouvez clairement voir que le Diable a régi votre Esprit, et point vous-même, et encore moins Dieu : vu que vous voulez maintenant vous opposer ou contredire à ses vérités, lesquelles vous avez autrefois tant estimées.
XCIII. Ne voyez-vous pas que le Diable a un grand pouvoir sur tous les Esprits des hommes, puisque vous en trouvez tant qui cèdent à vos tentations et si peu qui tâchent à vous en retirer. Car presque tous les hommes de maintenant servent d’instrument au Diable pour tirer les âmes à lui au lieu de les attirer à Dieu. Car je pense que vous n’avez encore trouvé personne de tous vos Amis qui vous ait donné le tort de ce qu’avez fait contre nous et faites encore ; mais plusieurs nous reprennent, à cause que le mal est toujours épaulé et secondé plus que le bien. Car parce que nous cherchons Dieu, il semble que nous devions être tous parfaits et sans aucunes fautes, quoique les parfaits soient au ciel et qu’il nous reste en cette vie toujours quelques imperfections à combattre, quelque avancés que nous soyons en la vertu : pour cela, dit l’Écriture, que notre vie est un combat continuel, c’est à dire, toujours, et jusqu’à la mort. Et celui qui est de meilleure volonté a plus à combattre. Car le Diable jaloux de notre bonheur donne toujours plus d’assauts et de combats à celui qui avance davantage en la vertu. C’est pourquoi l’on dit que la plus grande tentation est de n’être point tenté.
XCIV. Et je crois que lorsque vous étiez au monde avant avoir pris la résolution de devenir un vrai Chrétien, que le Diable ne vous a point tant tenté comme il a fait depuis, à cause que vous suiviez lors doucement toutes ses volontés, il vous laissait alors la plupart du temps à repos : mais depuis qu’il a vu votre bonne résolution, il a épié toute sorte d’occasions pour vous en détourner, et n’a eu beaucoup de puissance sur vous aussi longtemps qu’avez demeuré auprès de moi, vu que vos bons désirs s’augmentaient tous les jours. Vous goûtiez de plus en plus la vérité de Dieu, et icelle opérait en votre âme à mesure que je parlais ; et lorsque vous veniez depuis auprès de moi seulement parfois, vous sentiez encore la même opération, comme vous-même l’avez diverses fois déclaré. Mais maintenant vous voudriez bien vous opposer à la même vérité et former les doutes sur icelle, comme si la vérité était muable et que ce qui serait vrai en un temps serait faux en un autre : ce qui ne peut être : puisque la vérité est Dieu qui ne change jamais ; et mes écrits et paroles, que vous avez entendus alors, sont encore les mêmes, et ne changent aucunement. Le changement est en vous et provient du Diable, maître d’inconstance, père de mensonge, et inventeur d’hypocrisie : lesquelles qualités il imprime en votre Esprit. Car l’inconstance a assez paru en tant de changements ; le mensonge, en ce que j’aurais la convoitise et autres défauts ; l’hypocrisie, en ce que sous prétexte d’avoir explication des Écritures vous venez pour me surprendre et vaincre, et trouver matière de re jeter les vérités que j’avance afin de n’être pas obligé à les suivre. Car de les re jeter sans sujet, comme fait R. J., ce ne serait point honneur pour vous qui les avez connues si particulièrement. C’est pourquoi vous venez sous masque d’avoir explication de quelques passages des Écritures saintes. Ce qui est une vraie hypocrisie, de se servir des dites écritures pour en tirer du scandale ou des mauvaises conséquences.
Comment les hommes cherchent des raisons pour défendre leurs relâchements.
XCV. Car on ne doit jamais se servir des Écritures que pour l’édification de son âme, et point pour surprendre personne ou en tirer des questions curieuses. Cela est une hypocrisie de se couvrir de choses saintes pour maintenir ses opinions ou pour excuser ses péchés, comme font plusieurs aujourd’hui, lesquels s’étudient ès Écritures Stes pour y trouver des passages qui excusent leurs péchés, comme fait ce R. J. lorsqu’il dit que l’Apôtre même a dit que nos pères n’ont su garder les commandements de Dieu : c’est à cause qu’il ne garde point lui-même les commandements, et qu’il ne les veut pas garder, et veut cependant passer pour homme de bien et vertueux sans reproche : il s’étudie diligemment ès Écritures pour y trouver quelques mots avec lesquels il puisse couvrir ses péchés ou les faire passer pour des vertus. Car il pense avoir prouvé qu’il ne peut garder les commandements lorsqu’il apporte que l’Apôtre a dit que nos Pères ne les ont su garder : et il a seulement prouvé par ce passage qu’il est aussi rebelle à Dieu qu’ont été nos Pères en ne lui voulant obéir. Car l’Apôtre ne dit pas cela comme une louange qu’il fasse de nos Pères, mais comme en les méprisant de ce qu’ils ont été si amoureux d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas su aimer Dieu de tout leur cœur, à cause qu’ils étaient trop attachés à la terre et aux sens, il leur a été impossible d’aimer de tout leur cœur un Dieu invisible : comme il est aussi impossible audit R. J. aussi longtemps qu’il a ses affections à ses négoces, à ses aises et avantages, ou à son Amour propre ; qu’il puisse accomplir ce commandement. Point à cause qu’en ce commandement il y ait de l’impossibilité : puisqu’il est très naturel à l’homme d’aimer et qu’il n’y peut avoir d’objet plus aimable que Dieu, lequel fort facilement nous pouvons aimer de tout notre cœur si nous le voulions purger de notre amour-propre ou de l’amour d’autres créatures.
XCVI. Voilà ainsi que les hommes de maintenant tordent les Écritures pour par icelles fortifier ou excuser leurs péchés, au lieu de les lire pour apprendre les choses nécessaires à notre salut, comme sont les conseils Évangéliques : la pauvreté d’Esprit, l’humilité de cœur, l’abnégation de nous-mêmes ; et tant d’autres vertus nécessaires à notre salut, que Jésus Christ nous a enseigné de fait et de paroles. Pour semblable sujets doit-on lire les Écritures : mais point pour excuser ou fortifier les péchés, vu que la nature a assez retenu d’inclination à ce faire de son vieux Père Adam, lequel, cherchant des excuses à son péché, a laissé imprimé au cœur de tous les hommes qui sont sortis de lui l’inclination de couvrir et excuser toujours leurs fautes. Et ce R. J., étant un subtil esprit, a par conséquent un Diable subtil qui lui découvre des passages des Écritures pour combattre la vérité et soutenir le péché. Car à quoi nous servirait-il de ce que nos Pères n’auraient su garder les commandements si par nos mauvaises habitudes nous ne les savons garder aussi ? puisque nos Pères seront punis pour leurs manquements, et nous pour les nôtres. Car nous avons plus reçu de grâces que nos Pères Anciens par la Doctrine de Jésus Christ, laquelle leur est demeurée inconnue : en sorte que les Chrétiens seront plus châtiés de Dieu pour n’avoir point gardé ses commandements que nulles autres personnes, car à celui à qui beaucoup a été donné, beaucoup sera redemandé, et celui qui a reçu moins rendra le moins.
XCVII. Et nous avons reçu de Jésus Christ de si particuliers moyens pour observer les commandements de Dieu que ne pourrons jamais trouver d’excuses pour ne les avoir point observés. Car afin que nous puissions avoir le cœur tout libre pour aimer Dieu, Jésus Christ nous conseille de quitter tout ce que nous avons afin de détacher nos affections des biens de ce monde ; et conseille de quitter Père, Mère, Frères, Sœurs, femme et enfants pour le suivre, afin que nos affections ne soient point divisées ni mélangées avec la chair et le sang de notre parentage. Et il conseille aussi de renoncer à nous-mêmes et de ne point aimer notre vie, afin que notre âme soit toute libre pour aimer Dieu de notre cœur tout entier. Quelle cause aura donc le Chrétien de n’avoir pas fait cela, lorsque par sa propre volonté il n’a point voulu prendre ces moyens que Jésus Christ nous a enseignés pour là arriver ? Ne faut-il pas que le Chrétien confesse honteusement, lorsqu’il viendra devant Dieu, qu’il n’a point voulu observer ses commandements au lieu de lui dire qu’il n’a pu parce qu’il ne s’est pas voulu servir des moyens ordonnés de Jésus Christ pour le pouvoir ? Car on ne peut conter à Dieu des frivoleux discours ou d’explications de sens renversés des Écritures pour couvrir les péchés, comme on en conterait bien aux hommes en cette vie avec de telles subtilités qu’il est presque impossible de les découvrir sans lumière particulière de Dieu.
XCVIII. Et je fus étonnée les jours passés qu’un homme me dit aussi presque la même explication d’un passage de l’Écriture du vieux Testament, où le Prophète dit au peuple en demandant si un more peut bien changer sa peau et un léopard ses couleurs ? concluant qu’aussi Israël ne peut bien faire. Ce qui est très subtil. Car cet homme me voulait faire par là entendre qu’il ne pouvait point quitter aussi ses mauvaises habitudes, et se voulait consoler du dire de ce Prophète en demeurant en icelles. Ce qui me fit mal au cœur de voir des personnes de bonne volonté se flatter ainsi par des sens renversés de l’Écriture pour demeurer en leurs péchés et aller à perdition par des fausses suppositions qu’ils ne peuvent bien faire en étant accoutumés à malfaire, lorsqu’ils sont si attachés à leurs mauvaises coutumes comme un more est à sa peau ou un léopard à ses couleurs diverses : à cause que cela est très mal entendu : vu que l’homme peut toujours se convertir à Dieu aussi longtemps qu’il est en cette vie ; et par sa grâce il peut changer ses imperfections en vertu. Car avec Dieu on peut toute chose. Ce qu’avait bien remarqué David lors qu’il disait qu’avec son Dieu il sautait au dessus des murailles, et qu’avec son Dieu il pouvait toute chose.
XCIX. Car la vérité est telle : qu’une personne, quelque méchante qu’elle puisse être, peut devenir très sainte et agréable à Dieu si de cœur contrit elle veut se repentir et retourner à Dieu par humilité. Il n’y a péché si grand que Dieu ne pardonne lorsque l’homme en a une vraie repentance et désir de s’en amender. Pourquoi donc ne pourrait-on quitter ses mauvaises habitudes lorsqu’on voudrait prendre les moyens pour ce faire ? Car comme il n’y a rien d’impossible à Dieu, si n’y a-t-il aussi rien d’impossible à celui qui se veut véritablement convertir à Dieu, puisqu’avec Dieu on peut toute chose, comme dit le Prophète. Ce ne peut donc être qu’une flatterie de soi-même, de dire qu’on ne saurait bien faire lorsqu’on est habitué au mal : car encore que cela coûterait la peau, il vaudrait mieux de la quitter que de périr éternellement. Car que nous servira-t-il d’avoir demeuré dans nos mauvaises habitudes, et avec icelles descendre ès enfers à la mort ? Ne vaudrait-il pas mieux d’avoir perdu sa vie en ce monde pour la trouver en l’autre, comme Jésus Christ nous avertit en disant : Qui garde sa vie il la perdra, et qui perd sa vie pour l’amour de moi il la trouvera ? Et je pense que toutes ces personnes n’ont pas encore combattu jusqu’au sang pour surmonter toutes leurs mauvaises habitudes ; au contraire, il me semble qu’elles les aiment si fort qu’elles ne les voudraient pas quitter encore bien que cela ne leur coûterait qu’un peu de souffrances ou malaises. Car elles ne veulent rien entreprendre qui soit pénible ou ait apparence de quelques incommodités. Elles aiment mieux écouter les sifflements du vieux serpent qui leur siffle à l’oreille qu’ils ne peuvent changer leurs vieilles habitudes afin de les traîner avec lui en la damnation éternelle. Car on peut, si on veut, quitter toute sorte de maux et faire toute sorte de biens, vu que Jésus Christ fait cette comparaison en disant : Quoiqu’un Père soit mauvais, donnerait-il à son Enfant une pierre lorsqu’il lui demande un pain, ou un serpent lorsqu’il lui demande un poisson ? Combien plus votre Père Céleste donnera-t-il le S. Esprit à celui qui le lui demande ?
C. Ne font ce pas là des promesses assurées de Jésus Christ même pour croire que même le méchant aura le S. Esprit s’il le demande en vérité ? Je sais bien qu’aucuns me diraient d’avoir prié pour avoir le S. Esprit, et qu’ils ne l’ont point obtenu : mais je suis assurée que ces prières n’ont point eu les conditions requises, et que ces volontés d’avoir le S. Esprit n’ont point été absolues, mais seulement quelques velléités, ou, je voudrais bien : à cause que Dieu est fidèle en ses promesses, et il donnera toujours son S. Esprit à celui qui le demande et désire. Mais il n’est pas vrai que nous le demandons et désirons, à cause que celui qui a le S. Esprit ne vit plus selon les appétits de la chair, et ne cherche plus ni honneurs, ni richesses, ni plaisirs en ce monde : desquelles choses néanmoins ces personnes qui disent de désirer le S. Esprit, ne veulent pas désister. Ils veulent bien avoir le S. Esprit, parce que cela est bon et désirable ; mais ils ne veulent point quitter leurs amours-propres ni ce qui délecte leurs sens : en sorte que toutes les prières qu’ils font pour avoir le S. Esprit ne procèdent que de leur amour-propre. Car ils voudraient bien être heureux en ce monde, et aussi en l’autre, pendant que cela n’arrivera jamais.
CI. Et celui qui veut avoir ici ses plaisirs et la satisfaction de ses sens en ce monde, il ne peut avoir le Royaume des Cieux. Nous avons cet exemple en l’Écriture Ste là où il est parlé du faux riche et de Lazare. Elle dit précisément au faux riche : Parce que tu as eu des biens en ce monde et le Lazare semblablement des maux, pour cela est-il consolé, et toi tourmenté. Cette raison nous fait assez entendre que celui qui a ses aises et plaisirs en ce Monde sera tourmenté en l’autre ; et que celui qui a des maux et malaises en ce monde, comme eut le Lazare, qu’il sera consolé en la vie éternelle. D’où s’ensuit que celui qui ne veut point faire de violence à ses mauvaises habitudes et mépriser les aises et commodités de ce monde, qu’il sera tourmenté comme le faux riche en l’autre. Car on ne lit point que ce faux riche ait fait aucuns gros péchés, puisque l’Écriture dit seulement que c’était un homme riche qui se vêtait de pourpre et de fin lin, et qu’il faisait bonne chère, pendant que le Lazare avait nécessité.
CII. Et je voudrais bien savoir maintenant, mon Ami, si vous connaissez beaucoup de personnes dans le monde qui ne soient entachées de péchés semblables à ceux de ce Riche de l’Évangile, qui ne se vêtent pas richement, et ne fassent volontiers bonne chère ? Vous savez qu’entre ces Mennonistes de votre Religion, quoiqu’ils veuillent être les plus modestes d’entre tous les autres à cause qu’ils ne suivent point les modes et sont vêtus tous presque d’une même sorte, que cependant ils portent la pourpre, le fin lin, et qu’ils font volontiers bonne chère. Car on ne sait trouver ès boutiques de drap ou de linges trop fins pour eux, ni au marché des viandes trop délicieuses : pendant qu’ils s’estiment les plus Saints et parfaits de toutes Religions, à cause qu’ils sont modestes à l’extérieur et ont des gestes et paroles étudiées de modestie. Mais je vous demanderais volontiers quelle différence il y a entre leurs vies et celle décrite du faux riche ? Car lorsqu’ils sont à leurs tables bien friandes, ils ne se soucient point s’il y a des pauvres Lazares qui ont nécessité, cependant qu’ils croient d’aller au Ciel par le même chemin que le riche est descendu aux enfers, selon le témoignage de l’Écriture. Et encore ne veut-on pas ouvrir les yeux pour voir des vérités si claires, les oubliant volontairement.
CIII. Car vous me dites les jours passés que les femmes de Frise cherchaient leurs aises : me voulant par là faire entendre qu’elles ne suivraient pas ma doctrine, qui était trop difficile ; et qu’elles aimaient mieux de chercher leurs aises. Et cela m’a semblé être parler comme les bêtes, qui n’ont pas d’autre entendement que pour chercher les places plus aisées et le meilleur pâturage. Car un Chrétien doit chercher les choses qui sont de sa foi, et une personne régénérée doit chercher les choses d’enhaut, et plus celles qui sont sur la terre. Comment donc dites-vous que les femmes de Frise cherchent leurs aises ? Cela ne sont point des choses d’enhaut ou de la foi : pendant qu’elles veulent par force se fourrer au bercail de Jésus Christ sans entendre la voix de leur Pasteur, lequel ne leur parle que de souffrir, d’être pauvre et méprisé, de porter la croix et le suivre, Ce qui est bien éloigné de chercher ses aises, lesquelles ne doivent être suivies ou cherchées que par les païens qui n’ont jamais eu connaissance de la vie et des souffrances de Jésus Christ. Mais les Chrétiens qui ne veulent pas suivre leur Capitaine ès souffrances et en a la renonciation à eux-mêmes, ne méritent point de porter le nom de Chrétiens, et aussi ne seront-ils pas reconnus pour tels devant le Père Éternel : car ils ne sont que des Antéchrists en faisant des œuvres directement contraires à Christ, et en disant qu’ils ne savent faire autrement : comme s’ils disaient en substance qu’ils ne sauraient suivre Christ en souffrance, mais bien l’Antéchrist en aises et commodités ; et cela, à cause qu’il est un peu difficile de changer des mauvaises habitudes qu’ils ont apprises dès leurs jeunesses.
CIV. Ce qui est véritable. Car les parents apprennent leurs enfants à pécher au lieu de les apprendre à suivre Jésus Christ. Et si les Pères et Mères étaient des vrais Chrétiens, ils produiraient assurément des enfants Chrétiens. Mais à cause qu’ils sont des personnes vicieuses, ils engendrent des enfants vicieux semblables à eux, ou encore pires. Car les enfants ont leurs inclinations mauvaises en venant au monde en cette nature corrompue ; et les parents sont encore eux-mêmes corrompus davantage par leurs propres péchés, en sorte qu’ils apprennent à leurs enfants de plus grands maux qu’iceux n’auraient jamais d’eux-mêmes. C’est pour cela que le monde s’empire toujours davantage. Car on voit que pères et mères apprennent à leurs enfants la gloutonnerie avant qu’iceux aient l’usage de raison : on leur donne du sucre et autres friandises, leur faisant entendre que cela est si bon par tant de gestes et paroles, qu’on gagne l’affection de l’enfant au plaisir du goût, et lorsqu’il prend plaisir à ce goût on lui donne tout ce qu’il goûte le mieux, afin de le nourrir en ce plaisir sensuel, et lui faire là attacher son cœur, au lieu de l’attacher à Dieu. On lui imprime aussi l’orgueil et la vanité en le vêtant pompeusement, et lui montrant qu’il est brave, afin que son cœur ait estime des pompes du monde ; et qu’il est beau, afin qu’il se glorifie en sa beauté. Et sitôt qu’il commence à avoir un peu de raison, on lui donne de l’argent avec quoi il achète des friandises ou autres choses pour jour à son plaisir : par où on imprime en son petit entendement la convoitise des richesses et plaisirs de ce monde. On joue et danse ou chante avec l’enfant pour l’enseigner à prendre ses plaisirs et récréations en ce monde. On lui imprime aussi l’Esprit de vengeance lorsqu’il tombé ou s’est blessé à quelque chose, en lui disant : nous frapperons la pierre ou la personne qui vous a fait ce mal. On lui apprend la colère lorsqu’on le frappe par passion ou sans sujet. Enfin, on lui imprime dès sa plus tendre jeunesse toutes sortes de péchés, lesquels il hume avec le lait de sa Mère. Et sitôt qu’il a un peu de raison, on l’apprend à bien viser à son avantage, à ne rien céder à un autre, à ne souffrir nuls affronts ou humiliations, à se faire valoir au monde, à bien tenir son rang, à ne le point céder à personne.
CV. Et si l’on apprenait le contraire aux Enfants, cela s’imprimerait au cœur aussi bien que tous ces péchés : vu que cette tendre jeunesse est comme une cire molle en laquelle on peut imprimer tel cachet qu’on voudrait. Car pour en faire un Chrétien, il ne lui faudrait jamais donner autre chose pour son boire et manger que les choses nécessaires, et jamais lui faire prendre plus de plaisir dans une viande que dans une autre, afin que son affection ne s’attache jamais au plaisir du goût. Et ne lui faudrait aussi jamais faire estimer les beautés de ses habits ou d’autres choses, afin que son cœur ne soit convoiteux d’icelles. Et il ne le faudrait jamais entretenir avec des jeux, danses, ou autres vains plaisirs, afin de tenir son Esprit sérieux pour penser aux choses bonnes, desquelles on lui doit parler dès sa jeunesse, et lui faire entendre qu’il est créé à l’image de Dieu, et qu’il doit vivre éternellement ; que cette vie est un temps de pénitence ; qu’il faut renoncer à soi-même à cause que notre nature a été corrompue par le péché, laquelle il ne faut point suivre. Toutes ces choses prendraient place au cœur de l’Enfant et croîtraient avec lui à son bonheur éternel. Mais lorsqu’on lui apprend le péché dès son Enfance, cela occupe toutes ses premières pensées, et s’accroît avec l’âge.
CVI. Si bien que ce n’est point de merveille que les personnes maintenant sont si fortement attachées à leurs mauvaises habitudes qu’elles ont bien de la peine à les surmonter. Et c’est comme un arbre qui est planté de longtemps et a jeté de profondes racines. On ne le saurait abattre tout d’un coup : mais il n’est pourtant impossible d’être abattu avec temps et labeur lorsqu’il doit servir à l’utilité ; on lui donne autant de coups qu’il en a de besoin pour être abattu, et puis le maître s’en sert à faire des planches ou à brûler, selon son désir. Nous sommes aussi tous arbres plantés en la terre de ce monde. Ceux qui n’ont pas été plantés de longtemps sont faciles à être arrachés : mais ceux qui sont vieux et ont jeté des grandes racines sont plus difficiles à être coupés. Cela est véritable. Mais le Seigneur nous a créés pour soi, et il nous veut avoir : serons-nous si rebelles que de ne nous pas vouloir laisser couper pour son service puisque nous lui appartenons en propriété ? Aimons-nous mieux de pourrir en terre ou être maudits comme le figuier de l’Évangile que de vivre avec lui éternellement ? Cela serait faire un pauvre choix, de ne point vouloir souffrir un petit de temps en ce monde pour être bienheureux à toute éternité, mais mieux aimer de suivre ici sa nature corrompue un petit temps et être en après à toute éternité malheureux : quoiqu’il faille faire l’un ou l’autre sans nous flatter. Il faut croire que celui qui aura ses aises et sensualités en ce monde n’entrera point au Royaume des Cieux. Il faut prendre l’un et laisser l’autre, puisqu’on ne peut jamais avoir les deux ensemble. Et celui qui veut avoir ses aises en ce monde, il ne peut avoir le repos éternel. Et celui qui veut avoir le repos éternel ne peut ici chercher aises et contentements. Cela est une chose hors de doute, puisque l’Écriture dit que là où est notre cœur, là est aussi notre trésor.
CVII. Or si nous mettons notre cœur et nos affections à bien boire et manger, se reposer, se promener, se récréer et avoir ses aises et plaisirs en ce monde, notre trésor est en ces choses, et il ne peut être au Ciel : mais si notre cœur et nos affections sont mises ès choses éternelles, alors notre trésor est au Ciel. Et lorsque notre trésor est au Ciel, nous le trouverons là à la mort et en jouirons à toute éternité : mais si notre trésor est en la terre, où ès choses terrestres, nous n’aurons ce trésor que le peu de temps que nous jouissons de ces choses périssables, lesquelles finiront toutes à la mort et ne laisseront rien en nous qu’un regret éternel de les avoir goûtées.
CVIII. Ce que bien considéré, il faut que l’homme sache ce qu’il a à faire, et qu’il choisisse l’un ou l’autre de ces Amours pour y placer son trésor. Car il ne peut jouir des deux, vu qu’ils sont en tout contraires. Je sais cela par expérience, que lorsque j’ai voulu chercher mes aises et plaisirs en ce monde, je n’ai su goûter le repos de mon âme avec Dieu ; et lorsque j’ai voulu goûter les choses éternelles et y ai mis mon affection, je n’ai plus su prendre de plaisirs en aucunes aises ou contentements de ce monde : cela s’amortissait dans moi à mesure que l’amour des choses éternelles y croissait. Et je pense qu’un chacun expérimentera ces choses si véritablement il se résout de mettre toutes ses affections en Dieu ou ès choses éternelles. Il sentira se retirer de soi insensiblement toutes sortes de délectations aux choses sensuelles.
CIX. C’est pourquoi qu’il n’y a point d’impossibilité, ou tant de difficulté comme on s’imagine, à recouvrir l’Amour de Dieu et surmonter nos mauvaises habitudes : vu que le tout consiste à le vouloir faire absolument. Car nous avons la première grâce en nous, laquelle Dieu nous a donnée en nous créant lorsqu’il nous fit capables de l’aimer et nous imprima toutes les qualités pour ce faire : puisqu’il nous créa à cette fin, et point à d’autre : à cause qu’il voulait prendre ses délices avec nous, il a planté au fond de nos âmes cette inclination de l’aimer. Mais le Diable jaloux de notre bonheur a séduit notre premier Père pour le faire détourner de cet Amour, par l’amour de nous-mêmes ou d’autres créatures : à cause que l’homme étant créé pour aimer, il ne pouvait vivre sans amour : mais tout son malheur est venu de ce qu’il a changé d’objet ; et au lieu de demeurer ferme dans l’Amour de son Dieu, il s’en est détourné pour s’aimer soi-même ou autres créatures : étant par là tombé en toute sorte de péchés, desquels il a maintenant de la peine à s’en retirer : lesquelles peines les hommes de maintenant appellent une impossibilité, ce qui n’est point véritable.
CX. Car il n’y a rien d’impossible à Dieu. C’est ce que Jésus Christ disait à ses Apôtres lorsqu’il leur avait dit qu’il était impossible qu’un riche entrât au Royaume des Cieux, et qu’ils doutaient si aucunes personnes pourraient être sauvées ; Jésus Christ leur dit : Il est impossible quant à l’homme : mais il est possible quant à Dieu : voulant par là faire entendre qu’il était véritablement impossible qu’aucunes personnes fussent sauvées en ayant leurs affections aux biens ou autres choses de la terre. Car tous ceux qui meurent en ces affections terrestres meurent hors de la grâce de Dieu, et ne peuvent être sauvés. Mais si durant leurs vies ils ont recours à Dieu par un vrai regret et pénitence, Dieu leur rendra sa grâce que le péché leur avait fait perdre, et auront par cette grâce les forces de surmonter leurs mauvaises habitudes et emporter la victoire sur leurs passions vicieuses.
CXI. Mais le diable fait paraître cette difficulté si grande qu’il met les personnes souvent en désespoir d’y pouvoir arriver : et ce n’est que sa malice, afin de détourner les bons propos de ceux qui désirent à se convertir. Il leur fait paraître à l’entendement un grain de sable aussi grand qu’une montagne, et par ce moyen il en retire beaucoup de leurs bons propos, les faisant pour ce sujet demeurer dans leur amour-propre, en pensant qu’ils n’en sauraient jamais sortir : quoique ce ne soit qu’une imagination : vu que Dieu est toujours prêt à nous donner ses grâces pour retourner en son Amour lorsqu’on le cherche et désire. Et il nous a donné tant d’assurés témoignages de cela en la Ste Écriture, où il dit qu’il ne veut point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive ; et que toutes les fois qu’il se repentira, il vivra. Et lorsque S. Pierre lui demande combien de fois qu’il pardonnerait au pécheur, il lui dit : Sept fois septante, pour signifier un nombre infini.
CXII. Il ne faut pourtant abuser de ce passage, comme font les Catholiques, qui vont journellement à la confesse en continuant en leurs péchés sans en désister, et pensent qu’ils seront sauvés moyennant d’avoir fait toute leur vie un tissu de confesser et de pécher, comme si cela était un métier qu’ils apprennent l’un à l’autre. Car ce passage ne s’entend point de la sorte, et veut seulement faire entendre que Dieu pardonnera des péchés presque jusqu’à un nombre infini lorsque le pécheur se veut véritablement convertir. Car il dit : Je traite avec le pécheur repentant comme si jamais il ne m’avait offensé. Ce n’est pas à dire qu’il fasse cette faveur aux pécheurs qui journellement retombent derechef en leurs péchés pardonnés ; vu que ceux-là témoignent assez qu’ils ne sont point repentants, mais qu’ils ont une grande amour-propre en voulant persévérer en leurs péchés et néanmoins être à la fin sauvés. Ce n’est point avec de semblables pécheurs que Dieu traite comme s’ils ne l’avaient jamais offensé : mais avec ces pécheurs seulement qui, de cœur contrit et humilié, regrettent d’avoir offensé Dieu et promettent de s’en amender efficacement par une véritable pénitence, comme ont fait toutes les personnes à qui Jésus Christ avait pardonné leurs péchés, puisqu’il leur disait en leur pardonnant : Allez et ne péchez plus ; comme il a dit à la femme trouvée en adultère, et au lépreux, et paralytique qu’il avait guéri. Aussi est-il à croire que nulles de ces personnes à qui Jésus Christ avait remis leurs péchés n’ont jamais plus péché, accomplissant la pénitence que Jésus Christ leur avait donnée en disant : Ne péchez plus : car il est certain qu’il est un peu pénible à la nature corrompue de s’abstenir de ses mauvaises habitudes pour ne plus pécher.
CXIII. Mais il n’est pourtant impossible : comme l’ennemi de nos âmes nous persuade souventes fois : vu que cette impossibilité ne provient que de la mauvaise volonté de l’homme, qui ne veut point s’abstenir de ses mauvaises habitudes, cessant quoi, il serait très facile à l’homme de se convertir, puisque Dieu ne dénie jamais ses grâces à celui qui les demande et désire véritablement. Et il est plus prêt à nous les donner que nous ne sommes à les demander : voire il nous prévient souvent de ses grâces lorsque nous vivons encore en péchés, envoyant des occasions pour nous convertir par des personnes, des lectures, des tribulations ou maladies, afin que nous retournions à lui par pénitence : outre ce qu’il nous donne si souvent de bonnes inspirations et des bons mouvements intérieurs.
CXIV. Par où l’on peut voir en notre propre expérience qu’il ne manquerait point aux grâces de Dieu si véritablement nous avions la volonté absolue de nous convertir et de quitter nos mauvaises habitudes : mais il manque seulement à notre bonne résolution, en ce que nous aimons plus nous-mêmes que Dieu et la vie éternelle ; et que nous estimons plus un peu d’aises et de contentements passagers que le repos éternel, en ne voulant point quitter l’un pour avoir l’autre, pensant que nous aurons bien tous les deux. Ce qui est une tromperie de Satan, lequel nous amuse par des fausses espérances d’avoir le paradis après avoir en ce monde eu nos aises et commodités. Ce qui est tout contraire aux enseignements de Jésus Christ, lequel ne parle à ses disciples que de croix et de souffrances, leur disant qu’ils seront poursuivis et persécutés, menés devant les Juges et mis à mort pour son Nom.
CXV. Comment donc celui qui veut devenir vrai Chrétien se peut-il persuader de pouvoir entrer en la gloire de Jésus Christ lorsqu’il ne l’a point voulu suivre en la pauvreté de l’étable de Bethlehem, ès mésaises et souffrances, mépris et persécutions èsquels il a marché jusqu’à la mort de la croix ? pendant que les hommes de maintenant veulent aller au Ciel par un chemin parsemé de roses et de fleurs, de toute sorte de douceurs et de commodités humaines. En quoi la nature corrompue est toujours inclinée, et principalement les personnes de la Hollande. Car s’il vous souvient, mon Ami, vous me dites les jours passés que les femmes de Frise cherchaient leurs aises, comme j’ai dit ci-devant.
Que les enfants du monde ne peuvent s’accorder avec les enfants de Dieu.
CXVI. Et puisqu’ainsi est, elles ne doivent pas venir auprès de moi : vu que je ne les souffrirai nullement en cherchant leurs aises, non plus que je ne souffrirais aussi les hommes qui viendraient auprès de moi pour chercher leurs aises ou leurs propres intérêts. Et de semblables feront mieux de se tenir loin de moi que de m’approcher, puisqu’il nous faudrait vivre par ensemble en continuelle guerre, moi les reprenant toujours, et eux se tenant opiniâtrement attachés à leurs mauvaises habitudes sans les vouloir changer. Il vaut mieux, puisque Dieu a créé toutes les personnes libres, que celles qui veulent demeurer dans leur amour-propre demeurent parmi les hommes, où elles trouveront assez de compagnie pour seconder leurs sensualités, plutôt que de venir parmi les Enfants de Dieu qui veulent renoncer à eux-mêmes. Et il ne vous faut pas imaginer que j’aie besoin d’aucuns de vous autres, comme je vois que la plupart croient qu’ils me soient nécessaires, ou que j’aurais quelque dommage s’ils se retiraient en Frise ou autre part loin de moi, comme ils semblent quelquefois de vouloir menacer : ce que vous faites aussi assez entendre quand vous me demandez si on ne pourrait pas aussi bien vivre en Frise ou ailleurs comme auprès de moi ?
CXVII. Et si vous aimiez bien la vertu, vous n’auriez garde à me faire cette demande : puisqu’on s’approche toujours volontiers aussi près qu’il est possible de la chose aimée. Un amoureux aura toujours plus de consolation d’être proche de sa Maîtresse que d’en être éloigné. Mais je vois bien que vous êtes entièrement retombé en votre amour-propre ; et que vous n’avez plus d’amour pour la vertu ; et qu’il vous serait indifférent là où vous seriez, moyennant d’y avoir vos aises et vos avantages. Ce qui est bien loin de chercher le Royaume des Cieux et sa Justice. Si vous aimiez ces choses éternelles, notre conversation vous serait plus chère que tout l’or et l’argent du monde : puisque le proverbe dit : Tel hantez, tel devenez ; et qu’un sage Philosophe dit aussi : Dites-moi qui vous hantez et je vous dirai qui vous êtes, pour montrer qu’on contracte le bien du bon et la malice du méchant. Et je n’ai que faire à vous apporter tant de raisons, mon Ami, pour prouver mon dire, vu qu’avez fait cette expérience en vous-même, et connu combien de bons désirs et d’amour pour la vertu vous avez eu au temps qu’avez demeuré auprès de nous. Et combien de mauvaises volontés et de mauvais effets avez-vous eus depuis que vous conversez avec le méchant ? Il semble que toutes les mauvaises habitudes que vous aviez commencé à quitter sont remontées dans votre cœur, voire sont accrues et augmentées en vous plus que jamais ; et que l’amour pour la vertu est tout à fait amorti en vous, puisqu’on n’en voit plus aucune étincelle, mais plutôt un feu ardent de colère et d’avarice. Ce qu’on aurait bien maintenant du mal à éteindre. Car je ne crois point qu’en toute votre vie vous été davantage dans la convoitise que maintenant.
CXVIII. Et vous demandez cependant ce que c’est de convoitise ? Comme si le péché vous avait tellement obscurci l’entendement que vous ne sachiez plus voir vos vices. Ce qui est bien dangereux : car un mal inconnu est bien difficile à guérir. Vous avez connu la vérité de Dieu, la vanité du monde, et avez résolu de suivre cette vérité en détestant tout ce qui y était de contraire. Mais maintenant vous allez demandant comme Pilate fit à Jésus Christ : Qu’est-ce que vérité ? ou qu’est-ce que convoitise ? Comme si jamais vous n’aviez connu ces choses. Et je n’ai plus à vous les dire : car vous les connaissez très bien. Il reste seulement à les mettre en pratique, comme vous aviez ci-devant commencé à faire. Mais avec la femme de Loth vous avez retourné en arrière, envisageant encore les choses de la terre.
CXIX. Je vous conseille de n’aller plus avant en la voie que vous avez prise, vu qu’icelle aboutirait à mauvaise fin. Retournez plutôt à Dieu d’un cœur contrit et humilié. Peut-être qu’il vous remettra en sa grâce. Mais ne pensez point de faire un métier de pécher et de vous repentir, pour retourner derechef à vous convertir à Dieu, et en après au monde. Car Dieu ne veut point être moqué ; et toutes ces inconstances et changements viennent du Diable, lequel tâche à faire évanouir tous vos bons propos de faire la guerre à vous-même, de fuir le monde et les occasions de pécher, et de vous servir de toute sorte de moyens pour arriver à l’Amour de Dieu, comme vous aviez proposé au commencement que vous êtes ici arrivé. Car vous m’avez si souvent dit que tous les jours de votre vie vous vouliez faire ma volonté, puisque vous-même vous ne connaissiez assez la volonté de Dieu. Ce moyen était bon et facile pour arriver à l’Amour de Dieu. Car je ne vous aurais jamais conseillé sinon ce qui eût été agréable à Dieu. Mais puisque vous méprisez maintenant mes conseils, vous devez tâcher de connaître vous-même la volonté de Dieu afin de l’accomplir. Car encore que je ne serais point dans le monde, il vous faut néanmoins sauver votre âme si vous ne voulez périr éternellement. Et c’est peu de chose que vous soyez en Frise ou en Holstein, moyennant que vous soyez autant fidèle à Dieu dans un lieu que dans l’autre : comme c’est aussi tout un où vous demeuriez si vous ne voulez pas vous convertir, puisque vous descendrez ès Enfers aussi bien dans un lieu que dans l’autre. Car l’enfer et le Paradis est dans nous. Et lorsque notre âme est possédée du S. Esprit, le Paradis est dans nous ; et si elle est possédée du mauvais Esprit, l’Enfer est en nous. N’avez-vous pas expérimenté un petit échantillon de ces choses lorsque vous étiez après de nous avec vos bons désirs d’être un vrai Chrétien ? Vous étiez paisible et en repos, joyeux et content. Mais depuis que vous suivez vos mauvaises inclinations et que le mauvais Esprit possède votre âme, vous êtes devenu chagrin, mauvais, inquiet et troublé : si bien que vous commencez maintenant à être en Enfer, et alors vous commenciez d’être en Paradis. Pensez un peu ce que ce pourra être lorsque cet Enfer s’augmentera ; et aussi quelle joie et contentement vous auriez reçu en ayant persévéré en vos bons propos. C’est pourquoi que vous pouvez aller où bon vous semble moyennant porter le Paradis avec vous.
CXX. Mais en considérant votre fragilité et la malice des hommes de maintenant, vous devez grandement craindre de converser dans le monde, puisque vous voyez que les hommes vous retirent de Dieu et attirent à la convoitise du monde, vous les devez fuir à votre possible, et chercher toutes sortes de moyens qui vous attirent à Dieu, au lieu de prendre des moyens qui vous en retirent, comme est la conversation de ceux qui méprisent la vérité de Dieu, comme fait R. J. et ses semblables, lesquels étant déchus de la vérité tiennent des erreurs au lieu d’icelle, et infecteront votre âme de leur venin, et ne pourront vous retirer de l’enfer si vous y descendez avec eux. Et cependant vous êtes attaché à ces personnes si fortement que vous me tournez le dos, et faites tout ce qui est contre ma volonté pour les seconder.
CXXI. Certes il vaudrait beaucoup mieux que vous et eux n’eussiez jamais connu la vérité de Dieu que de ne la point suivre, ou d’en mal parler comme font aucuns d’entre vous. Et je leur puis bien dire comme S. Paul disait aux Galates : Qui vous a ensorcelé l’Esprit pour vous faire croire au mensonge après avoir cru à la vérité ? Vous dites d’avoir quitté votre Pays pour suivre icelle : pendant qu’en effet vous suivez l’esprit d’erreur à cause que cette vérité ne vous a point apporté tous les avantages temporels que vous désirez : bien qu’il eût été très mauvais pour votre âme si ces avantages temporels eussent succédé selon vos désirs : vu que vous n’êtes pas capable de jouir des prospérités sans pécher. Et si vous aviez la vraie lumière de Dieu, vous m’aimeriez et suivriez davantage, à cause que je ne vous donne point des biens ou des avantages temporels, pour ne point donner d’aliment à vos péchés. En quoi je montre à votre âme un amour maternel, comme montrerait une Mère naturelle de l’amour à son Enfant en lui ôtant un couteau avec lequel il se pouvait grandement blesser et endommager.
CXXII. Êtes-vous donc venu ici pour chercher vos avantages temporels ; ou y êtes-vous venu pour y chercher la lumière de vérité et des avantages spirituels pour la perfection de votre âme ? Si vous êtes venu pour ces fins dernières, vous n’avez pas été trompé, puisque la lumière de vérité est ici, laquelle vous donnera toutes sortes de moyens pour arriver à la perfection de votre âme : mais si vous êtes seulement venu pour y trouver vos avantages temporels, vous deviez plutôt les chercher en votre pays que de venir ici, puisque je ne vous en puis donner aussi longtemps que vous n’êtes pas un vrai Chrétien : car si vous le vouliez devenir, vous ne chercheriez plus des avantages temporels, et vous les quitteriez si vous en aviez, afin d’embrasser la pauvreté Évangélique : car en effet, personne ne doit venir vers moi pour y chercher des avantages temporels, puisque l’Apôtre enseigne le contraire aux Chrétiens, en disant que celui qui est enseigné en la parole fasse participant de tous ses biens celui qui l’enseigne : ce qui est bien éloigné de vos prétentions, semblent de buter à ce que je vous donnasse tous mes biens parce que je vous enseigne en la parole, là où vous me devriez donner tous vos biens au lieu de prétendre quelque chose de moi, selon l’ordonnance de l’Apôtre : puisque je vous enseigne en la parole et ès vérités de Dieu : ce qui vous devrait suffire si vous cherchiez le Royaume des Cieux : car cet enseignement vaut beaucoup plus que toutes les assistances temporelles que tous les hommes du monde vous pourraient faire ; et pour trouver cet enseignement vous devez exposer tout ce que vous avez, voir travailler encore davantage pour entretenir celui qui vous enseigne.
CXXIII. Comment êtes-vous donc de sens si renversé que de vouloir prétendre par moi toutes vos aises et commodités, voire des choses temporelles en abondance, à cause que je vous enseigne la parole de Dieu ? Pensez-vous (peut-être) que j’ai de la gloire, du plaisir ou du profit à vous enseigner ces vérités de Dieu ? Tant s’en faut : puisqu’en effet, je n’ai autre chose de cela que du mépris des hommes, lesquels me blâment de ce que j’enseigne ces vérités. Et quelles aises ou plaisirs me font tous ceux que j’enseigne, puisque je n’ai d’eux que des soins et des fâcheries, incommodités et dommages pour les aider et enseigner ? Car combien de milles m’a-t-il déjà coûté de faire imprimer cette doctrine ? Combien de travail à écrire et imprimer ? Combien de dépens de louer une maison pour vous y recevoir ? Et quels soins et fâcheries de vous y avoir logé avec votre famille, et tant d’autres, avec grands bruits et incommodités ? Et combien de contradictions et mépris ai-je reçus de vous tous lorsque je ne faisais point votre volonté à tous ? En sorte que vous pouvez bien juger que selon la nature je n’aurai aucun déplaisir lorsque vous vous en irez en Frise ou ailleurs loin de moi. Mais vous y chercherez votre propre malheur. Car c’est de votre fait et de vos semblables que le Prophète dit au véritable sens : que Dieu vous a envoyé sa lumière de vérité, et que si vous n’êtes point fidèle à icelle, il vous abandonnera à l’Esprit d’erreur : comme il semble que vous êtes déjà abandonné, avec ceux qui sont de vos sentiments, assavoir, que je vous dois tous bien nourrir et entretenir à votre souhait. Et on se rebelle contre moi à cause que je ne le sais point. Au lieu que vous tous devriez travailler pour me nourrir et entretenir si j’en avais de besoin. Et en ce cas, je n’aurais garde de vouloir avoir de vous autres de belle maison, de viandes délicieuses, de fin lin, de pourpre, ou autres délices et commodités, mais me contenterais de la simple nécessité, sans rien vouloir recevoir d’autres choses, encore bien que volontairement vous me les voudriez donner. Cela est bien éloigné de ce que vous faites tous en mon regard : car vous me voulez obliger par force à vous donner toutes mes terres ou mon argent ou assistance, afin que vous puissiez tous vivre à l’aise et en repos. Et lorsque je ne fais point cela, vous murmurez et êtes malcontents contre moi, et tâchez à me mépriser ou à faire douter que ma doctrine n’est point véritable ; et lorsque je reprends l’un ou l’autre de vous de ses fautes, ils tâchent de jeter leurs fautes sur nous, afin de se justifier et nous condamner.
CXXIV. En sorte que je ne vois nuls profits à faire avec des personnes qui sont en de semblables dispositions ; et il vaut beaucoup mieux que je m’arrête à unir mon Âme à Dieu, et laisser ces personnes la bride sur le col courir là où elles voudront : puisque je ne puis accomplir leurs volontés sans offenser Dieu, et qu’elles ne se veulent pas contenter de ce que je leur donne, ni se soumettre à la volonté de Dieu que je connais ; et qu’elles cherchent encore les choses qui sont sur la terre : à quoi je ne puis nullement coopérer. Car je ne suis point envoyée pour gouverner ou enseigner les personnes qui veulent vivre selon la nature corrompue, mais seulement celles qui veulent devenir des vrais Chrétiens et renoncer à elles-mêmes. Celles-là sont mes Enfants et les héritiers de mes biens spirituels et temporels, et nuls autres : puisque Jésus Christ a dit précisément en son Évangile qu’il ne faut point donner le pain des Enfants aux chiens, craignant qu’ils ne se retournent et ne nous déchirent.
CXXV. Ce qui m’est assurément arrivé. Car j’ai donné la Parole de Dieu à ceux de Frise, lesquels semblaient pour un temps de la recevoir. Mais depuis qu’ils se sont retournés d’icelle, ils me veulent déchirer par des calomnies et mépris, en parlant des vérités que j’avance comme si c’étaient des mensonges ou des erreurs : se fortifiant l’un l’autre en leurs relâchements, épiant diligemment toutes sortes d’occasions pour me grever ou mépriser à cause de leurs mécontentements. Car on m’écrit de la Hollande qu’ils font là courir le bruit que je suis condamnée par le Duc d’Holstein et qu’il me faut sortir de sa terre, comme il a fait aux Trembleurs. Ce que je crois être une invention controuvée par ledit R. J. qui ne peut souffrir que ces Trembleurs soient déchassés de Fridricstat pendant que je demeurerais paisible en Holstein. Quoique ledit Duc a eu la bonté encore depuis 10 à 12 jours d’ordonner que j’y puisse demeurer avec ma compagnie paisiblement. Mais ces Esprits jaloux et envieux ne peuvent souffrir qu’un autre soit à repos lorsqu’eux sont troublés. C’est pourquoi qu’ils font ce qu’ils peuvent pour troubler le repos d’un autre.
CXXVI. Ils ont aussi écrit en la Hollande qu’aucuns de nos frères portent des armes : comme si cela était un crime : pendant que Jésus Christ a bien commandé à ses Apôtres au besoin d’acheter des épées si précisément qu’il leur dit que s’ils n’avaient point d’argent ils vendissent leurs robes pour acheter des épées : par où on peut voir que la chose n’est pas mauvaise en soi de porter une épée, vu que Jésus Christ a commandé cela à ses Apôtres mêmes. Mais il serait mauvais ou blâmable si nos frères avaient blessé et outragé quelques-uns avec leurs épées. Car il est très bon qu’ils les portent pour faire craindre nos ennemis et les empêcher qu’iceux ne nous outragent sans raison. Cela est une œuvre de charité faite à leurs âmes. Car ce n’est point pour les blesser qu’on porte ces épées, mais pour les empêcher de nous malfaire.
CXXVII. Mais ces Esprits Pharisiens interprètent toute chose en mal pour se justifier eux-mêmes, comme faisaient les Pharisiens du temps de Jésus Christ lorsqu’ils blâmaient les Apôtres de ce qu’ils avaient cueilli des épis pour eux manger au jour du Sabbat, et de ce qu’ils mangeaient sans laver leurs mains, ou autres semblables bagatelles, pour condamner les Apôtres, et faire voir qu’ils observaient la loi de Dieu mieux que Jésus Christ et ses Apôtres ou Disciples. Et le Pharisien priant au temple méprisait grandement le Publicain, en disant en sa prière à Dieu même qu’il le remerciait de n’être pas un pécheur comme ce publicain, mais qu’il était un juste, puisqu’il payait les dîmes de ce qu’il possédait et qu’il jeûnait deux fois la semaine, avec autres bonnes œuvres, lesquelles il se glorifiait en méprisant son prochain : comme font maintenant ces Frisons, qui se veulent élever et justifier au-dessus de tous nos frères parce qu’ils ne portent point des épées comme eux, ou pour leurs habits hypocrites déguisés des autres personnes ; et aussi de ce que nos frères ont eu ci-devant gagné de l’argent par leurs trafics, où ces Frisons disent de n’avoir gagné que peu de choses, voulant faire passer pour une injustice ce que nos frères ont gagné beaucoup, et pour une justice ce qu’ils ont gagné peu : quoiqu’en effet je crois qu’ils ont gagné autant qu’ils ont pu ; et s’ils n’ont point épargné davantage, c’est qu’ils n’ont point su trouver l’occasion pour ce faire : puisque je les trouve autant attachés au gain ou à leur propre avantage qu’aucunes personnes du monde. Mais à cause qu’ils sont possédés de cet Esprit Pharisaïque, ils veulent faire passer leurs péchés et avarice pour des vertus, et condamner nos frères de péché et d’injustice en ce qu’ils ont fait choses licites et permises de Dieu et des hommes. Car Dieu et les hommes permettent bien de porter des épées et de gagner de l’argent en trafiquant : puisque Dieu a souvent commandé à son peuple et aux Prophètes non seulement de porter des armes, mais aussi de frapper et tuer avec icelles lorsqu’il voulait châtier ses ennemis. Et il a bien aussi voulu que son peuple fût riche, puisque lui-même leur a souvent promis des prospérités temporelles afin qu’ils le servissent fidèlement. L’Écriture est toute pleine de semblables promesses de Dieu ; car il dit par son Prophète : Si vous apportez fidèlement les dîmes en ma grange, je multiplierai vos biens en plénitude, etc.
CXXVIII. Mais ces Frisons Pharisiens condamnent nos frères parce qu’aucuns d’iceux sont si riches ; et cela par un pur Esprit de jalousie, à cause qu’ils ne sont point eux-mêmes aussi riches que nos frères. Et afin de les surprendre, ils leur font quelquefois des questions, en demandant si ce n’est point une injustice de gagner beaucoup par des trafics ou des offices ; vu qu’un pauvre laboureur se contente bien de gagner 10 à 12 sols par jour ? si icelui n’est point plus juste qu’un marchand ou Officier qui gagne beaucoup ? Pour faire entendre par ces demandes que nos frères sont injustes, et que ces Frisons sont plus justes et plus parfaits : à cause qu’ils mettent leurs justices ès choses extérieures comme faisaient les Pharisiens, lesquels Jésus Christ a si souvent condamné, en les appelant hypocrites, sépulcres blanchis, qui au-dedans sont remplis d’os de mort. Car il dit : Vous lavez la coupe et le plat au dehors, et au dedans ils sont remplis d’ordures, en leur disant qu’ils voyaient bien un fétu en l’œil de leurs frères, et ne voyaient pas une poutre qui leur crevait les yeux.
CXXIX. Pour moi, je ne saurais voir en toute nation et Religion à qui tous ces passages puissent être mieux appliqués qu’à la secte des Anabaptistes, laquelle est votre Religion. Car ils font sur tous autres pointilleux à l’observance des choses extérieures, et n’oseraient porter un passement sur leurs habits, pendant qu’au-dessous ils portent bien la pourpre et le fin lin (comme faisait le faux Riche) avec vertu simulée, qu’ils n’ont point de pompes et vanités en leurs habits, parce qu’ils ne suivent point les façons d’habits des autres personnes ; lesquelles ils appellent vaines et pompeuses à cause qu’ils ne les imitent point en leurs façons d’habits simulés. Ce qui provient d’une grande superbe cachée au fond de leurs cœurs, laquelle ils ne veulent reconnaître, non plus que leurs autres péchés ; mais se veulent estimer justes et vertueux par-dessus toutes les autres religions ; et cela pour quelques façons de faire extérieures qu’ils ont entrepris de suivre et d’observer. Car pour le surplus de la solide vertu, je n’en sais apercevoir aucune après les avoir sondés jusqu’au fond. Car je les ai trouvés remplis d’amour-propre et d’estime d’eux-mêmes, de vaine gloire et d’ambition, cherchant leurs aises et leur propre intérêt en toutes choses, sensuels et luxurieux, jaloux et envieux, en méprisant tous les autres, voulant même donner des lois et règles selon leurs fantaisies aux plus parfaits parce qu’ils ne sont point de leur Religion, puisqu’ils n’estiment rien tant qu’icelle, en ne se voulant soumettre à rien d’autre, pour s’estimer meilleurs que tous : quoiqu’en effet étant blanchis d’un habit modeste à l’extérieur, ils n’aient rien au-dedans que des os de mort, qui sont les appétits de la chair que notre vieux Père Adam a délaissés à toute sa postérité ; et n’ont rien de vivant à la grâce au fond de leurs âmes. Ce qu’ils ne veulent reconnaître, mais disent : Nous voyons, quoiqu’ils soient des aveugles. Ils lavent le dehors par des gestes posés et des paroles étudiées de modestie et de douceur, pendant qu’au-dedans ils sont souvent intempérants, mauvais et colères ou furieux comme des Lions.
CXXX. C’est pourquoi qu’on les peut bien appeler des Hypocrites, comme Jésus Christ appelait les Pharisiens en son temps. Car ces Anabaptistes sont véritablement ceux qui voient un petit fétu d’imperfection dans l’œil de leur prochain, et ne voient point les gros péchés qui leur crèvent les yeux de l’âme, pour ne point voir leurs propres fautes. Car ils viennent ici épier quels habits portent nos frères, pendant qu’iceux n’ont pas tant de gloire à porter une robe de velours comme ces hypocrites ont à porter une robe de lin ; épiant aussi quelles viandes ils mangent, pendant qu’ils suivent eux-mêmes leurs appétits sensuels en buvant et mangeant ce qu’ils aiment le plus. Ils leurs disent aussi que les chevaux qui travaillent le plus sont ceux qui ont le moins d’avoine : voulant par là faire entendre qu’il n’est point juste qu’eux, étant riches, mangent de meilleurs viandes qu’un pauvre laboureur : quoique le moindre et pauvre de tous ces Frisons n’ait pas voulu faire le travail que fait le plus riche de tous nos Frères. Par où l’on peut assez voir que ces personnes veulent faire sortir le fétu d’imperfection de l’œil de nos frères, et qu’ils ne font point sortir la poutre qui leur crève les yeux. C’est pourquoi que selon le dire de Jésus Christ ils peuvent véritablement être appelés Hypocrites avec plus de raison que ces Pharisiens du temps de Jésus Christ, lesquels avaient en effet beaucoup plus de vertus en eux que ces Anabaptistes, qui veulent paraître saints devant les hommes, quoique devant Dieu ce sont des personnes qui vivent encore selon la nature corrompue, sans considérer ce que dit l’Apôtre, que celui qui sème à la chair il moissonnera aussi de la chair corruption : mais qui sème à l’esprit, il moissonnera de l’esprit vie éternelle, et ailleurs il dit que la chair et le sang n’hériteront point la vie Éternelle.
CXXXI. Comment donc ces personnes veulent elles être sauvées en voulant demeurer vivantes selon la chair et le sang ? puisque l’Écriture en tant d’endroits les assure qu’elles n’entreront point au Royaume des Cieux en vivant selon les mouvements de la Nature : puisqu’icelle a été corrompue par le péché, et qu’elle engendre toute sorte de corruption ; et que personne n’entrera au Royaume des Cieux sinon ceux qui seront revêtus de l’Esprit de Jésus Christ, et qu’il faut être régénéré et mort à la chair avant de pouvoir vivre à l’Esprit. Car à mesure que l’Esprit vit dans une personne, elle meurt à la chair, et à mesure que la chair vit l’Esprit meurt en elle.
CXXXII. Si bien qu’il vous faut maintenant savoir, mon Ami, quel esprit vous voulez suivre. Car si vous voulez demeurer vivant selon les mouvements de votre nature, vous serez perdu éternellement, puisqu’icelle n’engendre que corruption, selon le dire de l’Apôtre. Et celui qui n’a point en cette vie surmonté cette nature corrompue, meurt en péchés et va ès Enfer. C’est la guerre continuelle que la Ste Écriture dit qu’il nous faut avoir en cette vie, en combattant continuellement cette nature corrompue ; et si vous dites de ne point savoir surmonter votre nature, c’est autant comme si vous disiez que vous ne voulez point être sauvé : car vous pourrez, si vous voulez, par la grâce de Dieu, lequel ne dénie jamais sa grâce lorsqu’on lui demande icelle pour pouvoir accomplir sa volonté : il la donne lors en toute abondance, vu que sa volonté est que tous hommes soient sauvés et que personne ne périsse.
CXXXIII. Et toute la difficulté que l’homme trouve à surmonter sa nature corrompue provient de sa mauvaise habitude, et point du manquement de la grâce de Dieu, ou de l’impossibilité qu’il y a de revivre à l’Esprit de Jésus Christ : puisque cela est doux, bon, et facile. Car qu’y a-t-il en soi plus doux à l’homme que d’être dé livré de l’esclavage de ses passions, lesquelles le tyrannisent tout le temps de sa vie, le rendant misérable, même au milieu de toutes sortes de richesses, plaisirs et honneurs ? Mais celui qui a surmonté ses passions vicieuses et vaincu sa nature corrompue, il est en paix et repos, et domine sur tout le monde, n’étant assujetti qu’à Dieu seul, lequel le conduit et console en toutes ses voies. Ce qui est doux et agréable, et aussi très bon et utile. Car que peut-il avoir de meilleur que d’être délivré de tous les maux qui sortent de cette nature corrompue, de laquelle ne peuvent jamais sortir aucuns biens, et qui n’engendre que corruption ? C’est pourquoi il est très bon d’avoir surmonté cette nature, ce qui est aussi très facile lorsqu’on a une fois compris qu’icelle est tout à fait corrompue et engendre la mort à l’âme de l’homme, laquelle mort durera éternellement. Car celui qui aime son salut n’épargnera aucune chose pour arriver à ce salut, et ôtera facilement tout ce qui se peut opposer à icelui. Et si les appétits de la chair ou du goût se meuvent par cette nature corrompue, il y résistera facilement lorsqu’il prévoit que cela est mauvais ou déplaît à Dieu. Car on mettra soudain en parangon le salut avec ces plaisirs que demande la nature corrompue, lesquels on trouvera si fades et légers, et de si courte durée, qu’on les méprisera et re jettera facilement sous l’Espérance des biens et plaisirs éternels qui ne finiront jamais.
CXXXIV. Et je crois que nulle personne craignant Dieu ne reste vivant en sa nature corrompue sinon par distraction et égarement d’esprit, et à faute de ne point bien considérer ce qu’elle fait en suivant sa nature corrompue, laquelle l’induit à toutes sortes de maux, sans que la personne l’aperçoive ou s’en donne de garde. L’on voit son voisin ou son Prochain faire ainsi ; et on les suit à l’aveugle sans appréhender le mal qui est caché en l’inclination de notre nature corrompue ; et l’on s’habitue à les suivre dès son enfance : lesquelles habitudes croissant avec l’âge changent en une autre nature, par laquelle il leur semble impossible de pouvoir changer. Ce qui n’est qu’un faux donner à entendre de Satan pour faire mourir l’homme dans ses mauvaises habitudes sans en vouloir sortir : ce qui est un péché contre le S. Esprit déclaré par ce mot d’obstination en péché et vouloir mourir sans pénitence : qui sont les deux derniers péchés contre le S. Esprit, desquels il est dit qu’ils ne seront pardonnés ni en ce monde, ni en l’autre : à cause que ne se voulant point convertir, on n’obtiendra point de pardon ; et en ne voulant point amender sa vie par pénitence, on ne peut être sauvé. C’est pourquoi de semblables péchés ne seront pardonnés en ce monde ni en l’autre. Car cette obstination en péché et cette résolution de vouloir mourir sans pénitence durant jusqu’à la mort, il n’y peut avoir de rémission après icelle ; puisque les péchés qui seront pardonnés en l’autre monde seront ceux que nous aurons commis en ce monde par ignorance ou pure fragilité ; mais les péchés qu’on commet volontairement sans les vouloir quitter, ne seront jamais pardonnés.
CXXXV. Ce que vous devez bien considérer, Mon Ami, avant que vous disiez si absolument que vous ne sauriez point changer ni quitter vos mauvaises habitudes, ou renoncer à votre nature corrompue, laquelle vous savez qu’elle engendre toute sorte de maux. Car si vous mourez en cette résolution de ne point vouloir faire la guerre à vos mauvaises habitudes, vous êtes perdu éternellement.
CXXXVI. Cette sentence vous semblera peut-être un peu dure : mais elle est pourtant véritable, comme vous la connaîtrez à la mort. Et il ne vous servirait de rien si je vous voulais flatter en vos péchés lorsqu’iceux sont connus de Dieu et de moi, qui souhaite votre amendement et la guérison de votre âme. C’est pourquoi j’applique les remèdes qui me semblent les plus nécessaires à vos maux, en découvrant les plaies qui vous sont inconnues par l’Amour que portez à vous-même, ne croyant point que vous êtes hors de la grâce de Dieu lorsque vous suivez les mouvements de votre nature corrompue : quoique nuls péchés ne se commettent que par cet amour-propre. Et encore que la personne ne fasse point à l’extérieur des choses dignes de répréhension devant les hommes, comme de larcin, de paillardise, d’ivrognerie, ou autres péchés matériels, du moins ne laisse la personne d’aller aux Enfers lorsqu’elle vit et meurt en l’Amour de soi-même, puisque cet amour-propre est la source de toute sorte de péchés. Ce que je sais assurément et en avertis mes amis pour l’amour que je porte à leurs âmes. Car vous savez qu’un Médecin serait cruel s’il voulait panser une corruption ou chair morte avec des emplâtres adoucissantes. Il ferait assurément mourir lentement son patient. Et puisque cela est de votre art, vous savez qu’il faut appliquer le feu, le fer, ou le corrosif aux plaies qui sont pourries ou corrompues. C’est pourquoi il ne vous doit maintenant sembler étrange que je vienne vous menacer avec le fer et le feu de la Justice de Dieu, qui est la damnation : puisque véritablement vos vieilles habitudes, étant gangrenées, ne se guériraient point avec des douces paroles de consolation. Il faut que vous preniez une forte résolution de faire la guerre à votre nature corrompue, et appliquiez aux ulcères de vos mauvaises habitudes le fer de pénitence et le feu de l’Amour de Dieu, lequel brûlera tous les mouvements de vos mauvaises habitudes ; ou autrement vous ne pourriez jamais être sauvé, quoiqu’on vous die le contraire et que vous flattiez vous-même par de fausses persuasions de salut, en vivant et mourant selon votre nature corrompue. Car tout ce que les hommes vous pourraient dire, et promettre le salut par des doux mots de consolation, ce ne sont que des emplâtres adoucissants appliquées aux plaies pourries de votre âme, lesquelles vous donneront seulement un peu de douceur un petit temps pour la laisser ainsi mourir éternellement.
CXXXVII. C’est pourquoi le dire de ces personnes qui ne veulent changer de vie pour renaître en l’Esprit de Jésus Christ, prononce leur sentence de condamnation, lorsqu’elles disent de ne pouvoir changer leurs vieilles habitudes non plus que le Léopard ne peut changer ses couleurs, ou le More sa peau. Car de dire qu’on ne peut changer, c’est autant que dire qu’on ne veut pas être sauvé : puisqu’il faut quitter assurément sa vieille peau de mortalité pour être sauvé, vu que Dieu n’admettra personne en son Royaume sinon celles qui seront revêtues de l’Esprit de son Fils Jésus Christ.
CXXXVIII. Et il ne se faut point sottement imaginer qu’on est revêtu de cet Esprit lorsqu’on a une foi spéculative pour croire en Jésus Christ, vu que la foi sans les œuvres est une foi morte : comme le nom de Chrétien est un faux nom lorsqu’on ne suit point en pratique les œuvres et la Doctrine de Jésus Christ. Car de porter le nom d’une personne régénérée pendant qu’on suit encore les inclinations de la nature corrompue, c’est un mensonge et une tromperie bien dangereuse à notre salut. Cela est une maladie à nos âmes, comme la léthargie est une maladie à notre corps, laquelle le conduit doucement en dormant au tombeau : tout de même est conduite notre âme à la mort éternelle par la croyance qu’on est régénéré, pendant qu’on suit encore les mouvements de la nature corrompue, laquelle a été damnée par le péché d’Adam, et bien encore davantage par les propres péchés d’un chacun en son particulier : en sorte qu’il ne faut rien faire autre chose pour être damné que de suivre les inclinations de la nature corrompue, laquelle s’encline toujours à mal faire.
CXXXIX. Car toutes sortes de biens viennent de Dieu, et toutes sortes de maux viennent du Diable et de l’homme : lesquelles deux créatures, s’étant également rebellées contre les volontés de Dieu, sont tombées en toutes sortes de maux et ont causé tous les maux que nous voyons en toutes les autres créatures. Si bien que la propre volonté de l’homme a apporté dans le monde tous les maux que nous y voyons et sentons ; comme la volonté du Diable a apporté tous les maux qui sont ès enfers. Et la personne qui dit maintenant qu’elle ne peut changer à cause de ses mauvaises habitudes dit qu’elle veut demeurer éternellement en toutes sortes de maux. Car elle n’a point eu le mal en sa nature au temps de sa création, puisque Dieu l’avait créée pleine de tous biens.
CXL. C’est pourquoi il ne faut point désespérer de pouvoir changer, vu que ce changement se fait en reprenant ce que nous avons lâchement abandonné, assavoir, la grâce de Dieu si libéralement reçue de sa bonté pour notre bonheur. Ce que tous les hommes doivent tâcher de recouvrer, sans dire que cela leur est impossible : puisque Dieu est Tout puissant et qu’il dit de ne point vouloir la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive. Et si Dieu ne voulait point nous donner sa grâce, il ne désirerait point notre conversion ou notre vie. Mais toute la difficulté que l’homme trouve pour cette conversion est l’amour qu’il porte à ses mauvaises habitudes, lesquelles il ne veut quitter, à cause qu’elles sont attachées à sa nature comme les couleurs à la peau du more ou du Léopard. C’est pourquoi il lui semble être impossible de les pouvoir changer. Mais ce ne sont que des imaginations de fantaisie, lesquelles le Diable fortifie à son possible, afin que l’homme, demeurant en sa nature corrompue, puisse aller ès enfers avec lui, parce qu’il est jaloux sur l’homme, et l’empêche autant qu’il peut d’arriver à la gloire éternelle, laquelle il a lui-même perdue sans la pouvoir recouvrer. Mais l’homme qui aime son bonheur ne doit point écouter les sifflements du Diable, ni considérer la difficulté qu’aura sa nature corrompue à changer ses mauvaises habitudes, et doit estimer légères toutes les résistances qu’il lui faut faire pour gagner la vie éternelle : vu que Jésus Christ a dit que le Royaume des Cieux souffre violence et que les violents le ravissent.
CXLI. Ce n’est point à dire (comme plusieurs ignorants entendent) qu’il faille gagner le Royaume des Cieux par force de travaux et labeurs comme on gagnerait de l’argent, vu que Dieu nous l’a donné gratuitement par amour et par grâce : mais c’est à dire qu’il faut de nécessité travailler et peiner pour surmonter et vaincre nos mauvaises habitudes en résistant aux inclinations de notre nature corrompue ; et qu’il n’y aura que des semblables personnes qui raviront le Ciel par les violences qu’elles feront à ces mauvaises habitudes, lesquelles, étant plus fortes et de plus long temps enracinées, sont tant plus difficiles à surmonter, et partant, il convient plus de violence. Car ceux qui disent de vouloir vivre en repos sans faire la guerre à eux-mêmes sont les plus dangereusement malades et dans une maladie presque désespérée, puisqu’ils descendent en dormant ès enfers. Car s’ils étaient éveillés et que le Diable ne leur aurait point aveuglé l’entendement, ils combattraient tant plus à mesure qu’ils sentiraient en eux les mauvaises habitudes avoir de forces, afin de les surmonter par violence, et obtenir par ce moyen le Royaume des Cieux.
CXLII. Mais les lâches de cœur aiment mieux périr que de se faire un peu de violence pour surmonter leurs mauvaises habitudes, lesquelles suivant, ils se rendent à toute éternité misérables, et perdent un si grand bien éternel pour ne point vouloir faire un petit temps de violence à eux-mêmes. Je dis un petit temps : vu que cette vie est si courte qu’elle doit être accomparée à un moment auprès de l’Éternité ; et que les peines que nous prendrons ici pour résister à nos mauvaises habitudes sont si légères qu’elles ne peuvent être comparées à la moindre de toutes les peines éternelles, quoi qu’icelle ne serait que passagère et de peu de durée.
CXLIII. C’est pourquoi l’homme sage doit prévenir son malheur, et résoudre à renoncer à soi-même en résistant à ses mauvaises habitudes avec tant plus de force qu’icelles sont de plus enracinées en notre nature : car la personne ancienne a moins de temps pour gagner la victoire sur soi-même qu’une personne de jeune âge ; et partant doit résoudre au plus tôt d’entrer en cette guerre contr’elle-même, de tant plus si elle se trouve habituée à diverses inclinations mauvaises. Et elle ne doit point craindre la difficulté de ces combats, puisque Dieu renforce toujours de semblables combattants, lesquels se doivent assurer de la victoire s’ils sont persévérants, puisque Dieu ne déniera jamais de semblables grâces à celui qui les demande et désire : comme il ne sauvera aussi jamais ceux qui ne veulent point entreprendre de faire la guerre à leur nature corrompue à cause que cette corruption ne venant de Dieu, il ne veut pas ôter de l’homme ce qu’il n’y a point planté. L’homme seul ayant apporté en soi ces mauvaises habitudes, il doit aussi lui-même travailler pour les déraciner et jeter hors de son âme, afin qu’il ne reste plus en icelle sinon ce que Dieu y a planté ou créé ; et afin que Dieu reconnaissant en icelle son image, il la puisse prendre auprès de soi après qu’elle sera purgée de la noirceur de sa peau et de la bigarrure de ses couleurs de tant de diverses inclinations mauvaises que les péchés ont apportées en elle dans l’œuvre de Dieu.
Que les hommes ignorent la grandeur de leur corruption.
CXLIV. Car il ne peut reconnaître son image dans l’homme avec le péché, vu qu’icelui le défigure tellement qu’il n’est plus reconnaissable, et est par le péché devenu tout-autre chose que ce que Dieu l’avait fait. Et Dieu ne pouvant rien aimer que ce qui est sorti de lui, ne peut par conséquent aimer l’homme qui est en péché, sinon la partie qui reste en lui, laquelle Dieu a créée. Or cette partie Divine que l’homme a en soi est l’Amour de son Dieu, lequel a créé l’homme avec cette qualité divine d’Amour, l’ayant fait capable de l’aimer. Et l’homme perd cette qualité lorsqu’il veut demeurer attaché à l’amour de soi-même : parce qu’un même cœur ne peut aimer en même temps deux objets si dissemblables, comme sont Dieu et la corruption de l’homme. Car si l’homme n’était point corrompu par le péché, il pouvait bien aimer Dieu et soi-même ; puisque ces deux choses n’étaient qu’une, vu que Dieu lui avait départi une portion de sa qualité Divine et à mesure de la capacité de sa nature humaine. En sorte que l’homme aimant Dieu entièrement, il aimait en ce compris la partie Divine qu’il avait en y soi, sans se distraire de cet amour total qu’il avait pour Dieu : mais depuis que l’homme a changé cet Amour de Dieu en l’amour de soi-même, il n’aime plus en soi que sa corruption et tout ce mauvais que le péché a apporté en lui ; et avec cet amour corruptible il ne peut aimer son Dieu d’un même cœur qu’il aime soi-même.
CXLV. Il y a plusieurs personnes qui n’entendent point cette vérité, et se veulent persuader qu’elles aiment Dieu quoiqu’elles s’aiment elles-mêmes ; et qu’elles ne vivent point en péché encore bien qu’elles s’aiment elles-mêmes, s’imaginant que le péché est une chose matérielle, ou qui ne se commet que par des actions mauvaises, répréhensibles au jugement des hommes : quoiqu’en effet l’essence de toutes sortes des péchés n’est autre chose que de retirer nos affections de Dieu pour les porter à nous-mêmes ou à autres créatures. Et quoiqu’on divise le péché en tant de parties, et qu’on les appelle de noms divers, si ne sont-ils qu’une même chose en substance.
CXLVI. L’on enseigne aux Enfants en l’Église Romaine qu’il y a sept péchés mortels qui sont capitaux, assavoir, Orgueil, Avarice, Luxure, Courroux, Gloutonnerie, Envie, Paresse. Et cela veut signifier que l’homme se retire par divers moyens de l’Amour de Dieu. Car celui qui est orgueilleux délaisse l’Amour de Dieu pour aimer sa propre gloire ; et celui qui est avaricieux délaisse le même Amour pour aimer de l’or, de l’argent ou autres richesses ; et celui qui est luxurieux délaisse l’Amour de son Dieu pour aimer les plaisirs de sa chair ; et celui-là délaisse l’Amour de Dieu qui aime la vengeance pour satisfaire à la passion de colère ; et le glouton délaisse l’Amour de Dieu pour satisfaire à l’Amour de ses sens en cherchant les friands morceaux ; et celui qui est envieux cesse d’aimer Dieu pour aimer le désavantage de son prochain ; et celui qui est paresseux cesse d’aimer Dieu pour aimer sa fadesse et négligence. Et par ainsi quoiqu’on appelle toutes ces choses de divers noms de péchés, elles ne sont qu’une même chose en substance, laquelle est cette source de tous maux, de retirer nos affections de Dieu pour les mettre en quelques choses terrestres auxquelles nous avons de l’affection, qui à l’orgueil de vie, qui aux richesses de ce monde, qui aux plaisirs de la chair ou à celui du goût ou à la satisfaction de quelque passion dépravée, comme est de l’envie, ou de la colère, ou de la paresse : lesquelles choses sont de si peu de considération que l’homme doit rougir de honte d’avoir quitté l’Amour de son Dieu pour aimer des choses si viles et abjectes, qui sont de si peu de durée, lesquelles ne peuvent jamais rassasier l’homme ni le rendre content quoiqu’il en jouisse à son possible.
CXLVII. Car l’orgueil n’est qu’une bouffée de vent passant fort légèrement, puisqu’on voit souvent qu’en cette gloire du monde celui qui a été élevé sera abaissé. Et celui qui met son affection ès biens de ce monde est insatiable, plus il en désire, et moins il est content. Et ceux qui estiment les plaisirs de la chair se tendent misérables en la vie présente et en celle à venir. Les plus grands personnages ont regretté d’avoir suivi les plaisirs de la chair : car ils ont fait pleurer beaucoup de larmes à David, et ont aussi coûté la vie à Samson ; et plusieurs autres ont perdu corps et âme pour avoir voulu satisfaire aussi le plaisir de la chair, qui n’est qu’un infame plaisir, assujetti à mille misères et autant de péchés ? Et qu’est-ce aussi de satisfaire à nos passions de courroux, d’envie, ou de paresse, qui ne sont que des mouvements de notre fantaisie qui troublent le repos de celui qui en est possédé, et le font souvent tomber en des excès desquels il se repent par après ? Y a-t-il aussi de plaisir plus vil que celui du goût, qui passe sitôt et se réduit en pourriture, et les viandes plus délicates et friandes en plus grande corruption et puanteur sitôt qu’elles sont passées le gosier ? En sorte qu’il n’y a rien d’aimable de tous ces plaisirs des sens, pendant que pour iceux l’homme perd souvent les plaisirs éternels. Ce qui est bien lamentable et peu lamenté, par l’ignorance des hommes, et à cause qu’on voit un chacun aimer ses cinq sens de nature sans penser malfaire.
CXLVIII. Car les mieux intentionnés d’entre les Chrétiens vivent aussi dans leur amour-propre, et donnent par ces moyens mauvais exemple aux imparfaits, lesquels pensent que ce n’est point faire contre la vertu ou perfection de son âme d’aimer soi-même : pendant que véritablement cet Amour-propre est devant Dieu la source de toutes sortes de péchés. Car il retire l’âme de l’Amour de Dieu, et aussi de l’amour du prochain, qui sont deux choses contraires à toute la Loi et les Prophètes, vu que l’Écriture Ste dit qu’en l’amour de Dieu et du prochain sont contenus toute la Loi et les Prophètes. Car il est très certain que celui qui n’aime point Dieu de tout son cœur n’accomplit point le premier commandement ; et que celui qui n’aime point son prochain comme soi-même n’a point de Charité, sans laquelle S. Paul dit qu’on ne peut être sauvé.
CXLIX. Par où l’on peut bien voir que les meilleurs d’aujourd’hui se trompent grandement et sont fort ignorants en la voie de salut. Car les uns la mettent en certaines dévotions ou prières qu’ils font à Dieu ; les autres prennent pour le chemin de salut de donner de leurs excès aux pauvres, les autres pensent être au chemin de salut pour savoir bien parler des Écritures ou des choses spirituelles ; les autres le mettront en veilles, jeûnes ou autres macérations de corps ; et vos Mennonistes, Mon Ami, prennent pour le chemin de salut de porter des habits d’une façon simple, de parler à l’extérieur la vérité ; avec autres simples paroles ou gestes étudiés : pendant que toutes ces personnes demeurent également vivantes dans leurs amours-propres, et vivent sans charité, en laquelle seule consiste le Salut, comme l’Apôtre le déclare ouvertement en disant que si vous donniez tous vos biens pour la nourriture des pauvres, votre corps pour être brûlé, ou que vous auriez la foi pour transporter les montagnes, ou que vous auriez le don de Prophétie, et tant d’autres vertus, que tout cela ne sera rien sans avoir la Charité.
CL. Et quoique tant de personnes lisent ces choses, elles ne les entendent point, pensant que la charité consiste à donner un peu de ses biens aux pauvres, ou à aimer son prochain naturellement, et choses semblables : quoique la charité ne consiste seulement qu’en l’Amour de Dieu, lequel gendre l’Amour du prochain : en sorte qu’on aime le prochain pour Dieu, à cause qu’il est son image, et non point parce que le prochain nous favorise ou donne quelques contentements ou satisfactions à nos sens naturels : vu que cela ne serait qu’aimer le prochain pour l’amour que nous portons à nous-mêmes, et point pour l’amour que nous portons à Dieu. Je vois que peu de personnes discernent ces Amours. C’est pourquoi je les ai voulu dilater, afin que personne ne s’y trompe en pensant d’avoir la charité lors qu’elles n’ont rien d’autre qu’un Amour propre couvert de piété et masque de vertu. Car on trouve des personnes qui croient être vertueuses lorsqu’elles s’aiment l’une l’autre naturellement. Ce qui n’est qu’un pur amour charnel, pour trouver en cet amour de la satisfaction à leurs sens : pendant qu’on estime pour grande vertu que deux personnes s’aiment l’une l’autre, signamment lorsqu’elles sont assemblées en l’état de mariage. Et il arrive souvent que ces mariés n’ont par ensemble qu’un amour charnel, sans aucune charité, ni rien qui provienne de l’Amour de Dieu ; et sont si étroitement liés à leur amour-propre, qu’ils ne connaissent rien d’aimable sinon les choses qui donnent satisfaction à leurs sens naturels : à cause qu’ils n’ont point découvert que leurs sens sont tellement corrompus par le péché qu’ils ne les peuvent plus suivre sans offenser Dieu. Car la personne qui a retiré son Amour de Dieu pour s’aimer soi-même, a perdu la grâce de Dieu, et est tombée en toutes sortes de maux. Et autant qu’elle prend de plaisir à satisfaire à ses cinq sens de nature, autant s’éloigne-t-elle davantage de Dieu. Et si l’on ne vient à mortifier ces sens, jamais on ne recouvrera la grâce de Dieu, quoiqu’on fasse toute autre chose bonne en apparence, comme jeûner, prier, veiller, donner aux pauvres, fréquenter les Églises et parler le langage des Anges. Cela ne nous fera rien, comme dit S. Paul, si nous n’avons la Charité, laquelle nous ne pouvons avoir sinon en renonçant à l’amour de nous-mêmes pour aimer Dieu seul.
CLI. Ce qu’on ne sait bien entendre, parce qu’on n’a point bien compris que la Volonté de l’homme a été entièrement corrompue par le péché, et qu’elle ne peut rien engendrer que péché. Encore bien qu’il nous semblerait que notre propre volonté ne soit point mauvaise, ou qu’elle se porte à faire chose bonne, il demeure qu’elle ne saurait bien faire en cette corruption, et les meilleures œuvres que l’homme fait de sa propre volonté sont toutes mauvaises. C’est pourquoi que Dieu dit qu’il sonde les reins et examine les consciences ; et qu’il condamnera nos justices. Et si nos justices sont condamnées, combien davantage le seront nos mauvaises actions ? Il faut craindre de comparaître au jugement de Dieu avant d’être revêtu de l’Esprit de son Fils Jésus Christ, ou d’être trouvé une nouvelle créature, laquelle a déposé l’habit de notre vieux Père Adam pour revivre au nouvel Adam, qui est Jésus Christ, lequel n’a en rien suivi la nature corrompue quoiqu’il en fût revêtu comme nous sommes tous, puisqu’il a volontairement pris notre mortalité au corps de la vierge Marie, où il a été couvert du sac de toutes les misères que le péché a apportées en l’homme. Il a eu faim, soif, froid, chaud, et toutes autres incommodités auxquelles les autres hommes sont assujettis. Et sans doute qu’il a aussi été incliné à suivre sa propre volonté, puisqu’il dit au jardin des Olives en la prière qu’il fit à son Père : S’il est possible, que ce calice passe de moi : en parlant lors selon les sentiments de ses cinq sens de nature, lesquels voulant surmonter, il dit aussitôt : Toutefois, votre volonté se fasse, et point la mienne : pour faire entendre que sa propre volonté était mauvaise, et qu’il la remettait à la volonté de son Père.
CLII. Et s’il y eut jamais une volonté parfaite entre tous les Enfants d’Adam, ce fut la volonté de Jésus Christ, pendant qu’il dit tout ouvertement qu’il n’est point venu en ce monde pour faire sa volonté, mais la volonté de celui qui l’a envoyé. Par où il fait assez connaître que la volonté de l’homme a été entièrement corrompue par le péché, et que l’homme ne la peut suivre sans péché. Car encore que de notre propre volonté nous ferions choses bonnes, notre amour-propre les rendrait mauvaises à cause de la corruption de notre volonté, qui par le péché a été tellement dépravée qu’elle ne se meut plus que pour mal faire. Et si cela n’était pas véritable, Jésus Christ n’aurait point prié son Père que sa volonté n’arrive point, mais seulement celle de son Père, qui est la seule volonté bonne entre toutes les autres volontés, voire les plus parfaites volontés des hommes, comme a été la volonté de Jésus Christ. C’est pourquoi toutes sortes de personnes se doivent bien défier de leur propre volonté et jamais ne la suivre si elles veulent être sauvées. Pour moi, je tiens ma propre volonté toujours suspecte, et ne la veux suivre en rien : vu que Jésus Christ même s’est bien défié de la sienne, en priant Dieu son Père que sa propre volonté n’arrivât point : témoignant par là qu’il tenait sa propre volonté pour mauvaise.
CLIII. Et les hommes de maintenant, qui se sont appeler Chrétiens, ne veulent en rien renoncer à leurs propres volontés, mais s’étudient à leur possible de suivre leurs propres volontés en toutes choses, et sont chagrins et mauvais lorsqu’ils ne la peuvent accomplir : comme vous êtes devenu mauvais, Mon Ami, lorsque je n’ai plus voulu suivre votre propre volonté ès choses mêmes que je voyais clairement être mauvaises. Car si je vous eusse donné mes terres et mon argent pour rien, vous eussiez employé ces choses à suivre votre propre volonté et à satisfaire à vos cinq sens naturels, et par ainsi je vous aurais donné la matière de votre damnation.
CLIV. C’est pourquoi vous me devez davantage aimer et me remercier de ce que je n’ai pas voulu accomplir votre propre volonté : puisque cela sera une bride par laquelle vous pourrez être retenu de courir si librement ès Enfers. Je montre bien que j’aime votre âme et celles de vos compatriotes lorsque je les reprends de leurs fautes et que je ne seconde point leurs propres volontés. Car si je n’aimais point leurs âmes, je ferais à tous leur propre volonté, et serais par ces moyens aimée d’eux et de vous. Mais je ne puis ainsi marcher à l’aveugle dans un chemin si clair : puisque je vois aussi clair que le Soleil en son plein midi que toutes vos volontés sont corrompues, et que je ne les puis suivre sans pécher. Et il faut que je vous re jette et méprise jusqu’à ce que vous connaissiez qu’il n’y a rien de bon sinon la volonté de Dieu, et qu’il n’y a rien de mauvais que vos propres volontés. Et alors je vous pourrai bien aider en vous montrant quelle est la volonté de Dieu, que je connais ; et aussi de quelles sortes de péchés vos âmes sont souillées par l’amour de vous-même et de votre propre volonté.
CLV. Et lorsque vous aurez désir de connaître ces choses pour les observer, vous profiterez beaucoup d’être auprès de moi. Mais aussi longtemps que vous n’êtes point en cette disposition, vous ne profiterez rien, et me servirez d’empêchements et à vous autres de scandale : car la nature corrompue ne veut pas être réprimandée, puisqu’elle est superbe en son fond depuis le péché, et ne veut reconnaître sa faute lorsqu’elle la peut excuser. Nous voyons cela en notre Père Adam, qu’il ne voulut connaître sa faute lorsque Dieu même la connaissait, mais prit des excuses sur sa femme, et la femme sur le Serpent : en sorte que tous les hommes qui sont sortis d’iceux ont retenu cette même qualité, de plutôt vouloir couvrir ou excuser leurs fautes, que de les reconnaître pour les amender.
CLVI. Je sais bien que vous trouverez en cette lettre beaucoup de choses que vous direz peut-être de n’être point véritables : quoiqu’en effet vous soyez tous encore pires devant Dieu que je ne vous accuse ici. Car lorsque vous rentrerez en vous-mêmes, votre conscience vous accusera bien davantage que ma plume ne fait. Mais c’est l’ordinaire des criminels de nier toujours leurs fautes et de ne les pas connaître que lorsqu’ils en sont convaincus à force de témoins. Et j’ai beaucoup de témoignages à apporter contre vous et les autres. Mais je ne suis pas établie votre juge. Ce sera Dieu qui vous jugera. Je fais seulement le devoir par charité Chrétienne à vous dire à tous que vous n’êtes pas dans la grâce de Dieu puisque vous vivez tous en l’amour de vous-mêmes, suivant vos propres volontés ; et que cela seul est capable de vous précipiter ès enfers, encore bien que tout ce que je dis que vous avez fait et dit contre moi ne serait pas véritable : bien qu’il soit très vrai : car je n’allègue rien sinon ce que j’ai vu et entendu moi-même de vous tous ; et si je ne m’explique point justement selon vos ternes précis, comme font vos Mennonistes qui n’oseraient nommer Pierre pour Paul sans croire d’avoir menti, je ne me veux point conformer à ces façons de faire qui ne sont propres que pour se Justifier devant les hommes : mais je tends à dire la vérité comme je la connais devant Dieu, sans flatter l’oreille des hommes, comme font les hypocrites, lesquels leur veulent plaire. Car je suis Servante de Dieu, et partant ne cherche point de plaire aux hommes ; et si quelques mots vous déplaisent, prenez-les pour pénitence de vos péchés, car tout contourne en bien à celui qui craint Dieu.
CLVII. Mais les méchants tirent scandale de toutes choses, voire des meilleures actions de leurs prochains, comme vous avez fait quelquefois avec vos conforts, en devenant superbes de ce que nos frères sont humbles ; et en se voulant préférer à eux en toutes choses, voire en la vertu même, de laquelle vous et les vôtres êtes encore éloignés. Car nos frères connaissent déjà que leurs natures ont été corrompues par le péché, et tâchent à y résister ; et quoiqu’ils aient bien la commodité de suivre leur propre volonté en plusieurs choses, ils les dénient à icelle, et tâchent de ne point suivre les mouvements de leurs natures corrompues, mais de suivre la volonté de Dieu absolument, refusant à leurs cinq sens naturels ce que licitement ils leur pourraient donner. Car personne ne cherche ici ses propres appétits. Un chacun se contente de ce qu’on lui donne. Et personne ne cherche sa propre gloire, disputant plutôt pour la référer à un autre que pour être préféré à quelqu’un. Et personne de nous tous ne travaille ici pour gagner de l’argent, mais pour la gloire de Dieu et le salut du prochain : à quoi butent tous mes emplois.
CLVIII. Mais vous autres êtes encore recherchants d’accomplir vos propres volontés en tout ce que vous pouvez, en tâchant de satisfaire à vos cinq sens naturels autant qu’en avez de commodité, sans vous informer de savoir la volonté de Dieu là-dedans à cause que vous êtes résolus de ne point résister à votre propre volonté. Et vous cherchez encore tous vos propres appétits et satisfactions en boire, manger, vêtir et coucher, encore que ce ne serait qu’en viandes grossières, pour n’avoir point les moyens d’avoir les plus délicates, quoiqu’il y ait quelquefois plus de sensualités à boire le lait battu que le vin le plus délicieux : en sorte que la sensualité ne consiste point en la matière des choses, mais au désir de satisfaire à soi-même par icelles. Et je pense qu’un chacun de vous tous en général ne serait point content avec la nourriture de laquelle nos frères se contentent, lesquels ne prennent qu’un seul repas par jour, et au vêpre quelque collation. Car j’ai vu quelques-uns des vôtres apprêter un bon souper chez eux après avoir bien dîné à souhait chez nous. En quoi je pouvais bien remarquer qu’un seul repas ne les contentait point, quoiqu’ils ne fissent autre travail corporel pour avoir besoin de davantage, et que ce n’était que pour satisfaire à leur appétit sensuel qui souhaitait de nouvelles viandes sans se vouloir contenter de la nécessité, comme nous faisons. Et vous savez aussi que vous cherchez votre propre gloire, en me voulant persuader que vous êtes avec vos conforts d’aussi bonne maison que nos frères ; et que vous voulez être préférés à iceux, comme vous l’avez témoigné en diverses rencontres, en laissant porter le joug à l’un d’iceux qui eût bien été votre Père en âge et en vertu, quoique ne lui vouliez rien déférer : vous savez aussi que tout ce que vous faites en ce monde n’est que pour gagner de l’argent ou pour vivre à l’aise sans viser à la gloire de Dieu ni au salut du prochain, pour lesquelles choses nos frères travaillent tous, sans que personne cherche son propre intérêt : èsquelles choses nos frères vous devancent de beaucoup : pendant que vous les méprisez tous, et tâchez par toutes voies de découvrir quelqu’un de leurs défauts ou imperfections.
CLIX. En quoi vous devez bien être appelés Hypocrites, qui veulent tirer le fétu hors de l’œil d’un autre en ayant vous-mêmes tous une poutre qui vous crève les yeux. Car vous ne voyez point que vous êtes hors de la grâce de Dieu lorsque vous êtes remplis d’amour-propre, et cherchez d’accomplir en toute chose vos propres volontés : pendant que nos frères connaissent ces choses et tâchent de renoncer à eux-mêmes ; encore bien qu’ils n’aient entièrement vaincu les mouvements de la Nature corrompue, ils s’efforcent à ce faire, pendant que vous autres dites que vous ne sauriez changer vos mauvaises habitudes, en m’apportant ce passage de l’Écriture où le Prophète dit par interrogation : Un More peut-il bien changer sa peau ou un Léopard ses couleurs ? Ainsi Israël ne peut bien faire en étant habitué au mal. Ce qui vous doit tous faire frémir, puisque le même Prophète fait de la part de Dieu tant de menaces à ces personnes habituées au mal lorsqu’elles ne se veulent convertir, à laquelle conversion le Prophète les exhorte, et aussi menace, si en cas elles ne se veulent point convertir : car il dit que Dieu les abandonnera et punira éternellement. En sorte que ce passage vous condamne et tous ceux qui ne se convertiront, au lieu de favoriser vos mauvaises habitudes, comme vous me voulez faire croire en vain.
Que le joug de Jésus-Christ n’est pas difficile comme celui du monde.
CLX. Car je sais assurément que tous hommes peuvent changer et se convertir à Dieu, pour grands pécheurs qu’ils soient, moyennant qu’ils veuillent prendre les moyens propres à cette conversion. Mais si quelqu’un demeure obstiné en disant qu’il ne saurait changer ses vieilles habitudes non plus que le Léopard ne sait changer ses couleurs, celui-là est perdu éternellement s’il meurt en cet état, vu qu’il meurt en l’obstination en péché et dans le vouloir de mourir sans pénitence, qui sont deux péchés contre le S. Esprit, lesquels ne seront jamais pardonnés. Car Dieu ne force jamais personne à bien faire. Il faut que la personne même ait ce désir et cette résolution même de se vouloir convertir, et qu’elle prenne en effet les moyens propres à cette conversion. Car si un Père disait à son Enfant qu’il doit aller en Jérusalem pour être héritier de ses biens et que l’enfant dirait qu’il ne saurait aller si loin et qu’il aurait trop d’incommodité à faire un tel voyage, qu’il est accoutumé d’être bien couché, bien chauffé, bien boire et manger et dormir à l’aise en son lit, et d’avoir toute sorte de commodités en sa maison, et par conséquent qu’il ne saurait entreprendre un si long et incommode voyage, et qu’il aime mieux perdre son hérédité que d’entreprendre tant de fatigues et d’incommodités pour obtenir icelle succession ; le Père ne saurait que faire à son Enfant en tel cas, sinon lui dire qu’il est bien lâche et paresseux, ayant grand tort de quitter tant de biens pour se tenir un si petit temps à l’aise en perdant tant de biens. Et notre Père Céleste en fait tout de même à ses Enfants, lesquels il veut faite héritiers de la Jérusalem Céleste moyennant qu’iceux veulent prendre la peine d’entreprendre le voyage et les moyens de là arriver, lesquels sont marqués dans la Carte de l’Évangile : là où on voit de place en place comment on doit cheminer en suivant les traces de notre Capitaine Jésus Christ, lequel a marché le premier en cette voie, et est arrivé heureusement en cette Jérusalem Céleste, où il invite tous Chrétiens de le suivre afin d’hériter avec lui la vie Éternelle bienheureuse.
CLXI. Mais ces personnes lâches de courage disent qu’elles ne les sauraient suivre en un chemin si pénible. Ce qui n’est qu’une sotte imagination, laquelle étant surmontée, l’homme verrait que ce ne sont que des peines imaginaires pour celui qui est bien résolu d’avancer en cette voie. Car Jésus Christ même nous l’assure en disant : Prenez mon joug, il est doux, et ma charge légère. Et cette bouche sacrée ne peut mentir. Il est très véritable que servir Dieu et imiter Jésus Christ est beaucoup plus doux et léger que de servir le monde et suivre ses mauvaises habitudes. Mais à cause qu’on s’est imaginé que le joug du monde est léger et celui de Jésus Christ pesant, il semble à notre fantaisie que cela est véritable ; quoiqu’il soit faux. Et plusieurs sages personnages ont erré et errent encore dans ce point. Car on lit que St Augustin a longtemps soutenu que l’homme ne pouvait vivre sans femme ; et sur cette supposition, il croyait qu’il lui était impossible de quitter ses mauvaises habitudes charnelles pour vivre en continence. Mais quand Dieu lui eut ouvert les yeux de l’âme pour voir les vérités des choses, il abjura son erreur et dit qu’il était honteux et confus de voir combien de tendres vierges et de jouvenceaux en la fleur de leurs âges avaient vécu en continence.
CLXII. Je crois qu’il en arriverait de même à toutes personnes qui auraient un véritable désir de se convertir à Dieu. Ils trouveraient que les choses les plus difficiles qu’ils se sont imaginées seraient les plus aisées si elles étaient mises en pratique. Car il semble quelquefois qu’un faix est pesant, lequel on trouve léger après qu’on l’a chargé ; et il y a des personnes qui se sont qu’aucunes viandes leur seraient nuisibles, lesquelles en effet leur sont saines lorsqu’elles les ont incorporées. Et personne ne leur saurait persuader choses semblables jusqu’à ce qu’elles-mêmes les ont eu expérimentées. Et je voudrais bien inciter tous Chrétiens à éprouver par une forte résolution si le joug de Jésus Christ n’est point doux et sa loi légère pour celui qui joyeusement la veut embrasser. Car il n’y a que les paresseux et sensuels qui la trouvent pesante : comme en effet il est très difficile à une personne sensuelle de suivre les conseils Évangéliques, lesquels s’opposent directement à tous les sentiments de la nature corrompue. Car la pauvreté volontaire s’oppose à la convoitise que cette nature porte toujours avec soi ; et les cœurs de tous hommes naturels sont insatiables en toute sorte de convoitises aussi longtemps qu’ils vivent selon les mouvements de leurs natures corrompues, et ils ne sont jamais contents, quoi qu’ils aient, convoitant toujours ce qu’ils n’ont point.
CLXIII. Vous m’avez si souvent demandé, mon Ami, ce que c’est de la convoitise ? et je vous déclare maintenant que ce n’est autre chose qu’un désir d’avoir ce qu’on n’a point, soit en honneurs, en plaisirs, en richesses ou commodités. Et toutes ces choses étant souhaitées par une personne, elle vit dans la convoitise aussi longtemps qu’elle n’est pas contente, et souhaite encore autre chose que ce qu’elle a. Et cet appétit de désir fait la convoitise : car celui qui est content de toute chose est hors de la convoitise et est le plus heureux du monde ; là où le convoiteux est toujours malheureux, car il ne peut jamais être rassasié des choses de ce monde ; à cause que son âme est Divine, elle ne peut être rassasiée que de Dieu, et toutes les autres choses qu’elle convoite ne lui peuvent jamais donner de parfait contentement.
CLXIV. C’est pourquoi la Loi de la pauvreté d’Esprit est beaucoup plus douce que celle de la convoitise, laquelle est comme une eau salée : plus on en boit plus on en est altéré. Car j’ai connu des personnes qui convoitaient toujours quelques friands morceaux, et lorsqu’elles avaient ce que leur appétit avait convoité, elles étaient encore convoitant autres choses insatiablement. De même ai-je connu des avaricieux lesquels avaient de grandes richesses, pendant qu’ils en convoitaient encore davantage. Comme sont aussi ceux qui sont convoiteux d’honneur. Ils souhaitent toujours d’en avoir davantage, et s’ils ont quelque état ou offices honorables, ils aspirent à un plus grand, s’il était en leur pouvoir : car un cœur ambitieux voudrait bien qu’un chacun fût au-dessous de lui, pendant qu’il ne veut (que par force) être au-dessous d’une autre personne. Ce qui le rend malheureux et jamais content, à cause qu’il n’est jamais satisfait en sa fantaisie ; non plus que ne sont ceux qui convoitent les plaisirs et commodités de ce monde, desquels l’homme ne peut jamais être rassasié, et tant plus il cherche de prendre ses plaisirs en ce monde, tant moins il les trouve : car toutes les sortes de plaisirs sensuels ne sont que des amusements qui divertissent l’entendement de l’homme quelque peu de temps, lequel étant passé, ce peu de contentement qu’on s’est imaginé d’avoir se termine souvent en tristesse et déplaisirs. Car, voyez une personne qui se plaît à boire ou à manger par excès, elle n’a que des incommodités après que ces viandes et boisions sont incorporées. Car elles lui causent souvent des maux de tête et d’estomac, des troublements d’Esprit, des chagrins et mélancolies, parce qu’il a souvent perdu son temps, négligé ses affaires, et dépensé son argent à boire et manger, lequel il ne pourra recouvrer qu’avec du nouveau soin et labeur : en sorte qu’il doit payer bien cher ce petit temps de plaisir qu’il a eu en boire et manger, par la fatigue qu’il aura à regagner ce qu’il aura dépensé, outre tant d’autres inconvénients qui arrivent par l’excès de boire et de manger. Combien de péchés commettent les hommes par l’ivrognerie ? Les homicides, les adultères, les jurements, les larcins, et tant d’autres maux sont causés par l’ivrognerie : pendant qu’on appelle ces excès du nom de plaisirs de la bouche ; comme on appelle la luxure les plaisirs de la chair, quoiqu’iceux aient fait mourir et pleurer tant de personnes : car les excès de luxure blessent grandement la santé et corrompent finalement tout le corps de l’homme par des maladies infames s’il ne s’abstient en saison. C’est pourquoi il n’y a point de sujet d’appeler ces déplaisirs, puisque pour l’ordinaire elles se terminent en mélancolie aussitôt que ces plaisirs sont finis. Combien de larmes a fait répandre à David l’adultère qu’il avait commis avec Bethsabée ? Et combien de regret ont eu tant d’honorables personnes pour avoir suivi la sensualité de leur chair ? Les uns ont par là perdu l’honneur, les autres leurs biens, les autres la vie. Entre autres un brave jeune homme de ma patrie étant allé en Espagne pour ses négoces, s’oublia en ce point avec la Maîtresse du logis où il demeurait : de quoi le Maître, étant averti, feignit d’aller hors de la ville et retourna à la même nuit à l’improviste ; il trouva le jeune homme couché avec sa femme et il les perça tous deux d’un coup de poignard, de quoi ils moururent sitôt tous deux sur le même lit où ils croyaient d’avoir du plaisir.
CLXV. Voilà ainsi que se terminent les joies du monde, et quelles peines et extrémités elles apportent à l’homme en ce monde et en l’éternité : pendant qu’on se veut imaginer qu’il est plaisant de prendre ici ses aises et ses contentements sensuels, et qu’il est triste et difficile d’embrasser la Loi Évangélique. Prenez, Mon Ami, votre propre expérience ; et voyez un peu combien vous étiez heureux et content lorsque vous demeuriez auprès de moi et suiviez mon conseil, au regard de l’état où vous êtes maintenant depuis que vous en êtes retiré pour suivre votre propre volonté. Car vous étiez alors joyeux et content, chaste, sobre et sérieux en votre esprit. Mais depuis que vous vous êtes volontairement retiré de mes avis et n’avez plus voulu suivre la doctrine que Dieu m’a enseigné, vous êtes devenu malcontent, troublé en votre esprit, chagrin et mélancolique, insatiable en vos désirs : car tant plus j’ai tâché de vous contenter, de tant plus avez-vous été malcontent et jamais satisfait ; et tant plus vous vous éloignerez des conseils Évangéliques, de tant plus vous serez misérable et avancerez toujours en pire, en éprouvant à votre dam que le joug du monde est bien plus pesant que le joug de Jésus Christ, lequel vous avez une fois choisi et depuis si lâchement abandonné pour suivre les appétits de votre chair et la convoitise de votre Esprit.
CLXVI. Pauvre homme mal avisé ! à qui je puis dire avec l’Apôtre : Qui vous a ensorcelé l’Esprit pour vous faire croire au mensonge après que vous avez connu la vérité ? laquelle il vous serait meilleur de n’avoir jamais connue que de ne la pas suivre ou de la mépriser, comme vous tâchez maintenant de faire pour excuser votre relâchement. Je sais bien que vous déniez d’avoir abandonné la vérité, puisque vous dites encore à présent de la vouloir suivre, peut-être pour ne point avouer votre changement, ou pour l’excuser, ou bien à cause que vous êtes si troublé et obscurci en votre entendement que vous ne voyez pas vous-même la fosse où vous êtes tombé, ni les malheurs èsquels vous êtes arrivé, à cause que le péché aveugle toujours l’âme, et par ce moyen rend l’homme misérable, et le fait suer et travailler pour la terre comme Samson travaillait à tourner le moulin après qu’on lui eut crevé les yeux : de même, depuis que le péché vous a eu crevé les yeux de l’âme, vous avez besoin de travailler beaucoup plus au service du monde que vous n’auriez été obligé de faire au service de Dieu ; et le plus grand mal de tous est que vous ne connaissez point votre malheur pour le pleurer, mais vous sortez hors de vous-même pour épier les imperfections des autres, au lieu de condamner les vôtres.
Que les Enfants du monde sont inquiets et murmurateurs.
CLVII. Car vous m’accusez, et aussi nos frères, de plusieurs maux desquels nous ne sommes nullement coupables ; et vous dites qu’il faut cent mille florins pour être notre frère : là où vous savez que nous ne cherchons pas les biens de ce monde, et que vous avez été reçu chez nous sans y apporter un sou, pendant que vous y avez été nourri avec votre femme et deux enfants ; et que j’ai refusé de vous toute sorte de dons, même jusqu’à un peigne et un corail que vous m’avez voulu présenter, lesquels je n’ai voulu accepter. Comment pouvez-vous donc dire en vérité que nous cherchons de l’argent ou que nous regardons sur un liard, puisque vous nous avez coûté plusieurs liards, et eussions été joyeux de vous en donner davantage si vous eussiez voulu demeurer au service de Dieu ? Car vous auriez été notre frère et enfant, encore bien que vous n’auriez jamais ici apporté la maille. À quoi donc vous serviront tant de mensonges inventés pour nous accuser de choses dont tant de personnes savent le contraire ? Car tous ceux qui nous connaissent savent bien que personne d’entre nous ne travaille pour gagner de l’argent, et que plusieurs d’entre nous sont capables de gagner beaucoup par leurs offices et trafics ; et si nous regardions à un liard, comme vous dites, nous regarderions assurément à davantage et à beaucoup de mille que plusieurs de nous peuvent gagner par an, et nous ne laisserions pas échapper ces occasions de gagner de l’argent avec honneur et profit selon le monde.
CLXVIII. Comment donc pouvez-vous faire de jugements si contraires à la vérité afin de décréditer la même vérité et montrer qu’elle n’est pas de Dieu vu que nous avons tant de défauts comme ceux que vous voulez faussement faire croire, en cherchant des fautes là où il n’y a que des vertus ? comme en ce que vous dites que je ne fais point comme les Apôtres qui avaient le St Esprit, lorsqu’on leur défendait qu’ils ne prêchassent plus au nom de Jésus Christ, qu’ils continuaient de prêcher nonobstant cette défense ; et que moi j’ai cessé d’imprimer mes livres lorsque le Duc me l’a défendu. Ce qui est faux en sa substance. Vu que je n’ai jamais cessé d’imprimer mes écrits pour aucunes défenses, mais bien parce que je n’étais pas bien aidée d’Imprimeurs ou de Translateurs ; et en tel cas j’étais obligée de cesser : comme j’ai aussi cessé une fois lorsque vous demeuriez chez nous, à cause que cette imprimerie n’était pas bien ordonnée et que le tout ne se faisait point selon les volontés de Dieu. Pour ce sujet ai-je laissé d’imprimer, et non à cause que cela m’était défendu. Mais encore que j’aurais cessé d’imprimer pour la défense du Duc, cela n’aurait pas été contraire à ce qu’ont fait les Apôtres, lesquels ont souvent fui et évité ceux qui les persécutaient. Car vous lisez que Paul fut une fois dévalé dans une corbeille par les murailles de la ville. Et Jésus Christ même s’est souvent caché de ses ennemis, n’osant comparaître en leur présence, jusqu’à ce que son heure fût venue ; et a dit à ses Disciples : Si l’on vous poursuit dans un lieu, fuyez dans un autre ; et qu’il se faut donner garde des hommes. Toutes ces choses me donnaient assez de sujet de fuir et cesser d’imprimer mes écrits si le Duc me l’avait défendu, comme vous dites, sans faire ce que les Apôtres n’ont pas fait ; de quoi vous m’accusez à grand tort pour faire entendre aux ignorants que je n’ai pas le St Esprit en cette affaire, ayant écrit publiquement aux Juges et Supérieurs que je ne leur pouvais obéir à cesser de faire imprimer et publier mes écrits, vu que Dieu me le commandait, et qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; et que s’ils ne me voulaient pas souffrir en publiant et imprimant mes livres sur leur juridiction, que j’en sortirais, et ferais cela ailleurs. Quoique vous jugiez ignoramment que je n’ai pas fait en ce cas comme les Apôtres, pour tirer une conséquence que je n’ai pas le S. Esprit, après que vous avez si fortement témoigné par votre attestation que le S. Esprit régit mon âme, et m’a fait connaître les secrètes pensées de votre cœur.
CLXIX. Comment pouvez-vous maintenant sans confusion vouloir faire entendre le contraire, et épier de si près toutes mes actions et paroles pour trouver en icelles quelque chose de mauvais ? Ne feriez-vous point mieux d’épier les mouvements de votre âme et votre propre conscience que les défauts de ceux qui véritablement sont dédiés au service de Dieu, lesquels sont bien plus avant en la vertu que vous n’êtes, encore bien qu’il leur resterait quelques imperfections, lesquelles vous devriez plutôt cacher et excuser, si aucune s’y trouvait, que d’en publier mensongèrement : comme aucuns de vous publient que je veux dominer sur les personnes ? Ce qui est un faux donner-à-entendre : vu que je ne cherche de dominer sur personne, voire sur un seul Enfant, et n’ai jamais régi par Autorité ; même en étant Supérieure dans mon hôpital, j’ai régi mes sujets par des raisons et non par des Maîtrises ou Autorités, lesquelles je n’ai jamais voulu observer, quoique ces Supériorités m’appartinssent, je ne les ai voulu observer afin de me conformer à mon Maître Jésus Christ, lequel me dit qu’il n’est point venu pour être servi, mais pour servir : laquelle leçon j’ai bien retenue et observée, même en votre présence. Car je vous ai beaucoup plus servi que je n’ai été servie de vous et de votre femme, laquelle eût bien souffert que j’eusse tout lavé vos linges si vous ne lui eussiez pas commandé de m’aider, comme elle souffrait que je lui apprêtasse ses viandes, et nettoyasse la maison de ses ordures et de celles de ses enfants. Toutes lesquelles choses ne sont pas des témoignages d’Autorité et de vouloir dominer sur les personnes, au contraire ce sont des témoignages de grande humilité et soumission. Mais vous avez entrepris de tourner tout en sandale, et de tirer venin des plus douces fleurs de vertus.
CLXX. Car encore qu’il serait véritable (ce qui n’est point) que je voudrais dominer sur ma famille, ou sur les personnes qui me sont assujetties, cela ne serait point blâmable, vu que dans toutes familles bien réglées, il est nécessaire d’y avoir un Supérieur. Car il ne convient point que l’enfant commande son Père, ni le valet son Maître, puisque Dieu est un Dieu d’ordre et point de confusion. Il faut de nécessité qu’il y ait quelqu’un pour commander à qui les autres doivent obéir. Et vous devriez estimer un grand bonheur d’être soumis à mes volontés, puisque vous attestez que je suis conduite par le S. Esprit. Ce vous doit être un grand bonheur et honneur si le S. Esprit dominait sur vous, aussi bien médiatement qu’immédiatement. Mais à cause que vous vous êtes rendu indigne de ce bonheur, vous enviez qu’un autre en jouisse, et parlez avec mépris des choses que vous devez louer et estimer. Car il ne vous saurait arriver plus grand bonheur que d’être soumis à une personne qui apprend journellement les volontés de Dieu. Cela vaut plus que mille tonnes d’or. Mais l’orgueil de vos cœurs est si grand qu’il ne peut souffrir d’être assujetti à personne, aimant mieux de laisser dominer sur vous les passions de la nature corrompue, que le S. Esprit, quoique l’Écriture die qu’il vaut mieux obéissance que sacrifice. Mais vous ne pouvez rien entendre des choses spirituelles aussi longtemps que vous êtes personnes charnelles.
CLXXI. Vous me direz peut-être que vous n’avez pas directement blâmé ce que je domine sur les autres et que ces blâmes sont faits par autres que votre propre personne. Ce que je veux bien avouer. Mais je tiens fait par vous-même ce que vous avouez ès autres, puisque cela est toute la même chose. Car l’Écriture nous dit qu’on peut pécher en autrui en neuf manières ; et que ces péchés d’autrui nous seront inculpés aussi bien que si nous les avions commis nous-mêmes : car celui qui conseille à pécher offense autant que celui qui commet le péché : comme aussi pèche celui qui coopère aux péchés, ou assiste ou loue le péché, ou ne l’empêche lorsqu’on le pourrait bien empêcher, aide, ou participe au péché, etc. Toutes ces sortes de coopérations aux péchés d’autrui font que nous en sommes autant coupables comme si nous les avions commis nous-mêmes. Et tout de même dis-je que vous êtes coupable des maux que sont en mon regard vos compagnons de Frise, lesquels sont aussi coupables de vos propres maux comme vous êtes des leurs : à cause que vous êtes bandés tous ensemble pour décréditer les vérités de Dieu que j’avance. Car vous vous aidez l’un l’autre à votre possible, et avouez les médisances et mensonges qu’aucuns de vous font, en les approuvant et ne les empêchant point lorsqu’il est en votre pouvoir : quoique vous sachiez la vérité de beaucoup de choses, vous la taisez volontairement afin que le mensonge soit tant plus écouté et suivi. En sorte que vous ne pouvez trouver d’excuse auprès de moi, en disant que vous n’avez pas fait ou dit les choses desquelles je vous accuse. Parce que j’estime autant la coopération à un mal que l’action du mal. Et cela est ainsi devant Dieu. Je ne veux pas dire que vous ayez écrit à R.T. beaucoup de mal de moi, et comment que je veux dominer sur les personnes : mais je sais bien que vous avez volontiers écouté de semblables discours, en y ayant consenti et ne les ayant empêché lorsqu’il était bien en votre pouvoir : au contraire, vous avez dit avec les autres tout ce que vos passions vous ont fourni, et avez été bien aise de trouver des compagnons pour fortifier votre esprit de vengeance, et pour jeter de l’huile au feu de votre colère. À quoi vous avez beaucoup travaillé en Nordstrand, comme aussi R. J. en écrivant des lettres en Frise. Si bien que devant Dieu non plus que devant moi, vous ne trouverez pas d’excuses, parce que vos détractions sont connues de trop de personnes, vers lesquelles vous et vos conforts n’aurez que des confusions lorsque la vérité de tout sera découverte. Et cela sera le vrai salaire que vous avez mérité.
CLXXII. Car quel sujet avez-vous eu de de tracter ainsi de nous, qui n’avons jamais mis un fétu en vos voies, ni fait aucun déplaisir ou dommage : mais vous en avez beaucoup fait à moi sans que pour cela je veuille user de vengeance, comme vous faites si mal à propos en toutes sortes de rencontres. Et si vous me pouviez nuire ou grever davantage, vous le feriez assurément : car vous faites tous en effet ce que vous pouvez pour nous mépriser et faire du déplaisir. Nous avons vu avec quelle mauvaitié vous avez été redemander quelques outils que H.T. avait laissés en Nordstrand pour le bâtiment ; et avec quel devoir vous avez tiré hors de mon service mon serviteur et ma servante, en pensant que j’aurais de l’incommodité par leur absence ; et avec combien de moqueries vous avez regardé nos frères travailler en Nordstrand, en vous éjouissant de l’ignorance qu’ils avaient au labourage ; et avec quelle bravade vous avez quitté Nordstrand en pensant à me faire en cela du déplaisir ; comme aussi en ce que vous n’avez pas voulu faire baptiser vos enfants, en pensant que cela me ferait mal au cœur, ou donnerait quelque scrupule ou déplaisir, lorsque vous avez publiquement déclaré d’être Mennonistes. Toutes ces choses, avec beaucoup d’autres, avez-vous fait par un Esprit de vengeance, en pensant par là de m’affliger ou tourmenter. Et lorsque notre servante était prête d’aller auprès de ses parents, je vous fis demander si vous ou T. n’aviez pas proposé d’aller en quelque temps à Fridricstat, afin qu’elle eût compagnie, disant qu’elle attendrait 8 à 15 jours pour aller avec. Et vous lui avez répondu que ni l’un ni l’autre n’iriez à Fridricstat de longtemps, et qu’il fallait qu’elle donnât un demi patacon pour aller sur le chariot, que personne ne la prendrait pour moins ; pendant que deux jours après vous êtes parti pour Fridricstat après qu’elle eut trouvé un chariot qui ne lui demanda que quatre sous. Mais vous avez recelé ce voyage de Fridricstat afin que je fusse en peine d’envoyer la fille seule, ou bien que je fusse blâmée si je l’envoyais à pied par un mauvais temps pour ne point vouloir donner un demi patacon pour sa voiture, afin de me faire connaître par là pour une avaricieuse, qui exposais une fille seule en chemin en un temps mauvais que nuls hommes n’auraient su marcher : quoi que vous disiez fortement tous deux qu’il fallait qu’elle allât à pied, et quelle n’y arriverait point par autre moyen : que vous lui conseilliez de ce faire. Et cela pour afin d’avoir occasion de me blâmer à un chacun. Et vous m’avez tous ensemble tant fait de semblables déplaisirs que je n’aurais jamais fait de les raconter. Car après que T. eût dit de son mouvement qu’il nous vendrait ses chandelles un liard moins qu’au commun, à cause qu’il nous en fallait grande quantité, il changea aussitôt qu’il se banda avec vous, et dit qu’il nous les fallait payer comme le commun, prenant pour une avarice que nous les demandions pour moins : quoique de longue espace de temps il les eût données pour un liard moins de son propre vouloir, sans notre réquisition, et nous conseillât de vendre la graisse de la bête qu’avions tuée et d’acheter avec l’argent des chandelles, en disant que ne saurions mieux faire : mais fort peu après il nous fit payer ses chandelles trois liards plus que n’étions accoutumés, sans rien vouloir diminuer, en pensant que nous étions en son besoin, pour en payer autant qu’il lui plaisait. Et R. J. étant prié comme ami d’aller à Schleswig pour avoir du papier, il nous met en compte pour son voyage ; quoiqu’il y allât avec sa femme pour trafics, et que pour l’ordinaire on ne paye que 12 sols de voiture pour une personne : et il m’avait écrit un peu auparavant qu’il y pouvait aller pour 8 sols.
CLXXIII. Je ne m’amuserais point à raconter toutes ces particularités si ce n’était que vous déniez si souvent de m’avoir rien fait pour nous offenser, et de n’être point déchu de la vérité que j’avance. Ce qui est faux. Vu que toutes les choses susdites ne peuvent être faites par des amis, mais par des grands ennemis. Ce que vous ne pouvez dénier, vu que vous venez si souvent en notre logis pour quereller, tantôt pour demander votre compte, et le voulez avoir dans un temps précis péremptoirement ; tantôt en voulant ravoir votre argent et disant que vous ne nous voulez pas confier puisqu’on ne se confie point à vous : envoyant chercher aussitôt vos coussins, pensant que nous nous en servions pour notre commodité : quoique ce fût seulement pour les conserver lorsque je les avais vu tout verts se moisissant. Et en après vous voulez ravoir vos argenteries bien que vous sussiez que je les avais transportées ailleurs avec mes propres biens. Et depuis vous venez à redemander les lettres que vous m’avez confiées, et écrivez en votre dernière, Anthoinette Bourignon, pour témoigner que vous ne voulez plus avoir le nom de frère ou d’enfant, au lieu que par vos lettres ci-devant vous m’appeliez bien douze fois dans une lettre Ma chère Mère.
CLXXIV. Ce qui témoigne assez votre changement, lequel vous ne voulez pas reconnaître si je ne vous convainquais avec toutes ces particularités pour vous faire reconnaître l’état où vous êtes maintenant, et celui où vous avez été ci-devant lorsque j’espérais que vous seriez un enfant de Dieu : ce dont je désespère maintenant en vous voyant ainsi tourner visage à la vérité que vous avez connue, et faisant le contraire de ce que dit l’Écriture à ceux qui ont connu la vérité, leur disant : Si vous avez entendu la voix du Seigneur, n’endurcissez point votre cœur.
CLXXV. Et il semble que votre cœur est véritablement pierreux sur lequel la bonne semence de la Parabole est tombée, laquelle a bientôt germé, mais en après elle est séchée pour n’avoir point assez d’humeur. Et je pense que cette humeur devait être l’humilité qui devait faire croître en vous cette bonne semence, laquelle vous manquant, elle n’a pu porter de fruits à votre âme. Car je suis obligée de confesser de vous avoir vu autant fervent en la vertu qu’aucun autre entre ceux de Frise. Mais cela n’a duré qu’aussi longtemps que vous avez demeuré auprès de moi, et pas davantage. Mais si vous eussiez été humble de cœur, vous auriez eu sujet de vous exercer davantage en la vertu par la petitesse et pauvreté où Dieu vous avait laissé étant sorti d’auprès de moi, lesquelles choses vous ont donné sujet d’augmenter vos péchés au lieu d’augmenter votre vertu. Car lorsque vous avez eu crainte d’être pauvre, vous avez commencé à convoiter les biens du monde, en ne voulant point vous contenter de la nécessité ni de tout ce que je vous offrais, mais avez avec mécontentement voulu toujours avoir davantage. Et pour mieux arriver à vos intérêts, vous avez abandonné tous mes conseils pour aller prendre vos avis auprès de ceux qui étaient remplis de la même convoitise. Ce qui a augmenté et fortifié la vôtre, entreprenant de me faire acquiescer à icelle par des fortes raisons et arguments de ces paysans, lesquels vous voulant favoriser, disaient et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour votre avantage et mon dommage. Ce qu’apercevant, je me suis roidie contre vos propositions, sentant bien, qu’elles venaient d’un fond d’avarice et de superbe. Mais vous n’avez su souffrir mes contradictions, devenant mauvais et chagrin de ce que je ne voulais pas suivre votre propre volonté, et enfin avez voulu secouer le joug de soumission de vos épaules pour lâcher la bride à toutes vos passions et mouvements naturels en voulant multiplier le monde, ou auparavant vous aviez dit de ne le plus vouloir faire, vu que les hommes étaient si pervertis, et que le monde était à sa fin ; que vous aimiez bien de vivre en continence, et aussi votre femme, pour ne point apporter des créatures en tant de misères qui pendent sur la tête des hommes en ces derniers temps : mais aussitôt après vous avez fait tout le contraire, puisque votre femme a apporté en son temps deux enfants à la fois. Ce n’est pas que je méprise la génération des hommes, puisqu’il n’y en peut trop avoir s’ils étaient vrais enfants de Dieu ; mais je méprise en vous cette inconstance et ce relâchement, qu’après avoir si fortement résolu d’embrasser la vertu et de vivre en continence pour plaire davantage à Dieu, que vous alliez au double lâcher la bride aux appétits de la chair en vous retirant de la vie de l’Esprit et des bonnes résolutions qu’aviez prises pour davantage plaire à Dieu. C’est pourquoi qu’il ne vous faut point étonner si vous avez maintenant des tribulations, vu que l’Apôtre dit que celui qui jouit des plaisirs de la chair aura tribulation de la chair. Je pense que vous aurez assez éprouvé cette vérité depuis que vous vous êtes moqué de mes conseils, lesquels étaient de vivre en continence si faire se pouvait.
CLXXVI. En quoi vous m’avez aussi voulu blâmer en disant que je défendais ce que Dieu avait commandé, assavoir, de multiplier le monde. Ce que je n’ai jamais défendu à personne, mais bien dit comme St Paul, que celui qui marie sa fille fait bien, mais que celui qui ne la marie point fait mieux. Et lorsque vous m’avez proposé de vivre en continence, disant que votre femme en était aussi contente, j’ai jugé cela (comme je le juge encore) pour une chose plus parfaite que de multiplier le monde en ces temps dangereux et en l’état auquel vous vivez : car si vous n’êtes pas des vrais Chrétiens, vous ne pouvez enseigner vos enfants à vivre en vrais Chrétiens. Et j’ai vu par effet que vous ni votre femme n’avez pas de conduite pour bien régir vos enfants, et que vous leur apprenez plus les péchés que la vertu : pendant que vous m’avez su si mauvais gré que je n’ai pas voulu être la marraine de vos deux enfants, et promettre à Dieu en leur nom qu’ils renonceront au Diable, au monde et à ses pompes, et suivront la Doctrine de Jésus Christ : ce que toutes Marraines promettent pour les enfants au Baptême.
CLXXVII. C’est pourquoi il ne vous faut point étonner que j’ai refusé de promettre cela pour vos enfants, en voyant que leurs père et mère n’observent rien de ces choses, mais font ce qui est tout le contraire, suivant les suggestions du Diable, voulant plaire au monde pour gagner de l’argent, et suivant ses pompes à votre possible. Car je crois que si vous aviez des richesses, rien ne vous manquerait pour dominer et pour montrer votre libéralité, puisqu’en étant pauvre, il vous fallait avoir quatre chevaux, et nuls valets ne vous savaient servir à gré. Vous prêtiez à l’un et donniez à l’autre ce dont vous-même aviez bien de besoin. Par où l’on peut bien voir que vous aimez encore la gloire du monde, et voulez être estimé libéral et brave homme : au lieu que si vous étiez vrai Chrétien vous aimeriez la bassesse et pauvreté encore bien que vous auriez des grandes richesses. En sorte que vous n’avez garde de faire vos Enfants vrais Chrétiens avant que vous-mêmes soyez tels. C’est pourquoi je n’ai point voulu promettre pour vos enfants ce que je savais bien qu’ils n’accompliraient point. Car Dieu ne veut pas être moqué. Et pour cela vous a-t-il envoyé deux Enfants à la fois au lieu d’un, parce que vous avez soutenu par moquerie qu’il fallait multiplier le monde, lorsque je vous conseillais comme une plus grande perfection de vivre en continence, de laquelle vous vous êtes aussi moqué, en disant mensongèrement que je défendais ce que Dieu avait commandé. Et après que Dieu a eu suffisamment souffert vos moqueries, il vous a envoyé deux petits enfants à la fois, lesquels, (comme je pense) vous apporteront du soin et du travail à suffisance, sans en falloir chercher chez votre voisin.
CLXXVIII. Je n’ai rien à commander à personne, sachant bien que Dieu a créé tout homme libre : mais je souhaite avec l’Apôtre qu’on voulût vivre comme moi pour la perfection des âmes de tous ceux qui tendent à la perfection Chrétienne. Et cela est un souhait Apostolique, et non point une défense de faire ce que Dieu a commandé, comme vous avez dit si souvent avec vos conforts. Et comme Dieu est juste, il ne laisse nul mal sans punition, ni aussi nuls biens sans récompense, vous êtes puni par l’incommodité de vos deux Enfants, comme aussi R. J. par les ulcères et afflictions de son petit enfant, lequel innocemment porte les péchés de son Père, et duquel on pourrait bien demander comme on demandait de l’aveugle né, assavoir qui a péché, cet enfant ou ses parents ? Car il a fait aussi les mêmes moqueries de la continence comme vous, en disant que je défends ce que Dieu a commandé. Et il vous a suscité à me faire cette proposition, pour savoir si c’a été avant le péché ou après icelui que Dieu a dit à Adam et Ève : croissez et multipliez ? Attendant que je dirais après le péché, pensant me surprendre en mes paroles, et conclure qu’il a commandé aux hommes pécheurs de se multiplier, comme font vous et lui, et que je leur déconseille de faire selon l’ordonnance de Dieu. Et vos passions luxurieuses ont été si véhémentes que ni l’un ni l’autre n’a voulu attendre après mon conseil ou ma réponse, ayant avant icelui produit des nouveaux Enfants sous lesquels vous gémissez maintenant tous deux à votre dommage, en ne pouvant imputer la faute qu’à vous-mêmes. Endurez les tribulations de la chair pour les plaisirs de la chair, comme l’Apôtre l’a averti : ce que devez maintenant porter avec patience, vu que vous avez tous deux cherché les misères que vous avez trouvé.
CLXXIX. Faites de nécessité vertu, et plaignez-vous seulement de vous-mêmes, sans vous vouloir venger sur moi ou sur nos frères : vu que nous ne vous avons fait aucun mal, mais plusieurs biens, lesquels la superbe de vos cœurs ne veut reconnaître, mais plutôt vous voulez faire croire que vous avez fait quelque chose pour nous : comme si nous avions été en quelque nécessité, et que vous nous eussiez venu secourir. Mais je voudrais bien savoir en quoi vous nous pourriez avoir aidé ou secouru, et quelle nécessité nous avons eue de vos assistances ? Vous ne nous pouviez donner de l’argent, puisque vous n’en aviez pas : et encore moins pouviez-vous nous servir, en vous estimant plus que nos frères et en ne voulant nullement porter le nom de serviteurs, épiant en toute occasion si je préférais nos anciens à vous autres. Et vous eussiez beaucoup murmuré si je vous eusse donné moins qu’à eux. C’est pourquoi je ne puis comprendre en quoi vous vous pouvez imaginer d’avoir fait quelque chose pour moi : vu que personne d’entre nous n’avons jamais reçu aucuns plaisirs ou service de personne d’entre vous ; sinon que vous voudriez croire de nous avoir fait quelque faveur en ce que vous avez aidé à imprimer à notre presse : ce qui m’a été des bien-chers ouvrages : car vous êtes venus apprendre à mes dépens, et m’avez gâté tant d’étoffe durant cet apprentissage que j’aurais bien payé trois fois la valeur de l’impression à un bon Imprimeur pour l’argent que m’ont coûté tous ces apprentis ; outre ce qu’ils ont apporté tant de désordres et confusions en notre Imprimerie, que je ne saurais encore les réparer à présent. Car si celui qui conduisait l’imprimerie eût travaillé seul sans perdre son temps à vous enseigner tous, il aurait fait plus d’ouvrage seul que vous n’avez fait à quatre, voire à six ; car beaucoup de personnes ont bu et mangé, et fort peu ont travaillé. Vous avez été nourri avec votre femme et deux enfants pendant que vous appreniez à imprimer ; et R. J. avait aussi sa femme et deux Enfants, et S. P. avait aussi deux enfants, lesquels j’ai tous nourri volontiers, en pensant que vous seriez tous des Enfants de Dieu.
CLXXX. Et je vois maintenant que vous êtes encore des Enfants du monde, et que vous cherchez vos propres intérêts en me mesurant à votre aune. Vous croyez que je veux être servie pour rien, et voulez faire croire que vous avez fait quelque chose pour moi en travaillant à l’imprimerie, et aussi en travaillant sur mes terres en Nordstrand. Et vous voulez que je vous aie de l’obligation parce que je vous ai fait du bien. Car je ne vous ai point donné mes terres pour en avoir du profit : mais pour vous aider à vivre en vous mettant en main ce moyen d’entretenir votre famille honnêtement. Car si j’avais cherché mon profit, je n’aurais voulu donner les dépens à toute votre famille pour peu de labeurs que vous pouviez faire, vu que vous n’aviez jamais été laboureur, et qu’il vous fallait apprendre à mes dépens ; et je ne vous eusse pas aussi voulu louer mes terres ; en sachant bien que vous n’aviez rien, j’aurais cherché un censier suffisant, lequel eût été bon laboureur ; ou j’aurais pris un valet bien entendu au labeur, en lui donnant quelque gage ; il aurait tout fait à mon profit et selon mes ordonnances ; ou bien j’aurais fait labourer mes terres par mesures pour un raisonnable prix, comme j’ai fait depuis. Toutes ces sortes de moyens m’eussent été beaucoup plus profitables selon votre dire même, que de vous avoir donné mes terres pour la moitié des gerbes, ou d’avoir nourri à mes dépens toute votre famille pour le peu de travail que vous pouviez faire. Par où vous pouvez clairement voir que vous me payez d’ingratitude en méprisant mes bienfaits et en croyant d’avoir fait quelque chose pour moi, comme vous m’avez si souvent dit lorsqu’il nous a fallu compter par ensemble, en me disant que je ferais le compte comme je voudrais ; qu’il fallait que le dommage vînt sur vous. Ce que ne voulant souffrir, je résolu de vous payer tout le travail que vous pourriez avoir fait en Nordstrand sur ma terre, que vous me payeriez tout ce que j’avais déboursé pour vous, au lieu de nourrir toute votre famille, comme j’avais proposé de faire aussi longtemps que vous auriez été dessus mes terres. Car si j’avais vidé de la sorte avec vous selon ma bonne inclination, j’aurais reçu de vous des reproches, comme si vous eussiez eu fait beaucoup pour moi, et des détractions, comme celles que j’ai entendues de vous et de vos consorts.
CLXXXI. Car vous m’avez souvent dit que personne ne labourerait ou ferait mieux mon profit en Nordstrand que vous. Et S. L., ayant été en Nordstrand proche de vous, me vient reprocher que les gens et les bêtes avaient nécessité à mon service et qu’il ne voudrait pas là demeurer aux conditions que vous y demeuriez : H. T. me dit aussi le même. Et si cela a été véritable, ce ne peut avoir été que par votre faute, en prodiguant et négligeant et prêtant les choses dont vous-même aviez de besoin, sans vouloir souffrir que votre femme redemandât les choses prêtées ; mais à cause que vous étiez le maître de votre maison, je ne pouvais empêcher votre paresse ou prodigalité. Et comme j’offrais à vous tous de partager mes terres en quatre parties, et en donner une partie à vous, une à H.T., l’autre à S.L., l’autre à J.Æ, vu qu’il y en avait à suffisance pour vivre quatre ménages, en ayant chacun huit mesures en son particulier, desquelles on pouvait vivre à l’aise pour sa seule provision ; vous avez tous re jeté cette mienne proposition. Car vous vouliez avoir le tout. Et S.L. voulait cela aussi, me disant absolument, qu’il ne voulait rien prendre avec vous, mais qu’il voulait être là seul, à cette condition qu’il l’entreprendrait à mon profit et dommage, et que lui et toute sa famille seraient là nourris de mes biens ; et s’il y avait, du reste, qu’icelui serait pour moi, et encore avec cette condition, qu’il fallait que je lui confiasse le tout sans me mêler de rien.
CLXXXII. Ce qui me donna bien de l’étonnement. Parce que j’avais cru que vous tous qui aviez quitté votre pays poursuivre Jésus Christ et devenir des vrais Chrétiens (selon qu’un chacun me faisait entendre), que vous, dis-je, cherchiez encore ainsi votre propre intérêt, enviant le profit l’un de l’autre. Car vous vouliez avoir toutes mes terres encore que vous ne les sussiez labourer afin que personne n’eût partage au profit ; et S.L. voulait bien que je vous les eusse ôtées pour les donner à lui seul, afin qu’il eût les dépens assurés avec toute sa famille, pendant qu’il pouvait trafiquer avec ses propres biens, comme il fait encore, afin de les augmenter, et H.T. disait pour sa part qu’il ne voulait pas prendre le quart de mes terres, à cause qu’il en faut payer les dîmes et autres dépens. En sorte que je vis bien que personne d’entre vous n’était venu pour chercher le Royaume des Cieux et sa Justice, mais pour chercher ce reste que Jésus Christ a promis de donner en son Évangile ; et qu’il n’y avait point de foi ès paroles de Jésus Christ, qui lors promet de donner le reste : mais qu’un chacun de vous s’efforce d’avoir davantage. Ce qui ne serait point étrange si vous eussiez tous demeuré en vos maisons, ou bien dit que vous étiez venus en Holstein seulement pour éviter les guerres : vu que toutes personnes naturelles vivent ainsi, en cherchant leurs plus grands avantages et en évitant les incommodités et dangers des guerres. Mais qu’on entende des personnes si faussement dire qu’elles ont quitté leur patrie pour suivre la vérité Évangélique et se rendre vrais Disciples de Jésus Christ, lorsqu’on les trouve ès occasions pleines d’avarice, d’amour-propre, et de recherche d’elles-mêmes, sans aucun zèle ou charité Chrétienne, cela est une grande tromperie, qui mérite d’être découverte à un chacun.
CLXXXIII. Car il est à craindre que vous vous êtes trompé vous-même, puisque l’Écriture dit précisément qu’il n’y a rien de plus trompeur que le cœur de l’homme, et qu’il trompe par-dessus toute chose. Et si vos cœurs vous ont trompé en vous persuadant à vous-mêmes que vous voulez devenir des vrais Chrétiens ou disciples de Jésus Christ en cherchant votre propre intérêt, détrompez-les maintenant. Car je vous assure que cela n’est nullement véritable, et que personne ne sera jamais vrai Chrétien sinon celui qui vend tout ce qu’il a, renonce à soi-même, et embrasse la croix pour suivre Jésus Christ. De quoi sont loin tous ceux qui veulent vivre aux dépens d’autrui en gardant leur propre ; ou bien ceux qui ne veulent travailler qu’à leur propre intérêt ; ou cherchent leurs aises en évitant les souffrances, lesquelles Jésus Christ a tant cherché pour nous donner exemple.
CLXXXIV. Par où vous pouvez bien voir avec tous vos conforts que vous êtes dans le chemin d’erreur, et qu’en croyant de me tromper ou de me faire croire le mensonge pour la vérité, que vous vous êtes trompé vous-mêmes et qu’êtes abandonnés à l’esprit d’erreur et de mensonge pour avoir méprisé la vérité, laquelle vous dites d’avoir bien connue. Ce qui vous condamne davantage. Car celui qui a connu la volonté du Père et ne l’a point fait, sera battu de beaucoup de coups.
CLXXXV. En sorte que je ne vois point d’échappatoire pour vous tous si vous ne faites pénitence, puisqu’en pensant tromper Dieu vous vous êtes trompée vous-mêmes. Et s’il m’a donné un peu de lumière pour découvrir vos tromperies, il en a beaucoup davantage pour découvrir le fond de vos âmes. Pour cela, dit l’Apôtre, que c’est chose horrible de tomber entre les mains de Dieu. Ce que vous ne pourrez cependant éviter. Tournez-vous à droite ou à gauche ; vivez comme il vous plaira ; faites-moi entendre, et aux autres, ce que vous pourrez, toutefois faut-il à la fin que vous tombiez tous entre les mains de Dieu, lequel vous jugera tous en équité, et non selon les faux donner- à -entendre ou vos paroles controuvées. Car devant Dieu il ne faut point d’excuse. Il sonde les reins et examine les consciences : et jugera nos justices. Comment ne jugerait-il pas nos iniquités ? Il jure en vérité qu’il vengera le tort qu’on fait à ses amis. Et je suis aimée de lui. Ne craignez-vous point qu’il ne prenne vengeance de tant de peines et fâcheries que m’ont faites tous ceux de Frise ? Car j’avais fait louer une maison grande à Husum afin de les pouvoir tous loger à leur arrivée, et faire en sorte que personne ne logeât en des tavernes. Je leur ai donné toute ladite maison libre avant que je fusse entrée dedans ; et quoiqu’ils eussent tous leurs propres meubles, ils se sont servis des miens et de ceux de mes associés ; ont dépaqueté ce qui était empaqueté, en ont rompu, perdu et gâté plusieurs, et ont enfin laissé les meubles et la maison si sales qu’il semblait plutôt que des bêtes y avaient demeuré que des personnes, pendant qu’il y avait pour la nettoyer 4 à 5 femmes, avec leurs enfants, lesquelles, en récompense du bien que je leur souhaitais et faisais, m’ont laissé tant d’ordures que j’en ai moi-même amassé plusieurs cuvelées, à cause que je ne savais demeurer dans une maison si sale, et que je n’avais point de servante pour la nettoyer : j’étais contrainte à le faire moi-même, ou à demeurer dans les ordures à moi insupportables, De là j’ai tâché de les pourvoir tous, les envoyant en partie en Nordstrand, retenant l’autre partie auprès de moi. Mais l’un ni l’autre n’a bien réussi. Car ceux de Nordstrand murmuraient de n’avoir pas de commodités à leurs fantaisies : un chacun eût bien voulu avoir la plus belle et commode chambre pour y coucher, étant envieux l’un sur l’autre. Les autres ne voulaient pas travailler : et lorsqu’on ordonnait quelque petit ouvrage comme de rincer les verres à une femme, son mari demandait si elle devait faire toute chose, les autres disaient que ce n’était pas un bon pays, qu’ils n’y voulaient pas demeurer : en sorte que je fus bien aise de ce qu’il vint un mandat de la part du Duc, ordonnant que toutes les personnes mises de ma part en la maison mortuaire de feu Mr de Cort eussent à sortir : car si elles fussent demeurées en icelle, je ne les aurais jamais su contenter, et eussent murmuré contre moi beaucoup plus que les Enfants d’Israël contre Moïse. Et après qu’ils furent sortis de Nordstrand, je les ai encore reçus et nourris en ma dite maison, jusqu’à ce qu’ils fussent pourvus de quelque bonne commodité et demeure, en préférant leurs commodités à mon repos et à mes dépens.
CLXXXVI. Mais toutes ces choses me seraient douces s’ils étaient demeurés fidèles à la vérité qu’ils avaient connue : car en pensant qu’ils deviendraient des vrais Chrétiens, je ne voulais rien épargner pour les assister : les peines et les travaux que je souffrais pour eux me semblaient légers, dans l’espérance qu’ils deviendraient des enfants de Dieu, pour lesquels j’ai dédié mes biens et ma vie, comme ont fait aussi mes associés, qui n’épargneraient rien pour aider leurs frères Chrétiens à la perfection de leurs âmes. Mais il nous faut tous voir avec regret que tout ce que nous avons fait pour eux leur tourne à scandale et à mépris : puisqu’ils pensent avoir fait quelque chose pour nous en recevant notre bienveillance ; et, qui pis est, détractent de nos actions et de nos paroles comme s’ils étaient devenus nos pédagogues pour nous reprendre et enseigner.
CLXXXVII. Car divers ont déjà murmuré de ce que j’appelle quelquefois du nom de Monsieur nos associés : prenant cela comme un péché, ou vanité du monde, ou une préférence à eux, alléguant sur cela l’Écriture, qui dit qu’on ne doit préférer personne : me voulant par là donner à entendre que je les dois aussi bien appeler du nom de Monsieur que des bons Marchands, quoique de qualité ils soient mécaniques, les uns paysans, les autres faiseurs d’aiguillettes, ou de chandelles, ou des bateliers, lesquelles personnes ne sont pas accoutumées d’être appelées du nom de Monsieur. Et parce que cela n’est pas en usage, je penserais, qu’ils se tiendraient pour moqués si je les intitulais du nom de Monsieur. Mais je vois bien que l’ambition de leurs cœurs est montée à si haut degré qu’ils souffriraient bien d’être appelés Monsieur si je le voulais faire, vu qu’ils murmurent d’une chose si juste et bienséante, comme est de donner le titre de bienséance à qui il appartient ; et de ne point appeler du nom de Monsieur au service de Dieu les personnes à qui il n’a jamais appartenu au service du monde. Car si j’appelais un pauvre Ouvrier Monsieur, et que j’appelasse Pierre ou Jean un riche marchand, je donnerais matière de gloire à ce pauvre Ouvrier, et matière d’offense au riche marchand parce que cela se ferait contre la règle de Justice de bonne Police, et contre la Doctrine de l’Apôtre, qui commande de prévenir l’un l’autre par honneur ; ou contre la Doctrine de Jésus Christ même, qui dit de falloir accomplir toute Justice. Or il ne peut être juste d’appeler un Roturier du nom de Monsieur ; non plus qu’il ne serait juste d’appeler un homme honorable Pierre ou Jean, qui tous les jours de sa vie a porté à juste titre le nom de Monsieur ; et que je fasse cela pour plaire à ces Frisons téméraires, lesquels semblent être ici venus pour m’apprendre leurs lourdises, au lieu de vouloir apprendre de moi l’honnêteté.
CLXXXVIII. Ils ont aussi voulu murmurer de ce que je donnais les meilleurs morceaux aux Anciens ou à mes associés plutôt qu’à eux. Et je sais bien, mon Ami, que vous les avez contredits en cela lorsque vous étiez dans mon logis : mais je ne sais ce que vous faites maintenant ; vu que vous cédez bien avec tous leurs autres maux, vous le ferez bien aussi en ce mensonge : car vous êtes bien aise de trouver matière pour seconder la haine que vous nous portez. Vous savez cependant que je ne préfère personne en boire et manger, et que je prends toujours le moindre pour moi, et que nous goûtons tous d’une même viande sinon en cas de nécessité, laquelle n’a point de loi, outre laquelle, je tâche de donner à un chacun sa pleine nourriture, quoique l’un de vos confrères ait dit diverses fois à nos associés que les chevaux qui travaillent le plus, ce sont ceux qui ont le moins d’avoine : voulant par là faire entendre que nos frères qui travaillent n’avaient pas mieux que ceux qui ne travaillent point : prenant cela comme une injustice, laquelle il a peut-être entendu être exercée en aucuns lieux, voulant faire entendre qu’elle s’exerçait aussi en notre communauté : quoique cela soit contre la vérité, voire contre le témoignage de sa propre conscience : puisqu’il a vu et voit encore journellement que nos associés travaillent plus que lui et se fervent eux-mêmes, au lieu de faire travailler leurs valets en leur donnant le moins d’avoine, comme il dit à grand tort.
CLXXXIX. Car je suis certaine que nos associés, quoiqu’ils soient Anciens, font plus de travail que ce même Frison ne voudrait faire, pour être trop grand et superbe en l’estime de soi-même : pendant qu’il m’a fallu entendre toutes ces reproches avec patience, jusqu’à ce que j’ai trouvé les moyens pour me faire quitte de tous ces murmurateurs, lesquels j’ai pensé aider à la perfection de leurs âmes par pure amitié, sans leur avoir aucunes obligations, ni être obligée à pas un seul : pendant que j’entends qu’ils se plaignent de moi, comme si je leur faisais tort de ce que je ne veux plus leur conversation, en disant que je les ai excommuniés plus fortement qu’aucunes Religions ne retranchent leurs rebelles : à cause que je ne trouve pas à propos qu’ils conversent davantage avec nos frères ; ni qu’ils viennent dans leur logis : puisqu’ils viennent pour épier et tirer scandale de nos meilleures actions.
Que les Hypocrites ne connaissent ni le vice ni la vertu.
CXC. Car quelqu’un de vous a écrit, en Hollande encore depuis peu, que notre plus vieux frère des associés allait derrière la charrue en Nordstrand ; et même qu’il avait un Coutelas en sa chambre, afin de donner aux Mennonistes, à qui on l’écrivait, de l’aversion. Vu qu’iceux étant superbes en leurs cœurs, ils ne se pourraient résoudre à faire choses si viles que de suivre une charrue aux champs, et étant si pacifiques (en apparence), ils n’avoueraient point de porter des armes pour se défendre. Et par ces moyens vous tâchez à votre possible de décréditer la vertu vers ceux qui ne la connaissent pas ; et retourner l’humilité de nos frères et la bassesse de Jésus Christ en mépris et dérision. Car les mondains ne peuvent que se moquer de savoir qu’un bon Marchand d’Amsterdam s’exerce maintenant en Nordstrand à conduire la charrue. Mais les gens de bien tiendront cela pour une grande vertu d’humilité : puisque cet homme n’a fait cela que pour s’exercer en la vertu, et pour convaincre les mensonges que vous avez si souvent allégués, en me voulant par force faire croire qu’on ne pouvait en Nordstrand labourer la terre avec deux chevaux. Ce que ce vieillard a voulu lui-même éprouver pour en avoir apaisement ; et aussitôt il a vu assurément que cela se pouvait bien faire, et que toutes les résistances que vous m’avez faites pour labourer avec deux chevaux n’ont été que des malveillances et des mensonges controuvés pour me contredire et pour m’obliger à suivre vos grandeurs et vos abondances : mais ce n’est point que ce vieillard ait pour son office de mener la charrue, puisqu’il sait s’employer à choses plus utiles pour gloire de Dieu et le salut des âmes. Mais encore bien qu’il se voudrait exercer à conduire la charrue pour accomplir la pénitence que Dieu a enjointe à tous les hommes en Adam de gagner la vie à la sueur de leurs visages, il n’appartient point à ces Frisons d’en parler avec mépris, mais plutôt avec humilité de cœur, en étant confus en eux-mêmes de ce que des personnes qualifiées, lesquelles n’ont aucun besoin de travailler pour gagner la vie, font néanmoins des choses que des pauvres Roturiers ne voudraient pas faire : pendant qu’ils s’estiment plus saints et parfaits que ceux qui ont entrepris d’embrasser la pénitence et la bassesse de Jésus Christ, à cause qu’ils ne veulent pas porter des armes pour leur défense.
CXCI. Mais cela est un vice au lieu d’une vertu et d’une chose qui donne sujet à ces Frisons de s’enfler le cœur d’estime d’eux-mêmes parce qu’ils ne portent point des armes : quoiqu’ils frappent plus en traîtres que ceux qui portent l’épée blanche. Je ne veux autre exemple que vous-même pour prouver que les Mennonistes frappent, puisque vous êtes si prompt à frapper toutes les personnes qui ne sont pas toutes choses à votre gré. Combien de coups avez-vous donnés à votre nièce pour fort peu de sujet ? Il semble que cette fille ne peut avoir de vigueur en elle pour la crainte et les coups que vous lui donnez. Et combien peu de temps avez-vous eu un Serviteur en Nordstrand sans l’avoir battu par colère ? pendant que vous voudrez blâmer nos associés de ce qu’ils ont quelques armes dans leurs chambres, lesquelles ne sont point pour frapper personne, mais seulement pour empêcher que quelqu’autre ne nous frappe. Car nous savons que plusieurs malveillants épient l’occasion de nous grever, et nous avons vu les personnes qui m’ont poursuivie pour me tuer. Et vous-même m’avez rapporté qu’un Prêtre en votre présence disait publiquement qu’il donnerait volontiers l’étrain pour me brûler. Par où vous devez assez savoir que nous avons des puissants ennemis, lesquels nous devons éviter à notre possible et empêcher qu’iceux ne nous approchent pour nous grever. Et si vous jugez cela mauvais, moi je le juge très bon, et conseille à nos associés qu’ils aient des armes, comme Christ commanda à ses Apôtres de prendre des armes lorsque ses ennemis l’approchaient, et souffrit en sa présence que S. Pierre coupât l’oreille à Malchus, et eût bien souffert qu’il lui eût coupé la tête si son heure n’eût pas été venue : parce que Dieu est juste et veut que celui qui frappe de glaive en soit aussi frappé.
CXCII. Mais vos Mennonistes ont tiré un sens tout renversé de ce passage en défendant de frapper des armes, et pensent que Dieu a défendu de porter les armes, ou qu’il menace de punition ceux qui se défendront par armes. Ce qui est une grande erreur, laquelle accompagne toutes les autres que ces dévots en apparence ont entrepris de suivre afin de se faire paraître plus saints que tout le monde : quoiqu’en effet je les trouve plus hypocrites que toutes les autres Religions que je connaisse dans le monde. Car ils mettent toutes leurs vertus au dehors en choses extérieures, et n’ont rien de solide en l’âme. Ils parlent de la vertu comme des Papegais sans entendre le vrai sens de ce qu’ils disent. Toute leur humilité consiste en une façon d’habit uniforme, pour faire paraître leur Religion plus sainte qu’aucune autre : pendant qu’ils ont au fond du cœur un orgueil caché, lequel on découvre en leur humilité même. Car j’ai vu que leurs linges et habits sont d’étoffes plus précieuses que ne sont ceux d’aucunes autres Religions. Et les pauvres mêmes d’entre ces Mennonistes travaillent davantage, afin d’acheter le fin lin et le pourpre pour leurs vêtements. Et je crois que pas un de ceux que j’ai connus ne se voudrait contenter de porter les mêmes étoffes de drap ou de lin que je porte pour moi-même, encore que ce ne serait qu’une bien pauvre servante. Et divers Marchands d’Amsterdam m’ont dit qu’ils ne savaient avoir des étoffes assez fines et de grand prix pour satisfaire à ceux de la Secte des Mennonistes, lesquels sont si superbes qu’il n’y a rien de trop cher pour couvrir leurs corps, ni aussi rien de trop cher pour satisfaire à leurs appétits. Car s’ils sont curieux d’avoir des habits fins, ils le sont aussi d’avoir des viandes bonnes et de manger les friands morceaux ; et estiment tant leurs corps qu’ils croient de mériter tout le plus beau et le meilleur, voulant laisser le moindre pour les autres qu’ils estiment moindres qu’eux.
CXCIII. Ce qui est bien contraire à Jésus Christ et à sa doctrine, lequel a choisi en toute chose le moindre et enseigné de choisir la dernière place. Mais ces personnes prennent des Écritures un sens tout renversé et appellent bienheureux les Riches au lieu de donner ce bonheur aux pauvres d’esprit, comme Jésus Christ a prêché. Et ils ne peuvent autrement faire s’ils ne veulent quitter les pompes de leurs habits et la friandise de leur bouche, vu que ces choses requièrent des richesses pour être entretenues. Car sans l’argent, on ne peut avoir les bons morceaux ni le fin lin et le pourpre. C’est pourquoi ces personnes sont plus convoiteuses de gain que les autres, quoique de paroles elles veulent nier leur avarice et convoitise en les couvrant du manteau de la nécessité, pour ne point être tenus pour avares ou convoiteux. Mais leur nécessité est si abondante que la vingtième partie suffirait pour leurs entretiens s’ils étaient des vrais Chrétiens. Mais toutes ces choses portent noms d’humilité, de sobriété, et de modestie, bien qu’en effet ce ne soient que toutes sortes de péchés : car nous avons précisément en l’Écriture que le faux riche a été damné pour avoir fait bonne chère et s’être vêtu de pourpre et de fin lin. Ce sont les mêmes choses que ces Mennonistes estiment pour vertus, enseignant cela à leurs enfants dès leur tendre jeunesse, les laissant suivre tous leurs appétits en boire et manger, les élevant en l’estime d’eux-mêmes et au mépris des autres : vu que parmi tous leurs péchés et orgueils, ils s’estiment aussi des personnes régénérées.
CXCIV. Ce que plusieurs m’ont dit à moi-même. Et vos Prédicants d’Amsterdam ont demandé au commencement si j’oserais bien dire qu’ils ne sont point des personnes régénérées ? Et à cause que je l’ai bien osé dire depuis les avoir découverts, ils m’ont pris en haine et dit qu’ils ne veulent pas se servir de mes écrits mais se tenir à l’Évangile : quoique leurs vies soient toutes contraires à l’Évangile, et leurs mœurs plus Anti-Chrétiennes que Chrétiennes. Et sont si dissimulés que tous les premiers ils cherchent mes écrits en secret ou par tierce personne, lorsqu’il s’imprime quelque chose de nouveau ; et m’ont dit à moi-même d’avoir prêché depuis plusieurs années les mêmes choses que j’écris : quoique d’autre côté ils fassent semblant de les rejeter, pour se tenir à l’Évangile. Ce qui serait très bon : car s’ils se tenaient à l’Évangile, ils se tiendraient aussi par conséquent à mes écrits : vu que c’est toute la même. Mais à cause que mes écrits sont plus clairement expliqués que l’Évangile, ils font le semblant de les rejeter parce qu’ils ne les peuvent gloser, comme on a fait sur l’Évangile, à cause que je suis encore vivante, et que je renverserais bientôt toutes leurs gloses, lorsqu’elles me seraient connues. Ils font entendre qu’ils les veulent seulement mépriser, quoiqu’il les lisent avec diligence pour y apprendre leurs sermons. Et ils tâchent aussi d’y trouver quelque chose digne de répréhension. De quoi je les défie. C’est pourquoi ils ne m’oseraient attaquer, vu qu’ils sont dans le mensonge et moi dans la vérité. Ils trouveraient bien dans mes écrits diverses choses contraires à leurs façons de faire, ou contraires aux instructions de Menno, mais ne peuvent rien trouver contraire à la Doctrine de Jésus Christ : car ce qui est mien est sien, et ce qui est sien est mien, vu que c’est le même Esprit qui me guide que celui qui a possédé le corps de Jésus Christ. Et s’il y a autre chose en ma vie et ma doctrine, je le déteste et abjure devant tout le monde, incitant tous ceux qui le sauront à m’en avertir.
CXCV. Mais la Doctrine de Menno, elle est errante et fantastique, ce qui se peut voir en ce qu’il défend à ses disciples de porter des armes, s’étant imaginé que Jésus Christ menace ceux qui frapperont avec des armes. En quoi il n’a pas bien entendu le texte même de l’Écriture, et beaucoup moins le sens des paroles ; et a voulu déchirer quelques mots de l’Écriture sans prendre égard aux autres paroles. Car Jésus Christ dit qu’il faut accomplir toute Justice ; et aussi que celui qui frappe de glaive sera frappé de glaive. Ces deux choses sont inséparables, et fort bien entendues de celui qui a le S. Esprit, et non pas de ceux qui n’ont qu’un Esprit naturel, comme avait Menno, lequel ne saurait montrer comment on accomplirait toute Justice en ne point portant des armes. Car les Juges ne peuvent accomplir la Justice d’une personne qui a tué une autre par glaive s’ils ne condamnent cet homicide à mourir aussi par glaive : vu que l’Écriture donne précisément cette instruction aux Juges de frapper de glaive ceux qui en eût frappé leur prochain ; et Jésus Christ commande aussi à un chacun d’accomplir toute justice.
CXCVI. Et je demanderais volontiers à ce Menno ou à ses disciples, s’il ferait maintenant juste que mes frères me laissassent meurtrir ou massacrer dans mon logis ou ès rues, à faute de ne point vouloir porter des armes pour me défendre ? Ou s’il serait plus juste de donner cette assurance au méchant que nous ne nous défendrons pas lorsqu’il viendra pour nous tuer, parce que nous n’oserions avoir nulles armes que de lui montrer ouvertement que nous sommes sur nos gardes et avons des armes pour nous défendre contre ceux qui nous voudraient attaquer ? Je dis que cela n’est point seulement accomplir la Justice que Jésus Christ a commandée, mais que c’est faire aussi une œuvre de charité au prochain. Car si dans ce temps malheureux auquel la plupart des hommes ont perdu la crainte Dieu et adhèrent au Diable afin de pouvoir faire tous les maux qu’ils peuvent, les bons ne donnaient pas la crainte et l’épouvante aux méchants, il est à croire que nuls bons ne resteraient en vie et que les méchants les extermineraient tous. Et partant, il est nécessaire que ceux qui ont perdu la crainte de Dieu aient encore la crainte des hommes, afin que par icelle ils s’abstiennent de faire tout le mal qu’ils voudraient bien. Et encore qu’ils se veulent damner, il faut (autant qu’il est en nous) empêcher qu’ils n’offensent que le moins, afin que leurs peines soient moindres ès Enfers : car il est certain que les hommes seront châtiés à toute éternité à mesure qu’ils auront commis de péchés, vu qu’il n’y aura nul bien sans récompense et nul mal sans punition en la Justice de Dieu.
CXCVII. C’est pourquoi celui qui a la crainte de Dieu et l’Amour du prochain à cœur doit porter des armes pour accomplir toute justice. Et faire peur par armes à ceux qui injustement frappent par armes. Et doivent aussi porter les armes ceux qui veulent empêcher les malveuillants à nuire aux bons. Et cela par charité Chrétienne, et non pour offenser Dieu, comme cet Ignorant Menno a voulu faire croire à ses adhérents. Car il a erré, et ceux qui le suivent errent aussi bien que lui, à faute de ne pas connaître la vérité des choses.
CXCVIII. Ils suivent le mensonge pour la vérité, en prenant l’orgueil de leurs cœurs pour humilité, à cause qu’ils portent des habits d’une façon simple, quoiqu’en matière ils soient riches et somptueux, et prennent pour la sobriété de suivre leurs appétits sensuels en toute chose, moyennant de ne point excéder jusqu’à vomir ou à s’enivrer ; et prennent pour modestie de parler posément et d’avoir une contenance affectée, quoiqu’en leurs mœurs ils soient médisants et luxurieux. Enfin, ce sont les vrais Pharisiens de notre temps avec toutes les qualités des Pharisiens du temps de Jésus Christ. Car ils nettoient le vaisseau au dehors, et au dedans ils sont remplis d’ordures : ils sont des sépulcres blanchis, qui au dedans n’ont que des os de morts ; des Hypocrites, qui veulent tirer un fétu hors de l’œil d’un autre et ne voient pas une poutre qui leur crève les yeux. Enfin, ils sont ces personnes à qui Jésus Christ a dit tant de malheurs, parce qu’ils sont faux de cœurs et font paraître au dehors ce qu’ils ne sont au dedans ; et sont aveugles, à cause qu’ils pensent être clairvoyants : car s’ils disaient : nous sommes aveugles, il verraient clair, comme Jésus Christ disait aux Pharisiens de son temps, qui n’étaient que la figure de ces Mennonistes d’à présent, lesquels veulent paraître justes devant les hommes, pendant qu’ils ne le sont nullement devant Dieu, quoiqu’en effet ils fassent des actions justes et des bonnes œuvres pour paraître gens de bien, et aiment plus cette réputation d’être justes et vertueux que le salut de leurs âmes.
CXCIX. Car ils ne se mettent guères en peine de se justifier devant Dieu lorsqu’ils conservent la réputation d’être justes devant les hommes : pendant qu’ils lisent assez dans l’Évangile que Jésus Christ dit à tous les hommes : Si votre justice n’outrepasse celle des Pharisiens, vous n’entrerez point au Royaume des Cieux. C’est une terrible sentence que Jésus Christ prononce en ce regard : vu que ces Pharisiens, comme il est dit en l’Évangile, étaient justes à l’extérieur et faisaient aussi beaucoup de bonnes œuvres, puisque celui qui priait au Temple remerciait Dieu de ce qu’il n’était point comme le Publicain, mais qu’il jeûnait deux fois la Semaine, priait au Temple, donnait de son bien aux pauvres et payait les dîmes de tout ce qu’il possédait. Je pense que fort peu de ces Mennonistes sont arrivés à la Justice de ce Pharisien, quoiqu’ils s’estiment tous Saints et Justes, en méprisant tous ceux qui ne suivent point leurs grimaces, et en les tenant pour des insolents et mondains, sans piété ou vertu : quoique souvent devant Dieu ces personnes mondaines à l’extérieur aient beaucoup plus de Justice et de Sainteté que n’ont ces Hypocrites. Car ils se connaissent pécheurs, comme fit le Publicain, et s’estiment indignes de paraître devant Dieu frappant la poitrine ; et se convertissent en humilité de cœur ; et sont par ainsi mieux disposés à recevoir les grâces de Dieu que ne font ces personnes se justifient elles-mêmes, en se rendant par là indignes de miséricorde pour ne pas vouloir confesser leurs misères. Et ils ne se peuvent aussi jamais convertir, vu qu’ils se sont imaginé d’être tous convertis, voire d’être des personnes régénérées. Ce qui leur endurcit le cœur : et avec ce Pharisien, ils ne seront pas justifiés : à cause que Dieu résiste aux superbes, et aux humbles il donne son cœur. C’est pourquoi l’Écriture dit que les paillards et pécheurs entreront au Royaume des Cieux, et que les Enfants du Royaume seront jetés dehors. Et pour le même sujet Dieu dit qu’il condamnera nos Justices. Et il ne peut jamais condamner des justices qui sont vraiment justes devant Dieu. Mais il parle de la justice des hommes, lorsqu’iceux se justifient eux-mêmes ou se veulent justifier devant les autres. Semblables justices seront condamnées de Dieu, parce qu’elles sont toutes Pharisaïques, et que Jésus Christ dit absolument : Si votre Justice n’outrepasse celle des Pharisiens, vous n’entrerez point au Royaume des Cieux.
CC. Et ces Mennonistes ne doivent pas attendre d’autre sentence lorsqu’ils font leurs justices devant les hommes pour être estimés d’iceux. Car il est très vrai qu’ils sont de ceux qui nettoient le vaisseau au dehors, et qu’au dedans ils sont remplis d’ordure : puisqu’on les voit nets à leurs habits, simples en apparence, et presque tous d’une même façon. Et on connaît toujours les Mennonistes à leurs habits, et ils tiendraient pour péché de porter un passement sur iceux. Ils sont comme les Moines de l’Église Romaine, lesquels on connaît de quel ordre qu’ils sont à leurs habits. Et cela est modeste et net à l’extérieur en ces Mennonistes ; mais au dedans ils sont pleins d’ordures et de péchés, tant de convoitise que de friandise, de charnalité et d’orgueil de vie. En sorte qu’on ne saurait où les examiner à l’intérieur sans y trouver toutes sortes d’ordures et de péchés couverts sous cette netteté d’habits et de contenance, lesquels les font bien voir comme des sépulcres blanchis qui au dedans n’ont que des os de mort. Car ils ne peuvent être vivants à la grâce en étants si faux et dissimulés et en estimant leurs vices pour des vertus : puisque Dieu connaît le fond de leurs cœurs et voit qu’ils n’ont point de foi vivante en leurs âmes.
CCI. Et pour faire voir que ces Mennonistes sont ceux qui veulent faire sortir le fétu hors de l’œil d’un autre et ne voient point la poutre qui leur crève les yeux, il ne faut que remarquer ce qu’ils ont fait à mon regard, et celui de nos frères. Car au lieu d’apprendre des uns et des autres quelque vertu, ils sont venus épier parmi nous s’ils ne trouveraient pas quelques défauts afin de les reprendre et blâmer, au lieu d’examiner leurs propres défauts qui sont beaucoup plus grands que les nôtres. C’est pourquoi ils ne pouvaient rien profiter par notre conversation, vu que l’Écriture dit : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux, et si votre œil est fin, tout votre corps sera ténébreux. Ce qui leur est arrivé. Puisqu’ils sont devenus si ténébreux qu’ils ne savent pas où marcher pour leurs propres conduites : à cause qu’ils ont eu l’œil fin pour épier et syndiquer toutes nos actions et paroles, au lieu de recevoir avec un œil simple la lumière de vérité qui paraissait à leurs yeux.
CCII. Pour cela ils devenus aveugles, et qui pis est, ils ne connaissent pas leurs aveuglements, et disent : Nous voyons. Car ils pensent être les plus illuminés et savants de toutes les Religions du monde en la vie spirituelle, et ne voudraient céder à personne ce premier rang de dévots et spirituels. Car ils s’étudient continuellement ès Écritures, et les femmes en parlent mieux que nos Prédicateurs, et la portent sur elles aux Églises et partout où elles vont, s’entretenant ès compagnies de discours de la Ste Écriture, et n’ont que des bons propos sans aucunes insolences ou mauvais discours. Enfin, ce sont des vrais sépulcres blanchis au dehors, sur lesquels on ne voit à l’extérieur aucune macule de péché. Mais Dieu qui connaît leurs cœurs m’a fait voir l’ordure au dedans, et m’a donné tant d’expérience par leurs conversations que je me sens obligée de leurs mettre ces choses devant les yeux, afin qu’ils ne périssent par ignorance ou inadvertance. Comme vous ferez assurément, mon Ami, si vous persévérez en ces erreurs. Car vous dites maintenant que vous êtes Mennoniste et que vous n’avez pas voulu faire baptiser vos enfants, craignant qu’on ne vous bannisse de cette communauté : quoiqu’auparavant vous la voulussiez volontairement quitter pour suivre Jésus Christ.
CCIII. Et encore vous voulez faire entendre que vous n’êtes pas changé : et que vous aimez encore la vérité comme auparavant. Ce qui est assurément faux. Car si vous aimiez la vérité, vous la suivriez : puisqu’il est naturel de s’approcher toujours volontiers de ce qu’on aime et de s’y tenir le plus près qu’on peut. Mais vous vous retirez de la vérité le plus que vous pouvez. Car sitôt que vous avez été mal content contre moi, vous avez menacé de quitter Nordstrand ; comme en effet vous avez fait pour aller demeurer à Fredricstatt, pensant par là me faire grand déplaisir comme si j’avais besoin de votre service, et que vous n’eussiez pas besoin de recevoir de nouvelles lumières du S. Esprit au lieu où il les produit. Mais vous êtes grandement trompé. Car je n’ai aucun besoin de vos services, pour me savoir bien servir moi-même, comme aussi font nos frères, parce qu’ils ont appris en l’Évangile que Jésus Christ n’est point venu pour être servi, mais pour servir. Et le serviteur ne doit pas être meilleur que le Maître : c’est pourquoi je me suis résolue à me servir moi-même et les autres en ce qui est en mon pouvoir, comme nos frères ont résolu de faire aussi. Et partant c’est en vain que tous ces Frisons se sont imaginé que nous avions besoin de leur service, vu qu’ils ont eux-mêmes plus de besoin du nôtre. Car en effet je les ai plus servis avec nos frères que tous les Frisons ensemble ne nous ont servis, et nous ont donné plus de travail et fâcheries que nous à eux. Ils m’ont reproché que j’ai voulu avoir une servante de leurs gens sans lui donner de gages, faisant entendre que je veux être servie pour rien. Et en cette croyance vous l’avez tirée hors de ma maison, pensant me faire du déplaisir : quoiqu’en effet vous m’ayez grandement soulagé : vu que cette fille, n’étant qu’à demi sage, m’apportait beaucoup de dommage et de labeurs. Car je pétrissais moi-même le pain qu’elle mangeait et lui accommodais ses viandes : il me fallait aussi laver moi-même ses linges et les étendre, puisqu’elle ne savait bien faire aucune chose, et rompait, perdait et brûlait plusieurs choses. En sorte qu’elle m’a bien coûté un bon gage au-dessus de ses dépens et de son entretien, comme j’avais promis de faire, et aussi ai accompli ma promesse, en espérant qu’elle apprendrait à la fin, parce qu’elle était volontaire : mais après l’avoir éprouvée sept mois, ses Parents l’ont redemandée par votre induction, en pensant de me laisser en peine de son service, quoique je me trouvasse délivrée de la servir, vu qu’elle m’a apporté beaucoup plus d’ouvrage en la maison qu’elle n’a porté dehors.
CCIV. Mais j’ai souffert toutes vos malveillances contre moi avec patience, en espérant de vous gagner à Dieu. Ce dont je désespère maintenant, en vous entendant dire que vous êtes Mennoniste, et que vous craignez d’être retranché de cette communauté. Car vous êtes libre de demeurer Mennoniste jusqu’à ce que le Diable vous emporte, vu que Dieu ne recevra QUE DES CHRÉTIENS. Et si j’avais cru que vous ne tendiez pas à être des vrais Chrétiens, je ne vous aurais jamais reçu dans mon logis. Car je n’ai que faire de Mennonistes, ni Calvinistes, ou d’autres Sectes telles qu’elles puissent être : mais je veux seulement avoir des vrais Chrétiens, et de ceux qui ne le sont pas, pourvu qu’ils tâchent à le devenir. Pour des autres, ils ne me doivent point approcher : car je ne connais point toutes ces divisions, l’Église de Dieu est unique et ne doit être divisée. Je ne m’informe point quel nom portent les personnes qui viennent auprès de moi, vu que ces noms ne leur donnent rien et n’occasionnent aucunes vertus ès âmes de ceux qui les portent. Sans doute que Dieu ne demandera point à la mort des hommes : Êtes-vous Calvinistes, Luthériens, Mennonistes, ou d’autre Secte ou Religion ? Mais il demandera : Êtes-vous Chrétiens ? puisque personne ne sera reçu du Père que celui qui sera revêtu de l’Esprit de Jésus.
CCV. À quoi faire donc toutes ces diverses croyances et ces divers sentiments : puisqu’il n’y a qu’un Dieu, une Loi, et une vraie Église ? Pourquoi veulent les hommes sauter d’une branche à l’autre de diverses Religions et divers sentiments, puisqu’il n’y en a qu’une seule qui est bonne, et qu’un seul sentiment que Jésus Christ nous a laissé en son Évangile, hors duquel sentiment il n’y a point de salut ? Car Jésus Christ même dit qu’il est la voie, la vérité et la vie. Cela s’entend qu’il n’y a point d’autre voie de salut que celle par où Jésus Christ a marché, et qu’il n’y a point aussi d’autre vérité que celle qu’il a enseignée ; et qu’il n’y a point d’autre vie éternelle que celle qu’il a montrée. En sorte qu’il ne faut point sortir de lui pour avoir toute chose. Il ne faut point courir après un Menno, un Calvin, Luther, ou autres, pour avoir la vie éternelle, mais après Jésus Christ seulement, vu qu’en tant que Dieu et homme il nous a enseigné les choses Divines et humaines pour arriver à la vie Éternelle : mais tous ces autres hommes ou Réformateurs n’ont enseigné que des choses qui sont tombées dans leurs fantaisies, et souvent des erreurs et des mensonges : pendant que les hommes suivent cela à l’aveugle comme si c’étaient des nouvelles lumières de Dieu, bien que souvent ce ne soient que des illusions du Diable, lequel ne sachant pas assez tromper les hommes par lui-même, il s’est servi de tous ces Réformateurs pour diviser l’Église de Dieu et la faire devenir une Babylone de confusion, comme elle est véritablement à présent, où l’on ne sait plus où trouver la vérité, vu que chacune de ces Religions dit de l’avoir, quoique toutes soient discordantes et en dissensions. Or Dieu ne peut être divisé, ni ses vérités contraires l’une à l’autre. Pendant qu’on voit toutes ces Religions se contredire l’une l’autre, et avoir divers sentiments, quoiqu’elles disent toutes d’avoir tiré leurs fondements hors de l’Évangile et des Stes Écritures. En quoi tous hommes de bons jugements peuvent bien voir qu’elles errent toutes, et qu’on peut bien dire avec vérité, de ces Réformateurs, que tous hommes sont menteurs, et qu’il n’y a rien de véritable que Dieu seul. Or sa Parole s’est faite chair afin de nous la mieux faire entendre. Et ne faut plus aller ni sur la montagne, ni en Jérusalem pour l’entendre. Il ne faut qu’incorporer la Doctrine Évangélique pour savoir la volonté de Dieu et les choses qu’il demande des hommes. Il est vrai qu’un chacun de ces Réformateurs ont bien lu l’Évangile ; et qu’ils ont couvert leurs entreprises du manteau de réformer les abus de l’Église Romaine, en prenant le nom d’hommes bien illuminés, qui ont découvert les abus et erreurs de l’Église Romaine. Mais, en effet, ils ont été en ténèbres ; et au lieu d’avoir réformé l’Église, ils l’ont difformée beaucoup davantage, et joint beaucoup de nouvelles erreurs aux vieilles, au lieu d’en diminuer une seule.
CCVI. Je ne veux pas nier qu’il n’y ait du relâchement en l’Église Romaine, et que beaucoup d’abus n’y soient glissés. Car tous les hommes de bon jugement qui ont la connaissance d’icelle voient cela aussi bien que ces Réformateurs ont fait. Mais c’est peu de chose de connaître le mal lorsqu’on ne le peut remédier. Et comment ces Réformateurs eussent-ils pu remédier au mal aussi longtemps qu’ils portaient le mal, les abus, et relâchements en eux-mêmes ? Car ils ont tous été des personnes vivantes selon les mouvements de leurs natures corrompues, remplies de passions vicieuses, comme la suite de leurs vies l’a bien fait paraître.
CCVII. Ils ont tous été des Prêtres consacrés à Dieu sous les vœux d’obédience et de chasteté perpétuelle. Ce qu’ils étaient obligés de garder tous les jours de leur vie : pendant que par une passion déréglée ils faussent leurs vœux à Dieu, et secouent de leurs épaules le joug d’obédience et de chasteté. Et si une personne est obligée en conscience d’observer la promesse qu’elle a faite à une autre personne, combien plus est-elle obligée d’observer les promesses qu’elle a faites à son Dieu ? Il ne faut pas croire que ces Prêtres étant en l’Église Romaine aient été contraints à faire de semblables vœux : puisqu’un chacun est laissé en sa libre volonté. Et on leur donne assez de temps pour penser et résoudre à ce qu’ils veulent faire. Car ils vont trois fois aux Ordres avant de pouvoir être Prêtres ; et ceux qui entrent en des cloîtres, ils ont un an ou deux pour être éprouvés. En sorte qu’il n’y peut avoir aucunes surprises ès vœux qu’ont fait ces Prêtres et Réformateurs, puisqu’ils font cela de leurs propres volontés et de mûre délibération, sans y être contraints de personne. Et lorsqu’ils ont une fois fait vœu à Dieu solennellement en présence des hommes, ils sont obligés à les garder, ou ils sont des faussaires, ayant faussé leurs serments devant Dieu et les hommes. Comment donc ces personnes pourraient-elles avoir reçu quelques lumières de Dieu pour réformer son Église, ou pour découvrir ses erreurs ? Cela ne peut être véritable : puisque le S. Esprit n’entre point dans une âme souillée de péchés. Il faut conclure que tous ces Réformateurs n’ont eu qu’une lumière naturelle pour découvrir les abus de l’Église Romaine ; et qu’ils n’ont eu qu’une passion de vengeance et de luxure qui les a mus à les vouloir réformer. Quelque mécontentement les a chassés hors de l’Église Romaine ; et la concupiscence de la chair s’est allumée en eux, et a été plus forte que l’obligation à la promesse faite à Dieu : en sorte que le mal a eu sur eux le dessus, et le Diable y étant fourré leur a fourni des subtilités pour aveugler l’Esprit des hommes afin de croire leurs mensonges, de tant plus qu’il leur a fourni une doctrine fort accommodante à la nature corrompue, laquelle a été bien aise de trouver des hommes étudiés pour épauler leurs relâchements.
CCVIII. Car comme ces Prêtres étaient déchus de l’Esprit du Christianisme, ainsi aussi étaient déchus plusieurs du commun peuple. Et ceux-là ont été bien aises de suivre ces Réformateurs qui leurs enseignaient un chemin large en leur promettant le salut : car la nature demande bien d’être sauvée et de vivre en ce monde à l’aise. Ce que ces Pasteurs sauvages ont enseigné, même montré qu’on faisait mieux de suivre ces relâchements que la sainte obéissance, laquelle Jésus Christ nous a tant recommandée par ses œuvres en disant qu’il a été obéissant jusques à la mort de la croix. Mais ces Réformateurs ne veulent plus d’obéissance, mais qu’un chacun suive les mouvements de sa nature corrompue, comme ils étaient d’intention de la suivre eux-mêmes, pour leur donner exemple.
CCIX. Et vous voulez, mon bon Ami, maintenant suivre votre Réformateur Menno, parce que vous sentez que ses enseignements flattent plus les sens naturels que les enseignements de Jésus Christ. Vous êtes libre de ce faire : mais gardez-vous de périr avec lui. Car il n’est pas votre Sauveur, et Dieu est votre vrai Père. Si vous êtes un Enfant de Menno, vous n’êtes pas enfant de Dieu. Et encore bien que Menno aurait eu quelque doctrine conforme à l’Évangile, il ne vous la faut pas suivre à cause que Menno l’a dit, mais à cause que Jésus Christ l’a enseignée, puisque lui seul est la voie, et Menno est en des erreurs, comme je vous ai déjà montré et vous en montrerais encore plusieurs si besoin était. Je dis avec lui que vous êtes créé libre, mais je ne dis pas avec lui que vous serez sauvé en le suivant : car je vous tromperais assurément, et je tiens qu’il brûle ès Enfers s’il n’a pas fait pénitence et retracté ses erreurs devant mourir.
CCX. L’on m’a dit que tous les Mennonistes de Fridricstat me haïssent maintenant, depuis qu’ils ont trouvé en mes écrits que j’ai dit choses semblables : mais je veux bien qu’ils sachent que leur haine ne me peut grever, et que je ne cherche point de leur complaire : car si je cherchais de plaire aux hommes, je ne serais pas servante de Jésus Christ, lequel me dit que si je suis du monde, le monde m’aimera, et si je suis de lui, le monde me haïra. En sorte que je me dois plutôt éjouir d’être haïe de ces Mennonistes que de m’en attrister : parce qu’aussi longtemps qu’ils sont des Mennonistes, ils sont des gens du monde, lesquels me doivent haïr, selon la parole de Jésus Christ, à cause que je suis de lui. S’ils étaient des Chrétiens, ils porteraient la querelle de Christ : mais à cause qu’ils sont des Mennonistes, ils veulent défendre la querelle de Menno, et ne peuvent souffrir que je croie qu’il brûle maintenant ès Enfers : pendant qu’ils ne me peuvent ôter cette croyance. Et si vous le suivez, mon Ami, vous verrez à la mort à votre dommage que j’ai dit la vérité en cela comme en autre chose. Et si vous ne voulez croire à la vérité, vous ne voulez pas croire à Dieu, qui est la seule vérité véritable.
CCXI. Vous avez demandé dernièrement à un de nos Frères ce que c’est vérité, mais n’avez pas attendu d’en avoir la réponse, comme Pilate n’attendit pour avoir réponse de Jésus Christ lorsqu’il avait demandé : Qu’est-ce que vérité ? Mais je vous dis maintenant que la vérité est Dieu ; et lorsque vous méprisez la vérité, je vous dis de sa part que vous méprisez Dieu même, qui est votre Juge, entre les mains duquel vous tomberez tôt ou tard. C’est pourquoi il me semble que vous ne devez pas tant vous élever contre la vérité, et encore moins la blâmer et la décréditer là où vous pouvez. Car vous aurez une forte partie à combattre, et c’est faire comme si vous vous éleviez contre Dieu même, lequel est Tout-puissant de vous exterminer tous en un moment.
CCXII. Ne vaudrait-il pas mieux de vous taire que de tant parler contre les vérités que j’avance, vu que tous les mépris que vous en pouvez faire tourneront à votre confusion ? Et tant plus vous la mépriserez, tant plus vous aurez honte de l’avoir fait. Car sitôt que la vérité sera connue, vos mépris et mensonges seront décrédités devant tout le monde, et vous aurez grandement blessé votre âme devant Dieu, pourquoi il vous faudrait faire une longue pénitence, à mesure que vous aurez beaucoup détracté. Je fuis une Servante de Dieu Envoyée pour apporter aux hommes sa Lumière de vérité. Et si vous ne la voulez pas recevoir, laissez-la luire pour éclairer les autres, sans la noircir de moqueries et de calomnies, comme vous faites. Car Dieu vengeance ma querelle avec plus de raison que ces Mennonistes vengent la querelle de Menno, lequel ils n’ont point connu : mais Dieu me connaît ; et je sais qu’il m’a envoyée pour apporter sa lumière de vérité aux hommes ; et un Messager ne doit mal ou bien avoir de la lettre qu’il porte.
CCXIII. Pourquoi donc me haïssent ces Mennonistes et autres parce que je leur déclare les vérités des choses que j’apprends de Dieu sans autre Maître ? Ne feraient-ils pas mieux de considérer mûrement ce que je dis, et voir au fond de leur conscience s’ils ne trouveront point qu’elle leur dictera que je parle vérité, sans vouloir à l’aveugle la rejeter à cause qu’elle contredit à ce qu’ils aiment ou qu’ils ont entrepris de croire ou de suivre ? puisque cela n’est que des passions déréglées, lesquelles les hommes doivent mortifier, et pas suivre. Car que pourra donner Menno à tous les Mennonistes qui ont porté sa querelle ? Ou que pourront donner Luther, Calvin, et tant d’autres Réformateurs à tous ceux qui tiendront de leur part ou défendront leurs erreurs ? Ils sont tous impuissants, et n’ont rien que des peines et misères pour partager à leurs disciples ou successeurs. Si bien que ceux qui défendent leurs opinions ne font que battre le vent, et ne profitent pour le temps ni pour l’Éternité, parce qu’ils servent des Maîtres qui n’ont la puissance de rien donner à eux-mêmes, bien loin de pouvoir donner quelque chose aux autres. Et puisque vous êtes si porté à chercher vos avantages temporels, mon Ami, soyez-le aussi à chercher vos avantages spirituels, et prenez à cœur de défendre la querelle de Dieu et de sa vérité, plutôt que la querelle de Menno ou d’autres Sectateurs, tels qu’ils pourraient être : car tous les hommes sont défaillants, et la vérité de Dieu demeure à toute Éternité.
CCXIV. Vous avez autrefois eu tant de zèle pour défendre la querelle de la vérité, que vous en écriviez des louanges à tous vos Parents. Et l’attestation que vous m’avez donnée témoigne assez que vous avez été convaincu en votre conscience que je suis régie par le St Esprit, et que les Vérités qui sortent de ma bouche ont souvent fait en votre âme de grandes opérations. Pourquoi allez-vous maintenant étudier et spéculer pour trouver des moyens de les faire passer pour mauvaises, quoique ce soient les mêmes choses que vous avez tant prouvé par vos propres écrits et paroles être si bonnes ? Ces vérités peuvent-elles changer ? Et la personne est-elle diminuée depuis ou changée d’opinion pour trouver maintenant mauvais ce que lors vous trouviez très bon ? Et vous le vouliez déclarer ainsi à tout le monde. Et afin de l’assurer davantage, vous m’êtes venu demander, après m’avoir envoyé votre attestation de Nordstrand, si elle témoignait de moi et de mes écrits à suffisance, en me disant que vous en diriez encore davantage si je le désirais. Et je répondis que Non, et qu’il suffisait de ce que vous aviez envoyé.
CCXV. Et maintenant il semble que vous voudriez bien rétracter les vérités que vous avez lors dit mûrement de votre franche volonté délibérée sans l’induction de personne. Ce qui témoigne assez que vous n’êtes pas fidèle à Dieu, puisque vous déniez la vérité. Car si ces choses que vous avez dites étaient véritables, elles le sont encore, puisque la chose n’est nullement changée. Et si elles n’étaient pas véritables, il ne vous les fallait pas dire : car personne ne vous eût contraint à cela. Un chacun a été libre d’attester ce qu’il lui a plu et ce qu’il a trouvé en sa conscience être véritable, et pas davantage. C’est pourquoi vous avez maintenant grand tort de tenir le parti contraire à la vérité, et de quitter la doctrine Évangélique pour reprendre la Doctrine de Menno.
CCXVI. C’est une pauvre échange que vous avez faite de quitter Dieu pour prendre un homme, et de vouloir suivre un pécheur au lieu du Fils de Dieu, qui créa toutes choses. Ce qui me donne bien double sujet de vous demander qui vous a ensorcelé l’Esprit pour vous faire croire au mensonge après avoir connu la vérité ; et de ne vous pas contenter d’être déchu de la vérité, mais tâcher d’en retirer aussi les autres ? comme il paraît assez par ces Mennonistes de Fridricstat, lesquels étaient auparavant si portés à lire mes écrits et à confesser que c’étaient des vérités : où maintenant depuis que vous leur avez fait boire le venin de vos mécontentements et celui de vos amis, ces personnes sont toutes retournées ; et à cause qu’elles ne trouvent rien de mauvais en mes écrits, elles disent que j’ai malfait de dire que je crois que Menno brûle ès enfers, comme si par passion je disais mal des personnes mortes. Ce qui ne peut faire néanmoins du mal à Menno, encore que la croyance que j’ai de lui ne serait pas véritable. Car s’il est auprès de Dieu, ma croyance ne lui ôtera point sa gloire. Et s’il est ès enfers, ma croyance ne lui augmentera point ses peines. Et aussi ne peut icelle croyance nuire à personne qu’à moi-même si en cas elle n’était point véritable.
CCXVII. Mais ces Esprits Pharisaïques voudraient bien trouver sujet de m’accuser de péchés, et trouver un fétu en mon œil plutôt que la poutre qui leur crève les yeux. Ils disent que j’offense Dieu à juger mal d’une personne morte ; et ne voient pas que je ferais bien un plus grand mal de me taire lorsque je vois tant de personnes de bonne volonté suivre les erreurs de Menno sans les avertir de ce que Dieu m’en a fait connaître. Et je serais cruelle aux âmes de ceux qui veulent ouvrir les yeux si je ne leur déclarais point ce que je sais de la part de Dieu ; et ferais contre la charité Chrétienne un mal beaucoup plus grand que ne serait celui de me taire, lorsque je verrais une personne aller dans un précipice couvert de neige qu’il ne verrait point, et que je ne l’avertisse point du péril où il va. Car l’âme vaut bien plus que le corps. Et je serais homicide devant Dieu si je n’avertissais point mon prochain qui périrait en ce précipice, cessant mon advertance : de même je tuerais aussi les âmes de tous ceux qui se garderaient de ces erreurs s’ils les connaissaient.
CCXVIII. Mais ces douillets Mennonistes n’ont pas de Justice ni de Charité en leurs cœurs en semblables cas, et aimeraient mieux d’entendre que je dise toujours du bien de mon prochain et des choses plaisantes à leurs oreilles, pour consoler leurs Esprits, encore bien que je parlerais mensonge : puisqu’il veulent être flattés, et qu’on leur mette des coussins sous les bras : comme il y en a maintenant assez qui font cela : principalement entre les Prédicants, qui s’étudient à parler comme leurs Auditeurs veulent ouïr, et tâchent de les consoler de belles paroles d’avoir leur amitié. Mais moi je fais tout autrement, et m’étudie à toujours parler vérité, sans regarder si elle plaît ou déplaît à ceux qui l’entendront : à cause que je sais que la vérité est Dieu, laquelle sera toujours bienvenue parmi les vraies gens de bien, qui me remercieront de leur avoir dit la vérité, encore bien qu’icelle les reprendrait.
Que les hommes aiment mieux les ténèbres que la lumière.
CCXIX. Car quoique la nature d’abord ne reçoive pas volontiers la vérité qui reprend, si l’aime-t-elle après l’avoir bien digérée. Car la personne qui craint véritablement Dieu sera toujours bien aise de connaître ses fautes. Pour cela, dit le Proverbe, que si l’on reprend un sage, il en deviendra plus sage, et si l’on reprend un fou, il en deviendra plus fou. Et l’Écriture dit en parlant des derniers temps que celui qui est bon deviendra meilleur, et celui qui est méchant s’empirera. Ce que je dis aussi à ces Mennonistes, comme il leur arrivera. Et ceux qui sont bons d’entr’eux de viendront meilleurs par la lumière de vérité qu’ils trouveront en mes écrits ; mais ceux qui sont méchants s’empireront par les mêmes écrits. Et ce sera pour un chacun d’eux. Car je n’ai rien à voir en cela : puisque j’ai satisfait à Dieu de leur avoir dit la vérité. S’ils la reçoivent ou rejettent, c’est pour eux le profit et le dommage : car je ne leur demande rien. Je l’ai reçu pour rien et le donne pour rien : vu que je ne cherche rien en ce monde ; et le mépris de toutes ces gens me sera autant agréable que leurs louanges ; et moyennant qu’ils ne blessent point leurs propres âmes, je ne me soucie du reste.
CCXX. Car je vous ai assez fait voir que je ne cherche point de profit ni de service de vous, et encore moins d’honneur : vu que je n’estime rien d’honorable sinon d’être fidèle servante de Dieu. Tout le reste des honneurs des hommes, je les estime comme de la fumée : quoique ces Mennonistes ne le sachent croire : à cause qu’ils sont eux-mêmes superbes de cœurs, et par conséquent ils sont volontiers honorés : et ils pensent me mesurer à leurs aunes, et croient que je veux avoir l’honneur d’avoir grand nombre de disciples. Ce qui est contre la vérité : puisque je voudrais bien n’en avoir pas un si ce n’était pour leurs utilités : car je n’ai que des fâcheries de ces personnes, lesquelles ne me sont nullement nécessaires. Et je peux bien dire en vérité que toutes sortes de personnes me fervent d’empêchement à mon entretien intérieur ; et je souhaiterais bien d’être tous les jours de ma vie seulette si Dieu me voulait accorder cette faveur. Comment donc serait-il véritable que je vous chercherais pour être suivie ou honorée ? Quel bien me pourrait faire votre suite, étant tous si imparfaits comme vous êtes ? Je n’aurais que des déplaisirs. Et quel honneur me pourrait-il revenir d’être suivie d’un parti de gens de votre condition, qui cherchent Dieu pour trouver en ce faisant leurs avantages, ou qui ne sont autrement à contenter ? Certes ce ne me serait point d’honneur parmi les hommes du monde même d’avoir des disciples remplis d’amour-propre, qui ne cherchent que leur propre intérêt, en ne se voulant contenter de la nécessité, comme vous le témoignez, et aussi les autres : puisqu’un chacun de vous tend au plus grand gagnage ; et celui qui peut gagner 24 sols par jour à faire des voiles de navires n’a garde de lacer ses bas pour gagner fix sols, quoiqu’il pourrait bien aisément vivre ici avec fort peu de choses, vu que tout y est à très bon marché : mais vous voulez tous prendre le plus grand profit à votre possible. Ce qui est bien contre la pauvreté d’Esprit que Jésus Christ a enseignée. Car au lieu de vouloir vous contenter du moindre, vous cherchez et prenez toujours le meilleur.
CCXXI. Car si vous eussiez voulu être content de la nécessité, il ne vous fallait pas sortir de Nordstrand et dire, comme vous faites encore, que vous n’y saviez avoir assez pour vivre : puisque cela est faux. Car vous y pouviez même avoir l’abondance pour vivre à l’aise en servant Dieu : mais vous avez bien montré que vous ne cherchiez pas ce repos, mais aimiez mieux aller ès villes parmi le bruit du monde pour tâcher de là gagner davantage d’argent. Je crains que vous ne vous trouviez trompé en vos vaines prétentions mêmes, vu que dans les villes il faut toujours acheter et gagner beaucoup pour s’entretenir : là où en Nordstrand vous pouviez vivre sur cinq à six mesures de labour pour y avoir vos grains, et les labourer vous-même avec un jardin pour y avoir vos légumes pendant que votre femme tiendrait une vache ou deux, quelques moutons, des poules, et autres bêtes nécessaires pour votre ménage seulement. Et vous pouviez vivre ainsi à vous-même sans l’entremise de personne, et y avoir largement toutes vos nécessités.
CCXXII. Mais vous avez rejeté ce bonheur et cette vie recueillie pour vous en aller engager parmi le monde et flatter les hommes pour avoir d’iceux un peu de gagnage pour vous entretenir. Vos compagnons en ont fait tout de même. Car je leur ai présenté de donner à un chacun quelque portion de mes terres et de les diviser en quatre pour avoir un chacun huit mesures en sa part, et y édifier chacun une petite maison où ils pouvaient vivre en repos en servant Dieu hors du bruit du monde. Ce qu’ils ont refusé, ne voulant point accepter la présentation que je leur faisais, quoi que je leur disais qu’assurément il n’y avait pas de condition plus salutaire que de vivre ainsi séparé du commerce des hommes et labourer la terre, selon que Dieu l’a ordonné à Adam, et en lui à tous les hommes. Mais tous mes offres et mes admonitions ne pouvaient avoir lieu en des cœurs qui convoitent encore les biens, les aises, et les commodités de ce monde. C’est pourquoi vous les avez tous méprisés, et pris des résolutions selon votre fantaisie, me laissant mes terres et mes bons avis pour moi, en pensant que je ne les prendrais point, et que j’aurais été obligée de vous les donner toutes pour rien, afin de pouvoir faire là-dedans un lieu de plaisance et de divertissement pour y traiter l’un et l’autre qui vous viendrait visiter : car vous aimez les divertissements et montrez volontiers votre libéralité à un chacun : et par ainsi j’aurais coopéré à votre damnation au lieu d’à votre salut : car celui qui mène une vie si abondante suit les mouvements de sa nature corrompue, laquelle ne produit que toutes sortes de péchés.
CCXXIII. Depuis qu’elle a délaissé l’Amour de son Dieu pour s’aimer elle-même, elle est tombée en la même faute que le Diable, et a resté avec les mêmes inclinations à mal faire comme lui, et ne peut jamais bien faire que par une grâce particulière de Dieu, pour laquelle obtenir l’homme a de besoin de prier toujours et jamais cesser ; comme Jésus Christ l’a enseigné en son Évangile, et que j’ai aussi écrit en la 4e Partie du Tombeau de la fausse Théologie. À cause que naturellement nous faisons toujours mal, et cette nature ne fait jamais bien sinon par contrainte. C’est pourquoi que Jésus Christ dit qu’il faut gagner le Royaume des Cieux par force, et que les violents le ravissent. Et si notre nature était bonne, il ne la faudrait pas forcer à bien faire. Car le bien de soi est amiable. Mais la rébellion au bien, laquelle le péché a apportée en la nature humaine, nous oblige à y résister si nous voulons entrer au Royaume des Cieux : puisque Jésus Christ dit que les violents le ravissent. Ce qui doit bien faire craindre les personnes qui sont délibérées de suivre leurs natures corrompues (comme vous êtes), vu que l’Écriture dit qu’il n’y aura que les violents qui le ravissent. Et cette résolution de suivre les inclinations de la nature corrompue est autant mauvaise comme d’avoir renoncé au Royaume des Cieux, vu qu’il est écrit que la chair et le sang n’entreront point au Royaume des Cieux, et qu’il faut faire violence et renoncer à soi-même pour obtenir ce Royaume.
CCXXIV. Ce qui est bon à entendre : vu que par le péché d’Adam la volonté de l’homme a été autant pervertie que la volonté du Diable, ayant été également rebelle à la volonté de Dieu, avec seulement cette différence que l’homme a reçu la grâce de faire pénitence, et point le Diable : mais si l’homme ne veut pas bien user de cette grâce, aimant mieux de ne s’en pas servir, afin de donner à sa nature corrompue la bride pour suivre sa propre volonté et ses inclinations vicieuses, il est libre de ce faire, lorsqu’il ne veut pas être sauvé. Car il n’a pas besoin d’autre Diable pour le tenter et faire perdre que sa nature corrompue, qui est Diable à elle-même. Et celui qui la suit, suit assurément un Diable incarné, lequel est beaucoup plus dangereux et peut faire plus de mal à son âme que ce Diable qui est seulement Esprit, lequel n’a pas tant d’allèchements au péché comme le corps naturel de l’homme lorsqu’il n’est pas dompté et retenu avec la bride de mortification.
CCXXV. Voyez, mon Ami, en quel péril vous êtes en suivant les mouvements de votre nature corrompue. N’avancez point en cette voie si vous ne voulez périr éternellement. Le Diable vous a vaincu. La chair vous a derechef assujetti sous ses lois, de qui vous êtes esclave, où vous aviez commencé à jouir de la liberté d’un enfant de Dieu par la mortification de vos sens naturels. J’ai bien remarqué, lorsque vous demeuriez chez nous, que vous faisiez la guerre à votre nature corrompue, et que vous l’aviez jà surmontée en plusieurs choses : mais vous avez depuis au double satisfait à vos cinq sens naturels au grand préjudice de votre âme. Et lorsque je vous ai remis en mémoire les bons propos que vous aviez eu chez moi, vous m’avez répondu que vous n’étiez plus ainsi disposé. Ce que devez déplorer avec larmes de sang. Car que vous donneront vos cinq sens de nature après que vous les aurez satisfaits ? Autre chose que des regrets et des peines : car pour un plaisir mille douleurs en ce monde, et la damnation éternelle pour celui à venir : à cause que la personne qui vit selon sa nature corrompue est damnée dès sa naissance, et ne doit espérer de salut sans faire la pénitence que Dieu lui a enjointe.
CCXXVI, Or de suivre ses cinq sens naturels, ce n’est pas faire pénitence, mais c’est continuer au même péché qu’Adam a commis une fois. Et toute la vie d’un homme naturel n’est qu’un amas de péchés divers, en sorte qu’il vaudrait beaucoup mieux de n’avoir jamais été né que de demeurer vivant selon sa nature corrompue. Et il est à souhaiter qu’une semblable personne eût plutôt été étouffée au ventre de sa Mère ou bien fût morte avant qu’avoir l’usage de raison que d’être demeurée vivante pour augmenter ses peines ès En fers : car il est très certain qu’une personne qui suit les mouvements de sa nature corrompue sera damnée.
CCXXVII. Car c’est une vérité sortie de Dieu que tous les hommes en général ont été damnés en Adam : à cause qu’il les portait tous en ses reins. Et nuls ne pouvaient avoir de volontés divisées de la sienne, à cause que pas un seul homme n’était encore sorti de lui lorsqu’il tomba en péchés. En sorte que toutes les volontés de tous les hommes étaient en masse en la volonté d’Adam, laquelle volonté n’a jamais pu être divisée jusqu’à ce que des autres hommes sont sortis de lui et ont eu l’usage de raison. Alors un chacun d’iceux ont eu leurs volontés divisées et ont pu s’en servir à bien ou à mal selon la libre volonté en laquelle Dieu les avait créés. Mais avant qu’Adam eût produit des autres hommes, la seule volonté d’Adam était la volonté de tous les hommes, sans aucune variété : puisque nulles personnes sinon Adam seul n’étaient capables d’user de leurs volontés, pour n’en avoir pas encore reçu la puissance, laquelle puissance était toute entière en la puissance d’Adam seul, comme les corps de tous les hommes étaient sympathiquement dans le seul corps d’Adam. Puisque tous humains sont sortis de lui, il fallait de nécessité que tous fussent en lui à sa création : car Dieu n’a pas créé d’autre homme depuis Adam, mais les a tous fait multiplier par sa semence. En sorte que tout ce qu’Adam a fait aussi longtemps qu’il a été seul, tous les hommes l’ont fait en lui, et lorsqu’il est tombé en péché, tous les hommes sont tombés en lui, et par conséquent ont tous été damnés en lui, et rendus ennemis de Dieu, et inclinés à toute sorte de maux.
CCXXVIII. Et il ne faut point que personne se flatte en ce point en croyant de n’être point incliné à toutes sortes de maux : vu que nous sommes tous d’une même nature sans exception de personne, tous méchants, tous rebelles à Dieu, tous ses ennemis, de la même nature de volonté que le Diable, lequel ne saurait jamais bien faire, pour être séparé de Dieu hors duquel il n’y a nuls biens. Et en la volonté de l’homme et la volonté du Diable consistent tous maux : à cause qu’il n’y a rien qui soit séparé de Dieu que l’homme et le Diable : parce qu’ils ont eu également leurs libres volontés pour ce faire ; et que Dieu n’a créé d’autres créatures libres que l’Ange et l’homme, lesquels ainsi ont tous deux également abusé de cette liberté que Dieu leur avait donnée privativement à tout autre, afin d’être aimé librement de ces deux siennes créatures sans aucune contrainte, lesquelles, au lieu de ce faire, se sont délectées en elles-mêmes et ont pris plaisir à satisfaire à leurs propres sens. Et par ce moyen ils se sont retirés de l’Amour de leur Dieu pour s’aimer eux-mêmes.
CCXXIX. Voilà en quoi a consisté le péché de l’Ange et celui de l’homme, et c’est aussi en quoi consistent tous les péchés des hommes en leur particulier. Car depuis qu’ils sont arrivés à l’usage de raison et qu’ils mettent leurs affections à satisfaire à leurs cinq sens de nature, et aimer eux-mêmes, et à suivre leurs inclinations, ils sont tombés, et continuent dans le même péché qu’est tombé Adam. Et il n’y a point de salut à espérer pour iceux s’ils n’obtiennent un nouveau pardon de Dieu. Il est bien vrai que tous les hommes ont reçu en Adam le pardon du péché aussi bien que leur damnation, et que nuls hommes ne seront damnés à cause du péché d’Adam : mais c’est s’ils veulent faire la pénitence que Dieu a enjointe à Adam pour le même péché. Car ce pardon que Dieu fit à Adam, il le fit aussi à tous les hommes en lui, moyennant qu’iceux accomplissent la même pénitence. Car Dieu ne pouvait en Justice donner de meilleur pardon aux autres hommes que celui qu’il donnait à Adam, vu qu’iceux étaient tous en lui et étaient tous tombés en la même faute que lui, et par conséquent devaient faire la même pénitence : comme nous expérimentons journellement que nous portons le chaud, le froid, et tant d’autres infirmités, les maladies, et la mort, à cause du péché d’Adam.
CCXXX. Car avant ce péché, l’homme vivait en un Paradis de délices, sans sentir aucunes incommodités ou infirmités à son corps ni à son Esprit ; et le péché seul a causé toutes les misères que nous voyons et sentons ; puisque Dieu ne pouvait jamais rien faire de mauvais et que toutes ces misères sont mauvaises, elles viennent assurément d’une cause hors de Dieu, qui est le péché.
CCXXXI. Et puisque toutes sortes de péchés ne sont rien en substance que de s’aimer soi-même et se délecter à satisfaire à ses cinq sens, comment la personne qui veut vivre en ce faisant sans s’en déporter veut-elle espérer le salut, et prendre de si mauvaise part d’entendre qu’on die de croire qu’elle sera damnée ou que le seront ceux qui auront vécu en suivant les mouvements de la nature corrompue, vu qu’icelle est toute mauvaise et produit de continuels péchés ? N’est-il pas écrit que rien de souillé n’entrera au Royaume des Cieux ? Et de combien de sortes de péchés est souillée l’âme de celui qui vit selon les mouvements de sa nature corrompue ? Car elle vit en péché continuel aussi longtemps qu’elle vit en son Amour propre. Et Adam n’a point commis d’autre péché que celui de s’aimer soi-même au lieu d’aimer Dieu et de chercher de satisfaire à ses cinq sens de nature en se plaisant ès belles et bonnes créatures pour se contenter soi-même. Car il n’était pas ivrogne, ni paillard, ni larron, ou meurtrier, et n’avait rien de tout ce que les hommes appellent maintenant péché. Il a commis seulement cette faute que de détourner ses affections de Dieu pour les mettre à soi-même et ès autres créatures ; et pour cette faute, il a été perdu avec toute sa postérité. Mais maintenant les hommes ne veulent pas reconnaître ces choses pour péchés, encore moins veulent-ils qu’on leur dise qu’ils seront bien damnés pour leurs amours propres, et pour avoir suivi les mouvements de la Nature corrompue : quoiqu’il soit très véritable : parce que Dieu nous a commandé que nous l’aimions de tout notre cœur, et que celui qui s’aime soi-même n’accomplit pas ce commandement.
CCXXXII. Cependant, personne ne sera sauvé sinon celui qui gardera les commandements de Dieu. Ce que Jésus Christ répondit au jouvenceau de l’Évangile qui lors demandait ce qu’il fallait faire pour être sauvé ? Il lui dit : garder les commandements : à cause qu’il n’y a point de salut pour ceux qui ne les garderont point. Et encore que ce Jouvenceau dit qu’il les avait gardés dès sa jeunesse, l’on voit qu’il n’était pas véritable, vu qu’il avait encore tant d’affection à ses richesses qu’il ne les savait quitter. Car il s’en alla tout triste lorsque Jésus Christ lui disait : Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as, et le donne aux pauvres : aussi est-il certain qu’il n’avait pas gardé les commandements de Dieu, puisque Jésus Christ dit alors qu’il était difficile qu’un riche entrât au Royaume des Cieux. Car l’Évangile dit que ce Jouvenceau était riche. S’il eût eu gardé les commandements de Dieu, il n’aurait eu aucune difficulté d’entrer au Royaume des Cieux. Mais les hommes se flattent toujours en pensant qu’ils gardent les commandements de Dieu lorsqu’ils ne font point des choses dignes de répréhensions devant les hommes ; et ne comprennent pas que le premier commandement de Dieu les oblige à l’aimer de tout leur cœur.
CCXXXIII. Car personne n’accomplit ce commandement, à cause que les savants ont fait sur icelui tant de gloses que personne ne pense plus d’être obligé à les garder. Car on voit que ceux qui les doivent prêcher et enseigner ne les gardent pas eux-mêmes, voire induisent le peuple à ne les pas garder, leur prêchant même quelquefois qu’il est impossible à l’homme de garder les commandements de Dieu. Et c’est à cause qu’ils sont si amoureux d’eux-mêmes qu’ils ne le veulent pas faire, en disant qu’ils sont trop fragiles pour cette observance. De là vient que le peuple s’en dispense aussi fort aisément, à cause que leurs Conducteurs leur enseignent un autre chemin plus aisé à la nature corrompue. Et il semble qu’ils sont devenus des nouveaux Sauveurs pour sauver les hommes par une voie toute contraire à celle que Jésus Christ et ses Apôtres leur ont enseignée. Car ils montrent la voie de salut large là où Jésus Christ leur a dit qu’elle est étroite et que celle qui est large mène à perdition. Ils retournent le sens de toute l’Écriture pour flatter les hommes en leurs péchés et relâchements, en fermant par ce moyen la Porte du Paradis aux autres, et n’y entrent point eux-mêmes. Ils prêchent de bouche l’Évangile, et leurs œuvres démentent leurs paroles : car ils veulent avoir la première place, et les salutations ès rues : ils sont convoitant les biens du monde, où l’Évangile enseigne la pauvreté d’esprit. Ils sont remplis d’amour-propre, où Jésus Christ dit qu’il faut renoncer à soi-même, prendre sa croix, et le suivre ; et dit expressément : Si vous ne faites pénitence, vous périrez Tous, sans excepter ces sensuels Conducteurs, qui au lieu de faire pénitence cherchent tous leurs aises et appétits sensuels. Et avec tout cela disent qu’ils sont Chrétiens, et que le peuple l’est aussi en menant une vie toute contraire à ce que Jésus Christ leur a enseigné et que Dieu a commandé, à savoir, de L’AIMER DE TOUT NOTRE COEUR. Car nous sommes arrivés en ces derniers temps où S. Paul dit que les hommes s’aimeront eux-mêmes et seront sans charité, laquelle n’est plus maintenant à trouver parmi les hommes, lesquels sont devenus si méchants que la charité ne peut plus même être exercée en leur égard.
CCXXXIV. Ce que j’ai expérimenté, Mon Ami, en votre regard. Puisque vous tirez du scandale de toutes les charités que je vous ai faites ou pensé faire, tant au regard de votre corps que de votre âme. Et vous m’avez payé de mépris et de détraction, et même avez tâché de me faire tomber en quelque faute, afin d’avoir du sujet de me blâmer en quelque chose qui fût véritable : car tout ce que vous avez médit jusqu’à maintenant est fondé sur le mensonge, comme un chacun le pourra voir lors que la vérité viendra au jour. Peut-être qu’aucuns s’étonneront que je rapporte ici tant de menues fautes que vous avec les autres avez commis en mon regard. Mais on doit savoir que cela a été très nécessaire. Car si je n’avais pas raconté toutes ces particularités, il m’était impossible de vous faire voir clair en votre propre cause : vu que l’amour-propre vous a tellement aveuglé que vous ne savez pas vous-même ce que vous faites, et courez comme un coq sans tête contre la paroi de vos malheurs, sans savoir où vous allez ; et qui pis est, vous déniez la vérité de votre propre fait à tout rencontre, comme font aussi vos conforts, mentant de toutes leurs forces pour s’excuser. Et cela est une malice humaine : car tous vilains cas sont niables.
CCXXXV. Mais je juge votre affaire si importante qu’elle doit être véritablement connue et découverte si vous voulez être sauvé. Et je crois aussi que grand nombre de personnes périssent à faute qu’ils ne viennent pas à la connaissance d’elles-mêmes ; à cause que personne ne leur ose dire la vérité de leurs fautes, elles se persuadent de n’en avoir aucunes ; et partant ne les peuvent jamais corriger, à cause qu’elles n’ont pas un bon ami qui leur découvre leurs fautes et que la nature se flatte toujours elle-même, en tâchant plutôt d’excuser ses fautes que de les découvrir.
CCXXXVI. Cela vient de la superbe de nos cœurs, lesquels ne veulent jamais être humiliés ni connaître leurs misères, se voulant toujours justifier, et perfectionner leurs défauts au lieu de les connaître et confesser publiquement, comme on ferait si le cœur était humble. Et cette superbe de cœur vient de la vieille corruption d’Adam, lequel se pensait encore après son péché maintenir en la même gloire, justice et sagesse en laquelle Dieu l’avait créé. Et pour cela ne sait confesser qu’il a mal fait quelque chose, quoiqu’il le voie lui-même en son esprit : il ne le veut avouer devant les autres hommes, de peur qu’iceux ne l’estiment moins qu’il se veut estimer lui-même : comme s’il était encore juste, sage, et digne de tout honneur ; bien que par le péché il soit devenu fou, injuste et indigne de tout honneur. Ce que son cœur ne veut pas confesser que par force : car il résiste à cette humiliation de toutes ses forces et industries. L’on voit cela en Adam lorsque Dieu l’appela au Paradis terrestre en disant : Adam, où es-tu ? Il commença à fuir et se cacher, afin qu’on ne vît pas la nudité que le péché lui avait causée. Car avant icelui Adam était revêtu de gloire, de justice et de lumière ; et tous ces ornements lui ont été ôtés par le péché, en sorte qu’il resta tout nu, couvert seulement de la honte que son péché lui avait apportée. Et lorsque Dieu lui voulut faire voir ce qu’il avait fait en désobéissant à son Dieu, Adam prit aussi tôt des excuses en disant : La femme que Tu m’as donnée, Seigneur, m’a induit à ce faire. S’il eût pu nier son fait, il l’eût nié tout assurément : mais parce que son péché était si manifeste, il tâcha seulement de jeter la faute d’icelui sur des autres, au lieu de dire sa coulpe et de s’en humilier.
CCXXXVII. Et à cause que tous les hommes étaient encore en lui en ce temps-là, hormis Ève, qui en était jà sortie, il est certain que tous les hommes en général ont en eux toutes ces mêmes qualités qu’ils entretenues d’Adam ; et apportent avec eux en venant au monde cette Superbe de cœur, et cette Promptitude d’excuser leurs fautes, et cette Résistance à ne les pas confesser. Cela est en toutes les personnes qui suivent les mouvements de la nature corrompue ; et il n’y en peut avoir d’autres dans le monde sinon celles qui, ayant fait la guerre à la nature corrompue, ont tout à fait surmonté et vaincu cette perverse inclination naturelle, et qui ont humilié leurs cœurs devant Dieu et reconnu leurs fautes. Semblables personnes ne vivent plus selon la nature corrompue : mais elles sont renées en l’Esprit d’humilité de Jésus Christ.
CCXXXVIII. À quoi vous n’êtes pas encore arrivé, mon Ami. Car encore que les Mennonistes se disent d’être des Personnes Renées, ce sont mensonges. Vu que de grand nombre que j’en ai connu, je n’en ai pas encore trouvé une seule qui fût régénérée en l’Esprit de Jésus Christ. Mais toutes en général, et chacune d’elles en particulier, suivent les mouvements de la nature corrompue et sont remplies d’amour d’elles-mêmes. C’est pourquoi je crois de faire à leurs âmes une grande œuvre de charité de leur montrer leurs défauts, péchés et tromperies qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes, afin qu’ils les puissent corriger s’il y en a encore quelques-uns entre les autres qui veulent être sauvés. Et comme je vous ai eu de l’affection particulière, j’ai découvert les fautes particulières que vous avez commises en mon regard, point pour inimitié que je vous porte, mais pour l’amour que je porte à votre salut.
CCXXXIX. Je sais bien que vous me blâmerez encore davantage si vous ne voulez faire votre profit de mes admonitions. Mais je veux bien porter vos injures pour satisfaire à mon Dieu, lequel m’a envoyé au monde comme un instrument par lequel il veut enseigner toute vérité, comme Jésus Christ a promis d’envoyer le S. Esprit qui enseigne aux hommes toute vérité. Et ce S. Esprit étant invisible et incompréhensible, Dieu se veut servir d’un moyen visible et intelligible à l’Esprit humain, afin de faire entendre ses vérités palpablement aux hommes par une créature comme eux, afin qu’ils ne puissent rien ignorer de ce qui est nécessaire à leur salut. Or si je suis cet instrument de Dieu, dois-je receler les vérités de Dieu que je connais, pour vous plaire ou à quelques autres ? J’offenserais assurément mon Dieu si je les recelais, lors principalement qu’on m’en donne tant de sujet.
CCXL. Car je vois les hommes courir en grand nombre ès Enfers ; et un chacun chemine par le chemin large qui mène à perdition. Et plusieurs par ignorance à faute de connaître la vérité des choses, et parce que les hommes se font à croire les uns aux autres qu’ils sont sur le chemin étroit qui mène à la vie. Jugez-vous pas que la charité Chrétien ne m’oblige à leur faire voir leurs erreurs et déclarer la vérité des choses que Dieu me fait connaître ? Car je ne parle point de moi-même, mais je dis les choses que j’ai apprises de mon Père céleste. Et si les personnes me haïssent pour cela, Jésus Christ me dit qu’ils l’ont eu en haine premier, et que le Serviteur n’est pas meilleur que le Maître. S’ils l’ont persécuté, ils me persécuteront maintenant aussi. C’est un témoignage que je suis envoyée de lui. Et si je n’étais pas envoyée de lui, qu’est-ce qui me mouvrait à déclarer la vérité aux hommes, puisqu’ils ne la veulent pas ouïr, et qu’ils me persécutent à cause d’icelle ?
CCXLI. Car les uns me haïssent, les autres me poursuivent, les autres épient toutes sortes d’occasions pour me faire mourir. Car on a vu que des meurtriers sont venus loger dans le même logis à dessein de me meurtrir la nuit, ce qui fût arrivé si Dieu ne me l’eût révélé. Des autres me sont venus poursuivre aux champs avec les armes bandées pour me tuer. Et je ne sais quelle mauvaise volonté vous avez aussi sur moi parce que je vous dis la vérité de vos fautes : là où vous me devriez aimer et remercier pour le même sujet. Car je ne vous saurais jamais montrer un témoignage de plus grande amitié que de vous éclairer l’entendement pour vous faire connaître les fautes que vous ne connaissez pas vous-même.
CCXLII. Et vous me devriez pour cela estimer la meilleure amie que vous ayez dans le monde. Car vos autres amis vous flattent pour vous perdre, et moi je vous fais voir la vérité pour vous sauver. Et cette amitié est d’un prix inestimable et vaut plus que plusieurs tonnes d’or. Mais à cause que vous n’avez que des yeux de chair, vous ne voyez que la terre et ne comprenez point la valeur des avantages éternels. Car si vous les connaissiez, vous estimeriez d’avantage les admonitions que je vous fais que si je vous donnais tout mon bien, et vous aimeriez mieux de savoir la vérité de vos fautes que de découvrir la pierre Philosophale, laquelle ne vous pourrait servir que pour être riche dans le monde : mais de découvrir le secret de vos fautes, c’est pour trouver le fin Diamant d’humilité, le pur or de la charité, et la perle Évangélique, qui est d’un prix inestimable. C’est pourquoi que je vous conseille de travailler et labourer à découvrir le secret de vos fautes, au lieu de soigner et travailler pour avoir un peu d’argent. Car la vertu est plus estimable que toutes les beautés et richesses du monde. Et si vous aviez acquis la vertu vous n’auriez garde de me haïr parce que je découvre vos fautes, vu que cela est le vrai moyen pour vous sauver, puisque Jésus Christ a dit : Que servira-t-il à l’homme s’il gagne tout le monde et fait perte de son âme ? Et si je vous avais donné toute ma terre en Nordstrand avec mille écus de rentes, ce vous aurait été quelque satisfaction à votre nature, mais je suis assurée que cela ne vous aurait pas été salutaire. Mais lorsque je vous découvre les fautes de votre âme et les maux cachés qui sont là-dedans, je vous donne les moyens en main pour vous sauver : ce qui est bien plus estimable que toutes les satisfactions que vous pourriez avoir en ce monde, lesquelles ne vous peuvent servir que pour un petit temps que dure cette courte vie, laquelle étant passée, il ne nous reste plus rien de toutes les satisfactions et plaisirs que nous aurons goûtés en cette vie. Écoutez ce que Dieu dit au richard, lequel avait empli ses granges et pensait s’aller reposer : Fou que tu es, tu mourras cette nuit. Et à qui seront tous les grains que tu as amassés lorsque je te redemanderai ton Âme ? Je crains qu’il vous en arriverait de même, mon Ami, si vous étiez en prospérité et que vous diriez à votre âme : Reposons et récréons-nous, puisque nous avons maintenant amassé des richesses. Mais j’espère que Dieu aimera tant votre âme qu’il ne permettra point que ce malheur vous arrive : puisqu’il vous a une fois donné le désir d’être son Enfant, c’est figne qu’il vous veut sauver si vous le voulez aussi.
CCXLIII. Mais croyez assurément que vous ne serez jamais sauvé si vous voulez suivre les mouvements de votre nature corrompue : à cause qu’icelle est rebelle à Dieu, inclinée à toutes sortes de maux, et n’a en soi-même aucun bien. Et il ne faut que suivre les inclinations de cette nature pour être damné, vu qu’elle est damnée en elle-même en Adam, et que ce n’est que par grâce qu’elle peut être sauvée : mais cette grâce nous a aussi été donnée en Adam. Car lorsque Dieu lui a pardonné son péché, il a aussi pardonné à tous les hommes qui devaient sortir de lui. Et tout de même qu’ils ont tous péché en lui, ils ont tous reçu la grâce en lui.
CCXLIV. Puisque tous les hommes étaient tous indivisés en lui, ils faisaient tous ce que lui faisait, à cause qu’il n’y avait que son seul corps et sa seule volonté capables d’agir, tous les autres hommes étant encore tous impuissants, pour n’avoir encore reçu l’être capable d’aucunes facultés corporelles ou spirituelles, étant comme des riens en la semence d’Adam, encore bien qu’ils y étaient essentiellement, comme la semence d’une nature d’arbre porte en soi en essence tous les autres d’une même nature, à cause que Dieu a créé dans cet arbre la semence pour produire tous les autres arbres. Car Dieu n’a point créé de rien plusieurs arbres ou autres plantes d’une même nature, mais en a créés de chacune sorte un, et a mis en chacun de la semence pour se multiplier, comme il a fait aussi ès hommes, ès bêtes, et en toute autre chose naturelle, Si bien que toutes les qualités qu’ont reçues de Dieu les arbres et les plantes que Dieu a créés, toute la postérité les a aussi reçues en la première chose de cette nature, quoiqu’invisibles et impuissantes, n’ayant autre être ou puissance que celle qui était en la première plante que Dieu créa de semblable nature. Et bien qu’il soit véritable que Dieu a créé toutes choses, il n’a point donné l’être parfait à toutes choses, mais a mis l’essence de toute la postérité en la première chose qu’il créa de cette nature. Si bien qu’il ne faut rien attribuer qu’à Dieu de ce qu’il y a au Ciel et en la terre, à cause que de lui vient tout ce qui est bon ; et nuls hommes, nulles bêtes, nulles plantes, ni aucune autre chose, ne se sauraient multiplier si Dieu n’avait créé la semence de toute chose en la chose première : car si les choses postérieures n’avaient pas été en la première, elles n’en pourraient être sorties, vu qu’il n’y a que Dieu seul qui peut faire de rien quelque chose, mais les hommes ou autres créatures ont besoin de matières pour être produites.
CCXLV. Par où l’on peut comprendre comment tous les hommes ont été créés en Adam ; et qu’iceux ont reçu en lui tout ce qu’il a reçu en sa personne ; et qu’après que tous les hommes sont péris en lui (comme tous les Chrétiens avouent), il faut par conséquent qu’ils aient aussi tous reçu en lui le pardon en la même condition que l’a reçu Adam, à savoir : Que la terre serait maudite en lui ; et que si elle n’était cultivée elle porterait des chardons et des épines ; et qu’à la sueur de son visage il mangerait son pain. Et auparavant Dieu lui avait dit que s’il mangeait du fruit d’un arbre duquel il lui avait défendu de manger, il mourrait : et toutes ces choses ont été dites à tous les hommes en Adam : car tous doivent cultiver la terre, gagner la vie à la sueur de leurs visages, et tous doivent mourir, s’ils veulent être sauvés.
CCXLVI. Il est bien vrai qu’Adam a accompli toutes ces choses, et pourtant été sauvé après avoir fait plus de 900 Ans de pénitence, durant lequel temps il a toujours pleuré ou regretté sa faute. Mais les hommes depuis lui ne veulent point accomplir la même pénitence, encore qu’ils soient tous coupables du même péché, outre grand nombre de péchés qu’ils ont commis eux-mêmes par leurs propres volontés. Ils renversent les ordres établis de Dieu et veulent faire de leur temps de pénitence un temps de délices, en donnant plaisir et satisfaction à leurs cinq sens corrompus, lesquels, depuis leur corruption, goûtent toute chose pour leur propre satisfaction et pour le plaisir qu’ils veulent donner à eux-mêmes : ce qui est un témoignage qu’ils ont changé l’amour qu’ils devaient porter à Dieu en l’amour d’eux-mêmes. Et aussi longtemps qu’ils vivent de la sorte, ils demeurent en continuels péchés en ne point satisfaisant au commandement que Dieu leur a donné en Adam, et en ajoutant grand nombre de péchés au premier.
Que Dieu a toujours eu soin de sauver l’homme.
CCXLVII. Car je vous ai déjà dit que l’essence de toutes sortes de péchés consiste en retirer nos affections de Dieu pour les mettre en autres choses qu’en lui. Car Adam n’a pas fait autre chose pour tomber en péché, sinon se délecter en soi-même et ès autres créatures, lesquelles Dieu avait créées pour lui. Ce qui le détourna de l’Amour qu’il devait à son Dieu seul, pour lequel sujet Dieu l’avait créé, et point pour d’autre. Car Dieu voulait bien qu’il eût joui de tout ce qui était beau et bon, vu que toutes ces belles créatures étaient créées pour lui : mais Dieu ne voulait point que l’homme mît ses affections en ces créatures, lesquelles étaient toutes moindres que l’homme, sur lesquelles il devait régir et dominer comme le Chef et Supérieur de toute la Nature, à condition qu’il eût été toujours soumis à son Dieu, en le louant en toutes les créatures qu’il lui avait données, comme Adam a fait au commencement de sa création.
CCXLVIII. Mais sitôt qu’il a commencé d’appliquer son Esprit à considérer ses belles qualités et les belles et bonnes créatures que Dieu avait créées pour lui, ces choses ont gagné ses affections, lesquelles peu à peu se sont retirées de Dieu pour se porter à s’aimer soi-même et ces autres créatures. Ce que Dieu voyant, il a dit qu’il n’était pas bon que l’homme fût seul, et résolut de diviser Adam en deux parties, afin qu’il eût pu avoir une créature comme lui, laquelle était l’image de Dieu ; et afin qu’il ne mît point ses affections en autres créatures, indignes de ses amours.
CCXLIX. Mais cet homme, au lieu d’aimer cette femme comme l’image de Dieu, il porta ses affections à elle-même, prenant en elle ses plaisirs au lieu de les prendre en Dieu seul, l’image duquel le devait exciter à aimer davantage le Créateur d’icelle que sa créature même. Et il a néanmoins été si obscurci en son Esprit qu’il a délaissé l’Amour du Faiseur pour sa facture : et par ainsi est tombé de l’Amour de son Dieu en l’Amour des Créatures, en les aimant pour sa propre satisfaction. Ce qui offensa le Créateur, lequel l’avoir créé pour être aimé seul de sa créature, et ne voulait point avoir de corrival : pendant que l’homme, contre les desseins de son Dieu, s’est voulu plaire en l’amour de soi-même et des autres créatures : et par ainsi est tombé en sa disgrâce avec toute sa postérité.
CCL. De quoi plusieurs hommes maintenant se lamentent ou donnent des malédictions à Adam sans apercevoir qu’ils sont encore beaucoup pires que lui, et vivent continuellement dans le même péché qu’Adam a commis un peu de temps par fragilité et ignorance, où ils le commettent continuellement par pure malice et de volonté délibérée. Car Adam n’a point su avant son péché qu’il perdrait la grâce de Dieu et se rendrait sujet à tant de misères, comme il a bien su depuis à son dommage : mais les autres hommes savent tous très bien que le péché les prive de la grâce de Dieu et les obligera à des peines éternelles s’ils meurent en leurs péchés ; pendant qu’ils y veulent demeurer sans prendre exemple en Adam, ni remarquer quelle pénitence il a faite si longues années : s’étant imaginé, pour se flatter, que la même pénitence n’a pas été enjointe à un chacun d’eux en particulier. Ce qui est pourtant véritable, comme je vous l’ai montré ci-dessus.
CCLI. Et il n’y aura pas une seule personne exempte de cette pénitence, non plus qu’il n’y aura personne exempt de la mort. Car tout homme qui naît au monde doit mourir, et aussi cultiver la terre, et gagner la vie à la sueur de son visage. Et c’est toute la même sentence que Dieu a prononcée à cause du péché, de mourir et de travailler : avec cette différence que la Mort est nécessaire et le Travail volontaire. Car il faut, veuillent ou non, que toutes personnes meurent : mais il ne faut pas que toutes gagnent leurs vies à la sueur de leurs visages : parce que Dieu a donné à l’homme une franche et libre volonté pour obéir à Dieu ou non : mais celui qui ne veut pas lui obéir, il doit de nécessité souffrir les peines dues à ses péchés.
CCLII. Dieu n’a rien commandé à l’homme sinon des choses bonnes et salutaires, et tous les commandements qu’il a donnés aux hommes sont provenus de l’Amour qu’il leur porte. Et ce ne sont pas des charges et des pesants fardeaux que Dieu a mis sur leurs épaules, comme ces ignorants Casuistes de notre temps veulent faire entendre. Car tous les commandements de Dieu sont des aides et supports à leurs fragilités, et des lumières pour les éclairer lorsqu’ils cheminent ès ténèbres de la mort. Ce qui est un grand témoignage de l’Amour que Dieu leur porte. Car après qu’ils l’ont offensé, il leur donne lui-même les remèdes à leurs plaies, et leur montre les moyens avec lesquels ils peuvent retourner en sa grâce. Et il dit qu’il ne veut point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive.
CCLIII. C’est bien loin de le condamner ou damner, comme aucuns disent que Dieu damne bien aucuns hommes avant d’être nés ; et qu’il a prédestiné aucuns au salut, et aucuns à la damnation. Ce qui sont des blasphèmes horribles que ces Prédestinateurs font contre Dieu. Parce qu’il ne peut jamais être vrai que Dieu fît quelque chose de mauvais, et nuls plus grands maux ne se peuvent trouver que la damnation d’une seule âme. Comment en pourrait-il damner si grand nombre qu’on croit qu’il a prédestinés aux Enfers ? Ce sont des positions de personnes ignorantes, qui ne connaissent la vérité des choses et en jugent selon leurs fortes imaginations. Car Dieu ne prédestine personne ; après avoir créé tous les hommes en Adam libres, il ne peut y avoir de prédestin en cette liberté. Et aussi Dieu ne damnera jamais personne ; et si aucunes sont damnées, c’est par leurs propres péchés, et point par l’ordonnance de Dieu : puisque sa volonté est que tous soient sauvés, et que personne ne périsse. S’il y en a aucuns de damnés, ils se sont damnés eux-mêmes, et pas Dieu, lequel leur donne toujours ses grâces pour se sauver et leur fournit toutes sortes de moyens pour arriver à leur salut.
CCLIV. Et jamais Dieu n’eût donné aucuns commandements à l’homme s’il n’eût pas péché. Car en sa création il ne l’a assujetti à aucunes Lois, ni donné aucuns commandements, et le voulait avoir une libre créature pour prendre ses délices avec icelle. Car Adam n’a reçu aucuns commandements de son Dieu avant son péché. Et encore bien que Dieu voulût être aimé de lui, il ne lui a pas commandé de l’aimer, puisque la nature et la raison lui devait assez dicter qu’il était obligé d’aimer de tout son cœur celui qui lui avait donné l’être et toute chose, celui qui du néant l’avait élevé au-dessus de toutes les créatures subalternes, en lui donnant la puissance d’y dominer comme le Maître sur son sujet.
CCLV. Car Dieu a créé ce beau monde pour l’homme seulement. Les Anges n’ont pas eu besoin de quelques choses matérielles, étant purs esprits. En sorte que le Soleil, la lune, les étoiles, la terre, les eaux, les vents, et tout ce qu’il y a en la nature, a été soumis à la volonté de l’homme. Et toutes ces choses ont été créées pour l’homme ; et il en pouvait disposer à son bon plaisir s’il fût demeuré en l’Amour de son Dieu : l’air l’eût porté où il voulait, l’eau se fût affermie pour y marcher dessus à son gré, le feu l’eût éclairé et chauffé sans le brûler, et la terre transparente se fût ouverte pour le laisser promener dessus et dessous icelle, où il voulait : parce que tous les éléments, bêtes, plantes et autres créatures, se fussent toutes ployées au gré de la volonté de l’homme, et rien ne se fût opposé à icelle si l’homme eût voulu demeurer en l’Amour seul de son Dieu : ce qui était si bon et raisonnable que Dieu n’a pas jugé nécessaire de lui donner aucun commandement pour être aimé de lui, l’ayant assez contraint et obligé à l’aimer par tant de bienfaits, d’être, d’honneur, et de gloire, èsquels Dieu avait placé l’homme, lequel ne devait par droit divin et humain jamais se départir de l’Amour et de l’obédience qu’il devait à un semblable bienfaiteur. C’est pourquoi Dieu ne lui voulut rien commander, sachant bien que la nature et son entendement l’obligeaient à l’aimer sans aucune Loi.
CCLVI. Mais les lois et commandements que Dieu a dû depuis donner à l’homme sont sortis des péchés d’icelui. Car à mesure qu’il a commis des péchés, à mesure a-t-il eu besoin de lois pour les connaître et amender. Et quoique l’homme se retirât de l’Amour de son Dieu, son Père Céleste ne laissa de l’aimer, et d’avoir soin de lui donner des Lois et des admonitions lorsqu’il le voyait s’éloigner de lui. Car sitôt que Dieu aperçut que l’homme appliquait son Esprit à la considération de sa propre perfection et de celle des autres créatures, Dieu défendit de ne pas manger du fruit de l’arbre de science, pour le péril qu’il y avait que cette science le ferait oublier son Dieu, et qu’il s’élèverait au-dessus de soi-même. C’est pourquoi Dieu dit à Adam qu’il pouvait manger du fruit de tous les autres arbres, mais qu’il ne mangerait point du fruit de cet arbre de science.
CCLVII. Cela fut le commandement premier que Dieu donna à l’homme depuis son péché. Car auparavant il pouvait aussi bien manger du fruit de l’arbre de science que des autres arbres, vu que Dieu avait créé cet arbre de science pour les hommes aussi bien que toutes les autres créatures. Et il voulait bien qu’il augmentât en sapience s’il eût référé tout son savoir à Dieu seul, et reconnu le néant d’où il avait été tiré. Mais depuis qu’il se voulait attribuer à soi-même la science que Dieu lui avait donnée, il ne pouvait plus augmenter sa science sans augmenter ses péchés et son orgueil. Ce que Dieu voyant, par un soin paternel il lui défend de ne plus manger du fruit de l’arbre de science, pour ne pas devenir plus sage en mal. Mais l’homme n’a pas voulu obéir à son Dieu en choses qui lui étaient si bonnes et salutaires : étant curieux d’avoir encore plus de science, il mangea de ce fruit que Dieu lui avait défendu de manger, nonobstant cette défense : par où il se retira encore davantage de l’Amour et de l’Obéissance de son Dieu, en pensant qu’il aurait la science de Dieu même, comme le Diable lui avait persuadé de croire par sa femme.
CCLVIII. Mais Dieu ne perdit encore pour cela l’Amour qu’il portait à l’homme. Car il l’appela en disant : Adam, où es-tu ? Et comme Adam s’excuse de paraître devant son Dieu, parce qu’il était nu, Dieu lui demanda qui lui avait dit qu’il était nu, afin de lui faire voir que son péché de désobéissance lui avait fait voir sa nudité, ce qu’il ne voyait avant son péché. Et de crainte qu’en l’état misérable où l’avait réduit son péché il ne fût demeuré vivant éternellement, Dieu le fit déchasser du Paradis terrestre, afin qu’il ne mangeât plus du fruit de l’arbre de vie. Car si Dieu l’eût laissé dans le Paradis, et qu’il lui eût pour son bonheur défendu de manger du fruit de l’arbre de vie, il est à craindre qu’Adam n’eût non plus obéi à Dieu en cette défense qu’il n’avait fait en la première ; vu qu’il était encore plus affaibli par ses péchés divers. Dieu le fit déchasser afin de l’obliger par force à ne point faire ce qui lui était si préjudiciable. Car si Adam eût toujours mangé du fruit de cet arbre de vie, il eût toujours vécu dans l’état misérable auquel nous gémissons encore à présent. Et Dieu ayant créé les hommes immortels, ils ne pouvaient jamais mourir en se servant des choses qu’il avait créées pour les conserver en vie. Et partant il fallait de nécessité une contrainte pour empêcher qu’Adam ne vécût éternellement misérable. C’est pourquoi Dieu le fit chasser contre son gré de ce Paradis terrestre, auquel croissait cet arbre de vie : point pour la haine que Dieu portât à Adam après son péché, mais pour le soin qu’il avait qu’il ne fût demeuré éternellement misérable en l’état où son péché l’avait réduit. Car Dieu rend toujours bien pour mal, aussi avant que sa Divine Justice le peut permettre.
CCLIX. Et encore que les hommes se soient rendus méchants par leurs péchés, toutefois demeure Dieu toujours bon en notre regard, et il a en tout temps veillé pour empêcher notre damnation, comme il veille encore à présent. Et lorsqu’il voit les hommes tomber en quelques fautes, il leur apprête toujours les remèdes d’icelles. Ce qu’il a fait en la Loi de Nature, la Loi Mosaïque, et celle Évangélique. Dieu a montré en tout temps le soin qu’il a des hommes, en leur donnant les moyens de se relever de leurs chutes. Car tous les commandements que Dieu a donnés aux hommes ont été engendrés par leurs propres péchés, et pas à cause que Dieu ait de besoin de leurs services ou de l’observance de ses Lois, puisqu’il est Tout-puissant et Indépendant de toutes choses : mais la fragilité des hommes a eu besoin de Lois, de règles et statuts pour bien régler leurs vies, parce qu’autrement ils fussent demeurés tous brutaux. C’est pourquoi nous devons tous remercier Dieu de ce qu’il nous a donné des Lois et des commandements, au lieu de le payer d’injures en disant que ses Lois sont insupportables, et que les hommes ne peuvent pas observer ses commandements, en étant trop difficiles à être observés, comme les hommes allèguent par leurs malices : vu que ces commandements sont les œuvres de leurs mains, car cessant le péché cessent aussi les Lois ; et où il n’y a point de péché, il n’y avait nul besoin de Loi : vu que le juste est loi à soi-même, et n’est sujet à nulles Lois. Mais le pervers a besoin d’autant de sortes de lois qu’il est incliné à des sortes de péchés.
CCLX. Ce que Dieu a très bien observé en tout temps à l’égard des hommes. Car lorsqu’il vit les enfants d’Adam mettre leurs affections ès bêtes qu’ils possédaient, il commanda qu’on eût à lui offrir icelles en sacrifice ; et voulait avoir toutes les meilleures, en rejetant les moindres, comme il a paru au sacrifice que faisaient Caïn et Abel. Car celui qui offrait en sacrifice à Dieu le plus beau et bon qu’il avait, il lui était agréable, comme faisait Abel ; mais celui qui lui offrait le moindre de ses biens en sacrifice, comme faisait Caïn, était rejeté de Dieu. Ce n’était point que Dieu eût besoin de bêtes qu’il voulait que les hommes lui offrissent, ou qu’il voulût manger des plus grasses : mais c’était qu’il voulait enseigner les hommes comment ils devaient à Dieu tout le plus beau et meilleur pour l’estime et la reconnaissance de ce qu’ils avaient reçu de lui toute chose. Et Dieu voulut aussi qu’Abraham lui offrît son Fils unique, pour faire entendre aux hommes qu’ils devaient offrir à Dieu tout ce qu’ils avaient de plus cher dans le monde, comme était ce Fils unique, le plus cher qu’Abraham avait. Et cela, afin que les cœurs des hommes ne demeurassent attachés à rien qu’à Dieu. Et quoiqu’ils ne fussent pas encore entièrement dans son seul Amour, que du moins ils lui offrissent en sacrifice tout ce qu’ils aimaient davantage et ce qu’ils avaient de plus beau et meilleur, pour l’Amour qu’ils lui portaient, et pour l’estime qu’ils en faisaient. Et Dieu voyant aussi que les hommes s’affectionnaient aux fruits de la terre qu’ils avaient en abondance, il leur commanda de donner les dîmes d’iceux en sa maison, afin qu’ils eussent toujours reconnu le Seigneur qui leur avait donné tous ces fruits, et ne s’attribuassent rien comme propriétaires, mais comme fermiers de Dieu. Et en outre, lorsque Dieu vit les hommes s’affectionner aux richesses du monde en oubliant le culte de Dieu, il commanda qu’on eût à lui bâtir un Temple richement, afin de faire ressouvenir les hommes de la Grandeur, Valeur et Majesté de Dieu pour l’honorer. Car sans ces signes extérieurs, il est à craindre que les hommes eussent mis tout l’honneur et le culte de Dieu en oubli pour ne penser qu’aux richesses de la terre. Et lorsque les hommes se sont encore oubliés davantage de leur Dieu pour s’occuper aux soins, négoces et travail de cette vie, il leur a ordonné grand nombre de cérémonies, comme on voit en la Loi Mosaïque que les Juifs ne font presque rien qui ne soit accompagné de quelques cérémonies de la Loi : afin qu’en toutes choses ils se souvinssent de Dieu, lequel ils avaient presque tous mis en oubli par le trop de soin et d’affections aux négoces de la terre.
CCLXI. Voilà ainsi que Dieu a toujours veillé sur nos âmes pour leur donner des Lois et des commandements à mesure qu’elles s’égaraient de son Amour et du ressouvenir de ses bienfaits. Et il ordonne de porter ces commandements partout, de les écrire sur les portes des maisons, de les enseigner aux enfants. Et tout cela afin de ne mettre jamais en oubli l’amour et l’honneur que les hommes devaient à Dieu : quoique ces ingrates créatures aient chargé Dieu d’injures et de calomnies en disant qu’il leur avait donné des lois, des commandements, lesquels ils ne savaient observer.
CCLXII. Ce qui a été cause que Dieu les a abandonnés, en voyant que toutes les aides et admonitions que Dieu leur donnait pour les faire re tourner à lui leur servaient de scandale, en tirant de ses bienfaits des occasions de le mépriser, en le faisant passer comme un Dieu cruel, lequel demande des hommes ce qui leur serait impossible de faire. Ce qui est une ingratitude insupportable.
CCLXIII. Néanmoins la Bonté de Dieu est demeurée si grande envers les hommes, qu’il a encore usé d’un autre moyen pour les retirer à soi après qu’ils l’avaient si lâchement abandonné, et méprisé des moyens si bons et salutaires par lesquels ils pouvaient retourner à lui, et qu’ils ont estimé comme des cruautés les remèdes et Médecines de commandements que Dieu leur présentait pour la guérison de leurs âmes. Ces ingrates Créatures ont encore été, une fois pour la dernière, prévenues de la Bonté de Dieu, lequel voyant tous les hommes périr et cheminer dans l’ombre de la mort et dans l’oubli de leur Dieu, il les a voulu encore une fois rappeler par un moyen plus puissant que tous les précédents, en leur envoyant son Fils Unique, qui volontairement s’est revêtu de notre mortalité, afin de montrer aux hommes par exemple comment il était bien possible à la nature humaine d’observer les commandements de Dieu, et même qu’il était très facile, puisque ce Fils de Dieu dit que son joug est doux et sa charge légère.
CCLXIV. Mais ces Juifs ingrats ont méprisé tant de grâces que Dieu leur a faites, et ont reçu comme des charges et des châtiments les admonitions et commandements de Dieu, à cause qu’ils ne les voulaient pas observer, aimant mieux de suivre leur propre nature corrompue que de suivre la volonté de Dieu, et pour cela (comme étant un vilain cas) ils ont dit faussement qu’il leur était impossible d’observer tous les commandements, à cause qu’ils ne voulaient point quitter les affections de la terre, ni renoncer aux inclinations de leurs natures corrompues, lesquelles choses ils aimaient davantage que les biens éternels qu’ils ne voyaient ni touchaient comme les temporels, pour avoir perdu la lumière de la Foi ; ils étaient devenus tous charnels et terrestres. Et encore que Dieu leur commandât des choses visibles à leurs natures, ils s’imaginaient néanmoins qu’il leur était impossible de les observer quoiqu’en effet elles fussent très faciles et nécessaires à leur salut : car sans nécessité Dieu n’a jamais rien commandé. Leurs fragilités et l’oubli de Dieu auquel ils vivaient avaient de besoin de toutes ces sortes de cérémonies, à cause qu’en toutes leurs œuvres et paroles ils tombaient en péchés sans le sentir, parce que leurs cœurs étaient endurcis et n’estimaient plus les choses éternelles, pour trop aimer et estimer les temporelles. Et il est certain que si Dieu avait donné dix francs aux Juifs pour l’observance de chacune cérémonie, qu’ils en eussent fort peu omises et les eussent bien toutes observées ponctuellement, afin de gagner cet argent, et ils n’eussent pas trouvé ces observances difficiles, encore moins impossibles, à cause de l’affection qu’ils avaient à de l’or et à de l’argent. Mais à cause que tous les commandements ne butaient qu’à leur salut éternel, ils ont dit qu’il leur était impossible d’observer les commandements de Dieu.
CCLXV. Et ils eussent plus véritablement pu dire : Nous ne voulons pas les observer, que de dire : Nous ne pouvons pas les observer. Vu que cela était véritable qu’ils ne voulaient point : à cause que Dieu ne commandera jamais rien à personne s’il ne donne avec les commandements la grâce de l’observer. Car cette grâce est comme la semence de ce commandement. Et comme Dieu a créé toutes les choses naturelles avec leurs semences, il a aussi créé sa grâce dans ses commandements, laquelle grâce est tellement affectée à ces commandements qu’on ne peut avoir reçu l’un sans l’autre. Car Dieu ne donne jamais rien d’imparfait : toutes imperfections viennent de la volonté des hommes : car s’ils voulaient, ils pourraient accomplir tous les commandements avec joie : mais à cause qu’ils ne veulent point, ils disent qu’ils ne peuvent.
CCLXVI. Ce qui est un mensonge tout manifeste, parce que tous les commandements de Dieu sont compris en son Amour : et l’homme n’a rien de plus naturel que l’Amour. Il faut qu’il aime quelque chose ; et il sera plutôt sans vie que sans Amour. Pourquoi donc ne pourrait-il aimer Dieu, lequel est plus aimable qu’aucun autre sujet ? Se pourrait-on bien imaginer qu’il serait impossible d’aimer le Donneur de tout bien et Celui qui nous a donné l’être ? Car un chacun sait bien qu’il a été un temps qu’il n’était point, et qu’il a reçu l’être de quelque chose au-dessus de la nature : et il n’y a point un homme sur la terre qui saurait faire un cheveu sur notre tête, qui est le plus petit membre de notre corps : comment auraient les hommes pu faire notre corps entier et notre Esprit avec toutes ses facultés ? Ne faut-il pas que nous aimions donc celui qui nous a donné toute chose ? Encore bien que nous ne le connaissons point par nos yeux de chair, du moins le connaissons-nous par les yeux de l’Esprit et de la raison. Car les Païens mêmes connaissent bien qu’il y a un Auteur de la nature ; et quelques-uns d’iceux ont quelquefois bâti des autels au Dieu inconnu, comme l’Écriture le rapporte ; et l’ont aimé et honoré sans le connaître que par les yeux de la foi ou de leurs entendements.
CCLXVII. Et faut-il maintenant entendre que les Chrétiens disent qu’ils ne sauraient aimer Dieu de tout leur cœur ou accomplir ses Commandements, lesquels sont tous contenus en son Amour ? Car celui qui aime Dieu ne tuera, ne paillardera, ne dérobera, ni fera aucune autre chose défendue ès commandements de Dieu. Car cet Amour de Dieu rend les hommes débonnaires, pauvres d’esprit, chastes, et les fait conformer à la Justice, Bonté et Perfection de Dieu autant qu’ils peuvent : car volontiers se rend conforme un amant à l’objet qu’il aime. Et si les Juifs n’eussent pas délaissé l’Amour de Dieu, jamais il ne leur eût ordonné toutes ces cérémonies extérieures qu’ils ont en leur Loi pour leur faire ressouvenir de lui en tout ce qu’ils font : car l’Amour qui est bien planté au cœur d’un Amant fait assez ressouvenir de l’objet qu’il aime ; soit qu’il boive, ou qu’il mange, qu’il se vête, ou qu’il prie, ou se promène, il se souvient toujours en son intérieur de ce qu’il aime : encore qu’il serait occupé à son travail, son cœur et la mémoire se souviennent toujours de l’objet qu’il aime : en sorte qu’il n’a besoin de cérémonies extérieures pout exciter l’Amour qu’il porte en son cœur, lequel s’excite assez de soi-même lorsqu’il est bien enraciné au cœur de l’homme. C’est pourquoi il ne doit point imputer à Dieu s’il a des commandements qui semblent durs à sa nature corrompue, mais doit frapper sa poitrine et s’inculper la faute de ce qu’il faille que Dieu le tire à soi par des fortes Lois et des chaînes de commandements, là où il pouvait être tout à lui par pur Amour si ses affections eussent sujet l’obligeaient.
CCLXVIII. Mais parce que l’homme n’a pas voulu demeurer en l’Amour de son Dieu, voulant porter ses affections à autre chose qu’à lui, Dieu ne le pouvait sauver par bonne Justice, vu que la Malice et Ingratitude de l’homme ne pouvaient demeurer avec la Bonté et Justice de Dieu : car le mal et le bien sont deux contraires qui ne peuvent demeurer ensemble non plus que le chaud et le froid. Et Dieu ne pouvait donner son Paradis à ses Ennemis sans apporter dans le Ciel de l’inimitié. Ce qui ne pouvait être. Et Dieu ne pouvait aussi être le Dieu de paix en introduisant son ennemi en sa gloire. Et toutes les âmes bienheureuses ne pouvaient avoir de parfait contentement en la compagnie de ceux qui n’aiment pas Dieu : à cause que quitter cet Amour, c’est embrasser toute sorte de maux, lesquels consistent en la privation de toute sorte de biens. Et ces personnes qui sont hors de l’Amour de Dieu sont tombées en toutes sortes de maux. Ce qui fait que Dieu ne les peut sauver : puisqu’il est écrit que rien de souillé n’entrera au Royaume des Cieux. Cela étant supposé comme la vérité est telle, il fallait de nécessité que tous les hommes fussent damnés depuis qu’ils ont eu quitté cet Amour de Dieu pour s’aimer eux-mêmes ou les autres créatures, si Dieu par sa grande Bonté ne leur eût voulu donner des Lois et des commandements pour leur faire reconnaître leurs fautes, et prendre les moyens pour les amender, afin que par ces moyens ils puissent retrouver cet Amour de Dieu pour être sauvés éternellement.
CCLXIX. Mais il n’y a rien à espérer pour ceux qui ne veulent prendre les mêmes moyens que Dieu a ordonnés en disant que cela leur est impossible. C’est comme s’ils disaient absolument : nous ne voulons point être sauvés : vu qu’on ne le peut être sans cet Amour de Dieu, lequel ils ont perdu sans vouloir faire devoir pour le retrouver : aimant mieux périr éternellement que de faire quelque chose qui répugne à leurs natures corrompues, laquelle engendre toutes sortes de maux là où les commandements de Dieu engendrent toute sorte de biens, puisqu’ils sont la semence de la vie Éternelle. Et comme la terre ne porte que des chardons et dès lors qu’elle n’est pas labourée et semée ; ainsi aussi ne porteront que des épines piquantes de péchés les âmes qui ne voudront cultiver cette nature corrompue pour y recevoir la semence des commandements de Dieu en icelles. Et ceux qui rejettent ou méprisent la semence des commandements de Dieu ont des cœurs de pierre et ne porteront jamais de fruits pour la vie Éternelle.
CCLXX. Et partant qu’un chacun avise bien à son cas et ne se laisse pas flatter par les discours des hommes, qui disent maintenant, comme faisaient les Juifs, qu’il leur est impossible d’observer les commandements de Dieu. Puisque sans cette observance il ne peut y avoir pour eux de salut. Car les Chrétiens d’aujourd’hui sont autant déchus de l’Amour de Dieu, voire beaucoup davantage, que n’étaient les Juifs lorsque Jésus Christ est venu entr’eux pour les enseigner : puisqu’on les voit sans Justice, sans Vérité, sans Charité, et sans aucunes marques de Chrétiens. C’est pourquoi qu’ils ont autant de nécessité qu’avaient les Juifs d’embrasser les commandements de Dieu, voire les conseils Évangéliques : puisqu’ils sont Chrétiens et font profession de suivre Jésus Christ et son Évangile : mais ils mentent au S. Esprit en prenant ce Nom sans en vouloir faire les œuvres. Et les œuvres d’un Chrétien, c’est d’imiter Jésus Christ, et de cheminer par les voies qu’il a marché. Car Jésus Christ n’est point venu au monde pour autre chose que pour enseigner aux hommes ce qu’ils doivent faire et laisser pour être sauvés. Et c’est par lui que Dieu a donné aux hommes ses derniers commandements. Et il n’en donnera plus aucuns autres. C’est pourquoi Jésus Christ dit qu’il est venu à la dernière heure. Dieu a bien envoyé en tout temps des Saints Prophètes et Patriarches pour r’attirer le peuple à son Amour, mais cela s’est fait par des signes obscurs et extérieurs, desquels les hommes n’ont pas si bien su entendre, à cause que Dieu parlait à eux souvent par figures ou par Esprit Prophétique, faisant dire à son peuple par ses Sts Prophètes souvent des choses que les Prophètes mêmes n’entendaient et ne savaient ce qu’icelles signifiaient, parce que leurs esprits n’étaient pas ouverts, et cheminaient en ténèbres en plusieurs choses, et n’entendaient pas clairement la voix du Seigneur, et voyaient comme au travers des nues ses divines lumières : quoique les hommes entendissent lors à suffisance ce qu’ils devaient faire et laisser s’ils eussent voulu retourner à son Amour et soumettre leurs cœurs à lui par Amour avec obéissance.
CCLXXI. Car Dieu leur parlait selon leurs infirmités et l’état où il les trouvait. Quelquefois il usait de menaces : autrefois d’admonitions, leur montrant parfois son Amour, et parfois sa Colère ; d’un côté sa Bonté, d’autre part sa Justice, en leur montrant les verges de ses fléaux, et aussi les délices de sa gloire préparées pour ceux qui l’aimeront. Et quand Dieu a trouvé les hommes si terrestres qu’ils n’entendaient plus rien des choses éternelles, il leur a parlé de choses matérielles et temporelles, comme en les menaçant de guerres, pestes et famine, de feu et tremblement de terre si les hommes ne se voulaient point convertir ; et les consolait de bénédictions s’ils le voulaient aimer, même leur promettait par ses Prophètes toutes sortes de biens temporels en leur disant : Apportez fidèlement vos dîmes en ma maison, et je bénirai vos labeurs, multiplierai vos bêtes, vos grains, et tout ce qui vous appartient. Ainsi parlait Dieu aux hommes selon l’état auquel il les trouvait, bégayant avec eux comme un Père bégaie avec son petit enfant qui ne sait encore bien parler. Et tout cela afin que les hommes gardassent ses commandements, et par ces moyens retournassent en son Amour afin d’être sauvés. Ce qui devait bien obliger les hommes à son Amour, en voyant que par tant de sortes de moyens Dieu les attirait à soi, par des menaces et par des promesses, même de choses temporelles, lesquelles leur étaient plus sensibles que les promesses et menaces des choses éternelles, en leur offrant des bénédictions temporelles s’ils gardaient ses commandements et des malédictions temporelles s’ils ne les gardaient point.
CCLXXII. Ce qui montre assez que l’homme est libre de faire l’un ou l’autre, et que Dieu ne le veut forcer à rien : mais que sa Justice donne des biens à ceux qui gardent ses commandements, et des maux à ceux qui ne les garderont point. L’homme étant mis comme au milieu par sa libre volonté, il peut choisir l’un ou l’autre, si bon lui semble. D’un côté est le feu de malédiction pour ceux qui ne veulent pas garder les commandements de Dieu ; et d’autre côté est l’eau de bénédiction pour ceux qui les garderont. Et l’homme peut choisir des deux lequel il veut, avec cette assurance qu’il aura les choses promises, bonnes ou mauvaises, selon qu’il choisira. Car Dieu est Fidèle en ses promesses, et Juste pour châtier les délinquants. Et ne faut pas s’imaginer que les imaginations des hommes lui feront changer ses décrets : car sa Vérité et sa Justice sont éternelles et ne changeront jamais. Sa parole est ferme et durera toujours. Ce qu’il a dit aux hommes par ses Anciens Prophètes, il l’a dit à tous les hommes qui seront jusqu’à la fin du monde : et l’Écriture parle toujours. C’est pourquoi que nous n’avons pas de besoin de Nouveaux Prophètes pour nous venir dire les mêmes choses. Car ce qui est dit une fois par l’Esprit de Dieu, il sera toujours véritable : ce que Dieu a dit à Adam, il l’a dit à tous les hommes ; et ce qu’il a dit aux autres hommes depuis Adam par ses Prophètes, il l’a dit aussi à tous ceux qui veulent être sauvés, les avertissant qu’iceux doivent garder ses commandements. Ce qui est une Règle générale en laquelle il n’y a nulle exception. Et les hommes de maintenant se trompent grandement de croire qu’ils ne sont pas obligés de faire ce que devait faire Adam, ou ce que devaient faire les autres hommes du peuple de Dieu ; vu qu’en tout temps il l’a toujours fallu aimer pour être sauvé, durant la Loi de Nature, la Loi de Moïse, et la Loi Évangélique ; et jamais ne viendra nul temps où l’on puisse être sauvé sans garder les commandements de Dieu. Et il n’y a rien à gloser sur le premier commandement : AIMER DIEU DE TOUT SON CŒUR, vu qu’icelui est l’essence de tous les autres commandements, lesquels s’observeront assurément tous par celui qui observe le premier, d’aimer Dieu de tout son cœur, vu que l’Écriture dit qu’en l’Amour de Dieu et du Prochain sont contenus toutes les Lois et les Prophètes. Car celui qui a l’Amour de Dieu ne fera jamais rien qui lui sera désagréable. Et partant celui qui aime Dieu n’en craindra point le moindre de ses commandements parce qu’il se conforme en tout à ce qu’il aime. En sorte que tous ces commandements qu’on veut dire difficiles à être observés sont tous rendus très faciles par cet AMOUR.
CCLXXIII. C’est pourquoi je dis aux Juifs et aux Chrétiens qu’ils aiment Dieu de tout leur cœur et qu’ils seront par ce moyen délivrés de toutes lois et cérémonies particulières : car ils les observeront toutes par cet Amour qui comprend en soi toute la Loi et les Prophètes. Et je leur dis encore aussi à tous que s’ils sont déchus de cet Amour et qu’ils ne veulent pas garder tous les commandements particuliers que Dieu leur a donnés jusques au moindre, qu’ils seront damnés, vu que Dieu ne leur peut rien avoir ordonné en vain, non plus ne peut-il leur avoir ordonné des choses qu’il leur serait impossible d’observer.
CCLXXIV. Et partant ce sont tous faux donner- à-entendre de dire au peuple qu’il leur est impossible d’observer les commandements de Dieu. Les Juifs ont erré en ce point ; et les Chrétiens errent encore davantage : vu qu’ils sont aussi obligés d’observer la doctrine Évangélique, s’ils veulent être sauvés, que les Juifs les commandements de Dieu : parce que c’est toute la même chose en substance, et la Loi Évangélique n’ordonne que des moyens par lesquels les hommes peuvent recouvrer l’Amour de Dieu, qu’ils ont perdu : tout de même que la Loi Mosaïque ordonnait tant de cérémonies : à cause qu’en toutes leurs œuvres et paroles les Juifs avaient oublié Dieu : de même avaient oublié Dieu tous les hommes depuis cette Loi Mosaïque par les affections de la terre, des richesses, et plaisirs de cette vie, en sorte qu’ils n’avaient plus de cœur pour aimer Dieu. Et il fallait de nécessité une Loi qui leur fît voir leurs éloignements de l’Amour de Dieu par des lois ou ordonnances toutes particulières, ou autrement jamais personne n’eût retrouvé cet Amour de Dieu si éloigné du cœur des hommes, et fussent devenus tous brutaux, charnels et terrestres, pires que des Païens.
CCLXXV. Ce qu’on peut bien remarquer ès plaintes que Dieu fait des hommes lorsqu’il dit : Mon peuple m’a abandonné, moi, qui suis la fontaine d’eau vive, pour aller puiser de l’eau ès citernes crevassées qui ne peuvent tenir leurs eaux. Dieu ne parle point des Païens et Idolâtres, qu’iceux l’ont abandonné ; mais il dit précisément : Mon Peuple, pour montrer que c’était ce peuple qui l’avait abandonné à qui il avait donné ses Lois et Commandements ; et que ce peuple, qui était le Judaïque, l’avait abandonné après qu’il lui avait fait tant de grâces, et usé de tant de sortes de moyens pour l’obliger à retourner en son Amour. Et le plus fort de ces moyens était de lui avoir donné des commandements. Parce qu’iceux étaient si nécessaires aux hommes que sans les avoir reçus ils n’eussent jamais connu leurs péchés, sans laquelle connaissance ils ne les pouvaient amender.
CCLXXVI. L’Amour seul que Dieu leur portait leur a fait donner des lois et des commandements. Et aussi longtemps que les hommes n’avaient pas de besoin de Loi, Dieu ne leur en a pas donné : mais, comme dit le Proverbe, au besoin éprouve-t-on ses amis ; et Dieu voyant l’homme en danger de se perdre, il l’a voulu aider et secourir par la chaîne de ses commandements, afin de les retirer avec icelle chaîne hors des enfers où ils s’allaient précipiter sans son secours et l’aide de ses commandements, par lesquels il les retire du mal et leur fait suivre le bien.
CCLXXVII. Voilà tout ce que contiennent toutes les Lois de Dieu, de s’abstenir du mal et de faire le bien. Car ses commandements ne sont autre chose que défendre le mal et commander le bien. N’est-il pas déplorable d’entendre des Chrétiens aujourd’hui dire qu’ils ne sauraient faire ces deux choses ? C’est comme autant que s’ils voulaient donner à entendre que le Diable a maintenant tant de puissance sur leurs volontés qu’il les oblige à malfaire et empêche à faire le bien. Car si les hommes étaient demeurés dans leur franche liberté sans s’être volontairement rendus esclaves du Diable, ils ne parleraient point ce langage, disant qu’on ne peut observer les ordonnances de Dieu. Mais à cause qu’ils sont si liés au Diable qu’ils ne s’en veulent délivrer, ils trouvent des fausses raisons pour montrer qu’ils ne peuvent cesser de malfaire, ni opérer le bien. Ils sont comme les sorciers, lesquels ont par pacte précis donné leurs âmes au Diable. Ceux-là disent tous qu’ils ne s’en peuvent retirer. Ce qui est faux : puisqu’on lit en l’Écriture d’un Simon le Magicien qui se convertit lors qu’il vit que le Diable l’avait trompé : ainsi aussi se pourraient bien convertir tous les sorciers s’ils en avaient une volonté absolue : mais le Diable les allèche par tant d’attraits, par tant de ruses et de craintes, qu’il leur fait voir leur conversion impossible. Et lorsque ces personnes ont la volonté de se convertir, le Diable les menace et maltraite, en sorte qu’ils lui cèdent le combat et lui donnent la victoire à cause des difficultés qu’ils trouvent en leur conversion. Ainsi vois-je les hommes de maintenant céder à leur damnation pour la difficulté qu’ils trouvent dans l’observance des commandements de Dieu. Ce qui n’est qu’une illusion du Diable, lequel leur trouble l’entendement afin qu’ils ne connaissent pas la vérité des choses.
CCLXXVIII. Et les hommes savants d’aujourd’hui secondent le Diable en ce dessein lorsqu’ils enseignent qu’il est impossible de garder les commandements de Dieu. Et je voudrais bien que ces Docteurs me disent pourquoi donc Dieu a donné des Commandements aux hommes s’ils ne les devaient pas observer ? Je me souviens qu’un jour quelqu’un me dit que les commandements de Dieu étaient donnés aux hommes afin qu’iceux connussent leurs fautes et vissent par là qu’ils étaient des pécheurs fragiles. Mais je leur demande maintenant à quoi leur servira cette connaissance de leurs péchés sans les amender, sinon qu’à une plus grande condamnation, vu qu’il est écrit que celui qui n’a pas connu la volonté du Père et a fait choses dignes de plaies, sera battu de peu de coups : mais que celui qui a connu la volonté du Père et ne l’a point faite sera battu de beaucoup de coups ? Cela ne veut-il pas faire entendre que celui qui a connu ses péchés et ne les a point amendés sera battu de beaucoup plus de coups que celui qui a péché et ne les a point connus ? Et supposé cette vérité comme elle est, il faut conclure (pour donner croyance à ces étudiants) que la Loi et les commandements soient mauvais, puisqu’ils obligeraient les hommes à de plus grandes punitions. Ce qui est un blasphème contre Dieu. Car si la Loi qu’il a donnée est mauvaise et nuisible aux hommes, il faudrait dire par conséquent que Dieu a fait des choses mauvaises, selon le dire de ces Conducteurs aveugles : ce qui ne peut jamais être véritable : car Dieu étant la source de tout bien, rien de mauvais ne peut sortir de lui.
CCLXXIX. Ce sont des mensonges controuvés contre Dieu même que ces personnes avancent pour excuser leurs relâchements. Elles sont si habituées au péché et si liées à leur nature corrompue (qui est un Diable incarné) qu’elles ne se veulent convertir à Dieu et veulent néanmoins être sauvées par injustice, voulant rendre Dieu aussi coupable qu’eux en l’obligeant à leur donner le salut sans l’observance de ses commandements. Et en faisant accroire au peuple qu’il suffit de s’humilier et connaître sa fragilité pour observer ses commandements. Car ils seraient honteux de dire positivement qu’il ne faut point garder les commandements de Dieu pour être sauvé, vu que l’Écriture enseigne en tant d’endroits que celui qui ne gardera point jusqu’au plus petit de ces commandements sera coupable de tous : et ailleurs, que celui qui veut avoir la vie garde les commandements. Mais ils renversent volontairement tout le sens des Écritures pour accommoder icelles selon leurs fantaisies et pour autoriser leurs péchés. Car quelle raison y a-t-il de dire que c’est garder les commandements de Dieu en connaissant sa fragilité, puisque cette connaissance oblige davantage à chercher les moyens d’être fortifié en son infirmité, comme un malade a plus d’occasion de chercher le Médecin et d’avaler la Médecine qu’une personne qui est saine ? Et si on reconnaissait vraiment sa fragilité, on aurait son recours plus soigneusement à Dieu pour avoir ses grâces et on avalerait ses Médecines de commandements en les incorporant volontiers pour renforcer sa faiblesse.
CCLXXX. Mais ce sont toutes paroles étudiées pour séduire les hommes que ces conducteurs avancent, vu que Dieu ne se laisse point tromper par de fausses apparences. Et si les pécheurs s’humiliaient et connaissaient leurs fragilités (comme ils disent), on les verrait convertis et recouvrer l’Amour de Dieu, puisqu’il a dit qu’il donne son cœur aux humbles et qu’il résiste aux superbes. Car Dieu ne peut mentir. Il faut bien dire que ces personnes n’ont qu’une fausse humilité, vu qu’on les voit tous les jours de leur vie demeurer en l’Amour d’elles-mêmes et des richesses, plaisirs et honneurs de cette vie, avec autant de vices et de fragilités un jour que l’autre, sans aucun changement. Ne faut-il pas dire que ces personnes qui disent de s’humilier et de connaître leurs fragilités n’ont que des discours controuvés et que rien n’est réel ni véritable, et qu’elles trompent le prochain par fausses apparences ?
CCLXXXI. Mais sitôt que le S. Esprit aura enseigné toute vérité, il faut qu’elles soient confondues en leurs propres discours, et elles ne sauront satisfaire à Dieu pour avoir tant séduit d’âmes. C’est une chose assurée que nous sommes arrivés ès derniers temps, où que Jésus Christ a dit qu’il viendra des faux Prophètes qui en séduiront beaucoup. Car quel grand nombre de personnes sont séduites maintenant par de semblables sentiments, et qu’elles croient d’avoir satisfait à Dieu en disant qu’elles connaissent leur fragilité et en faisant semblant de s’humilier pour ce sujet ? Mais Dieu demande une vraie humilité de cœur : où ces personnes ont le cœur si superbe qu’elles ne se veulent pas soumettre à la Loi de Dieu même, et se disent trop faibles et fragiles à bien faire, pendant qu’elles ont beaucoup de forces et d’industrie pour mal faire et pour agir ès négoces du monde : à quoi elles emploient tous leurs entendements, en sorte qu’elles n’ont ni force ni vigueur pour les choses éternelles : parce qu’on ne peut avoir l’attention bonne à deux choses diverses en même temps ; et en ayant toutes leurs attentions entières aux choses de la terre, qui à gagner de l’argent, qui à se procurer états, honneur, ou à chercher les aises, commodités et plaisirs de cette vie, elles ne sont plus capables d’aimer Dieu ni de garder ses commandements, lesquels requièrent toute l’attention de l’homme pour les bien observer. Mais en faisant plus d’estime des choses temporelles que des choses éternelles, elles donnent tout au temps, et rien à l’Éternité.
CCLXXXII. On voit cela presque en tous les Chrétiens de maintenant, que tous leurs emplois ne butent qu’à la terre et au temps. L’un trafique, l’autre étudie, l’autre travaille, l’autre voyage par mer et par terre. Tout cela se fait pour l’argent, l’honneur ou le plaisir du monde, ayant en eux pour ce faire grande capacité et industrie : mais ils sont incapables de faire quelque chose pour la gloire de Dieu et pour leur salut éternel. Je vois cela même ès personnes les mieux intentionnées, lesquelles sont et dirigent leurs affaires en bon ordre et perfection : mais lorsque je les ai voulu employer ès choses pour la gloire de Dieu ou pour avancer leur salut et celui des autres, je les ai trouvées comme idiotes et sans force ou jugement. Cela vient de ce qu’elles ont plus de ferveur et d’affection pour les choses terrestres que pour les choses Divines, et ce qu’on aime ne fait point peine, et tout ce qu’on n’aime point se fait avec peine. Si l’on aimait les commandements de Dieu comme on fait son argent ou ses commodités, on trouverait bientôt les forces et la capacité pour les observer : mais à cause qu’on n’a point pour iceux tant d’affection que pour les choses terrestres, on dit qu’il est impossible de les garder : à cause qu’on veut flatter cette nature corrompue en ne la voulant obliger à faire des choses èsquelles elle n’a point d’inclination.
CCLXXXIII. Et cela est épaulé et secondé des Conducteurs des âmes, lesquels parlent comme la nature entend volontiers, et disent que l’homme a trop de fragilité pour observer les commandements de Dieu. Ce sont ces personnes de qui le Prophète a dit qu’ils mettent des coussins sous les bras et des oreillers sous les coudes des hommes afin de les faire reposer dans un faux repos : mais il est ajouté que tous ces coussins et oreillers seront ôtés et ces flatteurs exterminés, voire mal traités des hommes mêmes qu’ils auront trompés, lesquels verront que toutes ces mollesses, coussins et flatteries n’ont été que pour les faire dormir dans la léthargie de leurs âmes afin de mourir de la mort éternelle.
CCLXXXIV. Ô que de cris et de lamentations il y aura à la mort et au jugement de ces âmes qui ont été trompées par ces Séducteurs et leurs fausses suppositions, lorsqu’ils disent qu’il est impossible à l’homme de garder les Commandements de son Dieu ! Là où David dit qu’iceux sont doux à sa bouche comme le miel, et que l’homme n’a rien qui lui soit plus naturel que d’aimer, et qu’il n’y peut avoir rien plus digne de ses amours que Dieu, lequel l’a créé pour être aimé de lui seulement, et pour rien d’autre.
CCLXXXV. Car Dieu n’avait point besoin de l’homme lorsqu’il le créa, ni d’aucune autre chose. Mais son bon plaisir a été d’avoir une créature capable de l’aimer, afin de prendre en elle ses délices et ses contentements. Cela est une vérité éternelle, qui ne changera jamais : laquelle étant supposée, je demanderais volontiers à tous les hommes du monde s’il y en a bien un qui saurait croire que Dieu, ayant créé une créature pour être aimée d’elle, ne lui aurait point donné la suffisance ou capacité de l’aimer lorsqu’elle n’a été créée à d’autre fin que celle d’aimer son Dieu ? Ne faut-il pas dire que tous les Esprits qui pensent que l’homme est trop fragile pour garder les commandements de Dieu sont étourdis et sans raison, vu que tous ces commandements sont contenus en cet Amour ? Il faudrait que Dieu même se fût bien abusé en créant l’homme, de ne lui avoir pas donné la capacité de faire ce pour quoi il le voulait créer, à savoir, pour l’aimer. Je pense qu’on ne saurait donner à Dieu plus de mépris que de croire qu’il n’aurait pas donné à l’homme la capacité de l’aimer lorsqu’il l’a créé seulement pour cet Amour, et qu’il ne veut jamais demander rien d’autre de lui sinon QU’IL L’AIME.
CCLXXXVI. Je pense que la première langue qui a commencé à proférer ces paroles, assavoir, qu’il est impossible à l’homme de garder les commandements de Dieu, sera maudite à toute Éternité, parce qu’elle a blasphémé contre Dieu et ses œuvres. Et je crois aussi que tous ceux qui suivent cette Doctrine mensongère et pernicieuse périront avec l’Auteur d’icelle, qui ne peut avoir été autre que le Diable même, lequel blasphème toujours contre Dieu à cause de son malheur : et il a aussi induit les hommes à blasphémer comme lui, en disant qu’il est si cruel qu’il demande des hommes des choses qui leur sont impossibles, et qu’il leur a donné des Lois pour augmenter les peines de leur damnation ; et aussi, en les créant pour les prédestiner à icelle ; ou bien aussi en disant qu’il est injuste de commander aux hommes de l’aimer lorsqu’ils n’ont point la puissance de ce faire.
CCLXXXVII. Et tous ces blasphèmes sont jetés contre Dieu aujourd’hui journellement par les Chrétiens, lesquels ont dressé des Écoles et Académies pour apprendre à bien colorer leurs blasphèmes, et les faire paraître comme des vertus ou des louanges qu’ils font à Dieu. Car ils disent que c’est par sa Toute-puissance qu’il a prédestiné les hommes à salut et à damnation, et qu’iceux lui appartenaient, et qu’il en pouvait faire ce qu’il voulait. Comme si Dien était passionné ainsi que sont les hommes, lesquels par leurs passions déréglées haussent aucunes personnes et aiment aucunes autres. Ce que ces Savants font entendre au peuple sous ce manteau d’adorer la Toute-puissance de Dieu en sa Prédestination. Et pour mieux colorer leurs blasphèmes, ils citent les Écritures, qui rapportent que Dieu a aimé Jacob et rejeté Ésaü : ce qui donne d’abord quelque lustre à leurs mensonges : mais si l’on veut bien pénétrer la vérité de cette figure, on trouvera que Dieu a aimé le bien et haï le mal, figurés par Jacob et Ésaü. Et à cause que le bien était en Jacob, Dieu l’a aimé ; et à cause que le mal était en Ésaü, Dieu l’a haï. Ce que Dieu fait en tous les hommes par une droite justice, laquelle il faut adorer, parce qu’elle est bonne et juste : ce que ne pourrait être la puissance de Dieu que ces Caïnistes posent, lorsqu’il aurait choisi une telle personne et damné l’autre pour son bon plaisir ; et que Paul serait aussi méchant que Pierre, et que Paul serait néanmoins sauvé et Pierre damné. C’est rendre Dieu injuste et partial. Ce qui ne peut être : car il n’a non plus à faire de Paul que de Pierre, et ne regarde pas comment s’appellent les personnes à qui il veut donner son Royaume, vu que l’Écriture dit que Dieu n’est accepteur des personnes : mais il regarde le fond de leurs cœurs, pour voir combien chacune personne l’a aimé. Et Dieu les sauve ou rejette à mesure qu’elles sont proches ou éloignées de son Amour, et pas autrement. Car si Jacob n’avait non plus aimé Dieu qu’Ésaü, Dieu aurait rejeté Jacob ; et si Ésaü eût aimé Dieu autant que Jacob, Dieu l’aurait choisi au lieu de Jacob.
CCLXXXVIII, C’est pourquoi ces Casuistes n’entendent nullement le sens des Écritures, et les appliquent d’un sens tout renversé, afin de soutenir leurs sottes imaginations, faisant passer icelles parmi le peuple comme si c’étaient des vérités de Dieu tirées même des Écritures. Avec quoi ils en ont jà séduit plusieurs, selon la Prophétie de Jésus Christ, lequel les appelle du nom de faux Prophètes, à cause qu’ils viennent sous manteau de piété et de sainteté, en disant qu’il se faut humilier devant Dieu en connaissant sa fragilité et son impuissance à observer les commandements de Dieu. Cela semble aussi une vertu d’abord, lorsque l’homme connaît sa misère et sa fragilité, et qu’il s’humilie : mais ce n’est en effet qu’un mensonge et un amour-propre : car s’ils connaissaient leur fragilité, ils prieraient continuellement Dieu pour avoir des forces, et n’auraient garde de demeurer en repos parmi un état si misérable ; et s’il était vrai qu’ils s’humiliassent, ils gagneraient assurément le cœur de Dieu, lequel ne peut mentir lorsqu’il a dit qu’aux humbles il donne son cœur. Et c’est un témoignage d’une fausse humilité de voir ces personnes si éloignées de Dieu qu’elles se contentent de connaître leurs fragilités sans avoir le désir de s’en amender, à cause que leurs Conducteurs leur disent que cela suffit de connaître leurs fragilités pour être sauvés.
CCLXXXIX. Et ces personnes qui sont remplies d’amour d’elles-mêmes ne demandent pas de savoir davantage, parce qu’elles n’ont pas le désir de faire autre chose sinon ce qui plaît à leurs cinq sens naturels, qui sont corrompus. Et pour les maintenir là-dedans, ces Conducteurs étudient pour trouver des inventions par lesquelles ils puissent mettre ces personnes dans un faux repos en les laissant dormir sur des mols oreillers de fausses persuasions, lesquelles sont aussi couvertes de piété et d’honneur de Dieu.
CCXC. Car ils disent au peuple qu’il faut attribuer son salut entièrement aux Mérites de Jésus Christ ; et qu’il ne faut espérer icelui par nos bonnes œuvres ; et que cela est une propre justification ; qu’il ne se faut justifier soi-même pour ses bienfaits. Ce qui semble le plus parfait de tous leurs arguments : quoique ce soit le plus subtil venin pour empoisonner les âmes. Car toutes gens de bien espèrent le salut par les mérites de Jésus Christ, et ne se veulent justifier eux-mêmes. Ce qui surprend leur entendement pour résoudre si elles ne doivent plus chercher autre Justice ou perfection particulière, afin de pouvoir laisser toute la gloire de leur salut aux mérites de Christ, comme disent ces savants qu’on doit faire. Et il serait impossible de découvrir cette fine ruse de Satan sans une particulière lumière Divine : à cause qu’elle semble honorer Dieu et se défier de soi-même : quoiqu’en effet on ne fasse ni l’un ni l’autre. Car quel honneur pouvons-nous rendre à Dieu en lui attribuant les mérites de notre salut, encore bien que Jésus Christ n’aurait rien mérité ? vu que c’est lui seul qui nous le donne gratuitement, et que personne ne se peut sauver soi-même, quoi qu’elle fasse. Mais il ne faut pas laisser pourtant d’observer les commandements de Dieu pour attribuer notre salut aux mérites de Jésus Christ, ni laisser de suivre sa Doctrine, et faire tout le bien que nous pourrons ; vu que Dieu et Jésus Christ nous l’ont ainsi commandé.
CCXCI. Car Dieu dit à Adam et à tous les hommes en lui que la terre serait maudite en lui et qu’elle ne porterait que des chardons et des épines si elle n’était cultivée. Et Dieu parlait à Adam de la terre de son âme, laquelle ne porterait nuls fruits sans la cultiver par la pénitence, vu qu’elle était devenue par le péché pleine de chardons et d’épines. Et puisqu’il commande de la cultiver, il ne dit pas qu’il ne faille rien faire sinon s’attendre sur les mérites de Jésus Christ ; ou bien, que son honneur serait amoindri si en cas nous gardions ses commandements ou suivions sa Doctrine Évangélique : puisqu’il commande cela absolument à tous ceux à qui il veut donner le salut. Et Jésus Christ dit précisément aux Chrétiens : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. Peut-on dire avec vérité que c’est se justifier soi-même, ou que c’est vouloir être sauvé par ses propres mérites, en faisant les choses que Dieu nous a commandé de faire ? Et Jésus Christ nous a-t-il donné une mauvaise doctrine lorsqu’il a dit : Soyez mes Imitateurs ? Que ces Docteurs disent maintenant que ce serait se justifier soi-même de le vouloir imiter ! À qui devons-nous croire ? Aux paroles de Jésus Christ ou aux paroles de ces flatteurs qui nous disent d’être impossible de garder les commandements de Dieu et aussi d’imiter Jésus Christ, la doctrine duquel n’est-elle pas plus assurée que celle de ces faux Prophètes, qui disent paix et assurance lorsque le péril de notre damnation est si grand, et que Jésus Christ assure que nous périrons tous si nous ne faisons pénitence ? À quoi ces Personnes sensuelles ne veulent pas entendre, et disent pour excuser leur malice que ce serait vouloir attribuer à soi-même les mérites de son Salut en faisant pénitence : où Jésus Christ contraint de la faire et dit qu’à faute de ce faire qu’on périra tous. Serait-ce donc mépriser les mérites de Jésus Christ d’embrasser et de suivre sa Doctrine Évangélique, comme disent en substance ces Docteurs ? Il faudrait, en ce cas, dire que ce serait en vain que Jésus Christ nous l’aurait venu enseigner et laissé par écrit. Aurait-il prêché trois ans en vain pour enseigner à son peuple les volontés de son Père si icelui ne le pouvait point écouter et suivre sans s’attribuer à eux-mêmes les mérites de leur salut ?
CCXCII. Certes il me semble que les erreurs qu’enseignent maintenant ces Casuistes sont si grossières et déraisonnables, qu’il serait en vain de les réfuter, si ce n’était qu’on voit maintenant tant de personnes qui les reçoivent ignoramment, à cause qu’elles sont couvertes du manteau de piété, de vertu, et d’honneur de Dieu : quoiqu’en effet ce soient des doctrines impies, lesquelles offensent et déshonorent Dieu : vu que l’honorer c’est lui obéir : ou ces doctrines malicieuses conseillent tacitement les hommes de ne lui point obéir, en ne point faisant ce que Dieu a commandé et Jésus Christ enseigné.
CCXCIII. Car de prêcher ou enseigner au peuple qu’il ne peut garder les commandements de Dieu ni suivre la Doctrine Évangélique, c’est directement enseigner à mépriser Dieu et ses commandements. Ce qu’il ne faut jamais faire, quoi que ces personnes disent. Car elles sont assurément celles de qui il est parlé en l’Écriture qui disent : Christ est ici ou là, en la chambre, au désert : ne les croyez point.
CCXCIV. Car chacune de ces Religions dit : Christ est ici. Venez à nous : et nulles d’elles ne connaissent Christ, encore moins suivent-elles son Esprit, lequel n’est plus incorporé de personne ; et un chacun se bâtit des Temples à soi-même, et se fait une idole de ses propres sentiments : pendant que chacune d’icelles dit : Christ est ici, Christ est ici. Car les Romains disent : Nous avons la vraie Église, hors de laquelle il n’y a point de salut. Les Luthériens disent : Nous sommes les Évangéliques, et avons la vraie doctrine. Les Calvinistes disent : Nous sommes des Prédestinés de Dieu à salut, dans la vraie Religion. Les Mennonistes disent : Nous sommes des personnes régénérées dans l’Esprit de Jésus Christ. Les Trembleurs disent : Nous avons le S. Esprit et sa lumière, qui nous conduit partout. Et ainsi des autres. Chacune de ces Religions dit que Christ est auprès d’elle, pendant que pas une entre toutes n’observe les conseils Évangéliques. Un chacun s’appuie sur ce qu’il a entrepris de croire, et s’opiniâtre que cela est tout le meilleur, et qu’elles sont toutes de Christ : pendant qu’elles se contredisent toutes l’une l’autre. Ce qui ne peut donc être de Christ, vu que Christ n’est point divisé, et sa doctrine est partout en la même égalité. Et si Christ était en toutes ces Religions, elles auraient toutes la même Doctrine, et ne se mépriseraient ou contrediraient l’une l’autre, comme elles font en se haïssant, injuriant et damnant l’une l’autre. Ce qui témoigne assez que Christ n’est point auprès d’elles, parce qu’il a commandé à tous ses Disciples qu’ils s’aimassent l’un l’autre, pendant qu’on voit que pas une de ces Religions n’aime l’une l’autre, quoique toutes se nomment Chrétiennes et aient le même Évangile, soient tous baptisés et portent tous le nom de Chrétiens.
CCXCV. Ce qui fait clairement voir que toutes leurs Religions consistent en des paroles étudiées, et en des sentiments de leurs propres imaginations, et pas en la Doctrine de Jésus Christ : c’est pourquoi il ne les faut point croire, selon son conseil, lequel dit, en parlant des derniers temps, que plusieurs faux Prophètes s’élèveront, et qu’ils en séduiront grand nombre, et diront : Christ ici, Christ là, faussement, de quoi Jésus Christ nous avertit en disant : Ne sortez point et ne les croyez point.
CCXCVI. Ce que je veux faire et ne veux aller ni ci ni là où que je ne voie pas vivre en effet l’Esprit de Jésus Christ. Mais je suis pour cela méprisée, poursuivie, et persécutée de toutes sortes de Religions. Une chacune d’icelles m’a bien voulu avoir de leur côté en me voulant persuader de croire que chacune de ces Religions était la meilleure. Les Trembleurs me disaient que j’étais de leur sentiment, vu que je parlais de la lumière du S. Esprit. Les Cartésiens disaient que j’étais de leurs sentiments, vu que je m’appuyais sur la raison. Les Luthériens me disaient que je devais me joindre à eux en la communion, vu que je soutenais l’Évangile. Les Calvinistes me disaient que je devais aller à leurs Prédications, parce qu’ils étaient dans la vraie doctrine et avaient découvert toutes les Idolâtries de l’Église Romaine pour reprendre la droite voie. Les Mennonistes me disaient que je ne trouverais personne plus approchant de mes sentiments qu’eux, parce qu’ils professaient de mener une vie spirituelle, et de mépriser le monde.
CCXCVII. Mais je ne me suis jamais tournée à aucune de ces Religions. Mais j’ai prié Dieu qu’il me fît voir ce que c’était de toutes ces fortes de Religions. Et il me fit entendre que tous ces noms et ces sentiments divers étaient sortis de la fantaisie des hommes, et qu’un chacun d’iceux avait entrepris dans leurs fantaisies de suivre des sentiments qui leur semblaient les plus favorables à leurs desseins. Mais qu’il n’y avait qu’une seule vraie Religion qui est celle établie par Jésus Christ. Et qu’il fallait de nécessité être Chrétien par effet, et pas Calviniste, Luthériens, ou d’autres Religions. Et que tous ces noms et sentiments divers ne faisaient rien à notre salut ; que tous ces Réformateurs ou Établisseurs de nouvelles Religions n’étaient pas des Sauveurs ; que Jésus Christ seul pouvait porter le Nom de Sauveur ; et que nulle autre que sa Loi Évangélique n’est la Règle du vrai Chrétien. Et qu’il faut mettre icelle en pratique pour être son Disciple.
CCXCVIII. Mais parce que j’enseigne ces choses, lesquelles j’ai apprises de Dieu même, on me veut tuer ; et on dit que je veux détruire toute l’Église Chrétienne lorsque je montre les abus et erreurs èsquels elle est maintenant tombée, et que je veux faire voir combien éloignée est la vie des Chrétiens de maintenant de celle des Chrétiens de la primitive Église, où un chacun d’iceux tendait à la perfection Évangélique et à l’Imitation de Jésus Christ, embrassaient la pauvreté volontaire, l’obéissance entière, la mortification de leurs sens. Mais les Chrétiens d’à présent convoitent les biens et richesses de ce monde, et ne sont soumis qu’à leur propre volonté, en recherchant leurs aises et commodités, voire leurs plaisirs sensuels. Et avec tout cela, on n’en peut dire la vérité sans être poursuivi et persécuté : comme vous me persécutez aussi, mon Ami, pour le même sujet, et dites qu’on a mis une Tonne d’or pour celui qui me livrera à mes ennemis, et vous m’épiez partout, comme si vous aviez le dessein de gagner cet argent avec vos amis.
CCXCIX. Et je voudrais bien savoir quel mal je vous ai fait pour me souhaiter ainsi la mort. J’ai aimé votre âme et votre bonheur éternel, et j’ai aussi procuré toutes les assistances nécessaires à l’entretien de votre corps et de votre famille : pendant que vous me payez d’ingratitude et que vous me nuisez là où vous pouvez. Car vous dites auprès des Catholiques que je les méprise et que je n’estime point le Baptême. Et lorsque vous êtes auprès des Mennonistes, vous leur dites, pour me faire mépriser d’iceux, que je suis Catholique, et que pour cela vous ne me voulez pas suivre. En tâchant par ainsi de planter aux cœurs des uns et des autres de l’inimitié contre moi, pour vous venger de ce que je n’ai pas voulu vous donner tous les avantages temporels que vous souhaitiez de moi. En quoi vous m’avez grandement trompée. Car je pensais que vous cherchiez seulement de devenir un vrai Chrétien. Et par toutes les choses que j’ai écrites ci-dessus, vous portez témoignage contre vous-même que vous cherchez encore les aises, plaisirs et avantages de ce monde ; et que vous n’êtes pas content de la nécessité, ni même de l’abondance en laquelle je vous avais placé en Nordstrand, où il y avait assez pour entretenir trente personnes, selon l’expérience que nous en avons eue depuis votre sortie ; quoique vous ayez dit à un chacun qu’il n’y avait pas à suffisance pour entretenir votre famille, qui était de si petit nombre. Ne craignez-vous pas d’avoir grandement péché contre Dieu de me rendre ainsi mal pour bien, sans que je l’aie en rien mérité, et seulement à cause que je n’ai pas voulu vous donner des avantages temporels, lesquels j’ai jugé être dommageables à votre salut ; et que je vous ai dit des vérités salutaires ? Sont-ce là des sujets de me porter l’inimitié que vous me faites, et de me poursuivre jusqu’à la mort, s’il était en votre pouvoir ? comme font aussi plusieurs autres, qui ont perdu la crainte de Dieu et n’aiment plus qu’eux-mêmes : pour cela ne veulent-ils point entendre la vérité qui les reprend, ou celle qui n’apporte point d’avantages temporels selon leurs désirs.
CCC. C’est en quoi l’on peut voir que véritablement nous vivons ès derniers temps, et que ces hommes de maintenant sont comme Jannes et Jambres, qui résistent à la vérité et veulent tuer celle qui l’apporte de la part de Dieu, en criant comme firent les Juifs de Jésus Christ : Crucifiez-la. Et cela à cause que je ne leur apporte pas d’honneur et de profit temporels, lesquels ils estiment plus que leur salut éternel. Ce que je vous prie de bien remarquer, Mon Ami, afin de vous convertir de cette vanité à la vérité que vous avez une fois connue, et que vous ne vous repentiez pas trop tard. Ce que vous souhaite
Celle qui aime votre âme,
le 1er d’Avril,
1674.
ANTHΟINETTE BOURIGNON.
F I N
De la première Partie
de
L’aveuglement des hommes de maintenant.
Psal. 119. v. 95. Les Méchants m’attendent pour me faire périr, parce que j’ai l’intelligence de vos commandements en y prenant garde de bien près.
T A B L E
Des Titres qui marquent les matières principales.
Les chiffres se rapportent aux Sections du Texte.
En la Préface.
Impiété des hommes de maintenant, num. 1. jusqu’à 5.
Que les hommes se fervent de beaux prétextes pour protéger leur corruption. 5–116.
Sujet et occasion du présent livre. 116–120.
Universalité de l’Aveuglement. 120.
Dans le livre-même.
Questions Pharisaïques. I–IV.
Qu’on doit faire préférence des personnes pour la vertu. IV–IX.
Que la Continence est agréable à Dieu. IX–XXI.
Que l’on devient tel que ceux qu’on fréquente. XXI –XXVIII.
Que la Nature corrompue est toujours convoiteuse. XXVIII–XLVIII.
Qu’il faut chercher les moyens de vaincre la corruption de la nature. XLVIII–LXII.
Que les malintentionnés cherchent à tourner tout en mal. LXII–XCV.
Comment les hommes cherchent des raisons pour défendre leurs relâchements. XCV–CXVI.
Que les Enfants du monde ne peuvent s’accorder avec les Enfants de Dieu. CXVI–CXXXIII.
Qu’il n’est point impossible de surmonter sa propre corruption. CXXXIII–CXLIV.
Que les hommes ignorent la grandeur de leur propre corruption. CXLIV–CLX.
Que le joug de J.C. n’est pas difficile comme celui du monde. CLX–CLXVII.
Que les Enfants du monde sont inquiets et murmurateurs. CLXVII–CXC.
Que les hypocrites ne connaissent ni le vice ni la vertu. CXC-CCV.
Que tout homme est menteur. CCV–CCXIX.
Que les hommes aiment mieux les ténèbres que la lumière. CCXIX–CCXLVII.
Que Dieu a toujours eu soin de sauver l’homme. CCLXVII–CCLXXVII.
Que la plupart des savants secondent les desseins du Diable. CCLXXVII–CCC.
Réponse à une Lettre
Que Monsr.
PIERRE SERRARIUS
a composée et fait courir secrètement entre ses amis pour réfuter celle que
Madlle BOURIGNON
a écrite dans le TOMBEAU DE LA FAUSSE THÉOLOGIE,
Partie II. Lettre XIV.
contre douze de ses Accusations.
1 Corinth. ch. 3. v. 18, 19.
Que personne ne s’abuse soi-même. Si quelqu’un entre vous pense être en ce monde, qu’il devienne fou, afin de devenir sage. Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Car il est écrit : C’est lui qui surprend les Sages en leurs subtiles sagesses ; et encore : Le Seigneur connaît les discours des Sages. C’est qu’ils sont vains.
Comme plusieurs Mennonistes se sont prévalus d’une lettre que Monsr Serrarius avait écrite contre Madlle Bourignon, sans qu’il lui eût jamais fait savoir, et que cela a aussi préoccupé et détourné de la vérité plusieurs bonnes personnes à qui on l’avait secrètement communiquée, on a trouvé à propos de joindre ici la lettre suivante pour détromper les uns et empêcher les autres de se laisser emporter par des discours étudiés qui peuvent avoir quelque apparence de vérité et de modération.
RÉPONSE
à une
LETTRE de M. S.
Mon cher Ami,
J’ai lu la lettre manuscrite que vous m’avez fait voir de M. P. Serrarius par laquelle il prétend de répondre à celle que Mad. Bourignon a fait imprimer pour se justifier et de douze accusations que le dit Sieur Serrarius lui avait imputées. Vous me demandez mon sentiment touchant cette lettre. Je veux bien vous le dire en particulier. C’est une lettre faite avec étude et dessein de paraître modéré. Elle pourrait bien surprendre les simples qui ne connaissent le fond ni de la vérité, ni de la vertu, ni des subtilités par lesquelles les gens d’étude peuvent et savent colorer et excuser tout ce qu’ils veulent, pensant quelquefois eux-mêmes faire bien, et ne connaissant point leurs propres artifices et tromperies, tant les études humaines les ont aveuglés. Mais lorsqu’on lit dans une Simplicité jointe avec une Sincère recherche et un vrai Amour de la Vérité solide les écrits de Mad. B. et la lettre de Mr S., on peut bien sentir dans le fond de l’âme que du côté de Mad. B. il y a de la solidité et quelque chose de vivant qui touche et qui fructifie dans l’âme, et que par conséquent c’est plutôt là qu’il faut s’arrêter que non pas à tout ce qu’on oppose, quand même on n’aurait pas assez étudié pour répondre à toutes les oppositions que ces Messieurs les gens de lettres savent inventer et plâtrer de belle apparence. Car des personnes sincères et bien disposées pourront bien sentir que ce qu’ils disent sont des choses mortes et stériles, quoique couvertes de beaux raisonnements. Et ils aimeront mieux ce qui est incontestablement vivant dans les écrits de Mad. B. que ce qui est apparemment raisonnable dans les discours que les contredisants lui opposent.
Pour moi, lorsque je vois que deux personnes sont opposées et que chacune proteste de sa sincérité et de sa vérité devant Dieu et les hommes, je prends garde s’il n’y a point de marques que l’une des deux personnes ait quelque chose d’incontestablement Divin, et l’autre quelque chose d’incontestablement erroné. Je vois bien que Madam. Bourignon et Mr Serrarius s’accusent l’un l’autre d’erreur et de fausseté : mais je vois que dans ce différent et ailleurs Mad. B. a des lumières qui ne peuvent incontestablement venir que de Dieu, et que d’ailleurs elle désavoue le mal que Mr Serrarius lui impute : mais que Mr Serrarius confesse lui-même de s’être souvent trompé, comme dans le jugement qu’il faisait premièrement de Mad. B. dans ce qu’il avait autrefois de la croyance de la Satisfaction, et en plusieurs autres choses. C’est pourquoi cela seul me fait présumer contre lui pour Mad. B. Mais les opérations différentes de leurs écrits dans une âme libre sont des témoins qui me persuadent suffisamment. Et lorsque je regarde de plus près les raisonnements de Mr. S., il me semble que toute leur apparence, quoique bien étudiée, ne peut subsister devant la simplicité de ceux-mêmes que n’ont pas appris dans les écoles les inventions de donner des beaux prétextes de raisons à tout. Jugez-en vous-même après que je vous en aurai dit mes pensées.
Avant tout, je m’étonne pourquoi Mr S. n’a point publié sa lettre, comme Mad. B. a fait la sienne, et que même il ne lui ait pas fait voir ni savoir, à elle ni à aucun des amis d’elle, qu’il avait écrit cette lettre. Ce ne pourrait être à cause qu’il n’aime pas les disputes : car si cela était, il ne devait pas la composer, ni la communiquer à d’autres en secret. Est-ce qu’il aurait bien connu sa faiblesse, et qu’il aurait craint qu’on ne le réfutât encore ? Ou bien est-ce pour faire estimer et rechercher sa lettre comme étant une pièce rare et non commune ? Ou bien est-ce que voulant décréditer Madem. B. en secret vers ceux qu’il jugerait capables de le croire en leur communiquant sa lettre, il voulait par ce moyen, en ne rendant point cette lettre commune à tous, ôter à Mad. B. l’occasion et le prétexte de faire connaître la vérité qu’il accusait, et afin d’être tenu en même temps pacifique, modéré et patient, ne faisant point de bruits pour se justifier publiquement dans son innocence ? Certes je ne sais qu’en juger. Mais il me semble qu’il y pouvait avoir plus de sincérité si l’on eût agi ouvertement.
Je ne dirai rien du beau titre de sa lettre : car la matière fera juger ce qu’il en faut penser. Il y a au commencement un passage de S. Jacques (ch. 3. v. 14) lequel on veut éblouir ceux qui jugent de tout selon l’apparence et qui croient ignoramment que les contentions, l’envie et les disputes dont parle S. Jaques soient des paroles fortes par lesquelles on défend justement la vérité qui est attaquée au préjudice de plusieurs, ainsi que Mad. B. l’a défendue, et cela fort bien, comme vous le voir dans sa réponse à la cinquième accusation. Mais l’envie, les contentions et les disputes dont parle S. Jacques consistent essentiellement en ce qu’on va attaquer son prochain, qu’on a dessein de lui contredire, qu’on veut faire mal juger de lui par d’autres, en un mot qu’on ne veut pas le laisser en paix, quoique l’on couvrit tout cela de paroles modérées et douces. Et Mad. B. n’avait jamais rien fait à Mr S. que de le prier souvent (comme il paraît par la XIIe et XIIIe lettre de la 2e partie du Tomb. de la fausse Théol.) qu’il la laissât en paix. Jugez donc selon la réalité, et non point selon l’apparence des mots, qui peut avoir été l’auteur des contentions et des disputes, et à qui s’adresse ce passage de S. Jacques. Venons maintenant au détail de sa lettre.
Premièrement, sur ce que Mad. B. s’était plainte de ce qu’il était en agitation continuelle et qu’il allait de place en place, voire de ville en ville afin de décréditer ses lumières, il nie cela absolument, il prend Dieu à témoin du contraire, et il soutient ici, et ailleurs (sur la 1re accusation et sur la huitième), qu’on lui fait tort et que c’est une fausseté. Il s’en prévaut souvent contre Mad. B. et la lui reproche plusieurs fois. À cela je réponds qu’il ne faut pas beaucoup avoir conversé le monde, ni étudié, pour connaître cette sorte de tromperie du cœur de l’homme. Il n’y a rien de plus commun. Lorsqu’on veut faire quelque chose qu’il ne serait pas bienséant de faire de soi-même sans en avoir eu quelque sujet et occasion d’ailleurs, et que l’on voit une autre chose qui donne occasion à cette première, l’on se porte avec dessein et sciemment vers cette dernière ; et lorsque la première s’enfuit, l’on dit pour s’excuser que c’est par occasion, et non pas qu’on ait expressément eu ce but. J’entends que les étudiants appellent cela faire quelque chose indirecte et non pas directe, et per accidens et non per se. Par exemple : J’aurai eu bonne opinion d’une personne, et je l’aurai recommandée hautement et avec empressement. Après cela je changerai d’avis. Assurément je serai ensuite bien marri de l’avoir recommandée aux autres, et je voudrai qu’ils changeassent comme moi. Mais que faire ? De leur aller dire tout brusquement le mal que je veux penser de cette personne, cela serait trop grossier. Il faut leur aller rendre visite pour quelques affaires, pour ceci ou pour cela. Ils ne manqueront point à me parler de cette personne qu’ils croient que j’ai si fort à cœur, et alors je leur dirai en ce que je veux. Que si l’on me reproche ensuite d’être allé ici ou là pour décréditer cette personne et ses lumières, je pourrai bien protester que cela n’est ainsi, savoir selon la distinction des étudiants, directement et par soi, que c’était pour autre chose ; mais que cela est arrivé indirectement et par accident. Voilà toute la subtilité, et Monsr Serrarius la confesse assez lui-même. Mais, de plus, l’on voit par des lettres imprimées au Témoignage de Vérité, pag. 446 et dans la 2e part. du Tomb. de la f. Théol. comment il écrivait en Angleterre pour faire mépriser cette Dam., retenait et renvoyait les lettres qui s’adressaient à elle ; et écrivait à ses amis pour les porter à se déclarer contr’elle. Cela est non seulement remuer les pieds mais aussi les mains pour la décréditer avec beaucoup de remuement et d’agitation d’esprit.
Il dit ensuite que son inconstance vers Mad. B. vient en partie d’elle. Cela ne peut être, sinon qu’il prouve qu’elle a changé de conduite et de sentiments. Mais si lui l’a approuvée avant que de connaître le fond de sa croyance, il faut qu’il confesse qu’il s’est précipité et mépris dans son premier jugement : ce qui pourrait aussi lui être bien encore arrivé davantage dans le second. Il se plaint qu’on ne juge pas Chrétiennement de son inconstance ; comme si on ne pouvait pas juger Chrétiennement que le mal est mal et qu’il convient avec le mal. Et il ne devait pas se plaindre simplement que Mad. Bourignon ait dit que son inconstance porte toutes les qualités du Diable, sans ajouter qu’elle a dit ensuite que lui ne les aperçoit pas, et que s’il les connaissait, elle veut croire qu’il n’a pas l’âme si méchante que de les suivre.
Après cela, il rapporte les dix accusations que Mad. Bourignon a réfutées comme des choses qu’il lui avait imputées. Et premièrement il se plaint qu’on les a intitulées des calomnies : ce qui s’est fait contre le consentement de Mad. Bourignon par celui qui les a fait imprimer. Mais il me semble que c’est disputer sur un nom, puisqu’on lui soutient que ce sont des choses fausses, dites pour décréditer Mad. B. Qu’il les appelle comme il lui plaira, sans disputer là-dessus comme il fait souvent. Il appelle lui-même incontinent la lettre de Mad. B. un libelle diffamatoire. Il est vrai qu’il nie de lui avait imputé quelques-unes de ces choses, et qu’il dit des autres de les lui avoir imputées selon la vérité. Sur quoi il insulte aux lumières de cette Demoiselle. Mais il faut voir si c’est avec raison.
Et quant à la première accusation, il la confesse tout rondement, savoir, qu’il a condamné Mad. B. d’élévation et d’estime de soi-même. Et ainsi il ne faut que voir sur cela la justification de cette Demoiselle dans sa lettre imprimée contre lui. Il se fonde ici sur ce qu’elle avait dit, non pas publiquement, comme il veut persuader, mais dans une lettre particulière, d’être Mère des vrais Croyants. Sur quoi elle a répondu déjà plus que suffisamment. Il lui propose l’exemple de J. Christ et des Saints. Mais il devait lui-même apprendre, par ces exemples des Saints et par leurs exhortations, à ne pas blâmer et condamner des vérités qu’il n’entend pas et la conduite d’une personne qu’il ne connaît pas bien. Il devait laisser tout cela en paix. Cependant et lui et d’autres vont blâmer cela et murmurer alencontre ; après quoi il appelle les justifications qu’en a fait cette Demoiselle des murmures et des blâmes faits contre la charité. C’est comme lorsqu’on accusait la brebis d’avoir rendu l’eau trouble. Mad. Bourignon ne les a jamais attaqués, mais bien a-t-elle montré par des paroles véritables l’injustice de leurs attaques. Et ce sont ces attaques qui, étant injustes et non-véritables, ne peuvent venir de la charité, quoiqu’il le dise pour prétexte, et qu’il ajoute encore en ce lieu qu’il ne tient pas pour péché d’aller dire aux autres ces choses lorsqu’il les a premièrement dites à Mad. B. même. Ce qui est ridicule. Car si je vous disais à vous-même des faussetés contre vous, ne pécherais-je pas de les aller dire aussi aux autres, quoique par occasion et après vous les avoir dites ? Le reste est déjà répondu ici et ailleurs.
II. Il nie absolument la seconde accusation d’avoir dit que Mad. B. aurait cru que Jésus Christ fût sans âme humaine. Je sais assurément que Mad. B. n’est pas une personne à inventer des mensonges. Pourrait-il pas lui-même, quoiqu’il eût ensuite changé d’opinion, avoir cru quelquefois cela d’elle, ou du moins l’en avoir suspecté, en avoir douté, et s’en être exprimé en telle sorte à d’autres que ces autres aient cru cela ? Lui-même parle un peu après comme s’il en avait été là et qu’il l’eût suspectée. Il est vrai qu’il ajoute qu’ensuite il s’était rassuré et avait cru que ce n’était pas là la pensée de Mad. Bourignon. C’est pourquoi il se plaint qu’elle lui reproche encore cela publiquement après l’en avoir déjà repris une fois ou deux. Sur cela je n’ai rien à dire, sinon que lorsqu’on a donné occasion à un mauvais bruit contre quelqu’un, l’on en est justement responsable et à reprendre tout le temps qu’on n’en a pas désabusé les autres, quoiqu’on en serait désabusé soi-même. Il assure encore qu’il n’a pas accusé Madem. B. de cela, et n’a jamais eu ce sentiment d’elle. Peut-être ne l’a-t-il jamais fait, assavoir, avec une pleine certitude et confiance. Je ne sais : mais je crains les subtilités et les distinctions des gens d’étude, surtout lorsqu’il est question de s’excuser eux-mêmes. Mais sans égard à tout cela, la conséquence qu’il voudrait en tirer n’est pas véritable, savoir, qu’une personne n’aurait pas été par le passé et qu’elle ne serait plus à l’avenir dans la conduite de l’Esprit de vérité lorsqu’elle porterait jugement ou qu’elle agirait sur un rapport qui ne serait pas véritable, mais qu’elle croirait tel : car David n’a pas laissé d’avoir été et d’être dans la conduite de l’Esprit de Dieu quoiqu’il eût été surpris par Tsiba ; non plus qu’Isaac lorsqu’il le fût par Jacob ; ni le Prophète qui parla à Jéroboam lorsqu’il le sut par un autre Prophète ; ni les Apôtres et Disciples assemblés lorsqu’ils pensaient que Rhodé ne dit point la vérité quand elle assurait que Pierre heurtait à la porte, et que même ils disaient qu’elle était folle. (Act. 12.) Ce que je dis seulement pour montrer la nullité de la conséquence qu’il prétendrait de tirer ici et ailleurs. Car ces Messieurs voudraient bien décréditer universellement, tant pour le passé que pour l’avenir, les lumières divines, leur source, et l’instrument par lequel Dieu les communique, si seulement trouvaient quelques méprises dans des choses extérieures et accessoires ; et lorsqu’ils croient, quoique sans raison, en avoir trouvé seulement l’ombre, ils disent, comme fait ici M. S. : Pensez un peu de quel Esprit ou de quel fond cela peut venir ? Voyez comme ils prétendent d’étendre à la source, au fond, et au total la conséquence d’une méprise de quelque fait particulier ! Ils devraient faire leur question touchant ces exemples que je viens d’alléguer. Pour moi, je crois que leur manière d’agir vient de l’esprit de dispute, d’envie, d’injustice et d’ignorance.
III. À la troisième accusation, il réplique qu’il a bien dit que Mad. B. contredisait à l’Écriture ; mais il nie d’avoir dit qu’elle rejette l’Écriture. Et sur cela il fait cette belle question dont je viens de parler. Si cela peut venir de Dieu ? Je ne sais quelle subtilité ces gens d’étude trouveront ici. Il me semble que contredire à l’Écriture et rejeter l’Écriture, c’est en substance la même chose. Peut-être qu’ils auront recours à leur distinction de directement et d’indirectement. Mais l’esprit de simplicité néglige ordinairement ces formalités, et n’a égard qu’à proposer la substance de la vérité et rejeter la substance du mensonge. Les gens d’étude peuvent et doivent observer ces formalités, et si quelqu’un d’eux rapportait le sentiment d’un autre avec d’autres paroles et d’autres formalités, il ferait mal ; parce que c’est leur métier de s’attacher à ces distinctions et formalités, qu’ils y cherchent des grands mystères, et y fondent des grandes conséquences. Mais il n’en est pas ainsi de l’Esprit de Dieu, qui ne voulant pas avoir égard à ces vétilles, ni que d’autres y aient égard, les néglige pour proposer la substance de la chose. Jésus Christ reproche aux Juifs (Jean. 8.) qu’ils voulaient faire les désirs du Diable. Les Juifs pouvaient s’excuser, et dire qu’ils n’avaient jamais ni dit cela, ni eu cette pensée, de vouloir faire les désirs du Diable : et demander de quel esprit pouvait venir cette fausse accusation ? Et les gens d’étude pouvaient leur donner raison, et dire que c’était vrai, et que ces Juifs n’avaient jamais pensé à cela et ne l’avaient nullement témoigné : ce qui doit s’entendre directement et (comme on m’a dit qu’ils distinguent) formellement : quoiqu’indirectement et virtuellement ils pourraient bien l’avoir fait ; cependant que Jésus Christ confondait tout cela sans rien distinguer, ce qu’il ne devait faire, selon le ces sages. Mais Jésus Christ et toute l’Écriture laissent ces distinctions à ceux qui étudient les formalités des choses, et ils reprochent souvent aux pécheurs de dire qu’il n’y a point de Dieu, ou que Dieu ne les voit pas, ou qu’on fasse cesser de devant eux le St d’Israël, et mille choses semblables, sans ajouter s’ils le sont directement ou indirectement, ni se soucier des protestations que l’on pourra faire, qu’il n’est pas ainsi et qu’on ne l’a jamais voulu dire ni penser. Il suffit à Dieu que c’est la chose même. Mais depuis, Mr S. dit, un peu avant sa réplique sur la première accusation, que Mad. B. ne peut souffrir qu’on lui propose d’être examinée par l’Écriture, et les amis qu’il a informés lui écrivent sur son rapport que c’est dommage qu’elle ne veut pas être examinée par la Sainte Écriture. N’est-ce pas dire assez expressément et directement qu’elle la rejette ? Il se plaint aussi que Mad. B. ait dit que Mr. Serrarius veut que tout le monde avoue ses sentiments, ou autrement qu’il les tient pour ennemis. Je remarque que cela est l’élément des gens étudiés et surtout des Théologiens : et il ne faut pas aller plus loin que lui pour en voir la vérité : car c’est pour ce seul sujet qu’il s’est déclaré contre Mad. Bourignon, laquelle lui était auparavant la personne la plus chère du monde.
IV. Sur la quatrième accusation, il réplique qu’il n’a pas accusé Mad. B. de tenir en tout le parti der Sociniens. Je réponds qu’on ne l’a pas accusé lui-même d’avoir imputé cette universalité. Il dit que Mad. B. tient le parti des Sociniens en ce qui est de la SATISFACTION de Jésus Christ. Je réponds qu’on a droit de se plaindre de lui touchant cette accusation, parce qu’elle est fausse ; et il n’entend point le sens de Mad. B. sur ce sujet : car il est tout autre que celui des Sociniens, et aussi que celui de M. Serrarius. De plus, lorsqu’une personne approuve toutes sortes de vérités sans avoir égard aux divisions des sectes, il ne faut pas dire qu’elle tient en ceci ou en cela avec les plus odieux, comme les Sociniens : cela fait croire aux simples comme s’il y avait quelque accord avec eux dans des choses méchantes, et décrédite tout le reste.
V. Sur la cinquième accusation, d’être sujette à ses passions, il dispute du mot, puis il confesse la chose, et la veut prouver par la lettre même de Mad. B. qu’il dit être pleine de fausses calomnies, etc. Sur quoi je renvoie à la réponse de Mad. B. sur cette 5e accusation, et à toute sa lettre, et aussi à celle-ci.
VI. Il confirme la sixième accusation, et soutient que Mad. B. rejette la Satisfaction de J. Christ. Ce qui est faux, quoiqu’il soit vrai qu’elle ne tient pas sur ce sujet les sentiments de M. Serrarius, lequel n’entend ni les écrits de Mad. B. ni l’Écriture en cette matière. Il me semble que les sentiments de Mad. B. reviennent à ceci, comme je le juge de ses Écrits. 1. Que Dieu a tout donné aux hommes par grâce en les créant, mais qu’eux se détournant de la dépendance Dieu et péchant s’en sont privés, et rendus indignes de ses grâces. 2. Que J. Christ s’est offert à son Père, se présentant de faire son possible, jusqu’à venir enseigner, vivre, voire mourir, pour faire retourner les hommes à la dépendance de Dieu, afin de fléchir par là son Père au pardon, et à présenter encore aux hommes ses premières grâces, ce qu’il a obtenu par son mérite étant joint inséparablement à la Nature Divine. 3. Qu’ainsi il a satisfait ou fait assez de sa part pour obtenir le pardon et la grâce de Dieu, et satisfait ou fait assez pour faire retourner tous les hommes dans la dépendance de Dieu afin qu’ils jouissent de cette grâce en se nettoyant de leurs péchés. Mais de la part des hommes, afin qu’eux jouissent de ce qui est accordé à ses mérites, il n’a eu dessein que sa satisfaction profite qu’à ceux qui imiteront sa vie et sa doctrine, et satisferont eux-mêmes à cette imitation. Mons. S. n’a pas compris cela, ni aussi les Écritures, qui y reviennent toutes. Il n’est pas besoin d’examiner ici tout ce qu’il allègue et qu’il dispute. Il fait beaucoup de bruit sur ce que Mad. B. lui dit, qu’autrefois il était d’un autre sentiment en cette matière, savoir, de celui des Mennonistes. Il dit que non, mais qu’il avait penché vers celui des Sociniens. En quoi il se fait encore plus noir devant les hommes qui ont plus d’aversion pour ces derniers que pour les autres. Cependant tout cela n’empêche point la vérité de la chose même que Mad. B. lui représente, assavoir, qu’on serait absurde de vouloir consentir à ses sentiments, à cause de son inconstance, puisque pour lui complaire il aurait fallu être en un temps d’un tel sentiment, et un peu après d’un autre sentiment : Or que ce sentiment soit celui des Mennonistes ou celui des Sociniens, et que Mad. B. ait pris un mot pour l’autre, il importe peu à ce sujet. Cependant M. S. insiste fort sur ceci, et accuse Mad. B. de renversement et de ténèbres : en quoi il fait lui-même ce qu’il lui impute, des coups aveugles, hors de propos, et hors de la vérité de question.
Il l’accuse aussi de contradiction, en se moquant d’elle : mais la contradiction n’est que dans sa propre tête. Dieu en nous créant nous a tout donné gratuitement. Et Jésus Christ nous a mérité les mêmes grâces gratuites après que nous les avions perdues : voilà toute la contradiction. Il n’entend point ce qu’il veut contredire pour se justifier et pour s’excuser. Mais que ne laissait-il cette personne en paix ? Elle ne l’accuse que des propres accusations et des attaques injustes qu’il a voulu faire lui-même, quoi qu’on l’eût souvent prié de se tenir en paix.
VII. Quant à la septième accusation, qu’il ait dit que Mad. B. veut tous les hommes viennent à elle pour avoir la lumière. Il dit qu’elle n’est pas véritable dans la manière qu’elle est là couchée par écrit. C’est à dire, qu’il n’a pas prononcé les mêmes paroles ou les mêmes syllabes, ou qu’il ne les a pas ainsi couchés par écrit ; quoiqu’il ait soutenu et dit la chose même. Car deux lignes après, il la soutient, et veut l’appuyer par des nouvelles raisons, auxquelles la réponse de M. B. est plus que suffisante. Car il répète le titre de Mère des vrais Croyants. Ce serait perdre le temps que d’en parler davantage : on ne saurait jamais satisfaire à ces savants lorsqu’ils ont entrepris de combattre une vérité ou une conduite qui ne va pas selon leur fantaisie. Il est faux que Mad. B. ait fait aller des envoyés d’un côté et d’autre avec des écrits. Mais c’est lui-même qui a envoyé partout les écrits de cette Demoiselle, qui a été la recommander partout, qui lui a amené beaucoup de monde, et qui voulait la conduire partout comme un Évangile vivant et une personne qui devait éclairer le monde par ses lumières. Et si Mad. B. lui avait consenti, ce serait lui qui serait la cause et l’Auteur du crime qu’il lui impute, et dont elle n’est nullement coupable, laissant tous les hommes libres de faire et laisser ce qu’il leur plaira, et ne souhaitant que la solitude pour ce qui concerne sa propre personne. Si elle a trouvé mauvais que Mr. S. ait détourné des personnes d’elle, c’était parce qu’il le faisait par des médisances, et que ces personnes en recevaient du dommage, étant aliénées par cela des lumières de Dieu, au désavantage de leurs âmes. Il se plaint que Mad. B. lui fait tort de dire qu’il ne peut supporter que Dieu se serve d’une fillette pour donner sa lumière aux autres, et qu’il témoigne qu’il faut que Dieu la donne par des grands, ou des personnes sages et étudiées, comme lui et ses semblables. Je réponds qu’en cela Mad. B. a dit la vérité. Lui-même l’appelle souvent par mépris une simple fille, une pauvre femme, etc. Sans doute, parce qu’elle n’est pas un Grand Docteur. Je crois bien que lui et ses semblables ne pensent et ne disent point expressément (d’une manière qu’on m’a dit que les étudiants appellent explicite et directe) que Dieu ne doit prendre que des personnes qui aient étudié dans les Académies : mais leurs actions témoignent par effet qu’ils ont la chose même dans leurs cœurs, car ils ne reçoivent point d’autres personnes, et il faudrait, lorsque le S. Esprit en veut prendre qui n’ont point étudié, qu’il leur versât et inspirât les sentiments, la conduite, la méthode et les expressions des sages, autrement il les rejetteront, parce qu’ils ne les trouveront pas conformes à ces choses. Ce que Mr. S. prouve d’être autrement disposé, puisqu’il a eu reçu autrefois Mad. B. avec applaudissement, cela même est contre lui, et prouve son inconstance et son déchet, puisqu’il était autrefois mieux disposé ; et de plus, peut-être qu’il approuvait Mad. B. en partie parce qu’il espérait de trouver en elle de la conformité et de l’approbation pour ses propres sentiments. Il dit que c’est la Vierge Marie qui devrait être appelée Mère des vrais Chrétiens. Mais absurdement. Car, si vous exceptez son seul cantique, Dieu ne lui avait point donné de lumières pour la perfection et conversion des autres. Il dit ensuite (et il l’avait déjà dit sur la 1re accusation) que Mad. B. devrait attendre les effets avant que de se dire telle. Quoi ? est-ce qu’elle devrait attendre que tous fussent devenus des vrais Chrétiens, pour dire que ce sera par son moyen que Dieu le veut faire ? Cela est ridicule. Les lumières que Dieu lui donne, ne sont-ce pas des fruits et des effets bien convaincants que Dieu se veut servir d’elle pour le bien de plusieurs ? Il parle en fuite d’une lettre qui était venue à deux postes et dont Mad. B. dit qu’il ne voulait pas lui montrer la suite : il dit qu’il la lui a montrée à la seconde poste : peut-être ne lui a-t-il pas dit que c’était la fuite : mais quoi qu’il en soit, pour ces bagatelles qui sont purement incidentes, et sur quoi on n’insiste pas, il fait beaucoup de bruit, veut conclure qu’elle n’a point l’Esprit de Dieu, et il finit cet article en lui disant des injures.
VIII. Il nie tout à fait la huitième accusation, que Mad. B. ait dit d’être impeccable et de ne pouvoir plus tomber. Et il se plaint grandement qu’elle lui impute cela. Qui est-ce qui ne croirait qu’on lui fait ici grand tort, et qui ne condamnerait Mad. B. ? Cependant voyez un peu, je vous prie, la finesse de ces gens de lettre. On reprend Mr. S. d’avoir accusé Mad. B. qu’elle se disait ou croyait impeccable. Lui, pour se justifier, divise cette accusation en deux parties : l’une que Mad. B. ait dit elle-même d’être impeccable ; l’autre, qu’elle se croie ou se tienne pour telle. Quant à cette deuxième partie, qu’il ait dit que Mad. B. se croit impeccable, il ne la nie pas, mais il la passe sous silence, et laisse en arrière le mot de se croire : car en effet il a dit qu’elle se croyait impeccable. Et c’est de quoi on s’est plaint, aussi bien que de ce qu’il disait le tirer par des conséquences et non par des paroles expresses : voyez sur cela la Réponse imprimée de Mad. B. Mais lui, passant tout cela sous silence, s’attache à la première partie de l’accusation qu’il a divisée, savoir, qu’elle-même ait dit cela d’elle. Sur quoi il nie d’avoir avancé que ce soit elle-même qui ait dit cela : croyez qu’il ne l’a pas dit directement et expressément (c’est cela sur quoi il insiste seulement). Cependant les simples Lecteurs croient que la substance de toute l’accusation qu’on lui soutient d’avoir faite lui soit imputée à tort, et ainsi ils condamnent une innocente et justifient un coupable. Et voilà comment les savants savent s’excuser sur des mots, se plaindre avec beaucoup de vacarmes qu’on leur fait grand tort, et tromper les plus simples. Or il ne faut pas penser que Mad. B. ait eu égard à cette distinction, si on l’accusait de l’avoir dit elle-même, ou de se croire telle sans l’avoir dit expressément. La substance de la chose est que Mr. S. a été dire que Mad. B. se tenait impeccable, n’importe qu’il dise qu’il conclut cela des paroles expresses de cette Demoiselle, ou par des conséquences, ou par sa conduite. Car on insiste sur la chose même, de quelque manière qu’il ait pu et voulu la conclure et la publier. Il ne peut s’empêcher en suite d’attaquer encore Mad. B. sans sujet dans une chose qui ne le concerne pas, et il l’accompare aux Païens et à Balaam, parce qu’il ne peut comprendre ce qu’elle dit des grâces que Dieu lui a faites dès sa naissance. Il faut renvoyer toutes ses objections à Jérémie et à Jean Baptiste, qui avaient été sanctifiés et remplis du S. Esprit dès le ventre de leurs mères ; et le laisser là-dessus disputer tant qu’il voudra, et dire, s’il veut, que c’est se rendre semblable à Balaam, et répéter encore comme il fait ses vieilles plaintes.
Sur la IXe accusation, que Mad. B. ne puisse point souffrir de contradiction, il assure de n’avoir jamais dit cela à personne : savoir, en ces mêmes termes. Mais il ajoute avoir bien dit qu’elle ne peut souffrir qu’on lui oppose l’Écriture Sainte, et qu’elle a un esprit de maîtrise et d’arrogance. Si je puis faire croire que quelqu’un a un esprit de maîtrise et d’élévation et qu’il ne peut même souffrir qu’on allègue par manière d’opposition l’Écriture Ste, n’est-ce pas plus que persuader qu’il ne peut souffrir de contradictions ? Car de qui pourrait-t-il souffrir d’être repris ou contredit s’il ne le peut souffrir de l’Écriture même ? Mais ne pensez pas que ces Messieurs lui aient opposé l’Écriture en son vrai sens : c’est seulement leurs gloses et leurs interprétations humaines sur l’Écriture, et cela avec un mauvais dessein de chicaner pour décréditer cette personne. C’est ce qu’elle n’a pu et qu’elle n’a dû souffrir, et dont elle rend des raisons pertinentes dans sa lettre. Ce que M. S. dit ensuite ne sont en vérité que des calomnies. Il appelle cette Divine lettre un libelle diffamatoire, et parlant de l’Esprit d’A. B. il dit qu’il n’est pas celui de J. Christ que le Père a promis, mais un naturel ; et qu’elle le confesse elle-même (parce qu’elle dit de l’avoir dès sa naissance) et choses semblables qu’il jette au vent, et qui ne sont que des médisances ignorantes : sur quoi voyez ce que j’ai dit vers la fin de l’article précédent.
M. S. avait accusé Mad. B. d’orgueil, et il attribuait ses lumières à un esprit naturel. Sur quoi elle lui a demandé s’il ne craignait point de contribuer à son orgueil en lui attribuant tant de sagesse naturelle ? Il répond ici que non et l’accompare à un faux monnayeur, auquel on ne donnerait point d’occasion de se glorifier si on lui disait qu’il a l’adresse de savoir bien dorer de la fausse monnaie de cuivre. Certes, il faut qu’il ait été alors bien aveuglé pour ne pas reconnaître lui-même de la plupart des lumières de cette que ce sont des choses solidement bonnes, divines et véritables, et de fin or d’Amour de Dieu, au lieu de répéter, comme il fait encore, ses vieilles querelles et conclusions.
Il veut se plaindre que c’est à tort que Mad B. lui a dit de vouloir faire le Maître. Il dit qu’il a quitté ce caractère pour devenir disciple : oui, mais à condition que le maître enseignera le disciple comme il plaira au disciple. Il parle ensuite du discernement de l’Esprit de Dieu d’avec esprit naturel, et dit que la pierre de touche que Mad. B. en donne est fausse aussi bien que son or.
Le bon homme n’a pas entendu ou n’a pas voulu entendre ce que Mad. B. en dit. Car il veut faire croire que Mad. B. ait dit que l’Esprit de Dieu n’a point pour matière de son occupation des choses matérielles et temporelles, mais seulement des choses spirituelles et intellectuelles. Ce qui est faux : car Mad. B. ne parle pas de la matière avec laquelle on s’occupe ou agit, mais du motif et de la fin pour laquelle on agit et à quoi on aboutit : et si quelqu’un labourait la terre pour plaire uniquement à Dieu, ce serait, selon sa pensée, une action divine et surnaturelle, venant de l’Esprit de Dieu. Et ainsi lorsqu’elle dit que l’Esprit de la nature n’agit et n’aboutit qu’aux choses terrestres et temporelles, elle l’entend du motif, du but, du centre, de la fin : elle le dit même expressément ; et non pas de la matière de la chose : car si quelqu’un s’occupait à l’interprétation de toute l’Écriture et à toutes les lumières des Anges pour sa propre satisfaction, à cause d’une sensibilité agréable ou pour être estimé et favorisé des hommes (lesquels motifs ne sont que des choses sensuelles, terrestres et passagères), il agirait sur une matière purement intellectuelle, spirituelle et Divine par un Esprit purement naturel. Il aurait mieux valu que M. S. eût ici écouté Mad. B. en qualité de disciple que d’alléguer magistralement comme il fait tant de choses impertinentes et inutiles à ce sujet, prétendant de l’enseigner, pendant qu’en même temps il ne peut s’empêcher de la noircir de vieilles et de nouvelles médisances, et qu’il continue à vouloir calomnieusement persuader ses lecteurs qu’elle se croit née en l’état d’innocence, et qu’elle a encore l’esprit de la nature corrompue où elle est née et conçue. Au lieu qu’elle n’a jamais pensé ni témoigné de soi autre chose sinon qu’étant née et conçue en corruption et en péché comme les autres, Dieu avait subvenu à sa corruption en lui donnant dès sa naissance ou dès son Enfance son St Esprit et ses grâces (ce qu’il fit autrefois à Jérémie et à Jean Baptiste ; sans disputer en quel degré) et que néanmoins elle en était du depuis déchue, et qu’elle ne les a recouvrées qu’après une longue pénitence. Voyez un peu sur quoi la malveillance veut se jeter?
X. Sur la dixième accusation, d’avoir dit qu’elle ne répond pas en particulier aux questions, il demande : Est-ce là une Calomnie ? Je réponds qu’oui : car une chose indifférente lorsqu’on en fait un sujet d’accusation, et que cela se fait par un accusateur considérable et entendu, devient assurément une calomnie : car il la prend et la veut inculquer en mauvais sens, et en ce sens elle est une calomnie. Mais les chicaneurs veulent inculquer un sens désavantageux par des mots sur lesquels ils puissent se défendre : ce qui est une des plus fines médisances du monde. Mad. B. a elle-même marqué en quel sens elle tenait cela pour calomnie ; comme si vous vouliez faire entendre par là, dit-elle, que j’avoue votre dire, ou que je n’ai pas de raison pour répondre ou donner pleine satisfaction. Il est vrai qu’elle rejette ceux qui viennent pour chicaner sous prétexte d’examiner les esprits, et elle fait bien. Et ceux-là calomnient s’ils disent simplement, qu’elle ne veut ou ne peut pas répondre. Il faut dire qu’elle ne veut pas répondre aux contentieux et aux opiniâtres. Quant à ceux qui ont l’esprit docile, elle leur dit ce qui est nécessaire, et les exhorte de rentrer en eux-mêmes, de recourir à Dieu et à l’écriture pour éprouver tout. Ce que je sais par ma propre expérience.
Mons. S. pensant s’être justifié sur cette accusation aussi bien que sur les dix principales, il demande sur celle-ci particulièrement si ce sont-là des calomnies qui aient les qualités de l’Esprit malin ? J’en laisse le jugement au Lecteur.
Il appelle une calomnie et un faux témoignage que Mad. B. ait écrit qu’il a dit qu’elle ne saurait rien dire sinon ce qu’il a su avant la connaître. Il pointille sur les mots de dire et de rien. Cependant il confesse d’avoir dit cela au sujet de la satisfaction. Et pour le reste, toute sa conduite a témoigné et dit assez que c’était là la véritable disposition de son esprit à l’égard du surplus, examinant et rejetant magistralement tout ce qui ne convenait pas avec sa science. Même dans l’article précèdent, étant question de toutes les lumières de Mad. B., il a dit d’elles que ce sont comme de la fausse monnaie, et qu’il en montre la fausseté. Et quand il n’aurait pas eu témoigné cette disposition par des paroles expresses, ne se rendait-il pas indigne de réponse en y étant ? Et encore davantage après avoir déclaré cette disposition en termes exprès à l’occasion de la satisfaction ? Ce qu’il entremêle ensuite ne sont que des conséquences qu’il tire à la manière des disputeurs. Je les laisse là. Il proteste de plus devant Dieu que Mad. B. lui fait tort de dire qu’il voudrait bien la faire sortir de cette divine sapience pour lui faire lire et apprendre les termes et les maximes d’écoles afin de disputer sur des matières qui ne regardent le salut ni de l’un ni de l’autre. Je crois qu’il n’avait pas ce dessein, non plus que S. Paul avant sa conversion n’avait pas dessein de combattre la sagesse Divine et d’en détourner les autres. Il pouvait bien le protester devant Dieu : cependant il faisait la chose même en substance. Les études avec le péché aveuglent tellement l’âme, qu’on ne connaît pas bien ce qu’on fait, ni où l’on va, ni où l’on veut conduire les autres. Il dit qu’il s’agissait de choses importantes et fondamentales, par exemple de la satisfaction. Comme si l’on ne pouvait pas faire des questions et des disputes inutiles et sans fruits sur des choses bonnes et considérables en elles-mêmes. Il a été assez parlé ci-dessus de la satisfaction pour satisfaire à ce qu’il en dit ici. Il fait sur Mad. B. cette exclamation : Ô Nature frauduleuse, comment pouvez-vous vous élever si haut ! Cela convient mieux à lui qui ose s’élever jusqu’à attaquer, juger, et condamner des choses qui sont au-dessus de son entendement. Il parle avec mépris d’une lettre de Mad. B. et dit qu’il en a honte, et qu’il ne l’ose montrer. Voyez si la XIe, XIIe, ou la XIIIe de la 2e partie du Tomb. de la fausse Théol. sont des lettres si méprisables : car c’en est une des trois, et je pense que c’est la première. On les a toutes imprimées, tant on a eu de honte.
XI. Quant à l’onzième accusation qu’il a faite et qui contient quatre membres, il la veut vérifier toute, disant que Mad. B. a dit et écrit cela elle-même ; et il demande si ces choses peuvent être des calomnies ? Je réponds qu’il est faux que Mad. B. condamne tout le monde et ne fasse état de la vertu de personne que de la sienne : encore moins l’a-t-elle dit ou écrit. Ce sont en effet des calomnies, quoiqu’elle ne les aie pas ainsi appelées, mais seulement des griefs. Carelle estime la Vertu partout où elle est : et ne condamne personne, encore moins tout le monde, quoiqu’elle déclare le jugement de Dieu, qu’il lui en fait connaître et déclarer lui-même. Mais Mr S. passe sous silence ces deux parties de l’accusation, et s’arrête sur la troisième et la quatrième : qu’elle ait dit de n’y voir plus de vrais Chrétiens, et que Dieu en produira en ces derniers temps par son entremise. Mad. B. ne s’est pas plainte qu’il ait dit cela d’elle, mais qu’il le disait en s’en moquant, et faisant tenir ces choses pour des choses fausses et ridicules, quoique ce soient des Vérités qui viennent de Dieu, qu’il doit laisser à ceux qui commencent à en sentir les effets et les convictions dans eux : au lieu de s’en railler comme sont les moqueurs, appelant cette personne illuminée de Dieu, une bonne femme, abusée et aveuglée : pauvre fille, plutôt digne d’être pleurée que moquée, imaginative ; et la chargeant encore là de nouvelles calomnies, qu’elle regarde selon la façon de la nature aux hommes, et à leur aide, aux chambres bien ornées, et choses semblables, qui sont des faussetés toutes visibles, puisqu’elle ne se soucie pas des hommes, qu’elle méprise toutes les choses du monde, et que si elle voulait jouir des accommodements de cette vie, elle a assez de bien pour le faire sans le secours de personne. Il répète ensuite des choses et (vers la fin) des plaintes qu’il a déjà rapportées, et auxquelles j’ai répondu dans la 2e partie de VII.
Sur la XIIe Accusation, d’être la Mère des vrais croyants, il dit que Mad. B. a dit et écrit cela elle-même. Ce qui est véritable. Sur cela il s’écrie : Je vous demande, Antoinette, puisqu’ainsi est, comment m’imputez-vous à médisance ou calomnie d’avoir dit cela ? Je réponds : Parce que vous avez dit qu’elle le disait par un Esprit d’élévation et d’estime de soi-même, ainsi que Mad B. vous le représente tout au commencement de cet article : vous l’avez même dit en le faisant passer pour une imagination propre. Il fait une seconde question. Je vous demande encore si vous marchez avec votre prochain selon la simplicité de Christ le Second Adam, ou selon la fraude du premier qui se cachait pour couvrir sa folie, lorsque vous changez ces mots (savoir MÈRE DES VRAIS CROYANTS) comme si vous n’aviez dit autre chose sinon que vous êtes une servante de Dieu à qui il a envoyé sa lumière afin qu’icelle se dilate aux autres ? Je réponds que Mad. B. n’a jamais nié d’avoir dit ce mot, mais que lorsqu’on lui demandait qui elle était, elle n’a pas répondu en cette première façon, mais bien en la dernière : que tout est dans la vérité, et de plus, qu’être servante de Dieu pour éclairer les autres, c’est la même chose qu’être Mère des vrais croyants : on m’a dit que les étudiants appellent l’un la définition, et l’autre la chose définie, et qu’on peut se servir de l’un ou de l’autre des deux sans que cela change rien dans la chose même. Voyez un peu comment ces savants savent pointiller sur tout et oublient même les règles de leurs études pour accuser leurs prochains ! Cela est-il marcher dans la simplicité de Christ ou s’approcher des ténèbres de celui qui est appelé l’accusateur des frères ?
Le reste de cette lettre n’est rien, non plus que tout ce qui l’a précédé jusqu’ici, et encore moins la conclusion qu’il en veut faire, que Mad. B. n’est pas dans la lumière et qu’elle fait outrage à l’Esprit de Dieu de se vanter de lui. Je vous renvoie à l’admirable réponse de Mad. B. et à tous ses divins écrits, par lesquels tous ceux qui veulent déposer leur propre sagesse et faire en vraie simplicité la volonté de Dieu, pourront bien comprendre que Dieu veut commencer par cette âme illuminée un œuvre spirituel, auquel bienheureux sera celui qui s’y disposera.
Jugez maintenant de la lettre de Mr Serrarius et de toute sa belle apparence qu’elle a de Vérité, de Justice, de modération, de Charité. Et apprenez par là à ne pas croire facilement à ces sages étudiés lorsqu’ils veulent contredire à la simplicité divine sans connaître souvent la déception où ils sont et dont ils déçoivent les autres, et même les meilleurs : car j’entends que sa lettre étant communiquée d’un côté et d’autres à des particuliers, en a détourné plusieurs de la lumière, et leur a rendu la vérité et le bien suspects de fausseté et de mal. C’est pourquoi je vous laisse libre de faire voir ma réponse à qui bon vous semble, et je crains même qu’un mal communiqué à plusieurs secrètement, sans savoir précisément à qui, ne puisse se guérir que par une manifestation publique du remède. Car on a attaqué la vérité d’une manière qui lui ôte tous les autres moyens de se défendre, en la décréditant à son insu et sans savoir où.
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1 Ce « témoignage » est évidemment fictif, comme Antoinette Bourignon semble bien être disposée à l’admettre plus loin, au paragraphe XIV, lorsqu’elle écrit : « Car encore que cette histoire serait fabuleuse... » (Note de Biblisem.)
2 Oui, mais selon la logique d’Antoinette Bourignon elle-même exposée plus haut au paragraphe XVIII, il serait encore plus vertueux de se marier pour produire une génération sainte que de s’astreindre au célibat. C’était d’ailleurs là la conviction intime de la longue lignée des ancêtres de la Vierge et du Christ, dans leur séculaire espérance du Sauveur promis. (Note de Biblisem.)