L’AVEUGLEMENT

 

DES HOMMES

 

DE MAINTENANT.

 

Seconde Partie.

 

Traité apologétique recueilli des Lettres

De Madlle

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Où elle répond à plusieurs choses que les hommes

trouvent à redire à sa Conduite et à sa Doctrine

par l’Aveuglement et la Présomption de

leurs esprits.

 

 

 

 

 

 

 

 

À AMSTERDAM,

 

Chez PIERRE ARENTZ, Libraire, Rue de la Bourse,

M DC LXXXIV.

 

 

 

 

II. COR. VI. vs. 8.

 

En combattant à droite et à gauche parmi l’honneur et l’ignominie, parmi la mauvaise et la bonne réputation, comme séducteurs, quoique sincères et véritables, comme inconnus quoique reconnus.

 

 

 

 

 

 

 

 

AU LECTEUR.

 

 

Mademoiselle Bourignon de son vivant avait fait imprimer un Traité sous le Titre d’Aveuglement des hommes de Maintenant, Première Partie, faisant dessein d’en mettre en suite une Seconde au jour : mais prévenue par la mort, elle n’en a ni publié ni composé de seconde Partie : néanmoins comme elle a laissé plusieurs lettres entre ses manuscrits, on a fait un recueil de celles que l’on a jugé approchantes de la matière du premier Traité, et c’est d’elles que l’on a fait la seconde Partie que voici.

Si longtemps que les personnes de bonne volonté ne connaissent pas la vérité par leurs propres yeux, il n’y a rien qui soit plus capable de les détourner de sa salutaire connaissance que les rapports désavantageux que font de la personne qui l’annonce certaines gens qui font profession de Sainteté, de justice, et de modération au dehors, quoique dans leurs cœurs il y ait sept abominations 1 (pour parler avec l’Écriture) et que ce soient des Pharisiens hypocrites, à qui conviennent ces paroles du Sauveur : C’est vous qui tâchez à paraître justes devant les hommes : mais Dieu connaît vos cœurs. Car les choses qui sont estimables devant les hommes (cette modération et sainteté étudiée) sont en abomination devant Dieu 2. La naïve simplicité du juste s’étant découverte sans façon à de tels hypocrites cachés, qui portaient le masque de la sincérité, et n’ayant ni pu ni voulu condescendre à la duplicité de leurs cœurs terrestres, confondus qu’ils se voyaient par la lumière qui mettait en évidence les cachettes honteuses de leur intérieur, cela les a animés de dépit et d’envie de trouver à redire en tout ce qu’ils voyaient dans la conduite de cette personne illuminée, qui ne s’était pas toujours précautionnée contre les ruses et malignités de ces hypocrites, lesquels, pour ne pas perdre devant les hommes la réputation de leur sainteté et de leur justice, ont dû par orgueil de cœur condamner la lumière qui les rejetait, et tâcher de la faire condamner à ceux de qui ils voulaient être tenus pour justes. C’est à dire, qu’ils ont dû devenir des Calomniateurs de la vérité et de l’innocence, paraissant néanmoins des personnes fort justes et de grande modération.

Comme ces faussetés masquées préoccupent ceux de bonne volonté à qui on les débite, et les détournent de la recherche et de l’estime des vérités qui leur seraient salutaires, prévenus qu’ils sont contr’elles par ces sortes de médisances, il n’est pas moins nécessaire pour eux d’en faire l’Apologie et de se laver de ces ordures-là, que de proposer nuement et directement la Doctrine du salut. C’est à quoi est destiné ce livre, tant dans la première que dans sa seconde Partie.

Certes chacun a dans soi-même assez de choses qui le tournent et le mettent en mauvaise posture contre la vérité, sans qu’il soit besoin de se laisser encore arrêter par les obstacles du dehors. Nous naissons tous aveugles et présomptueux : chacun veut comprendre et juger les choses spirituelles et divines à sa mode : on s’érige dans ses ténèbres en censeur de tout. On provoque plaisamment à une conscience erronée et aveugle, et qui est la source de l’opiniâtreté la plus déplorable. Chacun veut avoir droit et raison. On est façonné ou du moins incliné à s’excuser toujours sur tout avec une confiance résolue et hardie jusqu’à l’étonnement : et l’on est plutôt prêt à récriminer la plus juste personne du monde qu’à s’examiner soi-même et à penser à cette parole de S. Paul : L’Homme animal (c’est à dire celui qui n’a point encore reçu le S. Esprit, mais qui n’a que celui de la nature) n’est pas capable de comprendre les choses qui sont de l’Esprit de Dieu (la doctrine, la conduite et les manières des personnes qui ont l’Esprit de Dieu), car elles lui sont folie : il ne saurait les comprendre, parce qu’on n’en peut juger que par la lumière du Saint Esprit. Mais l’homme spirituel (la personne qui a l’Esprit de Dieu) peut juger de toutes choses, et ne peut être jugée de personne 3. Ce qu’auraient néanmoins dû penser les personnes qui ont donné occasion aux lettres suivantes, et que nous devrions tous penser lorsque nous sommes dans de pareilles occasions ou tentations, et que notre amour propre se sent choqué et nos passions émues par la découverte que la vérité veut faire de nos vices et de nos erreurs.

Il serait si juste et si salutaire qu’au lieu de récriminer les personnes qui nous avertissent de la part de Dieu, l’on ne jetât les yeux que sur soi-même pour se condamner. Ce serait là le vrai moyen de profiter de la vérité et d’obtenir de Dieu la lumière et le pardon dont nous avons si fort besoin. Si nous nous condamnions nous-mêmes, dit S. Paul, nous ne serions pas condamnés de Dieu 4. Nous devrions toujours être prêts à dire dans notre cœur lorsque Dieu nous fait représenter nos défauts : « Il est vrai, Seigneur : je suis un pécheur, ténébreux, terrestre, convoiteux et vendu sous le péché. Guéris mon âme et me convertis. Change mon cœur corrompu et aveugle, frauduleux et trompeur par-dessus toutes choses ! » Le plus prochain degré à la Justification, c’est la condamnation sincère de soi-même. Il n’y a point de pardon à espérer si longtemps que l’on cherche des excuses, qui ne font qu’endurcir le cœur dans un orgueil et un Aveuglement désespéré. Si vous étiez aveugles (c’est à dire, si vous reconnaissez tout de bon que vous êtes aveugles), vous n’auriez point de péchés (Dieu vous pardonnerait vos péchés à cause de cette humble reconnaissance de votre néant). Mais parce que vous dites : nous voyons clair, pour ce sujet vos péchés demeurent toujours 5.

Quelques-uns penseront peut-être que c’est trop avilir une matière si spirituelle et si relevée que de la mélanger avec cent choses baises et de petite importance qui sont rapportées dans ces lettres. Je réponds que ces choses sont ainsi mélangées dans le cœur de l’homme depuis le péché, tant dans le cœur de l’homme juste que dans celui de l’injuste et du charnel. Depuis le péché, l’homme est tombé dans l’élément des choses basses et corruptibles. Il faut y passer sa vie. Il doit s’y former une conduite, embrasser certaines occasions et en éviter des autres. Il ne faut à celui-ci qu’une pièce de terre, un cheval, une pomme, une épingle même, pour faire naître dans son cœur et dans sa conduite tous les vices, toutes les passions et tous les désordres imaginables, et pour lui occasionner à la fin la damnation : et à l’égard du bon, les plus petites choses qui semblent ne pouvoir être matière que de petits biens et de petits maux, font naître la plus exacte fidélité, la plus grande humilité, et l’éloignement le plus observé de toutes sortes d’obliquités. Les choses ne sont pas peu ou beaucoup importantes, grandes ou petites devant Dieu par rapport à leur matière extérieure, mais par rapport à la disposition du cœur ; avec laquelle un verre d’eau froide donné est, selon Jésus Christ, une action digne de la vie éternelle 6 : et un potage de lentilles désiré est, selon S. Paul 7, une action profane, qui rend un homme, et tout un peuple qui vint de lui, indigne de la bénédiction de Dieu, qui sans cela lui aurait été donnée. Car nous avons un Dieu qui n’a point d’égard à l’apparence des objets, mais qui a égard à la disposition des cœurs. Que les choses extérieures soient selon le monde grandes ou petites, estimées ou basses, ce n’est pas cela que Dieu regarde, même tout est bagatelles à cet égard : mais la disposition d’un cœur immortel est quelque chose de grand, dont Dieu est amoureux et jaloux : et sur quelque matière que ce cœur lui manque de fidélité ou la lui garde, tout est de conséquence devant lui. La fidélité dans les choses petites est un moyen d’attirer de grandes grâces : et l’infidélité dans ce qui est de moindre conséquence donne entrée à de grands malheurs ; le péché se cache volontiers sous ce qui paraît de nulle considération, afin de n’y être pas recherché, et de mener dans l’homme une vie durable et insensible pour le perdre.

Si l’on regarde de cet œil ce qui pourrait sembler de trop bas soit dans ce Traité soit dans quelques autres de Madlle Bourignon, l’on verra bien qu’il n’y a rien que de très-salutaire et même de très-nécessaire au salut de ceux à qui elle écrivait, par rapport à l’état où ils se trouvaient. Plusieurs pourront se trouver encore ou dans le même état ou dans un autre à proportion plus grand, qui auront besoin des mêmes remontrances. Il n’est pas besoin d’être ou paysan ou laboureur pour tirer une salutaire utilité des préceptes qu’on donne à ces particuliers-là. Ce qu’est à un homme de petite fortune son petit bien, sa petite terre, une bête, son métier, son petit gain, cela est aux puissants et aux riches leurs trésors, richesses, charges, grandeurs, plaisirs et voluptés, à quoi ils ont le même attachement, pour quoi ils commettent les mêmes ou de plus grandes infidélités, trahisons, mensonges, et se laissent emporter à de plus éclatantes passions et à de plus grands et pernicieux désordres, à quoi il ne faut qu’appliquer les mêmes remontrances en substance. Les beaux génies et les savants qui veulent étaler leur bel esprit n’ont garde de débiter leurs moralités sur de petits sujets : ils en recherchent d’éminents et de merveilleux, parce qu’écrivant pour leur propre gloire, leur orgueil ne se mêle pas dans ce qui est bas. Les saints ne font pas ainsi. Ils ne recherchent et n’affectent rien ; et toute occasion leur est bonne quand Dieu la leur présente. Une femme qui va remplir une cruche d’eau suffit à Jésus Christ pour lui faire étaler toutes les merveilles du Royaume des Cieux 8. Jamais il n’en a tant dit à l’occasion de toute la pompe et des grandes affaires de la Maison d’Hérode. Dieu veut accoutumer les hommes aux choses basses, et désenfler leurs esprits des idées sublimes et vaines de tout ce qui est grand dans le monde. Il veut allier encore la simplicité et la bassesse avec la charité, la sainteté et tous les trésors du Ciel, ainsi qu’il a fait autrefois dans la personne de Jésus Christ. Ceux qui voudront s’y rendre trouveront le repos de leurs âmes, affranchis qu’ils seront par là du joug de la vanité et de l’Aveuglement de leur cœur. Dieu nous en fasse la grâce !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLE

 

 

LETTRE I.

 

 

 

I. À un Théologien de Flandres, Apologie contre les calomnies et soupçons qu’on faisait d’elle au pays, au sujet de Mr. de Cort, de sa mission, et de ses sentiments contenus dans une de ses lettres qui fut alors imprimée, et qui se trouve dans la Lumière née en Ténèbres, seconde partie, cinquième lettre.

II. À une Femme de Frise sur ce qu’aucuns s’étaient scandalisés de ce que Madlle Bourignon s’était dite Mère des Croyants : qu’elle avait désapprouvé les trafics, et dit qu’on ne pouvait plus vendre ni acheter sans péché : et sur la question si l’on doit encore se trouver à la Table du Seigneur.

III. À un marchand d’Amsterdam de sa connaissance, qui l’accusait d’avarice au sujet de la vente de ses livres, et parce qu’elle se servait elle-même : quoiqu’elle fît l’un et l’autre par un motif et pour un but divin et salutaire.

IV. À un de ses intimes amis, qui croyait bien faire de ne jamais procéder en Justice ni guerroyer, suivant en cela l’opinion des Anabaptistes et Trembleurs, qu’elle réfute ici avec des raisons très solides, montrant avec une divine sagesse comment il faut procéder et se défendre verbalement et même par armes.

V. À un Frison Prédicateur des Anabaptistes, contre les calomnies des Frisons ses confrères, qui ayant été renvoyés par elle comme des personnes sensuelles, intéressées et mondaines, cherchaient à s’épargner de la confusion en inventant contr’elle des mensonges et des causes feintes et fausses de leur renvoi, comme qu’elle cherchait des richesses, déconseillait et ensuite conseillait les trafics, voulait commander à tous, ne voulait retenir nuls pauvres.

VI. À un Frison de ses Amis, au sujet de ce que sa propre femme et un Prêtre Anabaptiste se scandalisaient Pharisaïquement sur ce que Madlle Bourignon évitait le tumulte des enfants, que ses amis portaient des perruques, qu’elle avait trop soin du ménage, et qu’elle parlait des maux et vices de plusieurs : sur quoi ces Aveugles l’accusaient d’acception des personnes, de mondanité, de soins terrestres, et de détraction.

VII. À un Frison Mennoniste, sur son inconstance tant à l’égard des Témoignages qu’il rendait à A. B. que de sa conduite envers elle.

VIII. À un de ses intimes amis, sur la soumission et la paix mutuelle qu’elle leur recommande, et sur les œuvres basses et pénibles à quoi ils s’occupaient par pénitence, et que les Frisons n’avaient voulu faire qu’à leur fantaisie et par un esprit d’avarice et de recherche de son propre.

IX. Au même : du péché ès victoires mondaines. Le scandale des hypocrites occasionne la découverte de la vérité, Esprit, et conduite Évangélique, etc.

X. Au même touchant les fâcheries que lui faisaient les Frisons au milieu même de ses persécutions.

XI- À un Frison Anabaptiste, qui est le même auquel elle a écrit la première partie de l’Aveuglement des Hommes : lui remontrant qu’il n’est animé envers elle que par un esprit d’inconstance, de mauvaise conduite, et de calomnies, qu’il invente et publie partout contr’elle malicieusement ; contre quoi cette lettre doit servir d’Apologie.

XII. À un Prédicateur Anabaptiste, qui avait écrit une lettre de réprimandes où il condamnait un des amis de Madlle Bourignon de ce qu’il ne suivait pas sa femme, qui s’était séparée de lui par ce qu’il voulait embrasser une Vie Chrétienne. Cette lettre est de Madlle Bourignon, quoiqu’elle soit écrite sous le nom de cet Ami.

XIII. À une personne qui à la façon des Anabaptistes trouvait à redire à ce que A. B. enseignait touchant l’usage des armes, le péché, et la pénitence d’Adam, l’abandon de son pays et de sa femme, et lui demandait la manière du rétablissement de l’Église.

XIV. À un Ami, sur ce qu’un Mennoniste l’avait repris aveuglément de ce qu’il avait mieux aimé suivre Dieu que les fantaisies de sa femme.

XV. À un Frison qui cherchait principalement le temporel, auquel elle fait voir l’aveuglement de sa conduite et de ses prétentions, et lui montre que quoique tous les biens doivent être communs entre les Chrétiens, néanmoins l’on ne doit rien à donner aux convoiteux.

XVI. Corruption de la nature qui le cherche toujours soi-même ; et son aveuglement, ne croyant pas pécher en cela, et ne le connaissant jusqu’à ce que survient la tentation.

XVII. À un ami de la vérité pour l’affermir dans ses bons desseins contre les ruses du Diable, les médisances, l’Aveuglement et l’inconstance des hommes.

XVIII. Au même Frison que ci-dessus (Lettr. XV), lui représentant l’absurdité de sa mauvaise conduite, de ses inconstances, plaintes, médisances, aveuglement, et son indisposition à être guéri, lui et ses semblables.

XIX. À un intime Ami touchant l’inconstance de quelques-uns qui, s’étant retirés de la vérité pour leurs imperfections, veulent, pour se justifier par aveuglement d’esprit et orgueil de cœur, en rejeter la faute sur Madlle Bourignon, lui imputant les vices dont ils sont eux-mêmes coupables.

XX. À une personne qui par inconstance et par la vue des imperfections qu’il croyait voir ès autres était retourné en arrière. Qu’on ne peut conseiller les inconstants ; mais bien les laisser aller.

XXI. Aveuglement des Hommes à comprendre ce qui est de la justice. L’indisposition des meilleurs empêche que Dieu ne les mette à repos, de peur de coopérer à leurs péchés.

XXII. À un Frison Prédicateur des Mennonistes, lui faisant savoir que parce qu’il cherchait les choses de la terre et s’y était attaché, il n’était pas propre pour l’édifice de la Nouvelle Jérusalem.

XXIII. À un intime Ami, Avis de conduite ès adversités et foule d’affaires. Tout doit être commun entre les enfants de Dieu, mais rien avec ceux qui sont dans la convoitise, qui est la raison pourquoi elle en a rejeté plusieurs, nommément ceux de Frise qui aussi se pervertissent l’un l’autre.

XXIV. À un Ami qui par inconstance, égard aux imperfections des autres, peu de foi ès promesses de Dieu, et conseils des méchants, s’était détourné de sa bonne résolution, et voulait ensuite y revenir : auquel elle fait savoir que si longtemps qu’il est dans ces dispositions, elle n’a rien à lui dire, et qu’il doit demeurer au monde,

XXV. À un de ses Amis (M. le Docteur Swammerdam) sur la découverte de l’aveuglement du cœur de l’homme, les erreurs et égarements qui en viennent, les obstacles à la conduite du S. Esprit, et la nécessité d’une personne pour nous guider ; avec les qualités d’une telle personne qui doit guider les autres.

XXVI. À un Ami de Frise, qui a quitté les moyens de se perfectionner et est retourné au monde sous prétexte que Madlle Bourignon ne l’avait pas appelé expressément, qu’elle n’avait point un lieu de retraite assurée, et que les amis dudit Frison avaient encore besoin de son assistance : prétextes par lesquels il s’est laissé aveugler.

XXVII. À un Frison qui, ayant commencé à quitter le monde, est retourné en arrière, tant parce qu’il n’était pas venu avec un cœur désintéressé que parce qu’il s’est laissé séduire par ses compatriotes, qui ayant auparavant reconnu la vérité, étaient aussi retournés en arrière.

XXVIII. Au même, lui faisant voir pourquoi elle ne le peut ni recevoir, ni conseiller : Et quels sont les desseins qu’elle a, etc.

XXIX. Au Frison Mennoniste qui avait été son Censier en Nordstrand, et avait feint de vouloir devenir vrai Chrétien, quoique s’étant laissé aveugler par une convoitise insatiable et extravagante, il soit devenu son ennemi et son calomniateur perpétuel. Elle lui remontre l’iniquité de sa conduite et l’état de perdition où son âme est devant Dieu.

XXX. À un de ses domestiques, lui enseignant la manière Chrétienne et salutaire dont il faut travailler, au lieu que celle du monde aveugle est vaine et souvent nuisible.

XXXI. À une personne qui, disant vouloir quitter le monde et se convertir, et ayant été voir les amis de Madlle Bourignon, s’était érigée en censeur et en moqueur de leurs actions et de leur conduite par la séduction d’un Socinien qui l’aveuglait.

XXXII. À un ami de Frise qui, ayant connu la vérité, s’en est détourné par présomption d’esprit, voulant préférer sa conscience erronée et orgueilleuse à la lumière et conduite de Dieu, laquelle il s’ingérait à juger et à condamner par aveuglement d’esprit.

XXXIII. À une personne qui pour s’opposer et trouver à redire à la conduite de Madlle Bourignon, et à ce qu’elle se disait régie par le S. Esprit, lui demandait si elle ne pourrait pas se méprendre, agissant ou sur des suppositions, ou mélangeant des faiblesses naturelles avec les inspirations du S. Esprit.

XXXIV. Au même : Qu’il ne se faut relâcher ni scandaliser en jugeant naturellement de la conduite de Dieu qui n’est point au goût de notre esprit corrompu.

XXXV. À un Ami qui, s’étant informé d’elle touchant l’état d’une personne qui se disait régénérée, se formalisait de ce qu’elle n’en avait pas une telle opinion, sur quoi il lui avait représenté qu’elle pouvait se tromper. À quoi elle satisfait, comme aussi à la question qu’il lui avait faite, si Jésus Christ avait eu deux corps ; et ce que c’est que la corruption de nos corps.

XXXVI. Que les personnes naturelles ne peuvent juger des spirituelles, de leurs mouvements et conduite ; et qu’elles feront mieux de suspendre leurs jugements.

XXXVII. À un Seigneur d’Ost-Frise, sur ce que quelques-uns se scandalisaient des témoignages qui lui sont rendus au Témoignage de Vérité, la suspectaient d’orgueil, et sa doctrine d’erreur. Pourquoi l’on est bien aise de trouver prétextes d’en douter.

XXXVIII. À un de ses Amis pour le prémunir contre des calomnies que répandirent ensuite des femmes qui, étant allées vers elle sous prétexte d’embrasser une vie Chrétienne, y menèrent une vie de bêtes et de confusion, par où le Diable lui voulait donner des distractions, et ensuite la faire calomnier par le bruit qui courut au sujet de leur retraite inconsidérée dans un temps où elles étaient malades, comme si Mlle Bourignon les avait alors jetées dehors par une espèce de cruauté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’AVEUGLEMENT

 

DES HOMMES

 

DE MAINTENANT.

 

Seconde Partie.

 

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LETTRE  I.

 

À un Théologien de Flandres, Apologie contre les calomnies et soupçons qu’on faisait d’elle au pays, au sujet de M. de Cort, de sa mission, et de ses sentiments contenus dans une de ses lettres qui fut alors imprimée, et qui se trouve dans la Lumière née en Ténèbres, Seconde Partie, cinquième lettre.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’ai vu par la vôtre du 27 Juillet que vous êtes alarmé contre M. le Pasteur de Cort et aussi contre moi, à cause qu’il est si longtemps absent de se cure. Il me semble que vous deviez avant tout être bien informé des raisons qu’il a pour une si longue absence : car autrement vous faites des jugements téméraires ; et à la façon des Juges iniques, vous donnez Sentence sans avoir ouï partie.

2. Et pour vous narrer en gros le fait, c’est que les Pères de l’Oratoire ont fort reproché audit Pasteur et l’inquiété de ce qu’ils lui avaient ci-devant mis ès mains quelque somme de deniers, pour être employés en l’Île de Nordstrand, et que depuis ils n’ont pas tiré de cet argent tels fruits ou intérêts qu’ils eussent bien souhaité de ladite Île. Ce qui les a alarmés contre ledit Sr Pasteur, en sorte qu’il se trouva obligé de leur offrir la restitution desdits deniers en reprenant ledit pays, moyennant qu’il pourrait avoir le temps de chercher des amis qui eussent de l’argent à employer audit Nordstrand pour faire restitution auxdits Pères et apaiser leurs murmures et malcontentements. Ce qu’ils ont accordé audit Pasteur par un contrat de Relief, lui donnant un an de terme pour recouvrir leur dit argent. En suite de quoi ledit Pasteur est parti de Malines, afin d’aller en divers lieux chercher ledit argent ; et à cause qu’il n’avait pas de capital pour leur pouvoir rendre, il convient qu’il trouve hors de soi des amis pour ce faire : et cela ne se trouve pas sur un jour. Il a trouvé au commencement en Amsterdam quelques personnes de grandes commodités ; mais elles étaient portées à faire audit pays un nouvel endiguement à leurs dépens. Ce que lesdits Pères n’ont pas trouvé à propos, disant qu’ils voulaient r’avoir leurs deniers capitaux. Cette occasion étant échappée par leur faute, ledit Pasteur a été obligé de voyager en divers lieux, cherchant des personnes pour acheter les dits biens ; et ayant trouvé quelques-uns, ils se sont achoppés sur ce que les dîmes de ladite Île sont maintenant disputées : c’est pourquoi il est allé en ladite Île, pour tâcher de vider ces débats, et est actuellement en la Cour du Duc de Holstein, poursuivant d’être maintenu ès dites dîmes, comme en ayant droit et raison. Voilà, Monsieur, les affaires en particulier dudit Pasteur, si que je le connais.

3. Et je peux bien témoigner qu’il n’est pas hors de sa cure pour les plaisirs de la chair et du sang : car il y vit si sobre et retiré, que je crains qu’il ne nuise à la santé. Il travaille comme un cheval pour pouvoir payer ses créditeurs et donner apaisement à ses confrères, et il a pour toute récompense des calomnies et des persécutions. Il a laissé des Prêtres assez en l’Oratoire pour desservir la Cure, sans que personne ait occasion de murmurer. Mais quand un chien est hué, un chacun l’aboie.

4. Je m’étonne de ce que vous dites de ne pouvoir approuver qu’il se retire de cette façon avec une personne d’autre sexe en un lieu hérétique : comme si vous vouliez exprimer d’avoir quelques mauvais soupçons des personnes desquelles vous n’avez jamais vu autre chose que bien. St Paul dit que la Charité ne pense pas à mal : il faut bien qu’elle ne réside pas en votre âme, puisque cette condition n’y paraît. Quel sujet avez-vous, Monsieur, de former une semblable imagination sans aucun fondement ? car je peux dire avec vérité que je suis encore sans avoir eu une seule fois en ma vie un désir charnel ; et je vois cet homme autant retenu et chaste, qu’il ne serait possible de l’être davantage, étant dans une continuelle étude de la perfection de son âme, et dans un recueillement intérieur, qu’il ne s’applique qu’aux choses spirituelles et divines. Ce qui est bien éloigné d’une personne portée à la luxure.

5. Je ne sais comment vous osez avoir de si noires pensées sans remords. Si moi ou une autre en avait des semblables de la fille qui demeure chez vous, sans doute vous nous condamneriez de péché mortel. Cependant il y a bien plus de sujet pour mal faire d’habiter deux personnes de sexe différent nuit et jour dans une même maison, en beaucoup de privauté et amitié si longues années, que non pas de voyager publiquement en la compagnie de quatre personnes, comme nous étions en notre voyage et depuis. Car si nous n’avions pas la crainte de Dieu, mais la volonté de malfaire, il ne fallait pas faire un si long voyage. La ville de Malines eût été beaucoup plus commode pour malfaire que la barque et la compagnie de tant de personnes. Je vois bien que Dieu tirera sa gloire de notre emploi, puisque le Diable suscite tant de moyens pour la détourner. Les calomnies des médisants ne me retarderont à poursuivre ce que Dieu demande de moi. J’ai vaincu le monde par la grâce, et ne me veux plus soucier de plaire ou déplaire. Il me suffit de découvrir la volonté de Dieu et la mettre en exécution.

6. Vous dites que l’Apôtre dit de falloir fuir toute espèce de mal. Il me semble que ce passage vous serait mieux appliqué qu’à moi : car c’est un mal au monde tout manifeste d’avoir de si mauvaises opinions de son prochain : et c’est un bien tout manifeste que je sois venue à Amsterdam pour la conversion de plusieurs. Monsr le Pasteur ne s’est jamais ici appliqué qu’à la perfection de sa propre âme et à ses affaires. J’ai moi seule déclaré mes sentiments à plusieurs, qui les ont fort bien goûtés, et en profiteront à l’apparence plus que les sages de delà, qui avec leurs grandeurs et savoir étouffent les lumières du St Esprit.

7. Vous dites que ledit Sr Pasteur abandonne la moisson que Dieu lui avait commise par delà. Et moi je doute fort si cette moisson lui est commise de Dieu ou non. Je sais bien qu’il pourrait bien dire ce que disait St Paul, qu’il a plus travaillé seul que tous les autres Pasteurs de la ville ensemble ; mais je ne sais pas si tant de travaux ont toujours buté à la gloire de Dieu. L’on se persuade que Dieu nous commet les charges, Offices et bénéfices, quoique bien souvent l’on y est plus induit à les entreprendre ou briguer pour l’honneur, autorité et intérêt que pour suivre en cela la volonté de Dieu : et l’on s’y pousse quelquefois plus par propre inclination que par l’appel de Dieu, lequel nous a bien tous appelés à notre propre Salut, mais non pas au régime des autres. La nature se chatouille si facilement dans l’autorité et supériorité ; et pour se couvrir, elle veut croire que Dieu l’appelle à ses états : et le Diable qui seconde volontiers la nature fait voir des fruits en apparence que nous pouvons faire aux autres. Et par ainsi il nous amuse et divertit de notre propre perfection, sous prétexte de travailler à celle des autres. Combien en a-t-il jà séduit de cette sorte, qui sont allés devant Dieu les mains vides, après beaucoup de labeurs ?

8. Je le bénis qu’il a donné la lumière audit Sr Pasteur par laquelle il a pu voir qu’il a agi en la plupart de sa charge par l’Esprit de la nature, et non par le S. Esprit, lequel ne possédant, l’on ne le peut donner à un autre. Si l’on était chargé de Dieu d’être Pasteur ou Directeur, sans doute l’on aurait le S. Esprit en soi, qui régirait les autres. Mais l’on ne demande pas aux Prêtres de maintenant ce que demande Jésus Christ à S. Pierre par trois fois, s’il l’aimait, avant de le faire Pasteur des âmes : mais l’on demande si l’on est sage ès lettres : et, moyennant cela, l’on croit être envoyé de Dieu pour régir les autres, avant d’avoir bien appris à se régir soi-même et à bien aimer Dieu. Ledit Pasteur, ayant cela bien considéré, cherche maintenant plus un lieu de retraite pour vaquer à son âme qu’un emploi, des charges, et des bénéfices.

9. Mais les hommes qui n’ont pas ces vues jugent selon leur aveuglement qu’il fait mal d’abandonner sa cure ; ce qu’il n’a cependant encore fait et ne sait s’il le fera, sinon que j’espère bien qu’il la régira avec plus d’Esprit de Dieu qu’il n’a jamais fait si en cas il la re prend : de quoi il est libre : je n’ai rien à lui conseiller ou déconseiller en cela : il a son très-bon jugement, pour voir ce qui lui reste à faire pour son bien. C’est seulement dommage, Monsieur, que vous, qui faites profession d’aimer la vertu, avec tant d’autres, donniez de si sinistres interprétations et de si mauvaises à une chose qui est en soi si bonne devant Dieu. Nos corps ne se peuvent joindre ensemble pour malfaire : car ils sont plus de cinquante lieues l’un de l’autre ; mais si nos volontés étaient mauvaises, ils s’approcheraient bien encore ; et si les mêmes volontés sont bonnes, ils ne s’approcheront pas pour malfaire, encore qu’ils seraient toujours dans un même lieu.

10. C’est en quoi vous me semblez obligé de désabuser les ignorants qui ont telles pensées, lesquelles ne peuvent venir que du Diable, encore bien que vous dites qu’elles sont en des âmes pieuses, lesquelles sont par là tombées en mésestime de ma personne. Ce de quoi je me soucie sort peu : car si l’on a bonne ou mauvaise opinion de moi, cela ne me fera rien devant Dieu : et devant les hommes encore moins, à cause que je ne prétends rien d’iceux. Je ne veux ni leurs biens, ni leur approbation, ni leur estime, ni leur compagnie : parce que tous les hommes du monde me sont des empêchements. Et si la charité ou la nécessité ne m’obligeait, je ne parlerais jamais de ma vie à personne. Par où vous pouvez assez juger du peu d’estime que j’ai de leur réputation.

11. De dire que je suis en un lieu hérétique, je ne le sais entendre : car je vois ici autant de Catholiques qu’en notre quartier. Il y a dans la ville d’Amsterdam plus de cinquante Églises Catholiques où l’on fait les fonctions de l’Église Romaine. Ce ne sont pas des Églises avec cloches, mais des places où l’on va librement et publiquement à la Messe tous les jours, et où il y a quelquefois plus de mille personnes assemblées. Je ne trouve cependant ces Catholiques point les meilleurs, quoiqu’ils soient à l’extérieur plus dévots et retenus qu’en notre quartier ; mais je fais beaucoup d’estime d’aucunes personnes qui ont été d’autres Religions et ont eu des lumières de Dieu par lesquelles elles ont reconnu que leurs Religions ne valent rien, et ne se peuvent plus retrouver ni à leur Cène ni à leurs Églises ou Prédications. Ils se retirent de tout, attendant que Dieu leur montrera ce qu’ils doivent faire. Je crois que ces personnes sont des vaisseaux disposés à recevoir le S. Esprit. Je les aime et estime en Dieu : parce que je vois en elles plus de dispositions qu’en aucunes autres : ce qui m’arrête ici plus longtemps que je ne m’étais proposé, et avec profit. L’on parle souvent des affaires d’autrui ainsi que les aveugles font des couleurs. Il vaudrait bien mieux remarquer ses propres affaires, l’on y trouverait souvent plus à redresser qu’en celles de son prochain.

12. Je n’aurai aucun intérêt si ces âmes, que vous dites pieuses, ont des arrière-pensées de moi : ce sera pour leur compte. Je me laisserai cependant conduire de celui qui m’a créée et qui me peut sauver seul. Je le prie qu’il me continue ses lumières et qu’il vous fasse voir votre abus et les ténèbres où est maintenant le monde ; principalement aux personnes que vous appelez éclairées, lesquelles n’approuvent pas, selon votre dire, que nous soyons dans le Règne de l’Antéchrist, ainsi qu’il est contenu en la lettre imprimée. Je crains fort que ces éclairés ne sont que des lanternes bien obscures : car si elles avaient la lumière de Dieu, elles ne parleraient pas de la sorte ; ou du moins elles diraient doucement qu’elles n’ont pas encore reçu de Dieu semblables lumières. Il me semble qu’on leur pourrait bien attribuer ce titre de témérité que vous m’attribuez ; vu qu’elles jugent de ce qu’elles ne connaissent, comme si toutes les lumières de Dieu étaient bornées à leurs personnes ; quoi qu’il les donne diversement, à l’un plus à l’autre moins. Je doute fort si leurs lumières sont de Dieu lorsqu’elles condamnent ce qui n’est pas conforme à leurs sentiments, à cause que le jugement de toute chose appartient à Dieu seul : c’est dommage que cette lettre imprimée est tombée entre les mains de personnes qui en tirent des mauvaises conséquences. Jésus Christ avait bien conseillé de ne pas donner le pain des enfants aux chiens, puisqu’ils le mangent indignement et sans profit.

13. Vous dites que ce sentiment de l’Antéchrist que je pose est contraire aux Sts Pères, et vous ne dites pas en quoi. Je crois que vous avez sucé cette contradiction de quelque autre : car les Sts Pères ne peuvent être en l’Esprit de Dieu contraires à la Ste Écriture, qui parle souvent d’un Antéchrist, et si l’on veut avoir l’assurance que c’est en notre temps qu’il règne, il ne faut que remarquer la vie des Chrétiens de maintenant : l’on découvrira assez que tous leurs procédés sont directement opposés à l’Esprit de Christ, à prendre même ceux qui font particulière profession de la vie Évangélique. L’on les voit aimer les aises, et Christ n’a eu que souffrances : ils cherchent les richesses, et lui a choisi pauvreté : ils veulent être honorés, lui a été méprisé ; en sorte qu’on ne saurait apercevoir une seule chose essentielle dans la vie des Chrétiens de maintenant qui soit conforme à l’Esprit de Jésus Christ : mais plusieurs et presque toutes leurs actions sont directement opposées aux œuvres et à la Doctrine de Jésus Christ. Et avec de si assurés témoignages, vous rejetez les sentiments que nous sommes au Règne de l’Antéchrist et à la fin des derniers temps ; quoique tous les signes que Jésus Christ a prédit devoir arriver à la fin sont tous parus en pleine perfection. Car la Charité est refroidie, les hommes n’aiment plus qu’eux-mêmes, le soleil de vérité est obscurci, les âmes éclairées comme des Étoiles tombent à toute heure des désirs célestes aux terrestres. Enfin, l’abomination de la désolation est dans le sanctuaire, avec toutes les autres choses que Jésus Christ a prédites ; elles sont accomplies en toute abondance : et vous dites que je suis singulière en ces sentiments de l’Antéchrist, du Jugement, et de l’Apostasie des Chrétiens !

14. Si vous lisiez bien avec humilité l’Écriture Sainte, vous trouveriez mon dire très-véritable et ne me condamneriez pas de témérité pour avoir dit qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens : parce que ne me sauriez faire voir une personne qui vive véritablement dans l’Esprit de Jésus Christ, encore bien que croyiez d’en connaître de celles qu’estimés éclairées. Je serais bien aise de voir si véritablement elles aiment les souffrances, la pauvreté, et l’abnégation d’elles-mêmes, comme Jésus Christ a aimé. Il y a tant de différence entre le dire et le faire : et les personnes qui sont encore animées d’un esprit politique ne peuvent discerner les esprits qui sont véritablement mystiques et divins. Il faut avoir la pierre de touche de cette divine Sapience ; ou autrement l’on prend souvent le faux pour le vrai.

15. Je n’entends pas aussi que vous dites que Dieu n’a pas approuvé le dire d’Élie au Vieux Testament. Si vous entendez lorsqu’il a dit qu’il était resté seul prophète ; Dieu lui a tacitement avoué : parce que cela était véritable. Tous les autres étaient mis à mort ; et on cherchait aussi à le faire mourir. Mais Dieu pour le consoler lui promit qu’il en avait encore réservé quelques milles, lesquels n’avaient pas ployé les genoux devant l’Idole. Il ne dit pas qu’il y avait encore des milles de Prophètes, mais seulement de ceux qui n’avaient pas encore idolâtré. Dans le même sens je dis qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens : mais j’espère pourtant qu’il y a encore parmi le monde bien autant de milles qui ne sont pas attachés à leurs idoles, et qui seront capables de recevoir l’Esprit de Jésus Christ, lequel j’espère qu’il se renouvellera en bref dessus la terre.

16. Vous taxerez encore cette proposition d’arrogance, ainsi qu’avez fait par votre lettre, me demandant quelles marques j’ai données pour prouver que j’ai le don de Prophétie ? Je saurais volontiers quelle marque vous désirez de moi, et je la demanderai à Dieu. Mais je crains qu’il me répondra ainsi qu’il fit autrefois, en disant : La Nation méchante demande des signes, et signe ne lui sera donné sinon le signe de Jonas : c’est à dire que ceux qui ne voudront acquiescer à sa parole seront engloutis par les fléaux. L’on sentira alors si j’ai bien prophétisé ou non : mais ce sera un signe si dur que les incrédules auront bien du mal à le digérer. Nulle personne ne devrait rejeter ou mépriser les Prophéties, signamment celles qui nous incitent à se convertir à Dieu et se préparer à ses jugements, ainsi que fait tout ce qui est contenu en la lettre imprimée. L’on ne peut malfaire à la croire, encore bien même que les choses n’arriveraient pas au temps précis.

17. Car quel mal ferait une personne de croire qu’il n’est pas vrai Chrétien ? Cette croyance ne le peut qu’inciter à le devenir et à s’humilier devant Dieu. Ou quel mal peut-on faire à croire que nous sommes dans le Règne de l’Antéchrist, puisque l’on voit son esprit dominer par tout et que la malice de ce temps surpasse la malice humaine, de quoi il se faut bien donner de garde à moins qu’on n’en veuille être trompé ? Quel mal peut-on aussi faire en croyant que le jugement approche, puisque personne ne peut dire en vérité qu’il ne le verra pas dans une heure pour son particulier, vu qu’un chacun voit son Jugement à sa mort. En sorte qu’il n’y a que de grands biens à croire toutes ces choses contenues en ladite lettre, puisqu’elles tendent seulement au salut des âmes. Quel bonheur est-il arrivé à si grand nombre de personnes qui ont cru que le jugement était venu du temps que S. Vincent Ferrier le prêchait être à la porte ? Ils se convertirent à Dieu en telle sorte que l’Esprit de la Primitive Église reprit vie en tous les quartiers où il avait prêché ce Jugement. La croyance de ce qui ne fut pas véritable convertit tant de monde. Et de peur qu’il ne s’en convertisse quelqu’un au véritable temps, l’on s’efforce à empêcher que personne ne le croie ; et l’on veut voir des signes extraordinaires de la personne qui le déclare, et tenter Dieu à faire des miracles !

18. J’ai été surprise, Monsieur, de voir en la vôtre que vous vous opposez au S. Esprit et que vous condamnez ce que ne connaissez. L’Esprit de Dieu doit se reconnaître par le même Esprit Saint ; et vous le voulez discerner par des matières d’État et des raisons civiles et politiques ! Je portais autre sentiment de votre personne, pensant qu’elle se porterait à connaître et soutenir la vérité qui procède de Dieu : et je crains maintenant que n’êtes porté que pour soutenir la vérité qui procède des hommes, ou ce qu’ils ont résolu de tenir pour la vérité. Car vous dites que le sens de la lettre imprimée est bon, et voyez assez que la fin où elle aboutit est bonne. Cependant vous tâchez d’y surprendre quelques mots ou termes qui pourraient choquer la matière d’État, afin de renverser les desseins que Dieu a d’envoyer ses lumières aux petits pour détruire la sagesse des sages, et abolir la prudence des prudents. J’espère pourtant qu’on dira bientôt : Où sont ces sages Docteurs Théologiens ? Où sont ces Gouverneurs du monde ? Parce que tout cela s’évanouira comme la fumée, et il n’y aura que les Esprits soumis à Dieu qui resteront. J’ai autrefois souhaité que vous en seriez un d’iceux restants. Mais le ton de vos sentiments ressent encore sa gloire et l’autorité : ce qui me retiendra à l’avenir. Cependant je demeurerai prête à servir ceux qui cherchent purement Dieu.

 

d’Amsterdam le 6 d’Août 1668.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  II.

 

À une femme de Frise, sur ce qu’aucuns s’étaient scandalisés de ce que Madlle Bourignon s’était dite Mère des Croyants : qu’elle avait désapprouvé les trafics et dit qu’on ne pouvait plus vendre ni acheter sans péché : et sur la question si l’on doit encore se trouver à la Table du Seigneur.

 

 

MA BONNE AMIE,

 

1. J’Ai reçu la vôtre du 28 Avril, et entendu que mes écrits vous goûtent bien, ainsi qu’ils ont fait à votre ami le marchand d’Amsterdam, au commencement qu’il les a lus ; mais que depuis il a entendu dire d’aucunes personnes que je m’élève et estime, en disant que je suis Mère des vrais croyants. Ce qui vous donne de la peine sans rondement : car si je m’élève ou estime, cela ne touche à personne qu’à moi seule ; et les vérités que j’avance de la part de Dieu ne doivent être diminuées pour mes imperfections. Si j’étais convaincue d’en avoir aucunes devant Dieu, cela ne pourrait changer la vérité, ni amoindrir la force des lumières de Dieu. Il serait beaucoup plus profitable aux hommes de recevoir la vérité salutaire et la suivre que d’examiner de si près si je m’élève ou si je suis imparfaite : parce que personne ne portera mon fardeau. Il faut qu’un chacun rende compte à Dieu de soi-même, et point d’un autre.

2. Ceux qui jugent que je m’élève me mesurent peut-être à leur aune, et pensent, s’ils disaient ou faisaient ce que je fais, qu’ils sentiraient de la vaine gloire, et pour cela jugent que j’en ai aussi : de quoi je prie Dieu qu’il me délivre. Car si j’avais de la vaine gloire ès œuvres de Dieu, je perdrais assurément son amitié ; puisqu’il dit : Je résiste aux superbes.

3. Mais je n’ai point de peine à résister à la superbe : puisqu’elle ne se présente point à mon esprit. Et il faudrait que Dieu m’eût ôté le jugement pour m’attribuer à moi-même la moindre des grâces et lumières qu’il m’a départies, en sachant qu’elles viennent immédiatement de lui seul, sans l’entremise de personne. Je n’ai jamais rien appris des hommes et ne désire aussi leur approbation. S’ils disent bien ou mal de moi, ce m’est toute la même chose. C’est seulement dommage qu’aucuns se privent des lumières de Dieu pour avoir plus égard à me surprendre qu’à sauver leurs âmes.

4. C’est pitié de voir les hommes de maintenant si aveugles que de rejeter ou mépriser les vérités de Dieu pour quelques paroles qui leur sont désagréables ou ne leur semblent pas bien dites. Ils se sont tant scandalisés de ce que j’ai dit, d’être Mère des vrais croyants, que j’ai été obligée d’y répondre en diverses lettres, lesquelles sont ou seront imprimées. Il y en a une écrite à Pierre Serrarius, et autres à quelques autres, sur ce même sujet, et sur ce point que je me suis mise en colère, lesquelles vous pourrez voir imprimées si les désirez, sans qu’il soit de besoin de vous écrire sur ce sujet : puisque ces imprimés contiennent toutes les réponses à vos demandes, ce ne seraient que des répétitions de mêmes choses. J’ai aussi fort largement dilaté comment et pourquoi que j’ai dit être Mère des vrais Croyants, et j’en parle encore quelquefois en mes écrits lorsqu’il vient à propos ; mais je ne peux donner satisfaction à chacune personne en particulier : puisque plusieurs me font la même demande, ce serait perte de temps de toujours répéter la même chose. C’est assez qu’elle soit une fois déduite et mise en public, où chacun en peut prendre les apaisements, et voir aussi les raisons pourquoi je dis de ne pouvoir plus vendre ni acheter sans avoir la marque de la bête, qui est le péché ; ou bien servir ou être servie sans contracter le péché d’autrui.

5. Il vous faudrait lire davantage de mes écrits pour avoir apaisement de toute chose. Il y a imprimés des autres livres que la Lumière née en Ténèbres, lequel vous dites d’avoir lu hâtivement : lisez le hardiment souvent en toutes ses trois parties, et vous serez toujours de plus confirmée : un autre livre s’appelle La Lumière du Monde, imprimé en Flamand en sa première partie ; et un autre appelé Le Tombeau de la Fausse Théologie, lequel a aussi trois parties, et en aura encore davantage : comme aussi celui de la Lumière née en Ténèbres. Il semble que Dieu veut envoyer sa Lumière au Monde par ces écrits : car je ne fais que commencer, et il en suivra encore plusieurs à l’avenir, lesquels ouvriront les yeux à plusieurs personnes de bonne volonté, comme ils ont déjà fait à une partie de ceux qui les ont lus. S’il y en a de ceux qui en tirent des mauvais arguments, ce sera pour eux. Ils sont de la nature des araignes, qui tirent leur venin des plus douces fleurs. Je ne peux pour ces ignorants laisser d’accomplir la volonté de mon Dieu, qui veut que sa lumière vienne au jour pour ses enfants et ceux qui le cherchent. Car il vaut toujours mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.

6. Vous avez bien répondu à votre Ami qu’il faut voir de quel fond vient ma Colère, puisque Jésus Christ en a bien eu en déchassant les vendeurs et acheteurs hors du Temple, et en disant : VÆ Malheur aux Pharisiens. Car j’ai écrit que la personne vertueuse doit avoir ses passions plus vivantes au service de Dieu qu’une qui n’a point de vertu et sert au monde et à sa nature : plus d’amour pour aimer Dieu, plus de colère contre le mal, plus de haine pour haïr le péché, et ainsi d’autres choses : car l’Écriture dit qu’il faut se courroucer, mais point pécher : et si la colère était en soi mauvaise, Dieu ne commanderait point de se courroucer, en distinguant la colère hors du péché, afin qu’on puisse voir quelle colère est bonne, et quelle est mauvaise. Car la Colère est sainte qui s’élève contre le mal et pour défendre la Justice et vérité de Dieu : ce Zèle est louable : et je souhaiterais bien d’en avoir encore davantage ; parce que mon inclination naturelle s’incline beaucoup plus à la douceur qu’à la colère : et je crains d’avoir fait beaucoup plus de fautes par une bonté naturelle que par la colère naturelle. C’est pourquoi il faut toujours remarquer de quel fond procède la colère : car celle qui vient de chagrin, de haine, et de dépit est tout à fait mauvaise, et l’on ne peut y tomber sans pécher. C’est pourquoi vous avez très-bien fait d’écrire à votre ami qu’il faut examiner d’où provient la colère qu’il craint être mauvaise en moi.

7. Mais pour les Trafics, je ne les saurais nullement approuver en ceux qui désirent d’être disciples de Jésus Christ ; puisqu’il a déchassé hors du Temple tous les vendeurs et acheteurs, il est à croire qu’il veut déchasser hors de la Chrétienté tous vendeurs et acheteurs. Car l’ancienne Loi est la vraie figure de la Loi Évangélique, et l’ancien Temple est la figure de la Chrétienté, en laquelle Jésus Christ n’a établi aucuns trafics ou négoces du monde ; parce que sa maison est maison d’oraison pour toute nation : faisant par là entendre que le Chrétien se doit appliquer à la prière continuelle, et pas à négocier pour amasser les biens de la terre, comme font ceux qu’on appelle aujourd’hui des Chrétiens. Car l’Écriture dit tout expressément : Si vous êtes régénérés, cherchez les choses d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre : et ailleurs elle dit aussi : Ne travaillez point pour avoir la viande qui périt, avec tant d’autres témoignages, qui donnent assez à entendre que le vrai Chrétien ou disciple de Jésus Christ ne doit point passer son temps aux trafics et négoces du monde, mais travailler pour accomplir sa pénitence, afin d’obtenir la Vie Éternelle.

8. Voilà mon sentiment. Un chacun est libre de le suivre et laisser, sans prendre de male-part que je dis de ne savoir plus vendre ni acheter sans coopérer au péché d’autrui : puisque je vois cela tous les jours de plus par expérience ; à cause que l’avarice est comme inséparable du cœur des vendeurs et acheteurs, qui sont fichés à la convoitise comme est notre chair à notre peau, laquelle on ne peut séparer sans grandes douleurs : ainsi aussi ne peut une personne trafiquer sans convoitise : parce qu’icelle est comme la peau des trafiques qu’on ne peut arracher du cœur d’un marchand sans lui faire grande douleur. Car s’il ne gagne à son souhait, on le voit triste et sans courage ; et s’il faut qu’il vende sans profit, le cœur l’oppresse et est comme si on lui ôtait sa peau. Par où on découvre assez qu’il est dans la convoitise, sans qu’il le veuille confesser : à cause qu’il ne comprend point que toutes sortes de convoitises sont péchés défendus par les commandements de Dieu, lequel défend de ne convoiter les biens d’autrui, ni aucune chose qui appartient au prochain.

9. L’on glose sur cette défense pour faire entendre aux hommes que ce Commandement de Dieu se doit entendre de ne dérober le bien d’autrui d’une manière qui soit répréhensible devant les hommes, comme serait de voler par le chemin, d’enfoncer des maisons, de dérober ou prendre quelques beaux meubles ou argent à son prochain. Et on tient pour gens de bien ceux qui ne font ces choses : et l’on croit au surplus qu’il n’est point défendu de beaucoup gagner en vendant et achetant, voir on tient pour habile homme celui qui sait bien vendre cher et acheter bon marché. Cela se fait sans conscience ou scrupule de péché, ni croyance d’enfreindre les commandements de Dieu. Pendant qu’il est très- véritable que toute sorte de convoitise est péché, et S. Paul dit que si la Loi ne lui avait point défendu de convoiter, qu’il n’aurait pas su que la convoitise était péché.

10. Mais les hommes de maintenant ne distinguent point ces deux commandements, de ne point dérober et ne point convoiter : ce sont deux péchés différents : car dérober, c’est prendre effectivement quelque chose qui appartient à autrui, et convoiter est seulement désirer les mêmes choses. Or je trouve que le marchand fait l’un et l’autre. Lorsqu’il désire de vendre cher et d’acheter bon marché, il est alors tombé dans la convoitise des biens d’autrui : et si effectivement il vend trop cher et achète à trop bon marché, il commet le péché de larcin : car s’il achète quelque chose moins que sa valeur, il dérobe celui qui le vend ; et s’il vend plus que la valeur sa marchandise, il dérobe celui qui achète de lui : car ce qu’on donne plus que la valeur d’une chose en achetant appartient à celui qui achète, et point à celui qui vend. En sorte que si le vendeur ne prenait que la juste valeur de ce qu’il vend, l’acheteur garderait le surplus, comme à lui appartenant. Et si le vendeur prenait secrètement en la poche de l’acheteur la valeur de ce surplus, il croirait d’avoir dérobé, ainsi qu’il ferait en effet ; pendant qu’il ne croit point de dérober en lui vendant trop cher, quoiqu’il commette le même larcin. Il change seulement la formalité de dérober, en prenant lui-même de sa main l’argent de l’acheteur en sa poche, ou bien le faisant donner par la main de l’acheteur même, lequel est contraint de donner plus que la valeur s’il a besoin d’acheter quelque chose, laquelle on ne lui veut pas vendre autrement.

11. Et pour cette différence de formalité observée au larcin, l’on croit de ne pas pécher : ce qui semble être vrai au jugement des hommes ; mais devant Dieu c’est toute la même chose : voire il semble que celui qui vend les choses plus que leur valeur commet un plus grand péché que celui qui déroberait le surplus de cette valeur dans la poche de l’acheteur : à cause qu’il se met en péril d’être reconnu pour un larron ou coupe-bourse ; où le marchand qui dérobe en vendant trop cher est tenu pour homme de bien, irrépréhensible devant tous hommes. Et on ne voit point toutes ces fourbes avec lesquelles le Diable aveugle les hommes pour les faire demeurer en leurs péchés sans crainte, voire en assurance de leur Salut : et avec cela l’on s’alarme contre moi parce que je dis de ne plus savoir vendre ni acheter ; au lieu qu’on devrait louer Dieu de ce qu’il envoie ses Lumières pour découvrir ces choses si préjudiciables au salut des âmes. Ceci est causé par les grandes ténèbres qui sont maintenant éparses par tout le monde universel, dont celles d’Égypte n’ont été que la figure extérieure des ténèbres intérieures èsquelles cheminent les hommes de maintenant, au regard de leur Salut éternel.

12. Et pour la dernière demande que me faites, à savoir, si les personnes de bonne volonté et désireuses de plaire à Dieu se doivent trouver à la Table du Seigneur avec les ivrognes, paillards, ou autres pécheurs grossiers, je ne sais que vous répondre, pour ne savoir la disposition de votre âme, ni quel profit elle reçoit en allant à cette Table : parce qu’un chacun est toujours obligé de chercher sa plus grande perfection, et suivre les moyens qui nous conduisent davantage à Dieu. Or si vous trouvez par expérience qu’en allant à la Table du Seigneur vous recevez de nouvelles grâces, ou sentez votre âme unie à lui et être dégagée du monde et de vous-même, ce serait très-bien fait en tel cas d’y aller, quoiqu’il y aurait des méchants en la compagnie : puisque Jésus Christ y a bien souffert Judas, ce grand pécheur, qui le voulait trahir. Il ne faut point alors regarder les fautes et péchés des autres, mais seulement s’examiner soi-même et tâcher de s’unir à Dieu seul, et point avec les pécheurs.

13. Cette Table du Seigneur a deux fins : l’une est de s’unir à Jésus Christ, et l’autre de s’unir à ses frères Chrétiens. Or cette première union se peut faire de notre part en tout temps et toute place, même au milieu des plus méchants hommes du monde : parce que notre volonté est libre de se joindre à l’Esprit de Jésus Christ malgré la malice de tous les hommes, qui ne peuvent que tuer nos corps et empêcher les choses extérieures, mais notre âme est le vrai Temple où la sainte Table doit toujours être dressée. Car il est écrit qu’une bonne conscience est un convive continuel. En sorte que le scrupule qu’avez d’aller à cette Table extérieure ou non est de peu d’importance : puisque ce n’est qu’un témoignage de l’union que les Chrétiens doivent avoir ensemble en l’Esprit de Jésus Christ, et qu’on ne voit à présent presque personne qui se veuille unir à cet Esprit Saint, étant les Chrétiens tellement divisés qu’on ne sait plus avec qui une personne unie à Jésus Christ se pourrait unir avec une autre. Si bien que la deuxième fin de cette sainte Table n’est plus maintenant à trouver dans les communions.

14. Car cette Église qui fait la communion des saints est comme déserte et éparse parmi tout le monde, ou secrète et inconnue, incapable de s’unir à la même Table extérieure, quoiqu’en effet ils soient unis intérieurement : parce que l’Esprit de Jésus Christ n’est point divisé ; et tous ceux qui en sont possédés sont dans un même désir et une même volonté. Par où on peut voir que toutes ces divisions et cérémonies extérieures ne sont point la communion des saints, et qu’il n’est pas bon de s’unir à l’extérieur à d’autres lorsqu’on n’est point uni à l’intérieur à cette seule vraie Église, composée par la communion des saints.

15. J’espère que Dieu la rassemblera, et qu’alors personne ne sera plus en doute pour savoir avec qui l’on doit se trouver à la Table, puisque toutes ces personnes seront d’un même cœur et d’une même volonté en l’Esprit de Jésus Christ, banquetant avec lui et tous les vrais frères Chrétiens, souhaitant qu’en puissiez être une avec les autres, et que puissions tous ensemble bénir Dieu à toute Éternité : quoi faisant, je vous demeure bien affectionné en Jésus Christ.

 

d’Enchuise le 5 Juin 1671.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  III.

 

À un Marchand d’Amsterdam de sa connaissance, qui l’accusait d’avarice au sujet de la vente de ses livres, et parce qu’elle se servait elle-même : quoiqu’elle fît l’un et l’autre par un motif et pour un but divin et salutaire.

 

 

MONSIEUR,

 

1. JE suis bien étonnée d’entendre que vous dites que je suis usurière, et que je fais mal de vendre des livres. Si je savais qu’ils vous seraient profitables, et que n’auriez la commodité de les acheter, je vous les donnerais volontiers : car j’en ai jà donné plus de cent : mais puisqu’avez le moyen de les payer, quel dommage ferais-je aux âmes de donner tous les livres pour un temps, et n’avoir par après plus d’argent pour en faire imprimer des autres qui de plus en plus donneraient des lumières au monde ? Toutes mes commodités seraient bientôt consumées dans ces imprimeries si rien n’en retournait pour imprimer à l’avenir. Je n’ai pas une mer d’argent, dont je puisse puiser à l’infini, sans en voir le fond.

2. Il me semble que vous êtes bien éloigné de me connaître : car si l’Esprit qui me guide était un Esprit usuraire, il ne le faudrait pas suivre, ni écouter, et encore moins m’approcher : car l’usance des hommes de maintenant est assez dans l’usure et convoitise des biens terrestres sans qu’ils aient besoin d’aller visiter ou correspondre avec une personne usurière, comme vous dites que je suis. Il la faut plutôt fuir et éviter, parce qu’un chacun a assez de convoitise en soi-même sans l’aller apprendre d’un autre.

3. C’est pourquoi laissez-moi en repos, et ne me visitez pas davantage. Vous ne pouvez rien profiter par mes propos ni mes écrits lorsque croyez que je convoite les biens de ce monde, voire avec tant d’avidité que je veux vendre à usure : car le S. Esprit ne meut jamais à désirer les biens de ce monde, mais à les mépriser. Partant, celui qui les convoite n’est pas de Dieu, et ne peut bien conseiller personne s’il n’est soi-même désintéressé. C’est folie aux personnes de me visiter lorsqu’ils croient que je suis usurière ou que je fais mal de vendre trop cher : à cause qu’ils font des jugements téméraires. Car si je voulais gagner des biens de ce monde plus que je n’en ai, je suis capable d’entreprendre quelque trafic honorable, avec lequel je pourrais aisément gagner de l’argent. Les femmes de notre quartier mènent les négoces aussi bien que les hommes, voire souvent encore davantage, aussi bien pour leur propre que par commission. C’est pourquoi il ne me fallait point venir à Amsterdam pour vendre quelques livres un patar plus que n’avez envie d’en donner. Lorsque je voudrais trafiquer, j’embrasserais plus grands négoces.

4. J’ai pitié de voir votre esprit si aveugle, comme aussi celui de plusieurs autres, que de prendre la vertu pour le vice, et le vice souvent pour la vertu : et avec ce pensent être clairvoyants, et même illuminés de Dieu. J’ai ordonné qu’on vende aux Libraires les quinze lettres cinq patars pour le papier et l’impression et autres dépens par moi déboursés : car je ne prétends nul gain sinon ravoir l’argent que j’en ai tiré, qui monte jà à plus de six cents florins sans en avoir rien reçu, ou peu de chose. J’ai justement ordonné qu’on les vendît six aux particuliers, afin que les Libraires puissent gagner un sou outre leurs ligatures : car si je les laisse vendre aux particuliers comme aux Libraires, un chacun viendrait en mon logis pour en avoir, et les Libraires ne vendraient rien ; parce qu’ils ne les pourraient donner à si bon marché que moi. Cela me semble une droite justice, et vous l’appelez une usure. Si vous ou un autre en voulait prendre une partie comme les Libraires, je les laisserais à tous au même prix : mais ce serait leur faire fort de les vendre au même prix un à la fois.

5. J’ai encore aperçu autre fois que vous prenez mes actions en mauvaise part : car vous m’avez dit que je fais mal de ne me pas faire servir et nettoyer la maison par des femmes qui le font pour argent. Et moi je sais que Jésus Christ a dit qu’il n’est pas venu pour être servi, mais pour servir : à quoi je me conforme autant que je puis, et ne me suis jamais fait servir que par nécessité, de tant plus que les personnes qui me doivent servir le font par pure avarice, et non par charité : en sorte que je penserais coopérer à leurs péchés d’avarice en leur donnant pour leur travail autant d’argent que leurs convoitises souhaitent. En sorte que je ne me sais plus faire servir, ni acheter mes nécessités, qu’à un prix raisonnable. Ce qu’assurément tiendrez pour avarice : à cause que ne connaissez pas la justice de l’Esprit de Dieu, et mesurez un autre à votre aune ; quoi qu’il y ait bien de la différence entre nos deux dispositions intérieures.

6. Car l’un cherche le temps, et l’autre l’éternel. Ces deux buts rendront la même action bonne ou mauvaise. Car si je me sers par avarice, c’est une action très-mauvaise : mais si je me sers pour imiter Jésus Christ, c’est une action très-bonne, quoiqu’en soi c’est la même chose, mais non pas la même intention. Tout de même si je vends mes écrits imprimés pour gagner de l’argent, c’est paillarder avec des choses saintes : mais si je les vends afin d’avoir de moyen de pouvoir donner davantage au jour, c’est une bonne action, qui aboutit à l’Éternité bienheureuse, où attirent tous lesdits écrits. Si vous aviez ce désir éternel, ce ne vous serait pas trop de donner un sou plus qu’un Libraire de chacun exemplaire ; mais vous contribueriez vos propres commodités, afin qu’on imprimât encore davantage de choses si profitables au salut des âmes.

7. Mais nous n’entendons pas bien l’un l’autre. Il vaut mieux que chacun demeure abondant en son sens, sans contrarier l’un l’autre. Je me suis à ces fins retirée dans un lieu séparé, afin de couper broche à tant de visites et entretiens inutiles, lesquels je ne suis pas d’intention de souffrir davantage : car encore bien que je retournerais dans quelque temps dans mon logis, je n’ai plus envie de parler à personne ; parce que les visites m’ont beaucoup dérobé de temps, durant lequel j’eusse pu avancer d’écrire davantage à la gloire de Dieu, où je n’ai fait profit ni à moi, ni aux autres. Si quelques-uns goûtent mes sentiments, ils les trouveront dans mes écrits : et s’ils ne les goûtent point, c’est en vain qu’ils les entendent de ma bouche. Partant, je dis adieu à tous les amis, les priant qu’il les illumine par son S. Esprit, et demeure cependant,

 

Monsieur,                                           

 

Votre très-humble Servante,         

 

à Amsterdam 1671.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  IV.

 

À un de ses intimes amis qui croyait bien faire de ne jamais procéder en justice ni guerroyer, suivant en cela l’opinion des Anabaptistes et Trembleurs, qu’elle réfute ici avec des raisons très-solides, montrant avec une divine sagesse comment il faut procéder et se défendre verbalement et même par armes.

 

 

MON CHER ENFANT,

 

1. JE vois encore une fine ruse de Satan avec laquelle il voudrait bien envelopper votre Esprit sans que vous l’aperceviez : et pour le soin maternel que j’ai de votre âme, je vous la veux découvrir, afin qu’elle se perfectionne toujours davantage. Car ce serait dommage de la laisser imparfaite par ignorance.

2. J’ai remarqué ces jours passés que vous disiez absolument de ne jamais vouloir procéder par devant la Justice pour nulle cause que ce fût : et en vous demandant comment vous feriez si l’on vous ôtait votre bien injustement, et que vous le pourriez retenir par le moyen de la Justice ? Vous me dites alors que vous laisseriez plutôt perdre ce qu’on vous aurait ôté que de procéder pour le ravoir. Ce qui m’étonna : et craignant que ne prissiez cela pour une vertu, je résolus de vous écrire mon sentiment là-dessus.

3. Car je ne suis nullement d’opinion que cela serait bien fait devant Dieu et les hommes. Et si vous laissiez prendre vos biens sans y résister de toutes vos forces, vous coopéreriez au larcin de celui qui vous les déroberait. Et aussi n’est-il pas permis de donner vos biens à des malfaiteurs, comme sont ceux qui directement ou indirectement veulent prendre un bien qui ne leur appartient pas. Car les biens que nous possédons ne nous appartiennent pas en propriété, pour en faire ce que nous voulons ; puisqu’il en faut rendre compte à Dieu, duquel nous les avons reçus, soit par l’industrie, ou les forces qu’il nous a données, ou bien par la prospérité qu’il a donnée à nos Parents, desquels nous les avons succédés par héritage : puisque de quelque côté que nos biens nous arrivent, ils viennent toujours de la part de Dieu, et en devons user selon sa sainte volonté, et pas selon la nôtre, laquelle est dépravée, ne regardant que son amour propre.

4. Il est vrai que les Procès ne sont pas souhaitables ; et j’ai moi-même souvent cédé de mes biens aux méchants plutôt que de procéder contre iceux : mais ç’a été lorsque je ne voyais nuls moyens de les pouvoir vaincre par la raison, ni par la Justice. Je prévoyais que leurs malices étaient plus fortes que toutes les résistances que j’aurais pu faire : et d’autre côté je connaissais les Juges partiaux et plus inclinés à favoriser les formalités des praticiens que l’innocence de la vraie Justice : en sorte que je pouvais bien juger de ne pouvoir gagner ma cause par procédures, de tant plus que les Avocats et Procureurs ne cherchaient que leurs avantages, et m’eussent causé de nouveaux dommages avec la perte de mes biens : et pour éviter plus grands maux, j’ai souvent cédé du mien aux méchants par contrainte.

5. En de semblables cas je vous conseillerais bien aussi de faire le semblable et ne jamais procéder contre personne : mais si quelqu’un vous tire en procès sans raison et contre votre gré, vous ferez très-bien de vous défendre, quand ce ne serait que pour le bien et salut de celui qui vous veut faire tort : puisque Dieu commande d’aimer son prochain comme soi-même, cela regarde plus son âme que son corps. Et autant d’amour que vous avez pour votre salut éternel, autant en devez-vous avoir pour celui de votre prochain, et ne jamais permettre qu’il vous fasse tort, aussi longtemps que le pouvez empêcher par raison, Justice, ou telle autre voie que ce soit.

6. Ce qui vous donne tant d’aversion des procès, et la résolution absolue de ne jamais procéder, provient assurément de votre amour propre : car la nature abhorre toujours ce qui est fâcheux et pénible ; et aime ce qui est plaisant et agréable : et le Diable se fourre en cette nature pour la seconder, lui persuadant que c’est une vertu de ne pas entreprendre des fâcheries ou procès ; avec quoi il trompe souvent les bien intentionnés. Car c’est une lâcheté de cœur de ne vouloir point souffrir de difficultés pour la Justice ; puisque jamais personne ne peut aimer ou suivre le vrai bien sans haïr le vrai mal ; cela va toujours de même conséquence. Car autant que nous aimons le bien, nous haïssons à mesure le mal, point seulement en nous-même, mais aussi ès autres, et en tous lieux où nous connaissons le mal : et si ne voulons jamais procéder avec personne, ni aller par devant la Justice, il faut de nécessité que nous ne haïssions pas le mal en celui qui nous fait tort ; puisque n’y voulons pas résister à notre possible, et que les hommes de maintenant étant si méchants et infidèles, ils nous donneront toujours sujet de nous y opposer.

7. En sorte qu’il ne faut pour rien résoudre de ne jamais procéder. Si nous voulons plaire à Dieu, il faut aimer la Justice et s’en servir au besoin pour sa gloire et le salut des âmes. Car la Justice en soi est bonne et établie de Dieu, sans laquelle les hommes ne se pourraient maintenir. Si les bons veulent céder aux méchants leurs biens plutôt que de les maintenir par procès, sans doute que tous les bons seront bientôt exterminés : car les méchants ne leur laisseront rien pour vivre s’ils leur peuvent tout ôter : et par ce moyen le méchant dominera, et le Juste sera oppressé et privé de ses nécessités par les torts que lui fera le méchant. Ce qui est une grande injustice opposée à la Justice de Dieu, et une grande malice opposée à sa Bonté, et un mensonge opposé à sa Vérité : puisqu’il est véritable que tous les biens qui sont créés de Dieu appartiennent aux Justes, et pas aux méchants, lesquels n’en doivent jouir en aucune façon, et beaucoup moins devons-nous souffrir qu’ils jouissent des biens particuliers que Dieu nous a mis en mains pour être employés à sa gloire, et point à pécher, comme font pour l’ordinaire les biens mal-acquis ou injustement appréhendés.

8. Par où se peut assez voir que ce serait un grand mal de ne se vouloir défendre en Justice contre ceux qui nous veulent ôter le nôtre ; et encore plus grand de leur donner plutôt que de procéder pour les maintenir : comme vous croyez de bien faire en leur donnant plutôt que de procéder. Ce qui est une erreur ! Parce que Jésus Christ nous dit qu’il faut accomplir toute Justice, et lorsqu’il dit de donner la robe à celui qui nous ôte le manteau, c’est où la force domine et où la Justice n’a pas de lieu : alors pour ne rendre point mal pour mal, il faut plutôt céder et aller deux lieues avec celui qui nous contraint d’en aller une.

9. Mais lorsqu’il y a moyen de s’opposer au mal ou de recourir au bras de la Justice pour empêcher qu’il n’arrive, il ne faut alors avoir le cœur si mol ou le courage si lâche que de céder au mal, lorsqu’on le peut bien empêcher par un peu de fâcheries, lesquelles on doit estimer bonheur de pouvoir souffrir pour la Justice et pour s’opposer au mal. Car si les mondains entreprennent bien des procès et autres difficultés pour gagner de l’argent ou acquérir de l’honneur, combien doit faire davantage le serviteur de Dieu pour maintenir la Justice et s’opposer au mal ? Il ne doit rien épargner, ni craindre aucunes souffrances ou fâcheries pour résister à l’iniquité des hommes de maintenant, qui s’opposent aux desseins de Dieu et les voudraient bien empêcher par force, ou en exterminant les gens de bien, lesquels y doivent coopérer ? Ne faut-il pas avec courage défendre la querelle de Dieu et soutenir ceux qui la veulent embrasser ? Devez-vous craindre de malfaire en procédant pour maintenir la justice, puisque les Apôtres ont bien défendu leurs causes par devant les Juges, voire Jésus Christ même ?

10. Pour moi je ne suis pas seulement résolue de défendre la vérité par devant la Justice, mais prendrais bien les armes pour icelle si l’occasion se présentait, en croyant de rendre par ce moyen service à Dieu, lequel a si souvent mû le cœur de ses Saints Prophètes à frapper et tuer les méchants. Combien en a tué Moïse, Élie, David, et tant d’autres par le commandement de Dieu ? Penseriez-vous, mon Enfant, être plus parfait qu’iceux, en ne voulant pas vous défendre contre le mal ? Puisque Jésus Christ même a bien commandé à ses Apôtres d’acheter des épées pour les défendre contre les Pharisiens, et leur commanda de vendre leur robe s’ils n’avaient point d’argent pour ce faire. Pensez-vous que Jésus Christ n’a pas toujours suivi le plus parfait, et que vous feriez mieux que lui en ne voulant défendre la Justice et la vérité par armes ou par procès ?

11. C’est une fine ruse de Satan, par laquelle il a trompé plusieurs, comme sont les Quakers et Anabaptistes, lesquels tiennent pour leur plus grande vertu de ne pas procéder ni porter les armes : et même méprisent tous ceux qui le font, pour estimer leurs ignorances saintetés. S’ils discernaient bien en quel cas il ne faut pas procéder ni porter les armes, ils tiendraient cela pour vertu : mais ne le voulant faire généralement en toute sorte de rencontres, cela est un vice et un amour propre qui les élève en vaine gloire et mépris du prochain sans fondement : puisque Dieu a fait procéder et guerroyer ses meilleurs amis, voire ses Anges mêmes.

12. Qui peut résister à ces vérités rapportées en tant d’endroits des Stes Écritures ? Ne faut-il pas avoir une conscience erronée pour croire le contraire et s’imaginer que le vice est vertu et qu’il est bon en toute sorte d’occasion de ne jamais se défendre ? Cela serait contre la Justice, Bonté et Vérité de Dieu, contre son amour, et contre l’abandon que doit avoir l’homme à la volonté de son Créateur : car celui qui se donne des Lois de faire ceci et ne pas faire cela n’est pas abandonné à la volonté de son Dieu ; mais est seulement régi de la sienne, et veut faire ce qu’il aime et omettre ce qu’il n’aime point. Cela ne peut être vertu, encore qu’il serait couleuré de la meilleure intention du monde : puisque la vertu consiste seulement en ce que l’homme se soumette en toute chose à la volonté de son Dieu. Et celui qui se prescrit des Lois de ne jamais procéder ni porter les armes ou se défendre ne veut pas dépendre de Dieu, mais de sa propre Imagination, laquelle, étant corrompue, prend souvent le vice pour la vertu et le mensonge pour la vérité : et par ainsi tombe d’une erreur en l’autre : et, en pensant d’avoir choisi tout le plus parfait, n’a rien qu’une présomption d’esprit et un mépris des autres.

13. Ce n’est pas que je veuille vous persuader de procéder ou guerroyer contre votre prochain, car la paix est si estimable qu’il la faudrait acheter avec tout son bien. Elle est le deuxième fruit du St Esprit, duquel personne ne peut être possédé sans être en son âme pacifique. C’est pourquoi j’estime grande vertu de ne jamais mouvoir de guerre ou de procès à son prochain pour les biens, plaisirs, et honneurs de ce monde ; et plutôt souffrir dommage, déshonneur, et incommodité, que de quereller ou procéder : parce que la patience est aussi un des fruits du S. Esprit, engravé dans l’âme de celui qui le possède : sans lesquels deux conditions il n’y peut avoir de solide vertu. Car si une personne se voulait perfectionner au préjudice de l’honneur de Dieu ou du salut de son prochain, sa perfection serait mauvaise, injuste et indiscrète, digne d’être plutôt appelée péché que perfection.

14. C’est pourquoi il faut toujours bien discerner la vraie vertu hors de l’apparente, et ne se pas laisser enfilasser l’esprit par les filets de notre ennemi, qui tâche de nous gagner ou les autres par nous, comme il fait lorsque nous voulons souffrir sans revanche des choses contre l’honneur de Dieu ou le salut de notre prochain, lesquelles nous pourrions bien empêcher si nous avions le courage d’y résister. Car c’est un témoignage que nous n’avons point d’amour de Dieu lorsque ne voulons pas défendre sa querelle ou s’opposer à ceux qui le veulent offenser, lorsqu’il est en notre pouvoir : et c’est signe que nous n’avons pas d’amour pour notre prochain lorsque ne le voulons pas empêcher de nous faire tort ou outrage sans raison. Nous témoignons en tout ce cas d’aimer plus notre repos et paresse que la gloire de Dieu et le salut de notre prochain, pour lequel Jésus Christ a tant souffert d’opprobres, d’injures et de tourments, jusques à la mort. Ne faut-il pas donc être pourvu du même esprit qu’il a été, du moins en tel degré que ne permettions jamais que notre prochain se damne en nous outrageant, par faute de ne lui vouloir résister ou empêcher de nous malfaire ? Cela serait une grande lâcheté qui n’appartient point aux enfants de Dieu, lesquels doivent employer toutes leurs forces, leurs biens, et leurs Industries à la défense de la Justice et vérité de Dieu, et n’épargner pour ce faire ni honneur ni profit, ni leur vie même : puisque rien n’est si estimable que la gloire de Dieu et le salut des âmes, pour lesquelles Jésus Christ a dépendu jusqu’à la dernière goutte de son sang.

15. Il faut pour choses semblables avoir les passions plus vivantes et le courage plus vigoureux que pour maintenir ses biens propres ou son honneur, qui sont des choses frêles et passagères ; où la gloire de Dieu et le salut des âmes sont des choses éternelles, qui méritent bien de souffrir pour icelles des guerres et procès, sans nous laisser persuader qu’il ne faut rien faire au service de Dieu que de se reposer à l’aise et ne se peiner de tout ce qui arrive ; comme font ceux qui sont sans charité et ne visent qu’à eux-mêmes, en ne se souciant de la gloire de Dieu ni de la damnation des autres : ce qui est un amour propre grandement blâmable. Et S. Paul dit qu’on ne peut jamais être sauvé sans la charité, encore bien qu’on transporterait des montagnes, donnerait tout son bien aux pauvres, voire son corps pour être brûlé. Combien moins le pourront être ceux qui ne veulent rien faire pour l’honneur de Dieu ou le salut de prochain, s’estimant même vertueux en reposant dans leur amour propre sans en sortir, comme s’ils étaient venus au monde seulement pour eux-mêmes, où, à l’imitation de Jésus Christ, nous devons travailler pour les autres ? Car qui pour autrui prie, pour lui labeure : puisque la seule Charité donne le salut à nos âmes, et pas le Sacrifice ou bonnes œuvres.

16. Je prie, mon Enfant, que vous reteniez cette leçon et ne craigniez jamais d’entreprendre quelques fâcheries pour la gloire de Dieu ou le salut du prochain ; mais estimez-vous heureux de vous entremettre en choses semblables. Cela est le plus grand bonheur qui vous puisse jamais arriver. Ce que vous assure celle qui vous demeure en Dieu,

 

Bien affectionnée,                

 

Anno 1671.

 

A. B.

 

 

 

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LETTRE  V.

 

À un Frison Prédicateur des Anabaptistes, contre les calomnies des Frisons ses confrères, qui, ayant été renvoyés par elle comme des personnes sensuelles, intéressées et mondaines, cherchaient à s’épargner de la confusion en inventant contr’elle des mensonges et des causes feintes et fausses de leur renvoi, comme qu’elle cherchait des richesses, déconseillait et ensuite conseillait les trafics, voulait commander à tous, ne voulait retenir nuls pauvres, etc.

 

 

MON BON AMI,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 30 de Novembre que plusieurs personnes de votre Province disent mal de moi, et qu’ils veulent faire entendre que je cherche d’attirer des personnes riches, afin d’amasser des trésors pour les Ecclésiastiques de l’Église Romaine. Ce qui vous fait peine d’entendre, et aussi à plusieurs autres personnes de bonne volonté ; comme aussi d’entendre que j’ai renvoyé hors de Nordstrand les personnes qui avaient quitté leurs négoces par la lumière qu’ils avaient auparavant reçue au moyen de mes écrits ; et que je les fais maintenant reprendre leurs négoces comme auparavant : si bien que ceux de votre province disent que je veux dominer sur les personnes et avoir autant d’autorité que le Pape de commander et défendre ce que bon me semble, ajoutant que je déchasse les pauvres et retiens les riches ; et sur toutes les choses susdites vous me demandez éclaircissement, afin de savoir la Vérité pour pouvoir vous opposer aux mensonges, si quelqu’un il y en a en tout ce que vos voisins disent, comme vous supposez que plusieurs des choses susdites ne sont point véritables ; vu que vous dites par la vôtre que Jésus Christ, les Apôtres, les anciens Prophètes, et tous ceux qui ont repris les mal-faits des hommes ont été haïs d’iceux.

2. En quoi votre pensée est très-véritable, parce que l’impie hait toujours le juste ; puisque sa justice sert au méchant de répréhension. Cela a été de tout temps, et est encore à présent plus que jamais, où la malice est tant augmentée et s’avance toujours en pire. Ce que je ne peux empêcher, mais veux bien rendre témoignage de vérité lorsqu’il m’est demandé. C’est pourquoi j’ai voulu répondre à la susdite vôtre en ayant encore reçu une autre en date du 7 dudit Novembre, en laquelle je n’ai pas trouvé matière d’y répondre comme à celle-ci ; vu qu’il me semble que vous êtes comme entre la crainte et l’espoir de ces calomnies qu’entendez de moi, et vous ne savez si elles sont fausses ou véritables : et pour votre apaisement, je dirai :

3. Premièrement, qu’il ne peut être véritable que je tâche d’amasser de l’argent ; puisque mes propres biens me sont à charge ; et que si je n’avais point eu une ordonnance précise de Dieu de les recevoir, je ne les aurais jamais voulu hériter de mes parents : et si j’avais su trouver de vrais pauvres depuis les avoir hérités, je les aurais tous libéralement donnés : et quoique je n’aie su trouver de vrais pauvres comme je cherchais, j’ai néanmoins donné la plupart de mes biens aux pauvres nécessiteux des biens des fortune : en sorte qu’il ne peut être vrai que je cherche les richesses du monde, vu que je donne même aux imparfaits celles qui m’appartiennent et me sont venues de patrimoine. Si je convoitais quelques biens terriens, je garderais tout premier ceux qui m’appartiennent si légitimement. Et la deuxième raison que vous m’alléguez, pourquoi j’amasserais de l’argent, ne peut avoir nulle apparence de vérité : vu que je n’ai nulle correspondance avec aucune personne Ecclésiastique de l’Église Romaine ; et que si j’en avais aucune, je leur voudrais conseiller la pauvreté volontaire ; comme j’ai fait à tous ceux qui m’ont été amis lorsque j’étais auprès d’eux. Cela est bien loin d’amasser des trésors pour leur donner. Je leur ôterais plutôt ceux qu’ils ont afin de les faire embrasser la bassesse de Jésus Christ. Car je crois que l’Esprit de Dieu est sorti hors de l’état Ecclésiastique depuis que les richesses y sont entrées.

4. Et sur ce qu’on dit que j’ai chassé hors de Nordstrand les personnes de votre Province, cela est véritable : mais ils m’en ont donné l’occasion, puisqu’ils n’étaient pas disposés à mener une Vie Évangélique et n’avaient point l’âme dégagée des affections de la terre : et que je ne veux pas retenir auprès de moi autres personnes que celles qui tendent à cette perfection Évangélique. J’ai fait assez entendre cela par tous mes écrits ; et il me semble que personne ne le doit ignorer, principalement tous ceux qui les ont curieusement lus, comme ont fait ceux de votre Province, de qui vous me parlez en la vôtre : en sorte qu’ils ne devaient point être venus auprès de moi sans avoir pris auparavant la résolution d’embrasser l’humilité, la pauvreté et la charité de Jésus Christ, et de prendre volontairement tous les moyens pour arriver à cette perfection Chrétienne, encore qu’il leur dût coûter des peines et travaux, voire même la Vie : vu que cette Perle Évangélique est de si grande valeur qu’elle mérite bien nos petits labeurs, nos soins, et nos richesses : car elle est d’un prix inestimable et mérite qu’on donne mille vies pour l’acheter, si on en avait autant à perdre.

5. Mais ces personnes de votre Province qui sont venues auprès de moi n’ont rien eu de semblable, et il semble qu’elles n’avaient qu’en leurs spéculations le désir d’être des vrais Chrétiens, sans en avoir les effets, et sans vouloir changer leurs vieilles coutumes pour arriver à un état de si grand prix et valeur, comme est celui d’un vrai Chrétien. Il est vrai qu’aucunes de ces personnes de qui vous me parlez avaient quitté leur pays et vendu de leurs biens pour venir auprès de moi ; mais n’avaient point prévu qu’elles devaient aussi quitter leurs propres volontés, pour s’abandonner en toute chose à la volonté de Dieu. Ce qui est cependant très-nécessaire pour devenir vrai Chrétien. C’est ce que Jésus Christ enseigne, qu’après avoir vendu tout ce qu’on a pour le suivre, qu’il faut aussi renoncer à soi-même.

6. Et ce deuxième point a été le plus dur, lequel ces personnes n’ont point su digérer, en étant habituées à suivre en tout leurs propres volontés et à s’aimer elles-mêmes, en cherchant leurs aises et commodités. Ce qu’elles n’avaient point cru de falloir changer, en estimant qu’il suffisait, pour être vrais Chrétiens, d’avoir délaissé leurs maisons et d’être venus en ma compagnie. Ce qui n’est pas suffisant, puisque tous ceux qui ont suivi Jésus Christ même n’ont pas été sauvés, sinon ceux qui ont suivi effectivement son Esprit et sa doctrine. Ceux-là seuls sont ses disciples, et nuls autres. Tout de même puis-je dire de ceux qui me veulent suivre qu’il ne leur profitera guères de m’accompagner et être au lieu où je suis si jointement ils ne mettent ma doctrine en pratique et ne s’abandonnent à l’Esprit qui me régit, soit qu’il les guide immédiatement lui-même ou médiatement par moi, selon la disposition d’un chacun. Car ceux qui sont conduits de l’Esprit de Dieu en toutes leurs voies immédiatement sont les plus heureux et trouveront ce S. Esprit partout. Mais ceux qui ne sont pas encore arrivés à cette conduite de Dieu immédiate sont bienheureux de trouver un moyen de lui immédiatement régi. Cela leur est une aide favorable, mais non point la fin, laquelle consiste en pratique, à laquelle un chacun en son particulier doit tendre et aspirer, et embrasser tous les moyens qui sont propres à un chacun, diversement selon la disposition d’un chacun.

7. Et il ne suffit point d’être en la compagnie des Chrétiens pour être Chrétien ; mais il faut faire des œuvres Chrétiennes, telles que Jésus Christ a enseignées, obéir à la doctrine, et suivre et imiter ses œuvres. Car si un Judas a bien été damné en étant congrégé avec les Apôtres de Jésus Christ, combien plus facilement le pourrait être une personne en la compagnie des Chrétiens, s’il garde en soi-même ses vieilles habitudes ? Le changement de place ne lui donnera rien, non plus que la compagnie de ceux auprès de qui il demeure, lorsque lui-même ne s’exerce point à mortifier ses sens pour mener une Vie Chrétienne et pour tendre à la perfection d’icelle. Ce que je n’ai point vu pratiquer par toutes les personnes qui sont venues auprès de moi de votre Province. Je sais bien qu’une chacune d’icelles avaient quitté leurs pays et maisons, les unes pour venir auprès de moi, et les autres pour fuir les fléaux de guerres : et ce m’eût été tout un pour quel sujet ils étaient sortis, moyennant que je les eusse vus entreprendre une vie nouvelle et quitter les vieilles habitudes de la chair corrompue. Mais j’ai vu en eux par effet tout le contraire ; car plusieurs d’entre eux voulaient chercher plus d’aises et d’avantages qu’ils n’avaient eus dans le monde parmi leurs emplois ou négoces.

8. Car R. J., duquel vous me parlez en particulier, voulait gagner des salaires pour son petit travail outre les dépens que je donnais à lui, à sa femme, et à ses deux enfants ; et aussitôt que je lui eus écrit que je n’avais point de besoin d’ouvriers à gages, non plus à Nordstrand qu’à la presse, il est parti de Nordstrand avec toute sa famille, sans m’en avertir, et est allé demeurer à Fredrikstad de son propre mouvement. Ce que je n’ai pas désavoué ; puisqu’il vaut mieux qu’une personne imparfaite travaille pour gagner sa vie que de lui donner l’abondance pour vivre en paresse. Ce qui serait un plus grand mal que de trafiquer ou travailler pour gagner de l’argent ; vu que l’oisiveté est la Mère de tous maux, comme je l’ai même aperçu entre les personnes qui étaient ici venues de votre Province.

9. Car après en avoir reçu en notre logis à Husum environ vingt, tant jeunes que vieilles, elles ont pris le bon temps et se sont recréées par ensemble, comme si elles étaient venues à une dédicace où on se divertit, un chacun selon ses inclinations. Ce que j’aperçus aussitôt que je fus arrivée en ladite maison. Car je voyais qu’un chacun suivait en toute chose sa propre volonté ; l’on buvait et mangeait selon son souhait : l’un se promenait, l’autre travaillait pour son propre, ou voulait apprendre à travailler à l’imprimerie pour son divertissement, lorsqu’il en avait l’envie : et ils ont apporté tant de confusion et de dommage en cette imprimerie que j’ai été obligée de la serrer et défendre qu’on n’y travaillât plus du tout. Car c’était dommage de voir perdre tant de biens et de temps sans que personne en eût aucun profit ; vu que les hommes voulaient faire ce qu’ils ne savaient point, et les femmes ne voulaient pas seulement nettoyer la maison ou les meubles : un chacun remettait l’ouvrage sur l’autre, et le tout allait en désordre, rompant et distrayant nos meubles sans souci : en sorte que plusieurs d’iceux m’ont manqué après que toutes ces personnes ont été sorties ; et m’ont laissé la maison si sale que j’ai-moi même nettoyé les ordures et fait emporter hors de la maison plusieurs tonnes d’icelles, avec mon grand labeur et sueur.

10. Voilà la vie que ces personnes ont menée au commencement qu’elles furent ici : et après qu’on eut besoin de personnes en Nordstrand pour avancer à moissonner à l’Août, diverses d’icelles s’offrirent d’y aller et faire ce qu’elles pourraient : mais y étant, elles ne rendirent point de témoignage qu’elles étaient venues pour y faire pénitence. Car un chacun cherchait ses aises et voulait avoir la meilleure place, travaillant quand il leur plaisait, les uns plus, les autres moins : et si j’avais voulu les reprendre, ils eussent tous murmuré contre moi comme firent les enfants d’Israël contre Moïse. Car un chacun eût supporté l’un l’autre en ses imperfections, puisque personne n’avait alors désir de le changer. C’est pourquoi que je les ai soufferts avec patience, jusqu’à ce que de la part du Duc d’Holstein il fût ordonné de faire sortir de la maison mortuaire de feu de Cort toutes les personnes qui y étaient allées de ma part ; parce qu’on avait fait rapport à cette Cour qu’elles y mangeaient les biens de la maison mortuaire, bien qu’en effet aucunes y gagnaient bien leurs dépens. Mais j’ai pris cette occasion comme envoyée de Dieu afin de remettre ces personnes en leur première liberté et les obliger à travailler pour gagner la Vie : ce qu’elles ne feraient pas volontiers lorsqu’elles n’auraient besoin de rien ; mais vivraient en paresse en toute sorte de péchés, puisqu’en effet l’oisiveté est Mère de tous maux, pour des personnes qui sont encore vivantes selon les sens de la nature corrompue, de quoi toutes étaient entachées.

11. Mais je bénis Dieu qu’aucunes d’icelles ont ouvert les yeux et ont reconnu qu’elles n’étaient pas arrivées à la perfection qu’elles s’étaient imaginée. À celles-là j’y tiens encore la main, comme je ferai à toutes celles qui ont un vrai désir de se convertir à Dieu et d’achever ici leur pénitence. Pour des autres, je ne m’en veux point mêler, pour les laisser libres, comme Dieu les a créées, lequel ne force jamais personne à la perfection Chrétienne. C’est pourquoi il dit en son Évangile : Si vous voulez être parfait, vendez ce que vous avez ; mais il n’use point de commandement, ni de contrainte, mais dit seulement à un chacun : Si vous voulez ; comme je fais aussi.

12. Car si je voulais dominer sur les personnes, comme disent vos citoyens, je garderais toutes celles qui me sont venues trouver, aussi bien les imparfaites que les parfaites. Mais je ne veux dominer non plus sur les uns que sur les autres. C’est à faire à Dieu seul de dominer sur les esprits des hommes ; et je n’ai ni profit ou dommage à les conseiller de bien vivre : cela est pour un chacun d’eux. Je veux bien conseiller et assister toutes celles qui veulent embrasser une Vie Évangélique, voire même m’associer avec elles, comme j’ai jà fait avec aucunes. Mais j’en trouve fort peu de celles qui sont vraiment disposées à cela et qui voudraient mettre tout en commun et travailler autant pour la communauté qu’elles feraient pour leur profit particulier. Il y en a assez de celles qui veulent bien mettre tout en commun ce peu qu’elles ont avec celles qui ont beaucoup ; mais fort peu veulent mettre en commun beaucoup avec celles qui ont peu. En sorte qu’un chacun cherche encore ses propres avantages, et sont bien loin de n’avoir plus ni mien ni tien, comme vous souhaitez.

13. Car je ne vois point la charité vivre ès cœurs de ceux de votre province, comme j’avais espéré. Car lorsqu’ils allèrent en Nordstrand, je priai la femme dudit R. J. qu’elle voulût prendre soin de deux enfants de S. P., duquel vous me parlez : de quoi elle commença à pleurer, voulant bien aller en Nordstrand avec ses propres enfants, mais point prendre soin de ceux de S. P. pendant que lui travaillerait. Mais comme je lui disais que cela était contre la charité et contre la raison, vu qu’on ne pouvait jeter les enfants de S. P. en voie, puisqu’il les avait qu’il fallait quelqu’un pour en prendre soin, et qu’elle en prendrait bien soin avec les siens pendant que le Père travaillerait, vu qu’elle n’avait autre chose à faire : à quoi enfin elle acquiesça par la persuasion de son mari ; mais j’avais assez vu que c’était contre son gré : et s’il y avait eu tant soit peu de charité en son cœur, elle devait d’elle-même demander de prendre soin d’iceux enfants ; puisqu’elle n’était point capable de faire autre chose et que ledit S. P. est capable de travailler aussi bien en Nordstrand qu’à l’imprimerie. Car il a fait partout son devoir plus que personne.

14. Et je n’ai eu garde à le renvoyer pour la pauvreté, comme vous m’écrivez que l’on dit chez vous. Car si j’avais eu quelque ouvrage à quoi l’employer, je ne l’aurais point renvoyé : et je l’ai tenu en mon logis avec ses deux enfants presque le dernier, jusqu’à ce que ledit. R. J. me dit que S. P. était bien capable de gagner ses dépens et qu’il pouvait vivre à Fredrikstad à son aise en faisant ses galons. Ce à quoi j’ai consenti ; puis que R. J. l’avait amené hors de votre province sans m’en avertir, comme il avait aussi amené son frère, et plusieurs autres. Car des 20 personnes ou environ qu’ils furent en mon logis de Husum à mon arrivée, je n’en connaissais que trois, à savoir ledit R. J. et sa femme aussi S. P., auxquels j’avais parlé quelquefois : et tous les autres, je ne les avais jamais vus ni connus, pendant que j’étais prête à les assister si en cas ils eussent tous été disposés à embrasser une Vie Évangélique, et vivre tous en commun, comme faisaient les Chrétiens en la primitive Église : ce que manquant, je ne me suis point voulu distraire pour prendre soin des personnes naturelles, lesquelles ne sont que trop capables de soigner à elles-mêmes et de pourvoir à leurs nécessités plus que je ne suis moi-même. Car l’Écriture nous dit que les enfants du monde ont plus d’industrie que les enfants du Royaume pour soigner à leurs affaires. C’est pourquoi je les ai recommandés à Dieu ; et je vois par expérience qu’ils sont tous capables de travailler pour eux-mêmes et faire que rien ne leur manque, mais qu’ils n’étaient pas assez vertueux pour travailler pour la communauté sans voir en ce travail leurs propres avantages. C’est pourquoi je suis obligée à dire qu’ils peuvent bien négocier et travailler à leur ordinaire pour la seule nécessité et point pour amasser aucuns biens.

15. Ce n’est pourtant à dire que je défende et commande de trafiquer, comme vous dites que je fais des défenses et commandements, comme fait le Pape de Rome. Car je ne veux rien commander ni défendre, non plus aux bons qu’aux mauvais ; et ne veux prendre autorité sur personne : mais je veux bien donner des conseils salutaires à ceux qui désirent de les suivre. J’ai conseillé et je conseille encore à tous les Chrétiens qui veulent devenir vrais disciples de Jésus Christ de quitter tous leurs trafics et négoces du monde, afin de ne plus travailler pour la viande qui périt, mais pour les choses qui sont permanentes. Et ce conseil est bon et salutaire, lequel je ne changerai jamais : mais il me faut remarquer à qui je le donne, selon la disposition des personnes que j’ai à conseiller, comme Jésus Christ même a pris aussi égard ; puisqu’il dit précisément à celui qui veut être parfait qu’il vende tout ce qu’il a et le donne aux pauvres pour le suivre. Il ne conseille point cela à Jean ou à Pierre en particulier, mais en général à tous ceux qui veulent être parfaits, afin de laisser un chacun libre de tendre à cette perfection. Il leur conseille précisément de vendre tout ce qu’ils ont, comme un vrai moyen propre à y arriver. Car aussi longtemps que nos affections sont encore occupées ès soins des choses temporelles, il est impossible qu’elles soient libres pour suivre Jésus Christ.

16. Nous voyons cela en la parabole du Père qui mariait son Fils et envoya prier les invités de venir à son banquet, en disant que tout était prêt ; mais ces invités prirent des excuses : l’un disait qu’il avait acheté une métairie et qu’il y devait aller : l’autre avait acheté des bœufs, qu’il les devait aller éprouver : l’autre disait qu’il avait épousé une femme : et partant prièrent tous d’être excusés de se trouver à ce banquet nuptial. C’est pourquoi le Père jura qu’ils ne goûteraient jamais de son banquet. Laquelle parabole est le vrai portrait des Chrétiens de maintenant, avec lesquels Dieu veut faire sa nouvelle alliance. Il les a fait inviter à son banquet par son Fils Jésus Christ, lequel a préparé toutes les choses nécessaires à ce banquet Nuptial, par sa Vie et sa Doctrine : et maintenant que tout est préparé, que l’Agneau sans macule a été occis, et que le temps est venu de cette nouvelle alliance, Dieu m’envoie dire à ces appelés Chrétiens : Venez au banquet nuptial ; car le temps est venu que le Père veut allier son Fils avec les hommes ; et cette alliance est qu’il les veut unir ensemble dans son S. Esprit, afin qu’il soient Un avec Jésus Christ comme le Père est un avec son fils. Mais ces Chrétiens prennent des excuses ; et l’un dit : Je ne peux quitter mes trafics pour embrasser une Vie Évangélique ; l’autre dit : Je ne peux quitter mon pays et mes parents ; l’autre dit absolument : Je ne peux faire cela, car j’ai épousé une femme, avec qui j’ai des enfants, en sorte que je ne peux venir à cette Vie Évangélique. Il faut qu’on m’en excuse. Mais toutes ces personnes doivent attendre que le Père jurera qu’icelles ne jouiront jamais de son banquet.

17. Car il ne veut pas recevoir toutes ces excuses : parce qu’il mérite bien qu’on quitte volontairement toutes choses pour entrer en cette alliance. Et celui qui a encore ses affections à ses biens, à ses bêtes, qui sont ses plaisirs sensuels, en son boire, manger, ou autres choses naturelles que l’homme a de commun avec les bêtes ; ou bien qu’il est si attaché à sa femme ou ses enfants qu’il ne les sait quitter pour suivre Jésus Christ lorsqu’iceux le veulent empêcher ; toutes telles personnes s’excusent de se trouver au banquet nuptial, et ne le goûteront jamais ; parce qu’elles ne savent rompre ces liens qui les empêchent d’entrer en cette nouvelle alliance. Car tous ceux qui ont encore leurs affections aux choses de la terre sont indisposés à devenir des vrais Chrétiens. C’est pourquoi je mets volontiers cette preuve pour connaître les dispositions des hom mes, en leur conseillant de quitter les trafics du monde lors qu’ils sont entièrement résolus de le rendre disciples de Jésus Christ. Mais je n’ai garde de conseiller cela à ceux que je sais qui ont encore de l’affection aux choses terriennes : et si j’avais connu en particulier les personnes de votre province de qui vous me parlez comme je les ai connues depuis, je ne leur aurais point conseillé de quitter leurs trafics.

18. Mais fort peu m’ont demandé ce conseil en particulier, et divers l’ont pris en général, comme je l’ai écrit en mes livres, que les trafics sont fort dangereux en ce temps, où les hommes sont si attachés à l’Avarice et infidélité. Et je ne crois point néanmoins d’avoir donné précisément ce conseil particulier de quitter les négoces à une seule personne en particulier : et ceux qui les ont quittés l’ont fait de leurs propres mouvements. Ce que j’ai bien avoué à ceux que je croyais qu’ils voulaient devenir des vrais Chrétiens. Ce que j’avouerais encore à présent.

19. Car si mes conseils viennent de Dieu, ils ne peuvent changer ; comme vous dites que je change en conseillant de quitter les trafics et en les déconseillant par après. Ce que je sais de n’être véritable : car je n’ai jamais conseillé à personne de quitter ses négoces sinon à celles qui voulaient devenir des vrais Chrétiens : et je n’ai jamais conseillé à personne de reprendre ses négoces ordinaires sinon aux personnes qui cherchaient encore leurs propres intérêts, leurs propres aises et commodités : vu que de semblables donneraient mauvais exemples à celles qui sont désintéressées, et qu’on ferait croître leur avarice en les associant avec des personnes plus riches qu’elles, et qu’on les nourrirait en paresse si on leur donnait pour vivre sans leurs labeurs, ou bien on serait cause qu’ils seraient plus négligents ou prodigues, en ayant des biens d’autrui qui ne leur coûteraient rien.

20. J’ai éprouvé toutes ces choses ès personnes que j’ai eues chez moi de votre province. Car lorsqu’ils sont venus en l’abondance de meubles et des biens de trois ménages de nos associés, ils les ont ruinés et prodigués comme s’ils n’eussent rien coûté, en dépensant à l’avenant qu’ils en avaient en abondance. Ce qui est contre la pauvreté d’esprit, qui est un Conseil Évangélique, lequel un vrai Chrétien doit toujours observer encore bien qu’il serait en toute sorte d’abondance. Car cette abondance ne doit jamais empêcher la perfection de nos âmes, ou empêcher d’observer la pauvreté Évangélique. Pour ce sujet je ne voudrais point laisser perdre une épingle volontairement quoique j’en aurais des milliers, puisque tout appartient à Dieu et que nous ne sommes que des dispensateurs, sujets à rendre compte de tout ce que nous aurons eu en ce monde ; et que nous serons réprimandés et châtiés pour tout ce que nous aurons perdu ou prodigué, ou bien employé en autre chose que pour la seule nécessité.

21. Je pense que fort peu de personnes ont compris ce que c’est de la pauvreté d’esprit ou de ce conseil Évangélique. Car il ne consiste point à être pauvre en effet de biens de fortune ; puisqu’il y en a si grand nombre qui sont vraiment pauvres en effet et riches en esprit, c’est à dire, en désirs, et qu’ils souhaitent et désirent tout ce qu’ils voient : en sorte que leur pauvreté n’est pas volontaire ; mais à eux nécessaire. Mais les véritables pauvres d’esprit sont ceux qui usent sobrement de toute chose : encore bien qu’ils soient riches en effet, ils ne veulent pour leurs richesses boire et manger non plus que s’ils étaient pauvres ; et ne veulent en rien avoir outre la nécessité : quoiqu’ils aient des biens en abondance, ils vivent comme s’ils ne les avaient point : et cela est vivre en la pauvreté Évangélique. Mais ceux de votre Province, de qui vous me parlez, ne savent entendre ces choses ; et il leur semble qu’on peut bien dépenser à l’avenant qu’on a de commodités, vu qu’on dépense seulement son propre bien, comme ils croient par ignorance. Car les hommes n’ont rien de propre en ce monde, vu que tout appartient à Dieu, qui en fera rendre un compte bien étroit : à quoi ces personnes ne pensent point et me jugeraient bien pour une avaricieuse si je voulais exactement observer la pauvreté Évangélique.

22. En sorte qu’il est impossible que je me joigne avec des personnes qui ne savent encore ce que c’est de la vraie vertu. Ils jugeraient ma vie et les conseils Évangéliques pour des vices et des imperfections, lesquels ils ne voudraient suivre. C’est pourquoi il vaut mieux qu’ils se tiennent loin de moi jusqu’à ce qu’ils aient appris ce que c’est de la vraie vertu, et qu’ils soient efficacement résolus d’embrasser et suivre à toujours les conseils Évangéliques. Et alors je les embrasserai et prendrai y pour mes associés, et point autrement. Car si je découvre quelqu’un qui ne tende pas à l’observance de ces Conseils Évangéliques, et qu’il serait déjà congrégé et entré en notre communauté, je le mettrais aussi dehors.

23. C’est à quoi se doivent préparer tous ceux qui ont le désir de venir auprès de moi. Ils doivent faire comme l’homme sage de l’Évangile, qui voulait bâtir une maison : il s’assit et compta s’il avait de l’argent assez pour achever ce bâtiment, avant de le commencer. Je ne veux point dire qu’il faut avoir en soi tous les Conseils Évangéliques en perfection avant de venir auprès de moi : mais je veux dire qu’il faut avoir un désir absolu d’embrasser iceux et prendre tous les moyens possibles qui mènent à cela ; ou autrement on serait comme l’homme fou, qui a de la confusion d’avoir entrepris un bâtiment et qui n’a point les moyens de l’achever. Faites part de ceci à vos amis, afin que personne ne soit trompé en venant auprès de moi, qui vous souhaite à tous une bonne et salutaire année par une nouvelle Vie.

 

De Husum, le 7. Janvier, 1673.

 

A. B.      

 

 

 

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LETTRE   VI.

 

À un Frison de ses Amis, au sujet de ce qu’un Prêtre Anabaptiste et sa propre femme se scandalisaient pharisaïquement sur ce que Madlle Bourignon évitait le tumulte des enfants, que ses amis portaient des perruques, qu’elle avait trop soin du ménage, et qu’elle parlait des maux et vices de plusieurs : sur quoi ces Aveugles l’accusaient d’acception des personnes, de mondanité, de soins terrestres, et de détraction.

 

 

MON BON AMI,

 

1. J’Ai vu incluse en la vôtre la lettre écrite par J. R. à laquelle je ne vous conseille point de répondre : parce que tout ce qu’on leur saurait dire ne profitera rien au Salut de leurs âmes. Aussi longtemps qu’ils auront l’œil fin, toutes leurs voies seront ténébreuses, et chemineront en ombre de la mort. Je ne peux aider ces personnes, qui s’étudient à remarquer les imperfections d’autrui plutôt que les leurs. Cela est un moyen pour toujours apprendre et jamais venir à la connaissance de la vérité : car aussi longtemps que nous sortons hors de nous-mêmes pour voir les défauts des autres, nous ne pouvons profiter à notre propre perfection. C’est folie de vouloir corriger un autre lorsque nous sommes encore si imparfaits. Il faudrait faire comme dit l’Écriture : Tirer premièrement la poutre de notre œil, avant de vouloir tirer le fétu hors de l’œil de notre prochain. Cet homme vous reprend à tort : car vous n’avez rien écrit de mauvais ès lettres que j’ai vues. Ils en pouvaient tirer du profit s’ils eussent été bien disposés. Et puisqu’ils tirent scandale des choses bonnes, il ne leur en faut plus donner. C’est un Prédicateur, qui ne veut rien apprendre de vous ; et vous ne devez pas aussi vouloir apprendre de lui. Laissez-les faire tout ce qu’ils voudront, et vous, faites ce que Dieu veut : vous aurez lors gagné tout le monde : puisqu’il ne nous demandera point compte de ce qu’un autre aura fait, et qu’un chacun sera jugé selon ses propres œuvres et non selon le jugement des autres. Vous avez reçu la lumière de vérité, suivez icelle fidèlement jusqu’à la mort, et personne ne vous ôtera ce trésor.

2. Votre femme est bien déchue depuis qu’elle était ici. Il semble que le Diable a levé la bonne semence que Dieu avait semée en son âme, par ces oiseaux inconstants qui changent de sentiment aussitôt qu’on ne fait point toutes leurs volontés. Je pense qu’iceux font beaucoup de mal à votre femme ; mais elle est assez d’esprit pour voir que tous ces changements ne peuvent venir du bon Esprit. Elle devrait plus aimer le salut de son âme et de la vôtre que la perfection des autres, lesquels ne la touchent en rien. Toutes les demandes qu’elle fait ne sont que des choses inutiles, qui ne font rien à la perfection de son âme. Elle se scandalise de ce dont elle se doit édifier : car si je n’ai pas voulu l’avoir logée auprès de moi avec son enfant, ç’a été afin de pouvoir parler de choses bonnes et sérieuses le peu de temps que je suis avec les frères, sans être interrompue par des enfants qui ne peuvent être réglés ni tenus en silence lorsqu’il faut, non plus que les personnes qui les gouvernent : car il faut presque toujours parler ou être occupé avec un enfant : ce qui fait perdre l’attention qu’on doit avoir avec bons discours. C’est pourquoi Dieu m’a ordonné que toutes les personnes mariées auront leurs demeures à part, encore bien qu’elles seraient reçues en la communauté, et que tous les biens seraient mis en commun. Votre femme dira peut-être par un esprit de jalousie que la femme de M. a bien été auprès de moi avec son enfant : ce qui me déplaisait fort : mais n’ayant point de maison pour se retirer, je l’ai soufferte par charité, jusqu’à ce qu’elle ait eu occasion pour se retirer. Et j’ai aussi appris par là l’incommodité et inconvénient qu’il y a d’avoir un enfant dans une communauté, et vu que ce n’est point en vain que Dieu m’a défendu cela.

3. Et touchant le 2e point que votre femme dit que je devrais défendre à mes Enfants de ne point porter sur leur têtes les cheveux d’autres personnes, je ne juge point que je doive croire son conseil en cela ; puisque je ne vois aucun mal en ce qu’une personne porte les cheveux d’une autre personne : puisqu’un chacun porte bien les cheveux des bêtes ou les filets des vers : ce qui est bien plus déraisonnable que de porter les cheveux d’une autre personne lorsqu’on a besoin de plus grande couverture sur sa tête que de ses propres cheveux. Pour moi je les porterais volontiers si j’en avais de besoin : à cause que les cheveux des personnes ont plus de chaleur que la laine, la soie, ou la peau des bêtes, de quoi S. Jean était revêtu. Car il vaut mieux approcher sa peau d’une autre personne que des cheveux d’une bête.

4. Je vois bien que votre femme à l’esprit des Pharisiens, lesquels disaient à Jésus Christ, que ses Disciple mangeaient sans laver leurs mains, ou qu’ils violaient les Sabbats en cueillant des épis de blé pour leur faim. Elle ferait beaucoup mieux à regarder ce qu’il y a en sa propre conscience que ce qu’il y a sur la tête de mes Enfants : cela lui ferait plus profitable. Je crois qu’elle trouverait plus à faire pour y nettoyer les ordures qu’elle ne saurait trouver à nettoyer celles qui sont en notre communauté. Si elle avait vu que ces enfants portassent des cheveux ou autres choses par gloire ou par vanité, elle en devrait avoir compassion, mais point s’en scandaliser, comme elle fait en ce qu’ils les portent seulement par nécessité : puisque cela ne la touche nullement et qu’elle ne rendra point compte pour un autre, et que S. Pierre reprend celui qui se mêle du fait d’autrui. L’on voit bien qu’elle met toute la vertu à l’extérieur et qu’elle prend l’écorce pour le bois, sans jugement.

5. Car je crois qu’elle a en effet plus de vanité à porter un habit simple que ces personnes n’ont à porter un habit de velours ou les cheveux d’une autre personne. Et c’est de ces semblables que Jésus Christ dit : Hypocrites ! vous voulez tirer un fétu de l’œil d’un autre et ne voyez point une poutre qui vous crève les yeux. Faites premier sortir la poutre de votre œil, et puis vous verrez de faire sortir le fétu de l’œil d’un autre. Je vois par effet que votre femme a plus de curiosité seule de son simple habit que nos frères tous ensemble ès leurs : car elle porte le plus fin et le plus curieux en linges et habits, et s’estime tant que notre cuisine lui semble trop petite pour elle seule. Elle se placerait bien ès plus grandes places de la maison lorsqu’icelle lui appartiendrait, et ferait ainsi de toute chose, en prenant toujours pour elle le plus beau et le meilleur, comme font aussi toutes les autres personnes, lesquelles vivent selon les sentiments de la nature corrompue, laquelle porte toujours en soi les péchés de vaine gloire et estime de soi-même. C’est pourquoi celui qui veut devenir Chrétien se doit toujours humilier et penser plutôt à son propre mal qu’au mal d’autrui ; puis que c’est contre la Charité de penser mal d’autrui. S. Paul dit que la Charité ne pense point à mal : et si votre femme avait cette charité, elle ne penserait point que mes enfants font plus de mal à porter des cheveux d’une autre personne que de la laine de mouton ou poil d’autres bêtes.

6. Il faut bien dire que le scandale est en son cœur, puisqu’elle se scandalise d’une chose si indifférente en disant que porter des cheveux d’un autre est suivre la façon du monde, laquelle je suis bien moi-même en ce qui est utile et commode : et même lorsqu’il vient une nouvelle mode laquelle me plaît pour sa commodité, je la suis bien volontiers. Il y avait une coutume en notre quartier que les femmes portaient des heuques de Brabant, et la mode est venue qu’elles portent des coiffes noires : j’ai suivi cette mode et me suis conformée au monde en cela : parce que cette mode m’apportait de la commodité et du profit. Et encore que je sache bien que plusieurs femmes avaient de la vanité à porter lesdites coiffes, je n’ai pourtant voulu laisser de les porter pour ma commodité. Si maintenant un Esprit Pharisaïque me veut dire que je me conforme en cela au monde et que je suis ses vanités, je ne moque de cette allégation, en sachant bien qu’il n’y a en mon âme rien de semblable ; mais les personnes qui s’estiment elles-mêmes trouvent toujours quelque chose à mépriser ès autres, afin de se justifier elles-mêmes.

7. Et aussi longtemps que votre femme demeure attachée à la Secte des MENNONISTES, elle sera toujours superbe et n’embrassera jamais la bassesse de Jésus Christ. Car cette Religion en particulier a une estime de sa vertu et un mépris de tous les autres : et à cause que les meilleurs d’entr’eux portent habits modestes (quoique riches et curieux en matières), ils en sont néanmoins si superbes qu’ils méprisent tous ceux qui ne les suivent point en cette hypocrisie. Et on dirait à voir leurs extérieurs qu’ils ont plus de vertu que les autres Religions ; mais ce n’est qu’une vertu apparente, laquelle Jésus Christ a tant réprimandée ès Pharisiens, en les appelant si souvent Hypocrites et sépulcres blanchis, qui au-dedans sont remplis d’os de morts : et ailleurs il les blâme de ce qu’ils lavent le plat ou vaisseau au dehors, pendant qu’au dedans il est plein d’ordure. En quoi il a véritablement dépeint la façon de faire de ceux de la Secte des Mennonistes, lesquels mettent toutes leurs vertus ès choses extérieures, et au dedans n’ont rien que leur amour propre : et aussi longtemps que votre femme sera attachée à cette Secte, ce n’est point de merveilles qu’elle contemne mes enfants en leurs façons extérieures, encore bien qu’elle n’ait point en son âme la moindre de leurs vertus, à cause qu’elle a humé avec le lait cette superbe dans sa Religion.

8. C’est pourquoi elle me blâme aussi que j’ai trop de soin des choses petites, comme serait d’apprêter la viande, etc., ce de quoi elle s’est aussi scandalisée en notre logis, par l’incitation du même esprit Pharisaïque qui la possède. Car qu’y a-t-il de plus raisonnable et bon devant Dieu et les hommes que de faire qu’un ménage soit bien réglé, et qu’on donne à un chacun la nourriture en temps, comme la parabole de l’Évangile commande, de donner à ses serviteurs la nourriture en temps ? Vous semble-t-il, mon Ami, que je doive suivre en cela la fantaisie de votre femme, et que je ne doive point prendre les petits soins de mon ménage, et faire qu’on y mange en temps et que tout se fasse par ordre et bon règlement : puisque Dieu est un Dieu d’ordre et point de confusion, et qu’il est aussi très-bon pour la santé qu’on observe un temps précis pour prendre sa réfection ? Toutes ces choses qu’elle a vues chez nous la devaient édifier, et elle devait apprendre de moi à se bien régler elle-même en son ménage ; vu que l’Apôtre dit que les jeunes femmes (comme elle est) doivent apprendre des anciennes (comme je suis). Mais un cœur ambitieux ne sait souffrir qu’un autre fasse mieux que lui, et pense que tout se doit régler et conformer à sa volonté.

9. Peut-être que votre femme est accoutumée de boire et de manger à toute heure quand il lui plaît, ou bien que son métier ne lui a point permis de prendre son repas en certain temps ; et ainsi qu’il a fallu le prendre lorsque ses ouvrages ou affaires le permettaient : comme il arrive en plusieurs familles, lesquelles sont si attachées à leurs négoces qu’ils règlent leur manger ou repas à l’avenant d’iceux, en préférant le petit gain qu’ils espèrent au bon ordre ou règlement de leurs familles, ce qui est vain et lamentable. Car j’ai vu quelquefois des personnes si attachées à leur trafics qu’ils n’avaient pas de temps pour prendre leurs réfections, ni même pour dormir : car la plupart du temps ils ne mangeaient qu’au soir, et prenaient alors tant de viandes qu’ils étaient obligés de dormir sur leurs chaires partie de la nuit ; et sitôt qu’ils s’éveillaient ils retournaient à leurs négoces, en passant quelquefois quinze jours de temps sans se mettre sur le lit. Et ce dérèglement leur semblait bon, parce qu’ils trouvaient par icelui quelque profit temporel. Il semble que votre femme avouerait bien aussi en moi un semblable dérèglement ; puisqu’elle ne me veut point permettre que j’enseigne la servante d’apprêter la viande en temps ordonné, et que je prenne soin qu’il y ait toujours une portion et un potage : et il lui semblerait meilleur que je laissasse cela comme il veut aller, et qu’on mangeât pain, beurre et fromage, comme elle a fait souvent pour sa portion. Mais il faut qu’elle sache que je n’ai point été élevée en cette façon de faire : car mes parents ont toujours tenu un ménage bien réglé, sans aucun désordre ou excès : et je ne dois point changer cela pour suivre la fantaisie de votre femme, laquelle doit plutôt apprendre de moi que moi d’elle : de tant plus que Dieu m’enseigne à bien régler toutes mes actions et à faire toute chose en son temps : et j’estime plus les enseignements de ce Maître que les discours d’une femme ignorante, aussi bien au regard du temporel que du spirituel.

10. Car elle a jugé pour vice et péché du commun peuple lorsqu’elle a entendu chez nous parler des imperfections d’autrui, en disant que cela est détracter de son prochain aussi infâmement chez nous comme on fait chez elle parmi ses semblables : ce qui est une grande ignorance de la connaissance de la vraie vertu : pour ne savoir distinguer icelle hors du vice. Car il est vrai que c’est vice et péché de dire du mal de son prochain par envie ou passion ; vu que cela sort d’un cœur mauvais ou possédé de jalousie, lequel entend volontiers mépriser ce qu’il n’aime point : mais lorsque nous parlons par ensemble des imperfections des autres, ce n’est que par charité Chrétienne, pour avertir l’un l’autre de se garder de la malice ou infidélité des hommes de maintenant, afin que ne soyons trompés par iceux. Ou bien je déclare souvent les défauts des autres lorsque je sais qu’aucuns s’élèvent contre la vérité de Dieu et en parlent avec mépris ou tâchent de médire de ses serviteurs mensongèrement. Pour ces deux raisons, je déclare volontiers la vérité des choses que je connais, ès occasions : puisqu’on est toujours obligé de porter témoignage de la vérité lorsqu’on la reconnaît.

11. Car ces personnes imparfaites blâment toujours les autres pour se justifier elles-mêmes, et ont même un Esprit de jalousie contre la véritable vertu, et en disent quelquefois des choses d’un sens tout renversé et contraire à la vérité. Ce que j’ai souvent entendu dire de moi-même de ceux qui m’avaient offensé et fait choses sans raison contre moi ; pour faire croire que leurs vices étaient des vertus et que mes plus solides vertus étaient des vices. Et si je n’eusse point quelquefois raconté véritablement comme les choses s’étaient passées, j’aurais autorisé leurs mensonges, et coopéré à leurs péchés : lesquels mensonges plusieurs avaient reçus pour des vérités avant qu’ils entendissent le contraire.

12. Et si votre femme veut maintenant prendre cette justice et ce témoignage de vérité pour péché de détraction, elle le peut faire : mais je la voudrais bien prier qu’elle ne vînt plus dans notre maison : puisqu’elle prend scandale de nos meilleures actions, elle est indigne de les voir et d’entendre ce qui appartient à justice et édification. Mais pour vous, aussi longtemps que vous sentez de l’édification à votre âme de converser notre compagnie, vous me serez toujours le bienvenu. Car il ne faut point que la mauvaitié de votre femme empêche la perfection de votre âme, puisqu’elle ne vous peut sauver ni rien donner pour la vie éternelle. Ce que je vous prie de bien considérer, en demeurant,

 

Votre bien affectionnée en J. C.      

 

Ce 17 Juillet 1673.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  VII.

 

À un Frison Mennoniste, sur son inconstance tant à l’égard des témoignages qu’il rendait à A. B. que de sa conduite envers elle.

 

 

MON BON AMI,

 

1. J’Ai reçu la vôtre et entendu le changement arrivé à votre intérieur : de quoi je bénis Dieu, qui vous a ouvert les yeux après que le Diable les avait aveuglés. J’ai toujours jugé que ce relâchement de la vérité, que vous avez une fois connue, ne venait point de vous-même, mais par induction de quelque autre personne, avec quoi le Diable s’est mélangé, afin de vous faire mépriser la vérité que Dieu vous avait si libéralement fait connaître. Je vous ai vu si fervent lorsque demeuriez auprès de moi que je pensais assurément que deviendriez un vrai Chrétien : mais voyant votre relâchement, je ne savais que penser, quoique je n’aie fait de compte de ce que vous écriviez que ne pouviez alors dire que j’eusse le St Esprit, parce que cela ne me touche. Et si vous ou un autre croit cela, je ne suis devant Dieu ni plus ni moins. Le témoignage de tous les hommes ne me donne rien. Je demeure toujours telle que je suis devant Dieu, et pas plus ou moins. Ce n’est que pour les faibles et ignorants que j’ai souffert qu’on ait demandé le témoignage des hommes pour convaincre Berckendal : lequel n’est pas capable de recevoir la vérité de Dieu sans être convaincu par les hommes.

2. C’est pourquoi l’on a trouvé bon de les demander, et point pour en tirer quelque gloire ou avantage. C’est pourquoi je n’ai pas voulu qu’on eût changé votre attestation, voyant bien que ce changement venait du Diable, et point du fond de votre âme. Car si vous n’eussiez véritablement senti au fond de votre âme que les choses que vous attestiez étaient véritables, personne ne vous obligeait à les dire, et si promptement que je fus étonnée comment il était possible que vous eussiez sitôt répondu à la demande qu’on vous faisait pour savoir quel sentiment vous portiez de moi et de mes écrits. Si vous en aviez eu quelque doute, vous ne pouviez répondre si tôt ni si naïvement comme vous avez fait par une courte et bonne attestation, qui fut toute la première qui vint de Fredrikstad : et si le Diable vous a fait depuis changer de sentiment, je n’ai pas voulu écouter ses suggestions ou son changement ; mais j’ai dit, comme fit Pilate sur le titre qu’on devait mettre sur la croix de Jésus Christ, lequel les Juifs voulaient changer ; mais il dit : Ce qui est écrit est écrit, et je dis à H. qu’il laissât votre attestation comme vous l’aviez premièrement écrite, sans aucun changement : puisque l’inconstance est une qualité du Diable, lequel je ne veux pas suivre lorsqu’il est en mon pouvoir. Car si les choses couchées dans votre attestation n’étaient pas véritables, vous ne les eussiez pas dites : et si elles étaient véritables, il vous les faut maintenir jusques à la mort. Car la vérité est Dieu, qu’il ne faut jamais quitter pour tout ce qui arrive.

3. Et encore que je vous aie repris de vos défauts, cela ne devait point amoindrir la vérité que vous avez en un temps si clairement connue, et êtes totalement convaincu d’icelle : car ces corrections que je vous ai faites ne tendaient qu’à la perfection de votre âme, et pour vous faire connaître le grand tort que vous aviez eu de vous offrir charitablement pour aller assister M. en son besoin, en me disant que vous ne pouviez en ce faisant avoir aucun dommage, puisque vous ne cherchiez aucuns profits en ce monde. Ce qui me réjouissait de vous voir si dégagé : et après être arrivé en Nordstrand de deux jours, vous m’écriviez pour savoir si je vous voulais entretenir de viandes et d’habits vous et vos enfants pour toujours. Et sans attendre ma réponse, vous partez de Nordstrand avec vos Enfants et bagage, en disant que vous n’étiez capable de faire ce travail. Ce que deviez reconnaître d’être une grande faute commise en mon regard : puisque votre voyage m’avait coûté de l’argent et que n’avez là rien fait que de donner mauvais conseils les uns aux autres. Je vous pensais faire reconnaître votre faute en vous reprenant d’une semblable inconstance : car vous vous étiez volontairement offert d’y aller, sans que personne vous y eût incité : au contraire, je vous demandais si vous n’auriez eu aucun dommage en vos ouvrages ou autrement. Pendant que vous avez été si mal-content lorsque je vous ai repris de ces fautes commises en mon regard, au lieu de me remercier et être bien aise que je vous montrais vos défauts : et êtes pour ce sujet venu si avant que d’écrire que vous ne croyez point que j’aie le S. Esprit.

4. Voyez un peu combien le Diable vous a éloigné de la vérité connue, qui est un péché contre le S. Esprit, vu que cela est parler contre sa conscience. Car avoir si souvent déclaré que j’étais conduite par le S. Esprit, et en après dire qu’on ne le croit point ; avoir eu en sa conscience tant de témoignages de cette vérité en étant auprès de moi ou en lisant mes écrits, et en après dire et vouloir témoigner le contraire, ce sont des erreurs ou des mensonges, desquels vous faites bien de vous en repentir et en demander pardon à Dieu. Quant à moi, je ne me trouve point offensée, et vous pardonne volontiers, croyant que la tentation vous a surmonté, laquelle vous n’avez su vaincre : mais puisque Dieu vous a fait la grâce de vous retirer de cet Aveuglement et tentations du Diable, soyez constant et ne vous laissez plus séduire : lisez et relisez mes écrits : ils vous ramèneront au droit chemin que Jésus Christ nous a enseigné. Cela vous rendra heureux au temps et à toute Éternité : ce que vous souhaite,

 

Vôtre bien affectionnée en J. C.       

 

Ce 15 d’Août 1673.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  VIII.

 

À un de ses intimes amis, sur la soumission et la paix mutuelle qu’elle leur recommande sur les œuvres basses et pénibles à quoi ils s’occupaient par pénitence, et que les Frisons n’avaient voulu faire qu’à leur fantaisie et par un esprit d’avarice et de recherche de son propre.

 

 

MON ENFANT,

 

1. J’Ai reçu la vôtre sans date et vu que vous avez labouré seul avec deux chevaux, et que cela va bien, promettant que dorénavant vous suivrez mes mouvements en m’obéissant. Ce qui vous sera bon et profitable, et à moi un soulagement. J’ai assez longtemps souffert vos contradictions, et celles de tous les autres frères ; en sorte que je suis libérée de ne le plus souffrir ; puisque cela empêche grandement mon attention à Dieu : car au lieu de demeurer toujours recueillie en lui, comme je suis en étant seule, je me dois continuellement distraire pour m’opposer à vos opiniâtretés et contestes : ce qui n’est pas la vie d’un Chrétien, et beaucoup moins la vie d’une personne qui s’entretient continuellement avec Dieu. Je ne saurais plus vivre de la sorte. Il faut changer ou quitter. Si on se veut soumettre à la volonté de Dieu, je la connais journellement et la déclare suffisamment aux autres ; mais je les trouve souvent rebelles à mettre cette volonté en exécution, et il faut souvent que je souffre que mes enfants fassent des choses directement contraires à la volonté de Dieu, sans que je les puisse empêcher : parce qu’ils me veulent vaincre par arguments et paroles, ce qui m’a souvent oppressé le cœur. Mais j’espère que Dieu mettra bientôt fin à mes misères, vous donnant à tous un cœur soumis à sa sainte volonté ; et alors nous vivrons en paix et amour par ensemble ; mais jamais auparavant.....

2. La lettre de M. n’est point achevée, il n’y a rien de hâté là-dedans. Je vous prie de vivre en paix et amour par ensemble, afin que votre pénitence soit accompagnée de charité : cela mettra votre âme en repos, et édifiera le prochain. Supportez l’un l’autre : faites que les imperfections des autres édifient votre âme : car de vouloir avoir le prochain plus parfait que vous, cela provient de superbe : mais d’exercer et surmonter vous-même par les manquements des autres, cela vous rendra heureux en la vie éternelle. Faites toujours votre profit des imperfections d’autrui, et vous perfectionnerez votre propre âme par ces moyens.

3. J’ai un contentement d’entendre que vous êtes content et consolé ès œuvres serviles et laborieuses. Je pense que cela sera de grand bien à votre âme : car pour l’ordinaire les œuvres humbles humilient le cœur : ce dont vous avez besoin pour plaire à Dieu. Il n’est pas de besoin pour vous, ni aucuns des frères, que vous travailliez pour la viande qui périt : puisque Dieu nous a donné à tous ensemble beaucoup plus que la nécessité ; mais de travailler pour accomplir la pénitence que Dieu nous a imposée en Adam, cela est saint et salutaire, et à fin que nous satisfassions à sa divine justice. C’est à quoi je vous exhorte tous : car ce serait grande folie de vous imaginer, comme ces pauvres Frisons, que j’ai besoin de vos labeurs, ou que je sois désireuse que l’on travaille à mon avantage ; puisque je ne cherche aucuns avantages en ce monde : car Dieu me suffit, sans avoir besoin de désirer aucune autre chose. Et je n’ai point besoin d’argent, de terres, et de gens. Tout ce que j’ai de cela n’est conservé qu’à l’assistance des frères Chrétiens : car je puis dire avec vérité que mes propres biens me sont à charge et que je voudrais en être déchargée selon la volonté de Dieu. Mais je ne trouve des sujets semblables pour les employer : et partant je les garde comme un captif garde ses chaînes, desquelles il souhaite souvent être déchargé.

4. Cela est bien éloigné de chercher des avantages par les travaux des frères, comme ces ignorants le jugent par leur Aveuglement d’esprit, qui ne sachant comprendre ce que c’est de la véritable vertu ou de la bassesse de Jésus Christ, mesurent un autre à leurs aunes. Car s’ils faisaient eux-mêmes ce que vous faites maintenant, ce serait par pure avarice et recherche de leur propre intérêt : et comme ils n’ont autre lumière que celle de la nature corrompue (qui est une épaisse ténèbre), ils ne peuvent comprendre que l’on ferait les mêmes choses par vertus qu’ils feraient par péchés et convoitises. Il nous les faut laisser dans leur Aveuglement, et tâcher d’entrer de plus en plus dans la véritable lumière, laquelle Dieu nous communique maintenant si libéralement, si nous y voulons demeurer fidèles. C’est ce que je vous souhaite à tous, désirant que lisiez ce en public, afin qu’un chacun y puisse participer : car je n’ai pas le temps d’écrire à un chacun en particulier. Mes recommandations et celles des frères à vous tous en général, priant Dieu qu’il vous remplisse de son S. Esprit. Je demeure celle qui aime vos âmes.

 

Le jeudi, 21 d’Août 1673.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  IX.

 

Au même : du Péché ès victoires mondaines. Le scandale des hypocrites occasionne la découverte de la vérité. Esprit et conduite Évangélique, etc.

 

 

MON ENFANT,

 

1. VOici des lettres de la Victoire de Hollande, là où on loue Dieu de ce qu’ils ont tué beaucoup d’hommes, se réjouissant d’avoir fait beaucoup de péchés et de choses contre le commandement de Dieu, qui défend de tuer : et si leurs ennemis avaient emporté la victoire, ils chanteraient aussi le Te Deum, en louant Dieu d’avoir beaucoup tué de Hollandais. Ne sont-ce pas là des belles prières et louanges à Dieu de part et d’autre ? Cet aveuglement de tous les hommes est maintenant si grand qu’ils estiment de glorifier Dieu lors qu’ils blasphèment contre lui et le rendent complice de leurs péchés.....

2. Fl. dit de bien voir que c’est le Diable qui lui a donné toutes ces pensées de déplaisir et lâcheté. Il propose même d’aller fouir la terre, si besoin est, pour le vaincre : ce qui est bon : car le Diable s’enfuit de lui-même lorsqu’on lui fait tête en résistant à ses suggestions. La lettre à M. n’est pas encore achevée 9. Elle est déjà grande de sept feuilles, et je ne vois encore la fin. Ce sera comme un petit Berckendal, et contiendra plus de particuliers enseignements que je n’ai jamais écrit. Je montre que de la propre volonté de l’homme sortent tous maux, et que de la volonté de Dieu sortent tous biens : que toutes sortes de péchés sortent de l’amour propre, et toutes sortes de vertus sortent de l’amour de Dieu. Je crois qu’elle vous fera du bien, et à tous les frères, encore qu’elle ne profiterait rien à celui à qui elle est écrite : car Jésus Christ a très-bien dit qu’il faut que scandale arrive, mais malheur à ceux par qui scandale arrive : et si toutes ces personnes ne s’étaient point scandalisées en nous, je n’aurais pas eu sujet de mettre tant de belles vérités au jour ; comme j’ai fait au livre des Trembleurs, en celui de Berckendal, et en celui-ci : en sorte que j’espère que le scandale de toutes ces personnes produira des Enfants de Dieu, ou des vrais Chrétiens et âmes régénérées en Jésus Christ.....

3. R. J. a écrit à J. R. que Dieu a dit en l’Écriture aux hommes par son Prophète : Je vous ai envoyé ma lumière de vérité : mais parce que vous n’avez pas demeuré fidèle à icelle, je vous ai abandonné à l’Esprit d’erreur, et que ce passage s’adresse à lui : qu’il a reçu la lumière de vérités par les Trembleurs, et qu’il est maintenant abandonné à l’esprit d’erreur par ma doctrine. R. J. écrit cela à J. R. lequel a été autrefois Trembleur : de quoi il remercie fort R. J. en disant qu’il s’est réjoui avec sa femme d’entendre le contenu de sa lettre. Voyez un peu comment le Diable triomphe par ce R. J., lequel est un puissant instrument pour détourner tous les Frisons de la vérité, comme il a été puissant de les amener à icelle. Ils sont ici las de m’avoir en leur maison, au lieu d’en bénir Dieu. La puissance des ténèbres est grande.....

4. Je me référerai toujours à ce qui est bien. Je n’ai pas de propre volonté (comme je vous ai écrit dernièrement), mais je suis la volonté de Dieu en toute chose. Ce n’est point que je connaisse icelle si en particulier pour vous dire cette chambre doit être si petite ou si grande, ou cette porte doit être en cet endroit ; mais je reconnais la volonté de Dieu en général, qui m’enseigne de faire toute chose en bon ordre et, selon la pauvreté d’Esprit, rien en abondance ou inutile et superflu, rien pour les pompes ou la beauté ; mais toute chose pour la nécessité ou commodité nécessaire. Voilà l’ordre que j’ai de Dieu : et nous devons tous étudier pour le suivre au plus près qu’il nous sera possible, sans que personne suive son opinion ou ce qu’il aime le plus ; mais seulement ce qui approche d’avantage du bon ordre et de la pauvreté d’esprit.

5. Je suis bien-aise que vous désiriez bien d’avoir la plus petite chambre de toutes : car c’est suivre Jésus Christ que de chercher la moindre des choses en tout, comme il a fait : mais il ne faut pourtant faire expressément des chambres si petites qu’on n’y puisse bien avoir ses commodités. J’espère que mes enfants entendront bientôt mon langage, et qu’ils le suivront : alors je commencerai à vivre, où que jusques à présent je n’ai fait que languir parmi eux : à cause qu’ils n’ont pas entendu la voix du vrai Pasteur qui les gouvernait : et si cela arrive que nous nous laissions conduire par un même Esprit, la parole de Dieu sera véritable, qu’il a dite : En Amsterdam pour pâtir : en Nordstrand pour jouir. Je ne saurais jouir de rien plus agréable que de voir des personnes vivre en la dépendance de la volonté de Dieu, et de se laisser conduire par son Esprit. Voilà les plus grandes délices que je puisse goûter dans ce monde. J’espère que Dieu vous prépare à me donner ce contentement, puisqu’il vous fait goûter de son amour. Il faut être fidèle en choses petites, si voulons être constitués ès grandes : ce que je vous souhaite de tout mon cœur. Vous avez très-bien fait de lire mes lettres aux frères. Cela leur donne des nouvelles lumières et entretient l’amour et la confiance fraternelle. Continuez ainsi, et Dieu donnera sa bénédiction......

6. Je voudrais bien que vous auriez discours avec le laboureur touchant le labourage ; puisqu’on peut beaucoup apprendre en discours familiers..... Demandez aussi au paysan si on peut bien semer des grains de l’année passée, puisque nous n’avons pas eu de froment cette année présente, et ce qu’il faudrait faire aux terres pour avoir bonne herbe. Toutes ces choses nous pourront servir à l’avenir : le savoir ne coûte rien à nourrir. Il est bon d’avoir parlé au Père Snyder pour l’informer de la vérité. Je pense que s’il ne restait qu’à lui que tout irait bien ; parce qu’il est de conscience bonne ; mais Patin en a une de fer, laquelle ne ressent rien quand elle est blessée. Mes recommandations et celles de tous les frères à vous et à tous les frères de par delà.

 

Mercredi 27 d’Août 1673.

 

 

 

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LETTRE  X.

 

Au même, touchant les fâcheries que lui faisaient les Frisons au milieu même de ses persécutions.

 

 

MON ENFANT,

 

1. J’Ai reçu la vôtre du 1er de ce mois, par laquelle j’entends l’impertinence de M..... on me veut apprendre par force ce que je ne veux point savoir : et je suis si lasse d’être opposée et contredite, que je souhaiterais bien d’être morte ou séparée des créatures si je n’étais encore nécessaire aux frères : car ces contradictions me font perdre tant de temps que j’emploierais plus utilement à la gloire de Dieu. Il m’a si souvent fallu voir que mes enfants faisaient la volonté du Diable, sans que je les aie pu empêcher, à cause qu’ils ne m’entendent point et qu’ils ne sont possédés de l’Esprit de Justice, d’ordre, et de pauvreté Évangélique ; mais plutôt de l’esprit de la nature corrompue, laquelle cherche et désire toujours l’aise et l’abondance. Je sais bien qu’il serait plus commode que les bêtes paissent proche de la maison que loin, et ne vois la raison pourquoi on n’a point ordonné cela du commencement. Car il y aurait eu autant de soin en la prairie éloignée comme en celle qui est proche du logis : mais il nous faut maintenant suivre l’ordre de M. en cela comme en autre chose, et tâcher de mettre nous-mêmes bon ordre pour l’avenir, afin d’avoir plus d’aise et de bon ordre sans causer aucun dommage à rien, ni faire contre la perfection Évangélique.

2. Quant à P. J., je ne ferai rien de son argent, parce que je ne lui veux parler ; et il demande seulement de l’argent de banque, à quoi le vôtre ne lui peut servir. C’est peu de chose que d’avoir de lui quelque intérêt ; puisque n’en avons point de besoin : il vaut mieux d’éviter ces fâcheries. Touchant le mesurage des terres, vous le pourrez laisser faire par le mesureur, et je crois que le laboureur qui a coupé nos grains est obligé de les faire mesurer à ses dépens pour en être payé : et si cela n’est point, faites vous-même ce qui est de besoin, afin que je puisse ordonner des labeurs pour l’année prochaine, tout en bon ordre, afin de n’avoir dorénavant tant de travail. Je m’étonne qu’il y ait si peu de seigle battu : 5 tonneaux n’est point assez pour notre provision. Ce M. a fait toute chose contre mon intention. Je crois qu’il a été conduit par un mauvais Esprit depuis qu’il a été renvoyé à soi-même, et est à croire qu’il empirera encore s’il ne se repent en brief. H. T. m’a demandé pardon avec larmes à ma sortie de son logis. Mais ce sont des personnes si dissimulées, qu’elles n’ouvrent jamais pleinement leurs cœurs. C’est pourquoi on ne peut rien faire avec elles que de les laisser à elles-mêmes jusqu’à ce qu’elles voient leurs misères et aient un désir efficace d’en sortir. Je les recommande toutes à Dieu.

3.... Il me faut retirer de toutes ces personnes qui cherchent encore ce qui est sur la terre : car je ne les peux assister en nulle façon. J. Æ. est venu aussi : il a tant à souffrir avec sa femme, qu’on en a pitié : il lui a dit résolument qu’il faut qu’elle le suive au service de Dieu ou qu’elle s’en aille avec sa Mère ; mais elle ne veut faire ni l’un ni l’autre, mais le veut tourmenter jusqu’à ce qu’elle en sera lasse. Je ne lui ai pas aussi parlé, à cause des autres. Il est retourné le même jour. Ce sont tous promeneurs, qui ne font que des fâcheries aux gens, sans utilité. Je m’en déferai peu à peu : mais si J. Æ. était seul, il viendrait bien avec moi. Personne ne sait où je suis, sinon la Mère de **, et elle le tient secret. Peut-être qu’il est bon d’être ainsi poursuivis et persécutés, comme Jésus Christ l’a aussi été de son temps, et nous a dit que le serviteur n’est pas meilleur que le Maître ; prédisant qu’ils nous persécuteront aussi. C’est pourquoi il faut avoir bon courage et se tenir prêts à tout ce qu’il plaira à Dieu de nous envoyer.

 

Ce 2 Sept. 1673.

 

 

 

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LETTRE  XI.

 

À un Frison Anabaptiste, qui est le même auquel elle a écrit la première Partie de l’Aveuglement des hommes : lui remontrant qu’il n’est animé envers elle que par un esprit d’inconstance, de mauvaise conduite, et de calomnies, qu’il invente et publie partout contr’elle malicieusement ; contre quoi cette lettre doit servir d’Apologie.

 

 

J. M.

 

1. JE vous envoie les choses que j’ai trouvées à contredire au compte que m’avez envoyé ; et vous pouvez m’aussi envoyer par écrit les choses que vous avez à contredire au compte que je vous ai envoyé : et alors nous verrons l’un et l’autre ce qui sera raisonnable. Vous m’écrivez par votre dernière qu’il nous faudrait parler par ensemble pour vider ces comptes. Ce que je ne juge point nécessaire : puisque les choses s’entendent mieux par écrit que de paroles, lesquelles sont souvent troublées ou confuses, ou variables, signamment en des personnes qui sont troublées de colère et passions, comme vous êtes en votre esprit : lesquelles passions je n’ai jusqu’à maintenant que trop supportées : ce que je n’ai plus intention de faire ; et je n’entends point que veniez davantage en notre logis poursuivre vos importunités, lesquelles je ne veux suivre davantage ; puisque je n’ai rien à démêler avec vous et que notre conversation ne vous est point profitable. Demeurez-en éloigné, et notre compte se videra bien sans nous parler : puisque je ne cherche en icelui rien qui ne soit juste et équitable : et vous devez aussi rien chercher d’autre : avec cela nous serons toujours d’accord.

2. Je vous ai du passé parlé volontiers de choses spirituelles pour le bien de votre âme ; et je sentais que mes paroles portaient fruits en icelle : mais je vois maintenant avec regret que vous tâchez de tirer du venin des mêmes choses d’où vous tiriez ci-devant le miel, et que je ne peux attribuer ce changement à d’autre chose qu’à votre inconstance. Car ce que je dis maintenant et ce que je disais alors est toujours la même chose : puisque la vérité ne peut changer non plus que Dieu même. Je suis encore la même personne, dans les mêmes sentiments, et en la même doctrine. Pourquoi l’avez-vous tant louée et estimée en un temps, pour la mépriser en un autre ? Ne savez-vous point que l’inconstance est une qualité du Diable, laquelle vous suivez cependant avec tant de ferveur qu’il n’y a plus aucunes brides fortes assez pour vous retenir ? Vous êtes comme le cheval du Diable, et lui en est le chevalier, lequel vous fait tourner à droite et à gauche, selon son bon plaisir : et il vous fait courir d’un lieu à l’autre sans jugement, en vous donnant tant de pensées extravagantes, qu’on dirait que vous êtes troublé d’esprit et devenu ennemi de votre bien spirituel et temporel.

3. Car si vous examinez de bien près ce que vous avez fait à mon regard, vous trouverez d’avoir volontairement perdu votre bonheur éternel et temporel, et qu’il eût été grandement profitable à votre âme de demeurer en notre conversation et amitié ; outre ce que je vous avais mis ès mains tout mon bien de Nordstrand, avec lequel vous pouviez vivre et votre famille comme un Prince, sans autre emploi : et cet avantage ne vous a point contenté : vous en avez convoité un plus grand, comme si vouliez avoir la propriété de tout sans me rien donner. Vous avez commencé à murmurer sur les conditions que je vous avais loué mes terres, et avez partout médit de moi, comme si je vous avais trompé au lieu de vous favoriser. Et en suite de vos plaintes, j’ai offert de reprendre mes terres et vous décharger de toutes les conditions qui semblaient vous être dommageables. Et après que je vous ai eu déchargé de tout, vous avez souhaité de conduire nos labeurs pendant que votre femme demeurerait en une chambre séparée : ce que je vous ai aussi accordé en disant qu’on lui fournirait les grains et autres choses nécessaires à son entretien. Mais vous avez aussi changé cette proposition en me venant dire qu’il fallait que vous labouriez mes terres à votre fantaisie, et point selon la mienne ; et qu’il fallait que je m’attendisse du tout à vous, ou autrement que ne le vouliez pas entreprendre. Pourquoi j’ai été obligée à prendre moi-même lesdits labeurs ; car c’était en un temps hors de saison pour louer mes terres à un autre, ce que vous saviez bien. Mais il semble que vous avez fait tout ce que pouviez pour me mettre en peine, et afin que j’eusse été obligée de vous prier ou vous accorder toutes vos demandes, quoique déraisonnables. Car quelle raison y aurait-il eu de vous laisser labourer mes terres à votre fantaisie, vous qui ne fûtes jamais laboureur, et avez seulement appris à mes dépens, et que moi-même ai connaissance du labourage ? En sorte que vous avez voulu traiter avec moi comme avec une personne sans jugement, à qui on fait entendre tout ce qu’on veut. Et lorsque je n’ai pas voulu acquiescer à toutes vos folles propositions, vous êtes devenu mauvais et dépité, en faisant tout ce qu’avez pu pour m’oppresser. Car vous êtes allé louer une maison sans m’avertir, lorsque vous saviez bien que nos frères ne pouvaient aller en votre place : et il m’a fallu vous beaucoup prier afin que resteriez en ma maison jusqu’à ce que nos frères seraient venus, écrivant qu’ils devaient venir sitôt, témoignant par là votre impatience.

4. En sorte que je peux bien dire qu’il m’est arrivé ce que Jésus Christ a prédit à ses disciples, leur disant : Ne donnez point le pain des enfants aux chiens, craignant qu’ils ne se retournent et ne vous déchirent. Car je vous ai nourri de pain spirituel et corporel, en croyant que vous seriez un enfant de Dieu : mais depuis que vous êtes retourné, vous tâchez partout à me déchirer par des détractions et calomnies, inventant même des mensonges pour me mépriser : car le Père Snyder m’écrit de Nordstrand que vous lui avez dit, les larmes aux yeux, que tout ce que vous avez fait a été par mon conseil. Ce qui est faux et mensonger : vu que depuis que vous avez eu loué mes terres, vous n’avez jamais plus voulu suivre mon conseil en rien. Vous avez acheté une vieille vache sans veau, où je vous conseillais d’en acheter une jeune avec veau. Vous avez voulu encore acheter deux chevaux, où je vous conseillais de labourer doucement avec mes deux. Vous n’avez voulu semer ni froment ni avoine, qui sont les deux choses les plus nécessaires aux personnes et bêtes. Enfin vous avez fait directement en toutes choses contre mes intentions et conseil : et d’autant que ces choses ne touchaient mon particulier, je vous ai laissé suivre votre volonté : de quoi vous avez eu assurément sujet de vous repentir. Mais votre cœur est si superbe qu’il ne veut pas reconnaître sa faute. Vous avez voulu avoir mes terres seul, où je vous conseillais de les prendre à trois, avec une personne qui s’entendait bien aux labeurs. Vous avez quitté mes terres contre mon gré, et avez loué maison ailleurs sans que je l’aie su : et avec tout cela vous dites de n’avoir rien fait sans mon conseil ; là où véritablement vous avez fait toute chose directement contre mon conseil et, qui pis est, vous avez dit au même Père que je vous ai conseillé de le tromper (selon qu’il m’écrit), en lui faisant accroire que votre fillette G. était baptisée, par une simulation Mennoniste, qui s’entend qu’elle était baptisée au St Esprit : comme si je vous avais donné l’invention de tromper les hommes par de faux donner-à-entendre, sous des paroles feintes ou des rétentions mentales.

5. Ce qui est autant loin de moi comme est le Ciel de l’Enfer : vu que je suis autant simple et sincère qu’un enfant de trois ans et n’ai rien de fin ou simulé. Je ne veux pas dénier de vous avoir conseillé d’observer les dimanches et fêtes comme font les autres personnes de ce quartier où vous étiez, afin qu’elles ne seraient point scandalisées, ou ne vous haïraient en pensant que n’étiez pas Chrétien. Mais jamais ne vous ai-je dit que feriez accroire que votre fillette était baptisée lorsqu’elle ne l’était point ; et encore moins vous ai-je dit que le Baptême n’est point nécessaire, comme vous avez fait entendre aux Catholiques de Nordstrand afin qu’iceux me haïssent et croient que je suis devenue hérétique. Et quoique je me soucie sort peu de ce qu’ils croient de moi, ou s’ils m’aiment ou haïssent, puisque je ne veux plaire qu’à Dieu, néanmoins je ne peux souffrir de semblables mensonges que vous faites contre moi en mon absence. Car lorsque votre dite fillette fut malade en Nordstrand, je vous ai précisément conseillé de la faire baptiser et ne la point laisser mourir sans baptême. C’est bien loin de mépriser le baptême, comme ce Père me donne à entendre que je fais par paroles et par écrit : car pour vous persuader davantage à faire baptiser ladite fillette, je vous dis que le Baptême ne pouvait nuire à votre enfant, puisqu’il était en soi chose bonne et salutaire. Tous lesquels conseils vous retournez maintenant d’un sens renversé, afin de me faire haïr de ces Catholiques, comme si je méprisais les choses saintes.

6. Tout cela ne peut venir que d’un esprit de vengeance, parce que je n’ai pas voulu donner d’aliment à vos péchés : car aussitôt que j’ai vu la convoitise en votre cœur et les sensualités revivre en votre chair, je me suis trouvée obligée à retirer ma bienveuillance de vous, craignant qu’icelle ne fût l’occasion d’augmenter vos péchés. Et parce que je procure à votre âme tout le bien que je peux, vous, en récompense, me procurez tous les maux que pouvez : et ayant cru que notre serviteur Schelte nous était nécessaire, vous avez tant agi auprès de ses parents, qu’ils l’ont redemandé ; et je ne sache nuls maux que vous nous pouviez faire lesquels n’ayez pas tâché d’exécuter en notre endroit, tâchant d’attirer de vos amis pour être secondé en ces mauvais desseins ; et en épiant toute sorte d’occasions pour trouver en moi et ès frères quelque chose digne de répréhension, lesquelles manquant, vous tâchez d’inventer des mensonges pour nous blâmer. Tantôt vous dites que pour être frère il vous faudrait avoir 100000 florins : tantôt vous dites qu’ils vous ont conditionné des choses que les personnes mondaines ne voudraient pas conditionner : et encore dernièrement vous demandez d’avoir ce pernicieux contrat qu’E. a fait avec vous en louant mes terres ; comme nous voulant tous accuser de crimes en vous justifiant.

7. Et puisque vous tirez tel scandale de notre conversation, je trouve fort à propos que n’ayez plus de conversation avec personne de notre compagnie, de laquelle vos défauts, inconstances et mensonges vous ont retranché ; puisque vous dites que je ne fais point comme les apôtres, lesquels prêchaient encore au nom de Jésus Christ après qu’il leur était défendu, et que j’ai laissé d’imprimer mes écrits parce que le Duc me l’a défendu. Car j’ai cessé d’imprimer à cause que le translateur n’était point prêt, et que les imprimeurs étaient occupés en Nordstrand à réparer les fautes que vous aviez laissées. En sorte que ne parlez mal de nous qu’à votre propre confusion, et qu’il vaudrait mieux vous taire que d’avancer des choses si peu véritables que celles qu’avez aussi fait entendre en Nordstrand, que je suis la cause que vos deux jeunes enfants n’ont pas été baptisés ; vu que je vous avais fait dire que si c’était de mon fait, que j’appellerais un Prêtre pour les faire sitôt baptiser ; mais que je n’avais rien à vous conseiller après que vous aviez tant méprisé mes conseils. Et si je n’ai pas voulu être la Marraine, j’ai mes raisons : vous en pouvez assez trouver d’autres sans me vouloir obliger à faire chose contre ma conscience.

8. Mais vous avez voulu affronter le Prêtre et faire croire que j’étais la cause que vos enfants n’étaient point baptisés : de quoi je ne me soucie : car encore bien que me menaciez d’aller en Nordstrand pour avoir des preuves touchant vos comptes, et que cela fera grand bruit à mon désavantage, je vous laisse libre de faire tout ce qu’il vous plaira : le chemin de Nordstrand est aussi bien pour vous que pour toutes autres personnes. Mais ne croyez pas que je référerai à ce que diront ceux de Nordstrand, où vous pourrez, peut-être, trouver des amis qui vous favoriseront en fraude, comme vous avez favorisé aucuns d’iceux, principalement un semblable à celui à qui vous avez laissé labourer et semer du lin sur mes terres ; et après qu’il eut tout moissonné, vous dites qu’il ne payerait que huit sols pour louage desdites terres. Et si vous lui avez fait une telle faveur avec le bien d’autrui, il sera assurément obligé à vous en faire une semblable lorsque lui demanderez son témoignage ; et il jugera peut-être que ne serez obligé que de payer aussi 8 sols pour une charrée de fèves ou de foin, comme vous avez jugé qu’il devait payer pour ses terres. Car l’un est aussi inique que l’autre. Vous aviez loué mes terres à rendre la moitié des fruits, et vous ne pouviez transporter à un autre davantage de droit sur icelles que vous n’aviez-vous même, et ne deviez donner de mes terres à un autre sans mon su et mon consentement : et après les avoir données de votre autorité, vous me deviez pour le moins faire avoir la moitié des fruits que ma terre avait portés : mais vous adjugez tout mon droit au passant et dites à nos frères qu’il ne me doit donner que huit patars ; disposant ainsi de mon bien comme s’il vous était propre, et même après que me l’avez rendu, et n’y aviez plus rien à voir.

9. Et après toutes ces choses, avec tant d’autres, vous demandez encore pourquoi je vous rejette de notre conversation ? Et je vous réponds que c’est pour vos inconstances, pour vos abus, et pour vos ingratitudes à l’endroit d’une personne qui vous a procuré toute sorte de biens. Car j’ai fait pour vous plus que nulles mères ne feraient pour leurs enfants : et je suis payée d’injures, de mépris, et de calomnies insupportables. Car après que je vous ai eu donné mes terres, et repris à votre contentement, et accordé tout ce que m’avez proposé, et que n’avez encore témoigné d’être content ; je vous ai demandé finalement en quelle façon vous vouliez être aidé de moi, car je ne savais plus rien penser pour mon regard ; vous ayant dit de vouloir vous prêter l’argent dont auriez de besoin sans en prétendre aucun intérêt, comme en effet nous avons fait ; mais remettant à votre avis pour savoir en quelle manière je vous pourrais aider, vous me dites en tournant la tête que vous ne le saviez point vous-même. Ce qui me fit bien entendre que vous étiez troublé en votre esprit et ne saviez plus ce que vous vouliez.

10. C’est pourquoi j’ai résolu de vous laisser la bride sur le col pour courir où il vous plaira. Car je sais par expérience qu’on ne peut jamais punir davantage un malfaisant que de le laisser en sa propre volonté, et si vous ne désistez de ce faire, vous irez assurément de mal en pire. Il vaudrait beaucoup mieux de n’avoir jamais connu la vérité que de l’abandonner comme vous faites maintenant. Avisez à votre salut : le temps de cette vie est court. Retournez pendant qu’il est temps, craignant de vous repentir trop tard : ce que vous souhaite

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ.      

 

Ce 3 Décembre 1673.

 

A. B.

 

 

 

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LETTRE  XII.

 

À un Prédicateur Anabaptiste qui avait écrit une lettre de réprimandes où il condamnait un des Amis de Madlle Bourignon de ce qu’il ne suivait pas sa femme, qui s’était séparée de lui parce qu’il voulait embrasser une vie Chrétienne. Cette lettre est de Madlle Bourignon, quoiqu’elle soit écrite sons le nom de cet Ami.

 

 

MON BON AMI.

 

1. J’Ai bien été étonné de la lettre que m’écrivîtes le 20 Avril pour me réprimander que je suis arrière de ma femme, et pour m’inciter à retourner avec elle ; en quoi vous n’avez qu’un peu de raison et vous ne parlez point comme un homme Chrétien, ou un Prédicateur de l’Évangile (comme vous êtes), mais comme une personne qui ne regarde que la chair et le sang, me donnant par des égards humains des conseils contraires à ceux que Jésus Christ me donne dans son Évangile, et aux ordres que Dieu a donnés aux hommes lorsqu’il a dit que la femme sera soumise à son Mari. Il vous faudrait plutôt aller admonester ma femme de son devoir et lui dire (comme doit faire un vrai Prédicateur) qu’elle est obligée de me suivre et obéir, vu que je suis son chef et son mari, principalement lorsque je ne demande d’elle sinon des choses bonnes pour son bien temporel et éternel.

2. Car je l’ai si longtemps admonestée, afin que nous pussions par ensemble quitter le monde et ses tromperies et vanités, afin de pouvoir devenir des vrais Chrétiens et Disciples de Jésus Christ. Mais elle a méprisé tous ces conseils si salutaires, et m’a rudoyé et rejeté pour ce sujet comme si je lui eusse proposé des folies, lesquelles elle ne voulait nullement suivre, en me disant qu’elle voulait retourner à Hambourg et là dresser de nouveau une boutique, afin de gagner de l’argent. Ce que je n’ai pu résoudre à cause de ma conscience et que Dieu m’avait donné une autre résolution pour la vie éternelle, de tant plus que nous n’avons besoin ni l’autre d’aller trafiquer pour gagner de l’argent : vu que Dieu nous avait donné à suffisance pour nos nécessités, et que nous n’avons nuls enfants pour lesquels nous soyons obligés de travailler. Mais toutes mes raisons ont été payées d’elle d’injures et de mépris, et elle a dit finalement qu’elle me voulait quitter et faire marchandise elle seule, afin de gagner de l’agent. Ce à quoi j’ai été obligé de céder et lui donner la part de ses biens, voire beaucoup plus qu’il ne lui appartenait, pour la contenter : puisque je ne pouvais demeurer davantage en paix avec elle : et par ainsi nous avons de commun consentement partagé nos biens, et elle s’est ainsi retirée de moi, me laissant seul à Fredrikstad, pour aller louer à Hambourg une grande maison propre à ses desseins. Ce qu’on peut bien penser avoir été contre mon gré. Car je crois, comme je lui ai souvent dit, qu’elle n’y prospérera point, mais en aura même pour le temporel du dommage, et qu’il m’eût bien été plus doux et agréable si elle eût voulu servir Dieu avec moi, et tâcher par ensemble de perfectionner nos âmes. Mais lorsqu’une femme demeure si opiniâtre qu’elle ne veut recevoir nulles raisons quoique je l’aie admonestée plus d’un an entier, il a bien fallu que je l’aie laissé faire sa volonté. Vu que Dieu a créé toutes personnes libres, je ne la pouvais forcer à demeurer auprès de moi, et ne pouvais demeurer aussi avec elle en paix aussi longtemps qu’elle contredisait toujours à mes pieux desseins ; lesquels elle devait estimer et suivre.

3. C’est pourquoi je m’étonne maintenant de voir par votre lettre que me voulez blâmer comme si je faisais mal d’être arrière d’elle : là où Jésus Christ dit expressément que celui qui ne quitte Père, Mère, Femmes, Enfants, etc., pour son nom, qu’il n’est pas digne de lui. Et je ne suis pas arrière de ma femme pour ivrogner, paillarder, ou faire chose malséante ; mais je suis seulement arrière d’elle pour mieux servir Dieu et perfectionner mon âme. Je ne suis aussi allé auprès d’Antoinette comme vous dites ; mais je me tiens aux champs, en la solitude depuis que j’ai quitté Fredrikstad, où je suis recueilli en Dieu et très-content de me voir délivré de l’esclavage du monde, où je regrette d’avoir trop longtemps demeuré. Et partant je n’ai garde d’y retourner pour suivre votre conseil : au contraire, je vous souhaite et à tous hommes de bonne volonté les mêmes grâces de Dieu et le repos de conscience que je reçois ici : de quoi j’en bénis Dieu continuellement.

4. Quant à ma femme, elle peut se comporter comme bon lui semblera : elle est assez d’âge pour savoir ce qu’elle doit faire : si elle eût eu besoin d’un homme, elle devait garder celui qu’elle avait épousé, et par ainsi elle n’aurait eu besoin d’en chercher un autre : mais puisque volontairement elle l’a abandonné, je lui ai jeté la bride sur le col et ne la peux retenir contre sa volonté, bien que je serais auprès d’elle : et je sais que Dieu ne me demandera point compte de ses fautes, lesquelles elle commettrait contre mon gré, lorsque je ne la peux empêcher et qu’il est écrit qu’ès derniers temps deux seront sur un lit, l’un sera pris et l’autre délaissé. Faudrait-il donc que pour complaire à une femme désobéissante à son mari, je me laissasse périr en Sodome plutôt que de la quitter ? Non. Car Dieu m’a maintenant donné trop de sa divine lumière pour faire une semblable folie. Si elle est bien au lieu où elle a voulu aller, qu’elle y demeure : pour moi, je suis bien où je suis, et ai sujet d’en remercier Dieu et le prier qu’il lui ouvre les yeux pour découvrir son aveuglement, et vous faire aussi connaître le vôtre.

5. Car je n’aurais point pensé que vous étiez si ignorant que de croire que j’aie mal fait de demeurer séparé d’une femme qui de son mouvement m’a abandonné à cause que je voulais devenir Disciple de Jésus Christ, et pour rien d’autre ; vu qu’elle n’a jamais eu sujet de se plaindre de moi, ayant toujours fait mon mieux de vivre en paix et travailler à mon possible. En sorte que le seul sujet de sa disgrâce est venu seulement parce que Dieu m’attirait à une vie plus parfaite que celle que j’avais menée du passé. Et quoique vous me disiez que je pouvais auprès de vous suivre cette perfection aussi bien qu’ailleurs, je le dénie, pour avoir maintenant éprouvé l’un et l’autre. De tant plus que je vois maintenant par votre lettre que vous me conseillez de quitter les moyens de perfectionner mon âme pour venir satisfaire à la nature corrompue et aux amitiés humaines : en quoi je ne vous veux pas suivre, aimant mieux de suivre le conseil de Jésus Christ en quittant toute chose pour son nom et en ôtant les pierres d’achoppements, selon que m’enseigne l’Écriture : ou en suivant le conseil de David, qui dit de la part de Dieu, en parlant aux âmes fidèles : Écoutez, ma fille, et inclinez votre oreille : oubliez votre terre et votre parentage : car le Roi a convoité votre beauté.

6. Et pour vous, si ne voulez faire cela, vous êtes libre de le laisser et attendre pour voir ce qui vous arrivera, sans que puissiez bien faire d’empêcher un autre. Contentez-vous de mépriser le conseil de David sans vouloir m’empêcher de le suivre : vu que Dieu m’en donne les forces. Il vaudrait mieux qu’un chacun se mêlât de sa propre famille, sans se mêler du fait d’autrui, ce que l’Apôtre appelle un si grand péché ; et me laisser en repos, sans m’écrire davantage de semblables lettres, lesquelles me sont fort désagréables, pour ne contenir que des flatteries à la nature corrompue, et plutôt pour refroidir le désir de plaire à Dieu que de l’échauffer. S’il y a des personnes qui quittent cette servante de Dieu ou diminuent l’estime qu’ils ont eue d’elle, cela ne la touche : vu qu’elle ne cherche personne et attend son jugement de Dieu, et pas des hommes ; quoique je pense que personne ne la quittera jamais pour en avoir peu d’estime ; mais elle renvoie et rejette des personnes qui viennent vers elle remplies d’amour propre, lequel elles ne veulent point quitter : et partant votre opinion ne peut être bien fondée, et vous parlez en cette affaire comme l’aveugle né parle des couleurs : sur quoi je finis en demeurant, etc.

 

Ce 12 Avril 1674.

 

 

 

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LETTRE  XIII.

 

À une personne qui à la façon des Anabaptistes, trouvait à redire à ce qu’A. B. enseignait touchant l’usage des armes, le péché, et la pénitence d’Adam, l’abandon de son pays et de sa femme, etc. ; qui l’accusait de vouloir dominer, et lui demandait la manière du Rétablissement de l’Église.

 

 

MON AMI,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 28/18 de Mars, que vous avez lu aucuns de mes écrits dans lesquels vous trouvez quelques difficultés ; signamment en ce que je dis qu’on peut bien porter des armes pour se défendre contre ses ennemis : alléguant ce passage de l’Écriture qu’il faut seulement combattre en souffrant d’iceux et que la patience amassera des charbons de feu sur leurs têtes. Si vous aviez la lumière du St Esprit, vous ne prendriez point ce passage d’un sens si renversé que de croire que Dieu défende par là de porter des armes ; puisqu’il a ci-devant si souventes fois commandé à ses Sts Prophètes de porter les armes et de frapper et tuer ses ennemis avec armes. Et si Moïse et David eussent dit à Dieu qu’ils ne voulaient point frapper avec armes lorsqu’il les envoyait pour détruire tant de peuples, comme les Amorites, Cananites, Féresites, Hévites, Jébusites, et tant d’autres, ne vous semble-t-il pas qu’ils auraient grandement offensé Dieu, au lieu d’obtenir sa grâce, comme croient de faire les Anabaptistes, qui pensent se justifier eux-mêmes à cause qu’ils ne veulent porter nulles armes ; pendant que cela n’est qu’une présomption de Justice et une lâcheté de cœur ? Parce qu’ils aiment trop leurs aises et repos, et qu’ils veulent avoir le nom d’être plus saints qu’aucuns autres.

2. Je ne sais si vous êtes de leur Religion, pour ne vous pas connaître : mais je sais bien que vous feriez mieux d’aller disputer cette question parmi leurs Collèges que de m’écrire pour la quereller : car je n’ai rien à disputer avec personne : un chacun peut croire de mes sentiments ce qu’il lui plaira. J’ai écrit assez de cette matière pour faire entendre qu’on peut porter des armes à la gloire de Dieu et pour empêcher la malice des hommes, sans que j’aie de besoin de vous répondre en particulier, ou à aucuns de vos semblables qui veulent plutôt par là enseigner leurs présomptueuses justices que d’apprendre la véritable justice devant Dieu ; et ce afin de conserver leur repos et de nourrir leurs présomptions d’être plus saints et vertueux par-dessus tous les autres à cause des façons extérieures qu’ils ont entrepris de suivre, comme est de ne porter les armes et d’être vêtus d’habits simples ou déguisés, par une fausse humilité : vu qu’il y a souvent plus de superbe sous cette simple façon d’habits qu’il n’y a en plusieurs sous l’or et la soie. Lisez, mon ami, mes écrits plus avant, et vous y trouverez ces choses plus particulièrement expliquées : car mon temps m’est trop cher pour l’employer à récrire si souvent les mêmes choses. Et si ne trouvez pas mes sentiments sur ce fait à votre goût, vous les pourrez laisser pour ceux qui les goûteront bien.

3. Et sur votre deuxième doute, que les hommes doivent faire pénitence pour le péché d’Adam, c’est aussi le sentiment des Anabaptistes, qui disent de n’être coupables au péché d’Adam, et partant point obligés d’en porter la pénitence. Mais mon sentiment est tout au contraire : car je crois que tous les hommes en général étaient en Adam par la semence, et par conséquent qu’ils ont tous péché en Adam, et aussi tous reçu la pénitence et le pardon en lui : en sorte que celui qui ne veut accepter cette pénitence par Dieu enjointe de gagner son pain à la sueur de son visage, il ne peut aussi jouir du pardon qu’Adam a reçu à cette condition de pénitence, et non à d’autre. Car celui qui n’accomplit les conditions, ne peut profiter d’un marché ; et si j’avais de vous acheté une marchandise à condition de vous en payer certaine somme, et que je manquerais audit payement, vous pourriez librement reprendre votre marchandise, sans scrupule ; parce que je n’y aurais plus rien en manquant d’accomplir la condition en laquelle icelle était vendue. Tout de même en est-il du pardon que Dieu a donné aux hommes en Adam, lesquels étaient tous dans ses reins au temps de son péché, et partant ont assurément tous contracté en icelui, et ont tous assurément reçu de Dieu le pardon d’icelui en Adam aux conditions prescrites, à savoir, que la terre serait maudite en lui, et qu’à la sueur de son visage il la devrait labourer, ou qu’elle ne porterait que des chardons et des épines. D’où je conclus que tous les hommes en général doivent travailler pour accomplir la pénitence de Dieu enjointe en Adam à tous les hommes pour ce premier péché. Et si vous, mon ami, ne voulez pas entreprendre cette pénitence, ni satisfaire à cette condition, je crains que Dieu n’accomplira point aussi en vous son pardon. Mais vous êtes libre de ce faire : Dieu ne contraint personne : et il ne vous faut pas faire pénitence à cause que je le dis, mais à cause que Dieu a affecté icelle au pardon qu’il a donné aux hommes. Si vous êtes d’autre sentiment, comme sont ces Anabaptistes, voyez si iceux vous pourront sauver avec toutes leurs imaginations. Pour moi, je n’ai rien à perdre ni à gagner là dedans.

4. Il est bien vrai que ceux qu’on voit dans le monde travailler ou labourer la terre ne sont pas, comme vous dites, meilleurs que ceux qui vivent à l’aise et en repos, comme ces Anabaptistes : Mais vous devez remarquer pour quelles fins ces personnes travaillent. Car les personnes du monde travaillent pour gagner de l’argent, afin d’avoir de quoi vivre plus selon les sensualités de leurs natures, ou bien d’avoir plus d’honneurs et de plaisirs en étant riches qu’en étant pauvres. Mais les enfants de Dieu travaillent pour accomplir leur pénitence par Dieu enjointe, et aussi pour châtier leurs corps, afin que par volupté il ne soit point rebelle à Dieu : Comme St Paul disait qu’il châtiait son corps pour le réduire en servitude.

5. Mais lorsque vous dites que la pénitence consiste seulement à connaître ses péchés et les amender, et à aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même : tout cela ne sont que des paroles étudiées à la façon de ces Anabaptistes, qui mettent toutes leurs spiritualités en des discours spirituels, lesquels sont comme l’airain qui résonne. Car en effet il n’y en a pas un entre tous qui accomplissent ces choses : car s’ils quittaient leurs péchés, ils deviendraient tous saints ; bien qu’on les voit vivre dans leurs amours propres et estime d’eux-mêmes, en suivant les mouvements de la nature corrompue plus que personne ne fait : et au lieu d’aimer Dieu de tout leur cœur, comme vous dites, ils aiment leurs propres gloires et avantages de tout leur cœur ; et au lieu d’aimer leurs prochains comme eux-mêmes, ils le méprisent lorsqu’icelui ne cède point à toutes leurs fantaisies, voire ne voudraient rien faire pour une personne pour laquelle ils n’ont pas d’inclination, quoiqu’elle serait en nécessité. En sorte que toutes ces choses par vous alléguées, mon Ami, ne sont pas réelles ; quoiqu’il soit véritable que toute la vertu consiste à aimer Dieu de tout son cœur, et le prochain comme soi-même. Cela n’est pratiqué de personne : ce qui est lamentable. Et je pense, mon Ami, que vous ne pouvez dire avec vérité que vous accomplissiez ce commandement d’aimer Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme vous même.

6. Vous me demandez si cela ne se peut faire aussi bien en Frise qu’auprès de moi ? À quoi je réponds qu’oui : vu que Dieu est partout : mais les fragilités des hommes sont si grandes, qu’ils ne se savent pas si bien se détacher de l’affection qu’ils ont à leurs pareils, à leurs commodités, plaisirs et honneurs, en les possédant comme ils feraient en les abandonnant. C’est pourquoi Dieu disait par David le Prophète, en parlant aux âmes qu’il aime : Écoutez, ma fille, et inclinez votre oreille : oubliez votre terre et votre parentage : car le Roi a convoité votre beauté. Ceux qui veulent bien entendre cette voix la peuvent suivre, et ceux qui veulent endurcir leurs cœurs à icelle le peuvent aussi faire. Car Dieu ne contraint personne, pour avoir créé tous les hommes libres.

7. Et sur ce que vous dites, qu’aucunes personne seraient si désireuses de quitter leur pays, qu’ils abandonneraient bien leurs femmes pour ce faire ; ce qui vous fait de la peine, et doutez aussi que pour ce sujet plusieurs rejetteraient bien totalement mes écrits à cause de ce point, quoiqu’ils trouvent en iceux plusieurs choses bonnes ; sachez, mon Ami, que cela ne me touche nullement, s’ils estiment ou méprisent totalement mes écrits : parce que je n’ai ni profit ou dommage là dedans ; et je laisse un chacun libre de faire ce qu’il jugera le plus salutaire pour son âme. Mais il est vrai que j’ai écrit quelque part qu’une femme qui empêche son mari à devenir un vrai Chrétien et lui veut ôter les moyens de la perfection de son âme (comme a fait la femme de V. V. qui voulait obliger son mari à ne plus converser avec ceux qui portaient mes sentiments, et lui faire jurer par serment qu’il ne me parlerait plus) : que des semblables femmes commettent plus qu’un adultère, vu que l’âme est plus précieuse que le corps, et que l’empêchement d’icelle est plus à estimer que toute la fidélité corporelle promise dans le mariage : et cela est de plus grande estime, comme sont plus à estimer les plaisirs de la vie Éternelle que les plaisirs charnels. C’est pourquoi je dis assurément que l’homme peut librement quitter sa femme lorsqu’icelle l’empêche à perfectionner son âme et ne veut pas souffrir qu’icelui embrasse une Vie Évangélique : parce qu’icelle lui est alors une pierre d’achoppement et lui sert de scandale ; et que l’Écriture dit qu’il faut ôter la pierre contre laquelle nous pourrions être achoppés, et qu’il faut aussi couper les membres qui nous scandalisent, voire arracher notre œil. Cela est encore beaucoup plus proche de l’homme que n’est sa femme : et son propre œil lui doit être plus cher que sa femme : pourquoi donc ne la pourrait-il pas jeter arrière de soi lorsqu’elle veut empêcher la perfection de son âme ou de suivre les conseils Évangéliques ? Devrait l’homme aimer plus de complaire à sa femme qu’à Dieu ? Et doit-il plus être obligé à son Mariage qu’aux conseils de Jésus Christ, lequel dit expressément que celui qui ne quitte Père, Mère, Femme et Enfants pour son Nom, qu’il n’est point digne de lui ?

8. Je voudrais bien, Mon Ami, que vous me donnassiez l’explication de ce passage autrement que je l’entends ; vu que vous êtes assez hardi de déconseiller des personnes plus sages que vous de suivre les conseils de Jésus Christ ; et que vous me dissiez aussi si vous les pourrez bien sauver lorsqu’elles auront résisté aux mouvements du St Esprit et aux conseils de David et de Jésus Christ même ? Je pense que vous faites cela par ignorance et que vous n’entendez pas les Écritures. Car en quel temps pourrait avoir place ce passage, qu’il faut quitter Père et Mère, Femme et Enfants, pour être disciple de Jésus Christ, sinon lorsque ces choses servent d’empêchement à la perfection des âmes, ou s’opposent à suivre Jésus Christ ? Et si Dieu permet bien de quitter sa femme pour l’adultère corporel, qui n’est qu’une infidélité temporelle, comment ne le permettrait-il pas pour être la femme infidèle au salut éternel de son mari : vu que la principale fin du mariage est d’assister l’un l’autre à perfectionner leurs âmes, afin d’élever leurs enfants en la crainte de Dieu, pour vivre en après par ensemble en la vie Éternelle ?

9. Et si cette fin manque, tous les autres biens qui sont dans le mariage ne sont que des ordures qu’un vrai Chrétien doit balayer de soi comme on fait la poussière qui souille les habits : on ne laisse de se promener ès champs ou sur les rues encore que la poussière y vole ; mais on la vient à écouffeter lorsqu’on retourne en la maison : de même faut-il faire de tous les plaisirs qu’on a dans le mariage : il ne faut pas qu’iceux possèdent tellement les cœurs des hommes, ou qu’iceux soient tellement attachés à ses affections, qu’ils ne les puissent secouer lorsque Dieu vient frapper à la porte de leurs cœurs pour leur faire quitter le monde et suivre Jésus Christ.

10. Il serait bien bon que la femme suivît son mari en cette résolution ; puisqu’elle a une âme à sauver aussi bien que lui : mais lorsqu’elle ne veut faire cela, ou bien qu’elle empêche qu’il ne le fasse, il la doit quitter selon le conseil de Jésus Christ, et ôter cette pierre qui l’achoppe à cheminer en la voie étroite qui mène à salut.

11. Et sur ce que vous dites, que je n’attribue trop de divine autorité, je pense que vous êtes trompé : vu que je ne m’attribue pas seulement l’autorité humaine : car je n’ai de supériorité sur personne, et ne la veux jamais avoir. C’est pourquoi vous avez bien remarqué dans une lettre que j’ai écrite à une Damoiselle qu’elle ne gagnerait rien d’être auprès de moi, vu que je ne peux donner le salut ni la vertu à personne ; mais bien enseigner des moyens pour arriver à iceux.

12. Et pour vous parler du Rétablissement de l’Église, je ne vous sens capable de cela, et à cause que n’avez besoin de savoir ce qui se passera dans un pays auquel vous ne voulez aller, aimant mieux périr en Sodome que d’en sortir en temps. C’est tout ce que j’ai à vous dire, en demeurant,

 

Votre bien affectionnée en J. C.      

 

Le 3 Mai 1674.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XIV.

 

À un Ami, sur ce qu’un Mennoniste l’avait repris aveuglément de ce qu’il avait mieux aimé suivre Dieu que les fantaisies de sa femme.

 

 

MON ENFANT,

 

1. JE voudrais répondre à C. R. qu’il n’entend pas bien les Écritures en voulant vous blâmer de ce que vous avez quitté votre femme, vu que Jésus Christ dit expressément que celui qui ne quitte Père, Mère, Femme, Enfants, etc., pour son Nom, qu’il n’est point digne de lui. En quel temps peut avoir ce passage force sinon lorsque l’homme est attiré pour suivre Jésus Christ et que sa femme le veut empêcher, comme a fait votre femme par effet, en voulant de tout son pouvoir vous attirer dans les trafics et négoces du monde pour gagner de l’argent, lorsque Dieu vous appelait intérieurement à quitter le monde pour suivre Jésus Christ ? À quoi votre femme n’a jamais voulu entendre, estimant cela comme une folie, à cause que son cœur est encore attaché aux biens de la terre.

2. Faudrait-il donc être plus obligé d’obéir à une femme qu’à Dieu ? Ou les plaisirs de la chair vous devaient-ils être plus en estime que les contentements intérieurs que vous avez goûtés depuis avoir quitté le monde ? Fallait-il pour plaire à une femme aller aux enfers avec elle plutôt que la quitter pour sauver votre âme ? Et s’il faut couper les membres de notre corps qui nous scandalisent, ou arracher notre œil, ne faudrait-il pas plutôt quitter une femme qui scandalise, en estimant la Vie Évangélique une folie et les prospérités mondaines un bonheur ? Quel scandale pourrait être plus grand que celui-là ? Et si C. R. pense que vous avez fait contre l’Écriture en quittant votre femme, il doit avec plus de raisons penser que les Apôtres ont aussi fait contre l’Écriture en quittant leurs femmes pour suivre Jésus Christ. Et encore bien que lesdits Apôtres auraient fait contre l’Écriture, vous ne seriez pas coupable de cette faute, puisque vous n’avez pas quitté votre femme pour suivre Jésus Christ, mais elle vous a abandonné pour ce seul sujet que vous vouliez quitter le monde pour suivre Jésus Christ.

3. Et partant si R. entendait les Écritures, il blâmerait votre femme de la folie qu’elle a faite de vous abandonner pour chercher les biens périssables, là où Jésus Christ dit si précisément : Ne travaillez pas pour la viande qui périt : et l’Apôtre dit à ses disciples : Si vous êtes Régénérés, cherchez les choses d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre. Et lorsque l’Apôtre dit : Qu’il ne faut délaisser sa femme sinon pour l’adultère, il parle à des personnes charnelles, qui ne savent vivre en continence ; mais ne parle point aux disciples de Jésus Christ, lesquels il exhorte de vivre chastement : mais aux autres il leur dit qu’il est bon que chacun ait une femme à cause de la paillardise.

 

 En Juillet 1674.

 

 

 

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LETTRE  XV.

 

À un Frison qui cherchait principalement le temporel, auquel elle fait voir l’aveuglement de sa conduite et de ses prétentions, et lui montre que quoique tous les biens doivent être communs entre les Chrétiens, néanmoins l’on ne doit rien donner ans convoiteux.

 

 

MON AMI,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 1er de ce mois que nous n’avons jusqu’à présent bien entendu l’un l’autre : car toutes les fois que je vous ai voulu faire du bien, vous êtes malcontent et vous tombez en des grandes tentations et inquiétudes. Voici la troisième fois que vous me faites des nouvelles fâcheries. Lorsque je vous ai voulu faire du bien, vous avez toujours changé de volonté et méprisé mes bonnes intentions. Ce qui est une inconstance qui ne peut venir d’un bon Esprit. Car si vous avez quitté votre pays de Frise pour venir ici pour vous soumettre aux vérités de Dieu qu’avez remarquées en mes écrits, vous devez demeurer constant en cela et persévérer, pour les découvrir davantage, au lieu de murmurer et d’être malcontent des choses que je fais pour votre bien.

2. Car je n’ai nul intérêt à vous conseiller et aider. Tout l’avantage sera pour vous, et non pour moi : car je ne cherche rien en ce monde. Vous ne me pouvez apporter aucun profit, honneurs, ou plaisirs : et encore que vous me pourriez donner toutes ces choses, je ne les voudrais nullement accepter, à cause que j’ai renoncé au monde et à tout ce qui lui appartient ; parce que Dieu seul me suffit et contente. Ce qui fait que je ne cherche personne et ne désire leurs amitiés que pour leur bien ; vu que pour mon regard toutes personnes me servent d’empêchements : la solitude m’est beaucoup plus chère que leur conversation, laquelle j’ai à regret. Et si je ne le faisais par une charité Chrétienne, je ne verrais ni ne parlerais jamais à personne.

3. C’est pourquoi vous ne devez pas penser que je vous aie présenté une demeure en la maison de Husum pour avoir votre conversation ou votre service ; puisque je me sais bien servir moi-même ; et je n’ai pas aussi besoin de maison à Husum, ni de terres en Nordstrand, à cause qu’une petite chambre de sept pieds long est suffisante pour y passer ma vie encore que je n’en sortirais jamais. Je n’ai non plus besoin pour moi d’écrire ou de faire imprimer quelque chose, vu que tout ce que je parle et écris est imprimé en mon âme. C’est pourquoi je ne me sers jamais d’aucunes lectures, pour avoir en moi-même l’essence de tous mes écrits : en sorte que je ne me cherche moi-même en rien ; mais tout ce que je dis et je fais est pour l’assistance de mon prochain, et nullement pour mon propre.

4. Et si je vous ai fait demander si vous vouliez venir en la maison de Husum, ç’a été pour votre avantage spirituel et temporel, et nullement pour avoir eu besoin de vous ; comme je vois par votre lettre que vous vous êtes imaginé sottement en me disant que vous garderez bien la maison et que voulez suivre mon conseil comme un enfant obéissant, et vous ajoutez à la fin que pour votre service je vous donnerai ce que bon me semble. Ce qui m’a étonné : car lors que j’aurais de besoin d’ouvriers mercenaires, j’en trouverais de ceux qui me seront plus propres que vous n’êtes, puisque je ne vous saurais à rien employer : car vous n’êtes ni laboureur, ni brasseur, ni cuisinier ou couturier, ni d’autre métier qui soit propre à notre communauté ; mais vous y seriez seulement à charge si je vous y recevais : car je n’ai à présent aucun emploi à vous donner. Cependant vous voulez prétendre quelque salaire ou récompense des services que vous me ferez à Husum ; comme vous avez aussi prétendu que je vous entretiendrais à toujours avec vos enfants, et cela pour le peu de travail que fassiez en Nordstrand. Ce qui est déraisonnable en la nature même, et beaucoup moins cela devrait-il être demandé ou recherché par une personne comme vous, qui dites d’avoir quitté votre pays pour imiter Jésus Christ et devenir un vrai Chrétien : vu que des semblables doivent chercher les choses d’enhaut, non plus celles qui sont sur la terre, comme dit l’Apôtre.

5. Mais vous n’avez pas été content d’avoir en Nordstrand la nourriture pour vous et vos deux jeunes enfants, mais vouliez avec ce avoir l’entretien des vêtements à vous trois, et l’assurance que cela ne vous manquerait jamais. Et lorsque je ne vous ai pas voulu accorder cela, vous êtes sorti de Nordstrand malcontent, et m’êtes devenu ennemi, en murmurant avec mes adversaires comme si j’étais sans charité et sans raison, parce que je ne me voulais charger de vous et de vos deux enfants à toujours pour quelque peu de travail que vous faisiez imparfaitement au jardin. Et votre inimitié a été si grande contre moi pour ce sujet, que vous écriviez à C. H. de ne point croire que j’étais guidée par le S. Esprit, en le priant qu’il ne voulût pas faire imprimer l’attestation que vous aviez auparavant donnée, et dit par icelle que j’étais conduite par le S. Esprit. Ce que vous avez depuis reconnu pour une faute, l’attribuant au Diable et au mauvais conseil qu’aucuns de ceux de Frise vous avaient donné.

6. Et maintenant vous allez tomber encore en la même faute : car au lieu de reconnaître pour une faveur que je vous ai présenté une demeure en la maison de Husum, là où vous ne payeriez de louage, et que vous auriez souvent la conversation des frères, et par accident quelques choses du jardin de Nordstrand, qui y sont en abondance, vous méprisez tout cela et prétendez du salaire pour votre service, sans savoir quel pourrait être le service que vous me pourrez rendre, si ce n’est celui d’ouvrir quelquefois la porte à ceux qui demanderaient après nous, ce qui arrive rarement ; ou bien que vous prétendiez le payement du service que feriez à donner à manger aux poules et pourceaux, ce qui se doit faire par amitié, et non pour en attendre du salaire : car lorsqu’on ne rend pas de semblables petits services l’un à l’autre par une charité Chrétienne, l’on est encore bien loin de la perfection Chrétienne et de l’amour de Dieu : car des païens sont bien davantage l’un pour l’autre sans en prétendre de salaire.

7. Et si vous ne m’eussiez pas fait écrire passé longtemps que vous souhaitiez de venir demeurer à Husum, afin d’avoir quelques fois la conversation de nos frères, je n’aurais eu garde de vous présenter notre maison pour venir y demeurer : et je n’avais aussi pensé de vous y avoir plus de huit jours, pour la garder durant l’absence de nos frères ; mais en voyant que vous étiez si Zéleux et porté à quitter le monde, j’ai jugé que ce serait une bonne occasion de ce faire, en venant demeurer à Husum, là où il n’y a point tant de causeries et d’ennemis de mes écrits comme il y a à Fredrikstad, là où vous sembliez être seul pour défendre la vérité. C’est pourquoi j’ai pensé vous faire plaisir et service : et vous avez cru que je vous serais obligée lorsque vous recevriez les bonnes inclinations que j’ai pour vous. C’est pourquoi nous n’avons pas bien entendu l’un l’autre. Il faut tâcher de redresser cette mal-entente, et de savoir comment nous vivrons à l’avenir par ensemble : car si vous ne croyez point que je vous ferai du bien spirituel et temporel, vous n’avez point de besoin de venir auprès de moi. Car pour moi je n’ai aucun besoin de vous : et s’il vous semble que trouverez autant de moyens de bien vivre à Fredrikstad qu’à Husum, vous y pouvez librement retourner lorsqu’il vous plaira, et je suis contente de payer la voiture du retour de vos meubles, comme nos frères ont payé la voiture de leur arrivée à Husum : et par ainsi je crois que vous n’aurez en cela d’intérêt et que vous retrouverez encore à Fredrikstad la même chambre que vous avez délaissée depuis si peu de temps. Mais ne me faites plus de semblables frais à l’avenir, et ne dites point que vous venez auprès de nous pour être disciple de Jésus Christ, lorsque vous y venez pour chercher votre propre intérêt : car cela m’est insupportable ; et j’ai délaissé tous les autres Frisons de votre connaissance pour ce même sujet.

8. Car sitôt que j’aperçois qu’une personne cherche ses avantages temporels au service de Dieu, il faut qu’elle s’absente de notre compagnie et se tienne à part soi jusqu’à ce qu’elle soit dégagée de toute convoitise ; ou autrement elle ne peut être reçue en notre communauté, là où je ne retiendrai jamais personne sinon celles qui veulent effectivement quitter le monde et toutes ses convoitises, voire même quitter aussi la propre volonté, ce qui sont les trois Ponts qu’il faut passer pour arriver en la Jérusalem céleste. Car les personnes qui ne veulent pas passer ces trois ponts doivent demeurer à elles-mêmes, sans me venir souiller de leurs péchés et sans me vouloir obliger d’avoir soin de leurs entretiens lorsqu’elles sont capables de soigner à elles-mêmes et qu’elles cherchent encore leur propre : et il suffit que leurs mémoires et entendements soient occupés à cela, sans vouloir contraindre une personne qui est occupée avec Dieu à se distraire de lui pour prendre soin de la nourriture et des affaires des personnes amoureuses d’elles-mêmes.

9. Car si on avait tant soit peu d’esprit et de lumière de raison, on ne voudrait point permettre que j’appliquasse mon Esprit au soin des choses temporelles ou à celles qui ne regardent que le corps, lorsqu’on sait assurément que je m’occupe continuellement ès choses divines et mystiques, qui sont bien plus estimables que toutes les ordures de la terre : et pour bien faire l’on devrait porter tous ces soins pour moi-même, afin de me laisser vaquer à la gloire de Dieu et au salut des âmes avec plus de liberté : car l’Apôtre dit qu’il faut donner de son bien à celui qui enseigne les autres, afin qu’il ne soit point occupé ès soins des nécessités temporelles. Mais vous faites tout autrement, mon Ami ; et voulez venir auprès de moi afin que je me charge du soin de vous entretenir avec vos enfants, et encore avec cette condition que vous soyez bien nourri, bien couché, bien chauffé, et bien accommodé de toute chose : car autrement vous murmureriez continuellement comme ont fait les autres Frisons : car l’un s’est plaint qu’il n’était point assez bien traité ; et les autres, qu’ils devaient travailler : et je crois que vous murmureriez de tous les deux : car vous n’êtes pas fort pour travailler ; et vous ne seriez point à contenter aussi longtemps que vous suivriez les mouvements de votre nature.

10. C’est pourquoi je ne vous peux juger capable d’être reçu en la communauté jusqu’à ce que vous serez délivré de toutes sortes de convoitises et que vous vous estimerez heureux de pouvoir travailler pour la communauté avec plus de soin que vous n’avez travaillé pour vous-même : car autrement je me chargerais de charges insupportables, et je perdrais mon repos et l’entretien que j’ai avec Dieu : car un chacun voudrait bien venir auprès de moi pour se délivrer des soins de ses aliments et pour vivre à l’aise à la charge d’autrui. Il ne faut point avoir beaucoup de vertu pour quitter le monde à cette condition ; car la nature corrompue même y trouverait ses avantages et chercherait plus soi-même au service de Dieu qu’elle n’aurait su faire au service du monde : ce qui serait une fausse vertu, plutôt punie de Dieu que récompensée : et ce serait aussi une hypocrisie de se persuader à soi-même et aux autres qu’on veut être Disciple de Jésus Christ et vrai Chrétien en se cherchant soi-même, ses aises, et ses avantages, quoique l’Apôtre die aux Chrétiens : Si vous êtes régénérés, cherchez les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre : et Jésus Christ dit : Cherchez le Royaume des Cieux, et le reste vous sera donné.

11. Mais il semble, mon Ami, que vous faites tout le contraire, et que vous cherchez ce reste au lieu du Royaume des Cieux : car sitôt que vous venez auprès de moi, vous parlez toujours de vos aliments et d’avoir des récompenses du peu de services que vous rendrez à la communauté : là où vous devriez estimer un avantage de pouvoir servir les serviteurs de Dieu, puisque J. C. dit : Ce que vous ferez au plus petit des miens je le tiens fait à moi-même. Ne vous semble-t-il pas que vous perdez le mérite de vos travaux lorsque vous les faites seulement pour en tirer salaire ? Et que Jésus Christ ne vous donnera point ce Reste lorsque vous vous le procurez vous-même avec tant de soins ? Pour moi, je ne peux donner ce reste à celui qui le cherche : mais je peux bien donner avec joie tout ce reste à celui qui cherche véritablement le Royaume des Cieux : car tout ce que j’ai et qu’ont aussi mes associés, est dédié au service de ceux qui cherchent le Royaume des Cieux, lesquels en peuvent tirer leurs nécessités aussi bien que nous-mêmes.

12. Car il n’y doit avoir ni mien ni tien entre les Chrétiens, et un chacun d’iceux doit faire tout ce qu’il peut pour la communauté, et avoir aussi leurs entretiens d’icelle également, un chacun selon son besoin. Ce qui ne manquera jamais au serviteur de Dieu : puisque Jésus Christ l’a ainsi promis, et que je le promets aussi à tous ceux qui cherchent le Royaume des cieux, et non aux autres. Car je sais par expérience que c’est coopérer au péché que de donner des avantages aux convoiteux, vu que S. Paul dit que toutes sortes de convoitise sont péché, aussi bien la convoitise des viandes, des habits, des maisons, ou autres commodités, que la convoitise des richesses : le péché n’est point en la matière des choses, mais en la convoitise du cœur, lorsque nos affections se portent en autre chose qu’en Dieu ; cela seul est l’essence du péché.

13. Et partant je ne peux coopérer en aucune façon à votre convoitise en vous prenant à ma charge pour vous donner l’aliment avec vos enfants à cause que vous gardez la maison lorsque les frères en sont absents. Car aussi longtemps que vous savez gagner pour vous entretenir, vous ne devez point recevoir l’assistance d’autrui, encore bien qu’on vous la présenterait. C’est bien loin d’être malcontent lorsqu’on ne vous le veut point donner, comme on me dit que vous êtes, triste et malcontent depuis que j’ai dit que ferez vos propres dépens comme vous faisiez à Fredrikstad. Car quelle différence y a-t-il de Husum d’à Fredrikstad ? Si vous ne souhaitez que la nécessité, elle vous sera donnée : et s’il vous manquait quelque chose après que vous auriez fait votre mieux, l’on vous le donnerait plus volontiers que vous ne le sauriez demander : car vous êtes encore trop superbe pour demander vos nécessités au besoin ; ce qu’il vous faut tâcher de surmonter, aussi bien que la convoitise, et tâcher à devenir humble de cœur et pauvre d’Esprit. Ce que vous souhaite celle qui a soin de votre âme.

 

Le 9 Décembre 1674.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XVI.

 

Corruption de la nature qui se cherche toujours soi-même ; et son Aveuglement, ne croyant pas pécher en cela, et ne se connaissant jusqu’à ce que survient la tentation.

 

 

MON ENFANT,

 

1. VOus avez de la peine de ce que je ne vous donne pas la liberté d’avoir de l’argent à votre souhait. Mais je ne le puis faire pour votre bien : car aussi longtemps que vous n’avez point surmonté la convoitise, je ne puis pas faire en cela ce que vous désirez, sans coopérer à votre malheur. Ce que je ne veux jamais faire. Je dois plutôt cultiver votre âme, et retrancher les branches sauvages et superflues qui sont crûes en votre nature dès votre jeunesse : car vous avez (comme tous les autres hommes naturels) toujours aimé l’abondance et cherché le plus beau et le meilleur ; et vous n’avez rien épargné pour satisfaire à vos inclinations lorsque vous les avez pu suivre, sans savoir que cela était péché, parce qu’on ne vous a jamais enseigné que votre nature est si corrompue que tout ce qu’elle dit ou fait est mauvais ; et que jamais nuls biens ne peuvent sortir d’elle. Car votre mère m’a dit souvent qu’elle ne saurait comprendre qu’une personne ne se doive pas bien nourrir ni bien traiter lorsqu’elle a la commodité de le faire. Et qu’elle tiendrait pour avarice de n’être point libérale ou de regarder à peu de chose lorsqu’on est riche ; qu’il faut user de ses richesses et faire du bien à soi et aux autres. De sorte qu’elle ne vous peut avoir enseigné plus qu’elle ne sait elle-même, et ne veut apprendre autre chose, parce que la nature est toute conforme à ses sentiments.

2. Car les bêtes mêmes choisissent toujours le plus beau et le meilleur, et un cheval ou une vache ne mangera pas l’herbe dure et mal agréable lorsqu’il en peut trouver de la douce ou délicate : voire même un rat ou souris prendra toujours le meilleur fromage qu’il trouvera entre mille. Par où l’on voit que c’est un instinct de la nature corrompue que de prendre des viandes les plus friandes lorsqu’on les peut avoir. Mais c’est une vertu divine de renoncer à la nature corrompue à l’imitation de Jésus Christ, et de prendre le moindre lorsqu’on peut bien avoir le meilleur ; comme Jésus Christ a fait durant sa vie. Et quoique tout le plus beau, le plus riche et le plus noble lui appartînt, il a pris en effet le plus humble, le plus petit, et le plus méprisé pour son service.

3. Et pour vaincre ces fausses raisons de la Nature corrompue qui dit qu’on se doit bien traiter de ses richesses, ou que c’est un péché d’avarice de n’en être point libéral, et de ne point donner d’elles de l’aise et du contentement à son corps, il ne faut que considérer l’histoire du faux riche de l’Évangile, lequel fut damné, selon le texte, parce qu’il était revêtu de pourpre et de fin lin et qu’il faisait bonne chère, qu’il est mort et est descendu aux enfers, et que Lazare, qui avait disette et pauvreté, étant mort, a été porté au sein d’Abraham. Et il n’y a point de doute que ce faux riche ne dépensait que son propre bien, et non le bien d’autrui. Vu que l’Écriture dit bien précisément qu’il était riche. Et selon la raison de votre Mère et des autres personnes naturelles, on n’offense point Dieu à se bien traiter, bien nourrir, et se bien habiller lorsqu’on en a la commodité ; pendant que l’Écriture dit que ce faux riche est descendu aux enfers pour semblable sujet, sans que l’Écriture apporte à sa charge aucun autre péché sinon qu’il faisait bonne chère et qu’il s’habillait de pourpre et de linge fin.

4. Par où on peut clairement voir qu’il y a du péché à suivre les sensualités de la nature et vivre en abondance encore bien qu’on soit riche : car l’homme n’a non plus de vertu qu’une bête en cherchant les délices de ce monde, et en prenant le plus beau et le meilleur lorsqu’il le peut avoir. Pour moi, je suis aussi élevée dans l’abondance et dans les délices du boire, manger et coucher : mais depuis que Dieu m’a fait voir que la sobriété, la bassesse, et l’abstinence de ces choses lui sont agréables, j’ai suivi et aimé à mon possible la bassesse et l’abstinence : et encore que je pusse maintenant jouir de toutes sortes de délices, je ne les voudrais point goûter, estimant plus l’imitation de Jésus Christ que toutes les délices et abondances du monde.

5. Mais vous n’êtes pas encore arrivé à ce point, et vous êtes encore dans le péril de tomber en toutes sortes de péchés si vous étiez dans les occasions, parce que votre nature n’est point encore surmontée : et quoiqu’elle soit un peu amortie, elle revivrait bien si elle était dans l’abondance. C’est pourquoi il ne la faut jamais aimer ni chercher, mais vous estimer heureux d’avoir l’occasion de pouvoir vivre sobrement : vu qu’il par là vous apprendrez à vous connaître vous-même : et c’est beaucoup que vous découvriez maintenant combien vous étiez attaché à la gourmandise, puisque vous sentez tant de répugnance à la Sobriété. Et si on vous avait découvert ce défaut avant que vous-même le trouvassiez par expérience, vous auriez sans doute eu bien de la peine à le croire. C’est pourquoi il vous faut peu à peu ainsi découvrir tous vos défauts afin de les surmonter : car la tentation éprouve l’âme comme le feu l’or, et cet état de tentation vous est beaucoup plus salutaire que l’état joyeux dans lequel vous n’étiez pas ci-devant tenté : vu que le Diable ne tente point ceux qui font sa volonté. Et la nature corrompue a de la joie lorsqu’on la suit ou lorsqu’elle a tout ce qu’elle souhaite. Vous avez quelquefois méprisé les frères lorsqu’ils se plaignaient de leurs tentations ; et vous ne voyiez point que vous étiez en la plus grande d’entre eux, laquelle vous ne connaissiez point. Et vous êtes plus avancé, maintenant que vous la connaissez.

6. Ne soyez pas malcontent de ce que je vous déclare vos défauts. C’est à cause que j’aime votre âme, et que je lui veux ôter toute sorte d’empêchements pour aller à Dieu. Vous savez que je ne parle pas par passion, et que je ne suis ni chiche, ni avare : car s’il plaisait à Dieu, je jetterais bien volontiers tous mes biens dans la mer pour en être déchargée. Et tout vous sera propre et commun lorsque vous aurez passé le deuxième pont, qui est de la convoitise. Ce que vous assure celle qui, etc.

 

Le 14 Décembre 1674.

 

 

 

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LETTRE  XVII.

 

À un ami de la vérité pour l’affermir dans ses bons desseins contre les ruses du Diable, les médisances, l’aveuglement et l’incontinence des hommes.

 

 

MONSIEUR,

 

J’Ai vu par la vôtre du 18 de ce mois la grâce que Dieu vous fait de persévérer au bon désir qu’avez pour suivre la lumière qu’il vous a donnée. Ce qu’on m’avait rapporté que vouliez vous engager en la maîtrise du corps des francs chirurgiens me fit douter si vous n’étiez relâché au service de Dieu pour vous engager davantage dans le monde : et comme j’ai ci-devant entendu que ce qui vous y retient était quelque dette qui vous restait à payer, je fus poussée à vous faire écrire qu’il ne fallait pour un si petit sujet demeurer dans les périls du monde : puisque Dieu nous a donné des commodités pour employer à l’assistance des frères : et nous eussions volontiers payé cette dette pour vous délivrer. Mais voyant qu’il y a encore autres sujets qui vous retiennent, vous faites bien de demeurer là où vous êtes, si en cas vous pouvez là aussi bien unir votre âme à Dieu comme vous feriez auprès de nous. Car ce n’est point le changement de lieu qui perfectionne nos âmes, mais le changement des mœurs et la mortification de la nature corrompue : et en quelque bien que ce soit, il faut tâcher de mourir à soi-même pour revivre à l’Esprit de Jésus Christ si nous voulons être ses disciples.

2. Or c’est à vous à comprendre si vous ferez bien cela à H. là où vous nous pouvez rendre beaucoup de bons offices, puisque nous n’y avons maintenant autre ami que vous seul ; mais si vous jugez que notre conversation vous serait un moyen pour arriver à plus grande perfection, vous la pourrez avoir lorsque Dieu le permettra. Et vous faites une très-bonne conclusion de dire que celui qui vous a donné ce désir vous donnera aussi les moyens de l’exécuter en son temps. Soyez cependant sur vos gardes, à cause que la puissance des ténèbres est grande et que le Diable et les hommes méchants tirent toujours après le droit de cœur et ont de ces subtiles inventions pour le surprendre : mais j’espère que Dieu vous conservera et achèvera en vous ce qu’il y a commencé : et j’ai souvent été étonnée d’entendre votre constance à défendre la vérité parmi tant d’ennemis d’icelle.

3. Que la mère de ** souhaite encore d’être auprès de nous, ce n’est de merveille, puisqu’elle ne s’y est point mal trouvée : et si elle avait voulu suivre les conseils de Jésus Christ, elle n’en aurait jamais sorti ; mais l’ayant éprouvée en tout point, je l’ai trouvée opiniâtrement arrêtée à suivre les mouvements de sa nature corrompue, si avant que je désespère de la voir changée : et elle a même fait du mal à plusieurs en soutenant la partie de notre corruption laquelle toutes les personnes naturelles suivent volontiers. Ce qui en a fait beaucoup regarder en arrière de ceux qui avaient quitté le monde pour venir auprès de nous. Car toutes les personnes qui veulent vivre selon les mouvements de leur nature corrompue ne peuvent longtemps rester avec moi, qui choque et contredis cette corruption autant qu’il m’est possible. C’est pourquoi les femmes que m’écrivez ne peuvent bien dire des choses qui leur sont si contraires, ni exciter votre femme à s’assujettir à la mortification de ses sens, que j’enseigne. Aussi ne doit-elle point résoudre cela si Dieu ne lui donne intérieurement cette volonté pour sauver son âme. Car autrement elle vous serait à charge, et à toute la communauté, et prendrait en mauvaise part toutes nos meilleures actions, comme ont fait ceux qui ont regardé en arrière avec la femme de Loth : lesquels disent maintenant que la Justice que Dieu m’a donnée est une avarice. Ce qui serait véritable si par affection au bien de ce monde je regardais si près à toute chose comme je fais par une précise ordonnance de Dieu, lequel m’a dit qu’il ne faut jamais coopérer à l’avarice ou injustice des autres.

4. C’est pourquoi je ne veux donner aux personnes ce qu’elles demandent, lorsque je juge qu’elles demandent trop ou qu’elles sont en la convoitise d’avoir de quelque chose plus que sa valeur. Je retiens cela pour obéir à Dieu : et les personnes naturelles jugent que je le retiens par avarice : ce qu’il me faut endurer, puisque je ne les puis forcer à croire la vérité lorsqu’elles veulent demeurer dans le mensonge. Vous pouvez cependant croire qu’il n’y a pas une seule personne sortie de chez nous qui en son âme ne voulût bien y retourner si je les voulais avoir : mais je ne peux prendre ni retenir autres personnes que celles qui veulent renoncer à elles-mêmes pour suivre Jésus Christ : et lorsque ces personnes veulent venir à la pratique de ces vertus, le Diable les tente et les fait quitter cette entreprise, comme a fait V. S. et tant d’autres, qui se repentent si tôt qu’ils l’ont fait. Je prie que Dieu vous donne cette fermeté de ne jamais quitter votre bon propos. En ce faisant, je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.      

 

A. B.

 

 

 

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LETTRE  XVIII.

 

Au même Frison que ci-dessus (lettr. XV), lui représentant l’absurdité de sa mauvaise conduite, de ses inconfiances, plaintes, médisances, aveuglement, et son indisposition à être guéri, lui et ses semblables.

 

 

S. P.

 

1. JE m’étonne fort de votre inconstance, et je vois maintenant plus que jamais que vous êtes conduit d’un mauvais esprit qui vous tourne et vire selon ses volontés, et cela sous prétexte de bien, afin que vous ne le découvriez point. Dieu vous donne quelquefois de bons désirs de le servir : mais vous ne lui êtes point fidèle : car vous demeurez vivant selon les mouvements de votre nature corrompue, et croyez que c’est assez d’avoir la vertu en spéculation et de parole, sans en venir aux effets. C’est pour cela que vous changez si souvent de volonté et que vous ne savez vous-même ce que voulez. Quelques fois vous avez suivi les Mennonistes, et puis les Trembleurs, en après vous avez voulu absolument suivre ma Doctrine, et êtes pour ce sujet venu en Holstein, et depuis vous avez encore voulu suivre les Trembleurs de Fredrikstad : de quoi vous en êtes repenti en après, en confessant que c’était le Diable et les personnes tombées qui vous avaient induit à cela : et vous êtes venu auprès de moi protester que vouliez être mon enfant et suivre en tout mes conseils et enseignements. De là vous avez prié de venir demeurer à Husum afin de nous approcher et d’avoir avec les frères quelque communication ; et pour seconder vos pieux desseins, je vous ai présenté une place dans notre logis, là où vous ne payeriez point de louage, où étant venu avec tous vos meubles, vous faites payer par l’un de nos frères un patacon pour la voiture de vos meubles, et puis demandez si on ne vous donnera les dépens ou du gagnage selon ma discrétion, ce qui me fit sitôt voir que vous étiez venu pour chercher vos avantages, et non pour chercher la Doctrine Évangélique.

2. Car celui qui cherche le Royaume des cieux et sa justice, il ne se met en souci du reste, en sachant bien que ce reste lui sera donné : mais vous venez dès le beau commencement chercher ce reste. Car dès la première fois que je vous ai parlé à Amsterdam, j’ai découvert que vous cherchiez le temporel sous la couverture du spirituel ; vu qu’après tous vos discours de dévotions et de témoignages de vouloir être vrai Chrétien, vous concluiez qu’il vous fallait avoir de l’argent pour payer vos dettes, puisque vous étiez en arrière. Et comme je ne trouvais à propos de vous donner de l’argent pour payer vos dettes, je vous fis conseiller d’accorder avec vos créditeurs : ce qu’étant fait, l’on me dit que sitôt après vous avez voulu vous remarier, comme si la délivrance de vos Créditeurs vous aurait ému à la luxure au lieu de la mortification de la chair pour vous donner plus de liberté à servir Dieu : car ce mariage vous aurait apporté plus de soins et d’inquiétudes des choses temporelles que vous n’aviez en étant seul avec vos deux enfants, lesquels vous pouviez mieux entretenir seul qu’avec une femme et avec plusieurs autres enfants qu’elle vous eût pu donner.

3. C’est en quoi vous pouvez voir que vos visées dès le commencement n’ont été qu’à la chair et aux avantages temporels. Car à cause que je ne vous ai voulu promettre de vous entretenir avec vos enfants tous les jours de votre vie, vous êtes sorti de Nordstrand sans m’en avertir, et êtes allé à Fredrikstad vous lier avec mes ennemis, pour me calomnier et mépriser avec eux : et après que vous avez eu reconnu cette faute, vous êtes retourné vers moi pour vous plaindre que vous aviez ainsi été tenté : et quoique je vous aye repris en grâce, pardonné vos fautes, et été inclinée à vous aider au service de Dieu, vous me jouez encore un plus vilain tour que tous les autres : car après vous avoir confié ma maison et tous les meubles pour la garder, vous l’abandonnez à la merci des larrons, sans vouloir attendre le temps qu’aucuns de nos frères fussent venus à Husum pour la garder : et vous êtes ainsi parti pour aller à Fredrikstad sans mon su ; en laissant tous nos biens en péril d’être pillés ou dérobés, pour n’avoir personne en la maison, laquelle nous avions confiée à vous seul : et avec ce vous me voulez obliger à payer un patacon pour la voiture de vos meubles en retournant à Fredrikstad, comme vous aviez obligé l’un de nos frères à payer aussi un patacon pour la voiture de mêmes meubles en venant à Husum.

4. Et je voudrais bien savoir quelle obligation je vous ai pour payer ainsi tous les dépens de vos fantaisies lorsqu’icelles vous portent d’aller tantôt en Nordstrand, tantôt à Husum, ou de là à Fredrikstad ; et si je puis en bonne conscience satisfaire à tous ces frais, afin que vous puissiez tant mieux suivre les conduites du Diable pour aller là où vous me pourrez le mieux tourmenter ? Car en étant allé en Nordstrand avec vos enfants à mes dépens, vous n’y avez point voulu faire l’ouvrage nécessaire, en disant que vous n’aviez point de force pour travailler ni bêcher la terre : et en étant à Husum, vous n’y avez pas voulu demeurer jusqu’à ce que nos fières fussent là venus pour garder la maison, mais êtes sorti d’icelle lorsque le Diable vous a induit à ce faire : encore me faites-vous des reproches comme si vous aviez eu du dommage à venir à Husum, au lieu de considérer le dommage que vous m’y avez causé : car je vous ai nourri trois semaines avec vos enfants : et depuis vous y avez eu la bière et les autres vivres que vous avez demandés, sans que pour tout cela vous m’ayez fait un sou de profit. Je vous ai aussi fait prêter autant d’argent que vous avez eu de besoin : et au lieu de me savoir gré de mes bienfaits, vous dites d’avoir eu de l’intérêt de venir à Husum : comme si cette venue nous avait été profitable ou nécessaire, quoiqu’elle ne m’ait causé que du dommage et des troubles et inquiétudes.

5. Voilà ainsi que vous retournez mes bienfaits en mal et que vous êtes ingrat des grâces que Dieu vous fait. Car je ne peux avoir eu que des fâcheries et dépens de ce que vous êtes venu demeurer à Husum : et si vous n’y trouviez point votre bien ou avantage, il ne vous y fallait point venir. Car personne ne vous a contraint à cela. Vous y êtes venu de votre libre volonté, sans que personne vous y ait attiré : et si vous n’y voyiez point les biens et avantages que vous cherchez, vous deviez demeurer à Fredrikstad : car nous n’avions point besoin de vous pour laisser perdre les poules et faire autre dommage au lieu de profit : en sorte que s’il y avait sujet de se plaindre d’intérêt, j’ai bien beaucoup plus de matière de me plaindre que vous n’avez : car vous ne m’avez rien donné, et je vous ai donné plusieurs choses, desquelles je n’en demande des remercîments, en ayant pensé les donner à un serviteur de Dieu, à qui tout ce que j’ai appartient, mais non aux personnes qui cherchent leurs propres intérêts, comme vous faites : car je penserais de contribuer à leurs péchés si je contribuais à de semblables, pour suivre leurs mauvaises inclinations.

6. C’est pourquoi je n’entends point de payer le patacon au chartier qui a mené vos meubles de Husum à Fredrikstad : et je ne suis point aussi obligée de payer un patacon pour les avoir amenés de Fredrikstad à Husum, puisque je ne vous avais point promis cela, et nos frères non plus que moi, ainsi que C. Fl. écrit, qu’il ne vous a point promis de payer la voiture de vos meubles ; mais qu’il a été étonné que vous lui ayez demandé cela à prêter : et maintenant vous m’apportez tout en compte, comme si je vous devais toutes ces sommes. Cela ne se fait que par inimitié. Comme aussi le billet que vous m’envoyez du seigneur de Fredrikstad, lequel porte en compte les livres de laine que je lui ai données, au lieu de m’apporter en compte les livres de laine qu’il a peignées nettes, comme il se fait ordinairement, que les peigneurs sont payés de la façon d’autant de livres qu’ils apportent de laine peignée nette, mais point autant de livres qu’ils en ont reçu avec l’ordure : encore ces livres nettes doivent toujours peser cinq quatrons ; parce que la laine diminue en filant. J’ai bien négocié en l’Hôpital environ neuf ans en laine et filet, et je sais assurément comment cela doit aller, sans que vous me puissiez maintenant faire accroire par mauvaitié qu’on paye aux peigneurs pour leur façon autant de laine qu’on leur en donne sans laver : ce que je ne vous payerai nullement : car ce serait un larcin, auquel je ne veux contribuer. Et si vous osez bien faire cela en bonne conscience, vous pourrez payer ce peigneur vous-même ; et je ne vous le peux restituer lorsque je sais assurément que ce ferait un larcin : mais il semble que vous ayez perdu la crainte de Dieu en mon regard et que vous pensiez faire sacrifice à Dieu de me faire payer des choses injustement, et plus que la valeur. Ce qui ne peut passer devant Dieu, lequel a dit : Ne dérobe point en général : ce qui s’entend non plus au Riche qu’au Pauvre.

7. Car il ne faut point que vous soyez jaloux que nous sommes plus riches que vous ; vu que Dieu a très-bien fait de vous faire pauvre pour votre salut : car si vous étiez riche, il est à croire que vous abuseriez de vos richesses et que les emploieriez à vous donner du bon temps et à faire bonne chère ; puisqu’en étant pauvre, vous dites de manger plus de chair que de pain à cause que le pain est cher : par où vous témoignez de ne vous point abstenir du péché de gloutonnie pour plaire à Dieu, mais seulement à cause que les bons morceaux coûteraient plus que vous n’avez d’argent à dépenser. Et avec des fautes si grossières vous pensez être un vrai Chrétien et vous séparez de nous, en disant que vous vivrez aussi bien loin que près ; voire vous dites de ne savoir voir que les premiers Chrétiens aient commencé comme nous commençons : faisant par là entendre comme si vous étiez ici venu pour nous enseigner, au lieu d’apprendre de nous : pourquoi faire il ne vous fallait point faire un si long voyage ; mais plutôt demeurer en Frise. Car nous n’avons point de besoin d’un tel Maître que vous ; et nous ne demandons point aussi votre approbation pour juger si nous vivons comme les premiers Chrétiens. Car le témoignage de notre conscience nous suffit. Et si vous ne jugez point que je sois guidée du S. Esprit, vous n’avez qu’à demeurer là où vous êtes, et je ne vous chercherai pas : puisque je ne cherche personne, et je ne suis point d’une si méchante nature comme vous êtes et tous ceux qui se sont retirés de nous à cause de leurs imperfections, lesquelles personnes s’étudient à nous grever et malfaire à leur possible en récompense des biens que nous leur avons faits lorsqu’ils étaient auprès de nous. Mais je laisse aller un chacun là où il voudra, sans m’informer de ceux qui ne sont plus sous ma charge : s’ils font bien ou mal, c’est pour eux, et point pour moi.

8. L’on m’a dit que voulez commencer une nouvelle assemblée en laquelle on enseignera les mêmes choses que j’enseigne ; et on dit que M. fait aussi le même à Fredrikstad ; ce qui est bon, moyennant de mettre en pratique iceux enseignements ; mais je crains que vous ferez tout de même que ces nouveaux sectateurs de Nouvelles Religions, et que vous demeurerez tous vivants selon les mouvements de la Nature corrompue pendant que vous mépriserez les autres ; et qu’avec cette présomption d’esprit, le Diable vous donnera des belles spéculations et de beaux mots, afin de savoir bien parler de la vertu sans jamais mettre icelle en pratique. Car nuls de tous vos associés ne savent encore ce que c’est de la vraie vertu, pour n’avoir jamais été exercés par personne en icelle ; pendant qu’un chacun de vous croit être sage assez pour soi-même avant de savoir ce que c’est de la vraie sagesse ; ce que personne d’entre vous ne connaît.

9. Car lorsque j’ai éprouvé l’un et l’autre, j’ai trouvé qu’ils m’ont accusé des fautes desquelles je les reprenais : tant êtes-vous tous dans l’Aveuglement d’esprit que vous ne connaissez vos propres péchés et n’avez pas remarqué que l’Écriture dit que le cœur de l’homme est trompeur plus qu’aucune chose qui soit. Et lorsque je vous ai voulu faire voir que vous êtes encore dans la convoitise, vous avez sitôt pensé que j’étais moi-même avaricieuse ; parce que je ne vous voulais donner tout ce que votre convoitise souhaitait : et quelques autres ont jugé que je ne disais vérité en les reprenant de leurs péchés intérieurs : si bien que je ne vois rien à profiter d’avoir de semblables personnes auprès de moi, qui ne se connaissent point eux-mêmes et ne veulent point qu’on leur découvre leurs péchés, sans murmurer et s’opposer à la lumière que Dieu me donne. Il faut que je leur jette la bride sur le cou encore bien que je voie assurément qu’elles sont et cheminent en la voie de perdition, et qu’elles n’arriveront jamais à salut en mourant en l’état où elles sont.

10. Et si vous voulez aussi attendre la mort de la sorte, vous êtes libre de ce faire et de vous damner si vous voulez, sans que je le puisse empêcher ; mais tout le malheur tombera sur vous si vous le faites. Car c’est votre condamnation que la lumière vous est venue et que vous aimez plus vos ténèbres qu’icelle lumière : car de dire que la voulez suivre entre vous, c’est une tromperie ; vu que personne d’entre vous ne connaît la volonté de Dieu : et en vivant tous dans la nature corrompue, vous avouerez facilement les péchés l’un de l’autre, et excuserez cette corruption, en pensant avoir la charité de supporter l’un l’autre ; quoique devant Dieu ce ne sera que pour flatter et excuser vos propres péchés et ceux des autres : et par ainsi un aveugle mènera l’autre, et tomberont tous deux à la fosse, sans avoir personne pour vous relever. C’est en ce sens que l’Écriture dit : Malheur à celui qui est seul : car s’il tombe, il n’a personne pour se relever.

11. Je sais bien que vous voudriez bien tous en général et un chacun en son particulier être auprès de moi ; mais vous ne voulez pourtant renoncer à vous-mêmes, ni faire mourir cette chair corrompue, en disant que ceux qui sont auprès de moi ne sont pas aussi parfaits : ce que j’avoue ; mais ils se connaissent imparfaits, et tâchent journellement de s’amender : mais vous autres voulez demeurer en vos imperfections, et êtes malcontents lorsque je vous les ai voulu faire voir : par où vous vous rendez incapables d’être aidés ou d’arriver à la vraie perfection Chrétienne ; de quoi je vous ai bien voulu avertir pour la dernière fois, afin que ne périssiez par ignorance : ce que vous souhaite,

 

Le 11 Février 1675.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XIX.

 

À un intime ami touchant l’inconstance de quelques-uns qui, s’étant retirés de la vérité pour leurs imperfections, veulent, pour se justifier par aveuglement d’esprit et orgueil de cœur, en rejeter la faute sur Madlle Bourignon, lui imputant les vices dont ils sont eux-mêmes coupables.

 

 

MON ENFANT,

 

1. J’Ai reçu la vôtre du 16 et celle du 19 de ce mois ; par où je vois l’opiniâtre persévérance au mal de V. S. Ce que je regrette sans le savoir aider ; parce qu’il abuse de la liberté que Dieu lui a donnée, et l’emploie pour se retirer de Dieu. Car il dit maintenant qu’il ne sait point juger bon tout ce que je fais et dis, quoique du passé il était convaincu en sa conscience que tout venait du S. Esprit, et pour ce sujet il a quitté son pays pour venir en Holstein auprès de nous, et était résolu d’abandonner sa femme, si en cas elle ne l’eut voulu suivre en ses desseins, d’abandonner le monde pour suivre Jésus Christ en sa bassesse et humilité, comme j’enseigne par mes écrits. Il a dit au commencement, que H. T. et sa femme avaient des finesses pour le retirer de moi : pour cela ne voulait point avoir de conversation avec eux : et maintenant il n’estime que leurs conseils, et il se bande avec eux contre moi.

2. Ce qui me fait bien voir que le Diable a troublé son entendement pour le faire croire au mensonge en mépris de la vérité. Car si véritablement il ne trouve bon tout ce que je dis ou fais, il n’a qu’à laisser en arrière ce qu’il ne juge bon, et mettre en pratique ce qui est bon, sans rejeter l’un et l’autre, et se diviser du bien qu’il a connu, voire le blâmer ou le mépriser après l’avoir tant estimé, voire se bander maintenant contre ce même bien, et lui appliquer les fautes et péchés desquels sa propre âme est souillée ; comme font aussi tous ceux qui se sont retirés de cette Vérité de Dieu. Ils n’ont pas voulu connaître que ç’a été leurs péchés et leurs corruptions, leurs convoitises et sensualités qui les ont fait retirer du chemin étroit que Jésus Christ enseigne, ou de la vie mortifiant leurs corruptions : et pour cela ils ont tâché de trouver en nous quelques défauts ou imperfections, afin que par le moyen d’icelles ils puissent excuser leurs propres péchés, ou souiller l’âme des autres pour nettoyer par ce moyen leurs propres âmes. Ce qui est un grand Aveuglement d’esprit.

3. Car encore qu’il serait véritable que moi ou mes enfants auraient quelques imperfections, cela ne les regarde en aucune façon, puisqu’un chacun doit répondre pour soi et porter son propre paquet : et Dieu ne leur demandera point compte de nos péchés, mais des leurs en particulier. Car nos vices ni nos vertus ne les touchent : un chacun doit tâcher de perfectionner sa propre âme et de suivre le bien qu’il voit ès autres, et de supporter leurs défauts, pour s’exercer en la perfection Chrétienne par la patience. En sorte que V. S. n’a eu aucune raison de se retirer de la Vérité de Dieu pour les défauts de nos frères, mais plutôt prendre les moyens de corriger les siens propres : car l’œil qui voit toute chose ne se voit point soi-même : ainsi fait notre amour propre : elle voit les défauts des autres plutôt que ses propres défauts, et elle juge et condamne autrui au lieu de se condamner elle-même, par l’aveuglement de notre nature corrompue, laquelle n’a des yeux que pour voir ce qui est hors d’elle, et ne découvre point ce qu’elle porte caché en son sein, ni les péchés qui résident au fond de son âme.

4. Voilà le chemin ordinaire par lequel le Diable conduit les âmes qu’il veut perdre et damner avec lui, quoique ces personnes pensent être bien sages lorsqu’elles ont découvert les péchés d’autrui ; bien qu’elles soient en grande ignorance de ne point connaître leurs propres péchés et tombent en grande folie d’abandonner les moyens de leur perfection pour les défauts des autres. Tellement est renversé l’entendement de l’homme par le péché, qu’il ne sait discerner son bonheur hors de son malheur, et retourne vers le mal à la première contradiction qu’il trouve en la Vertu ou en l’acquisition du bien ; comme a fait V. S. qui avec la femme de Loth a regardé en arrière et a regretté le profit et gagnage lorsqu’il n’a trouvé à son souhait ses avantages temporels en l’exercice de la Vertu, voulant comme les chiens retourner à son vomissement, et après avoir vomi les ordures du monde, il les veut aller reprendre, et r’avaler comme une viande agréable.

5. Par où l’on peut voir combien de puissance a le Diable sur les esprits humains, et comment il tente les bien-intentionnés, même après qu’ils ont quitté le monde pour suivre Jésus Christ. Ce qui nous doit bien faire appréhender le conseil de l’Apôtre, qui dit : Mes frères, soyez sobres, veillez et priez, car le Diable comme un Lion rugissant va autour pour trouver quelqu’un afin de le dévorer ; et ailleurs l’Écriture dit aussi que celui qui est debout soit sur ses gardes, afin de ne point tomber. C’est pourquoi il faut tâcher d’opérer notre salut avec crainte et tremblement, et s’exercer en la prière continuelle : parce que nous sommes en grand danger et avons tant d’ennemis à combattre.

6. Que notre sœur ** murmure aussi contre moi, ce n’est point de merveille ; parce qu’elle n’a point l’âme droite et que ma justice choque son injustice continuellement. Elle dit que Dieu connaît son cœur et sait ses bonnes intentions. Ce qui est véritable, puisque Dieu seul connaît le secret des cœurs, lequel m’a révélé d’elle tout ce que j’ai de besoin d’en savoir : premièrement, qu’elle est une femme fausse et simulée, qu’elle est infidèle, convoiteuse au dernier point, et qu’elle couvre tous ses vices sous prétexte de vertu ; qu’elle ne cherche en substance rien que ses aises et ses propres avantages ; et qu’elle est si aveuglée de son amour propre qu’elle fait accroire à elle-même qu’elle fait tout bien lorsqu’elle gâte tout ce qu’elle touche. Voilà l’état dangereux auquel est maintenant son âme, sans que je sache comment elle a été du passé, ni comment elle sera à l’avenir : et personne de nous n’a besoin de savoir cela, puisque ne la pouvons amender. C’est à elle à y penser, et à nous à éviter sa conversation, laquelle peut grandement préjudicier aux âmes des autres et nous apporter dommage spirituel et temporel. C’est pourquoi il n’y a plus rien à faire que la recommander à Dieu, en la laissant faire et dire tout ce qu’elle voudra. Car la correction la blesse au lieu de la guérir.

7. Et partant ne lui parlez point davantage, vu que Jésus Christ dit qu’il ne faut point donner le pain des enfants aux chiens, craignant qu’ils ne se retournent et nous dévorent ; comme elle commence à faire en disant que nous n’avons point de charité, ni soin des infirmes ou nécessiteux ; comme si nous étions entachés du même péché de convoitise de laquelle son âme est possédée ; et que nous ne voudrions donner aux pauvres, comme elle est, pour l’affection que nous aurions à nos biens temporels. Ce qui est une fausse supposition : car si mon affection était encore aux biens de ce monde, elle ne pourrait être en Dieu, puisque cette Amour Divine n’entre dans une âme qu’à mesure qu’icelle est dégagée des affections terrestres.

 

Février 1675.

 

 

 

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LETTRE  XX.

 

À une personne qui, par inconstance et par la vue des imperfections qu’il croyait voir ès autres, était retourné en arrière. Qu’on ne peut conseiller les inconstants, mais bien les laisser aller.

 

 

V. S.

 

1. J’Ai bien reçu vos deux lettres, par lesquelles vous me témoignez être repentants d’avoir quitté les vérités que j’avance pour retourner au monde ; et vous me demandez conseil pour savoir ce que vous ferez maintenant : lequel conseil je ne vous saurais donner : puisque vous m’avez volontairement abandonnée, je ne vous puis chercher. Il faut que de vous-même retourniez à Dieu aussi volontairement. Car j’ai une ordonnance de ne chercher personne : et Jésus Christ me donne aussi cet exemple, vu qu’il laissait aller de lui ceux qui s’en retiraient, et demandait à ses Apôtres mêmes s’ils se voulaient aussi en aller.

2. Je vous avais pris avec votre femme pour mes enfants, en pensant que vous deviendriez des vrais Chrétiens ; mais j’ai vu qu’à la première tentation vous avez regardé en arrière avec la femme de Lot, après que vous aviez quitté votre pays et passé si généreusement le premier pont pour cheminer vers la Jérusalem céleste. Les soins des choses temporelles vous ont fait encore souhaiter la chair et les oignons d’Égypte : ce qui vous empêcherait bien d’entrer en la terre promise, laquelle ne se donna point aux murmurateurs, quoiqu’iceux avaient quitté l’Égypte et cheminé tant d’années parmi les déserts, èsquels vous n’êtes pas sitôt entré que vous commencez à murmurer et regretter la condition que vous avez quittée, et à penser aux moyens de la reprendre. Ce qui a fort diminué la bonne inclination que j’avais pour vous.

3. Car je ne me pourrais servir de personnes si inconstantes : et si je les avais employées en quelque chose, elles ne me seraient pas fidèles ou me quitteraient au besoin : de quoi j’ai vu une preuve en S. P., lequel abandonne la maison et les biens qui lui étaient donnés en garde, à la merci des larrons, et la fait garder par une personne en laquelle je ne me veux fier. Et j’ai maintenant tant éprouvé de semblables infidélités aux personnes qui disaient de chercher Dieu et la perfection de leurs âmes, que je me lasse de les éprouver à si cher prix : car le Diable ne les tente pas seulement pour les faire tomber, mais il me tente aussi par eux, et m’apporte du dommage, de l’incommodité et des inquiétudes par leurs changements et inconstances. En sorte que je ne me peux servir de semblables personnes qu’à mon dommage.

4. C’est pourquoi j’aime mieux m’en retirer et les laisser aller là où elles voudront : car je ne veux conseiller sinon celles qui sont disposées à suivre la volonté de Dieu, lorsqu’elles la connaîtront, encore que ce serait au péril de leurs vies. Et lorsque je trouverais cette disposition en vous deux, je vous donnerais bien des bons conseils et de l’assistance spirituelle et temporelle pour avancer en la vraie vertu ; mais non auparavant. Il faut que vous répariez vous-même la faute que vous avez faite, par laquelle vous ne m’avez pas offensée, pour m’en demander pardon ; mais avez offensé Dieu et votre propre conscience : pour moi, je n’ai profit ni dommage lorsque vous vous retirez de moi ; car je ne prétends rien en ce monde que d’accomplir la volonté de Dieu en tout ce que je pourrai : le reste ne me touche. Un chacun pour soi doit savait ce qu’il doit faire et laisser pour arriver à la vie Éternelle : car chacun portera son paquet.

5. C’est pourquoi il ne vous faut point mépriser les vérités de Dieu lorsque vous vous en voulez retirer (comme vous êtes libres de faire) : mais vous ne pouvez sans pécher les blâmer, ou ceux qui les possèdent. Il vous faut laisser juger Dieu de ces choses, et tâcher de perfectionner votre propre âme, en laissant les autres soigner pour la leur. C’est le seul conseil que je vous peux donner maintenant pour votre bien, attendant que Dieu vous disposera d’en recevoir davantage. Je demeure de vous deux bien affectionnée en Jésus Christ.

 

Le 13 Mars 1675.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XXI.

 

Aveuglement des hommes à comprendre ce qui est de la justice. L’indisposition des meilleurs empêche que Dieu ne les mette à repos, de peur de coopérer à leurs péchés.

 

 

MON ENFANT,

 

1. ** n’attribuent point à justice ni à vertu que nous marchandons ou que ne voulons donner aux avaricieux tout ce qu’ils demandent : ils prennent cela comme une avarice, et il leur semble que nous ferions mieux d’être plus libéraux et de donner des avantages à ceux qui les emploieraient pour offenser Dieu. Et J. Æ. a un peu humé de cet air, à ce qu’il me semble, et ne saurait point bien acheter de nous des œufs, du beurre, ou fromage, ni autre chose, si ce n’est moins que la valeur, craignant de coopérer à notre avarice. Il me semble qu’il est fort distrait par les affaires temporelles, et qu’il a de besoin de quitter le monde pour se pouvoir recueillir en Dieu.....

2. Les affaires de Nordstrand nagent toujours dans l’inconstance, sans en voir d’issue. Je crains que les péchés des Enfants sont ce Duc de Perse qui retient le bon Ange de venir nous aider ; mais je bénis Dieu qu’il a permis jusqu’à présent que n’ayons pas eu Nordstrand, en voyant leurs dispositions ; à cause que ce pays ne leur apporterait de vertu lorsque leurs âmes ne sont point vertueuses : puisqu’on voit en Nordstrand aussi bien qu’en Jérusalem des personnes méchantes et insolentes, remplies de toute sorte de péchés : et aussi longtemps que nos amis demeurent vivants selon les mouvements de la nature corrompue, ils ne seraient pas meilleurs en Nordstrand ou en Jérusalem qu’en leurs pays : au contraire, ils deviendraient pires, en cherchant au service de Dieu plus d’aises, de commodités, de profit, et de friandises, qu’ils n’ont su trouver au service du monde, comme étant un lieu abondant en fruits de la terre, là où on peut vivre en repos avec peu de chose : ce que la nature corrompue désire toujours, à savoir de peu travailler et de faire bonne chère en se reposant à l’aise.

3. Pour ce seul sujet, plusieurs voudraient bien quitter le monde, auquel ils trouvent beaucoup de soins et de travaux pour entretenir la vie. En sorte qu’il vaut mieux que de semblables personnes, qui vivent selon les mouvements de leurs natures corrompues, demeurent au monde, là où elles seront obligées de travailler par nécessité, que de vivre en paresse ou négligence au service de Dieu, ou à la charge d’autrui ; vu que S. Paul se vante comme d’une vertu qu’il n’a été à charge à personne, et que ses mains ont gagné son entretien et celui des autres ; de quoi ces amis sont fort éloignés lorsqu’ils disent de ne vouloir tant travailler pour la communauté, comme ils feraient pour leurs propres intérêts. Pauvres Chrétiens qui cherchent Jésus Christ pour la pécune qu’ils attendent d’avoir à son service : et à moins de cela ils le laisseraient porter sa croix seul, sans le vouloir suivre.

4. C’est pourquoi Dieu fait très-bien et justement de ne leur point donner les biens et les lieux qu’ils désirent ; vu qu’ils ne s’en serviraient que pour l’offenser davantage, en suivant davantage leurs aises et sensualités, et en murmurant lorsqu’ils ne trouveraient pas icelles à leur souhait : ce qui offenserait grandement Dieu et les empêcherait d’entrer en la Vie Éternelle : comme les mêmes défauts ont empêché les Enfants d’Israël d’entrer en la terre de promission, bien qu’ils aient été si longtemps en chemin. Ce que nos amis n’aperçoivent assez : car on les entend souvent se plaindre de ce qu’ils n’ont point l’amour de Dieu, comme ils désirent. Comme si leurs âmes étaient préparées à cet amour, quoiqu’en effet elles soient entachées de plusieurs péchés et remplies d’amour propre, avec lequel l’amour de Dieu ne peut demeurer. J’espère que Dieu changera leurs cœurs, en surmontant la corruption de leurs natures, ou bien qu’il me donnera des autres enfants qui écouteront mes paroles et les mettront en pratique : car je ne peux autrement r’édifier son Église ; et s’il se veut servir de moi pour ce faire.

 

Le 5 Avril 1675.

 

 

 

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LETTRE  XXII.

 

À un Frison Prédicateur des Mennonistes, lui faisant savoir que parce qu’il cherchait les choses de la terre et y était attaché, il n’était pas propre pour l’édifice de la Nouvelle Jérusalem.

 

 

MON BON AMI,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 5 ce mois qu’êtes en souci de ce que boirez, mangerez, et de quoi vous serez vêtu, le soin de quoi un vrai Chrétien ne doit point avoir, puisque Jésus Christ lui a dit : Cherchez premièrement le Royaume des cieux, et le reste vous sera donné. Tous les amis qui sont venus de Frise sont déchus de la lumière du S. Esprit pour avoir trop voulu chercher leurs aises et avantages temporels ; et je crains qu’iceux, étant fourvoyés de la droite voie, ont tâché aussi de vous faire marcher dans le même chemin errant là où ils cheminent, et que par votre faiblesse vous êtes tombé de la foi ès promesses de Jésus Christ.

2. Car si vous avez quitté votre pays pour le suivre et pour devenir une pierre préparée à l’Édifice de la Jérusalem céleste, vous ne serez point en souci pour votre aliment, mais vous seriez seulement venu vous présenter à celui qui a charge de rédifier ce nouveau Temple, afin d’être par lui appliqué en tel endroit du Temple qu’il voudrait : car si les ouvriers desquels Salomon s’est servi pour édifier le Temple eussent voulu travailler à leur mode, et ne pas précisément suivre ses ordres, sans doute que ledit Temple n’eût jamais été achevé. Tout de même arrivera-t-il aux personnes qui désirent d’être des pierres pour l’édifice de la Jérusalem céleste lorsqu’elles se veulent appliquer aux soins des choses temporelles, en ne le point abandonnant entièrement à la providence de Dieu : icelles seront rejetées comme des pierres mal-polies, incapables de servir au saint Édifice ; puisque Dieu ne veut pour cela que des âmes entièrement dégagées, lesquelles n’ont plus de souci du lendemain et se laissent entièrement régir par le S. Esprit, sans autre désir que celui de lui obéir.

3. Si je trouvais en vous ou en votre beau-fils cette disposition, je serais alors capable de vous bien conseiller : mais voyant que vous prenez conseil avec la chair et le sang, ou avec les personnes qui vivent selon les mouvements de leurs natures corrompues, je n’ai rien à conseiller en cela ; puisque Dieu a laissé tous les hommes libres, il ne veut contraindre personne à devenir vrai Chrétien : il faut que la personne de sa libre volonté choisisse les moyens pour arriver à cette perfection Chrétienne. Et si mes écrits (comme m’écrivez) vous ont servi de moyens pour quitter le monde et ses vanités, vous devez suivre la doctrine qu’iceux vous enseignent, sans aller demander conseil à ceux qui, étant aussi faibles que vous, ne peuvent conseiller que d’avoir soin des choses temporelles, èsquelles ils mettent leur appui. C’est pourquoi je ne m’étonne point que vous n’avez rien pêché avec S. Pierre, nonobstant tant de devoirs : c’est à cause que si vous aviez bien réussi en cet emploi, votre cœur y serait attaché avec autant d’affection que vous avez jamais eue dans les autres négoces du monde. En sorte que ç’a été une faveur de Dieu de n’avoir su trouver des poissons : mais si vous jetiez vos rets d’un autre côté, en vous abandonnant au régime de Dieu et à la renonciation à vous-même, vous pêcheriez en grande abondance pour le temps et l’Éternité. Car si vous êtes à Fredrikstad ou à Husum, c’est toute la même chose : aussi longtemps que ne sortez point de vous-même et de la convoitise, vous ne trouverez jamais Dieu. Ce que vous peut bien assurer celle qui aime votre âme.

 

Je ne vois point qu’aurez nécessité

de venir à Schleswig pour me parler : aussi

longtemps que voulez suivre la nature

corrompue, je ne vous saurais aider.

 

Ce 11 Juin 1675.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XXIII.

 

À un intime Ami. Avis de conduite ès adversités et foule d’affaires. Tout doit être commun entre les enfants de Dieu, mais rien avec ceux qui sont dans la convoitise, qui est la raison pourquoi elle en a rejeté plusieurs, nommément ceux de Frise, qui aussi se pervertissent l’un l’autre.

 

 

MON ENFANT,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 10 de ce mois que vous êtes affligé pour la perte de nos bêtes. Ce qu’il ne vous faut faire ; mais plutôt dire avec Job : Dieu nous les avait donnés et il nous les a ôtés : son saint Nom soit béni. Et lorsque vous avez fait de votre part ce que pouvez pour les conserver, prenez de la main de Dieu tout ce qui en arrive. Car les adversités sont souvent plus salutaires que les prospérités. Je suis marrie que vous ayez tant d’emploi : car le trop de soin des choses temporelles empêche quelquefois l’attention à Dieu. C’est pourquoi il ne vous faut pas empresser pour les soins des affaires temporelles. Faites doucement et fortement votre mieux, et Dieu bénira votre labeur. Car lorsque l’esprit est trop agissant et distrait, le Diable y trouve prise et fait que toutes choses vont mal, afin de nous troubler davantage.

2. Ne vous troublez de rien. Apportez les remèdes aux maux s’il est possible, avec paix et repos. Car le Diable tâche à tout côté de troubler mon repos et ceux des frères. Il lui faut résister par la force de la foi, vu qu’il est ennemi de Dieu, et que nous sommes ses enfants, particulièrement de lui appelés. J’espère que cet Antéchrist sera bientôt découvert et que son règne est à sa fin, puisqu’il fait maintenant tant d’effort pour le maintenir ; et que nous pourrons servir Dieu en repos le reste de nos jours. Je pensais vous avoir ici pour quelque temps : ce qui m’a été impossible de faire, pour les affaires survenantes. J’espère que ce sera en brief, et je voudrais bien que feriez un inventaire de tous les meubles qui sont en Nordstrand... J’avais pensé que Dieu m’envoyerait davantage d’enfants : mais il semble qu’ils ne veulent obéir à leur Père Céleste ; mais suivre leurs propres volontés. C’est pourquoi il faut encore prendre soin des terres et de toutes nos bêtes, jusqu’à ce que des vrais enfants viennent pour leur en pouvoir faire part. Car tout ce que nous avons par ensemble est pour eux s’ils étaient disposés à le bien recevoir : cessant quoi, je ne peux rien donner : il vaut mieux le tout garder que de coopérer à leurs péchés de convoitise, d’avarice, ou de prodigalité, en quoi ils vivent assurément aussi longtemps qu’ils suivent les mouvements de leur nature corrompue.

3. C’est ce que Dieu m’a fait connaître, pendant que les hommes murmurent contre moi lorsque je ne leur donne pas libéralement selon leurs désirs. C’est à cause qu’ils ne connaissent point les voies èsquelles Dieu me conduit, et voudraient bien que toutes les choses allassent selon leurs souhaits, sans discerner la volonté de Dieu, lequel les prive des choses qui leur seraient nuisibles, quoiqu’ils ne le sachent comprendre. Il faut que je les laisse marcher en la voie qu’ils veulent tenir, ne les pouvant forcer : à cause que Dieu les a tous créés libres.

4. L’on m’avait rapporté que S. A. était libre de convoitise, quoique je le trouve fort en souci du lendemain et qu’il semble de plus chercher le reste que le Royaume des Cieux. Ce qui me fait pitié que ces personnes, étant venues si avant, en ayant abandonné le monde pour suivre Jésus Christ, qu’ils regardent encore en arrière avec la femme de Loth, après leurs avantages et propres intérêts. Dieu leur veuille ouvrir les yeux pour voir la vanité de la convoitise des choses périssables, Amen.....

Il semble que H. T. a gagné de son côté ces Frisons nouvellement venus. C’est dommage que ces personnes se laissent gagner au préjudice de la Vérité. C’est que le Diable a des plus forts agents que l’Esprit de Dieu ; lesquels travaillent plus vaillamment pour malfaire que les Enfants de Dieu ne travaillent au bien.

 

Ce 17 Juin 1675.

 

 

 

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LETTRE  XXIV.

 

À un Ami qui par inconstance, égard aux imperfections des autres, peu de foi ès promesses de Dieu, et conseils des méchants, s’était détourné de sa bonne résolution et voulait ensuite y revenir : auquel elle fait savoir que si longtemps qu’il est dans ces dispositions, elle n’a rien à lui dire, et qu’il doit demeurer au monde.

 

 

MON AMI,

 

1. J’Ai vu en la vôtre du 23 de Mai de cet an que les imperfections de E. ont été la cause que vous êtes retourné en Frise auprès de vos parents après avoir abandonné toutes ces choses pour vous rendre disciple de Jésus Christ. Ce qui est bien un faible sujet. Car si ledit Ew. est parfait ou imparfait, cela ne vous regarde ; vu que vous ne serez jamais damné pour les péchés ou imperfections d’autrui, ni aussi sauvé pour les perfections d’un autre ; puisqu’un chacun portera son propre paquet au jugement de Dieu, lequel ne nous demandera compte du fait d’un autre, mais de nos propres faits.

2. Et ce n’est point de merveille que vous demeurez en ténèbres, puisque vous avez un œil fin pour remarquer les fautes d’autrui plutôt que les vôtres ; vu que l’Écriture dit : Si votre œil est simple, votre corps sera lumineux : mais si votre œil est fin, votre corps sera ténébreux. Il fallait venir ici pour remarquer les perfections des autres, afin de les suivre ; et avec un œil simple tourner en bien ce que vous remarquez qui ne vous semble pas bon, en captivant votre esprit, afin de ne juger personne. Car il peut être que les choses que vous avez vues en E. pour mauvaises sont ses plus grandes perfections. Car encore que les jugements des hommes condamnent une chose pour mauvaise, Dieu la peut juger très-bonne ; parce qu’il sonde les reins et voit au fond de nos âmes l’intention avec laquelle nous faisons et disons quelque chose : et il arrive souvent qu’une même chose fait pour pécher ou pour se perfectionner. Ce que les hommes ne peuvent discerner par leurs ténèbres et ignorances.

3. Et je crois même que la chose qui vous a scandalisée en E. est une vertu devant Dieu. Car au regard de ce qu’il a si près marchandé les chartiers pour amener nos meubles, comme vous dites qu’il a fait, il n’a pas eu ci-devant cette coutume ; mais donnait à de semblables personnes tout ce qu’elles demandaient, afin d’être d’elles remercié, prisé et estimé pour homme libéral. Mais depuis qu’il a entendu de moi que Dieu m’ordonne de donner le moins que je peux aux méchants et avaricieux, à cause qu’iceux augmentent leurs péchés à mesure qu’ils ont davantage d’argent ou de gain, si ledit E. en pensant observer cela a excédé en ce regard, il est arrivé par ignorance ou le peu de discernement qu’il a pour bien mesurer combien il doit donner ou retenir à de semblables personnes : ce qui arrive à ceux mêmes qui sont avancés en vertu, lesquelles personnes excèdent quelquefois même en leurs meilleures actions, et j’en ai connu de celles qui se sont gâtées pour avoir trop veillé et jeûné. En quoi je fusse moi-même tombée en ma jeunesse si Dieu ne m’eût pas retenue. C’est pourquoi il ne fallait point vous scandaliser de ce que ledit E. ne voulait pas donner à ces chartiers tout ce qu’iceux demandaient, sans savoir à quelle fin il faisait cela. Car s’il l’a fait pour obéir à ce que Dieu m’a commandé, il a très-bien fait, et vous en devriez avoir été édifié.

4. Car c’est contre la nature corrompue de ne vouloir plaire et satisfaire aux hommes. Et encore bien que ledit E. aurait fait cela par pure avarice, ou en cherchant son propre intérêt, cela ne devait être capable de vous faire quitter le bon propos d’abandonner le monde pour être disciple de Jésus Christ. Car vous blâmeriez bien les Apôtres si pour l’avarice et la trahison de leur frère Judas ils auraient abandonné Jésus Christ. N’êtes-vous pas beaucoup plus blâmable d’avoir quitté les moyens de vos bonheurs temporels et éternels pour les imperfections d’un faible disciple, lequel ne vous avait pas été donné pour patron afin de l’imiter, mais pour compagnon de vos infirmités, afin de vous perfectionner par ensemble en supportant l’un l’autre pour gagner en patience le prochain à Dieu ? Pour quoi faire la Charité est un puissant moyen, laquelle possédant, votre cœur aurait eu pitié et compassion des faiblesses et imperfections dudit E. en priant Dieu qu’il l’en délivre ; vu que les fautes sont en lui comme aussi en vous avec regret et désir de les vouloir amender.

5. Quant à ce que vous avez craint de n’être pas assez nourri et d’être surchargé de travail auprès de moi, c’est un témoignage que vous n’avez pas de foi ès promesses de Dieu. Car jamais rien ne manquera à celui qui le sert fidèlement. Et si vous avez eu crainte de n’être pas bien nourri ou de falloir trop travailler en étant auprès de moi, vous avez très-bien fait de vous en retirer : puisque je ne veux avoir des personnes qui se plaindraient de ma discrétion ; aussi n’ai-je besoin d’aucunes personnes, encore moins du travail d’icelles : et il vous sera meilleur de travailler au monde pour avoir la viande qui périt que de vouloir vivre oisif parmi les frères Chrétiens ; vu que l’oisiveté est la mère de tous maux et que la paresse est l’oreiller où le Diable se repose. C’est pourquoi vous êtes obligé de travailler en tout tel état et condition là où vous serez, pour accomplir la pénitence enjointe à tous les hommes en Adam, de gagner la vie à la sueur de leur visage.

6. Voudriez-vous donc être dispensé de cette loi lorsque vous viendrez en la communauté ? Et ne voudriez-vous point autant travailler au service de Dieu que vous êtes obligé à travailler au service du Monde pour avoir vos aliments ? Ce serait un grand aveuglement d’esprit et une double paresse, l’une de vouloir vivre oisif, et l’autre de vouloir vivre du labeur des autres, où vous êtes jeune et capable de vivre de votre propre labeur. Je ne veux croire que vous ayez cette intention ; mais le Diable vous a embrouillé l’esprit pour vous faire croire au mensonge et à ceux qui vous ont pensé épouvanter par un esprit de jalousie, afin que n’entriez point dans la communauté, là où un chacun travaille pour le bien commun selon sa capacité, et cela de sa libre volonté, personne n’étant contraint au travail : et personne ne travaille pour gagner de l’argent, mais seulement pour le service nécessaire. Ce qui est une charité Chrétienne en laquelle un chacun se doit exercer et faire le plus qu’il peut d’un travail si salutaire, avec joie et contentement ; puisque S. Paul se vante comme de son bonheur d’avoir plus travaillé seul que tous les autres Apôtres ensemble. Et je puis dire avec Vérité que j’ai beaucoup plus travaillé au service de Dieu que je n’ai fait au service du Monde, et voudrais savoir y travailler encore beaucoup davantage. Je le ferais avec joie. Et si vous n’êtes point intentionné de travailler à votre possible en la communauté, vous n’avez que faire d’y venir, ni à disposer vos affaires à cela (comme vous m’écrivez de faire), car je ne vous y souffrirais pas, vous en déchassant comme une personne inutile, indigne de vivre, puisque l’Apôtre dit que celui qui ne travaille point de ses mains, qu’il n’est pas digne de manger du pain.

7. Il ne faut pourtant croire que je demanderai jamais d’une personne du travail excessif. Car cela serait contre la perfection Chrétienne, laquelle ordonne de faire à autrui ce qu’on veut qui serait fait à soi-même. De tant plus que je n’ai de besoin du travail des autres, en n’ayant négoce ni métier pour gagner ma vie, vu que Dieu m’a donné à suffisance pour mon entretien, voire celui des autres. En sorte que je n’ai pas de besoin du travail d’autrui. Car je me sers moi-même, et ne veux pas être servie, ni tirer autres avantages des personnes. Mais les personnes ont besoin de travailler pour elles-mêmes si elles veulent vivre en ce monde et arriver à la vie éternelle. Car sans soin et labeur personne ne peut avoir son entretien, quoiqu’on serait riche ; et personne ne peut aussi être sauvé sans gagner sa vie à la sueur de son visage, comme Dieu l’a ordonné à cause du péché. Il faut qu’un chacun travaille selon son état et sa capacité s’il veut vivre en ce monde et en l’autre ; mais pas d’un travail excessif, comme vous avez craint qu’aucuns de nos frères vous chargeraient. Car vous pouvez toujours laisser de porter ce qui vous sera trop pesant, vu que personne n’est entre nous pressé ni contraint en son travail, un chacun fait volontairement ce qu’il veut, et point davantage ; et l’on se devrait estimer heureux de pouvoir travailler beaucoup pour une fin si bonne comme est la charité du prochain ; vu que les personnes mondaines s’estiment heureuses d’avoir beaucoup de travail pour gagner de l’argent. En sorte que vous êtes bien malavisé de craindre le travail au service de Dieu, lequel vous devriez aimer et chercher, pour accomplir votre pénitence et pour assister votre prochain.

8. Encore moins devriez-vous craindre de n’être pas bien traité au service d’un tel Maître, lequel a bien soin des oiseaux du Ciel, qui ne sèment ni moissonnent. Et si vous cherchez la perfection de votre âme (comme vous dites), vous ne devez pas chercher d’avoir l’abondance des viandes ; mais vous contenter de la seule nécessité, encore bien qu’il serait en votre pouvoir d’avoir davantage. Car si l’abondance des choses nécessaires à la vie fût été parfaite, sans doute que Jésus Christ eût pris cette abondance ; vu que toutes choses lui appartenaient, et il pouvait choisir tout le plus beau et le meilleur pour son usage : mais pour nous donner exemple d’humilité, de sobriété, et de pauvreté, il a choisi de toutes ses nécessités les moindres pour son usage, en méprisant les meilleures, qui lui appartenaient. Vous en devez faire de même si voulez être son disciple, sans avoir souci de ce que boirez ou mangerez en étant auprès de moi ; puisque ce soin m’appartenait, et point à vous, qui deviez être content de ce que je vous aurais donné, en remerciant Dieu qui vous avait ôté ce grand soin d’avoir vos aliments, lorsque je promettais de vous nourrir avec votre femme et vos enfants. Vous ne deviez point souhaiter davantage pour tout le temps de votre vie : pendant que comme un ingrat vous fuyez votre bonheur, sans en dire la raison, et me laissez avec toutes les préparations que j’avais faites, d’acheter une vache afin d’avoir du lait pour vos petits enfants et de vous donner un quartier séparé pour les tenir là à l’aise, sans être incommodé ni incommoder aussi personne, vu que le logis était assez grand pour être autant séparés comme si nous eussions été en maisons différentes.

9. Et j’avais disposé de toutes ces choses pour avoir remarqué que la plus grande tentation que le Diable vous livrait était de vous faire craindre de tomber en nécessité et de manger le peu d’argent que vous aviez sans savoir où en gagner de l’autre. Cela venait du peu de foi que vous avez ès promesses de Dieu : mais pour aider votre faiblesse, je résolus de vous nourrir avec votre famille jusqu’à ce que vous auriez eu une Maison en Nordstrand, là où avec quelque peu de terres et de bêtes vous pourriez tenir votre propre ménage. Mais au lieu de reconnaître ma charité en votre endroit, vous l’avez méprisée et êtes allé au conseil auprès du méchant, lequel vous a conseillé de suivre plutôt la chair et le sang que la conduite du S. Esprit, ce que vous avez suivi et êtes retourné au monde en regardant en arrière avec la femme de Lot.

10. Que bien vous convient maintenant de vos entreprises ! Vous avez ce que vous avez choisi, et ne pouvez prétendre davantage, ni reprocher à personne ce que vous-même avez voulu faire. Il faut attendre ce qui en arrivera, et voir si dans le monde vous trouverez une Mère qui aura soin de vos âmes comme est celle que vous avez abandonnée pour suivre votre propre volonté, sans apercevoir qu’icelle étant corrompue par le péché vous précipitera en toute sorte de malheurs. Mais puisque l’avez voulu suivre, je ne vous l’ai pu empêcher, à cause que vous êtes créé de Dieu tout libre, lequel ne contraindra jamais personne : et il ne faut point aussi que vous pensiez de m’avoir fait du déplaisir de vous retirer de moi. Car j’ai été par là délivrée du soin et dépens d’entretenir votre famille. En sorte, que parlant naturellement, vous m’avez grandement soulagée, comme me soulagent aussi tous ceux qui se retirent de moi, puisque je n’ai de besoin d’eux, et ils ne m’apportent que des fâcheries à les bien conseiller, en voyant qu’ils n’observent point les bons conseils qu’on leur donne.

11. C’est pourquoi je n’ai plus rien à vous conseiller, non plus qu’à ceux qui (comme vous) ont méprisé mes conseils si salutaires, lesquels ne tendent à autre chose qu’au bien et avancement de leur bonheur éternel. Et si vous les voulez encore observer, vous avez mes écrits à la main, èsquels sont contenus ces conseils salutaires, comme ils sont aussi à trouver en l’Évangile : et si vous pouvez mettre ces conseils en pratique sans autres moyens, vous ferez bien de demeurer loin de moi : car je me lasse de traiter davantage avec des personnes si inconstantes, qui oublient demain ce qu’ils ont appris aujourd’hui, et au premier mécontentement qu’ils rencontrent en la voie de perfection, ils retournent (comme les chiens) à leurs vomissements, et reprennent la corruption de la chair et du sang, après avoir été résolus de renoncer à icelle. Je ne peux passer mon temps à conduire semblables personnes, pour le savoir beaucoup mieux employer en choses plus utiles ; et j’aime mieux que vous suiviez votre propre volonté loin de moi que de faire cela en ma présence.

12. Quant à ce que me mandez en quelle manière les personnes mariées offensent au péché de la chair, vous le devez mieux savoir que moi. C’est assez que je vous assure en général que l’homme offense son Dieu toutes les fois qu’il porte ses affections en autre chose qu’en lui ; vu qu’il a été créé pour aimer Dien : et tout ce qu’il fait pour satisfaire à soi-même ou à autres créatures, il pèche : car il retire ses affections de son Dieu pour aimer autre chose qu’en lui. Cela seul est l’essence de tous les péchés. C’est pourquoi la personne qui veut vivre en vrai Chrétien ne doit jamais rien faire pour sa propre satisfaction ou pour suivre ses sensualités ; mais user de toute chose pour la nécessité seulement. Voilà tout ce que vous peut dire en général

 

Celle qui aime votre Âme.      

 

Le 5 d’Août 1675.

 

A. B.

 

 

 

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LETTRE  XXV.

 

À un de ses Amis (M. le Docteur Swammerdam) sur la découverte de l’aveuglement du cœur de l’homme, les erreurs et égarements qui en viennent, les obstacles à la conduite du S. Esprit, et la nécessité d’une personne pour nom guider ; avec les qualités d’une telle personne qui doit guider les autres.

 

 

MON ENFANT,

 

1. J’Ai été bien aise d’entendre en la vôtre du 21 de ce Mois que vous commencez à découvrir qu’il n’y a rien que péchés en votre âme. Cela est une lumière Divine et une vérité très certaine, que tous les hommes en général n’ont rien autre que des péchés en leurs âmes. Ce que peu de personnes découvrent, à cause de l’Aveuglement dans lequel l’homme est né. Il pense d’être bon et sage pendant qu’il est tout mauvais et ignorant. Son propre cœur et ses propres pensées le trompent. Et il estime souvent d’être bien en lui ce qui est très-mauvais. Et ces choses ne se peuvent découvrir que par une lumière surnaturelle. Parce que tous les hommes en général, étant corrompus par le péché, ne peuvent découvrir la vérité des choses comme elles sont devant Dieu, lequel est seul véritable. Pour cela, dit l’Écriture, que tous hommes sont menteurs, sans en excepter aucuns, vu qu’ils mentent à eux-mêmes et aux autres, en se persuadant eux-mêmes de bien faire lorsqu’ils gâtent tout. Et font entendre le même aux autres en leur pensant dire la vérité. C’est en quoi le Prophète dit qu’il n’y a rien plus trompeur que le cœur de l’homme. Vu qu’aussi longtemps qu’il vit en péchés, il porte en soi un faux fond qui le trompe, et aussi le prochain avec sa tromperie.

2. De là vient que les hommes par tradition ont déclaré les uns aux autres les mensonges pour des vérités, et cela en toutes sortes de sciences. Mais principalement au regard de leur salut, lequel plusieurs ont appuyé sur le dire des autres, et se sont trouvés trompés à la mort, pour avoir suivi la Doctrine des hommes. C’est pourquoi l’une des choses particulières pour laquelle je remercie Dieu est celle qu’il ne m’a point laissé humer la Doctrine des hommes, puisque je vois que si grand nombre se laissent périr par icelle.

3. C’est pourquoi vous jugez droitement que personne ne peut arriver à la véritable vertu sans être guidé d’un autre qui soit déjà arrivé à cette même vertu. Cela vient de ce que la personne ne se dégage point assez d’elle-même lorsqu’elle reçoit les premières grâces de Dieu, les recevant seulement avec joie, sans correspondre fidèlement aux grâces reçues en renonçant à elle-même. Elle veut bien goûter les consolations intérieures que Dieu lui donne, et veut avec cela suivre les mouvements de la nature corrompue.

4. Ce qui ne peut demeurer par ensemble dans une même âme. Il faut que l’un déchasse l’autre, comme l’eau éteint le feu ; pour être deux contraires, comme est le Péché et la Grâce ; en quoi plusieurs personnes se sont grandement trompées, et pensaient que le S. Esprit demeurerait dans leurs âmes encore bien qu’elles demeureraient vivantes selon les mouvements de leur nature, avec laquelle le Diable a de la sympathie et se mélange avec cette nature corrompue, pour étouffer en l’âme les grâces que Dieu y avait plantées. Et par tel moyen la personne se retire insensiblement de Dieu, perd les grâces reçues, et se délecte en elle-même : par où elle va toujours de plus en arrière, ne soit qu’elle trouve une guide qui la remène dans la droite voie du renoncement à sa propre volonté. Mais cette guide doit avoir passé toutes sortes de périls et être elle-même arrivée à la vraie vertu, comme je remarque que vous posez en votre lettre. Car ne trouvant une semblable guide, vous pourriez errer d’avantage d’en prendre une sans cette expérience que de vous guider vous-même.

5. C’est pourquoi vous avez sujet de vous éjouir et dire dans la vôtre que ne quitteriez point cette guide pour tous les trésors du monde, vu que cela est plus estimable que dix milles mondes ensemble ; puisque la vie éternelle est d’un prix inestimable et à rien comparable. Je vous congratule de l’avoir trouvée et vous conseille de la bien suivre en tous les lieux qu’elle vous conduira : puisqu’elle vous est donnée de Dieu elle vous conduira à lui. Il ne faut pas dire qu’elle vous manque encore comme du passé, vu que par icelle Dieu vous donne continuellement de nouvelles lumières. Car je vois qu’en avez reçu en abondance depuis que vous m’avez connu, et je ne sais si ma présence corporelle vous en donnera davantage.

6. Mais à cause que vous la désirez si fort comme un moyen pour vous retirer hors des occasions qui vous divertissent, je ne puis refuser que vous en fassiez l’épreuve : et si vous êtes content de notre petit traitement, je vous le donnerai volontiers. Vous pourrez venir de compagnie avec ** et notre frère Tielens, qui se prépare au retour. Si laissez vos curiosités quelque-part en sûreté, vous pourrez là retourner pour en ordonner, si en cas vous persévérez auprès de nous, là où vous ne trouverez point les délices de la nature, mais bien celles de l’âme, comme je veux croire. En cette attente je demeure celle qui aime votre âme.

 

Ce 23 Août 1675.

 

A. B.

 

 

 

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LETTRE  XXVI.

 

À un Ami de Frise, qui a quitté les moyens de se perfectionner et est retourné au monde sous prétexte que Made Bourignon ne l’avait pas appelé expressément, qu’elle n’avait point un lieu de retraite assurée, et que les amis dudit Frison avaient encore besoin de son assistance : prétextes par lesquels il s’est laissé aveugler.

 

 

MON BON AMI,

 

I. J’Ai vu par la vôtre du 29 d’Août que vous avez laissé de venir ici à cause que je ne vous ai point demandé directement, et que vous avez cru de mieux faire d’assister votre ami en conduisant son bateau en Frise que de venir nous assister au besoin, à cause que vous n’avez point d’assurance si nous entrerons en la possession de Nordstrand : en reprochant que passé un an nous avons aussi pensé de l’avoir sans effet. Et comme je vois que tous ces sentiments vôtres procèdent de la nature corrompue, j’ai jugé nécessaire de vous montrer par écrit que Dieu ne vous peut avoir donné ces combats ni inspiré ces pensées, et que vous êtes déchu de votre première ferveur. Car du passé vous estimiez bonheur (avec raison) de venir quelquefois auprès de nous pour consoler et fortifier votre âme, sans vous informer si nous aurions la possession de Nordstrand ou non : à cause que vous regardiez alors simplement le dessein que vous aviez pour devenir un vrai Chrétien et d’abandonner le monde et sa convoitise pour mieux arriver à vos desseins. Mais depuis que vous conversez avec vos amis et avez repris leurs amitiés, vous êtes devenu fìn pour regarder aux avantages temporels, si fortement que vous laissez les moyens de votre perfection lorsqu’iceux ne sont accompagnés desdits avantages.

2. Ce qui est un grand relâchement, lequel vous ne découvrez pas assez. Car depuis que vos amis ont changé de discours en disant qu’ils voulaient avec vous devenir des Chrétiens, vous les écoutez et suivez plus que le conseil que Dieu vous donne en son Évangile. Et quoique par divine Lumière vous ayez été convaincu en votre conscience qu’il fallait quitter le monde et imiter Jésus Christ pour être vrai Chrétien, vous balancez encore de faire cela lorsque vos amis ont besoin de votre assistance ; sans considérer que Jésus Christ dit au jouvenceau de l’Évangile, lequel demandait temps pour aller ensevelir son père : Laissez les morts ensevelir leurs morts. Car si vous voulez attendre à suivre Jésus Christ hors des embarras des affaires du monde jusqu’à ce que vos amis n’auront plus besoin de vous, il est très-certain que jamais vous ne deviendrez un vrai Chrétien ; puisque le Diable et le méchant vous fourniront toujours assez d’occasions d’empêchements ; et sous un faux prétexte de charité ils vous obligeront à leur tenir compagnie et à leur faire des plaisirs nécessaires, afin que sous semblables prétextes vous négligiez de suivre Jésus Christ, de la façon qu’il vous a premièrement inspirée, laquelle était d’abandonner le monde, ses délices, sa convoitise pour suivre Jésus Christ en son Esprit Évangélique.

3. Ce propos et cette ferme résolution venue de Dieu ne doit être retardée pour aucunes choses. Car en pensent bien faire d’assister le monde et de complaire à vos amis, vous méprisez l’advertance que nous fait Jésus Christ en disant que celui qui veut plaire aux hommes n’est pas serviteur de Jésus Christ. Car on se rend toujours serf de celui à qui on veut plaire : et Dieu ne veut pas avoir notre cœur divisé en des objets si différents, comme sont les hommes naturels divisés de l’Esprit de Jésus Christ, puisqu’on voit en effet que toutes personnes naturelles cherchent leurs propres avantages, leurs propres aises, plaisirs, et biens de cette vie, lesquelles choses l’Esprit de Jésus Christ méprise et rejette.

4. Je ne veux point dire que vous cherchiez encore vos avantages temporels, puisque je sais qu’êtes résolu de ne les plus chercher. Mais je ne vois de différence à la recherche de l’avantage des autres ou votre propre ; vu que l’un et l’autre de ces avantages contournent seulement à l’accommodement humain, à l’aise, et la satisfaction de la vie présente, auxquelles choses passagères toutes les personnes naturelles tendent et aspirent. Et lorsque vous les aidez en cela, vous coopérez à leurs péchés et avez part à leur convoitise, laquelle est souvent plus grande en vos amis qu’en vous-même, pendant que la voulez fortifier par votre secours et assistance ; comme si cet accommodement humain était une vertu, quoiqu’elle ne soit qu’une justice Pharisaïque, par laquelle la personne qui en est possédée acquiert la louange et l’estime des hommes. Ce qui est bien dangereux pour votre personne, laquelle n’a encore surmonté le désir d’être estimé vertueux.

5. C’est pourquoi il vous faut être sur vos gardes et craindre que le Diable ne vous séduise sous fausses apparences, en vous persuadant que vous faites autant bien d’assister les personnes du monde, lesquelles ne cherchent que leurs propres avantages, que d’assister les serviteurs de Dieu, qui ne cherchent que sa gloire ; quoiqu’en effet il y ait grande différence, vu que les uns ne butent qu’au temps présent, là où les autres butent à l’éternité. Vous direz peut-être que les services que vous nous avez rendus regardent aussi les choses temporelles. Ce qui est véritable : et il n’y a que cette différence que les personnes naturelles désirent d’être aidées pour satisfaire à leurs convoitises afin d’avoir de quoi vivre à l’aise selon leurs désirs, et que les serviteurs de Dieu désirent d’être assistés pour avoir leur simple nécessité et les moyens d’assister leurs frères Chrétiens au besoin. En sorte que votre assistance peut servir à l’un pour pécher davantage et à l’autre pour glorifier Dieu et à l’assistance de ses enfants. Ce qui sont deux fins fort contraires, quoique ce soient des mêmes actions que vous faites à bonne intention.

6. Je ne dis pas tout ceci pour vous induire à délaisser l’assistance de vos amis afin de nous venir assister. Car nous n’avons besoin de votre assistance sinon au tant que vous la jugerez utile et profitable au salut de votre âme, puisqu’autrement je ne désire point que vous veniez auprès de nous pour aucun avantage temporel, lequel nous ne cherchons nullement, et désirons souvent d’avoir l’occasion d’employer à la gloire de Dieu nos propres biens. Cela est bien loin de désirer de les augmenter ou multiplier pour nos propres commodités, de tant plus que Dieu m’a dit : Ne cherchez rien. Cultivez ce qui vous sera baillé et mis en main. Et si Dieu ne m’avait donné cette charge, je ne voudrais jamais avoir personne auprès de moi ; puisque tous mes contentements consistent à m’entretenir avec Dieu dans la solitude.

7. C’est pourquoi je n’ai eu garde de vous mander directement de venir ici pour nous assister ; vu que cela dépend de votre volonté, et que de la mienne je ne peux chercher personne ; et si notre frère ne m’avait pas dit que vous l’aviez prié de vous écrire si en cas j’aurais eu besoin de votre assistance, je n’aurais eu permis de vous écrire : parce que je laisse toujours les personnes dans la liberté en laquelle Dieu les a créées : et lorsque vous ne trouvez à propos de venir auprès de nous, vous le pouvez bien laisser. Ce n’est que pour votre bien spirituel que nos frères vous ont souhaité et écrit par une charité Chrétienne, en pensant vous faire plaisir de vous avertir que j’avais bien l’occasion de vous employer à la gloire de Dieu, si en cas nous aurions eu la possession de Nordstrand, comme je l’ai obtenue depuis quelques jours : mais ayant trouvé dans ce décret quelques clauses qui m’eussent engagée dans un procès, je ne l’ai pas voulu accepter, craignant de perdre mon repos par des procès ou chicanes, ayant mieux aimé d’être encore privée de ladite possession que de ne la posséder paisiblement.

8. Par où vous pouvez bien voir que je n’ai pas mis le point de ma perfection en la possession de Nordstrand, comme vous semblez d’avoir mis le vôtre, en disant que vous ne savez bien résoudre avant de voir la fin de cette affaire. Ce serait un faible appui si vous vouliez seulement chercher les moyens de devenir un vrai Chrétien lorsque nous aurons la possession de Nordstrand ; puisque cela ne regarde que l’accommodement du corps et ne fera rien à la perfection de votre âme, laquelle ne souffrirait aucun dommage encore bien que je n’entrerais jamais en ladite possession, moyennant que votre affection soit toute en Dieu et détachée des affections terrestres. Car toutes terres sont bénites du Seigneur : mais la conversation des gens de bien est un puissant moyen pour bien vivre, comme la conversation avec les méchants est le vrai moyen de devenir méchant. Ce que je vous laisserai considérer, en demeurant votre bien affectionnée en Jésus Christ.

 

Ce 13 Septembre 1675.

 

A. B.

 

 

 

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LETTRE  XXVII.

 

À un Frison qui, ayant commencé à quitter le monde, est retourné en arrière, tant parce qu’il n’était pas venu avec un cœur désintéressé que parce qu’il s’est laissé séduire par ses compatriotes, qui ayant auparavant reconnu la vérité, étaient aussi retournés en arrière.

 

 

MON AMI,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 22 Novembre que vous regrettez de n’avoir suivi mon conseil, et que vous êtes mis en péril de retourner au monde et en ses convoitises. De quoi je ne m’étonne, puisque n’êtes venu en ce pays qu’avec espoir d’être délivré de tout soin et d’avoir vos nécessités temporelles sans peine. Car si vous eussiez venu y chercher le Royaume des Cieux, le reste vous eût assurément été donné : mais à cause que vous avez cherché le reste, il a été nécessaire qu’icelui vous eût manqué ; vu que je ne peux donner les biens temporels à ceux qui les cherchent. Car tout ce que j’ai et que je puis avoir est pour les Chrétiens qui ne cherchent plus rien en ce monde que Dieu et sa Justice. Car il ne serait juste qu’une personne qui de soi-même a des commodités ou de l’industrie pour gagner sa Vie par son emploi voulût vivre oisif à la charge d’un autre. Je pensais que vous n’auriez désiré cela, encore bien que vous l’auriez pu avoir, selon le rapport que J. Æ. m’en a fait. De quoi j’ai vu tout le contraire.

2. Car depuis qu’êtes venu en ce pays, vous ne m’avez jamais demandé ce que Dieu voulait que vous fissiez ; mais avez avec vigilance cherché les moyens par lesquels vous gagneriez de l’argent. Ce qui n’est conforme au conseil de Jésus Christ, lequel dit précisément ; Ne travaillez point pour la viande qui périt, mais pour celle qui durera éternellement en la Vie Éternelle. Et si vous vouliez travailler à cette condition, je vous pourrais bien donner mon conseil. Mais si vous cherchez les biens de la terre, vous trouverez assez de personnes terrestres pour vous conseiller, lesquelles vous avez jà trouvées ; puisque dites qu’il y a à Fredrikstad des occasions pour gagner de l’argent. C’est à vous à savoir quel conseil vous voulez suivre, vu qu’êtes créé libre pour choisir Dieu ou le Monde, sans que personne vous doive forcer à cela. Et je vous proteste que je ne cherche personne, pour avoir trouvé en Dieu tout ce que je peux jamais désirer.

3. Mais si vous avez besoin de moi ou de mon conseil au service de Dieu, je ne vous dénierai rien qui soit en mon pouvoir. Mais si voulez servir le monde, je n’ai rien à vous conseiller ; puisque l’Écriture dit que les enfants du monde ont plus de prévoyance que les enfants du Royaume.

4. Partant, ne troublez point mon repos en choses vaines et passagères ; puisque je suis une Pélerine qui voyage vers l’Éternité et ne peux entretenir que les personnes qui voyagent par le même chemin. Vous en avez pris un autre, lequel je crois qu’il mène à perdition, puisqu’il est large. Suivez-le autant qu’il vous plaira : je ne vous veux accompagner en icelui. C’est pourquoi je laisse en repos tous ceux qui ne me veulent suivre, en demandant à mes enfants mêmes, comme fit Jésus Christ à ses Disciples, s’ils ne me veulent quitter aussi, sans mal-dire ou mal-faire à ceux qui se retirent de moi : et je voudrais qu’iceux fussent si sages qu’ils ne médissent pas des Vérités de Dieu lorsqu’ils ne les veulent suivre, mais les laissassent pour ceux qui les estiment, sans attirer les autres à leur relâchement ; vu que cela est une qualité du Diable, lequel ne se contente d’avoir perdu la grâce de Dieu, mais tâche de la faire perdre aussi aux autres par un esprit d’envie et de jalousie ; comme ont fait les personnes qui vous ont attiré à Fredrikstad et aux négoces du monde. Voyez maintenant si icelles vous peuvent donner le salut après qu’aurez suivi leurs conseils ; et si vous voyez le contraire, quittez-les pour retourner en la Vérité, qui est Dieu. Ce que vous conseille,

 

Celle qui aime votre âme,      

 

Ce 5 Déc. 1675.

 

A. B.            

 

 

 

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LETTRE  XXVIII.

 

Au même, lui faisant voir pourquoi elle ne le peut ni recevoir, ni conseiller. Et quels sont les desseins qu’elle a, etc.

 

 

MON BON AMI,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 7 de ce mois que vous avez lu ma lettre à votre femme, et qu’elle vous admoneste d’être bien prudent à entreprendre quelque changement, vous disant qu’elle veut suivre votre conseil, et qu’en suite d’icelui elle a quitté son pays, ses enfants et autre parentage. Cc qui serait très-bon si elle avait fait cela pour plaire à Dieu. Mais c’est peu de chose si elle l’a seulement fait pour vous plaire, comme il y a grande apparence ; vu que toutes les raisons qu’elle vous donne ne regardent que les choses temporelles, en vous proposant que vous n’avez de grands biens et qu’êtes tous deux d’âge. Cela ne provient que du soin qu’elle a de n’amoindrir ses petits biens et de ne trouver assez d’aise en allant en Nordstrand, et assez de repos selon sa vieillesse. Ce qui dénote assez que votre femme n’est point touchée de Dieu pour embrasser une Vie Évangélique, et qu’elle se veut contenter d’avoir soin de la vie présente, comme font toutes les personnes qui suivent leurs mouvements naturels : elles n’ont que des yeux de taupes et ne voient qu’en la terre ; et pensent aux moyens de prendre le bon temps, leurs aises, et leur repos.

2. Mais celles qui sont touchées de Dieu pour devenir des vrais Chrétiens se soucient sort peu de toutes ces choses moyennant qu’elles puissent arriver à la perfection Chrétienne : elles se veulent contenter de la seule nécessité, laquelle elles espèrent de toujours trouver moyennant de demeurer fidèles à Dieu ; selon les promesses de Jésus Christ, lequel dit : Cherchez le Royaume des Cieux, et le reste vous sera donné.

3. Mais vous ni votre femme n’êtes encore en cette disposition, mais avez soin du lendemain et vous travaillez encore pour la viande qui périt. Vous me dites bien de vouloir vous abandonner entièrement au régime de Dieu et vous demandez mon conseil, lequel je ne vous puis bonnement donner, à cause que je ne connais qu’une seule voie qui mène à salut, laquelle est de suivre les Conseils Évangéliques ; et pour ce sujet j’ai résolu (et aussi mes amis) de faire comme les Chrétiens en la primitive Église, de mettre tout en commun et faire que tous ceux qui ont la même intention n’aient besoin de rien.

4. Mais nous ne pouvons pourtant recevoir en notre communauté des personnes qui vivent dans leurs amours propres, cherchent leurs aises et commodités ou avantages ; vu que celles-là sont propriétaires et pas Chrétiennes. Car entre les Chrétiens il n’y peut avoir ni mien ni tien. Mais chacun travaille pour le commun, en y apportant le peu ou beaucoup qu’il a, sans rien réserver. Et je vous conseillerais bien d’entrer en semblable communauté si Dieu vous en fait la grâce. Mais pour des conseils particuliers de vos affaires temporelles, je n’ai rien à vous conseiller ; puisque l’Écriture dit que les enfants du monde sont plus prudents que les enfants du Royaume. Je leur laisse cette prudence, et veux m’arrêter à suivre les conseils de Jésus Christ. Ceux qui les veulent suivre avec moi seront heureux en ce monde et en l’éternité ; lequel bonheur je vous souhaite en demeurant,

 

Votre bonne Amie.          

 

Ce 23 Déc. 1675.

 

A. B.    

 

 

 

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LETTRE  XXIX.

 

Au Frison Mennoniste qui avait été son Censier en Nordstrand, et avait feint de vouloir devenir vrai Chrétien, quoique, s’étant laissé aveugler par une convoitise insatiable et extravagante, il soit devenu son ennemi et son calomniateur perpétuel. Elle lui remontre l’iniquité de sa conduite et l’état de perdition où son âme est devant Dieu.

 

 

J. M.

 

1. J’Ai entendu par notre frère Fl. que ne vous voulez accommoder avec moi et que proposez de dresser un compte pour rapporter tout ce que vous avez dépensé en boire, manger et autrement en Nordstrand. Ce qui me semble une extravagance, puisque cela ne me touche en rien. Car vous étiez libre de dépenser vos biens ou de les prodiguer selon vos désirs, comme je crois que vous auriez fait en cas que l’argent ne vous eût manqué. Voulez-vous maintenant me porter en compte les biens que vous avez dépensés ou perdus par votre négligence ? Quelle raison avez-vous de ce faire, vu que je n’étais obligée à vous entretenir et votre famille, pour ne vous avoir jamais vu ou connu avant que vous soyez venu en Holstein auprès de moi, là où je vous ai nourri et entretenu avec votre femme et vos enfants par pure charité Chrétienne, jusqu’à ce que vous ayez trouvé commodité pour vous placer ailleurs ? À quoi j’ai fait tout devoir pour trouver maison au village de Tooms, afin de là pouvoir gagner vos dépens par votre Chirurgie. Mais comme vous savez que cela ne pouvait être et que ne saviez où aller, je vous ai mis sur ma terre de Nordstrand, là où vous pouviez vivre comme un petit Prince en faisant votre mieux. Car tous nos frères, qui ont là demeuré depuis vous, disent que cette terre est capable de nourrir 30 personnes, en étant bien ménagée ; et je vous l’avais louée en la meilleure forme qui se fait en ce pays, à savoir pour la moitié des fruits que cette terre produirait. En outre je vous ai mis en main ma maison, mes chevaux, et autres bêtes pour vous en servir au besoin, avec chariot, charrue, et tous autres meubles, grains, foin, etc., en offrant de vous prêter de l’argent autant qu’en auriez eu de besoin, sans aucun intérêt. Ce que vous acceptiez alors avec action de grâces.

2. Mais depuis que vous avez conversé avec les personnes du monde, vous êtes tombé dans la convoitise et m’avez importuné et dit qu’on vous avait trompé en vous donnant toutes ces choses. Ce qui me déplût fort, en sachant en ma conscience que j’avais fait comme une Mère ferait à son enfant pour l’assister en son besoin. Mais entendant si souvent vos plaintes et lamentations, comme si je vous avais fait tort de vous donner ainsi mes biens, je vous demandai s’il vous déplaisait d’avoir ainsi loué mes terres, que j’étais contente de les reprendre : ce qui vous contenta fort, et vous me priâtes d’être déchargé de tous les écrits qu’on avait fait pour lesdites terres et meubles. À quoi j’ai sitôt consenti et repris lesdites terres, bêtes, et meubles, comme je les avais donnés. Mais au lieu de me savoir gré de ce que j’acquiesçais à toutes vos volontés, vous en êtes devenu mauvais, et me reprochez l’avarice de laquelle votre cœur était chargé. Et bien que vous ayez eu les dépens avec votre famille sur mes terres, et emporté avec vous à votre sortie beurre, fromage, et tout ce qu’il vous a plu, vous me disiez encore diverses fois d’y avoir eu du dommage, et que la perte était sur vous. Ce que je ne voulais entendre, en sachant que c’était parler contre la vérité ; vu que moi-même avais reçu de vous grande incommodité et dommage. Ce que m’a confirmé l’expérience depuis votre départ : car nos frères et nous avons vécu des fruits de cette terre, et reçu encore continuellement bonne somme d’argent d’iceux fruits ; là où vous faisiez entendre à un chacun de n’y pouvoir vivre avec votre famille seule.

3. Ce qui vous devrait faire rougir de confusion, qu’en voulant tendre à la perfection Chrétienne vous n’ayez pas voulu être content d’une telle abondance, en ayez murmuré, et êtes encore aujourd’hui si mauvais contre moi que ne voulez venir à quelque accord, et cherchez par tous moyens de me chicaner et troubler mon repos, disant que vous avez acheté mes chevaux et me faisant payer le travail qu’iceux ont fait sur mes terres beaucoup plus cher qu’aucuns paysans ne nous ont demandé pour les labourer avec leurs propres chevaux. Et à présent vous voulez que je vous restitue tout ce que pensez d’avoir dépensé en Nordstrand, ne me voulant pas seulement restituer les habits que j’ai achetés pour les gages de votre serviteur. Ce qui fait assez paraître votre injustice et le peu de raison qui vous gouverne. C’est pourquoi j’ai résolu de vous laisser périr et mourir en vos péchés, lesquels ont maintenant entièrement si aveuglé votre âme qu’elle ne voit plus où elle marche ; et se précipitera assurément d’un malheur en l’autre sans l’apercevoir : et je crains que ce malheur vous arrivera prédit par S. Paul, à savoir que celui qui a péché après avoir connu la Vérité, qu’il n’y a plus de Sacrifice à offrir pour lui. Car il est très-certain que si vous mourez en l’état auquel vous vivez à présent, que vous serez damné. C’est pourquoi j’ai dit à notre frère T. qu’il vous rende l’argent que demandez de lui, et que cet argent périsse avec vous ; puisque n’en voulez faire bon usage, ni venir à une juste liquidation avec moi.

 

Le 18 Janv. 1676.

 

 

 

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LETTRE  XXX.

 

À un de ses domestiques, lui enseignant la manière Chrétienne et salutaire dont il faut travailler, au lieu que celle du monde aveugle est vaine et souvent nuisible.

 

 

MON ENFANT,

 

1. CE que votre femme désire de retourner en Nordstrand, ce n’est que pour malfaire. Vous avez vu les promesses qu’elle avait faites pour retourner lorsqu’elle était en Frise, et que peu elle les a tenues : et combien elle vous a tourmenté et témoigné de mal-contentement, en voulant toujours autre chose qu’elle n’avait. Si vous la connaissiez autant que moi, je crois que vous ne la voudriez plus approcher, et la laisseriez où elle est, encore que je la voudrais bien avoir : car si Dieu ne m’avait pas donné plus de charité pour les âmes que pour les corps, je tâcherais de garder votre femme en Nordstrand, puisqu’elle est propre à tenir ce ménage et à gouverner les bêtes : ce qui sont des choses nécessaires, que les hommes ne font si bien que les femmes : mais j’aime mieux que tout périsse que non pas que Dieu soit offensé en quelque chose. Si le ménage ne va si bien qu’il doit, j’espère qu’il ira mieux à l’avenir ; puisqu’on apprend toujours à faire mieux ce qu’on fait, et que l’habitude forme toute chose.

2. De plus, il ne faut entreprendre sinon ce qu’on sait bien faire avec ordre et mesure : car si vous avez trop de terres, ou trop de bêtes à gouverner, il vous en faut tenir moins ; puisque je ne tiens point Nordstrand pour en tirer du profit, mais pour y affilier les personnes qui ont le désir de devenir des vrais Chrétiens : et tant plus il y en aura, tant plus me sera-t-il agréable, moyennant qu’elles y trouvent de l’ouvrage et de l’entretien. Ce n’est qu’à ces fins que je tiens la terre de Nordstrand, point pour d’autre sujet : et lorsque vous travaillez pour seconder un si bon dessein, vous êtes bienheureux : car les gens du monde s’estiment heureux de gagner de l’argent ; mais les Chrétiens sont bien plus heureux de travailler pour faire charité à leurs frères Chrétiens, et pour rien d’autre, comme par la grâce de Dieu vous travaillez tous à Sleswick et en Nordstrand ; vu que tout ce qu’on y fait ou pense ne tend à d’autre fin qu’accomplir sa pénitence et assister le prochain de nos travaux, à l’imitation de l’Apôtre, qui travaillait pour lui et pour les autres.

3. Je sais bien que je le fais ainsi, et j’estimerais bien malheureux si quelqu’un de nos frères avait une autre intention ; puisqu’il serait grande folie qu’après que Dieu leur a donné les choses nécessaires, ils travaillassent encore pour avoir les superflues. Ce que je ne pourrais souffrir si je découvrais cette avarice dans l’un de nos frères, à pause que Dieu m’a dit : Ne cherchez rien ; et ailleurs : Ne retenez que les choses nécessaires.

4. Il est vrai que votre travail apporte plus que vos propres nécessités, puisqu’iceux sont aussi utiles aux autres ; de quoi vous vous devez estimer bienheureux, de pouvoir aider et secourir vos frères Chrétiens : et vous ne devez jamais faire cela à regret, ou en murmurant de ce que vous travaillez trop, ou que vous ménagez bien toute chose : puisque cela vous doit réjouir et contenter, de ce que Dieu vous fait la grâce, comme il fit à l’Apôtre, de travailler pour vous et pour vos frères Chrétiens, et d’épargner pour les pouvoir secourir au besoin. Ce qui est le plus grand honneur que pourriez recevoir en cette vie. Car Jésus Christ a dit : Ce que vous ferez aux plus petits des miens, je le tiens fait à moi-même.

5. Et quel Maître peut-on trouver plus honorable que Jésus Christ ? Doit-on épargner son labeur à un emploi si heureux ? Ou doit-on murmurer de quelque incommodité au service d’un tel Maître ? Ne faut-il point avec joie s’efforcer à travailler et épargner autant qu’on peut pour secourir les Enfants de Dieu, lorsqu’on voit que les gens du monde travaillent tant pour enrichir leurs enfants, quoiqu’ils sachent qu’iceux augmenteront leurs gloires et péchés par le moyen des épargnes et travaux de leurs Parents ? Ne voilà pas un grand aveuglement d’esprit et un travail malheureux, lequel sert à faire descendre leurs amis plus profondément aux Enfers : là où le travail qui se fait pour sa propre nécessité et celles des autres frères Chrétiens tourne à la gloire de Dieu et au salut des âmes de ceux qui y participent ?

6. Vous n’avez rien à écrire à votre femme de ce que je fais, ou les frères, puisque cela ne la touche, et ne peut être une sœur. Il vous faut exercer en la prière continuelle et en la mortification de la nature corrompue : et vous trouverez assez de quoi être occupé parmi votre travail, sans vous empêcher de savoir comment sont les autres ; puisqu’un chacun portera son paquet et que personne ne sera damné ou sauvé pour son prochain. Sauve qui peut. Bénissez Dieu qu’il vous a tiré hors des dangers du monde. Persévérez jusqu’à la mort : vous ne pourrez jamais mieux faire. En ce souhait je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.      

 

d’Hambourg le 24 Mai 1676.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XXXI.

 

À une personne qui, disant vouloir quitter le monde et se convertir, et ayant été voir les amis de Madlle Bourignon, s’était érigée en censeur et en moqueur de leurs actions et de leur conduite par la séduction d’un Socinien qui l’aveuglait.

 

 

MONSIEUR,

 

1. JE suis bien désireuse de savoir pour quelle raison vous avez quitté la Hollande et êtes venu auprès de nous en Holstein. Vu qu’au commencement vous m’avez dit que c’était pour là venir servir Dieu hors des périls du monde, puisque vous avez jugé que ne pouviez être sauvé en menant la vie que vous étiez accoutumé de mener. Ce que je crois avec vous. Mais voyant que vous êtes allé à Schleswig auprès de nos frères pour les épier et juger en mal ce qu’ils font en bien, je ne sais que juger de vous autre chose sinon que vous êtes un Espion, et point un pécheur converti qui cherche les moyens de faire pénitence.

2, Car si vous cherchiez votre propre perfection, vous ne voudriez pas instruire nos frères ; encore moins les voudriez-vous arguer ou corriger leurs paroles et actions ; puisqu’ils ont un autre Maître que vous et n’ont besoin de votre instruction. Votre ignorance a plutôt besoin de la leur ; puisqu’ils connaissent la vérité de Dieu, quoiqu’ils regrettent de n’avoir encore la force de la suivre en toute chose. Ils sont vraiment convertis de la Vanité du monde, de la gloire, et de ses plaisirs charnels : là où vous trempez encore en toutes ces choses, sans chercher les moyens de vous en délivrer. En sorte que vous ne devez pas venir leur apprendre la vertu, de laquelle vous êtes tant éloigné. Il vous serait bien plus utile et salutaire de rentrer en vous-même pour éplucher vos péchés et mettre peine à les corriger que de vouloir corriger les autres.

3. Je crois que S., venu de la Hollande avec vous, tâche de vous rendre comme lui un superbe Pharisien au lieu d’un humble Publicain, comme vous eussiez bien fait de devenir, ainsi que j’espérais : mais le compagnon que vous avez choisi pour votre voyage tâche de vous pervertir au lieu de vous convertir, et bute seulement à vous faire changer de péchés, en quittant ceux qui sont méprisables devant les hommes pour vous en faire perpétrer de ceux qui sont plus abominables devant Dieu.

4. Car l’hypocrisie est le comble de tous péchés, à laquelle Jésus Christ a donné tant de malheurs, comme il se voit dans l’Évangile de S. Matthieu, où il dit tant de fois malheur aux Pharisiens, à cause de leurs hypocrisies. Voudriez-vous maintenant tomber dans un si grand malheur que de devenir hypocrite comme votre compagnon, lequel met toute sa Vertu ès choses extérieures, et à bien savoir parler et disputer d’icelle ? En quoi il se tient fort avancé, pour avoir journellement comparu ès Collèges d’Amsterdam, là où s’assemblent les Sociniens et autres errants, pour apprendre à bien savoir maintenir leurs erreurs et fausses opinions, préjudiciables au salut de leurs âmes.

5. Et vous êtes si facile que d’écouter et suivre un tel homme, lequel vous conduit à vos dépens d’un lieu à l’autre pour aller voir les Sociniens, dont il y a quantité en Pologne, où il vous doit mener en bref ! Est-il possible qu’après que Dieu vous a donné un si bon jugement, vous ne discerniez pas le faux du vrai bien ; et que vous suiviez à l’aveugle une Secte si pernicieuse au lieu de suivre la vraie vertu, pour laquelle suivre vous avez quitté votre Patrie et vos Parents ? Ne voyez-vous pas que le Diable s’est fourré dans vos pieux desseins, et qu’il tâche de vous faire tomber en des péchés plus énormes que ceux que désirez d’abandonner ? Ce vous serait un troc bien préjudiciable de changer de péchés de la chair pour en prendre de ceux de l’Esprit : puisqu’il est écrit que les péchés qu’on commet contre le S. Esprit ne seront pardonnés en ce monde ni en l’autre.

6. Et je vois clairement que ces Sociniens sont entachés de divers péchés contre le S. Esprit. Car ils impugnent la vérité connue en l’Évangile, vu que Dieu a dit par une voix intelligible de Jésus Christ sur le mont de Tabor : Voilà mon Fils bien-aimé auquel j’ai pris mon bon plaisir : pendant que ces Sociniens dénient que Jésus Christ est le Fils de Dieu, quoique cette vérité soit prouvée en tant d’endroits des Écritures. Ils ont aussi l’obstination en péché, présumant que leurs erreurs sont des vérités. Et ils meurent sans pénitence, pour ne vouloir désister de leurs opinions, quoiqu’elles soient fausses et non-véritables. C’est pourquoi je ne saurais espérer de salut pour ces Sociniens, lorsque l’Écriture me dit que les péchés contre le S. Esprit ne seront pardonnés en ce monde ni en l’autre ; et que ces péchés contre le S. Esprit sont affectés à la Secte de ces Sociniens, laquelle vous semblez vouloir suivre maintenant.

7. Car si vous n’étiez jà occupé de la présomption d’une fausse vertu, qui vous donnerait l’assurance de reprendre et vouloir corriger nos frères, qui ne sont sous votre correction et à qui vous devez déférer en âge et en vertu ? Car vous blâmez M. Tiellens de ce qu’il vous a dit que les images pieuses lui servent souvent de moyen d’élever son esprit à Dieu, en lui remémorant les divins mystères, et vous vous moquez de lui pour avoir encore besoin d’images après avoir demeuré 4 à 5 ans auprès de moi. En quoi vous êtes beaucoup plus digne de moquerie que lui, vu que votre esprit n’est non plus attentif aux choses divines sans regarder les images qu’en les regardant : puisqu’à la façon d’une girouette, vous le laissez tourner à tous vents. Ce qui se preuve par votre inconstance continuelle, qui ne permet de vous arrêter en choses bonnes, changeant continuellement d’une volonté à l’autre, comme font les Singes, qui habilement commencent toutes choses et ne finissent rien, sautant sitôt d’une action à l’autre, sans arrêt.

8. Car vous êtes sorti de Hollande pour venir auprès de moi pour faire pénitence de vos péchés passés : et lorsqu’êtes arrivé à Hambourg, vous vous y arrêtez sans m’écrire ou me parler : et comme je viens par hasard à Hambourg en ce temps, vous me dites que votre résolution était d’abandonner entièrement le monde pour suivre Jésus Christ, me témoignant du déplaisir de ce que votre ami avait entendu de nos frères à Schleswig que personne n’était admis en notre compagnie avant que de s’être éprouvé en icelle un an ou deux, témoignant par là que votre désir était d’y entrer promptement. Mais ce désir changea, en souhaitant d’aller plutôt loger auprès de votre ami qu’auprès de nos frères, comme il arriva. En ce temps, vous preniez plaisir à copier ou translater mes écrits : depuis vous dites qu’il est pénible de travailler ou copier en notre compagnie : peu après vous allez demeurer à Fredrikstad : de là le désir vous prit d’aller voir Nordstrand : et étant à ces fins allé à Husum sans trouver de barque prête pour Nordstrand, l’envie se passa d’y aller, et êtes retourné à Fredrikstad : où étant quelque peu, vous êtes parti pour Copenhague : et de là proposez d’aller en Pologne. Par tous ces changements l’on peut assez voir que votre Esprit n’est pas recueilli en Dieu ; et que vous pourriez bien vous servir d’images ou de quelques autres moyens pour le rappeler de son égarement et lui faire prendre des pensées plus sérieuses ; et que T. fait très-bien de se servir d’images en semblables occurrences lorsqu’il sent son Esprit s’égarer en des pensées inutiles ou inconstantes, vu que les objets émeuvent les sens. Et comme les peintures lascives incitent à luxure, ainsi les peintures pieuses incitent à piété, et aident à recueillir les pensées en Dieu.

9. Mais si vous avez résolu de laisser courir votre esprit vagabond en des pensées vaines, vous n’avez besoin d’images pour le rappeler : encore moins de la Ste Écriture ; vu qu’icelle recueille plus tardivement l’esprit que les images, qui représentent en un instant ce qui coûterait du temps pour lire toute l’histoire que la peinture représente. En sorte que ce ne peut être qu’une présomption d’esprit qui vous fait moquer des pieux moyens desquels les autres se servent pour élever leurs esprits à Dieu : pendant que le vôtre s’égare en toute sorte de vanités ou pensées inutiles ; et j’ai grande raison de vous dire ce que Jésus Christ dit au Pharisien, assavoir : Hypocrite, qui veut tirer le fétu de l’œil de ton prochain, pendant qu’un gros poutre te crève les yeux ! Tâchez plutôt d’arracher les gros vilains péchés de votre âme que de fouiller dans la conscience d’autrui pour mépriser ses dévotions, puisqu’un chacun est obligé de se servir des moyens qui le conduisent à Dieu.

10. Et il n’appartient à personne de prescrire des règles en cela, puisque par divers moyens Dieu donne les grâces et attire diversement à soi : les uns par les jeûnes, les autres par prières, autres par silence, autres par lectures, ou spéculations de divins mystères. Vous devriez avoir dit comme David : Tous Esprits bénissent le Seigneur, en entendant que T. vous disait que les images lui servaient de moyens pour élever son esprit à Dieu ; sans lui reprocher qu’il a été 4 ou 5 ans auprès de moi. Car vous seriez bienheureux si vous aviez profité à votre âme autant que lui après y avoir été dix ans ; puisque je crains que vous n’arriverez jamais à la continence et au mépris du monde ; parce que ne voulez pas prendre les vrais moyens d’y arriver. Car si vous demeurez au monde, vous périrez assurément avec icelui. C’est pourquoi, faites une sérieuse réflexion sur vous-même, et ne vous scandalisez jamais du bien d’autrui : car St Paul dit que la charité ne pense point à mal. Comment pourrait-elle posséder votre âme en pensant à mal de chose bonne même ?

11. Vous vous êtes aussi scandalisé de ce que j’ai pu acheter une maison en la permission de Dieu, jugeant que cela ne peut venir du St Esprit. Comme s’il n’était permis aux Enfants de Dieu d’avoir une maison pour demeurer, là où les méchants ont bien des Palais et maisons excessives : de quoi ils sont loués et estimés. C’est bien signe que votre esprit est esprit de cruauté contre les gens de bien, en les voulant faire demeurer sur les rues : quoiqu’iceux méritent plus une bonne maison que les méchants, qui s’en servent pour offenser Dieu, en tirant de la gloire de leurs superbes bâtiments. Ce qui fait bien voir que votre cœur est si affectionné aux mondains (comme vous êtes) que vous ne souhaitiez pas aux servants de Dieu une maison pour leurs nécessités. Car il nous a fallu payer aux mondains un patacon par semaine pour demeurer dans leur grenier ; et lorsque nous avons loué des maisons particulières, l’on nous en a fait sortir par deux fois, encore bien que nous en payions plus de rendage que les autres personnes n’avaient fait. En sorte que pour faire à votre gré, il fallait que nous eussions demeuré sous la tyrannie de ces personnes, sans pouvoir avoir de maisons propres pour être à couvert.

12. Et je voudrais bien savoir si vous n’auriez point besoin de maison propre lorsque Dieu vous attirerait à son service ; et si vous auriez bien tant désir de pénitence que de coucher alors sur les rues ? Toutes les personnes de notre compagnie ont eu de très-belles maisons lorsqu’ils servaient le monde en travaillant pour gagner de l’argent. Ne leur serait-il pas maintenant permis d’avoir une maison pour la nécessité au service de Dieu, pour y travailler à sa gloire et au salut des âmes ?

13. Qui vous a donné ce discernement de juger des esprits pour dire que ce ne peut avoir été le St Esprit qui m’a permis d’acheter cette maison à Schleswig ? Je vois bien que vous êtes aussi un faux Prophète des derniers temps, avec tant d’autres, qui veulent discerner de l’Esprit de Dieu et juger mal de ce qu’il ordonne. Si notre frère eût bien prévu votre disposition, il ne vous eût pas raconté que Dieu m’a dit que je pouvais bien acheter cette maison, puisqu’en ce faisant il a donné le pain des enfants aux chiens, lesquels, s’étant retournés, le veulent mordre ou le déchirer par des mépris et calomnies.

14. Ç’a aussi été donner les perles aux pourceaux en vous mettant en main le Témoignage de vérité, puisque vous appelez fice-face bagatelles les plus hauts mystères divins que ce livre contient, comme de la génération éternelle qu’il y aura dans le ciel ; puisque l’Écriture Ste parle en tant d’endroits de cette génération sainte, et que Jésus Christ dit à ceux qui lui demandaient de qui serait femme celle qui avait épousé sept frères : Vous n’entendez les Écritures. Car on ne se marie point au Royaume des Cieux, puisqu’on y sera comme les Anges, qui se multiplient continuellement selon leurs espèces, comme se multiplient aussi les âmes bienheureuses au Royaume des Cieux, chacune selon l’état de gloire qu’elle y possédera. Car si la production des hommes finissait en cette vie mortelle, Dieu qui donne la génération à toutes choses serait lui-même stérile : puisque dans ce misérable monde il n’y a qu’une génération méchante, qui se multiplie la plupart à la gloire du Diable au lieu d’à la gloire de Dieu, lequel doit aussi avoir son temps pour voir produire une génération sainte.

15. Mais c’est folie de parler de semblables matières avec des ignorants ; puisque les personnes charnelles sont comme les pourceaux, qui enfoncent les perles dans le fumier pour les avaler avec la merde, qui est leur viande ordinaire. Et je crains qu’une personne comme vous s’imaginerait bien que je veux faire entendre aux hommes qu’il y aura au Royaume des Cieux une génération luxurieuse. Ce qui plairait bien à ceux qui aiment les plaisirs charnels : puisqu’un chacun souhaiterait bien d’avoir en paradis les mêmes plaisirs èsquels il se délecte en la vie présente. Les gloutons y voudraient bien avoir toutes sortes de friandises, et les paillards toute sorte de charnalités. Mais il ira tout à rebours : puis qu’on recevra ès enfers autant de tourments qu’on a ici pris de semblables plaisirs : ce que l’Écriture dit de la grande Paillarde, qu’on lui donnerait autant de tourments qu’elle avait pris de plaisirs en ses paillardises. Mais les Enfants de Dieu savent bien qu’ils auront au Royaume des Cieux autant de degrés de gloire qu’ils se seront privés en ce monde des délices sensuelles ; et qu’ils auront de la génération sainte à mesure qu’ils se seront abstenus de génération perverse pour l’amour de Dieu. Ces personnes seront les plus fertiles dans le Royaume des Cieux.

16. Je crains que vous n’ayez pas d’oreilles pour entendre ce langage, et encore moins de jugement pour le comprendre. À cause que votre œil est fin, tout votre corps est ténébreux au regard des choses éternelles ; puisque vous ne regardez que le temps et cherchez à prendre vos plaisirs dans ce monde. Ce que témoignez assez quand vous dites que vous aimeriez mieux d’être assis in t’Rasphuis que d’écrire ou copier durant la journée des écrits salutaires ; et que vous n’avez garde de me donner ce pouvoir sur vous pour vous tenir occupé à écrire ou à travailler au long de la journée. Ce qui n’est pas aussi en votre pouvoir. Car je vous puis bien assurer que je ne vous voudrais avoir sous ma charge dans la disposition en laquelle vous êtes, encore bien que vous me voudriez donner des tonnes d’or et que vous auriez tous les talents des hommes ensemble : puisque je ne veux charger ma conscience de rien et que je ne pourrais sans pécher souffrir sous ma charge une personne qui veut suivre les mouvements de la nature corrompue et courir partout où cette corruption désire.

17. Il faut que de semblables personnes demeurent loin de moi : aussi les tiendrais-je indignes d’écrire ou de copier des choses si saintes, lesquelles sont dictées par le S. Esprit. Car cela est l’ouvrage des Enfants de Dieu ou de ceux qui le veulent devenir ; et non pas de ceux qui se présument plus sages que le S. Esprit ou lui veulent donner des Lois ou juger sinistrement de ses lumières : puisque de semblables sont indignes de les voir ou de manier les écrits qu’il a dictés. C’est pourquoi T. a très-mal fait de vous donner choses semblables à copier, puisque vous aimeriez mieux d’être assis en la maison des débauchés que de semblables emplois. Avisez bien que ce souhait ne vous arrive. Car la vie libertine et licencieuse que vous voulez mener ne peut aboutir à d’autre fin qu’à des misères en ce monde et à la damnation en l’Éternité. Si vous commencez votre enfer in t’Rasphuis ou ailleurs, c’est peu de chose ; puisque celui qui vit en péchés porte son enfer partout avec soi. Mais si vous avez choisi ce parti et voulez demeurer dans vos péchés, ajoutant à iceux des mépris et moqueries des choses saintes, voyez dans l’Écriture Ste quelle malédiction est prédite aux moqueurs. Ils sont là accomparés avec les sorciers et empoisonneurs.

18. Laissez cependant en paix les amis de Dieu, sans les venir épier et surprendre leurs paroles, comme vous avez fait : puisqu’iceux sont contents dans leur vacation et s’estiment heureux de pouvoir écrire ou travailler le long du jour pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Car en effet ils ne peuvent avoir jamais d’état plus honorable, plus utile, et profitable au salut de leurs âmes, lesquelles sont nourries journellement de la manne du Ciel, qui sont les divines lumières qu’ils reçoivent toujours nouvelles. C’est pourquoi T. m’écrit encore en sa dernière lettre qu’il a plus de contentement en son âme maintenant dans un jour le plus pénible qu’il n’a eu étant au monde dans le jour de ses plus grandes délices : et au lieu que le temps soit long à tous nos frères en cet emploi, comme il vous a été, le temps leur semble toujours trop court, et n’ont garde d’aller chercher du divertissement hors de la maison, puisqu’ils en trouvent avec plaisir et repos de conscience à suffisance sans sortir du logis.

19. Mais les personnes de votre disposition cherchent toujours du divertissement, sans jamais trouver de satisfaction ou durable contentement : à cause que l’homme, étant créé pour Dieu, il ne peut être rassasié que de lui. Tous les autres contentements l’altèrent et l’inquiètent, désirant toujours ce qu’il n’a et se lassant de ce qu’il peut avoir. Cependant vous estimez cet état plus heureux que celui de nos frères, lesquels ont un emploi continuel si bon et salutaire qu’ils ne s’en peuvent dégoûter. Ils souhaiteraient plutôt d’avoir plusieurs corps et esprits que de ne pas bien employer ce seul que Dieu leur a donné pour les employer chacun selon sa capacité, en l’accomplissement de la volonté de Dieu, s’estimant bienheureux de pouvoir servir un tel Maître.

20. Et si vous vous estimez heureux de servir le monde, vous avez reçu le Paradis que vous avez choisi : il ne vous en faut plus attendre d’autre ; puisque cela vous manquerait. Ce que vous verrez trop tard à la mort, lorsque le temps de pénitence sera écoulé et que la sentence sera donnée sans rappel. Vous regretterez bien alors en vain d’avoir employé votre temps à chercher des vains plaisirs pour lesquels il vous faudra souffrir éternellement ; et vous souhaiterez bien alors d’avoir travaillé comme nos frères, point seulement le long du jour, mais aussi partie de la nuit, autant que la nature vous l’eût permis. Mais il est à craindre que le souhait d’être assis en la Rasphuis plutôt qu’écrire et copier des choses salutaires vous arrivera à votre dam pour une éternité 10 ; vu que personne ne sort jamais de la prison de l’enfer 11, là où volontairement l’on s’est voulu précipiter. Vous auriez alors ce que vous dites de souhaiter à présent par un mépris de l’emploi et bonheur des autres. Comme vous méprisez aussi ce qu’ils se veulent retirer en l’Île de Nordstrand pour y vivre Chrétiennement, en disant que Dieu est partout.

21. Ce qui est véritable. Mais vous semble-t-il d’avoir trouvé Dieu partout où vous êtes allé et demeuré ? Et n’avez-vous pas plutôt trouvé le Diable et l’occasion de pécher ? Et n’avez-vous pas expérimenté que l’occasion engendre le péché, puisque l’Écriture même dit : Qui aime le péril périra en icelui ? Et si je pouvais avec nos frères trouver quelque-part un lieu de retraite (fût-il en Nordstrand ou ailleurs) pour y servir Dieu hors des périls du monde, ne serait-il pas louable de s’y retirer plutôt que de périr avec ce misérable monde, là où tout péché abonde en telle abondance que le juste même a bien du mal à se garder de ses souillures ?

22. Mais peut-être qu’en avalant le péché comme l’eau, vous trouvez tous les lieux indifférents ; et vous vous moquez qu’il se faudrait retirer en Nordstrand pour trouver Dieu. Je veux bien croire que vous le trouveriez mieux là que dans le monde : mais vous ne seriez pas digne d’y aller si les enfants de Dieu y étaient. Car ce n’est pas la terre qui donne sainteté, puisqu’à présent il y a des méchants aussi bien en Nordstrand qu’ailleurs. Mais si les Enfants de Dieu y étaient assemblés et que justice habiterait entr’eux, l’on trouverait en Nordstrand beaucoup plus de moyens d’aimer Dieu et de fuir le péché qu’en conversant parmi les hommes méchants. Mais votre vue est maintenant trop courte et votre esprit est trop brouillé pour penser à ces choses. C’est ce qui vous fait parler avec insolence des moyens les plus parfaits qui mènent à la perfection Chrétienne ou à la Vraie Vertu, et vous fait plaindre ceux qui aspirent à icelle, au lieu de vous plaindre vous-même pour en être tant éloigné et si attaché aux vices que ne vous en savez dépêtrer.

23. Et avec cela vous voulez venir corriger nos frères de ce qu’ils ne payent aux chartiers ce qu’ils demandent et les marchandent à trop près. Voulant par là montrer que vous êtes plus sage et plus juste que le S. Esprit, lequel m’enseigne qu’il faut accomplir toute justice et ne donner trop ni peu à personne ; et qu’il faut empêcher à notre possible la fraude et l’avarice des personnes mondaines, qui tâchent d’avoir le plus qu’elles peuvent, afin de pécher d’avantage avec l’argent qu’on leur donne, soit en achetant d’elles ou en les faisant travailler. Mais votre superbe ne saurait céder à cela. Vous voulez plutôt être libéral pour montrer que vous avez de l’argent et être prisé de ces coquins, que d’accomplir la justice que Jésus Christ nous a commandé d’accomplir en toute chose.

24. Car vous dites aussi que c’est faire un affront à F. d’écrire qu’il s’est peut-être rendu indigne de voir l’assemblée des Chrétiens ; puisque votre ami l’a connu pour homme vertueux. Comme s’il savait davantage de sa Vertu que ceux qui ont demeuré plusieurs années avec lui. Cela vient peut-être que votre ami a placé la vertu dans les sentiments des Sociniens, comme il est ; et que F. en avait tenu aussi, quoiqu’il les avait depuis découverts pour faux et trompeurs. Mais votre ami tient encore aujourd’hui pour des personnes illuminées du S. Esprit ceux qui sont entièrement Sociniens, et en a nommé deux à V. D. V. qu’il connaît très-bien pour Sociniens, quoique votre ami les veuille faire passer pour deux personnes illuminées du S. Esprit, quoiqu’elles soient dans les erreurs de SOCIN, lequel a une doctrine damnable en ses plus grands fondements.

25. Je sais bien que votre ami ne méprisera mon livre de la Vraie Vertu, puisqu’il fait gloire d’être vertueux. Ce livre lui servira pour montrer aux hommes la vertu qu’il n’a qu’en spéculation, afin que l’on pense qu’il ait la vertu qu’il estime dans mon livre. Il y a ainsi plusieurs hypocrites qui prennent ainsi les bons sentiments des autres pour faire valoir les leurs bons. Ce sont des larrons spirituels, qui s’ornent des vertus des autres. Il vaudrait mieux que votre ami fût demeuré à Amsterdam que de venir en Holstein pour mépriser le S. Esprit et jeter le venin de sa doctrine dans votre âme.

26. Il ne vous faut pas aussi moquer de ce que je suis Mère des Chrétiens, puisque cela ne vous regarde. Si vous savez être vrai Chrétien sans avoir une semblable Mère, vous êtes bien sage et me délivrez du déplaisir que j’aurais d’avoir un tel enfant que vous, lequel je ne chercherai jamais, non plus qu’aucuns autres. Car Dieu seul mérite d’être cherché, mais lui ne doit chercher personne. Si T., par une charité Chrétienne, vous a induit à le venir voir, ce n’a été que pour votre bien : pour moi, je ne cherche personne et n’attire rien à moi. Ceux qui ne croient que je suis régie par le S. Esprit ne me doivent demander des conseils, encore moins venir auprès de moi : mais ceux qui ont cette croyance profiteront beaucoup à leurs âmes d’être mes enfants ; à cause que je sais la volonté de leur Père Céleste et leur peux déclarer journellement. Mais si vous voulez demeurer enfants du monde, vous trouverez des Mères assez en icelui qui vous conduiront au chemin large, duquel Jésus Christ dit qu’il mène à la perdition. Il ne fallait point venir en Holstein pour trouver cela. Vous avez assez de Mères à Amsterdam pour nourrir vos péchés.

27. Vous dites de ne pas vouloir être mis sur une de mes lettres comme F. Et moi, j’ai été poussée de Dieu de vous écrire celle-ci sur le rapport que m’ont fait nos frères de vos discours ; parce que Dieu ne veut pas être moqué. Si nos vies ou notre doctrine ne vous plaisent, il vous les faut laisser pour ceux à qui elles plaisent, sans en faire des railleries ; puisque les moqueurs doivent être moqués par droit de justice. Je n’attaque jamais personne. C’est pourquoi je ne dois aussi être attaquée : et lorsqu’on le veut faire, il faut attendre le salaire mérité. Votre compagnon s’est tenu à couvert sous votre manteau pour vous faire dire tout ce qu’il a inventé et qu’il vous persuade de croire, de crainte qu’il a eu de ma plume. Déportez-vous de ses persuasions, et retournez au conseil de Jésus Christ ; puisqu’il est la voie, la vérité et la vie ; et laissez les erreurs des hommes, qui souvent trompent ou sont trompés eux-mêmes par autres. La pénitence vous est nécessaire à salut. Embrassez-la si vous êtes sage. Ce que vous conseille

 

Celle qui aime votre bien.    

 

Ce 7 Juin 1676.

 

A. B.        

 

 

 

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LETTRE  XXXII.

 

À un ami de Frise qui, ayant connu la vérité, s’en est détourné par présomption d’’esprit, voulant préférer sa conscience erronée et orgueilleuse à la lumière et conduite de Dieu, laquelle il s’ingérait à juger et à condamner par aveuglement d’esprit.

 

 

J. Æ.

 

1. ** m’écrit que désirez bien que je réponde à la vôtre du 2 Février de cet an, laquelle j’ai reçue en son temps, et n’avais aucun désir d’y répondre, en voyant que vous étiez en tentation lorsque me l’avez écrite : et s’il me fallait répondre à toutes les tentations que le Diable fait à tous mes amis, je n’aurais besoin d’autre emploi : il me fournirait toujours de l’ouvrage assez, qui serait peu utile pour le salut de leurs âmes. Ce leur doit être assez que par mes écrits en général je découvre les fines ruses desquelles le Diable se sert pour troubler les hommes de bonne volonté, afin qu’ils soient sur leurs gardes et ne consentent à ses tentations.

2. Le Diable a encore beaucoup de pouvoir sur votre esprit et vous fait faire beaucoup de choses que vous n’apercevez que c’est lui qui vous incite à les faire ; au contraire, vous croyez quelquefois que c’est Dieu qui vous inspire quelque chose ; puisque votre conscience vous témoigne que la chose est bonne. Cela vient de ce que vous n’avez encore assez découvert que votre conscience, étant corrompue par le péché, est incapable de faire un bon discernement du bien hors du mal ; et vous regardez seulement les choses comme elles paraissent devant les hommes, sans pénétrer comme elles sont véritablement devant Dieu. Et par ce moyen vous faites de grandes fautes sans l’apercevoir. Et vous jugez aussi par là que ce que votre conscience vous dicte est meilleur que ce que j’enseigne par la lumière du S. Esprit. Car vous m’écrivez que vous ne sauriez vous soumettre à moi contre votre conscience.

3. Ce que vous ne devez pas faire aussi, puisqu’une personne peut aussi bien errer qu’une autre. En sorte que si vous prenez mes avis ou mes sentiments comme ceux d’une simple Créature humaine, vous n’êtes pas obligé de suivre mes conseils : et je ne suis aussi obligée de vous les donner, vu qu’un chacun abonde en son sens et ne doit être soumis que volontairement à une autre. Mais si vous me prenez pour une personne qui est régie par le S. Esprit, vous faites très-mal de préférer les sentiments de votre conscience à la sapience du S. Esprit ; puisqu’icelle est toute sainte, juste, et parfaite, et que vos sentiments, ou propre sagesse, sont aveugles, impies, et imparfaits. Et pour ce sujet vous les devez toujours tenir suspects, et ne rien croire ou effectuer de ce à quoi ils se portent ; puisque le cœur de l’homme est trompeur, et le vôtre vous a fait croire que les choses que vous avez faites contre mon gré sont des justices ou perfections plus grandes que ne sont les miennes : ce qui vous a fait retirer de mes avis pour tomber dans la présomption de votre Esprit, qui est la corde avec laquelle le Diable vous tient plus fortement qu’avec aucuns autres péchés.

4. C’est pourquoi je vous admoneste d’être sur vos gardes, craignant que par là il ne vous gagne à soi sous prétexte de justice ou de vertu. J’ai connu votre bonne résolution à devenir un Chrétien ; mais je vois maintenant que vous ne prenez les moyens pour y arriver, puisqu’avez entrepris le labourage de votre propre volonté et que votre nature trouve là de la satisfaction. Ce qui n’est bon signe : puisque toutes les satisfactions que l’on trouve hors de Dieu sont péchés et imperfections ; et que Jésus Christ enseigne de renoncer à nous-mêmes et de faire mourir le vieil-homme, afin de revivre au nouveau. Et je ne sais voir que le lieu où vous êtes soit propre à mortifier la nature, puisqu’on me dit être un lieu de plaisir et délices, là où tout bien abonde. Cela est bon pour des personnes qui ont choisi leur Paradis dans ce monde : mais celles qui en attendent un éternel ne doivent choisir ici rien de délicieux, mais plutôt les choses qui répugnent à la nature corrompue, afin de mortifier la chair, pour, avec S. Paul, la pouvoir réduire en servitude.

5. Voilà les conseils que je vous puis donner pour votre bien éternel. Et pour les choses qui sont en moi que vous ne savez juger bonnes, laissez-les au Jugement de Dieu ; puisqu’elles ne vous regardent et que je n’en demande l’approbation des hommes. Ce m’est assez que je sache qu’icelles me sont enseignées par la sapience du S. Esprit, lequel n’a de besoin de Contrôleur, de Pédagogue, ou de Juge ; pour être la sapience de Dieu plus juste que toute la justice des hommes ensemble, qui sont en ténèbres et erreurs, sans savoir où ils marchent, encore moins là où un autre doit marcher. Et partant ne le devez reprendre ou corriger ; mais vous attacher à vos propres fautes pour les exterminer. Car ç’aurait été une folie téméraire si quelqu’un eût voulu apprendre Salomon, on bien le reprendre en la doctrine. Et il y a maintenant dans le monde plus de lumière et de sapience divine que n’a eues Salomon ; à cause que nous abordons en l’accomplissement des temps, là où toutes choses s’entendront en pleine perfection, plus clairement qu’elles n’ont été entendues du temps de Salomon. C’est pourquoi vous ne devez pas venir corriger mes actions si vous croyez que le S. Esprit me régit. Et si vous ne croyez cela, vous ne devez aussi prendre ni demander mes conseils : puisque hors cette divine sapience, je ne suis qu’une Créature comme vous, qui pourtant n’a pas moins d’esprit que vous pour bien diriger ses actions, en parlant naturellement.

6. Et ce serait en vain que vous me voudriez venir enseigner ce que je dois faire ou laisser ; puisque j’ai un autre Maître qui m’enseigne tout cela. Et quoi que vous ne sachiez entendre quelques-unes des choses que je dis ou que je fais, ces choses ne laissent pourtant d’être justes, bonnes, et raisonnables, puisque le S. Esprit m’enseigne de faire ainsi. Et il vaudrait beaucoup mieux que vous tâchassiez à les imiter qu’à les contredire ou les estimer injustes à cause que votre conscience les juge mauvaises : puisque les consciences de tous les hommes naturels sont errantes et ne font de bon discernement du bien hors du mal, estimant souvent le bien mal, et le mal bien : comme vous avez ainsi jugé du mal de mes meilleures actions, lesquelles je ne désire de changer pour vous plaire.

7. Mais je souhaite plutôt que vous imitez la justice que Dieu m’a apprise, qui est de ne rien donner aux avares et infidèles, afin de n’avoir de part aux péchés qu’ils font avec les avantages que nous leur faisons, soit en les assistant, les payant libéralement, ou en leur causant quelques avantages temporels. Puisque toutes ces choses servent à augmenter les péchés du méchant. Il faut seulement faire toutes ces choses par charité aux gens de bien lorsqu’iceux sont en nécessités ou ont besoin de notre aide. C’est ce que l’Écriture nous enseigne en disant : Ne mangez ni buvez avec le pécheur : et ailleurs elle dit : Sortez, mon peuple, de Babylone, craignant que ne soyez participant de ses fléaux. Pour montrer que le peuple de Dieu ne doit avoir nulle communication avec le mondain, et pas seulement boire ou manger avec lui : ce qui est bien moindre que de leur donner du gagnage ou de l’assistance.

8. Mais vous n’avez encore bien compris cette justice que Dieu m’a enseignée en ce point : et si vous fussiez demeuré auprès de moi, vous auriez été encore plus scandalisé en cette matière, puisque j’aurais fait continuellement de semblables fautes, comme vous les estimez : quoiqu’en effet c’est une grande vertu, qui répugne à la nature corrompue, laquelle se plaît en la libéralité, qui est prisée des hommes et ne veut pas être estimée mécanique. C’est pourquoi les consciences superbes font volontiers plaisir à un chacun, et paient libéralement pour être estimé brave homme. Ce que voyant par la lumière divine, je fais volontiers tout le contraire à ce que la nature désire ou à ce en quoi elle se plaît, sans me soucier si vous ou les autres hommes tiennent cela pour mauvais, ou pour des imperfections qui sont restées en moi du vieil Adam ; puis que je sais trop bien que cela répugne à ma nature corrompue, qui volontiers aurait l’honneur d’être libérale et de faire plaisir à un chacun. Mais Dieu m’apprend tout autrement ; et je le veux suivre. Mais si cette justice divine ne vous plaît, vous la pourrez laisser pour ceux qui l’estiment, sans murmurer de ce que vous ne comprenez, jusqu’à ce que Dieu vous illumine davantage. Quoi attendant je demeure,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ.      

 

d’Hambourg ce Juillet 1676.

 

A. B.      

 

 

 

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LETTRE  XXXIII.

 

À une personne qui, pour s’opposer et trouver à redire à la conduite de Madlle Bourignon et à ce qu’elle se disait régie par le S. Esprit, lui demandait si elle ne pourrait pas se méprendre, agissant ou sur des suppositions ou mélangeant des faiblesses naturelles avec les inspirations du S. Esprit.

 

 

MON ENFANT,

 

1. JE m’étonne que vous demandiez encore des raisons de moi pour vous délivrer des doutes et scrupules que vous avez de ma conduite. Car si vous n’aviez pas été convaincu en votre conscience que le S. Esprit la régit, vous ne deviez jamais être venu auprès de moi, qui ne vous ai cherché et ne cherche personne. Et si vous doutez maintenant que je fais des mauvais jugements ou dis des choses desquelles votre conscience ne vous accuse, ne me demandez plus rien. Je vous laisserai bien courir à perdition la bride sur le col si ne voulez plus que je vous reprenne, puisque je n’ai nuls intérêts à vous conduire ou donner mes conseils. Et si votre conscience n’est pas erronée et dans l’Aveuglement, vous pouvez bien suivre ce qu’elle vous dicte et approuve, sans m’en demander d’avis. Mais si votre conscience est telle que je la connais, elle vous conduira assurément ès Enfers sans rémission en la suivant et en jugeant selon sa corruption. Car l’Écriture Sainte dit qu’il n’y a rien de plus trompeur que le cœur de l’homme.

2. Et vous voulez croire le vôtre assez juste pour juger les œuvres de Dieu et de la conduite du S. Esprit en moi ! Si vous ne trouvez pas en votre conscience les choses de quoi je vous ai avertie, c’est tant mieux pour vous : mes Lumières ne vous feront aucun tort. Laissez-les pour ceux qui en profitent. Je n’ai rien à contester sur l’état de votre Âme. Tous ceux qui veulent demeurer dans leurs péchés en sont libres, sans que je les veuille forcer à les connaître ou corriger. J’ai vu le temps qu’il m’eût été fort sensible de voir des personnes déchoir de la Lumière de Vérité après avoir si bien connu icelle. Mais depuis que Dieu m’a demandé si j’avais plus de Charité pour ces Âmes que Lui, je les laisse aller où elles veulent, et dirai comme Jésus Christ dit à ses Apôtres lorsqu’aucuns Disciples s’étaient retirés de lui : Voulez-vous vous en aller aussi ? Car comme il m’est défendu de chercher personne, il m’est aussi commandé de ne retenir personne qui ne veut demeurer dans l’observance de la Loi Évangélique. C’est pourquoi je quitterai plus facilement de semblables qu’elles ne me quitteront.

3. Et pour parler de votre personne particulière, je ne pourrais profiter à icelle aussi longtemps que croyez que je dis des choses touchant votre état intérieur non véritables, ou que je parle par supposition ou le rapport de quelqu’autre, comme vous dites en votre dernière. Et vous me pressez de savoir si cela n’est pas véritable, et si je n’agis pas de la sorte, apportant votre expérience pour me vaincre de semblables défauts, et pour me venir instruire ou corriger, au lieu de désirer que je fasse cela en vous. Si vous ne croyez pas que mes mouvements viennent de Dieu, vous n’avez qu’à ne les pas suivre, sans que je sois obligée à vous le prouver. Je sais que ceux qui les suivront seront heureux. Et si ne voulez pas jouir de ce bonheur, laissez en jouir ceux qui le croient. Et si vous les aviez crus et suivis, vous ne m’auriez causé tant d’inquiétudes et de frais mal-à-propos : et *** n’aurait été la cause que mes livres ont été brûlés par le Bourreau : puisque je lui avais commandé précisément de les donner au valet de V. L. que j’envoie précisément le soir auparavant pour les quérir : à quoi elle ne voulut acquiescer, pensant, comme vous faites maintenant, que mes mouvement ou inspirations étaient des choses imaginaires.

4. J’ai eu tant à souffrir pour de semblables doutes, que je ne veux plus aventurer d’en avoir. J’aime mieux me retirer des personnes qui ont de semblables doutes que de leur satisfaire par raisons, par lesquelles elles tâchent encore de me surprendre : comme voulez faire me disant en la vôtre que je veux qu’on prenne tous mes sentiments comme des vérités de Dieu. Ce qui peut bien être dit aux Enfants de Dieu comme étant une chose très-véritable. Mais c’est mal-fait d’avoir été si confiante de le dire à des personnes indignes de le savoir : puisque cela est donner le pain des Enfants aux chiens, qui en se retournant me veulent mordre en après.

5. Les vérités de Dieu sont en mon cœur et en ma bouche : et l’on les veut faire passer pour des mensonges ou des faussetés qu’on pose ès Écoles pour exercer les Esprits à les bien maintenir ! Votre vue est trop courte et votre jugement est trop ignorant pour éprouver les mouvements du St Esprit : puisqu’un esprit naturel n’entend point ce que c’est de l’Esprit de Dieu. Comment voulez-vous donc que je vous donne apaisement des choses au dessus de votre capacité ? Avez-vous reçu la Lumière de Dieu pour discerner ses mouvements dans un autre, là où vous ne discernez point de vos propres mouvements naturels ? Car vous ne savez de quel Esprit vous êtes conduit lorsque voulez que je vous prouve et donne apaisement sur les doutes que je n’ai pas l’Esprit de Dieu.

6. Je n’ai jamais exigé de personne la croyance que tous mes mouvements viennent du St Esprit. Mais j’ai bien dit cela pour la consolation de ceux qui les veulent suivre. Ceux qui n’ont envie de le faire les peuvent laisser pour tels qu’ils sont. Je ne demande en cela l’approbation de personne. Ceux qui croient que mes mouvements sont du Diable ou de la nature corrompue ne nuisent non plus à la perfection de mon âme que ceux qui croient que tous mes mouvements viennent de Dieu. Ceux qui les croient ou rejettent font seulement bien ou dommage à leur propre perfection. S’ils prennent mes sentiments comme venant de Dieu à l’aveugle, ils seront plus heureux que de douter à l’aveugle qu’ils sont mauvais ou sortis des passions vicieuses. Puisque cela n’est nullement véritable.

7. Il n’y a que votre imagination corrompue qui vous le peut avoir persuadé au préjudice de votre perfection Chrétienne. Vous avez cru de voir le faux pour le vrai, et d’entendre le mensonge au lieu de la vérité, par la persuasion des autres. Et vous voulez maintenant que j’apaise vos doutes : comme si j’étais obligée à ce faire ou que j’aurais grand intérêt en votre croyance. Et vous me dites encore que je vous dois répondre catégoriquement : comme si vous étiez mon Directeur, qui me prescrit la forme et la manière comme je dois écrire. Et avec ce, vous me voulez persuader de croire que vous ne perdez pas le respect au Divin Maître qui n’enseigne continuellement. C’est pourquoi je n’ai besoin d’autre Pédagogue pour m’instruire. Mais vous avez bien besoin d’une personne qui vous remette en votre première ferveur, craignant que n’avanciez en pire en écoutant les sentiments de ceux qui sont déchus de la Vérité Divine.

8. Vous m’admonestez de ce que l’Écriture dit que celui qui juge l’innocent est abominable devant Dieu. Et vous ne voyez pas que vous êtes coupable de ce crime : car après avoir si fort pressé de savoir l’affaire de **, vous jugez, sans le savoir, qu’il est innocent, et moi que je suis coupable. Il me semble que vous auriez mieux fait de suspendre votre jugement en cela dès la première fois que je vous ai écrit que cette affaire ne vous touchait, et que ne deviez pas désirer de la savoir. Cela devait suffire, sans me plus répliquer, et encore moins juger que j’ai le tort, laissant la chose indécise ; puisqu’elle ne vous touche, sans croire à l’aveugle que je condamne l’Innocent, pourquoi me citez ce passage ? Ayez soin de votre propre âme ; et moi j’aurai bien soin de la mienne. Je ne suis légère ni étourdie d’esprit pour ne savoir ce que je fais ou juge.

9. Vous dites de ne savoir croire que toutes mes pensées, mouvements, paroles, œuvres soient fondés sur la vérité de Dieu ; et qu’il y a quelque chose d’humain mélangé. Personne ne vous oblige à croire rien de cela. Laissez-le tout au Jugement de Dieu, qui ne vous a commis juge en cette cause pour en donner votre sentence. Vous pouvez faire ce que vous dites et ne rien croire davantage que ce que vous jugez d’être vrai, juste, et bon : si vous suiviez seulement cela en pratique, vous trouveriez assez de choses semblables dans mes écrits pour perfectionner votre Âme. Mais vous sortez hors de vous-même pour venir fouiller en ma conscience et voir si vous ne sauriez y pêcher quelques défauts. Ce que je ne crois que trouverez, ni vous, ni d’autres. Mais il me faut souffrir avec patience les calomnies de ceux qui veulent bien être trompés et aiment mieux croire au mensonge qu’à la vérité de Dieu. C’est pour leur compte : et lorsqu’ils découvriront (peut-être trop tard) leurs tromperies, ils ne seront à plaindre : puisqu’on les aura assez avertis.

10. La demande que me faites pour savoir s’il n’y a rien d’humain en mes mouvements, paroles, et œuvres me semble ridicule. Puisqu’étant une Créature humaine comme tous les autres, je dois avoir les mouvements et facultés naturelles comme les autres : autrement je serais un Ange, ou une Statue de bois, de pierre, ou de métal : desquels instruments Dieu ne s’est jamais servi pour déclarer ses vérités aux hommes. Mais le Diable a bien souvent parlé par de semblables oracles. Mais Dieu a parlé par ses Saints prophètes, personnes naturelles comme les autres, qui souvent ont commis par leurs fragilités naturelles de très-grandes fautes, voire des gros péchés quelquefois. Faudrait-il douter que Moïse ait eu l’Esprit de Dieu et qu’il ait parlé à son peuple par lui, à cause qu’il a été incrédule et s’est rendu indigne d’entrer en la Terre promise ? Et ne faudrait-il pas croire à la Ste Écriture dictée par Salomon, à cause qu’il est tombé en l’Idolâtrie ? Ou bien doit-on douter que David n’avait l’Esprit de Dieu, à cause qu’il est tombé en Adultère et autres péchés ? Certes ce serait bien extravaguer et rendre toutes les œuvres de Dieu suspectes et douteuses pour la fragilité des hommes. Car dans le Nouveau Testament, l’Apôtre ne fait-il pas cette distinction de son Esprit propre à l’Esprit de Dieu, lorsqu’il dit : C’est moi qui dis ou fais cela : et ailleurs : C’est l’Esprit de Dieu qui le dit. Jésus Christ même n’avait-il pas l’Esprit de Dieu en soi et l’Esprit de la nature ensemble, lorsqu’il prie son Père que sa volonté n’arrive ? S’il n’avait pas eu de volonté naturelle, il n’eût pas fait cette prière. Et ce ne pouvait être l’Esprit de Dieu qui lui fit dire que le calice passât de lui s’il était possible. Ni aussi qui lui fit douter d’être abandonné de son Père aux abois de la Mort. Il fallait de nécessité que ce fût ses mouvements simplement naturels qui le mouvaient à toutes ces choses, et nullement les mouvements du St Esprit.

11. Pourquoi me veut-on donc avoir d’une autre étoffe que les Prophètes, les Apôtres, et Jésus Christ même ; et empêcher que mes mouvements naturels n’agissent plus en moi depuis que j’ai reçu le St Esprit ? Faut-il que je sois devenue immobile de corps et d’Esprit pour ne me plus mouvoir naturellement ? Faut-il que l’Esprit de Dieu ait fait cesser en moi toutes les fonctions de mon corps et de mon Esprit pour opérer seul en icelles ? Certes, Dieu se servirait d’une étrange figure, contre son ordinaire : puisqu’il s’est toujours servi de Créatures humaines pour parler aux hommes et leur faire connaître ses volontés par des Organes de leurs semblables. Et pour ce sujet Jésus Christ a pris un véritable corps humain pour se faire entendre et suivre par des moyens palpables à leur humanité. Et le Corps et l’Esprit de Jésus Christ ont agi humainement, et fait souvent les fautes et bévues desquelles on me veut accuser. Car ayant faim, il s’en alla chercher des figues à un figuier pour lui manger, et trouvant pas, il le maudit. Ne devait-il pas savoir par l’Esprit de Dieu qu’il n’y avait nulles figues à ce figuier, pour ne se pas méprendre à les aller là chercher ? Et étant en crainte des Juifs, il dit à ses Apôtres qu’il n’irait en Jérusalem : pendant qu’il y alla peu après. Il commanda à ses Apôtres d’acheter des armes avec empressement, en leur disant qu’ils vendent leurs habits pour en acheter s’ils n’ont argent pour ce faire. Et peu après, il leur défend de frapper avec armes. Il appelle S. Pierre Satan, et le chassa arrière de lui, quoiqu’il n’offensait à souhaiter que Jésus Christ ne mourût. Par où l’on peut voir que Jésus Christ et les Apôtres ont agi en plusieurs choses selon leurs mouvements naturels ; et qu’ils se sont même mépris en plusieurs choses 12. Car on lit que les Apôtres, étant une nuit assemblés depuis qu’ils avaient reçu le St Esprit, lorsque St Pierre était en prison, d’où, étant sorti miraculeusement, il vient frapper à la porte où ils étaient assemblés, et que la servante Rhode leur vint dire qu’il était à la porte, ils pensèrent d’un commun jugement que cette fille rêvait, lui disant qu’elle était sotte. Tous les mouvements qu’avait cette Ste assemblée ne pouvaient venir que de la nature. Eût-on pu de là conclure qu’ils n’avaient pas reçu le St Esprit, ou qu’ils l’avaient jà perdu, pour avoir de semblables méprises, ou pour avoir agi selon leurs passions ou fonctions naturelles en ce jugement ?

12. Je pense qu’on commettrait un grand péché de croire chose semblable ou de tenir le St Esprit suspect en eux, pour les voir se méprendre en quelques choses : puisque ces fautes et méprises sont annexées à la nature humaine depuis le péché, qui a tellement aveuglé l’entendement de l’homme, qu’il se méprend souvent en ce qu’il voit même devant ses yeux. Mais le St Esprit ne se peut jamais méprendre en rien, ni inspirer des choses non véritables. Et ce serait chose abominable de le croire, ou bien de juger qu’une personne ne serait conduite par le St Esprit à cause qu’elle se méprend en quelques choses indifférentes. Car le St Esprit n’enseigne pas à l’âme qu’il possède toutes les circonstances de ce qu’elle doit dire ou faire ; mais il lui enseigne les choses essentielles d’une Justice, d’une Bonté, et d’une Vérité, en tout ce qu’elle doit dire, faire, et laisser. Et c’est affaire à l’entendement à comprendre et à chercher les moyens pour arriver à ces fins, aiguisant son esprit et toutes les facultés de son âme pour bien accomplir Justice, Bonté, et Vérité en toute chose. Et en cessant ces fonctions naturelles d’agir de la sorte, le St Esprit ne pourrait rien faire par la personne, qui est l’Organe et l’Instrument visible et sensible de Dieu, sans lequel Instrument il ne se peut faire entendre des hommes grossiers et naturels. C’est pourquoi les Anges mêmes ont pris quelquefois des corps humains pour se faire voir et sentir des hommes selon leur vue et sentiments naturels.

13. Or il est vrai que Dieu m’a donné son St Esprit promis par Jésus Christ, qui m’enseigne toute Vérité. Mais il n’est pourtant vrai qu’icelui m’enseigne en particulier toutes les paroles qui sortent de ma bouche, ni toutes les lettres ou syllabes que j’écris ; encore moins tous les mouvements de mon corps : puisque cela se fait humainement, par mon propre esprit, ou mon corps visible. Car si le St Esprit me dictait toutes les paroles que je dois prononcer, ou tous les mots que je dois écrire, je ne pourrais jamais faire des fautes en parlant ou écrivant. Ce que je commets souvent, ne sachant quelquefois trouver des paroles pour me bien exprimer, ni d’orthographe pour bien écrire. Ce que j’ai déclaré en mes Écrits imprimés, en disant : C’est le St Esprit qui m’enseigne la Doctrine que j’écris. Mais les fautes qu’il y a en la plume ou en les paroles, c’est moi qui les fais ; pas le St Esprit. Ce qui devait avoir contenté tous les esprits pointilleux qui cherchent à décréditer la Sagesse de Dieu par les fautes que je pourrais faire naturellement. Puisque le proverbe dit que tous hommes sont défaillants et que les parfaits sont au Ciel ; à cause qu’il n’y a nulles perfections qu’en Dieu seul.

14. Et ce serait le tenter, d’exiger d’une créature humaine la perfection de toute chose ; puisqu’icelle appartient à Dieu seul et pas aux hommes, lesquels n’ont qu’une perfection limitée ; chacun son Talent : l’un a la perfection de bien dire, l’autre de bien écrire, l’autre de bien chanter, avec autres dons naturels. Ce qui ne vient immédiatement du St Esprit, quoiqu’il se serve de tous ces dons lorsqu’iceux peuvent servir à la gloire de Dieu et que la personne les offre et abandonne à son Régime. Par exemple, Dieu m’a donné l’habileté à composer mes écrits, et il veut que je le fasse pour sa Gloire et le bien des âmes. Ces choses viennent en substance du St Esprit : mais c’est ma main naturelle qui l’écrit et mon esprit naturel qui le conçoit, lesquels peuvent bien faire des fautes accidentelles ou matérielles. Mais il n’y peut avoir nulles fautes en la chose même : un chacun la peut croire et suivre assurément, sans s’amuser à examiner si j’ai quelque défaut en la matière ou s’il y a quelque chose de naturel mélangé : puisque Dieu se sert de la nature et de ses défauts mêmes pour enseigner les hommes à chercher les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre.

15. Car toutes ces belles lettres et ces paroles étudiées, voire ces pointilles de Vérités précises de termes, sont des choses qui sont sur la terre estimées des hommes vains, qui cherchent les louanges et curiosités plus que l’essence des moyens de leur Salut. Et le St Esprit ne veut seconder ces pointilles et inspire toujours la simplicité. Ce qui fait que je ne réfléchis pas sur l’abus que je fais souvent de nommer Pierre pour Paul, ou de nommer un bois pour un caillou. Ce m’est assez que je fasse entendre la substance de la chose pour faire retourner les hommes à l’Amour de Dieu : lequel, m’ayant permis de faire imprimer tous mes écrits, ne m’a point destiné en quel temps, par quelle personne, et en quelle place, ou par quel moyen je le pourrais faire. C’est pourquoi il me faut appliquer mon esprit naturel pour trouver ces moyens. J’en ai écrit à mes Amis et les ai avertis que c’était la volonté de Dieu que cela se fît pour sa Gloire. Et si je n’avais pas agi naturellement en cela, ces personnes n’auraient pu savoir cette volonté de Dieu précise ; à cause qu’elles ne sont encore si déliées pour entendre la Voix de Dieu. Faudrait-il donc me taire et ne pas écrire à cause que le St Esprit ne me dicte pas toutes les paroles et que je me sers de celles que je parle en mon patois ? Et me faut-il prouver autrement que par mes paroles que c’est le St Esprit qui agit en moi ?

10. Certes, mon Enfant, vous pouvez chercher des apaisements ailleurs ; si vous ne me croyez pas, il vous faut croire au mensonge. Choisissez lequel voulez des deux. C’est pour vous. Je n’ai là dedans aucun intérêt. J’ai eu soin de votre âme jusqu’à présent, et je vous ai repris des fautes que j’apercevais, èsquelles vous tombiez ou pouviez tomber. Et pour cela vous me demandez si je ne peux faire de fautes en disant des choses par conjectures ou par le rapport qu’un autre m’aurait fait ; ou si je ne me peux méprendre en vous accusant de choses desquelles votre conscience ne vous accuse pas ? Je vous réponds que je les peux bien faire de moi-même, voire encore des plus grandes, en suivant ma nature corrompue. Mais je sais que je ne la suis en rien, pour l’avoir vaincue par la Grâce de Dieu. Et j’aimerais mieux la mort que de vous avoir repris, ou quelque autre, par inimitié ou quelque passion vicieuse. Il est bien vrai que j’ai des oreilles pour entendre ce qu’on me rapporte et des yeux pour voir ce qu’on leur met au devant, et aussi un vif jugement pour pénétrer et conjecturer des choses. Mais jamais ne m’arrive que j’effectue icelles sans avoir entendu de Dieu que je les peux bien suivre. Vous devez bien avoir aperçu que je ne me précipite jamais : lorsqu’il me vient quelque pensée ou conjecture, je la recommande toujours à Dieu avant que d’effectuer quelque chose. Et j’ai aussi déduit au loin en la lettre à Serrarius comment une personne possédée du St Esprit doit avoir ses passions plus fortes et vivantes qu’une autre personne.

17. Comment donc ne me voulez-vous pas maintenant permettre que j’entende les rapports qu’on me fait ou que je ne pense ou conjecture rien qui soit naturel ? Serais-je obligée de devenir sans jugement naturel à cause que Dieu m’a donné son St Esprit ? Faut-il que je devienne muette ou sans conjecture naturelle pour vous faire croire que Dieu me régit ? Ou me faut-il avoir plus de pureté que les Apôtres, qui se contestaient encore après avoir reçu le St Esprit, et fallut se séparer pour demeurer en paix ? Et me faut-il être plus dégagée des fonctions naturelles que Jésus Christ, qui sentait en soi tant de passions naturelles, de crainte, de tristesse, d’angoisse, de colère, et autres, pour être crue en mes Révélations ? Je n’ai garde de faire aucuns devoirs pour cela. Car si on les croit ou en doute, c’est pour moi la même chose. Adieu. Soyez plus sage à l’avenir. Remerciez seulement Dieu qu’il vous a présenté sa Lumière de Vérité, sans éplucher si l’Organe par où elle vous est offerte agit encore naturellement ou du tout spirituellement. Puisque ces formalités ne vous touchent. Je n’ai le temps de répondre à Monsieur **. Ce sera pour l’avenir.

 

Ce 13 Mars 1677.

 

 

 

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LETTRE  XXXIV.

 

Au même : Qu’il ne se faut relâcher ni scandaliser en jugeant naturellement de la conduite de Dieu qui n’est point au goût de notre esprit corrompu.

 

1. J’Ai été marrie d’entendre que M. ** ne veut aller avant en l’impression. Il faut que Dieu en donne des autres pour ce faire, puisque telle est sa sainte Volonté, et qu’il veut que ces écrits aillent par tout ce monde universel. Il peut faire des pierres des Enfants d’Abraham pour accomplir ses volontés. Si M. ** a seulement entrepris à faire connaître mes écrits pour l’égard à ma personne, il m’oblige à en désister ; puisque je vois à regret faire des choses pour me complaire, et qu’on les doit faire pour plaire à Dieu seul. Mais s’il avait commencé cet emploi salutaire pour plaire à Dieu et trouver là dedans les moyens de la perfection de son âme, il fait très-mal d’en désister ; puisque celui qui méprise les moyens ne peut arriver à la fin. C’est pitié de voir combien de puissance le Diable a maintenant sur les Esprits humains, combien il combat les vérités de Dieu, et tâche à les étouffer : mais il ne sera le plus fort ; puisque Dieu édifie à d’autre corté 13 ce que le Diable détruit dans votre quartier. J’ai envie de répondre à M. ** sur le doute qu’il a que je n’ai point de charité. Je n’ai pas mal pris que vous vous soyez mêlé des livres..... puisqu’êtes assez propre à cela ; mais j’ai aperçu de loin que vous vous eussiez bien oublié en présumant de vous-même ou en quelque convoitise ; c’est pourquoi j’ai tiré la bride pour vous faire arrêter et rentrer en vous-même. Et au lieu de remercier Dieu de cela, vous êtes déchu de la croyance des lumières du S. Esprit, et m’avez voulu accuser des fautes dont vous étiez coupable...

2. Les médisances ont fait changer ** depuis et lui font encore rejeter les vrais moyens de la perfection de son âme, desquels Dieu se voulait servir pour l’attirer à soi et lui faire connaître de plus en plus ses Vérités Divines : mais il s’arrête au milieu de la carrière à la moindre tentation et embûche où que le Diable l’a attendu. Dieu s’était servi de ** pour l’attirer à soi premièrement, et le Diable s’est servi du même moyen pour le retirer de Dieu, comme je l’avais prévu et averti dès le commencement de l’affaire..... laquelle je crois n’être venue en connaissance que pour retirer cet homme de Dieu et le faire persévérer en la vie commune du monde, voire en mépris des choses si divines, admirables, et si nécessaires, que hors des vérités que Dieu me communique personne ne peut être sauvé, quoi qu’il fasse, puisqu’il n’y a qu’un Dieu et qu’une Vérité Sainte, qui sort de lui. Et il est bien lamentable que pour une tendre affection naturelle, qu’on laisse la Justice et vérité de Dieu en arrière. Je crois qu’il n’avouera pas cela ; puisque tous vilains cas sont niables. Mais le cœur de l’homme est trompeur : et l’expérience fait bien voir que cette affaire n’a rien apporté de bien à son âme ni à la vôtre, et que vous êtes depuis tous deux déchus de l’estime des grâces et lumières de Dieu, en les voulant faire maintenant passer pour des chimères ou des mouvements simplement naturels : ce qui ne profitera à vos âmes.

3. Car encore bien que j’aurais commis quelque faute (que non), toutefois ne doivent être par là amoindries les vérités de Dieu, qui sont encore les mêmes, sans être changées depuis qu’on les a tant louées, estimées, et senties par effet ès âmes de grandes opérations Divines, de quoi l’on en peut tirer le témoignage assuré de vos propres consciences, beaucoup plus utile que le témoignage qu’icelles donnent maintenant que je ne dis vérité ou que j’agis par mouvements naturels : ce qui étant véritable, cela ne pourrait profiter à la perfection de votre âme comme profite assurément la croyance que je suis régie par le S. Esprit, comme il est assurément véritable. Ce que tant de personnes ont témoigné au Témoignage de Vérité, en ayant senti des opérations infaillibles dans leurs âmes. Comment une chose si bonne et salutaire peut-elle être devenue mauvaise ou douteuse sans être aucunement changée qu’en augmentation en bien ? N’ai-je pas sujet de dire avec l’Apôtre : Qui vous a ensorcelé l’esprit four vous faire croire au mensonge ? Ne soyez si volage ni inconstant que de douter de la vérité de Dieu ou de ses saintes révélations pour les discours des hommes ; puisqu’ils sont tous menteurs et qu’il vous faut opérer votre salut encore bien que je serais méchante, et que mes révélations ne seraient que des chimères ; néanmoins faut-il que vous suiviez la vérité de Dieu que j’avance en cas que désiriez d’être sauvé.

4. Laissez-moi agir comme Dieu veut, sans en rien juger ; puisque ne connaissez ses voies. Et si vous eussiez vu Moïse tuer l’Égyptien, vous l’auriez assurément condamné pour un meurtrier : car il est à croire que Dieu ne lui avait pas commandé de tuer cet Égyptien, et que ce n’était qu’un Zèle de la justice que Dieu avait plantée en son âme qui lui fit tuer cet homme en le trouvant battre son frère. Et lorsque le Prophète Élie rua tant de Prêtres, ce ne fut que par le même Zèle de justice, puisque Dieu ne lui avait commandé de tuer lui-même autant de personnes. Combien de milles personnes a aussi tué David pour le seul Zèle de cette justice ! Faudrait-il donc condamner toutes ces justices à cause que Dieu ne leur avait pas révélé ni commandé de faire ces choses ? Puisque Dieu ne s’offense de tout ce que la personne fait dans un Esprit de justice et Vérité. Il laisse agir les facultés naturelles de l’homme en ces choses, et n’impute rien à péché sinon ce qui se fait par haine ou mépris de son prochain, par colère, par vengeance, ou par envie, par fraude, tromperie ou mensonge. Tout cela sont des péchés qui sortent du cœur, mais non les maux qu’on déclare du prochain pour s’en précautionner ou avertir ceux qui pourraient être trompés du même mal, ou bien pour admonester celui qui le fait afin qu’il s’en repente et amende. Ces fins, étant bonnes, justes et véritables, ne peuvent que bien faire à un chacun, encore que la chose même ne serait pas louable au jugement des hommes. Mais puisque l’affaire de ** a causé tant de maux à plusieurs, elle ne peut avoir eu aucunes de ces qualités. Il faut qu’elle soit infailliblement sortie d’un mauvais fond, puisqu’elle a produit de si mauvais fruits.

5. Supposez toujours que ce qui vient de la nature corrompue est infailliblement mauvais ; mais ce qui vient d’un rond d’aine qui a la bonté, justice, et vérité en soi, ne peut porter de mauvais fruits. Et partant, favorisez plutôt le parti de la justice que celui de l’iniquité lors que vous n’avez pleine connaissance de la chose. C’est le moyen d’avoir repos de conscience, là où elle se trouble en penchant du côté de l’iniquité. Ce que je m’assure qu’expérimenterez, comme ont expérimenté tous ceux qui se sont retirés des vérités que Dieu me communique. Ils ont été et sont encore troublés en leurs esprits, inquiétés en leurs consciences, appréhendant la mort, là où qu’ils se sont sentis contents et joyeux auparavant. Voilà les maux que l’âme se fait à elle-même en délaissant la vérité : elle se change avec la femme de Lot en statue de sel : tout lui est piquant et mordant après s’être détournée de la vérité de Dieu. Qu’elle dissimule comme elle voudra, jamais ne trouvera de repos. Avisez à vos affaires, et mettez ordre à votre âme avant qu’elle ne s’engage plus avant dans votre relâchement. De quoi vous admoneste celle qui aime votre salut.

 

Ce 16 Mars 1677.

 

A. B.    

 

 

 

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LETTRE  XXXV.

 

À un Ami qui, s’étant informé d’elle touchant l’état d’une personne qui se disait régénérée, se formalisait de ce qu’elle n’en avait pas une telle opinion, sur quoi il lui avait représenté qu’elle pouvait se tromper. À quoi elle satisfait, comme aussi à la question qu’il lui avait faite si Jésus Christ avait eu deux corps ; et ce que c’est que la corruption de nos corps.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’Ai vu par la vôtre du 10 Février de cet an que vous n’êtes pas bien content de ce que j’ai dit mon sentiment de la personne de qui vous m’avez fait voir la lettre ; et que vous savez mieux de sa personne que ce que j’en juge. En quoi je juge votre demande donc inutile. Car quel sujet avez-vous eu de me demander mon sentiment d’une chose laquelle vous croyez savoir mieux que moi ? Il est vrai que naturellement je ne connais la personne dont il s’agit : pour n’en avoir jamais ouï parler : mais l’ayant recommandée à Dieu, il m’en a fait voir ce que je vous en ai écrit. Si vous croyez que cela soit véritable ou non, cela ne me touche : c’est pour vous, et mon sentiment ne peut nuire à sa perfection. S’il est une personne régénérée, c’est pour lui. Je ne dois croire cela lorsque Dieu me dit le contraire. Laissez ma croyance libre, comme je vous laisse la vôtre. Je ne peux être trompée à en douter, mais vous pouvez bien être trompé à le croire.

2. C’est un grand don de Dieu de savoir bien discerner les esprits, s’ils sont de Dieu ou du Diable. Pour moi je n’oserais avoir l’assurance de juger d’une telle affaire en bien ou en mal par mon instinct naturel, et lorsque je n’ai rien à démêler avec les personnes, je les laisse comme elles sont, à cause que Dieu m’a dit que je ne cherche rien, mais que je cultive ce qui m’est mis en main. Or cette personne ne m’est pas mise en main : et partant je n’ai rien à lui dire ou à juger d’elle : et si j’avais cru que vous n’ajouteriez de foi à ce que j’en juge, je ne vous en aurais jamais parlé.

3. La comparaison que vous faites des Apôtres, qu’ils tenaient encore S. Paul suspect après sa conversion, vous doit être mieux appropriée qu’à moi ; puisque vous n’ayant reçu le S. Esprit comme eux, vous ne voulez pas suspecter la personne en question, et en parlez avec tant d’assurance comme si Dieu même vous l’avait révélé : et pour prouver votre dire, vous me rapportez comme j’ai été autrefois trompée : ce qui est véritable, et des personnes mêmes lesquelles j’ai particulièrement observées et familièrement fréquentées 14. Mais il ne faut conclure de là que je me trompe en mes révélations : puisqu’il y a deux esprits en moi, l’un de Dieu, l’autre de la nature : et ce que l’Esprit le Dieu dit, il est infaillible ; mais l’Esprit de la nature peut faillir et errer en plusieurs choses. C’est ce que l’Apôtre a distingué en disant : C’est moi qui dis cela ; et ailleurs, c’est l’Esprit du Seigneur qui est en moi qui dit ou fait ces choses. Car en un temps il dit : J’ai une loi en moi qui est contraire à moi ; et je fais ce que je ne veux, ne fais le bien que je voudrais bien ; et par après il dit : Je ne vis plus, moi, mais l’Esprit de Dieu vit en moi : par où il donne assez à entendre qu’il y a deux esprits en la personne qui a reçu le S. Esprit, et qu’elle voit quelquefois par l’esprit de Dieu, et autrefois par son propre esprit naturel ; et que nuls hommes par voie humaine ne peuvent faire ce discernement, et qu’on doit croire ces choses lorsque la personne possédée le dit, si l’on a un témoignage en sa conscience que cette personne est possédée du S. Esprit.

4. Mais lorsqu’on n’a qu’une croyance naturelle de cette possession, il est toujours bon de douter de toute chose lorsqu’on ne veut être trompé. C’est à faire aux simples bonnes gens d’avoir bonne opinion de toute chose : et aussi longtemps que Dieu ne m’a fait découvrir le mal qu’il y a de caché sous la piété même, j’aurais cru d’offenser Dieu et de faire des jugements téméraires d’avoir mauvaise opinion de ce qui paraissait bon : mais depuis que Dieu m’a donné ce discernement et m’a fait expérimenter les tromperies ès choses les plus saintes, j’en suis devenue plus sage.

5. Et pour vous avoir voulu éclaircir un peu de cette sagesse, vous me soupçonnez de tromperies ou manque de charité, sans que vous vous voyiez coupable des mêmes fautes, en croyant que je me trompe en doutant de cette personne et que je lui manque au devoir de charité de ne pas approuver tout le bien qu’il dit ou qu’il croit de lui lorsque Dieu m’en a fait douter : car s’il y avait en mon âme quelque tromperie ou choses contraires à la charité, tous mes écrits et paroles seraient à suspecter ; puisque lorsqu’une personne manque une fois, elle peut manquer plusieurs de la même façon : et par ainsi l’on ne peut marcher de pas ferme avec elle : et par cette règle vous ne pouvez, Monsieur, ajouter foi à mes paroles et écrits. Il vous les faut lire comme des histoires ou choses indifférentes : et à ce prix vous en profitez fort peu, et je passerais mon temps en vain de vous écrire davantage, de tant plus que je n’écris jamais par manière d’entretien ou d’amitié humaine ; et je plaindrais mon temps d’écrire sans nécessité ou l’édification de vos âmes, ou pour satisfaire à quelque curiosité ; vu que je n’ai rien plus précieux que le temps, pour l’employer à ce que Dieu m’ordonne.

6. Il me permet maintenant de faire imprimer tous mes écrits et de les distribuer par tout le monde, comme si par iceux l’Évangile du Règne devait être prêché par tout le monde universel. C’est pourquoi je souhaiterais bien qu’on ne me fît plus aucunes questions particulières ; à cause qu’en lisant mes écrits en général, l’on trouvera la solution à tous les doutes qu’on pourrait avoir sur des choses particulières. Il vaut mieux prendre ces éclaircissements communs et attendre l’influence du Ciel pour entendre ce dont on est en doute que de faire des demandes particulières sur des choses qui ne sont précisément nécessaires à salut comme est celle que vous dites en la lettre de M. P., de ne savoir entendre comment Jésus Christ a eu deux corps, l’un sorti d’Adam en son état d’innocence, et l’autre sorti de la Vierge Marie : puisque cela n’est qu’une sainte spéculation, sans l’éclaircissement de laquelle on peut bien être sauvé.

7. Néanmoins je vous dirai encore cette fois que Jésus Christ n’a pas eu deux corps, non plus que tous les autres hommes ; et qu’il avait été créé en Adam, comme tous les autres, dans un état parfait et accompli en pure œuvre de Dieu, sans l’intervention de personne, lequel, étant un Dieu parfait, n’en pouvait sortir que des œuvres toutes parfaites : et partant il faut conclure que tous les hommes en général ont été créés de Dieu corps, âme et esprit tous parfaits, et que Jésus Christ, étant le premier-né de tous les hommes avant le péché d’Adam, il naquit en corps glorieux et parfait, comme Adam avait été créé ; et est toujours demeuré uni à Dieu en cet état glorieux et parfait, jusqu’à ce que, pour l’amour qu’il portait aux hommes, il s’est venu revêtir de leurs mortalités, afin de les délivrer de la damnation en laquelle chacun d’eux s’était précipité. Ce n’est pourtant qu’il ait pris un autre corps que celui que Dieu avait premièrement créé ; puisque les œuvres de Dieu ne changent jamais, et sont toutes éternelles.

8. De là vient qu’il y a un enfer éternel, à cause que les corps glorieux que Dieu avait premièrement donnés aux damnés ne peuvent jamais prendre fin, pour être les œuvres d’un Dieu éternel 15 : et ces corps internes que Dieu avait créés, autant ceux des bons que des méchants, seront à toute éternité bienheureux ou malheureux, selon le choix qu’un chacun d’eux aura fait du salut ou de la damnation. Sur quoi les ignorants murmurent quelquefois à l’aveugle, ne sachant comprendre (disent-ils) comment Dieu peut damner éternellement pour des péchés temporels que les hommes commettent. Et c’est seulement à cause que toutes les œuvres de Dieu étant éternelles, elles ne peuvent jamais finir, quoique les hommes fassent 16 : et lorsqu’iceux ne veulent pas demeurer en l’amour de Dieu pour lequel ils ont été créés, ils se damnent eux-mêmes en se rendant éternellement misérables 17 : à cause que leurs corps et leurs âmes ont été créés de Dieu éternels, sans pouvoir prendre fin : et tous les hommes sont libres de demeurer en l’amour de Dieu pour être éternellement bienheureux, comme ils sont aussi libres de se détourner de cet amour, et se rendre par là éternellement malheureux, sans que Dieu damne jamais aucun homme, puisqu’il les a tous créés à salut, et ne veut même la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive.

9. Je pense que vous comprendrez bien, Monsieur, par cette ouverture, que Jésus Christ n’a point eu deux corps : mais un singulier, sorti d’Adam : et ce qu’il a tiré du corps de la Vierge Marie n’a été qu’une corruption pour couvrir ce corps glorieux, lequel eût été incapable d’enseigner les autres hommes corrompus s’il ne s’eut pas recouvert de cette mortalité, laquelle Dieu n’a jamais créée, mais est venue couvrir le corps glorieux d’Adam par son péché, comme si par quelque humidité il était venu la rouillure environnant un fer. Car Dieu n’a pas donné à Adam un autre Corps que celui qu’il lui avait premièrement donné, et n’a aussi ajouté à ce corps glorieux un corps corruptible : puisque Dieu ne pouvait faire de corruption. Il n’y a que le péché qui est l’auteur et l’ouvrier d’icelle 18, laquelle se réduira aussi au néant à la fin du monde, comme elle est venue de rien au temps du péché : cette corruption s’évanouira de toute la terre à la fin du temps d’épreuve, comme une poussière qui s’envole au vent.

10. Car ce n’est qu’un corps formé de l’air qui environne tous les corps des hommes depuis le péché d’Adam. L’on voit par expérience qu’un corps mort en terre pourrit, s’envole comme de la cendre lorsqu’on le découvre de la terre : et partant ce n’est pas un corps que cette corruption, mais une couverture au corps que Dieu a créé. C’est pourquoi l’Apôtre l’appelle le corps interne. Car nous ne voyons que la corruption qui couvre ce corps interne, et nullement le corps : puisqu’il est tellement couvert de cette lèpre de corruption, qu’on ne pourrait mettre la pointe d’une épingle qui soit demeuré sain en tout le corps glorieux de l’homme. Il est couvert de cette lèpre dedans et dehors, jusqu’aux entrailles, voire les moindres artères, voire ses ongles jusqu’à l’extrémité sont couverts de cette corruption, qui n’est pourtant un autre corps que celui que Dieu a créé ; et ce n’est qu’une ordure, à qui l’esprit universel donne vie pour aussi longtemps qu’il est joint au corps interne de l’homme, et meurt aussitôt qu’il en est dépouillé et se réduit en poussière, comme font les mouches, qui de leur même poussière reprennent vie en la saison : ainsi l’esprit universel qui donne vie à toute chose couvre de nouveau tous les corps des hommes qui naissent de la poussière des corps jà pourris : en sorte que ce corps de corruption n’est rien qu’un plâtre à nos corps glorieux ; pendant qu’on dorlote plus ce plâtre et cette charogne puante qu’on n’a soin de rendre heureux à toute éternité ce corps glorieux, si parfait et accompli, que Dieu a créé. Ce qui est un grand aveuglement, duquel je prie Dieu qu’il vous en délivre, et aussi tous ceux qui aiment la vérité. En ce souhait je demeure à tous

 

Très-affectionnée en Jésus Christ,      

 

Ce 25 Mars 1677.

 

A. B.          

 

 

 

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LETTRE  XXXVI.

 

Que les personnes naturelles ne peuvent juger des spirituelles, de leurs mouvements et conduite ; et qu’elles feront mieux de suspendre leurs jugements.

 

 

MON ENFANT,

 

1. J’Ai été bien aise de voir par la vôtre du 23 de ce mois que ma longue lettre vous a été délivrée, de quoi me remerciez : mais je ne sais entendre comment vous pouvez encore juger que j’ai quelquefois pris mes propres imaginations pour des inspirations du S. Esprit, vu que je ne sache que cela me soit jamais arrivé : beaucoup moins d’avoir tiré de mauvaises conséquences de semblables inspirations ou effectué quelque chose sur des imaginations humaines en pensant qu’elles venaient de Dieu ou du S. Esprit. S’il vous semble d’avoir vu en moi choses semblables, vous vous êtes grandement trompé ; puisque jamais je n’effectue rien de tout ce qui me vient en l’esprit avant que cela soit confirmé par le S. Esprit. J’ai bien des mouvements naturels plus vifs et pénétrants que les autres personnes ordinaires. C’est pour cela qu’on ne ferait même mal à suivre ce que je dis ou fais naturellement ; puisque le Diable n’a plus de puissance sur mon esprit et que mon entendement est plus éclairé par les lumières du S. Esprit et par beaucoup d’expériences que les esprits de ceux qui vivent encore selon la nature corrompue, ayant l’esprit brouillé et l’âme aveuglée par leurs péchés : en sorte que je n’ai nul mal-fait de dire à mes enfants qu’ils feraient bien de suivre tous mes mouvements, puis qu’iceux ne sont mauvais et ne sortent des passions déréglées.

2. Mais si vous ne voyez pas ces vérités, laissez-les pour ceux qui les voient et en ont les expériences plus fortes et fréquentes que celles que vous croyez d’avoir du contraire. Car je ne gagne rien pour conseiller ou admonester mes enfants, et je n’y prétends autre chose que leurs biens et avantages spirituels et temporels. Ceux qui ne trouvent cela être véritable ne sont pas obligés à me croire en toute chose : car je n’oblige personne à cela. Ce n’est qu’une soumission volontaire que me rend qui le veut ; et si vous n’êtes persuadé qu’icelle vous serait bonne et salutaire, ne la rendez pas. Il y en a assez d’autres qui s’estiment heureux de me la rendre pour leur bonheur éternel. Car ce vous est une témérité de juger de mes actions et mouvements, vous qui n’avez qu’un faible esprit naturel affaibli par le péché, en confirmant que vous m’avez souvent vu faire des fautes et des abus en pensant que le S. Esprit me les inspirait. Vous me devriez dire précisément en quoi j’ai fait telles choses, et peut être que je vous montrerais clairement que c’est vous qui avez été trompé en votre jugement plutôt que moi en mes révélations.

3. Car le jugement naturel en si ténébreux qu’il ne voit pas souvent ce qu’il a devant les yeux ni ce qu’il a au dedans de soi. Comment pourrait-t-il voir ce qu’il y a au cœur des autres ? Et comment auriez-vous pu voir véritablement comment je faisais ou disais les choses que vous croyez être des fautes ou des bévues ? Ou comment avez-vous pu juger que je pensais être des révélations ce qui était des imaginations de ma propre fantaisie ; puisque le cœur de l’homme est trompeur par-dessus toute chose ? Vous me direz peut-être que vous avez vu des fautes si évidentes en mon procédé, et si manifestes que vous n’en pouvez douter. Et moi je juge votre vue si courte en cette matière qu’elle n’est capable de discerner le bien hors du mal, et que vous avez quelques fois douté que mes actions les plus saintes et mes plus claires révélations étaient des fautes ou des fantaisies. C’est que lorsqu’on regarde par un verre rouge, tout semble rouge ce qui y est apposé ; encore que réellement les choses seraient de diverses autres couleurs, tout semble conformément rouge à cause du verre qu’on a devant les yeux. Car en vérité je ne pense pas d’avoir suivi un de mes mouvements naturels depuis que vous me connaissez, et longtemps auparavant.

4. Mais si vous ou autres ont jugé que j’ai fait cela, je ne les peux empêcher. De semblables courtes vues eussent bien pu juger que Moïse faisait une mauvaise action s’ils l’eussent vu tuer l’Égyptien. Car je ne crois point que Dieu lui eût commandé de ce faire ; mais qu’il avait seulement planté en son âme un Esprit de Justice qui ne pouvait souffrir l’iniquité ; et que trouvant un homme à l’écart qui outrageait son frère, Moïse le tua d’un Zèle de justice qui était en sa nature. Comment eussiez-vous pu juger en bien de voir Abraham aller sacrifier son propre fils, quoique ce fût la plus sainte action qu’il fit jamais en sa vie ? Et comment eûtes-vous pu voir Jésus Christ chasser les vendeurs et acheteurs du Temple, les battre, et jeter leurs Tables et argent ? N’auriez-vous pas fait le sage dans un tel rencontre, et jugé que Jésus Christ aurait bien pu faire sortir ces personnes du Temple (puisqu’elles y faisaient mal) d’une manière plus douce, sans les battre et jeter toutes leurs marchandises et argents en confusion par une furieuse colère ? Car toutes ces actions eussent paru très mauvaises devant vos yeux, bien qu’en effet très bonnes devant Dieu, saintes et salutaires pour les hommes. Et il pourrait bien être arrivé que vous ayez vu de moi quelques choses de semblables, lesquelles vous avez prises pour des fautes ou des passions naturelles, ou quelques tromperies de l’imagination.

5. Mais si vous étiez sage, vous suspendriez votre jugement à penser à mal d’une personne de laquelle vous et tant d’autres en portez bon témoignage, et ne voudriez la condamner pour fortifier le coupable, comme vous avez fait en l’affaire de **.... Car prenez que je lui aye dit qu’il a mal fait en quelque chose et que lui nie ce mal, et que pour mieux ce faire il fasse entendre que mes révélations sont douteuses ou assurément fausses. Ne faut-il pas plutôt juger que la négation de l’accusé soit fausse, que ce qu’en déclare l’accusateur indifférent, qui n’a nuls intérêts ou avantages à prétendre en la cause ? Vu que la première règle de droit est de toujours nier son fait et jamais le connaître en jugement : car autrement le criminel est sitôt jugé par sa propre confession. Je suis marrie qu’une telle affaire ait été capable de vous faire branler, voire de vous faire confirmer le mensonge par votre propre expérience, en disant que vous m’avez bien vu manquer croyant des choses venir du S. Esprit lorsque cela n’était véritable. Car si véritablement vous êtes encore en de semblables croyances, vous pouvez bien demeurer auprès de ** et ne plus penser à retourner auprès de moi ; puisque vous n’y pourriez profiter, et que je n’ai nul besoin de Pédagogue ou de Contrôleur de mes révélations. Je sais assurément quand elles viennent de Dieu ou de l’Esprit naturel ; et je n’affecte point de les taire juger bonnes des hommes lorsque ce jugement ne peut profiter à leurs âmes ; ils me doivent laisser conduire de Dieu sans me vouloir conduire eux-mêmes selon leurs consciences erronées, remplies de ténèbres et ignorances.....

 

Le 30 Mars 1677.

 

 

 

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LETTRE  XXXVII.

 

À un Seigneur d’Ost-Frise sur ce que quelques-uns se scandalisaient des témoignages qui lui sont rendus au Témoignage de Vérité, et la suspectaient d’orgueil et sa doctrine d’erreur. Pourquoi l’on est bien aise de trouver prétextes d’en douter.

 

 

MONSIEUR,

 

1. JE m’étonne que M. le Baron de G. ait moins en estime les Lumières que Dieu me donne depuis qu’il a lu le Témoignage de Vérité, qu’il n’avait auparavant, à cause qu’il trouve en ce traité des louanges de ma vertu faites par les personnes qui me connaissent. Ce qui ne le doit avoir nullement choqué : puisqu’un chacun est libre de ses pensées, et peut dire et croire de moi ce qu’on veut. Je suis toujours après toutes leurs croyances telle que je suis devant Dieu, et non plus ou moins pour le jugement des hommes. Ces témoins ont dit ce qu’ils ont cru et su en leurs consciences, sans que je les aye incités ou empêchés ; puisque je n’ai trouvé sujet de ce faire. Pour les laisser tous libres d’agir en ces témoignages comme il leur plaisait. S’il semble à Monsieur le Baron qu’ils m’ont trop loué, cela ne doit empêcher l’estime qu’on doit faire des vérités de Dieu. Car encore bien qu’icelles seraient écrites ou prononcés d’un Diable même, ces vérités n’en seraient pourtant moins estimables ; puisque la vérité est Dieu même, qui doit être honoré et suivi partout où il se trouve. Et encore bien que je serais superbe (comme ce bon Seigneur craint), cela ne diminuerait pas les vérités que Dieu me fait dire. Ce serait à moi seule de lui rendre compte de ce péché, et pas aux autres de le juger ou condamner.

2. C’est pourquoi un chacun doit tirer de mes écrits ce qu’il y trouve de bon et salutaire, sans s’établir juge de l’instrument duquel Dieu se veut servir pour annoncer ses vérités aux hommes par sa grande miséricorde. Pour moi, j’espère que Dieu aurait bien la miséricorde pour mon âme que de m’ôter ou suspendre les grâces et lumières en cas qu’il me trouverait superbe, de quoi je l’ai souvent prié. Car à quoi me serviraient tant de faveurs reçues de Dieu pour les autres lorsque moi-même périrais ? Saint Paul châtiait son corps de crainte qu’en enseignant les autres il ne se perdît soi-même. Et moi je n’ai pas besoin de châtier mon corps pour pouvoir résister à l’orgueil, puisque je n’en suis jamais tentée. De quoi j’ai aussi le témoignage dans l’Écriture où Dieu dit : Je résiste aux superbes, aux humbles je donne mon cœur. Je suis bien éloignée de sentir que Dieu me résiste, puisque continuellement il m’augmente ses grâces et me donne son cœur.

3. Il ne faut aussi s’imaginer que la doctrine que Dieu m’enseigne soit des quaqueries : puisqu’il n’y a pas d’autre chemin de salut que celui que j’enseigne par mes écrits : les prenne à cœur qui voudra. Chacun pour soi. L’on ne me fait profit ou dommage à les estimer ou mépriser. Que l’on mette ma personne en oubli : j’aime bien qu’elle demeure inconnue. Mais il ne faut pas mépriser les lumières et vérités que Dieu me donne, à péril d’être perdu éternellement : puis qu’il n’y a qu’une seule vérité salutaire, laquelle Dieu m’a enseignée, hors de laquelle personne ne sera sauvé. Et encore bien que cette vérité sortirait d’une personne méchante et superbe, voire d’un Diable même, toutefois la faut-il suivre absolument, sans regarder mes défauts ou si je suis humble ou superbe et entachée d’aucun péché ; puisque cela ne touche à personne. C’est assez que je déclare la vérité pour ceux qui la cherchent. Ceux qui ne la veulent suivre sont libres de ce faire, sans que je les oblige à rien.

4. Il vaudrait mieux que ce Seigneur ne lût rien de mes écrits sinon ce qui regarde la vertu ; puisqu’il se scandalise des choses desquelles il y a le plus de sujet de s’édifier. Car si tous les témoignages que ces personnes ont donnés de moi dans ce traité sont véritables, il devrait louer Dieu de vivre en ce temps auquel Dieu épand ses grâces et lumières en si grande abondance. Et s’il doute que ces témoignages ne soient pas véritables, qu’il en laisse le jugement à Dieu, lequel ne l’a commis pour juger du fait des autres. Il doit plutôt suivre le conseil de Saint Jean, qui dit : Examinez les esprits, et prenez ce qui est bon, laissant le douteux en arrière jusqu’à ce qu’il reçoive plus grande lumière. Voilà le devoir d’un vrai Chrétien, et comment se doivent comporter tous ceux qui le veulent devenir. Car un chacun ne peut avoir l’occasion de me connaître et remarquer mes actions si particulièrement comme votre Excellence, qui a l’occasion de juger si je suis humble ou superbe, et peut être facilement convaincu en sa conscience si je suis conduite d’un bon esprit ou d’un mauvais.

5. Mais ces personnes inconnues sont souvent en doute, et en veulent quelquefois douter volontairement, à cause que la Doctrine que Dieu m’a enseignée choque et contredit aux sensibilités de la nature corrompue. Et pour ce sujet les faibles seraient bien aises de trouver quelque prétexte pour secouer ce joug de leurs épaules. Duquel malheur je prie Dieu qu’il vous préserve, et vous donne la grâce de tenir ce que vous avez, sans souci de ce que les autres disent ou croient. En ce souhait je demeure pour toujours,

 

De Votre Excellence,                      

 

Très-humble Servante,      

 

À Lutzbourg en Ost-Frise, ce

25 Janvier 1678.

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

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LETTRE  XXXVIII.

 

À un de ses Amis pour le prémunir contre des calomnies que répandirent ensuite des femmes, qui étant allées vers elle sous prétexte d’embrasser une vie Chrétienne, y menèrent une vie de bêtes et de confusion, par où le Diable lui voulait donner des distractions, et ensuite la faire calomnier par le bruit qui courut au sujet de leur retraite inconsidérée dans un temps où elles étaient malades, comme si Mlle Bourignon les avait alors jetées dehors par une espèce de cruauté.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’Ai bien reçu la vôtre et aussi toutes les autres mentionnées par icelle, là où j’ai aussi vu que vous avez embarqué 50 exemplaires de la Solide Vertu Latine, lesquels je prie que Dieu amène à bon port. Ce livre porte beaucoup de fruit en l’âme de ceux qui le lisent avec affection. Monsieur de Ch. me remercie tant d’en avoir reçu un en Français, disant de plus estimer ce présent que plusieurs tonnes d’or. Je suis marrie qu’on ne lui a pas envoyé deux Latins d’Amsterdam : puisque je ne sais par où les lui envoyer d’ici. Il me prie que je veuille aussi recevoir en notre Compagnie pour quelque temps **. Mais je ne le puis accepter, pour n’avoir personne que moi-même qui prenne soin de la table et autres services de la maison. J’avais reçu une femme et deux autres filles, qui accompagnèrent H. Mais icelles se sont ici comportées comme si elles eussent été toutes folles : ont sali et empuanti tous les vaisseaux et la maison, les ayant laissés en tels désordres comme si des porcs y avaient résidé : en sorte que j’ai été contrainte de les renvoyer toutes d’où elles étaient sorties. Elles m’ont causé grand détourbier en la préparation du Renouvellement de l’Esprit Évangélique, passant mon temps à leur enseigner ce qu’elles ne voulaient apprendre. En sorte que je puis dire d’avoir donné si longtemps les Roses aux pourceaux, ou le pain des enfants aux chiens, ayant nourri des personnes qui ne pensent qu’aux aises et sensualités de leur nature corrompue.

2. Je suis très-aise d’en être délivrée. Je leur avais donné encore quinze jours de temps d’épreuve pour voir si elles se voulaient amender. Mais avant qu’iceux fussent finis, elles ont demandé pour s’en aller toutes, assavoir les trois femmes avec trois enfants : les cinq d’icelles étant tombés malades, je leur offris de les tenir jusques à ce qu’elles fussent guéries : ce qu’elles n’ont voulu accepter, et par un dépit ont voulu partir sans délai. Si ce n’ont été des maladies feintes, elles se sont mises en danger d’en mourir. Mais j’ai sujet de suspecter leurs maladies de feintises et fourbes : puisque le jour auparavant la femme disait de lui sembler qu’elle ne guérirait jamais, laissant pendre la tête presque sur son giron, disant d’une voix cassée : J’ai eu la peste et tant d’autres Maladies, et n’ai jamais pourtant été si malade ni débile. L’autre fille qui avait demeuré cinq jours au lit sans en vouloir bouger descendit de la chambre environ les huit heures au soir du jour avant de leur partement, branlant la tête et tout le corps, qui semblait ne se pouvoir soutenir, se levèrent tous le lendemain en matin, pacquèrent leurs hardes et me dirent qu’elles voulaient sitôt partir pour la Hollande. Je leur représentais leurs maladies. Elles dirent qu’elles savaient en Hollande des remèdes pour être bientôt guéries, et allaient parmi le logis et au voisinage comme des oiseaux voltigeants. Ce qui fit dire à M. ** : Il est ici arrivé de grand Miracle, que tant de personnes demi-mortes sont ressuscitées en si peu de temps, qu’à huit heures au soir l’une pleurait et se lamentait qu’elle ne pouvait faire son lit ; se plaignant du peu de service qu’on lui rendait, à quoi je lui demandai qui était capable ici de faire son lit ; puisque j’étais malade, et aussi toutes les filles, et personne d’entre les hommes de sains que H., qui couche au Château de Lutzbourg, une rue éloignée de notre demeure ; conseillant à la fille de s’agenouiller sur un carreau devant son lit pour remuer icelui, ayant les bras forts, et que son lit était sur le plancher, facile à être fait de la sorte. Mais ce conseil la fit encore lamenter davantage, regrettant son infortune, et disant l’impossibilité de se pouvoir aider : quoique le lendemain bien matin elle sortît de sa chambre toute accommodée, prête à partir.

3. Et comme je ne lui voulais donner de l’argent pour faire son voyage, lui disant de ne vouloir coopérer à son mal ; mais que si elle voulait faire quelque chose de bon pour son salut ou à la gloire de Dieu, qu’à ces fins je ne lui prêterais pas seulement de l’argent mais lui en donnerais volontiers : ce qu’entendant, elle dit : J’en trouverai bien : et sortant peu après du logis avec une cotte sur son bras alla vendre ladite cotte au voisinage, pour plus de la moitié moins que sa valeur. Et lorsque je vis une si opiniâtre et dommageable résolution, je permis que notre chariot les portât jusques à Norden, là où elles trouvèrent occasion d’aller plus outre, et crois qu’elles sont maintenant à Amsterdam, où elles proposaient de se retirer.

4. Je vous ai voulu raconter la Comédie qu’elles ont ici jouée, en croyant que vous en entendrez là parler en mensonge ; puisque la nature corrompue de l’homme a cela de propre que de mentir pour excuser ses fautes. Ce ne serait de merveille que ces personnes purement charnelles nous blâmeraient pour couvrir leur ordure, qui a été si grande que des personnes de grandes qualités ont demandé au Baron même si ces filles qui demeuraient chez moi n’étaient pas Hollandaises ? Et leur ayant répondu qu’oui, elles ont répliqué : Quelles sales Hollandaises, de laisser une telle maison si puante et sale, en ayant réputation que les Hollandaises sont si nettes ? Et ces personnes avaient raison ; puisque la saleté et confusion y était extraordinaire. La cave ne fût jamais balayée, ni les araignées ôtées, même par dehors autour de la maison la poussière et les toiles d’araignes y croissaient en abondance, et jamais n’ont été nettoyées que lorsque je le fis moi-même. Ce que je ne pouvais bien faire pour mes faiblesses et maladies : et qu’il n’appartenait aussi que je fisse tout l’ouvrage en ayant trois servantes et deux fillettes de 10 à 12 ans, plus capables de balayer que n’étaient ces femmes âgées.....

 

 

Le 13 d’Août 1678.

 

 

 

F  I  N.

 

 

 

 

 



1  Prov. 16, v. 25.

2  Luc 16, v. 15.

3  I Cor. 2.

4  I Cor. 11

5  Jean 9, v. 41.

6  Matth. 10, v. 42.

7  Hébr. 12, v. 16.

8  Jean 4.

9  C’est la première partie de l’Aveuglement des Hommes.

10  Bien noter le déterminant indéfini une, qui implique l’existence de plusieurs éternités, même si l’auteure n’a pas consciemment l’intention de présupposer ce fait. C’est toujours en effet pendant une éternité que les damnés sont punis. La durée qu’on appelle une « éternité » est déjà assez longue pour qu’elle n’ait pas besoin de durer toujours... (Note de Biblisem.)

11  Personne n’en sort par soi-même, en effet, mais le Christ, à l’instar de sa préfiguration mythique Orphée, possède toujours le pouvoir de descendre aux enfers pour y libérer des âmes dès l’instant qu’Il juge que le châtiment a suffisamment produit d’effet pour que ces âmes redeviennent rédimables. (Note de Biblisem.)

12  L’auteure se laisse ici tromper par les apparences. S’il est vrai que les apôtres aient eu des faiblesses et des errances, il n’en va aucunement de même de leur Maître, le Modèle parfait dont toutes les actions et paroles n’ont toujours eu que l’amour pour unique mobile. Pour ne prendre que l’épisode du figuier maudit, il faut savoir que ce n’est nullement la colère ou la rigueur qui anima le Fils de Dieu à son encontre, mais un motif d’un tout autre ordre qui échappe aux capacités de compréhension du commun des mortels, et qui relève pourtant de l’infinie Charité de Dieu pour les hommes : en s’abaissant à tuer un arbre, le Fils de l’Homme mettait les Anges du Jugement dans l’obligation d’en tenir compte dans leur évaluation des hommes qui en font autant, ceux-ci s’en trouvant alors jugés moins sévèrement parce que le Maître de la Vie s’était Lui-même, selon toute apparence, rendu « coupable » de cette faute. Quant à Ses paroles de déréliction sur la croix, elles fournissaient par avance une excuse au Tribunal céleste en faveur de tous les serviteurs de Dieu qui voient leur confiance en Lui flancher dans la nuit mystique de leurs épreuves. La scène de la purification du Temple nous donne la même leçon : le Saint parfait n’a fait que donner l’apparence d’être emporté par la colère, afin que les hommes de Dieu qui entrent en irritation contre les agents du Mal trouvent par avance une excuse dans la comptabilité céleste. Une fois qu’on a compris cela, on ne peut que reconnaître que c’est toujours la Divine Miséricorde pour les hommes qui a été l’unique mobile de tous les faits et gestes du Sauveur. (Note de Biblisem.)

13  Sic. « Côté » ? (Note de Biblisem.)

14  S. Saulieu, etc.

15  La terre et les cieux aussi sont les « œuvres d’un Dieu éternel », et pourtant ils passeront (Matthieu XXIV, 35). L’auteure ne se rend manifestement pas compte que son argument ne tient pas. On peut en inférer que c’est ici non pas l’Esprit de Dieu qui parle à travers elle, mais bien plutôt son esprit naturel, comme elle en reconnaît elle-même la possibilité plus haut, dans sa 33e lettre. (Note de Biblisem.)

16  L’auteure ne se rend pas compte de la contradiction dans laquelle elle s’enferre ici. L’une des plus grandes œuvres de Dieu est justement la liberté qu’Il a donnée à l’homme, laquelle est donc éternelle, puisque selon l’auteure toute œuvre de Dieu est éternelle. Or, pour que le réprouvé se retrouve définitivement dans l’impossibilité de changer son sort, il faut que sa liberté de bien agir soit supprimée pour toujours. Il faut donc que ce qui était éternel ne soit plus éternel... (Note de Biblisem.)

17  Si c’est le fait de « ne pas vouloir demeurer en l’amour de Dieu » qui a pour effet qu’on « se rend éternellement misérable », alors toutes les créatures humaines issues d’Adam sont forcément condamnées à se rendre éternellement misérables, puisqu’aucune d’entre elles n’a voulu demeurer en l’amour de Dieu. Certes, ce que l’auteure veut dire ici, c’est que les âmes qui veulent revenir à l’amour de Dieu se rendront éternellement bienheureuses, et que, réciproquement, ce sont seulement celles qui ne voudront jamais revenir à cet amour de Dieu qui se rendront éternellement misérables. L’auteure se trouve donc à nous dire en réalité que c’est plutôt le fait de ne jamais vouloir revenir à l’amour de Dieu qui entraîne une misère éternelle. Mais comment est-il possible à une créature pourvue de liberté – et du même coup de la possibilité de changer de volonté – de ne jamais vouloir revenir à l’amour de Dieu ? À supposer qu’une âme humaine puisse prendre une pareille décision à un moment déterminé, qu’est-ce qui l’empêcherait de changer d’idée tôt ou tard d’idée si on lui laisse la prérogative de la liberté ? Seule l’abolition de cette liberté la mettrait dans l’impossibilité de se mettre soudain à vouloir revenir à l’amour de Dieu. Or, Dieu seul peut abolir cette liberté qu’Il a Lui-même instituée, ou, à la rigueur, Lui seul peut permettre qu’elle soit oblitérée. Par conséquent, donc, Dieu seul déciderait ou permettrait qu’une âme qu’Il a créée n’ait plus jamais la possibilité de revenir à Son amour. Et pourquoi ferait-Il cela si Son amour pour cette âme est infini ? Celui dont le mobile constant est l’Amour – sans quoi Il ne serait pas Dieu – en viendrait donc à enlever Lui-même la liberté d’aimer Dieu à des âmes à qui Il a pourtant demandé de L’aimer. On objecte souvent que ces âmes ont perdu pour toujours cette capacité d’aimer Dieu. Mais qu’est-ce qui pourrait la leur faire perdre ? L’obstination dans le mal ? Mais une telle obstination ne peut durer toujours chez aucune créature, puisque toute créature ne possède, de par sa nature même, que des forces ridiculement limitées eu égard à la durée infinie. Tout bien considéré, donc, il est évident que notre auteure ne soupçonne ici aucunement les impasses théologiques où elle s’engage. (Note de Biblisem.)

18  Évidemment, au XVIIe siècle, on était encore loin des découvertes récentes qui nous ont révélé les prodiges d’organisation de l’organisme humain. Mais l’auteure aurait tout de même pu songer au fait que notre corps étant une merveille d’harmonie où tout fonctionne en synergie avec tout le reste, il ne pouvait donc être le fruit du péché, puisque le mal ne peut pas engendrer un ensemble entièrement harmonieux régi par un ordre parfait. Cette observation aurait pu à elle seule suffire à couper court à ses avancées hasardeuses, lesquelles, encore une fois, ne lui venaient manifestement pas de l’Esprit de Dieu, du moins pas en ces termes, lesquels ne peuvent être qu’une mésinterprétation maladroite venant de sa nature imparfaite, qu’elle reconnaît elle-même. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

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