L E S    P I E R R E S

 

D E   L A

 

N O U V E L L E

 

JÉRUSALEM.

 

Traité recueilli des lettres posthumes de

 

Damlle. ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Où l’on peut voir quelles dispositions, qualités, et conduite l’on doit avoir pour devenir vrai Chrétien et pour être propre à entrer dans l’édifice de la Nouvelle Jérusalem, que Dieu rétablira sur la terre avant la fin du monde.

 

Comme aussi, quelles sont les indispositions qui rendent les personnes entièrement incapables d’y être admises. Le tout démontré par les Stes. Écritures.

 

 

 

À Amsterdam chez Jean Riewerts, et Pierre

Arents, Libraires, en la rue de la Bourse.

 

M D C L X X X I I I.

 

 

 

 

 I S A Ï E. LXII. v. 6, 7.

 

Vous, qui vous souvenez encore du Seigneur, ne vous taisez pas ; et ne Lui donnez point de repos jusqu’à ce qu’il ait rétabli et remis Jérusalem dans un état renommé sur la terre.

 

 

 

 

P   R   É   F   A   C   E.

 

 

VOici le second recueil des lettres que l’on a trouvées entre les papiers de feue Madlle BOURIGNON. Les personnes à qui elles furent alors adressées, et que l’on nommerait bien, s’il était nécessaire, pourront être autant de témoins de la fidélité avec laquelle on publie à présent et celles-ci, celles qui pourront encore suivre. Il n’y a rien qui ne soit d’elle, excepté l’ordre, le titre, et les sommaires ou arguments de chaque lettre, en quoi néanmoins l’on a suivi le mieux que l’on a pu les ordres et les avis que l’on a souvent reçus d’elle lorsqu’elle commettait à ses amis le soin de faire imprimer quelques-uns de ses écrits, et qu’elle observait aussi elle-même lorsque le temps lui permettait de donner à ses livres toutes les formes dans lesquelles ils devaient paraître : car elle avait coutume de recueillir plusieurs de ses lettres pour les réduire avec quelque ordre à une certaine matière principale, et d’y mettre des sommaires et des petits mots à la tête pour inculquer le plus remarquable, et pour soulager la mémoire du Lecteur : ce que l’on a tâché de faire, aussi bien que de donner à ce Recueil un Titre qui convînt à sa matière, et que pour cette effet l’on a appelé LES PIERRES DE LA NOUVELLE JÉRUSALEM, qui est une expression tirée des lettres mêmes, qui en parlent souvent en termes exprès.

L’Occasion qu’elle eut d’écrire ces lettres fut sa sortie de la Hollande, et même de tout le monde, pour aller se retirer dans l’Île de Nordstrand, au Duché de Holstein, y exécuter à son possible le dessein que Dieu lui avait inspiré dès son enfance, de quitter les gens du monde pour chercher de véritables Chrétiens, ou pour assister à le devenir ceux qui voudraient en avoir la volonté et en chercher les moyens auprès d’elle. Ses écrits avaient déjà paru quelques années auparavant, surtout dans la Hollande et dans la Frise, si bien que plusieurs personnes de bonne volonté avaient été émues par eux à embrasser une vie Chrétienne et à la suivre, dont les uns communiquèrent avec elle par lettres, et les autres, surtout plusieurs personnes de Frise, l’allèrent chercher en Holstein avec dessein de vivre Chrétiennement avec elle. Ce fut à l’occasion des lettres des uns et du dessein, de la venue, de la conduite, de la disposition et de l’indisposition des autres, qu’elle écrivit les lettres suivantes, qui, quelque peu d’utilité qu’elles aient apporté jusqu’à présent à ceux à qui elles ont été adressées, ne laisseront pas de produire, comme une semence divine, des fruits en leur saison et lorsqu’elles rencontreront quelque bonne terre : car les œuvres de Dieu ne sont jamais stériles dans l’occasion et dans le temps convenable. Et c’est dans cette espérance qu’on se trouve obligé à les publier.

Pour avoir l’idée de ce Livre, de son ordre, de sa matière, et du dessein de l’autrice en tout ce qu’il y a, il faut se la représenter comme voulant imiter la manière d’agir de ceux qui dans quelques monceaux de masures voudraient trouver de la bonne matière pour quelque nouvel édifice, et en tirer des pierres de bonne structure. Outre l’idée finale qu’ils auraient de la dernière perfection que l’on doit donner à ces pierres, ils agiraient, et ils agissent en effet, à peu près de la sorte. Premièrement, l’on dégage des monceaux de ruine de ce mélange confus de pierres, de cendres, de boue, de terre, et d’autres ordures, l’on en dégage, dis-je, et l’on en sépare ce qui a quelque apparence de solidité et de fermeté, et on laisse là le reste. En second lieu, l’on revoit et examine plus particulièrement ce qu’on a déjà séparé en gros, l’on met sa solidité à l’épreuve, on le ciselle, on le taille, on le règle, on le proportionne. Et enfin, ce qui n’est pas capable de souffrir l’épreuve et l’examen, ce qui se rompt ou qui s’éclate en pièces au premier coup de marteau, ce qui sous l’apparence de pierre n’était qu’une masse pourrie, ce qui est trop irrégulier et impropre à s’accommoder avec les pierres de bonne structure ; tout cela, quelque séparation qu’on en ait premièrement faite dans l’espérance d’en tirer du bien, est néanmoins rejeté comme une chose entièrement inutile. C’est ainsi que dans ce Traité des PIERRES DE LA NOUVELLE JÉRUSALEM, outre l’idée de la perfection finale et accomplie que doivent avoir ces pierres spirituelles, ou les Véritables Chrétiens, laquelle idée l’on donne, dans la première lettre, l’on voit dans les trois premières parties de l’ouvrage ces trois sortes d’opérations différentes. Car dans la première l’on voit comment ceux qui veulent entrer comme des pierres de construction dans l’Édifice de la NOUVELLE JÉRUSALEM, et qui sont encore dans la confusion du monde, lequel est un vrai mélange et chaos de masures et d’ordures, comment, dis-je, ceux-là ne doivent pas en demeurer là, en se contentant de leurs bons désirs, ou en écoutant les hommes ; mais qu’ils doivent d’abord se laisser retirer et se laisser prendre de Dieu, qui leur tend la main par son appel ; qu’ils doivent se laisser dégager, doivent effectuer leurs bons desseins par un dégagement effectif, en n’écoutant que Jésus Christ seul ; comme le montrent les lettres II, III, IV ; qu’ils doivent particulièrement renoncer à parents et à amis, à la chair et au sang, et à tous les liens et les engagements par lesquels on est retiré de Dieu, disent les Lettres V, VI, VII, VIII. Enfin, qu’ils doivent abandonner tout le monde, ses affaires et ses intérêts ; et avoir de l’amour pour la correction, ou pour une épreuve et une préparation plus particulière ; comme le font voir les Lettres IX, X, XI, XII. Voilà la première préparation, qui est contenue dans les douze premières lettres de ce Livre.

Dans la seconde Partie, qui contient aussi douze lettres, l’on voit les préparations plus particulières de ceux qui auront été, ou auront désiré, ou cru d’être séparés pour servir de pierres à la Nouvelle Jérusalem. Ces préparations particulières regardent ou l’intérieur, comme le Recueillement, la fermeté ou la persévérance, la soumission ou l’humilité, l’épreuve ou l’action, le vrai renoncement, la nudité d’esprit et la rejection de toutes les vaines pensées, de tous les soins inutiles, et de tout empressement, la pauvreté d’esprit, le soin de faire en tout la volonté de Dieu, et le reste, qui est marqué dans les lettres XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII. Ou bien ces préparations particulières regardent l’extérieur, comme le travail et la conduite soit avec les amis, soit avec les mondains, soit avec les ennemis mêmes, dans les six lettres suivantes, qui sont les XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV.

Les douze lettres de la troisième Partie font voir les indispositions pour lesquelles les hommes, quelques bons désirs et bonnes dispositions qu’ils paraissent avoir, sont rejetables et impropres à être tenus et à être effectivement des pierres de l’édifice de Dieu. Les uns se rejetant d’eux-mêmes par l’irrésolution, l’inconstance, l’impatience, ne voulant souffrir et subir ni l’épreuve de la Vie Évangélique, ni celle de la croix ; et se rendant inaccommodables, par un esprit de chicane et de dispute : ce qui se voit dans les Six lettres qui sont les XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX. Les autres, quoi qu’ils pussent avoir le désir de n’être pas rejetés, doivent néanmoins l’être lorsqu’ils sont propriétaires, non désintéressés, non renoncés, murmurateurs, riches ou non-pauvres d’esprit, inquiets pour l’avenir, sans ordre et sans règles, et excusateurs du mal d’autrui, comme il est marqué particulièrement dans les six lettres suivantes du Traité, depuis la XXXI jusqu’à la XXXVI, qui est la dernière de la troisième partie.

Et comme ceux qui veulent bâtir ont leurs raisons et leurs règles de conduite pour toutes leurs opérations, avec l’espérance que leur travail n’est pas un dessein vain ou impossible. Aussi a-t-on ajouté à ces trois parties ou manières d’opérations spirituelles une quatrième qui comprend ces trois choses, la première, une Instruction qui déclare les raisons et la nécessité du Renouvellement spirituel ; la seconde, les règles selon quoi il faut s’y comporter, et leurs preuves, par les Saintes Écritures ; et la troisième, les certitudes infaillibles que Dieu donne tant de ces deux choses que de l’évènement de la structure de la NOUVELLE JÉRUSALEM, lequel, (sans parler des Écritures du Vieux Testament ni des prédictions des Apôtres) les seules paroles de Jésus Christ, le Maître, le Chef et la force de toutes choses, font espérer infailliblement en son temps. C’est à ce sujet qu’elle explique d’une manière très-claire et très-rare presque toutes les paroles du Texte de l’Évangile où Jésus Christ parle de son second Avènement, ou du Renouvellement de son Église.

Comme cet ouvrage n’est pas une chose d’étude, de méditation, ni même de dessein formé ; mais un recueil de lettres primitivement détachées et responsives à diverses choses, à des personnes de diverses dispositions, et au sujet d’occasions différentes ; il serait ridicule de s’attendre à un Traité dans les formes, où chaque chose fût placée justement selon l’exactitude d’une méthode mondaine. Ce n’est pas à cela qu’il faut regarder. Tout sera bien placé s’il peut se placer dans notre cœur. Tout sera bien régulier s’il sert à rendre notre vie régulière. Outre la matière, qui est toute divine, ces écrits ont encore cela de commun quant à leur forme avec la sainte Écriture et presque tous les livres des Saints, que les choses y sont salutairement entremêlées ; si bien que quelque part que l’on jette les yeux l’on y voit toujours comme un assortiment et un raccourci de toutes les diversités nécessaires : d’où vient que chacun y trouve dans tous les endroits quelque chose de conforme au besoin ou à la disposition dans laquelle il se rencontre : ce qui n’empêche pas néanmoins que l’ordre que je viens de marquer n’y soit véritablement. Mais ce n’est pas le principal, lequel consiste en ce que ces écrits contiennent avec une évidence, une solidité, et une conviction incomparable la substance des vérités de l’Évangile, qui sont à présent si inconnues aux uns, et si méprisées des autres, que non seulement on ne les tient que pour des choses peu essentielles, peu nécessaires, de peu d’importance,  et purement accessoires ; mais que même la plupart les tiennent pour folie, et quelques-uns pour des choses mauvaises et épouvantables : car c’est ainsi que les hypocrites de ces derniers siècles ont traité le renoncement au monde, son abandon, et celui des parents et des alliés de la chair et du sang, le renoncement aux trafics, la bassesse, l’humilité, la pauvreté d’esprit, la fuite du mal et de l’iniquité, lorsqu’ils ont vu ces choses revenir aucunement en pratique.

Ce sont cependant des choses si essentielles au Christianisme, que jamais il n’y a eu et n’y aura de véritables Chrétiens à moins de cela : et si jamais Dieu rétablit son Église sur la terre, si jamais la Nouvelle Jérusalem descend du Ciel en terre, si jamais le résidu doit se convertir et y entrer avec les Nations, ce ne peut être que par une divine effusion de toutes ces mêmes vertus dans les âmes bien préparées : vertus que Jésus Christ a apportées sur la terre et nous a montrées dans sa personne et dans la vie pour nous servir toujours de parfaits modèles ; vertus qu’il a répandues sur ses Apôtres et sur les Chrétiens de la primitive Église, qui les ont possédées, et qui ont vécu dans elles et par elles : car c’était leur élément, leur sang et leur âme, pour ainsi dire, que leurs Successeurs n’ont pas eu plutôt abandonnés qu’ils ne soient devenus morts devant Dieu, quoique jusqu’à présent ils aient vainement retenu le nom de vivants : et ils ne retourneront jamais de la mort à vie, encore moins arriveront-ils à la pleine perfection que Dieu a promise pour les derniers temps, que par ce seul et cet unique moyen.

Si les hommes voulaient résolument rentrer dans ces saintes dispositions, il est indubitable que Dieu rétablirait bientôt sa vraie Jérusalem ; et il aurait sans doute déjà commencé cette œuvre dans plusieurs s’il en avait trouvé de propres ; puisqu’il avait envoyé sur la terre à cet effet ce vase élu, cet insigne organe de sa grâce, Madlle Bourignon, laquelle il a retirée depuis peu à soi à cause de l’indignité et de l’ingratitude des hommes. Néanmoins loué soit-il encore, de ce qu’il nous reste ses grandes lumières, ses saints écrits, ses vérités immuables et éternelles, qui serviront, en quelque temps que ce doive être, de règles invariables pour la préparation des Pierres de la Nouvelle Jérusalem. Il n’y en a et n’y en aura éternellement point d’autres : parce que c’est la doctrine, c’est la pratique, c’est la Vie de Jésus Christ même, la pierre fondamentale et angulaire, la pierre principale et précieuse aux yeux de Dieu, quoique rejetée et méprisée des hommes. On ne peut nier que les Chrétiens de l’Église Primitive n’aient été préparés, construits, et entretenus de la sorte, et qu’ils n’aient ainsi vécu aussi longtemps qu’ils ne se sont pas relâchés. Jamais il n’y aura de rétablissement que sur ce pied là et par cette unique voie, toute autre Réforme n’étant que pur ouvrage de Babel, qui périra par soi-même et par le propre langage de ses différents Constructeurs, qui depuis longtemps parlent tous différemment l’un de l’autre, et tous ensemble autrement que Jésus Christ.

L’on a disputé si longtemps avec beaucoup de chaleur pour savoir quelles sont les marques de la véritable Église. Les uns ont voulu que ce fussent les miracles, le nombre, la prospérité, et semblables fadaises ; les autres ont dit que c’était l’administration de la Parole et celle des Sacrements ; et d’autres ont encore d’autres pensées aussi vaines que toutes celles-là. Tromperies et aveuglement ! Les voici, les voici, les marques de la Véritable Église : écouter Jésus Christ et non les hommes, suivre Dieu, quitter le monde, quitter les trafics et les choses de la terre, quitter chair et sang, quitter la recherche de soi-même : embrasser le recueillement, l’humilité, le renoncement à soi, la bassesse, la pauvreté d’esprit, avec le reste des divines vérités contenues dans ce livre, qui sont en substance les mêmes choses que le Nouveau Testament recommande partout. C’est sur ce pied-là que l’on devrait examiner si les Réformations ont été ou bien faites ou bien observées ; s’il est vrai que l’Église soit maintenant dans son état le plus florissant, selon la frénésie de quelques flatteurs ; si plutôt il n’est pas vrai qu’à présent il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre, comme Dieu l’a souvent assuré à cette sainte âme, Madlle Bourignon ; plus pierre sur pierre dans son édifice, selon la parole de Jésus Christ même ; plus de juste et qui fasse ce que Dieu exige. Jérusalem, l’Église, le vrai Christianisme ne subsiste plus que comme une ville dans ses matures ; comme une maison dans ses ruines, comme des raisins et du vin dans un tronc de vigne rasée rès terre, couverte et mise sous le pied. Voici les règles de leur préparation et de sa culture : et les hommes de bonne, de franche, et de ferme volonté, s’il y en a, comme il est vrai, quelques-uns d’épars par-ci par-là, en sont la matière ; mais encore bien impropre et bien éloignée de l’état où l’on doit être pour entrer dans la structure de la NOUVELLE JÉRUSALEM. Et n’était l’espérance et l’attente où Dieu est que quelques-uns se disposeront par les moyens qu’il présente, il laisserait abîmer dans un moment tout le monde, lequel ne subsiste plus que par cette seule attente de Dieu, après des vrais Chrétiens, qu’il ne voit encore nulle part.

L’état de Jérusalem, tel qu’il est à présent, est cela même qui a autrefois fait pleurer les Prophètes et même Jésus Christ, lorsqu’ayant devant les yeux la Jérusalem matérielle, ils jetaient leur vue dans le futur sur la Jérusalem spirituelle et mystique, dont ils envisageaient la désolation où les péchés, les vices, le Diable et l’Antéchrist, qui règne dans tous les cœurs, l’ont misérablement réduite. C’est ce qui a fait dire à David : Hélas Seigneur ! Les nations, (la Vie et les vices des païens) sont entrées dans ton héritage ! Ils ont pollué le Temple de ta Sainteté, est ont réduit Jérusalem en morceaux de pierres 1. Tu as rompu les cloisons de la vigne ; de sorte que tous les passants en ont cueilli les raisons ; les sangliers de la forêt l’ont détruite, et toutes fortes de bêtes sauvages l’ont broutée 2 ; et cent plaintes de cette sorte. C’est là proprement le vrai sujet des complaintes de Jérémie. C’est ce qui lui fait dire : Oh ! qui me donnerait que ma tête fondit en eau ; et que mes yeux fassent une vive fontaine de larmes ! et je pleurerais jours et nuits les blessés (partant de péchés) et les morts de la fille de mon peuple ! Oh ! si je pouvais me retirer au désert et les abandonner ! Car ce sont tous des adultères, des faussaires, des menteurs, des infidèles, des malins, qui avancent journellement en malice : gens sans connaissance de Dieu ; à ne se plus fier ami à ami ni frère à frère : des calomniateurs, des moqueurs, des fausses langues, gens habiles à malfaire, des trompeurs, des personnes qui ne veulent point connaître Dieu ni sa vérité pour séduire avec moins de retenue 3. Une race, ajoute Isaïe, de pronostiqueurs ou de sorciers, race adulteresse, des paillards, des bouffons, des scélérats, des âmes fausses, des voluptueux, qui ne cherchent qu’à se donner du bon temps, des cruels, des idolâtres en mille manières ; des amateurs des Grands et de la gloire du monde, des obstinés et résolus dans la poursuite du péché, gens sans crainte de Dieu, sans se soucier de lui, ni même vouloir y penser : des avares, amateurs d’argent, des faux hypocrites avec toutes leurs connaissances et tous leurs cultes religieux, des méchants, durs de cœur, des inconstants, des iniques, des pécheurs endurcis, grands et habituels, des mains souillées de sang, des doigts trempés dans l’iniquité, des lèvres pleines de mensonges, des langues perverses et complotantes, des cœurs sans justice, des âmes sans vérité, pleins de fausses espérances, des vains parleurs, des songe-malices, gens à tourmenter les bons, dont les desseins ne tendent qu’à éclore des serpents et des montres pernicieux, dont l’occupation et le travail n’est que de tendre des filets comme autant d’araignées diaboliques pour y attraper le simple et le droit de cœur, les y tourmenter, les y tuer : dont les pieds sont destinés à courir au mal et au sang, les pensées des boutiques d’iniquité, leurs voies de désolation et destruction : gens sans paix, sans équité, sans droiture, sans lumière, sans sincérité, sans loyauté 4. Et touchant les gens d’Église et les spirituels, ce sont, dit Ézéchiel ou Dieu même par sa bouche, lorsqu’il parle de la désolation de Jérusalem, ce sont des faiseurs de complots 5 pour le maintenir les uns les autres aux dépens de qui que ce soit, des lions rugissants, des ravisseurs, des dévoreurs d’âmes, des opulents ou des avares, des ambitieux et amateurs de la gloire, des ruineurs de familles, des faux explicateurs de la parole et de la Loi de Dieu, à laquelle ils font violence pour la tourner au gré des hommes, des profanateurs, qui donnent les choses saintes aux chiens, des maîtres de confusions, qui sont des chaos et des composés de lumière et de ténèbres, de pur et d’impur, de saint et de souillé, des loups ravissants, des meurtriers et des bourreaux d’âmes, des maquignons et marchands de la parole ; des flatteurs, qui plâtrent le mal, qui donnent des fausses consolations et des fausses espérances de salut, et qui débitent leurs rêveries et leurs fausses promesses comme si c’était la parole de Dieu, des fous, qui n’ont point de véritable connaissance et ne font que suivre leurs fantaisies, des gens sans se soucier du mal, sans y remédier ; des vains parleurs, des faux devins, qui n’ont jamais été enseignés de Dieu ni reçu commission de lui, et néanmoins veulent parler de sa part, des abuseurs de peuple, des beaux prometteurs de paix et de biens, des âmes féminines, qui endorment les hommes dans leurs vices, qui annoncent la vie à qui est dans l’état de mort, et qui tempêtent et fulminent contre les gens de biens, qui n’ont soin que de se repaître et d’avoir des présents, qui empêchent la conversion des méchants et leur fournissent des belles raisons pour demeurer dans leur vieille vie 6, enfin comme disent d’autres Ss. Prophètes, des sources d’iniquité, desquels tout le mal est sorti et s’est répandu sur toute la terre, et des Conducteurs de Sodome.

Il faudrait transcrire la meilleure partie de tous les Ss. Prophètes pour faire voir la tragique représentation qu’ils font de la ruine de l’Église ! Dès que le Prophète Isaïe y pense, il s’écrie touchant toute l’universalité : Hélas ! Nation pécheresse, peuple chargé d’iniquité ! race maligne ! enfants perdus ! Ils ont abandonné l’Éternel ! Ils ont irrité par mépris le Saint d’Israël ! Ils sont allés à rebours !.... depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête il n’y a rien d’entier ; mais blessure, meurtrissure, plaies pourries, qu’on n’a ni nettoyées ni pansées. Si le Seigneur des armées ne nous eût laissé très peu de gens de reste, nous eussions été comme Sodome, nous eussions été une autre Gomorrhe. Comment est devenue paillarde la Cité loyale ! Elle était autrefois pleine de droiture, et la justice y habitait : mais maintenant il n’y a plus que des meurtriers. Ton argent (tout ce qu’il y a de meilleur dans toi) est changé en écume !

Cependant le Diable empêche les hommes de croire cette universalité de la corruption afin de les perdre par la flatteuse imagination que chacun veut faire qu’il en est excepté. Voici donc comment l’Écriture Sainte en parle lorsqu’elle décrit ou qu’elle figure les derniers temps. Elle n’en excepte personne, très-expressément. Isaïe 59, v. 15, 16. Le Seigneur a regardé, et il lui a déplu qu’il N’Y AVAIT POINT de droiture. Il a vu aussi qu’il n’y avait POINT D’HOMME, et s’est étonné que PERSONNE ne se mettait entre deux. Ce qui est redit encore trois chapitres après. Elle dit le même de tous les enfants des hommes, qu’il n’y a nul saint et nul fidèle entr’eux : Ps. 12, v. 1. Ô Seigneur, viens toi-même pour donner délivrance : car IL N’Y A PLUS de saints ; et les fidèles ont PRIS FIN entre les fils des hommes. Que cela est vrai de tous les vivants : Isaïe 51, v. 1. Le juste est MORT, et personne n’y prend garde ; les bien-aimés sont recueillis sans qu’on y fasse de réflexion. Que cela est ainsi par toute la terre : Osée 4, v. 1. Il n’y a plus de vérité, ni de bénignité, ni de connaissance de Dieu SUR LA TERRE : et Luc 18, v. 8. Quand le Fils de l’homme viendra, croyez-vous qu’il trouvera de la foi SUR LA TERRE ? Et Apoc. 13, v. 3, 4. Je vis TOUTE LA TERRE aller après la bête, et adorer le Dragon ; et la bête fit la guerre aux Saints ; et elle les VAINQUIT, et puissance lui fut donnée sur TOUTE tribu, sur toute langue, et sur toute Nation. Que ce malheur est dans le lieu le plus saint : Jér. 5, v. 1. Allez par les rues de JÉRUSALEM. Voyez-y bien et prenez-y bien garde : cherchez par TOUTES ses places : et si vous y trouvez UN SEUL homme, s’il y a AUCUN qui fasse ce qui est droit, et qui cherche la loyauté, je pardonnerai à toute la ville : même quand ils disent l’Éternel est vivant, ce sont des faussaires. Que cela est véritable du grand et du petit, du docte et de l’indocte, des gens d’église et des laïcs : Jér. 7, v. 13. Depuis le PLUS PETIT d’entr’eux jusqu’au PLUS GRAND, CHACUN s’adonne au gain déshonnête : tant le Prophète que le Sacrificateur, TOUS se portent faussement (ch. 8, v. 5, 6.) Ils ont refusé de de convertir. Je me suis rendu attentif, j’ai bien écouté : mais NUL ne parle droitement : il n’y a PERSONNE qui se repente de son mal, et qui dise : Que fais-je ! Ézéch. 22, v. 30. J’ai cherché quelqu’un d’entr’eux (les prophètes et le peuple) qui rebâtit la cloison, et qui se tint à la brèche devant moi pour la terre, afin que je ne la détruise point : mais je n’ai trouvé personne. Que cela est ainsi de tous les meilleurs ; Mich. 7, v. 2-4. Le débonnaire est péri de dessus la terre, il n’y a PAS UN HOMME droit de cœur entre les hommes.... Le plus homme de bien d’entr’eux est comme une ronce, et le plus grand droiturier pire qu’une haie d’épines. Enfin, que Dieu même après avoir tout conté et tout cherché avec l’exactitude de sa divine science n’en a pas trouvé UN SEUL entre tous les fils des hommes : Ps. 14, v. 1, 3, 4. Il n’y a personne qui fasse bien. Le Seigneur a regardé du ciel sur les fils des hommes pour voir s’il y en a quelqu’un qui connaisse Dieu et qui le cherche bien. Ils sont TOUS égarés, et se sont TOUS corrompus. Il n’y en a pas UN qui fasse bien : pas UN SEUL, dis-je ; ce qu’il répète non seulement deux fois dans ce lieu-là ; mais encore dans le psaume 53, il assure la même chose en mêmes termes. Et S. Paul la ratifie au 3 des Romains : et ce qui est bien remarquable, c’est que S. Paul insiste particulièrement sur l’universalité de la corruption, et sur ce que PAS UN SEUL dans tout le monde n’en est exclus ; et que David parle en plein accomplissement de l’état des hommes non seulement comme ils sont naturellement devant lui et par la naissance corrompue, ou avant la justification ; mais comme ils seront actuellement dans les derniers temps, un peu avant que Dieu rétablisse son Église et délivre Jacob ; qu’alors il recherchera avec soin entre tous les hommes les mieux conditionnés, parvenus à l’usage de leurs facultés, de leur intelligence, de leur raison, de leur volonté, s’il y en a aucun qui les emploie pour chercher Dieu et pour le bien connaître, et qui soit dans l’état de la justice qui vient de Dieu et de la foi. À quoi il répond que Dieu même n’en a pu trouver un seul ; et que tous appliquent toutes leurs facultés à faire le mal.

Il semble que les hommes aient dessein de faire mentir Dieu, lorsqu’ils veulent soutenir le contraire, au lieu de le remercier de la charité qu’il leur témoigne en leur déclarant un mal qu’ils ne guériront jamais sans le connaître, et qu’en même temps il leur en présente le remède. Pour moi, j’aime bien mieux croire à Dieu, et me reconnaître moi-même enveloppé dans ce malheur, pour tâcher à m’en retirer ; que non pas d’ajouter foi aux faux prophètes et aux hypocrites de ce siècle, qui ont l’insolence de donner le démentir à Dieu, lequel a assuré et répété cent fois la même vérité à Madlle Bourignon, qu’à la réserve d’elle seule, il ne trouvait dans tout le monde nulle personne qui lui fût entièrement abandonnée ni fidèle, qu’il n’y avait plus nuls vrais Chrétiens sur la terre, et que c’était à présent qu’était accompli en perfection ce passage de David : Dieu a regardé entre les fils des hommes, et il n’en a pas trouvé UN SEUL, pas jusqu’à UN. Il est vrai que Dieu parle quelque part de quelque petit reste : mais ce petit reste ne sont que quelque peu de personnes de bonne volonté, qui néanmoins sont encore bien corrompues : ce sont des pierres bien imparfaites, biens brutes et irrégulières, dispersées par-ci par-là, et même souvent enfoncées dans la boue et dans les ordures, dont s’ils ne veulent pas sortir, ils ne peuvent servir que de pavé à l’Enfer, et non de pierres à Jérusalem.

Cet état est proprement le sujet des lamentations de Jérémie. On les peut bien lire et imiter dans cette vie. On peut bien dire avec lui : Comment s’est-il fait que là cette ville si peuplée de saintes âmes soit maintenant rampante et toute seule ? que celle qui était grande de la véritable grandeur de la vertu entre les nations, est devenue veuve et destituée ? que celle qui était Dame entre les provinces dominant sur le monde, sur le péché, sur la chair, sur le Diable est devenue tributaire et esclave ? L’on peut bien dire avec lui touchant le reste des bons qui sont si pervertis, si égarés, si dispersés, si engagés dans le monde, et dissipés par les choses et les emplois vains et mondains d’un côté et d’autre : Comment s’est-il pu faire que l’or soit devenu chargé de rouille ; que le fin or se soit changé et corrompu, et que les pierres du Sanctuaire soient dispersées à chaque bout de toutes les rues ! C’est ce qui a touché de compassion tous les Saints et tous ceux qui ont été sensibles et malades pour la froissure de Joseph, et ce qui leur a fait répandre devant Dieu des larmes et des prières continuelles afin qu’il eût compassion de cette extrême désolation de la Jérusalem, et qu’il lui plût de la relever de ses ruines et la renouveler sur la terre. David, dans ses afflictions particulières, semble les oublier pour prendre à cœur l’intérêt de Jérusalem. Presque tous ses Psaumes en sont des preuves incontestables : Ô quand Jacob sera-t-il délivré ! Ô Seigneur, délivre Israël de toutes ses détresses ! Fais du bien à Sion selon ta bien-veuillance, et rebâtis les murailles de Jérusalem. Ô Dieu des armées ! retourne, regarde des cieux. Vois et visite cette vigne : rends-nous la vie, ramène-nous, et nous fais luire ta face. Hélas, Seigneur ! jusqu’à quand ? Te cacheras-tu à jamais ? Aurais-tu donc créé en vain tous les hommes ? Où sont tes anciennes miséricordes ? Regarde à la confusion de tes serviteurs (qu’on tient à honte la vie des Saints passés) et que tes ennemis ont diffamé, ô Seigneur, ils ont diffamé et méprisé les voies et les vestiges de ton Christ ! Lève-toi, et prends pitié de Sion. Priez pour la paix de Jérusalem : pour l’amour de mes frères et de mes amis, et de la maison du Seigneur notre Dieu, je prierai maintenant pour ta paix et procurerai ton bien. Je ne me reposerai point sur mon lit et ne donnerai point de sommeil à mes yeux, et ne fermerai point mes paupières, que je n’aie trouvé un lieu à l’Éternel. Ô Jérusalem ! si jamais je t’oublie, puissé-je oublier ma main droite ! Que ma langue demeure attachée à mon palais si je ne me souviens toujours de toi, et si tu n’es, ô Jérusalem, le grand et l’unique sujet de mes désirs. Isaïe a des chapitres entiers pleins de prières très-ardentes sur ce sujet, comme le 63 et le 64. Jérémie aussi dans ses prophéties et dans ses lamentations, qui finissent par là : comme aussi c’est la conclusion de toute l’Écriture, le souhait de l’Esprit, et la dernière prière de l’Épouse, qui appelle, avec St. Jean, le Libérateur et le Restaurateur de Jérusalem : Viens-t’en ! Amen ! Oui, Seigneur JÉSUS, viens bientôt !

C’est dans ces soupirs-là que Madlle Bourignon a passé toute la vie. Elle n’a jamais eu d’autres désirs ni d’autres desseins tout le temps qu’elle a été sur la terre. Elle n’a vécu ni travaillé que pour cela seulement. Tous ses écrits, toute sa vie, toute sa conduite, toutes ses actions, en font foi d’une manière à n’en pas avoir le moindre doute. J’ose assurer avec confiance, sur le péril de ma damnation éternelle, que jamais je n’ai pu découvrir dans elle autre but, autre dessein, autre séduction, que le désir, le dessein, la tâche seule, unique, pure et désintéressée de rétablir la vie des Chrétiens de la Primitive Église, la pratique de la Doctrine de Jésus Christ, d’aider les personnes à se préparer par une vie pure, humble, basse, patiente, mortifiée, paisible, renoncée, juste, et occupée aux choses d’enhaut, à devenir des pierres vivantes dont Dieu puisse rétablir sa NOUVELLE JÉRUSALEM. Crois-moi, Lecteur, jamais autre pensée n’entra dans le cœur si pur de cette fille du ciel. Voilà la GRANDE HÉRÉSIE dont elle est coupable ! Voilà tout le crime que commit jamais CETTE GRANDE HÉRÉSIARQUE, ANTOINETTE BOURIGNON, CETTE ENNEMIE DE TOUTES LES RELIGIONS, DE TOUTE L’ÉGLISE, ET DE TOUT LE CHRISTIANISME, ainsi que l’ont décriée un peuple et des Conducteurs pareils à ceux dont je viens de proposer la description tirée des Ss. Prophètes.

Faut-il s’étonner si le méchant ne peut souffrir le juste qui le reprend ? Est-ce une chose si étrange que la Synagogue corrompue, le peuple et les Prêtres cherchent encore à diffamer et à tuer JÉSUS CHRIST ? que le Diable s’oppose à Christ comme si Christ était un Séducteur et que le Dragon fasse la guerre à la femme et la poursuive jusques dans le désert pour l’y dévorer aussi bien que l’œuvre de Dieu qui doit naître d’elle ? C’est une rage qui excède encore celle que l’on avait du temps de Jésus-Christ, lequel allait attaquer Satan, ses Prêtres et ses suppôts, jusques dans leur Capitale et leur Métropolitaine, qui allait par tout le pays arracher de leur gueule ravissante les brebis perdues, qui produit soit les siens par tout le monde pour appeler tous par toutes les persuasions possibles : mais à présent il ne s’est trouvé qu’une fille qui a toujours cherché à se retirer du monde, à vivre solitaire, à mener une vie de désert, sans avoir jamais attiré une seule âme, qui même n’a eu dessein que de retirer du commerce du monde et mener en solitude quelques-uns qui après bien des instances obtenaient de pouvoir vivre avec elle et apprendre d’elle la vie vraiment Chrétienne et la volonté de Dieu : et ce n’était que pour effectuer cela à l’écart qu’elle pensait se retirer dans une île séparée de tout le reste du monde, laissant dans le siècle les petits et les grands, les prêtres et le peuple, dire et faire tout ce qu’ils voudraient et comme ils l’entendraient ; et cependant ils n’ont pas voulu s’en défaire par la laisser aller en paix : mais craignant qu’elle ne rétablisse la vie vraiment Chrétienne, de laquelle il n’y a point de plus grands ennemis que les Chrétiens d’aujourd’hui, (ne leur en déplaise) qui haïssent plus que la peste la Vie de Jésus Christ, telle qu’elle est marquée dans les lettres suivantes et par tout l’Évangile ; cela les a fait alarmer avec tout l’enfer, et ils ont poursuivi partout cette amie de Dieu, en Flandres, en Brabant, en Hollande, en Holstein (où ils l’ont fait dépouiller de sa Succession de Nordstrand et d’une partie de ses autres biens) à Hambourg, en Oostfrise, et n’ont point eu de cesse qu’il ne la sussent morte, et après sa mort même ses persécuteurs ne cessent d’inventer de fausses accusations contr’elle. Ces Frisons qui l’avaient suivi en Holstein, auxquels une partie des lettres suivantes sont adressées, sont aussi devenus ses ennemis, et la persécutent encore aujourd’hui par leurs mauvaises langues, à quoi les simples ajoutent d’autant plus de foi que ces gens-là savent parfaitement se revêtir de belles apparences de modération et de piété, par la plus fine hypocrisie qui ait jamais été au monde. Mais Dieu ne la fera plus guères longue avec tout cela. Il découvrira enfin l’hypocrisie et tout le mal, et fera une vengeance exemplaire des injustes. Cependant ceux qui voudront se convertir à lui pourront se servir des grandes lumières qui nous restent tant dans cet écrit que dans tous les autres qu’il a inspirés à cette âme illuminée. Il n’y qu’une vérité à suivre. Elle est ici dans sa grande clarté. C’est folie et perte de temps de chercher à s’en dispenser par d’autres voies. Dieu nous fasse la grâce de bien éprouver celle-ci. Alors ne différera-t-il plus à rebâtir Jérusalem lorsque les hommes joindront à la réalité des effets l’ardeur de leurs prières, et qu’ils diront avec le Psalmiste : Lève-toi, Seigneur, aie pitié de Sion : car il est temps d’avoir compassion d’elle : le temps que tu as assigné est échu, et tes serviteurs sont affectionnés à ses pierres, et ils ont pitié de sa poussière et de ses ruines. Vous, donc, qui vous souvenez encore de Dieu, ne cessez point, et ne lui donnez point de repos, qu’il n’ait rétabli Jérusalem dans un état renommé sur la terre. Amen !

P. P.     

 

 

 

 

 

 

 

 

L  E  S

 

P  I  E  R  R  E  S

 

De la

 

NOUVELLE JÉRUSALEM.

 

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P R E M I È R E    P A R T I E.

 

 

Où l’on voit les préparations générales pour devenir vrais Chrétiens et propres à l’édifice de Dieu, en se défaisant de tous les embarras extérieurs.

 

 

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Ire LETTRE.

 

L’État d’un vrai Chrétien est plus haut qu’on ne pense.

 

Quoique l’on soit aimé de Dieu, l’on n’est pas pour cela encore son Enfant, ni parvenu à la RENAISSANCE, qui est l’état d’un vrai Chrétien, à quoi Dieu appelle maintenant les hommes par ses dernières et grandes lumières, lesquelles on doit recevoir dans une âme nue et dégagée sans s’imaginer d’être déjà éclairés et régénérés quoiqu’on veuille encore plaire au monde, ne pas renoncer à tout ce qu’on possède, ni recevoir de nouvelles instructions : ce qui est une présomption de plénitude, qui rend toutes les lumières de Dieu inutiles.

 

MONSIEUR,

 

POur satisfaire à la vôtre sans date, je dirai de l’avoir très-bien entendue, et vu les voies par lesquelles Dieu vous a conduit depuis votre jeunesse. Je ne peux autrement dire, sinon qu’il vous a fait des grandes miséricordes, de vous avoir donné le désir de le servir et d’abandonner les choses visibles, pour trouver les invisibles. Mais je ne sais pas si vous avez assez été fidèle aux grâces de Dieu. Vous me mandez si je juge que vous êtes aimé de Dieu, si vous êtes rené en l’Esprit de Jésus Christ, ou si vous êtes enfant de Dieu ? À quoi je réponds que personne ne le peut mieux savoir que vous-même, et que vous pouvez examiner cela en votre conscience, si véritablement vous y trouvez les qualités d’un vrai enfant de Dieu, qui est une dépendance totale de votre volonté à la sienne en toute chose. Et pour voir si vous êtes dans la renaissance spirituelle, il faut voir si vous ne vivez plus à la nature corrompue, et avez fait mourir en vous les inclinations du vieil Adam, pour y planter celles du Nouveau, qui est Jésus Christ. Et pour voir si vous êtes aimé de Dieu, il ne faut que remarquer les grâces qu’il vous fait journellement, et celles qu’il vous a faites passer si longtemps. Cela vous assure bien qu’il vous aime au-dessus de plusieurs autres, qui n’ont jamais eu connaissance d’une Vie intérieure, et vivent comme les bêtes selon la lumière naturelle, sans connaître autre chose.

2. Je bénis Dieu qu’il vous a élevé à choses plus hautes, et donné le désir des choses éternelles : mais je ne puis dire avec vérité que je connaisse qu’êtes une personne RENÉE de cette sorte comme Dieu me fait connaître qu’il faut être pour être véritablement régénéré en l’Esprit de Jésus Christ : puisque je prends qu’une semblable personne a vaincu le monde, et s’en est rendue ennemie ; n’a plus aucuns égards humains, se contentant de vouloir plaire à Dieu seul, et plus aux hommes ; et a aussi surmonté les inclinations de la chair corrompue ; enfin une personne régénérée doit être possédée du même esprit qu’a été Jésus Christ lorsqu’il vivait sur la terre, lequel a aimé la pauvreté et les souffrances, ayant tant de charité pour le prochain, qu’il a exposé sa vie pour l’assister. Celui qui trouve en son âme ces mêmes conditions, il se peut bien croire être régénéré : mais s’il ne les sent pas vivre en lui, il ne peut pas dire qu’il l’est véritablement : et s’il aspire à ces perfections, il est seulement dans la voie qui conduit à la renaissance, à laquelle il peut arriver en persévérant et avançant de mourir peu à peu à soi-même, jusqu’à ce que cet Esprit de Jésus Christ prenne vie en lui, en trouvant son âme toute libre de toutes autres affections, pour y prendre possession et y dominer absolument.

3. Voilà ce que je juge de la renaissance, et comment elle doit être parfaite, ou parfaitement aspirée et désirée. Mais que dirai-je à tant de personnes, lesquelles se disent renées lorsqu’elles savent seulement parler de cette voie spirituelle, et ont le désir d’y arriver ? Je puis seulement dire qu’elles sont des matières propres à la renaissance, comme serait une pièce de bois propre à trancher quelque belle image, laquelle ne viendra jamais à sa perfection qu’après y avoir beaucoup coupé et ciselé pour lui donner la forme. Tout de même une personne de bonne volonté ne sera jamais vrai enfant de Dieu si elle ne coupe toute sa vie les appétits de la chair et des sens, jusqu’à ce qu’ils soient tous mortifiés et surmontés ; en sorte qu’iceux ne se meuvent plus qu’au gré de la volonté de Dieu.

4. J’ai parlé de ces choses fort particulièrement en plusieurs endroits. Il ne faut qu’avancer à lire mes écrits pour avoir éclaircissement de tous mes sentiments, lesquels j’explique assez clairement pour celui qui les lira sans préoccupation d’esprit. C’est pourquoi je ne me veux pas élargir ici en particulier davantage, de tant plus que me dites de trouver en la lecture du Tombeau de la Fausse Théologie tant de vérités conformes à vos sentiments. Je vous en laisserai lire davantage, espérant que par le moyen d’iceux vous trouverez mes sentiments plus expliqués que de parler par ensemble, où nos discours ne seraient que des répétitions des choses écrites, et partant perte de temps à redire souvent les mêmes choses, lesquelles on peut lire aussi souvent qu’on voudra, puisqu’elles sont imprimées et données en public.

5. Vous dites bien que Dieu a des grands desseins sur les lumières qu’il envoie maintenant par ces écrits. Bienheureux seront ceux qui les recevront et suivront ! Ils en trouveront des grands avantages à leurs âmes. J’ai connu plusieurs personnes qui étaient du même sentiment que vous êtes en ce point, et peu d’icelles sont assurément des vrais Chrétiens, des personnes régénérées, et des vrais enfants de Dieu : mais lorsqu’ils ont avancé à lire davantage, et bien remarqué ce que je dis qu’il faut avoir pour être régénéré, et quelles sont les conditions pour être vrais Chrétiens et enfants de Dieu, ils ont bien vu et confessé ingénument qu’ils n’étaient pas ce qu’ils s’étaient imaginés, et ont résolu de recommencer et d’apprendre un nouvel Alphabet, comme fit le Docteur Tauler, qui se sentit obligé de recevoir la leçon d’un homme laïc, lui qui était un sage Docteur. C’est en quoi s’accomplit la parole de Jésus Christ, qu’il faut devenir comme petits enfants pour arriver au Royaume des Cieux.

6. Si vous voulez, Monsr, être de ce nombre, vous avez l’occasion à la main par mes écrits, lesquels traitent de toute chose, où chacun en peut tirer ce qui lui est plus propre. Je crois que c’est ce S. Esprit promis par Jésus Christ lequel nous doit enseigner toutes vérités : mais pour les bien connaître il faut se déporter de tous les sentiments desquels on est préoccupé ; autrement ces lumières ne peuvent entrer dans l’âme de ceux qui l’ont remplie d’autre chose, non plus que ne pourrait entrer quelque bonne liqueur dans un vaisseau rempli d’eau : il la faudrait vider auparavant, ou autrement la bonne liqueur s’épandrait entièrement, ou perdrait sa substance par le mélange de cette eau.

7. Je crois bien, Monsieur, que vous avez connu beaucoup de Vérités, et que vous avez aussi goûté quelques douceurs intérieures avec quelques Divines Lumières, mais je souhaiterais que vous missiez tout cela à quartier, et comme si vous ne saviez rien vous liriez sans préoccupation d’esprit ces nouvelles lumières que Dieu envoie maintenant, pour voir si elles ne sont pas plus claires que celles qu’avez eues jusqu’à présent. Ne craignez pas que cela vous ferait perdre les lumières particulières qu’avez reçues jusqu’à présent : car au contraire, elles seront confirmées et fortifiées si en cas elles vous sont venues de la part de Dieu : et si vous les avez reçues par quelques imaginations ou lectures des esprits humains, elles s’évanouiront de votre entendement en trouvant des Vérités plus solides, et des lumières beaucoup plus brillantes. Car les petites étoiles s’obscurcissent en la présence du Soleil. C’est à quoi je vous admoneste de mettre en oubli pour quelque temps toutes les choses qu’avez apprises par lecture ou spéculation. Tâchez seulement de bien purger votre âme et humilier votre cœur devant Dieu, et alors il vous fera bien voir ce que n’avez jamais vu, et entendre ce que n’avez jamais entendu : parce que nous sommes arrivés ès derniers temps, où toute chose aura son accomplissement, et ce qu’on a entendu en partie sera entendu en pleine perfection.

8. C’est pourquoi il faut lever la tête, et écouter ce que Dieu nous veut déclarer de nouveau, sans demeurer fichés à ce qu’avons entendu du passé : puisque Dieu veut faire tout nouveau, il faut se disposer à être aussi renouvelé, et ne pas faire comme les Juifs, qui rejettent la Loi Évangélique pour demeurer fichés à la Loi Mosaïque : ce qui leur a endurci le cœur, et les fait rejeter de Dieu et des hommes. Je crains qu’il en arrivera tout de même au temps présent à ceux qui s’attacheront à leur préoccupation d’esprit, et ne voudront pas recevoir les nouvelles lumières que Dieu envoie maintenant. Ce ne sont point de nouvelles doctrines : parce que Jésus Christ et les Prophètes ont enseigné les mêmes choses : mais ce sont des nouvelles intelligences de la même doctrine, et des éclaircissements plus grands sur les mêmes mystères. Pour quoi un chacun devrait bénir Dieu, qu’en ce temps si misérable et dangereux il fait encore cette miséricorde aux hommes pour une dernière, d’envoyer son S. Esprit pour enseigner toutes Vérités.

9. Cela est le Trésor caché passé si longtemps sous la terre, que celui qui l’a découvert doit vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. C’est cette Perle de grand prix, dont on ne peut savoir la valeur ; et l’accomplissement de toutes les Paraboles avancées par Jésus Christ, du Père de famille, qui va en lointain pays, donna charge à ses serviteurs de donner la nourriture en temps à ses enfants ; et aussi du Roi qui avait préparé le banquet pour les noces de son fils ; mais plusieurs s’en excusent, l’un sur ses affaires, l’autre sur sa famille, l’autre sur ses biens ; en sorte que fort peu de personnes sont disposées pour se trouver à ce banquet nuptial ; si bien que Dieu est obligé d’envoyer sa lumière par tout le monde, et la faire publier par les rues et places publiques, pour appeler les aveugles, boiteux, et autres infirmes ; puisque les grands, les sages, et les spirituels, ne veulent point venir pour sa semonce.

10. Car sitôt qu’ils ont appris quelque chose de mystique dans les livres, ils s’y attachent si fortement qu’ils ne veulent recevoir autre chose, et pensent être arrivés au sommet de la vraie perfection, lorsqu’ils sont seulement au commencement d’icelle, et par ainsi se privent par leurs opiniâtretés des nouvelles grâces de Dieu, pour se contenter de celles qu’ils ont. Pour moi je suis bien d’un sentiment tout contraire. Car si je savais une personne qui fût conduite par le S. Esprit, je la chercherais jusqu’au bout du monde, pour savoir si elle ne me saurait montrer une Vérité plus claire que celles que j’ai reçues de Dieu par sa grâce : tellement suis-je désireuse d’apprendre et de découvrir de nouvelles lumières : parce que je sais que Dieu est tous les jours nouveau, et que les lumières ne sont pas limitées : plus nous en avons, plus en devons désirer.

11. C’est pourquoi je m’étonne, Monsieur, de voir, tant par votre dernière que vos précédentes, que vous me voulez persuader de croire que vous êtes une personne régénérée, et que vous êtes arrivé à des grandes perfections, afin que je joigne mes sentiments avec les vôtres, et que serions ensemble unis de volonté, avouant l’une l’autre en toutes nos voies. Ce que je ne puis nullement faire ; pour ne point connaître nos volontés conformes. Car j’ai entrepris de mépriser le monde, et vous désirez encore de lui plaire. Et je ne vois point autre chemin de perfection Chrétienne que celui qu’ont suivi les Chrétiens en la primitive Église, savoir, de renoncer à tout ce qu’on possède pour suivre Jésus Christ ; mais vous voyez un chemin plus modéré, lequel mélange les biens temporels avec la pauvreté d’esprit, et les sensualités de la chair avec les plaisirs de l’esprit qui se trouvent en la retraite et l’union avec Dieu : lesquelles choses je ne sais pas accorder par ensemble, pour avoir expérimenté qu’aussi longtemps que je n’avais point abandonné efficacement toute chose, je n’ai pas trouvé la pauvreté d’esprit ; et aussi longtemps que je n’ai pas quitté la conversation des hommes, je n’ai pas su trouver l’entretien intérieur avec Dieu : et partant je ne sais connaître d’autres moyens de perfection Chrétienne que ceux qu’ont pris les Chrétiens de la primitive Église : et il faut que je les suive tout ou rien, sans aucun mélange, ni modération : de tant plus que je vois nombre de personnes qui se persuadent d’être humbles ou pauvres d’esprit, pendant qu’ils sont riches et superbes. Tant est le cœur de l’homme trompeur à soi-même.

12. C’est pourquoi il faut venir aux épreuves, et voir si véritablement notre cœur est pauvre d’esprit et détaché des Créatures. Ce que je ne n’ai encore trouvé ès personnes qui disaient d’être Chrétiens et régénérés en l’Esprit de J. Christ. Mais si cela est en vous, il faut être en repos et ne chercher autre chose ; parce que celui qui est vraiment pauvre d’esprit et dégagé de toute chose, il trouvera assurément l’entretien avec Dieu, et n’aura plus besoin de chercher personne, se contentant d’avoir trouvé son Dieu, lequel le peut entièrement rassasier.

13. Il est vrai que la compagnie de semblables personnes serait bien souhaitable, si on se trouvait conforme de sentiments en toute chose ; parce que la nature de l’esprit est encore plus sociable que celle des corps : mais on ne sait rencontrer des personnes qui soient dans ce même degré. C’est pourquoi je me suis toujours trouvée obligée de demeurer seule si je voulais conserver ma paix : parce qu’où il y a de la division, il y a toujours des contestations. Je sais assurément que nous sommes contraires en plusieurs choses, et ne vois point que notre conversation pourrait apporter de l’utilité. Car je ne peux rien apprendre des hommes, et vous croyez de savoir à suffisance et d’être en état de perfection, laquelle ne voulez pas apprendre de moi ; si bien que nous ne pouvons profiter l’un à l’autre.

14. Si vous aviez l’Esprit de Dieu, je vous chercherais, pour voir si me pourriez éclairer davantage que je ne suis : mais ne l’ayant pas, je ne veux rien apprendre des hommes, et je ne l’ai jamais pu faire. Il faut que le Maître qui a commencé à m’enseigner achève son ouvrage ; et si vous êtes arrivé à la perfection que m’écrivez, vous n’avez aussi besoin d’autres instructions. Aussi ne peux-je enseigner personne sinon celles qui le veulent bien être et se rendre enfants volontaires pour apprendre ce qu’ils ne savent point, ainsi que font ceux qui désirent de me suivre à ces fins. Mais si croyez de ne rien pouvoir entendre sinon ce que vous savez, et que ce que je dis est seulement conforme à votre lumière et à vos sentiments, ce serait perte de temps de nous converser, ce que je ne fais pas volontiers sans utilité ; de tant plus que Jésus Christ nous avertit qu’il faudra rendre compte de toutes paroles oiseuses : et partant je les veux éviter à mon possible, demeurant cependant,

 

Votre bien affectionnée en Dieu.        

 

De Tonningue, le 1 Juillet 1671.

 

A N T H O I N E T T E    B O U R I G N O N.   

 

 

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IIe LETTRE.

 

 

Désirer, ce n’est rien sans le mettre en pratique.

 

Que pour être Chrétien les bons désirs ne suffisent point : il faut les effectuer en quittant les égards humains, les soins et les occupations inutiles. L’entretien avec Dieu s’acquiert par la pureté et par le dégagement ; et n’est point empêché par le travail nécessaire ; mais bien par les paroles et par les actions inutiles.

 

M O N S I E U R,

 

JE vois par la vôtre du 11 de ce mois les difficultés que vous trouvez à suivre les conseils que je vous ai donnés en ma précédente, de quitter tous ces liens qui vous tiennent attaché au monde. Et si vous ne voulez pas franchir toutes ces difficultés d’un généreux courage, vous ne serez jamais libre pour voler à Dieu : le Diable, le monde, et la chair vous tiendront toujours par quelque filet, quoiqu’iceux vous donneront bien la liberté d’avoir des bonnes volontés de suivre Dieu, et les belles spéculations pour entretenir votre esprit en liesse : vu qu’ils n’ont point d’intérêt lorsque ces bons désirs ne se mettent point en effet. Pour cela dit-on communément que l’Enfer est pavé de bonnes volontés. Pour moi, je ne connais qu’une seule voie qui mène à salut : c’est de renoncer au monde, et suivre Jésus Christ, comme lui-même l’enseigne, en disant : Qui veut venir après moi, renonce à tout ce qu’il possède, prenne sa croix, et me suive.

2. Et si ne savez faire cela pour des égards humains ou quelque propre intérêt, c’est bien signe que l’Amour qu’avez pour Dieu est bien faible : et si les Apôtres eussent écouté ce que disaient leurs femmes ou enfants de ce qu’ils les voulaient quitter, ils n’auraient jamais suivi Jésus Christ ni été des Apôtres. Tout de même ne serez jamais vrai disciple de Jésus Christ si vous voulez écouter les mépris que feront de vous votre Père et vos parents, ou si vous avez égard à quelque intérêt temporel. Pour moi, je sais cela par expérience, que je n’ai jamais su trouver l’entretien avec Dieu jusqu’à ce que mon âme a été dégagée de toute affection de la terre. C’est pourquoi j’ai quitté la maison de mon Père, mes parents et amis, avec tout ce que je possédais en ce monde, à l’âge de dix-huit ans, et me suis retirée inconnue hors de ma patrie, pour chercher Dieu et la perfection de mon Âme. De quoi je ne m’en suis jamais repentie ; et pense que vous ne vous en repentirez jamais si vous saviez faire de même.

3. Mais il semble que vous avez encore trop de soin du temporel, et n’avez point de foi ès promesses de Jésus Christ lorsqu’il a dit : Cherchez le Royaume des Cieux et sa justice, le reste vous sera donné. Il faut si peu de chose pour entretenir un vrai Chrétien, qu’il ne mérite point d’en avoir soin ; beaucoup moins doit-il travailler pour la viande qui périt ; et je ne saurais voir (comme j’ai dit en ma précédente) que tous vos emplois tendent à autre chose qu’à la terre, et vos plus subtiles inventions ne sont profitables au corps ni à l’âme. C’est pourquoi je les estime vaines et inutiles ; et souhaiterais plus de vous voir un Jardinier, pour aider les enfants de Dieu à la nourriture de leurs corps, qu’un Anatomiste de toute la nature ; pour juger l’un des emplois plus profitable que l’autre. Car nous sommes composés d’un corps et d’un esprit, et avons nécessité d’entretenir l’un et l’autre ; mais point de savoir tous les secrets de la nature. Je ne rejette pourtant vos exercices, puisqu’ils vous donnent le temps de solitude pour vaquer à Dieu : mais ils ne sont bons que pour aussi longtemps qu’on ne peut mieux faire. Ce que vous pouvez très-facilement, si vous voulez, en disant adieu au monde pour vous rendre disciple de Jésus Christ.

4. Et sur ce que me mandez, comment je m’entretiens le long de la semaine avec Dieu ; je ne vous le saurais faire entendre avant que vous l’éprouviez vous-même ; puisque ce ne sont point des choses visibles ou des paroles intelligibles ; mais des entretiens intérieurs, qui nourrissent et rassasient l’âme de celui qui les entend. En sorte que si voulez purifier votre âme et la dégager de toutes affections terrestres, vous goûterez cela mieux que je ne vous le saurais dire. Car je le goûte mieux que je ne le saurais exprimer. J’ai en mon âme un parfait contentement, et suis si rassasiée que je ne souhaite plus rien sur la terre. Mon âme serait dans une continuelle joie et paix si les personnes qui m’environnent ne me donnaient des empêchements et distractions. Je serais toujours continuellement traitant avec mon Dieu, comme l’ami traite avec son ami.

5. Mais les hommes m’empêchent fort par leurs œuvres et paroles inutiles. Car s’ils ne m’entretenaient que des choses précisément nécessaires, je ne perdrais rien de mon entretien avec Dieu, encore bien que je serais avec grand nombre de personnes ; vu que Dieu-même aide et seconde à faire les choses nécessaires ; sachant bien que nos corps ont autant besoin d’aliment que nos âmes. Mais le malheur est que les hommes sont si remplis d’inutilités, qu’ils penseraient être oiseux en agissant seulement pour les choses nécessaires, ou s’ils ne parlaient que des choses utiles. Cela vient de ce que l’esprit malin agite tellement leurs esprits par des pensées diverses, qu’il les tient toujours égarés et distraits, et ne savent souvent ce qu’ils doivent faire ou laisser ; et ce malin esprit ne sera vaincu jusqu’à ce que suivions le conseil de l’Écriture, laquelle dit : Si vous cessez d’étendre le doigt et de parler chose qui ne profite point, le Dieu de paix brisera bientôt Satan sous vos pieds. C’est à dire, que lorsque n’étendrons le doigt pour faire des choses inutiles, et que notre bouche ne parlera plus paroles qui ne profitent rien, que nous aurons lors vaincu le Diable, et qu’il n’aura plus de puissance d’empêcher notre entretien avec Dieu.

6. Et nous le pourrons alors avoir continuel, tant durant nos soins et travaux nécessaires que pendant nos oraisons. Ce que vous jugez sagement par la vôtre un état bienheureux ; auquel vous et tous les hommes peuvent arriver s’ils voulaient user des moyens que je leur prescris. Ce que je souhaite que feriez pour le bien éternel de votre âme. En ce souhait je demeure,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ.      

 

Ce 2. Nov. 1673.

 

A N T O I N E T T E   B O U R I G N O N.    

 

 

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IIIe LETTRE.

 

Quand Dieu frappe, on doit suivre, abandonner, pâtir.

 

À une personne qui disait de vouloir devenir vrai Chrétien, à qui elle déclare comment il faut quitter le monde, disposer de ses biens, laisser son office, se retirer de ses parents, se résoudre au chemin étroit et à la persécution, et ne se laisser engager ni retarder quand Dieu frappe.

 

M O N S I E U R,

 

J’Ai reçu la vôtre du mois d’Avril sans jour, par laquelle j’ai vu le grand désir que Dieu vous a donné de quitter le monde pour devenir disciple de Jésus Christ. Ce qui est une faveur toute particulière entre tant de personnes qui cheminent en l’ombre de la mort, et demeurent engourdies dans les affaires et négoces du monde, sans en savoir sortir ; et vont ainsi périssant dans leurs aveuglements. Si je croyais qu’il fût véritable que vous êtes entièrement résolu d’embrasser une Vie Évangélique, la Pauvreté volontaire, la soumission entière au vouloir de Dieu, et de travailler pour gagner son pain à la sueur de son visage, comme vous me proposez, je vous dirais : Venez auprès de nous. Car je ne refuserai jamais personne en cette disposition. Car encore bien que nos frères aient bien des commodités pour se faire servir, ils se servent cependant eux-mêmes : parce que Jésus Christa dit qu’il n’était pas venu pour être servi, mais pour servir. Et le serviteur ne doit pas être meilleur que le Maître.

2. Personne de nous ne travaille pour gagner de l’argent ; mais un chacun a ses occupations selon sa capacité, pour faire les choses nécessaires à cette vie, ou pour écrire ou imprimer des choses salutaires et profitables au salut des âmes, en travaillant volontairement à ces fins pour accomplir la pénitence que Dieu a imposé à tous les hommes en Adam, et pas à d’autre fin. Si vous voulez faire cela aussi, comme vous écrivez, il y aurait bien place pour vous en Nordstrand sur ma terre, là où un de nos frères a demeuré tout l’hiver seul avec nos bêtes ; à cause que les autres ont été si dispersés par les persécutions qu’on nous fait à présent, que personne n’a pu aller auprès de lui, et est encore là à présent seul, très-content néanmoins, en s’estimant bienheureux d’avoir cet emploi et cette solitude, bien que ce serait pour tous les jours de sa vie.

3. Car il reçoit en ce lieu des grandes faveurs de Dieu, comme il nous écrit ; quoiqu’il ait nouvellement quitté le monde, depuis environ un an : sa femme l’a quitté parce qu’elle n’entend pas ce langage de Canaan, et aime mieux de trafiquer pour gagner de l’argent que pour devenir une bonne Chrétienne. Son Mari a fait tout ce qu’il a pu pour l’attirer à la connaissance de la Vérité, à laquelle elle n’a jamais voulu entendre ; et ayant fait partage de leurs biens, ils se sont séparés d’un commun consentement. Elle tient boutique à Hambourg, et lui, demeure en Nordstrand, beaucoup plus content de la bassesse de Jésus Christ qu’elle avec l’argent qu’elle gagne, duquel elle n’a de besoin, et n’ont jamais eu d’enfants par ensemble en l’espace de 10 à 12 ans qu’ils ont été mariés. Il bénit Dieu continuellement de sa liberté, et de ce qu’il a quitté le monde par une si bonne occasion. Mais vous avez de l’avantage plus que lui, à cause que vous êtes seul et libre.

4. Les empêchements que me proposez de vos biens temporels ne sont point de considération, Il faut seulement tâcher de payer vos dettes avec ce que vous avez, le plus justement que pourrez, et apporter le reste avec vous. Si vous n’avez rien, vous êtes alors autant bien venu qu’avec de l’argent. Mais il ne faut pas donner vos biens à vos parents, ni autres gens du monde, lesquels ne font qu’offenser Dieu davantage lorsqu’ils ont davantage de biens. Il faut garder vos linges et habits, puisqu’en aurez nécessité, et qu’il vous les faudrait avoir à charge d’un autre. Si je n’ai pas pu emporter un sou lorsque j’ai quitté le monde pour suivre Jésus Christ, c’était que j’avais tellement habitué mon corps à la sobriété et aux malaises, que je n’avais pas de besoin d’avoir soin de mes aliments, et que je pouvais vivre de racines, et de feuilles pour me vêtir. Mais vous n’êtes pas encore arrivé à ce degré d’abstinence, et il vous convient avoir les choses nécessaires aussi longtemps que vous êtes dans le monde. Et il vaut mieux les prendre de vous-même que de les prétendre de quelques autres, aussi longtemps que les avez en propriété. Mais si ne les aviez pas, il ne faut craindre qu’aurez besoin parmi les enfants de Dieu ; puisque Jésus Christ dit : Cherchez le Royaume des Cieux et sa justice : le reste vous sera donné. Et il faut avoir foi en cette promesse, sans regarder en arrière pour des biens temporels. Car lorsque Dieu appelle une âme à foi, il la pourvoira bien des choses nécessaires au besoin.

5. Pour vendre votre office, je ne le trouverais à propos : mais si le pouvez transporter à votre beau-frère, à condition qu’il vous le rendra si en cas vous retournez là, il serait bon, parce qu’on ne sait si vous persévérerez ici. Car le Diable et le monde vous feront des cruelles guerres ; et s’ils vous gagnaient un jour, vous seriez (peut-être) repentant d’avoir quitté votre office. C’est pourquoi il vaut mieux laisser les choses en surséance jusqu’à ce que vous aurez éprouvé si la Vie Évangélique vous sera agréable.

6. Il ne faudrait aussi dire à personne votre résolution, mais faire entendre à vos parents qu’il y a à Hambourg une occasion pour beaucoup gagner ; et vous entendrez pour acheter cette Perle Évangélique de grand prix. Cela contentera les cœurs avaricieux, et fera qu’ils vous laisseront volontiers aller où que vous voudrez, bien que ce serait ès Indes, moyennant que ce soit pour des avantages temporels : tant sont les hommes de ce temps dans l’aveuglement d’esprit et ne défèrent à d’autre Dieu qu’aux richesses. Ce qui est bien lamentable, et fort peu lamenté.

7. Vous dites que je montre par mes écrits le vrai chemin de salut, et vous n’êtes pas trompé : car je n’enseigne rien sinon ce que j’ai appris de mon Dieu. Mais il y en a fort peu qui veulent suivre ce chemin étroit, comme Jésus Christ nous l’a prédit, en disant que, dans le chemin étroit qui mène à la vie, il y en a peu qui entrent par icelui ; mais que beaucoup vont par le chemin large, qui mène à perdition. Et si vous voulez maintenant choisir ce chemin étroit, et vous joindre à nous, je vous assurerai bien de la Vie éternelle ; mais je ne vous peux promettre que vous ne serez point persécuté, poursuivi, et que les hommes ne diront mal de vous en mentant à cause de Jésus Christ, vu qu’icelui a promis cela à ses amis, leur disant qu’en patience ils posséderont leurs âmes. Or il n’y peut avoir de patience là où il n’y a point de souffrance.

8. Il vous faudrait préparer, avant de venir, à souffrir et endurer tout ce qu’il plairait à Dieu d’envoyer, et prendre le tout de sa main les adversités comme les prospérités, la nécessité comme l’abondance, et les malaises comme les aises, lorsqu’il plaira à Dieu de nous mettre en tel état ; et être toujours content de ce qui plaira à Dieu de faire de nous, voire de mourir ou de vivre. En cette disposition vous serez capable de toute chose, et ne changerez jamais. Mais si vous n’êtes pas en cette résolution, vous branleriez souvent ; et les persécutions qu’on nous fait vous feraient insupportables. Car nous sommes ici quelquefois exaltés jusqu’au Ciel, et quelquefois jetés jusqu’aux enfers, sans en savoir la raison : et si vous n’êtes bien ferme dans votre résolution, vous regarderiez en arrière comme la femme de Loth, au temps d’adversité.

9. Et partant, examinez-vous bien vous-même, et comptez si vous avez de l’argent assez pour achever cet édifice spirituel que Dieu veut bâtir en votre âme ; et nous vous ferons toutes les assistances possibles. Accordez avec tous vos créditeurs, et transportez-leur ce que vous avez : mais si cette servante vous a fait tort, vous ne la devez pas payer, mais lui faire dire que ne croyez lui rien devoir, mais qu’elle vous doit plutôt. Ne prenez nulle pension de votre office : vous aurez bien ici les nécessités sans cela lorsque vous êtes content d’icelles. Il faut fort peu pour contenter la nature ; et Dieu nous a donné beaucoup pour nous et pour nos amis. Lui seul sait les raisons pourquoi. Car nous ne cherchons ni ne désirons rien en ce monde. Je pense de vous avoir répondu à toutes vos demandes, et ne devez pas reprendre votre office pour nulle considération. Car lorsque Dieu frappe à la porte de nos âmes, il lui faut sitôt ouvrir, craignant qu’il ne s’en aille, et que ne soyez obligé de le chercher par les rues avec l’Épouse au Cantique, laquelle fut frappée des gardes à cause qu’elle avait sommeillé lorsque son époux avait frappé. Veillez et priez, afin que n’entriez en tentation ; car le Diable a des traits fort subtils pour empêcher les bons propos. Ce de quoi je vous avertis en demeurant,

 

Celle qui aime votre âme,         

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De Husum ce 16 d’Avril 1674.

 

 

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IVe LETTRE.

 

Il faut ouïr Jésus, il faut quitter les hommes.

 

Qu’il ne faut ni attirer personne, ni avoir recours aux conseils des Savants, lesquels ont perverti et falsifié les ordonnances que Jésus Christ donne à tous, et contredisent à la lumière qu’il manifeste encore à présent, où il n’y a plus de vrais Chrétiens ; et où, pour le devenir, il faut renaître et vivre comme ceux de la primitive Église : sans écouter les savants, qui ont renversé le véritable Christianisme.

 

Mon Cher Enfant,

 

JE n’ai eu la commodité de répondre plutôt à la vôtre du 20 Février, et n’ai aussi vu de nécessité pressante. Car pour la fille Élisabeth je n’avais plus rien à lui faire dire, puisque Dieu m’a défendu de chercher personne, mais d’assister seulement celles qui me seront baillées et mises en mains : de tant plus que j’entends par la vôtre que cette fille prend ses conseils d’un Prêtre Romain, lequel ne me connaît point ; et s’il a entendu dire que je suis devenue hérétique (comme plusieurs malveillants ont voulu faire croire), il empêchera à son possible cette fille de venir auprès de moi, et l’exposera plutôt en péril du voyage qu’elle veut entreprendre que de lui conseiller de venir chercher auprès de moi cette Perle de grand prix, laquelle il ne connaît point, et sait encore moins où elle est : et si peu de personnes la découvrent que c’est pitié ; et encore, ceux qui l’ont découverte ont bien de la peine à tout vendre ce qu’ils ont pour l’acheter. Cela vient de ce que les savants ont vendu des fausses perles pour des bonnes et véritables ; et un chacun se contente de ces fausses, sans se mettre en peine de chercher la vraie : et comme l’on voit maintenant que les femmes portent des fausses perles de verre ou de gomme de poisson, lesquelles semblent encore plus belles que les véritables perles de grand prix ; ainsi semblent maintenant les fausses vertus et apparentes, plus belles que la véritable Vertu, et plus estime-t-on aussi les conseils des hommes que les conseils de Jésus Christ, tant font maintenant les hommes aveugles, qui ne discernent plus la vérité hors du mensonge.

2. Car si on leur propose qu’il ne faut point travailler pour gagner les biens qui sont périssables ou que les vers mangent et les larrons dérobent, on trouvera aussitôt des explicateurs qui diront que cela ne se doit point entendre à la lettre ; et encore moins qu’il faut renoncer à tout ce qu’on possède pour être disciple de Jésus Christ. Car ils disent que c’est seulement au riche jeune-homme de l’Évangile que Jésus Christ a dit : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, et me suivez ; comme si Dieu était partial, et qu’il parlât en singulier à une personne particulière. Ce qui est une grande erreur : car Dieu n’est excepteur de personne, et parle ou parlera toujours ; puisque sa parole est éternelle aussi bien que toutes ses œuvres : rien ne périra ou changera de ce qu’il a dit ou fait : et le conseil que Jésus Christ a donné au jeune homme de l’Évangile, il le donne assurément à toutes les personnes qui veulent être parfaites. Il ne se faut point flatter : car ceux qui ne veulent pas suivre ce conseil ne parviendront jamais à être vrais Chrétiens ou disciples de Jésus Christ, quoi que ces Docteurs glosent et conseillent : ce n’est que pour flatter et tromper les hommes de bonne volonté.

3. J’ai déduit ce point assez largement en la lettre que j’ai écrite au Superintendant d’ici. Ce que pourrez voir à l’avenir ; et je ne me sais accorder avec les sentiments des savants de maintenant ; lesquels sentiments me semblent plus Anti-chrétiens que Chrétiens : pendant que si grand nombre de personnes les estiment et suivent. Ce qui me fait voir que c’est maintenant que Dieu a abandonné son peuple à l’esprit d’erreur : bienheureux seront ceux qui le découvriront en temps, avant qu’il soit trop tard et que la mort les surprenne. C’est un si grand bonheur que Dieu envoie encore une fois dans le monde sa lumière de Vérité pour ceux qui s’en voudront servir. Mais le malheur est que les hommes aiment plus leurs ténèbres qu’icelle lumière ; et si Dieu vous la fait connaître, suivez-la fidèlement : elle vous conduira à la Vie Éternelle.

4. Je m’étonne que vous attendiez quelque réponse de vos Prédicants sur mes livres que leur avez donnés, puisqu’ils ne sauraient rien bien dire là-dessus, et plutôt que de mal parler ils feront beaucoup mieux de se taire, et j’ai de l’occupation assez sans qu’ils m’en donnent encore à contredire leurs ignorances. Sur ce que vous désirez de savoir l’état d’un vrai Chrétien en son enfance, ou lorsqu’il est homme parfait, ce n’est qu’une curiosité. Car vous pouvez expérimenter en vous même si vous êtes encore jeune en la pauvreté d’esprit, en l’humilité et la charité de Jésus Christ, ou si vous êtes un homme parfait ; sans que j’aie de besoin de vous montrer les marques extérieures pour discerner un Chrétien enfant, ou un Chrétien en homme parfait. Si on était dans l’enfance d’un vrai Chrétien, l’on voudrait bien arriver à cette croissance d’un Chrétien parfait. Mais il y en a si peu dans cette enfance, que je n’en connais encore nuls dans le monde ; et ce m’est une grande joie d’en connaître quelques-uns qui aspirent à cela, et cherchent les moyens de le devenir. C’est la seule consolation que j’ai dans le monde, que de vivre dans l’espérance que Dieu produira encore des vrais Chrétiens sur la terre ; cessant laquelle espérance, je voudrais bien mourir, et être délivrée de cette misérable vie, où je vois partout le Diable dominer, et Dieu méprisé : en sorte que si je ne croyais point que Dieu produirait encore des enfants sur la terre, je n’y voudrais plus demeurer ; mais puisqu’il le veut faire par mon moyen, je veux bien y rester aussi longtemps qu’il lui plaira. Vous faites bien de souhaiter la mamelle de la Mère, s’il vous semble que son lait nourrira bien votre âme : ce lait n’est pas attaché à la personne, puisqu’il coule par la plume à ceux qui en sont éloignés aussi bien qu’à ceux qui s’en approchent. Mais c’est une chose plus agréable de l’avoir tout frais, lorsqu’on le peut avoir. Car il y a ici comme une source qui coule continuellement, et il me semble que c’est ce fleuve d’eau vive qui coule du ventre de la Divine Sapience.

5. C’est dommage qu’elle est quelquefois arrêtée par l’ignorance des hommes, et qu’il faut passer son temps à leur donner des satisfactions en des choses peu profitables. Je voudrais qu’un chacun voulût goûter que Dieu est doux, et qu’ils sauraient par expérience ce que c’est d’être un vrai Chrétien, sans avoir besoin de le demander l’un à l’autre. Ce serait ma joie, et à eux l’avantage. Mais aussi longtemps qu’ils ne le savent point, je veux bien sûr dire ce que j’en sais, et ce que j’apprends encore journellement de mon Dieu, afin qu’ils le puissent devenir. Cela est la seule utilité qu’il y a de demeurer avec moi, lorsqu’on a la volonté de devenir vrai Chrétien. Car autrement, je suis une simple créature, comme toutes les autres ; et ne peux sauver personne, ni donner la vertu à leurs âmes. Mais je peux bien montrer les moyens par lesquels on arrive à cette perfection Chrétienne, lesquels je pratique par la grâce de Dieu ; et ne veux aussi avoir auprès de moi ceux qui ne les veulent pas embrasser. C’est pourquoi je vous ai volontiers accepté lorsqu’avez promis de vouloir embrasser une Vie Évangélique, et point à d’autre fin. Car il faut devenir enfants si nous voulons entrer au royaume des Cieux.

6. C’est ce que Jésus Christ disait à Nicodème ; puisqu’il faut de nécessité rentrer dans le ventre de notre Mère, qui est l’Église naissante, comme J. Christ l’a établie ; ou autrement nous ne sommes point des véritables Chrétiens ; puisque cette Loi Évangélique n’est point changée depuis que Jésus Christ nous l’est venu donner, et ne changera jamais ; puisqu’elle est la dernière Loi que Dieu donnera aux hommes. S’ils l’ont altérée ou changée par leur manière de vie, c’est leur malheur ; et l’occasion pourquoi ils croient d’être vrais Chrétiens est parce qu’ils en ont retenu le nom, et que les hommes se font accroire les uns aux autres qu’ils sont vrais Chrétiens, lorsqu’en effet ils sont de vrais Anti-Chrétiens, en cherchant les richesses, honneurs, et plaisirs de cette vie, et en ayant perdu la charité. Ce qui doit bien être regretté et pleuré aves des larmes de sang. Car celui qui ne connaît point son malheur ne le pourra éviter ; et ceux qui croient qu’ils sont des vrais Chrétiens ne le peuvent jamais devenir. C’est le malheur que les sages ont apporté au Monde, lorsque par leurs gloses ils ont fait croire aux hommes qu’ils sont des vrais Chrétiens, encore qu’ils ne vivent point comme faisaient ceux de la primitive Église. Ce qui est une fausse doctrine, inventée par Satan pour la damnation des hommes ; de laquelle je prie Dieu qu’il vous préserve, en demeurant cependant,

 

Votre bien-affectionnée en Jésus Christ.      

 

De proche le Château de

Gotterp, le 8 Avril 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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Ve LETTRE.

 

Il se faut retirer de la chair et du monde.

 

Pour devenir disciple de Jésus Christ, il faut soutenir et vaincre les assauts des parents et du monde, les abandonner, et s’en retirer : se soumettre à l’Esprit de Dieu et à ses corrections et remontrances. Il ne faut disputer avec les opiniâtres, ni avec personne.

 

Mon Bon Ami,

 

SElon ma promesse, je viens répondre à la vôtre du 15 d’Août de cet an, par laquelle vous me faites entendre les grandes persécutions que vous font vos parents à cause que vous voulez quitter le monde. Il ne faut pas attendre autre chose des personnes qui vivent encore selon la chair et le sang ; parce qu’elles ne connaissent rien des mouvements intérieurs du S. Esprit, mais regardent seulement leurs propres intérêts, et rien autre. C’est en quoi Jésus Christ dit que si vous êtes du monde, le monde vous aimera, et si vous êtes de Dieu le monde vous haïra. Cela arrivera toujours à tous ceux qui véritablement se veulent rendre disciples de Jésus Christ.

2. Il ne faut pour cela regarder en arrière, comme la femme de Lot ; mais avancer toujours en sa bonne résolution de suivre Jésus Christ fidèlement jusqu’à la mort. Car nos pareils ne nous peuvent sauver, encore bien que nous les aurions servis et suivis tous les jours de notre vie : ils auront assez à faire à se sauver eux-mêmes, et ne nous pourront aussi tirer hors de l’Enfer lorsque pour leur complaire nous aurions désisté d’abandonner le monde, lequel mène à la damnation ; vu que Jésus Christ dit qu’il ne prie point pour le monde. Il le faut donc quitter si nous voulons sauver nos âmes.

3. Pour moi, je ne voudrais point rester au monde encore bien que je pourrais conquêter tous ses Royaumes. Dieu m’a pourtant donné sa lumière et sa force pour résister au mal ; pendant que je n’oserais m’aventurer de converser ou trafiquer avec le monde : parce que je le connais trop corrompu, et que les hommes de maintenant ont plus de malice pour me faire tomber que je n’ay de prévoyance pour les éviter. C’est pourquoi je les fuis de tout mon possible, comme une chose pestiférée, qui donnerait bien la peste à mon âme ; et pourtant ne vous saurais-je jamais conseiller de reprendre quelque emploi ou trafic pour gagner de l’argent. Il vaut mieux vivre sobrement, afin de n’avoir pas besoin de beaucoup.

4. La proposition que faites de venir auprès de moi est bonne ; mais je ne vois point qu’elle se puisse encore effectuer ; parce que je n’ai point de place pour vous loger, ni d’emploi à vous donner. Si j’étais en Nordstrand, j’aurais bien le moyen de vous accommoder ; et crois que si vous y étiez bien placé, que votre femme suivrait : parce qu’elle a eu beaucoup de bons désirs, et en est seulement divertie par ses parents, qui sont du monde ; et une chair attire l’autre, à cause qu’elles ne savent point mieux. Il y a encore autres choses qui me retiennent de vous prendre auprès de moi, desquelles je voudrais être apaisée avant que vous viendriez. La première est de savoir si vous êtes assez convaincu en votre conscience que je suis guidée par le S. Esprit, et si voulez entièrement vous soumettre à l’Esprit qui me guide. Car si ces deux choses n’étaient point, nous aurions peut-être encore des difficultés par ensemble ; et vaut mieux être séparés que de se joindre pour disputer.

5. C’est pourquoi je vous conseille de prendre vos apaisements sur toute chose avant que venir auprès de moi. Car, comme vous m’écrivez, je ne cherche personne, et ne désire pas seulement qu’on m’écrive que par grande nécessité. Pour votre dernière, elle était nécessaire pour vous fortifier en votre bonne résolution parmi tant d’assauts et de combats qu’il vous faut soutenir. Prenez-les en patience, les offrant à Dieu en satisfaction de vos péchés. Cela sera capable de purger votre âme, et la disposer à suivre la Volonté de Dieu lorsqu’il vous la montrera. Vous dites bien qu’il serait bon d’avoir la main d’une Mère pour être soutenu parmi tant de périls. Mais je ne sais pas si vous saurez bien souffrir la correction de cette Mère, qui répugnera souvent à la nature, à laquelle je ne veux rien céder, en sachant qu’elle est toute corrompue et engendre la mort à l’âme. Celui qui ne la veut point surmonter, il n’a que faire à venir auprès de moi ; et s’il y était, il n’y pourrait demeurer. Car je ne suis qu’une Mère spirituelle, et point corporelle, et j’ai soin de purger les âmes de l’ordure du péché, et les revêtir de vertus, et les nourrir des Vérités de Dieu. Ceux qui ne cherchent point cela ne doivent point chercher de venir auprès de moi. Car je ne les voudrais pas souffrir. C’est pourquoi je vous prie de bien examiner vous-même pour voir si vous trouverez en votre âme toutes ces dispositions, avant vous résoudre à venir ; car autrement ce seraient des pas perdus, et il faudrait retourner d’où vous êtes sorti.

6. Quant à la lettre de votre beau-frère, j’ai publié ce qu’elle contenait. Mais je sais bien en général que je n’ai rien dit qui ne fût véritable en substance ; mais ce ne serait point de merveille si je n’avais pas usé des mêmes termes que lui. Car je ne me lie jamais à des paroles. Je prends seulement la substance des vérités que je veux exprimer, et ce m’est tout un avec quels termes. Mais les personnes qui veulent paraître justes devant les hommes s’étudient à bien prononcer les mots, afin qu’on ne les puisse accuser de mensonges, comme font les Trembleurs et les Mennonistes, qui n’osent souvent nommer quelque sorte de religion sans y ajouter : ainsi qu’on les appelle. Cela est bien fait selon la justice des hommes ; parce qui si on appelait une personne du Nom du Chrétien, l’on mentirait en effet ; à cause qu’il ne serait pas tel, pour ne point être guidé par l’Esprit de Jésus Christ ; et quand on l’appelle Chrétien en y ajoutant : comme on le nomme, on dit la vérité. Cela peut être bon pour ceux qui s’étudient à bien édifier le prochain ; mais il serait mauvais pour moi, qui ai mon attention occupée à choses meilleures, et ne veux rompre cette attention pour satisfaire aux hommes, auxquels je ne cherche point de plaire, pour être disciple de Jésus Christ. Je me souviens bien que votre beau-frère a dit en sa lettre qu’il y avait des soldats en la Chrétienté, parce que S. Jean leur a conseillé de se contenter de leurs plaquilles. C’est pour cela que j’ai expliqué en votre lettre comment S. Jean donnait ce conseil aux Soldats, disant qu’il le faisait à cause que ces Soldats ne tendaient à plus grande perfection, et qu’ils faisaient mieux de ce contenter de leurs plaquilles que de voler ou dérober. Si votre beau-frère veut laisser là-dessus en arrière la substance de cette explication pour dire que j’ai menti en disant qu’il doit y avoir des Soldats en la chrétienté, il le peut faire ; et personne ne peut l’empêcher de dire ce qu’il veut. Car c’est l’ordinaire des malfaisants de nier leurs maux lorsqu’ils en sont accusés. Car encore bien que votre beau-frère n’aurait pas dit en termes exprès qu’il doit y avoir des Soldats en Chrétienté, et qu’il n’est pas même de ce sentiment, pour être un Mennoniste, qui ne vont pas à la guerre, il a néanmoins voulu faire entendre qu’il y avait des Soldats en la Chrétienté, des marchands, et d’autres emplois pour gagner de l’argent, afin de me convaincre en ce que je dis qu’il faut tout abandonner pour être disciple de Jésus-Christ, et me montrer que S. Jean donnait des conseils de demeurer chacun en son état : pourquoi veut-il maintenant dire que je n’ai point dit la vérité en ma lettre, à cause que je dis qu’il veut avouer qu’il y avait des Soldats, marchands, et autres en la primitive Église ? Car c’est encore plus que de l’avouer lorsqu’on apporte des passages de l’Écriture pour le vérifier. Je vous prie de ne point disputer cette querelle, ni autres, car les disputes sont suscitées par le Diable. La Vérité se découvrira assez d’elle-même. Tâchez de purifier votre âme et laissez les morts ensevelir les morts. Ce que souhaite celle qui demeure votre bien affectionnée en Jésus Christ.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De Schleswig, le

12 Sept. 1671.

 

 

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VIe LETTRE.

 

Ni les biens ni la chair ne doivent nous tenir.

 

À un Enfant de Dieu, persécuté par sa femme. Que pour devenir Chrétiens il faut abandonner et les trafics et même les femmes lorsque non seulement elles ne veulent pas suivre Dieu elles-mêmes, mais aussi en détourner leurs maris et les rengager dans le monde par l’instinct du Serpent, qui fit périr Adam et tout le monde par le moyen de sa femme.

 

Mon Enfant,

 

J’Ai reçu la vôtre du 11 de ce mois, par laquelle j’entends les fâcheries que vous fait votre femme afin de vous faire derechef reprendre vos négoces, lesquels vous avez quittés pour mieux servir Dieu. Il faut que votre femme soit conduite d’un mauvais esprit, qu’elle ne connaît point. Car si elle était conduite d’un bon esprit, elle vous suivrait en la bonne résolution qu’avez prise pour servir Dieu hors des négoces du monde ; puisqu’iceux sont si dangereux au temps présent, où il semble qu’on ne peut plus négocier sans péché, vu que la convoitise est attachée au cœur du marchand comme est un clou fortement cloué à la muraille : et encore bien que la convoitise ne serait point fichée au cœur de quelque personne (ce qui est rare), néanmoins tomberait-elle au péché en ses négoces par la malice et la convoitise des autres, qui trompent et mentent communément en vendant et en achetant ; et on coopère à leurs péchés en négociant avec, lorsqu’on les peut bien éviter. Et si Jésus Christ disait à ses Disciples : Ne mangez ou ne buvez point avec les pécheurs, sans doute qu’il conseille encore davantage de ne point négocier avec les pécheurs, puisqu’en ce faisant, on donne de l’aliment à leur avarice, et coopère en certaine façon à la gloire, à l’excès de luxe et de gloutonnie, que ces personnes perpètrent avec les gains que les droituriers leur donnent.

2. Dieu vous a fait connaître ces Vérités, et pour les suivre vous avez abandonné vos négoces, afin de devenir un Disciple de Jésus Christ et de chercher dorénavant les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre, comme S. Paul conseille aux personnes régénérées. Ce commencement est très-bon, et ne peut venir que de Dieu. C’est pourquoi il vous faut continuer en icelui et ne point regarder en arrière, comme fit la femme de Lot, qui changea en une statue de sel.

3. Si votre femme ne vous veut pas suivre en cette bonne résolution, abandonnez-la ; car vous êtes plus obligé de tenir la promesse que vous avez faite à Dieu au baptême, que celle que vous avez faite à votre femme en l’épousant. Vous avez promis à Dieu d’être disciple de Jésus Christ, et à votre femme de lui être fidèle tout le temps de votre vie, sans en connaître charnellement aucune autre : et vous êtes obligé de garder ces deux promesses infailliblement. Or maintenant Dieu vous a fait connaître que vous n’avez pas jusqu’à présent été un vrai disciple de Jésus Christ, comme vous aviez promis au baptême de l’être. Ce que vous regrettez, et proposez de le devenir ; et pour y mieux arriver vous avez abandonné les trafics du monde, pour avoir plus de temps et d’occasion de travailler à votre salut et à la perfection de votre âme ; vu qu’il est très-véritable que les trafics et négoces du monde dérobent beaucoup de temps et d’attention pour penser à Dieu et aux choses éternelles ; et partant vous avez pris le vrai moyen en abandonnant vos négoces : de tant plus que vous pouvez bien avoir vos nécessités sans icelles. Car il vaut mieux se contenter d’un fort petit aliment que de négocier pour avoir l’abondance des choses corporelles, en diminution des choses spirituelles.

4. Si votre femme ne veut pas entendre ces vérités, vous ne la pouvez suivre : elle est libre de suivre le bien ou le mal, et vous ne la pouvez empêcher lorsqu’il n’est point en votre puissance, et qu’elle veut par force négocier pour gagner de l’argent ou pour enrichir ses parents. Dieu a créé toutes personnes libres, et l’une ne doit jamais contraindre l’autre ; mais un chacun doit penser à soi-même, et faire son lit comme il voudra coucher. L’homme ne répondra point pour sa femme, ni la femme pour son Mari. Un chacun rendra compte pour soi. Ç’est pourquoi il est écrit en saint Matthieu que deux étant sur un même lit, l’un sera pris et l’autre délaissé ; pour montrer que dans le mariage l’un sera sauvé et l’autre damné ; et cela avec raison : puisque l’homme ne peut contraindre sa femme à bien-faire, non plus que la femme son Mari.

5. Car Dieu n’a point voulu donner plus d’autorité à une personne sur l’autre qu’il ne s’est voulu réserver à soi-même, en ne voulant contraindre personne, pour les vouloir laisser toutes en général jouir de la liberté qu’il leur a donnée en les créant. L’on peut bien induire un autre à bien-faire et à délaisser le mal et les occasions d’icelui ; mais on ne peut pas les contraindre. Or vous avez maintenant fait vers votre femme toute sorte de devoirs pour lui faire voir le péril qu’il y a maintenant à trafiquer dans le monde, et elle persiste à y vouloir demeurer, voulant même vous obliger par force de reprendre vos négoces, et de persévérer en vos trafics : en quoi elle sert d’instrument au diable pour vous tenter. Combattez le bon combat ; et ne vous lassez point d’escarmoucher contre l’ennemi de votre âme, qui tâche à vous surprendre par le moyen qui vous est le plus sensible selon la nature.

6. Le diable a vu que cette résolution de quitter les négoces pour devenir un vrai Chrétien est un moyen fort puissant pour vous unir à Dieu ; et il est impuissant de vous ôter ce bon désir. C’est pourquoi il se sert de votre femme pour empêcher de le mettre en exécution. Elle vient par des raisons humaines vous persuader qu’il est bien permis de négocier justement ; et quand ces faux arguments n’ont point sur vous assez de force, elle tâche à vous séduire par l’affection que vous lui devez en qualité de votre femme, laquelle vous ne pouvez quitter pour la promesse faite au temps que vous l’avez épousée. Croyez, mon Enfant, que toutes ces choses ne sont que des sifflements du Vieux Serpent, pour piper votre âme et la rendre malheureuse avec lui. Il faut boucher les oreilles à cet ennemi, et ne point écouter votre femme en ce regard ; ou autrement il vous arriverait le malheur qui arriva à Adam en croyant sa femme ; vu que la vôtre est poussée du même esprit qu’était Éva lorsqu’elle induisit son Mari à désobéir à Dieu, lequel avait descendu de manger le fruit d’un arbre, comme Jésus Christ a défendu à ses disciples de chercher les choses qui sont sur la terre : et votre femme vous induit à ce faire, en reprenant vos négoces pour gagner de l’argent. Ne la croyez point, puisque cela vous amènerait toute sorte de malheurs, comme il est arrivé à Adam et à tous les hommes en lui, pour avoir cru ès paroles de sa femme.

7. Rendez-vous sage par son exemple, et ne cédez rien aux allèchements de cette nature corrompue, laquelle ne peut engendrer que la mort éternelle. Opérez votre salut, et laissez votre femme opérer le sien ; ou autrement, vous périrez avec elle, et ne pourrez secourir l’un l’autre. Il vaut mieux que vous soyez seul sauvé, que d’aller en compagnie à la damnation. Si votre femme se veut perdre dans la convoitise des biens de ce monde, vous ne la pouvez empêcher, puisqu’elle est créée libre. Mais gardez-vous bien de périr avec elle en écoutant ses discours. Entendez plutôt la voix de Jésus Christ, qui dit : Celui qui aime son Père, sa Mère, sa femme et ses enfants plus que moi, il n’est point digne de moi. Rendez-vous digne de Jésus Christ comme ont fait ses Apôtres, qui ont délaissé femmes et enfants, lorsqu’il leur a seulement dit : Suivez-moi.

8. Car s’ils eussent consulté les sentiments de leurs natures, ils ne fussent jamais été disciples de Jésus Christ : leurs femmes leur eussent dit qu’ils leur avaient promis fidélité jusqu’à la mort, et leurs enfants eussent témoigné l’amour paternel qu’ils devaient avoir pour ceux qu’ils avaient engendrés. Mais la voix de Jésus Christ a été plus puissante en eux que tous ces sentiments naturels, lesquels ils ont méprisés pour suivre Jésus Christ. Ce qui les rendra bienheureux pour toute éternité. Et si vous voulez aussi jouir de ce bonheur, n’écoutez point les sifflements que ce vieux Serpent fait à vos oreilles par le moyen de votre femme. Rejetez-la comme un mauvais instrument duquel le Diable se sert pour conduire votre âme à la damnation : et si elle vous quitte, laissez-la librement aller. Car il vaut mieux être seul que dans une mauvaise compagnie ; et toute sorte de compagnies sont mauvaises lorsqu’elles nous retirent de la perfection Chrétienne ; comme veut maintenant faire votre femme, qui tâche par amour ou par force de vous retirer du désir d’embrasser une Vie Évangélique, et de vous faire promettre que vous irez au printemps avec elle à Hambourg reprendre les trafics et négoces que vous avez abandonnés.

9. Il ne vous faut jamais faire de semblables promesses ; et si par fragilité ou condescendance vous en aviez fait aucunes, vous n’êtes nullement obligé de les garder ; puisqu’icelles sont mauvaises, elles ne sont à entretenir. Mais la promesse qu’avez faite au baptême d’embrasser la Vie Évangélique est d’obligation ; et il vous faut l’entretenir si voulez être sauvé ; lequel salut doit être préféré à l’amitié que portez à votre femme et à tout le monde : et si elle vous moleste encore de lui faire aucune promesse de semblable nature, protestez fortement que vous ne tiendrez point semblables promesses faites par force contre les sentiments de votre conscience ; et alors elle ne pressera plus à vous vouloir obliger en aucunes promesses, qui ne seraient d’aucunes valeurs après ledit protêt ; et puis lorsqu’elle vous importune de lui promettre quelque chose, dites-lui : Je ne vous veux rien promettre, et veux garder la liberté que Dieu m’a donnée ; et je vous dis à présent pour toujours que je ne garderai point les promesses que je vous ferai. Car je veux demeurer libre : faites, pour vous, tout ce que pourrez. Pour moi, je veux suivre Jésus Christ ; et si vous voulez suivre le monde, vous en êtes libre : et puis laissez agir votre Femme comme elle voudra, sans vous en soucier : et si elle va tenir ménage à Hambourg, demeurez pour vous à Fredrikstad, jusqu’à ce que Dieu nous montre autre chose.

10. Car vous n’êtes pas obligé de suivre votre femme au préjudice de la perfection de votre âme ; mais elle est obligée de vous suivre et obéir selon les ordonnances de Dieu, qui ne veut pas que le Mari soit soumis et obéissant à sa femme ; mais veut que la femme obéisse à son Mari, principalement en chose bonne ; en quoi la Femme se doit estimer heureuse d’obéir à son Mari. Si la vôtre ne veut point écouter vos bonnes admonitions, tenez-la comme païenne, et soyez content qu’elle se retire de vous. Cela fera votre bonheur ; puisque Salomon dit qu’il vaut mieux être entre les bêtes farouches que de demeurer avec une mauvaise femme. La promesse que vous lui avez faite en l’épousant ne s’étend pas plus avant que de lui garder la fidélité de votre corps et n’en jamais connaître d’autre. Ce que je sais que voulez bien observer tous les jours de votre vie ; et partant ne craignez point de malfaire en quittant votre Femme, qui veut empêcher la perfection de votre âme ; mais croyez que serez chose agréable à Dieu ; puisque l’Évangile conseille cela en semblable cas auquel vous êtes. Ce que vous assure celle qui aime votre âme :

 

De Husum le 14 Nov. 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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VIIe LETTRE.

 

À la chair et au sanglant déclarer la guerre.

 

Comment pour servir Dieu on doit quitter Parents, Femmes, Enfants, amis ; et leur déclarer la guerre de Dieu. Qu’il y a une damnable paix, qu’il faut éviter ; une bonne guerre, qu’il faut embrasser ; et aussi une bonne paix que Jésus Christ donne enfin à ceux qui ont bien combattu les ennemis de Dieu.

 

Mon bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre du 8 Juillet, et vu par icelle les combats et assauts que vous font les hommes de tout côté. Et ce n’est point de merveille ; puisque demeurez fidèle en la résolution qu’avez prise de servir Dieu. Il faut préparer votre cœur à la tentation, afin qu’il soit content de tout souffrir. Car ce que le Diable ne pourra faire lui-même, il le fera par le moyen de vos meilleurs amis, à qui vous avez encore envie de plaire, pensant de les gagner à Dieu. Ce qui est une fausse espérance : car en leur voulant plaire, vous déplaisez à Dieu ; puisque leurs volontés sont directement contraires et toutes opposées aux volontés de Dieu. C’est en quoi l’Écriture dit que les domestiques de l’homme seront ses ennemis ; c’est à dire, que nos plus proches parents et amis deviennent nos ennemis lorsque les voulons quitter pour suivre Dieu. Ils prennent cela pour un manquement de notre amitié en leur endroit. Mais Jésus Christ dit que celui qui ne quitte point Père et Mère, Frères et Sœurs, Homme ou Femme et Enfants, qu’il n’est point digne de Lui.

2. Ce n’est point que Jésus Christ veuille qu’un chacun quitte par effet Père, Mère, Femme, Enfants, ou autres parents, pour le suivre : car il serait bien souhaitable que tous nos parents le suivissent aussi ; et ce serait même une grande consolation que d’avoir de compagnie son Père, sa Mère, sa Femme et ses Enfants, à la suite de Jésus Christ. Il n’y aurait rien de plus heureux et consolant et utile que cela pour assister et enflammer l’un l’autre au service de Dieu. Cela plairait grandement à Jésus Christ, puisqu’il dit : Là où deux ou trois sont assemblés en mon Nom, je suis au milieu d’eux. Mais il dit qu’il faut quitter ses mêmes parents lors qu’iceux ne veulent pas le suivre avec nous.

3. Car de demeurer avec eux lors qu’ils veulent suivre la Nature corrompue, ce serait s’exposer en grand danger ; vu que la fragilité de notre Nature est plus facilement emportée ès occasions que hors d’icelles ; et il y a beaucoup de personnes qui s’abstiendront bien de mal-faire hors des occasions, ce dont ils ne sauraient s’abstenir dans les occasions : parce que les objets émeuvent toujours les sens à faire ce qu’on voit faire les autres. Pour cela dit-on qu’on mange beaucoup davantage en compagnie qu’en étant seul, et Jésus dit que celui qui regarde la femme pour la convoiter a déjà commis l’adultère ; pour faire voir combien de force qu’ont les objets sur notre nature corrompue, et que celui qui ne se retire point hors des occasions tombe fort facilement en icelles. Or il est écrit que celui qui aime le péril, périt en icelui : par où on peut facilement comprendre pourquoi qu’il faut quitter Père, Mère, et tous parents pour être disciple de Jésus Christ : à cause que demeurant avec iceux lorsqu’ils vivent encore selon les appétits de la nature corrompue, nous tentons Dieu, en nous exposant ès occasions de les suivre, ou du moins de coopérer à cette corruption. C’est pourquoi Jésus Christ dit qu’on n’est point digne de lui si on ne les abandonne.

4. Pour moi, je sais bien que je n’ai jamais fait d’action plus agréable à Dieu que d’avoir quitté Père, Mère, Sœur, et ma Patrie, en oubliant ma terre et mon parentage ; et j’ai reçu par là des grâces de Dieu au double de celles que j’avais auparavant : et de tant plus que je me fuis éloignée de mes parents, de tant plus me suis-je approchée de Dieu, et ai goûté son amitié beaucoup plus fortement que celles de tous mes parents ensemble, lesquels s’aiment plus eux-mêmes ou les services, plaisirs, et avantages qu’ils reçoivent de nous qu’ils ne font notre personne, vu que leurs amours ne sont fondées que sur la chair et le sang : ce qui est immonde et inconstant.

5. Car on voit cela par expérience journalière, comme vous l’éprouverez bien vous-même si vous persévérez en la résolution de devenir disciple de Jésus Christ : vos parents les plus proches deviendront vos ennemis et vous haïront si voulez pratiquer la doctrine Évangélique ; à cause que par-là ils ne verront plus d’avantages à tirer de vous, et ne trouveront plus en votre conversation les plaisirs et satisfactions naturels qu’ils voulaient : et partant mépriseront vos façons de faire ; parce que vous n’êtes plus du monde, et que Jésus Christ a dit que si vous êtes du monde, le monde vous aimera, et si vous êtes de moi, le monde vous haïra ; et ailleurs il dit : Éjouissez-vous quand les hommes diront mal de vous en mentant à cause de moi. C’est pourquoi vous avez maintenant sujet de vous éjouir de ce qu’on dit mal de vous à cause que vous quittez les trafics du monde. Car si vouliez encore négocier, plaire et satisfaire à vos parents, ils vous aimeraient et estimeraient, et seriez avec iceux en paix et en amour. Mais ce n’est point cette paix que Jésus Christ est venu apporter sur la terre.

6. Il dit bien à ses Apôtres et disciples : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, en ajoutant : je ne vous donne point ma paix comme le monde vous la donne, pour faire entendre quelle paix est sa paix, et que la paix que le monde donne est une paix mauvaise, laquelle Jésus Christ ne donne point. Au contraire, il dit ouvertement qu’il est venu pour mettre en guerre et dissensions l’homme contre son Père, la fille contre sa Mère. Mais les hommes n’entendent point les paroles de l’Écriture, quoi qu’elle soit si claire et naïve. Car si on veut entendre ce passage, que Jésus Christ dit, qu’il n’est point venu apporter la paix en la terre, on comprendra bien qu’il veut dire, de n’être point venu apporter la paix entre les hommes terrestres : puisque cette paix leur servirait de plus grande damnation.

7. Car s’il y a deux personnes vivantes en la convoitise des biens de ce monde, et qu’icelles s’accordent ensemble pour beaucoup trafiquer et gagner, elles seront en paix en leurs entreprises, et s’aimeront l’une l’autre ; à cause que l’une donnera de l’aliment à l’autre pour faire vivre leurs avarices. Tout de même en est-il de deux personnes luxurieuses qui vivent par ensemble, elles auront la paix aussi-longtemps qu’elles donneront l’une à l’autre des satisfactions charnelles, et vivront en amour et correspondance ; et deux personnes gloutonnes vivant par ensemble, elles s’accorderont très-bien en cherchant leurs friandises et sensualités. Comme il arrive aussi en toutes autres sortes de péchés : un larron aime un larron ; un ivrogne cherche un ivrogne, et vivent en accord et amitié. Mais toutes les amitiés et paix déplaisent grandement à Dieu ; et c’est de semblable paix que Jésus Christ dit qu’il n’est point venu pour apporter la paix en terre : parce que ces paix sont pernicieuses, quoique les hommes les estiment bonnes, et sont louées parmi même les plus spirituels à cause de leurs ignorances, et qu’ils ne remarquent pas bien les Écritures, pour savoir quelles paix sont à estimer, et aussi quelles guerres : à cause que selon la sensualité de la nature corrompue toutes sortes de paix sont amiables ; mais selon la Vérité de Dieu plusieurs paix sont damnables.

8. Ce que Jésus Christ fait assez à entendre, lorsqu’il dit d’être venu apporter le glaive, et mettre en dissension l’homme contre son Père ; et avertit que les domestiques de l’homme seront ses ennemis. Il parle en cela aux hommes qui ont choisi de suivre de Jésus Christ et mépriser le monde (comme vous avez fait) : de ceux-là dit-il qu’il est venu apporter la guerre entre ses plus proches parents, comme ferait entre le Père et l’enfant, le frère et la sœur, la femme et le mari : à cause que ces personnes ainsi résolues à suivre Jésus Christ ne peuvent servir à deux Maîtres sans être infidèles à l’un ou à l’autre ; et s’ils veulent demeurer fidèles à Dieu, ils seront assurément infidèles à leurs parents, pour ne plus les assister à gagner de l’argent, ou à prendre leurs plaisirs en ce monde. Car s’ils voulaient coopérer à ces choses, ils seraient assurément infidèles à Dieu : à cause que ce sont deux Maîtres contraires en fait, que Dieu et les personnes qui vivent selon la nature corrompue.

9. Il reste maintenant à vous, mon Ami, à choisir auquel des deux Maîtres vous voulez servir. Car si vous voulez plaire à Dieu, vous déplaisez à vos parents ; et si vous voulez plaire à vos parents, vous déplaisez assurément à Dieu : à cause que leurs volontés sont toutes contraires à la volonté de Dieu, et ne peuvent jamais s’accorder par ensemble : pour être deux contraires, comme sont le froid et le chaud, lesquels ne peuvent demeurer par ensemble à cause de leur antipathie, laquelle est toute semblable entre une personne qui veut suivre Jésus Christ et une qui veut suivre les appétits de la chair : et lorsque vous pensez suivre Jésus Christ et conserver la paix avec vos parents, ce ne sont que des amusements de Satan ; puisque vos parents ne visent qu’à la terre, et ne comprennent point les biens Éternels, lesquels sans les connaître ils ne peuvent aimer, quoique leur fassiez ou disiez : ils tâcheront plutôt à vous toujours pervertir, qu’ils ne vous écouteront pour se convertir.

10. C’est pourquoi il leur faut plutôt publier la guerre que Jésus Christ a apportée, que d’avoir la paix avec eux, laquelle n’est point de Dieu, mais seulement de la chair et du sang : vu que l’Écriture dit que la chair et le sang n’hériteront pas le Royaume des Cieux. C’est pourquoi il ne vous faut jamais plus avoir aucun scrupule de ce que vous auriez la guerre avec votre femme, ou autres de vos parents, en voulant embrasser une Vie Évangélique ; vu qu’il faut absolument leur déclarer la guerre volontairement s’ils ne veulent pas vous suivre en la bonne résolution de devenir des vrais Chrétiens. Car ils sont vos véritables ennemis aussi-longtemps qu’ils vous voudraient bien attirer à l’affection des biens de la terre, et vous faire encore travailler et négocier pour gagner de l’argent.

11. Car s’ils vous aimaient d’une vraie amitié, ils aimeraient plus le salut et la perfection de votre âme que leurs propres intérêts ou propre satisfaction ; mais la charité étant maintenant refroidie au cœur des hommes, ils n’aiment plus autre chose qu’eux-mêmes, et ne se soucient du salut ou de la damnation de leur prochain que moyennant qu’icelui leur apporte quelque avantage temporel. C’est pourquoi il vous faut toujours ressouvenir de ce que Jésus Christ a dit, qu’il n’est point venu apporter la paix en ce monde, mais la guerre entre le Père et l’enfant ; et que cette guerre s’entend entre une personne qui veut suivre la Loi Évangélique et une qui veut suivre la Loi du Monde ou sa propre volonté : à cause que ces deux sortes de personnes sont incompatibles et ne peuvent demeurer en paix par ensemble.

12. Mais les vrais Chrétiens ou enfants de Dieu doivent toujours conserver la paix par ensemble ; puisque c’est à iceux que Jésus Christ a dit : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix ; ajoutant qu’il ne la donne point comme le monde la donne. Car la paix des enfants du monde se maintient et continue par des dons et des satisfactions à la nature corrompue. Mais la paix des enfants de Dieu s’entretient de pure charité, aimant et assistant l’un l’autre pour l’amour de Dieu, et point pour quelque avantage. Pour cela dit l’Évangile qu’il ne faut point inviter les riches à son banquet, mais le pauvre duquel on ne peut attendre de rétribution : et quoique les hommes fassent le contraire ce ne peut être que par des mauvaises habitudes et faute de charité Chrétienne.

13. Je vous ai bien voulu expliquer avec qui on doit conserver la paix que Dieu a laissée aux Chrétiens, à cause que je vous ai vu souvent chanceler en doute, si vous pouvez bien en conscience rompre la paix avec votre femme ou parents lorsqu’iceux s’opposaient par beaucoup de raisons à votre bonne résolution, vous remontrant l’obligation que vous leur aviez, et le peu de raison qu’avez de les abandonner. Ce qui ne sont que des sentiments de la nature corrompue. Car si cela eût été mauvais, Jésus Christ n’eût point appelé ses Apôtres en leur disant : Quittez tout ce que vous avez, et me suivez. Car il savait bien qu’iceux avaient femmes et enfants, desquels on ne voit point qu’un seul ait suivi Jésus Christ avec leurs Pères ou une de ces femmes avec eux : mais il est à croire que les Apôtres seuls ont suivi Jésus Christ jusqu’à ce qu’ils ont été fortifiés en la charité ; et alors ils ont avec Jésus Christ conversé avec leurs femmes et enfants : puisqu’on lit que Jésus Christ guérit la belle-Mère de S. Pierre de la fièvre, et qu’elle se leva du lit pour les venir servir : et si vous aviez fait comme les Apôtres au commencement que Dieu vous appelait, je crois que vous auriez maintenant acquis tant de charité qu’elle serait capable de convertir votre femme. Mais étant demeurés tous deux vivants selon la nature corrompue, vous n’êtes capables d’assister l’un l’autre au fait de la vertu, en laquelle vous ne faites encore que tomber et vous relever.

14. Et c’est encore une grande miséricorde de Dieu que le fond de votre âme est demeuré ferme parmi tant d’orages et de tentations du Diable et des hommes qu’on estime vertueux. Car ceux-là ont plus de subtilités pour vous séduire que les méchants, lesquels vous ne voudriez pas écouter. Découvrez ces ruses et soyez sur vos gardes : ne regardez point si aucuns changent ou délaissent la vérité qu’ils ont une fois connue ; puisque cela ne vous touche que vous rendrez seulement compte de vous-même et point des autres, lesquels ne vous peuvent aussi sauver. Je pense que S. L. est venu ici et en Nordstrand pour nous épier ; et aussi longtemps qu’il a un œil fin il ne peut recevoir la Lumière du S. Esprit, et il me ferait plus agréable qu’il demeurât en son logis. Car il ne fait que du mal aux autres. Votre femme fait mal de vous reprocher que m’avez fait un mauvais rapport de son sentiment en mon regard, puisque je le sais mieux que tout ce qu’on m’en saurait dire. Je n’ai point vu d’orgueil au dehors de ses habits ; mais j’en ai vu beaucoup au fond de son cœur, et ces personnes ne se connaissent point elles-mêmes et ne veulent point aussi qu’on les découvre. Si elle aimait son salut, elle souhaiterait plutôt que je découvrisse ses fautes que de dire quelque chose à sa louange. Mais je ne lui saurais faire entendre cela en étant si loin de moi, c’est à dire, si loin de mes sentiments. Il faudrait qu’elle eût faim et soif de la justice pour les bien entendre. Mais je ne lui puis donner ce qu’elle ne cherche point d’avoir.

15. Le Livre de B. est fini ; mais les disciples de L. m’ont apprêté du nouvel ouvrage. J’aimerais mieux qu’ils reçussent la Vérité que de la contredire. Peut-être que Dieu veut découvrir leur esprit à tout le monde, et que ce n’était point assez que je les connusse. Voici une lettre de Hambourg pour Taube ; il semble qu’il cherche d’aller là demeurer, ou auprès de Labadie ; l’on voit bien que ces personnes cherchent autre chose que le Royaume des Cieux. C’est pourquoi je ne les peux assister, pour n’en avoir d’ordre de mon Maître, lequel dit que je dois donner à ceux qui ne cherchent rien que son Royaume, et point à d’autres. Je vous recommande l’Oraison continuelle, afin de demeurer ferme au milieu de tant d’orages et de tempêtes. Après la guerre viendra la véritable paix que Jésus Christ a donnée à ses disciples, laquelle je vous souhaite, en demeurant,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ,     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

Le 31 Juillet, 1673.

 

 

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VIIIe LETTRE.

 

Il ne faut que la chair et le sang nous arrêtent.

 

Lorsqu’on a pris la résolution de devenir Disciple de Jésus Christ, il la faut exécuter sans tergiverser, et sans se laisser arrêter ni par parents, ni par sa propre femme. Il ne faut rien chercher qu’à renoncer à soi-même, et s’abandonner à Dieu avec confiance.

 

Mon bon Ami,

 

JE m’étonne de voir encore, par la vôtre du 24 Avril, que me demandez des conseils, après que je vous en ai tant donné du passé sur la même chose. Je pense que le Diable apporte la confusion en votre esprit, afin que ne sachiez pas ce que vous devez faire ou laisser. Si vous avez véritablement pris la résolution de quitter le monde pour devenir disciple de Jésus Christ, vous ne devez pas tant marchander pour mettre cette résolution en effet ; puisqu’elle est très-bonne, et qu’on ne peut trop vite effectuer le bien. Vous devriez commencer à disposer toutes vos affaires à ces fins depuis le commencement de votre résolution prise, et avancer toujours jusqu’à la fin, sans jamais changer ou chanceler en rien, ni plus me demander de conseil ; puisque Jésus Christ même vous a conseillé en son Évangile de quitter toute chose et renoncer à soi-même lorsqu’on veut être son disciple.

2. Ces conseils ne changeront jamais : il reste à un chacun à savoir si on les veut suivre. Je sais bien que vous voulez les suivre et que vous avez à ces fins vendu la part de votre bateau avec résolution de tout abandonner pour suivre Jésus Christ. Mais le Diable tâche d’empêcher que ce bon propos ne s’effectue, ou de le retarder à son possible. Ce qu’il ne vous faut point écouter, ou autrement vous serez surpris des ennemis, et ne saurez sortir de leurs puissances lorsqu’ils vous y tiendront enchaîné. Le Diable se sert de l’instrument de vos parents, de votre femme, et d’autres, pour vous retarder ; à cause qu’il n’a la puissance de vous faire désister de votre bonne résolution, il retarde pour le moins de la mettre en effet : et ce retardement vous rendrait bien impuissant par après de sortir de Babylone, comme vous souhaiteriez alors. C’est pourquoi il ne vous faut point perdre de temps, mais prendre l’occasion lorsqu’icelle se présente. Si les autres sont disposés ou non, cela ne vous touche. Sauve qui peut en ce temps dangereux : et vous pouvez, si vous voulez. Il vous faut retrancher tout ce qui vous empêche, puisque Jésus Christ conseille bien d’arracher son œil ou de couper ses membres qui nous scandalisent ; et ce scandale n’est rien d’autre que d’empêcher ou retarder que nous arrivions à la Perfection Chrétienne.

3. Tous ces empêchements doivent être retranchés absolument ; et si vos parents ou votre femme vous retardent, quittez-les, et vous serez bien ; point parce que je vous le conseille, mais parce que Jésus Christ vous l’a conseillé, et dit que celui qui aime son Père, sa Mère, sa femme, ou ses enfants plus que lui, qu’il n’est point digne de lui. Et si vous retardez de suivre Jésus Christ pour complaire à votre femme, vous aimeriez plus elle que lui, et vous vous rendriez indigne de lui. Ce que ne devez jamais faire. Car encore qu’il est bien souhaitable qu’elle vous accompagnât au service de Dieu, si n’est-il pas conseillable que lui tiendriez compagnie lorsqu’elle vous en veut retirer, comme elle fait assurément, en vous tenant auprès d’elle en l’amitié de vos parents, lesquels s’opposent de tout leur possible à l’Esprit de Dieu et à la perfection Évangélique, qu’ils rejettent comme une chose mauvaise, aimant mieux de vous voir appliqué à gagner de l’argent qu’à suivre la bassesse de Jésus Christ. C’est pourquoi il ne vous les faut point écouter, mais prendre soin de votre propre âme, et laisser les autres soigner la leur.

4. Le lien de mariage ne vous oblige point jusques là que de quitter la perfection de votre âme pour demeurer avec votre femme. Car si elle a soin de son salut, elle vous suivra bien en la perfection Chrétienne là où vous irez ; et si elle n’a point ce soin, il vaut mieux qu’elle périsse seule que vous avec elle. Car c’est maintenant que l’Écriture dit que deux tournant à un moulin, l’un sera pris et l’autre délaissé ; deux couchant sur un même lit, l’un sera pris et l’autre laissé. Ne feriez-vous pas mieux de vous laisser prendre que d’être délaissé sur un même lit avec votre femme, après qu’avez fait toute sorte de devoirs pour l’attirer à Dieu, et qu’elle veut demeurer attachée à sa chair et à ses parents, puisque l’Écriture dit que la chair et le sang n’hériteront point le Royaume des Cieux ? Faites là dedans ce que vous voudrez, et ne demandez point de conseil en ce que Jésus Christ même vous conseille. Car si vous faisiez quelque-chose de bon pour me satisfaire seulement, votre bien cesserait lorsque je ne serais plus avec vous ; et il faut que vos bienfaits durent à toujours, et partant doivent être établis sur les conseils de Jésus Christ seulement, et aidés et secondés des miens.

5. Je m’étonne que S. P. vient auprès de moi avec les deux enfants ; puisque je ne le saurais recevoir en notre communauté, à cause que je ne le trouve pas assez dégagé, et qu’il cherche encore autre chose que Dieu. Car lorsqu’il était auprès de moi, il cherchait quelqu’un pour payer ses dettes, et lorsqu’il a été déchargé d’icelles dettes, il a cherché une femme pour épouser : ce qui est bien loin de chercher à renoncer à soi-même, et d’embrasser la croix pour suivre Jésus Christ. Au reste, il peut aussi bien demeurer en Holstein qu’ailleurs, et avoir quelquefois notre conversation : peut-être qu’il changera à l’avenir, si les autres sont irrésolus, c’est pour leur compte : je ne les saurais aider lorsqu’ils ne se veulent point abandonner tout à Dieu. Je suis bien-aise que H. T. vient avec sa femme et son fils. C’est celui qui me plaît le mieux de tous les Frisons. Car il m’a écrit, sans me connaître ni avoir jamais vue, qu’il vendrait tout ce qu’il avait dans le monde et m’apporterait l’argent pour demeurer où je serais, et me suivrait partout où je voudrais aller, bien que ce ferait en Jérusalem ; et je n’ai point encore vu une telle résolution en pas un de vos amis. Car l’un est en soin de quoi il vivra, et l’autre de ce qu’il fera. Mais s’ils étaient du tout abandonnés à Dieu, ils ne doivent plus penser à toutes ces choses ; puisque le Seigneur auquel ils veulent servir les pourvoira assez, vu qu’il pourvoit bien aux oiseaux du Ciel. Mais faute de Foi et de confiance en Dieu, les hommes ont beaucoup de soins et calculs inutiles : ils feraient mieux de chercher le Royaume des Cieux selon l’avis de Jésus Christ, et le reste leur serait donné. Ce à quoi manquant, le reste leur manque aussi pour l’ordinaire, faute de Foi et de confiance en Dieu. Ce que je prie qu’il augmente en vous, en demeurant votre bien affectionnée en Jésus Christ.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De proche le Château de

Gottorp le 12 Mai 1672.

 

 

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IXe LETTRE.

 

Retirez-vous du monde et ne cherchez que Dieu

 

Il faut, pour devenir Chrétien, être retiré, recueilli, dégagé de foi et de ses parents, chercher Dieu, et faire le tout avec franche et libre volonté.

 

Mon Enfant,

 

J’Ai vu, par la vôtre du 9 Février écrite à Notre Frère Tiellens, que la fille à qui avez parlé est de très-bonne volonté pour servir Dieu et se retirer du monde ; et que pour cela elle désire de me venir servir : ce que j’accepterais volontiers si je savais sa persévérance : mais à cause qu’elle est jeune et n’a point encore surmonté nos communs ennemis, le Diable, le monde, et la chair, je crains qu’elle aura des combats à se tenir si recueillie comme nous vivons ici par ensemble, sans converser avec personne, en ne sortant du logis que par nécessité. Je ne sais aussi si elle aura bien la force d’embrasser une Vie Évangélique en renonçant à elle-même pour se soumettre entièrement à Dieu et vivre en la pauvreté d’esprit.

2. Il me plaît fort qu’elle ne me veut pas venir servir pour gagner de l’argent, parce que je ne prendrais personne à ce prix. Ceux qui cherchent de gagner de l’argent ne cherchent point le Royaume des Cieux ; mais ceux qui cherchent ce Royaume doivent bien être assurés qu’il ne leur manquera point leur nécessité, puisque Dieu a promis de leur donner ce reste. Cette fille ne doit donc rien craindre si elle vient auprès de moi pour chercher le Royaume des Cieux : car j’aurais soin de son âme et de son corps comme j’aurais soin de mon propre enfant. Mais si elle cherche autre chose, elle ne serait point bien auprès de moi : parce que je ne sais endurer les personnes qui cherchent leurs propres intérêts, leurs propres gloires, ou propres commodités. Il faudrait que je reprisse toujours ces vices, et que je les renvoyasse si elles ne les voulaient amender. C’est pourquoi il est bon de les avertir auparavant, afin qu’elles prennent leurs mesures à l’avenant : et si elles ne sont point résolues à cela, qu’elles ne prennent point la peine de venir auprès de moi, puisqu’elles n’y pourraient persévérer.

3. Sur ce que vous mandez, que l’Oncle de ladite fille l’a demandée pour aller à Leipzig, cela est assurément un coup du Diable, qui aperçoit sa bonne volonté de servir Dieu. Il tâche de la détourner par ce moyen : il ne faut point qu’elle se persuade que sa tante lui permettrait qu’elle vienne auprès de moi si elle la tenait audit Leipzig, encore bien qu’elle soit une femme pieuse (comme la fille croit). Car ces personnes qui semblent dévotes ne connaissent point ce que c’est de la vraie Vertu ; et elle aimerait mieux de pourvoir sa nièce en un bon service pour gagner de l’argent et complaire au monde que pour servir les serviteurs de Dieu pour gagner l’Éternité bienheureuse.

4. C’est pourquoi je ne saurais nullement trouver à propos qu’elle fît ce voyage pour aller à Leipzig chez ledit oncle. Car cela est trop dangereux pour donner entrée au Diable, et la divertir de son bon propos. Elle n’est point obligée d’obéir à son oncle en ce cas, si elle a volonté de suivre Jésus Christ, lequel a enseigné de quitter Père et Mère et toute chose si on veut être son disciple. Il faut que cette fille s’avise ce qu’elle veut faire : si elle veut servir au monde, elle doit obéir à ses parents ; mais si elle veut servir à Dieu, elle les doit abandonner, sans leur vouloir complaire au préjudice de la perfection de son âme. Dieu aura bien soin de ses sœurs encore bien qu’elle quitterait son Oncle pour suivre Jésus Christ : puis qu’il la meut à cela, nuls égards humains ne la doivent retenir.

5. Mais elle est libre ; et Dieu ne force personne. Il faut que cela vienne de sa libre volonté, et qu’elle juge ce qui lui sera le meilleur pour le salut de son âme ; et vous avez très-bien fait de la conseiller à se bien recommander à Dieu. Si elle entend bien sa voix, il ne lui conseillera point d’aller à Leipzig. Voilà mon sentiment, lequel vous lui pourrez déclarer, et lui dire, si elle cherche véritablement Dieu, qu’elle le trouvera auprès de moi, et que je l’aiderai à mon possible : mais si elle cherche autre chose que Lui, elle doit demeurer au monde et ne me point chercher. Ce que je laisse en la libre Volonté d’un chacun, demeurant cependant,

 

Votre bien affectionnée en J. C.      

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De proche le Château de Gottorp

en Holstein le 22 Février 1672.

 

 

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Xe LETTRE.

 

Fuyez hors de Babel tout dégagé et libre.

 

Il faut abandonner le monde si l’on en est dégagé. Il faut être désintéressé pour devenir Chrétien et avoir tout en commun. Les fléaux commencés auront quelque surséance pour donner temps aux bons de fuir ; mais ils recommenceront de nouveau, sans cesser jusqu’à ce que tout le mal soit exterminé.

 

Mon Bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre du 30 de Mars de cet an, par laquelle j’entends que Dieu vous a donné quelques lumières divines pour opérer votre salut, suivre Jésus Christ, et mépriser le monde. Ce qui est une grande faveur du Ciel, à laquelle vous devez demeurer fidèle si vous voulez être éternellement bienheureux ; et ce vous doit être aussi une grande consolation que votre femme est dans la même volonté de servir Dieu, voire désire à ces fins avec vous de quitter votre pays pour être délivré des embarras et difficultés des affaires du monde. Ce sont tous bons désirs : car il est maintenant presque impossible d’avoir à démêler avec les hommes sans fouiller sa conscience par ses propres péchés ou par ceux des autres ; en sorte que la voie et le chemin de salut le plus assuré est de se retirer hors du monde et de sortir hors de cette Babylone de confusion, de malice, et péchés ; à cause desquels maux Dieu envoie maintenant ses fléaux de guerres sur les hommes ; lesquels ne cesseront jusqu’à ce que tous ces maux soient exterminés, mais iront peu à peu consumant les hommes, comme les pluies ont submergé iceux au temps de Noé.

2. Bienheureux seront ceux qui se convertiront en temps, en quittant les vanités du monde pour se tourner vers Dieu ! Ceux-là seront peut-être délivrés des maux temporels, et assurément des maux éternels. Ce qui est bien le principal. Mais pour ce que m’écrivez de quitter votre pays pour venir demeurer en Holstein, je ne sais absolument que conseiller, pour ne pas connaître à quel degré de dégagement des affections terrestres vous êtes arrivé avec votre femme. Car si vous étiez tous deux abandonnés au régime de Dieu, et absolument résolus de suivre Jésus Christ pour être son disciple, il est très-certain que vous feriez très-bien de quitter votre pays et venir demeurer en Holstein : puisque Dieu vous attire à soi par le moyen de mes écrits, il vous en faut lire davantage afin d’être de plus illuminé et confirmé en votre bonne résolution. Car j’écris toujours davantage ; et ceux qui sont auprès de moi sont sitôt participants des nouvelles lumières que Dieu envoie maintenant aux hommes, et entendent aussi les paroles que Dieu me fait dire pour leur perfection.

3. Voilà l’utilité spirituelle qu’il y a d’être auprès de moi, avec cet avantage que les cœurs des hommes se dégagent beaucoup plus des choses terrestres et de ce qui regarde la chair et le sang en pays étrangers qu’ils ne font dans leurs patries auprès de leurs parents sanguins. Car tout ce qui est de la chair n’est point de l’esprit, et aussi il est écrit que la chair et le sang n’hériteront point le Royaume des Cieux. C’est pourquoi il vaut mieux s’en dégager que d’y demeurer attaché : et de quitter son pays, c’est un bon moyen pour arriver à ce dégagement. C’est pourquoi je ne peux trouver mauvais que vous l’abandonneriez avec votre femme et enfants pour venir en Holstein, pour le regard de vos biens spirituels.

4. Mais pour vos avantages temporels, je ne sais si vous les cherchez encore : et en ce cas, vous ne trouverez peut-être pas tant à gagner en Holstein qu’en Friesland ; vu qu’il y a ici moins de personnes riches que là ; mais il y a cet avantage que le tout y est à très-bon marché ; au regard de la provision de bouche, le pain est à très-bon marché, etc. En sorte qu’on peut ici vivre avec peu de chose lorsqu’on ménage bien, et qu’on se veut contenter de la simple nécessité, comme tous vrais Chrétiens doivent faire. Car celui qui cherche ses aises ou ses avantages, cherche autre chose que le Royaume des Cieux, et n’est point encore mort à la corruption de son vieux Père Adam.

5. Et je ne peux aussi recevoir de semblables personnes pour mes enfants. Car tous ceux qui se veulent lier en la compagnie des Chrétiens doivent être entièrement désintéressés, pour ne plus rien chercher qui leur serait propre ; mais se contenter de la seule nécessité, sans souhaiter davantage par effet. Car il y en a plusieurs qui disent de ne rien chercher que cette nécessité, pendant qu’ils la font monter si haut qu’on ne les sait contenter : ils voudraient bien être assurés que rien ne leur manquera, afin de vivre à l’aise en peu faisant. Mais cela n’est point là une disposition pour devenir vrai Chrétien, mais plutôt un amour propre et soin d’eux-mêmes. Ce qui ne peut être agréable à Dieu, ni aussi l’obliger à pourvoir aux nécessités de ceux qui s’étudient à se bien pourvoir eux-mêmes. Mais je ne crois point que Dieu ait jamais laissé un juste en besoin lors qu’icelui a fait son mieux pour vivre sobrement : et je ne crois point aussi que Dieu vous laisserait avoir nécessité de quelque chose lorsque le voudriez servir fidèlement ; et je serais aussi obligée de vous assister en votre besoin en semblable cas.

6. Mais je ne veux rien promettre à personne ; puisque j’ai tout donné à Dieu ce que je possède, comme ont aussi fait mes associés, pour être employée à sa gloire et selon sa volonté sainte, et à rien d’autre. C’est pourquoi nous n’en pouvons plus maintenant disposer à d’autre fin ; et si vous êtes un disciple de Jésus Christ, vous êtes notre Frère en lui, et tout ce que vous avez est nôtre ; et tout ce que nous avons est votre. Mais nous n’avons encore ni l’un ni l’autre cette expérience ; et il faut que le temps nous l’apprenne.

7. Si cependant vous êtes désireux de venir en Holstein, Fredrikstad vous serait bien le lieu le plus propre, et ce n’est que trois heures de Husum. Il faudrait prendre avec vous tout ce que vous pourrez amener. Car je crains que tout ce que vous y laisserez sera perdu. Ces guerres ne sont point commencées pour finir sitôt, quoique j’espère qu’il y aura bien quelque peu de temps de surséance, durant laquelle vous pourrez peut-être faire mieux vos affaires et vendre vos biens : ce qui serait conseillable. Car après cette trêve, il est à craindre qu’il viendra une plus cruelle guerre : vu que nous sommes arrivés ès derniers temps, auxquels l’un des fléaux doit suivre l’autre ; et lorsque l’on pensera que la paix est faite, ce sera la préparation à des plus grandes guerres.

8. C’est pourquoi il vous faut être bien prudent, et tâcher d’entrer dans l’arche avant que le déluge arrive, sans vous amuser aux discours des hommes ; puisque Jésus Christ dit que lorsqu’ils diront paix et assurance, que leurs malheurs sont proches. Fuyez en temps, mais fuyez prudemment, et faites tout ce que pourrez pour mettre bon ordre en vos affaires. Car les choses iront de mal en pire ; et celui qui ne voudra point perdre un peu, sera en après contraint de perdre le tout. Voilà tout ce que j’ai à répondre, et finis avec mes recommandations à vous et à votre femme, en demeurant

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ,     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

À Husum le 12 Avril 1673.

 

 

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XIe LETTRE.

 

La vie la meilleure est libre et dégagée.

 

Le dégagement de toutes affaires mondaines ; la vie retirée, petite, et champêtre ; la seule recherche des choses d’enhaut sont propres à ceux qui veulent de venir Chrétiens : sans quoi on n’a qu’une suite nuisible de murmurateurs et d’inconstants.

 

Mon Bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre, par laquelle vous me demandez conseil touchant vos procès et affaires temporelles : à quoi je ne sais que conseiller, pour ne point savoir à quel point de dégagement est venue votre âme. Car si elle était si avant que de ne plus vouloir chercher les choses qui sont sur la terre, mais celles qui sont d’enhaut, comme l’Apôtre conseille aux personnes régénérées, je vous conseillerais aussi de céder de votre droit aux parties qui vous le veulent ôter : puisque le mal est maintenant si puissant qu’on n’y peut plus résister ; et que la plupart des procès ne se jugent point à ceux qui ont le droit, tant par la corruption des Juges que l’infidélité des Procureurs et Avocats, et la malice ou faux donner-à-entendre des parties. En sorte que selon le temporel même il ne faut attendre nuls avantages des procès ; outre qu’iceux traînent avec eux grand nombre de péchés qui souillent les âmes des hommes. Je sais toutes ces choses par expérience ; et ai vu le plus grand droit condamné, et les plus grandes fraudes maintenues et justifiées : à cause que l’iniquité a maintenant le dessus par toute la terre.

2. Mais si vous aviez absolument résolu de devenir un vrai Chrétien, je vous conseillerais d’abandonner entièrement le monde et vous retirer aux champs, pour vivre de ce que Dieu vous y donnera. La nécessité ne peut manquer à une personne qui se veut contenter et vivre Chrétiennement. Car l’on peut avoir au champ quelque peu de terres pour y avoir ses grains, un jardin pour des légumes et potages, et des bêtes pour avoir la chair, le beurre et fromage, œufs et autres choses, sans rien acheter ni avoir à démêler avec personne, en n’entreprenant pas plus qu’on a de besoin pour l’entretien de sa famille : et il me semble que ce genre de vie est le meilleur qu’un Chrétien puisse choisir au temps dangereux de maintenant, et la vie plus conforme à ce que Dieu a commandé à l’homme après son péché, à savoir, qu’à la sueur de son visage il gagnera sa vie. Pour moi, je me suis résolue de me retirer aux champs, et là vivre retirée des hommes, avec lesquels on ne sait plus converser sans souiller son âme par nos propres péchés ou par la coopération aux péchés des autres : et comme celui qui aime le péril périt en icelui, ainsi aussi celui qui fuit l’occasion du péché évite facilement le péché.

3. J’ai vu ici aucuns amis de Frise qui ont un peu voulu négocier ou travailler sous prétexte qu’il faut avoir quelque chose pour vivre. Mais sitôt qu’ils se sont engagés dans leurs emplois, la convoitise s’est accrue en leurs cœurs, et ont commencé à désirer davantage et aimer le plus grand gagnage : en sorte qu’ils font ici ce qu’ils faisaient en leurs pays, ayant repris, comme font les chiens, ce qu’ils avaient une fois vomi. En quoi je les plains grandement, sans les pouvoir aider. Car il n’y peut avoir de correspondance avec des personnes qui cherchent encore des biens qui sont sur la terre ; puisque celles-là ne suivent pas Jésus Christ et ne sont des vrais Chrétiens, en préférant un peu d’aise ou de commodités passagères à des biens Éternels.

4. Car je suis une Pèlerine qui voyage vers l’Éternité, et ne peux accompagner ceux qui voyagent vers la terre. Il faut que je les laisse aller où ils veulent, et que je poursuive mon chemin, bien que je serais toute seule sur la terre. Mais si vous voulez et aucuns autres m’accompagner, je veux bien avoir votre conversation et compagnie : car je connais bien le chemin, et le peux enseigner à ceux qui le veulent suivre : mais il ne m’est point permis de chercher personne : ceux qui me veulent avoir me doivent suivre, et moi point eux ; vu qu’ils sont tous fourvoyés de la droite voie ; et tant plus ils avanceront en leurs chemins, de tant plus ils s’éloigneront de Dieu.

5. Pour moi, je ne connais qu’un seul chemin assuré de salut, qui est la voie Évangélique, dans laquelle Jésus Christ a marché le premier pour nous donner exemple. Ceux qui ne veulent pas tendre à cela n’ont que faire auprès de moi. Car je ne les souffrirais point volontiers. J’aime beaucoup mieux qu’ils en demeurent éloignés que de m’approcher sans profit. Car tous ceux qui ont suivi Jésus Christ corporellement n’ont point été sauvés ; mais seulement ceux qui ont suivi sa doctrine et son esprit. Ainsi arrivera-t-il maintenant à ceux qui me veulent suivre ; et il leur profitera peu qu’ils soient au lieu où je suis s’ils n’embrassent la même doctrine que Dieu m’a enseignée et Jésus Christ pratiquée et laissée aux Chrétiens en son Évangile.

6. Si vous tendez à cela, vous me serez le bienvenu. Mais si vous tendez à autre chose, peut-être que vous me reprocheriez, comme font maintenant aucuns de votre quartier qui ont quitté quelques avantages temporels pour me suivre : ce que personne n’a besoin de faire pour moi ; puisque je ne demande rien de personne, et n’ai aucune prétention sur la terre. Mais un chacun le doit estimer heureux d’employer tout ce qu’il a au service de Dieu. Car cela est amasser des trésors où la rouille ne gâte et où les larrons ne dérobent. Car quel meilleur emploi peut-on faire de son bien que de l’employer à chercher Dieu et les moyens pour le trouver ? Il me semble qu’on devrait bien employer tout ce qu’on a dans le monde pour un sujet si méritoire, au lieu de plaindre d’avoir reçu quelque intérêt temporel pour m’avoir suivi ; comme font ceux qui sont déchus de la Vérité, et ne regardent plus qu’à la terre. Je serais marrie de vous voir ainsi regarder en arrière après avoir connu la vérité ; et j’aimerais mieux ne vous pas voir qu’après vous avoir vu vous voir retourner au monde.

7. Partant, prenez de bonnes et fermes résolutions ; et ne regardez plus en arrière après avoir mis la main à la charrue, craignant qu’il ne vous arrive comme à la femme de Lot, de tant plus que l’inconstance est une qualité du Diable, laquelle est mauvaise en toute chose. Ne vous laissez point aussi amuser pour les bagatelles de ce monde : vendez tout ce dont vous n’avez pas de besoin, et Dieu vous pourvoira si voulez véritablement le servir. Mettez toutes vos confiances en lui, et il ne vous manquera jamais. L’on ne doit rien céder aux injustes avaricieux ; mais où que la force règne, le droit n’a lieu : de tant plus que l’Évangile enseigne de donner notre robe à celui qui ôte notre manteau. Car si voulez attendre la vuisange de vos procès ou autres difficultés pour quitter le monde, le Diable vous en donnerait bien tous les jours de votre vie ; et lorsqu’une difficulté serait passée, il en susciterait sitôt une autre, afin de vous amuser et empêcher la perfection de votre âme. Mais rompez tous ces liens, et venez lorsque l’hiver sera passé et que la saison est bonne ; et vous trouverez une Mère qui aura soin de votre âme en bien faisant. Mes recommandations à votre femme, priant Dieu qu’il la renforce. Je demeure

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

29 Novemb. 1873

 

 

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XIIe LETTRE.

 

On se doit préparer pour Sion la nouvelle.

 

Le dessein de quitter le monde pour devenir disciple de Jésus Christ, comme les Chrétiens de la primitive Église, vient de Dieu, qui ne changera la Loi Évangélique. Mais il faut faire la guerre à la nature corrompue pour s’y préparer. Ce que les hommes ne faisant, Dieu retarde à les assembler dans la Jérusalem et la Sion mystique, dont les pierres doivent se préparer premièrement par se soumettre aux remontrances de Dieu. Ce que c’est que la Résurrection.

 

Mon bon Ami,

 

JE me fuis réjouie de voir, par la vôtre du mois d’Octobre de l’an 1671, que vous avez le désir d’abandonner le monde pour devenir Disciple de Jésus Christ. Ce ne peut être la chair et le sang qui vous enseigne ces choses : parce que la Nature corrompue ne peut avoir là-dedans de l’avantage ; il faut que cela vienne d’une lumière surnaturelle, que Dieu vous a départie. Soyez-lui fidèle, et cheminez pendant qu’elle dure, craignant que les ténèbres ne vous surprennent, et que vous ne sachiez alors où vous marcheriez. Ce vous doit être aussi une grande consolation que votre femme est de ce même sentiment, et veut aussi bien que vous suivre Jésus Christ avec votre fils. Tenez pour certain que cela vient de l’Esprit de Dieu ; à cause qu’il est fondé sur l’Évangile, lequel enseigne à tous vrais Chrétiens de renoncer à tout ce qu’on possède pour suivre Jésus Christ, et que nous savons que cela était mis en pratique en la primitive Église, où personne n’était reçu dans le Christianisme que ceux qui apportaient aux pieds des Apôtres tout ce qu’ils possédaient.

2. Et cette Loi ne doit point maintenant être changée ; puisque la doctrine de Jésus Christ est la dernière Loi que Dieu donnera aux hommes. Il n’en faut plus attendre d’autre. Ce que Jésus Christ déclare assez lorsqu’il dit qu’il est venu à la dernière heure. C’est pourquoi les hommes se trompent en croyant que les Chrétiens de maintenant ne doivent plus faire ce que les Chrétiens faisaient alors ; parce qu’il n’y a rien de changé en la Doctrine Évangélique, et ne changera jamais ; puisqu’elle est la dernière Loi que Dieu envoyera aux hommes. Si iceux ont pris maintenant une autre méthode pour devenir Chrétiens, c’est leur relâchement et l’aveuglement d’esprit qui les environne, en se faisant appeler des Chrétiens sans qu’ils veuillent observer les Conseils Évangéliques ; et suivent ainsi l’un l’autre à l’aveugle dans ces obscures ténèbres èsquelles ils vivent à présent. J’espère pourtant que Dieu éclairera les âmes de par sa lumière, comme il a fait la vôtre, puisqu’icelle est maintenant née en ténèbres.

3. Vous me demandez conseil de quitter votre maison et vendre vos autres biens pour venir auprès de moi avec votre famille, et dites que vous vous contenterez de vivre pauvrement, en me suivant par tout, bien que ce serait au désert. Votre zèle est très-bon là-dedans, et ne peut être qu’agréable à Dieu : parce que cela ne se pourrait faire qu’avec un grand dégagement. Mais sachez auparavant que vous trouveriez de la difficulté à demeurer auprès de moi ; parce que je ne cède rien à la nature, mais la contredis en tout ce qu’il est possible : et partant les personnes qui vivent encore selon leurs affections naturelles seront par moi contredites en plusieurs choses ; parce que je ne veux point faire la guerre à icelle nature en ma personne seulement, mais aussi en toutes les autres personnes que j’aime : à cause que je sais que cette nature est corrompue et engendre la mort à nos âmes si elle n’est corrigée et surmontée. C’est pourquoi je contredis volontiers à toutes les inclinations de cette nature corrompue. Ce que peu de personnes savent supporter : à cause qu’un chacun aime sa propre volonté et ne croit point de malfaire en la suivant ; mais moi je trouve du mal en tout ce que fait cette propre volonté, et le corrige souvent en ceux qui sont auprès de moi, lorsqu’ils le veulent bien endurer.

4. Car autrement ils n’ont que faire auprès de moi, et moi encore moins auprès d’eux ; puisque rien ne m’est plus agréable que la solitude, et que tous les hommes en général me servent d’empêchement : et je ne cherche personne, mais me veux bien employer à assister la perfection de leurs âmes lorsqu’ils la cherchent par mon moyen : et s’il vous semble que je vous puisse assister en cela, je le veux bien faire ; mais je n’ai encore la commodité de vous avoir avec votre famille auprès de moi ; parce que je n’ai qu’un quartier de logis, comme une passagère ; et si Dieu me donne plus grande commodité, je recevrai volontiers toutes les personnes qui ont volonté de suivre Jésus Christ. Ce que je ne peux encore faire à présent, pour n’avoir aucune commodité à la main.

5. Il semble que Dieu retarde le succès de mes affaires parce que les cœurs des hommes ne sont point encore assez disposés pour embrasser la perfection qu’il demande d’eux. Car autrement il préparerait assurément une ruche ; puisque plusieurs comme des abeilles commencent à voltiger pour sortir hors du monde corrompu ; mais n’ont point encore assez fait de provision d’huile de charité pour passer l’hiver de tribulation, auquel les enfants de Dieu doivent être disposés si Dieu les veut par là éprouver.

6. Vous dites, par la vôtre, que voulez bien vivre pauvrement en me suivant, encore que ce ferait au désert : et si j’avais l’occasion bonne, je voudrais bien faire épreuve de cela et voir si vous seriez bien comme vous dites : et cela me serait grande consolation. Mais puisque ne me pouvez approcher de si près, et que vous voyez bien la corruption des hommes, souffrez-les en pénitence, jusqu’à ce que Dieu vous en délivre. Car il ne faut point sortir trop matin ; mais nous laisser conduire en toute chose par l’Esprit de Dieu là où il voudra, et quand il lui plaira. Ne quittez point encore vos biens et maison par effet ; mais quittez-les absolument d’affection, jusqu’à ce que Dieu nous montre ce que ferons de nos biens, et à quoi nous les devons employer pour sa gloire : car de les donner aux pauvres de maintenant, ils s’en serviraient à offenser Dieu plutôt qu’à le glorifier : et partant il vaut mieux que ceux qui ont la volonté de les employer à sa gloire les retiennent que de les laisser au pouvoir des méchants. Si je pars d’ici, je vous le ferai savoir selon votre souhait. Car je ne sais pas encore assurément là où je dois aller ; mais j’entends journellement ce que Dieu veut que je fasse. En sorte que je peux bien dire, comme faisait David, que Dieu m’est tous les jours nouveau. Ce n’est point que Dieu change ou se renouvelle ; mais qu’il me fait voir tous les jours de nouveau sa volonté ; et cela me suffit, sans m’informer davantage pour savoir ce qui arrivera à l’avenir. Ce m’est assez d’être fidèle à la lumière présente, et être disposée à l’être aussi à celle qu’il me départira à l’avenir.

7. Vous dites que les amis de Dieu iront en Jérusalem selon les termes de l’Écriture, puisque les anciens Prophètes parlent précisément de Jérusalem et de la montagne de Sion. Mais ces mots ont un sens mystique, et Jérusalem signifie la maison de Dieu, et Sion signifie son Épouse, qui est les âmes de ses fidèles : si bien que nous serons en Jérusalem lorsque nous serons unis par ensemble en la volonté de Dieu, et il habitera lors en nous, et il fera sa demeure chez nous ; et partant nous serons sa maison et sa nouvelle Jérusalem : et lorsque nous aurons quitté les affections basses des choses de la terre, nous serons montés à la montagne de Sion des affections des choses éternelles. C’est pourquoi l’Écriture appelle précisément l’assemblée des personnes saintes du nom de Sion et de la Jérusalem. Car si vous le remarquez bien, vous trouverez qu’elle parle d’une Nouvelle Jérusalem Céleste, et point des pierres matérielles de la ville de Jérusalem, ni du sablon de la Montagne de Sion. Mais toutefois si ces lieux étaient plus propres pour la conservation des amis de Dieu, sans doute qu’il nous y conduirait bien en son temps.

8. Laissons tout cela à sa seule disposition, et préparons cependant nos âmes à être employées à cette Nouvelle Jérusalem céleste, et à cette maison de Dieu, dont le Temple de Salomon a été la figure : il a fait si bien agencer toutes les pierres de cet édifice, qu’on dit qu’il n’a point fallu donner un coup de marteau pour l’édifier : et il semble que Dieu veut maintenant faire de même. Car il commence à couper et retrancher plusieurs âmes en divers quartiers des affections de la terre ; et leur donne le désir de se polir et agencer en la vertu ; afin d’être trouvées propres à être appliquées à son édifice céleste ; lequel ne sera fait de mains d’hommes. Plusieurs désirent de venir auprès de moi ; et si Dieu me donne Nordstrand, je penserai que ce sera le lieu où ces âmes seront coupées et polies au gré de leur Seigneur. Car je ne sais souffrir d’impureté, d’injustice, ni aucune chose qui déplaît à Dieu ; et me trouve toujours obligée de frapper et couper tout ce qui est désagréable à Dieu.

9. C’est pourquoi je vous ai dit au commencement que je crains que vous aurez de la difficulté à demeurer avec moi, et aussi votre femme et votre fils. Car je reprends toujours le mal, et enseigne à tendre à la plus grande perfection ; et ceux qui ne sont point disposés à cela n’ont que faire à venir auprès de moi : parce qu’ils n’y sauront demeurer ; vu qu’il me faut suivre la perfection que Dieu m’a enseignée ; et ceux qui veulent faire autrement me serviraient d’empêchement. C’est pourquoi il vaut mieux qu’ils demeurent éloignés que de m’approcher pour me contredire en la voie que Dieu me conduit. Car je la veux suivre jusqu’à la mort ; et ne la changerai pour personne : je dis ceci parce que j’ai déjà expérimenté qu’aucunes personnes voulant demeurer avec moi ne voulaient cependant soumettre leurs volontés à l’Esprit qui me régit, mais plutôt tâchaient de me faire suivre l’esprit de leurs inclinations propres, et me voulaient même vaincre par des raisons humaines, en disant que leurs façons étaient meilleures que la mienne : mais ç’a été en vain. J’ai mieux aimé de les renvoyer pour suivre leurs propres volontés à eux-mêmes que de tolérer qu’ils la suivissent sous ma puissance : parce que je sais que notre Propre volonté a été corrompue par le péché et engendre encore toute sorte de péchés lorsqu’on la suit : et comme je sais qu’on peut pécher en autrui en neuf manières, je veux aussi bien éviter ces sortes de péchés en autrui comme en moi-même, afin de garder mon âme sans péché, puisqu’elle ne plairait autrement à son Dieu, et que rien de souillé n’entrera au Royaume des Cieux.

10. Et pour l’explication que me mandez de la lettre aux Corinthiens chap. 15, cela serait trop long à déduire en particulier. Mais je crois que vous trouverez bien entre mes écrits imprimés, et aussi en ceux encore à imprimer, quelque sentiment que je porte de cette résurrection mentionnée en cette première aux Corinthiens. Car j’ai fait un traité particulier du Renouvellement de la terre, lequel n’est encore imprimé par l’indisposition des hommes, qui s’en rendent indignes ; dans lequel j’ai rapporté comment a été l’homme à sa création, et dit qu’il avait un corps immortel, agile, subtil, et transparent, plus clair que le Soleil, et plus transparent que le Diamant, avec beaucoup d’autres particularités ; et je crois que les mêmes corps des âmes bienheureuses retourneront au même être où ils ont été premièrement créés de Dieu ; parce que nulles de ses œuvres ne peuvent jamais périr. Il a créé l’homme pour prendre ses délices avec lui, et ne se pourrait plaire avec un corps puant, tel que ceux que nous voyons maintenant en tous les hommes, lesquels sont devenus par le péché laids, pesants, grossiers et mortels. En sorte qu’il faut que tout ce que le péché a apporté à l’homme soit ôté et qu’il soit remis en l’état premier auquel Dieu l’avait créé. Et cela est la Résurrection des Morts, et n’y en aura point d’autre. Car ce qui est pourri restera en pourriture ; et ne serait point souhaitable que cette chair pesante revécût. Pour moi, j’en suis si lasse que je ne voudrais point souhaiter la résurrection de la mienne. Mais les hommes n’entendent point le sens des Écritures, et jugent sinistrement de toute chose, selon leurs sottes imaginations. Laissez cela reposer jusqu’à ce que Dieu vous éclaire davantage. Le sens que vous en avez est bon, mais point encore entier : tâchez plus à purifier votre âme qu’à savoir les mystères cachés ; parce que Dieu vous les découvrira à mesure qu’en aurez de besoin pour la perfection de votre âme. Ce que vous assure celle qui vous aime en Dieu,

 

D’Holstein de proche le Chateau de

Gottorp le 20 Janvier. 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

 

 

 

 

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LES

 

PIERRES

 

De la

 

NOUVELLE JÉRUSALEM.

 

 

 

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S E C O N D E    P A R T I E.

 

Où l’on voit les préparations et Dispositions Particulières, tant intérieures qu’extérieures, qu’il faut avoir pour devenir vrai Chrétien et propre à l’édifice de Dieu.

 

 

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XIIIe LETTRE.

 

Qu’on soit bon, recueilli, dégagé et soumis.

 

Charité, recueillement, dégagement, et soumission à l’Esprit de Dieu, sont choses requises aux Enfants de Dieu.

 

Mon Cher Enfant,

 

JE crois qu’avez encore des marchandises. Tâchez de les vendre si pouvez, et ce qui restera nous servira bien. Car je crains qu’à l’avenir plusieurs gens de bien seront obligés de fuir sans rien emporter, et qu’aurons besoin de les vêtir et alimenter. Vous dites d’être las à Amsterdam, et que n’y sauriez plus demeurer ; ce que je crois assurément : car lorsqu’on a tant soit peu goûté ce que c’est du repos intérieur, on ne se peut plus plaire dans le tintamarre du monde, lequel nous semble comme un Enfer de confusion. Car en effet il vaut mieux un recueillement d’esprit en sa cellule que le sceptre ou le palais d’un Roi. C’est pourquoi vous êtes heureux d’avoir pris cette résolution d’embrasser la Vie Évangélique, et que Dieu vous a donné la liberté de ce faire, où tant d’autres personnes de bonne volonté sont enfilacées dans des liens de mariage, ou de familles et négoces qui les empêchent grandement, comme cela sera aussi à nos Amis de Hambourg ; mais j’espère qu’ils s’en développeront, mais avec des grands combats et difficultés. Je vous pardonne volontiers les contradictions que m’avez faites ci-devant, et m’éjouis que ne les voulez plus faire, mais retourner auprès de moi avec un esprit soumis. Ce qui fera grand bien à votre âme. Car cette soumission ne sera jamais à ma personne (puisque je ne désire point cela) ; mais à l’Esprit qui me conduit en toute vérité. Ce que vous expérimenterez toujours davantage, moyennant de vous y soumettre. Vous en aurez l’utilité et moi j’en aurai le contentement. Car rien ne me saurait recréer en ce monde que de voir et connaître de vrais enfants de Dieu, à lui entièrement obéissants et abandonnés. Voilà la seule chose qui me peut donner du plaisir en cette vallée de misères, espérant que serez un d’iceux, qui récréera mon Âme en ce point. Ce qu’attendant je demeure,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ,     

 

De proche le Château de Gottorp

en Holstein le 11/21 Mars 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

 

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XIVe LETTRE.

 

Aux touchements de Dieu il faut être fidèle.

 

À une bonne âme qui devint enfant de Dieu par avoir parlé à A. B., laquelle lui montre ici qu’en persévérant constamment dans la vérité, sans égard à autre chose, Jésus Christ revivra dans nous, et que nous deviendrons des nouvelles créatures, propres à avoir l’entrée dans son Royaume.

 

Mon bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre du 3 de ce mois avec l’étuve, les bas et chaussons, de quoi je vous remercie. Ce n’est point mon ordinaire de recevoir des présents : mais à cause qu’iceux ne sont point de grande valeur, et que me les présentez d’une si bonne affection, je l’ai accepté, vous priant à l’avenir de ne me plus rien en envoyer, puisque je n’ai nulles nécessités, et que je ne souhaite rien en ce monde sinon de voir des vrais enfants de Dieu : et je me réjouis fort d’entendre par la vôtre que désirez d’en devenir un ; à quoi je vous assisterai de tout mon pouvoir.

2. Vous avez bien remarqué qu’à grand tort on s’est moqué de ce que j’ai dit d’être la Mère des vrais croyants ; puis que vous sentez en votre âme les effets d’une nouvelle lumière et ferveur intérieure depuis que vous m’avez parlé. Cela est un signe à supposer que Dieu fera renaître son S. Esprit en vous par mon moyen. C’est pourquoi vous ferez bien de vous servir de mes écrits et les relire fort souvent ; et vous trouverez que Dieu parlera à votre âme par le moyen d’iceux toujours davantage.

3. Soyez seulement fidèle et persévérant, et ne vous laissez jamais divertir par les discours des hommes ; puisqu’ils sont tous aveugles, et que la Vérité ne peut jamais tromper personne. Car elle est Dieu même. Arrêtez-vous à icelle ; et elle vous délivrera de tous malheurs. Laissez les morts ensevelir leurs morts, et suivez Jésus Christ puisqu’il vous appelle par mon entremise. Ne regardez plus en arrière : bien que tout le monde périrait, vous aurez assez de pouvoir sauver votre propre âme. Ne regardez à rien d’autre, puisque cela suffit pour votre bonheur éternel. Cheminez pendant que la lumière dure, craignant qu’elle ne vous soit ôtée, et que ne sachiez en après où vous devez marcher.

4. J’ai eu depuis peu un songe où je voyais la personne de Jésus Christ qui me disait : Maintenant je ressusciterai. Et j’ai eu l’intelligence intérieure que cela voulait dire que l’Esprit de Jésus Christ revivrait en l’âme des hommes de maintenant. J’espère que vous serez un de ceux-là, et que vous renaîtrez une nouvelle créature. Car nous ne sommes point créés pour cette misérable vie, puisque nous voyons et sentons qu’elle est si misérable et mortelle. Dieu ne peut avoir fait tous ces maux que nous voyons et sentons. Mais le péché seul les a produits et engendrés ; et lorsque nous serons délivrés de ce péché, nous renaîtrons une nouvelle créature en l’Esprit du Nouvel Adam qui est Jésus Christ, en mourant au vieil Adam qui a corrompu en nous le bel être où Dieu nous avait créés.

5. Nous pouvons là arriver en méprisant le monde et toutes ses vanités, pour mettre nos affections en la doctrine de Jésus Christ. Voilà l’habit nuptial avec lequel doivent être revêtus tous ceux qui veulent avoir l’entrée au Royaume des Cieux, qui est le banquet préparé de Dieu, auquel il appelle maintenant diverses personnes ; en le priant qu’il fasse que soyez aussi une d’icelles, afin que puissions par ensemble nous récréer éternellement en cette joie qui ne finira jamais, laquelle attendant je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

Mes recommandations à tous ceux qui aiment la Vérité.

 

De proche le Château de Gottorp

en Holstein, le 8/18 Février 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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XVe LETTRE.

 

On doit bien s’éprouver et n’attirer personne.

 

À une personne qui voulait se rendre Chrétien dans la compagnie d’A. B., lui faisant voir que non seulement il ne faut pas chercher son propre, mais aussi qu’il faut se renoncer soi-même : que l’épreuve est nécessaire pour se connaître en cela : qu’il ne faut attirer personne par des voies humaines, parce qu’on ne peut plus fréquenter les mondains, non plus que les assister sans les rendre plus coupables, coopérer à leurs maux, perdre son temps, et s’exposer à leur rage.

 

Mon Bon Ami,

 

VOus dites de vouloir travailler à la gloire de Dieu, sans plus chercher vos propres intérêts. Ce qui est un très-bon commencement, mais ce n’est point encore la fin de la perfection Chrétienne, puisque Jésus Christ nous dit qu’il faut aussi renoncer à nous-mêmes. Ce deuxième point est encore plus difficile que le premier. Je crois que vous avez bien remarqué au Nouveau Testament que cette renonciation est nécessaire pour suivre Jésus Christ et devenir son vrai disciple, et qu’avez aussi bien remarqué que mes écrits butent et tendent à ce renoncement de sa propre Volonté, pour abandonner icelle entièrement au pouvoir de Dieu.

2. Mais je crains que vous aurez encore de la difficulté à mettre cela en pratique, quoique vous l’ayez bien conçu en la spéculation : il en faut aussi venir aux épreuves. C’est pour quoi ès Cloîtres des Catholiques il y a toujours pour le moins un an d’approbation avant d’être fermement engagé dans ces Cloîtres, afin de bien éprouver soi-même, pour savoir si on est capable d’embrasser la manière de vie qui s’observe ès dits Cloîtres, et de garder leurs règles. Je n’ai pas envie de dresser de Cloîtres, ni de donner des règles à personne, et veux laisser un chacun libre de me quitter lorsqu’il lui plaira. Mais je veux bien vous avertir que ceux qui ont désir de venir demeurer auprès de moi doivent être disposés à embrasser la Vie Évangélique, et de vivre en la pauvreté d’esprit, en l’humilité de cœur, et en la vraie Charité Chrétienne ; autrement nous ne pourrions vivre par ensemble. Car Dieu m’a fait connaître qu’il me faut pratiquer ces choses, et aussi tous ceux qui seront avec moi.

3. C’est pourquoi je ne peux rester avec des personnes qui veulent vivre autrement. Il faut que je les quitte ou qu’elles m’abandonnent après que je les aurais souffertes quelque temps ; et partant je voudrais bien que vous ne quittassiez pas si absolument votre femme et maison avant que vous soyez venu éprouver si vous pourrez bien obéir en toute chose à l’Esprit de Dieu. Car si ne saviez faire cela, vous ne seriez pas bien avec moi, ni moi avec vous ; puisque je m’oppose toujours à l’amour propre et ne veux rien céder à la nature corrompue, lui faisant plutôt la guerre à mon possible ; et ne peux plus avoir de communion avec ceux qui veulent vivre autrement. Partant je vous conseille de venir un peu de temps seul, pour éprouver : et si vous trouvez bon tout ce que verrez et entendrez, et que désiriez de le suivre, vous pourrez alors résoudre absolument, et aller chercher votre femme, si elle se porte à mener une vie semblable.

4. Pour R. J., il ne peut bonnement laisser sa femme et ses enfants ; il vaut mieux qu’ils viennent avec, et éprouver tous ensemble ; puisque la femme est portée à cela aussi bien que lui. Ils peuvent apporter leurs petits meubles nécessaires ; et s’ils ne se trouvent point bien par-après, ils seront toujours libres de retourner où ils sont venus, ou ailleurs. Quant à votre sœur, elle pourrait fort bien demeurer avec nos Amis en Nordstrand, puisqu’elle est accoutumée au champ avec ses enfants. Mais il faudrait qu’elle désirât aussi d’embrasser cette Vie Évangélique ; à moins de quoi elle ne serait point contente : parce que des personnes qui n’ont point de lumières surnaturelles sont toujours portées à gagner et épargner pour leurs enfants. Il faut que Dieu travaille en son âme cette même résolution que vous avez de travailler dorénavant pour la gloire de Dieu et l’assistance du prochain : à moins de quoi elle ne serait (peut-être) contente, et vous ferait des reproches si vous l’aviez par des voies humaines tirée hors de sa maison. Ce qu’il vous faut bien considérer ; et voir si elle a bien au fond de son Âme la force et la Vertu de renoncer à son propre intérêt. Car autrement ce ne seraient que des bâtiments faits de mains d’hommes, qui se renverseraient au premier orage de persécution.

5. Priez tous deux le S. Esprit qu’il vous veuille bien inspirer les moyens d’accomplir la volonté de Dieu en toute chose, et tâchez toujours de vous bien convertir vous-même, avant que vouloir convertir les autres : parce que tant de personnes imparfaites à la fois feraient des confusions ; il vaut mieux avoir peu et bon pour commencer, que si grand nombre et ne rien faire qui vaille : il y a tant d’assemblées et congrégations de communautés èsquelles il y a bien peu de l’Esprit de Dieu ; et j’aime beaucoup mieux de demeurer seule tout le temps de ma vie que d’être accompagnée des gens imparfaits : puisque ceux-là trouveront assez la compagnie de leurs semblables sans qu’il soit de besoin que je distraie mon attention de Dieu pour entretenir des personnes imparfaites, qui apprennent toujours sans jamais venir à la connaissance de la Vérité.

6. Je n’ai plus à passer mon temps avec de semblables. J’ai du regret de l’avoir fait trop longtemps, et pense d’avoir passé mon temps inutilement, sans profiter à la gloire de Dieu ni au salut de leurs âmes. C’est pourquoi je me suis résolue à ne plus parler ni écrire sinon à ceux que j’aperçois qu’ils ont désir de devenir des vrais Chrétiens, embrassant la Loi Évangélique. Je veux aider ceux-là à mon possible, au spirituel et temporel, et laisser le reste en arrière. Il y a des mondains assez pour secourir ceux qui sont du monde et qui cherchent les choses de la terre ; et je veux pourvoir seulement ceux qui cherchent les choses qui sont d’enhaut et permanentes.

7. Et partant n’attirez personne pour les conduire à moi. Car je ne peux rien donner à ceux qui cherchent encore les biens transitoires ; et leur ôterais plutôt ce qu’ils ont, si je le pouvais légitimement faire, que de leur donner des assistances pour dominer davantage dans le monde ; puisque ces assistances leur serviraient de plus grande condamnation, en ayant pris sujet de tant plus pécher, par excès, vaine gloire, ou par gloutonnie.

8. Car c’est une règle certaine, qu’un cœur mondain augmentera ses péchés à mesure qu’il aura des richesses ou assistances : et comme une âme s’approche plus de Dieu lorsqu’elle a beaucoup de ses grâces, ainsi aussi s’approche plus du Diable une âme ambitieuse, lorsqu’elle a plus de richesses ou d’amis et d’assistance. C’est pour quoi Jésus Christ disait à ses disciples : Ne mangez ni ne buvez point avec les pécheurs. Ce n’est point qu’il veuille qu’on rejette toute sorte de pécheurs, puisque lui-même a bien conversé avec eux, et pris un Usurier pour son Apôtre, et défendu la femme trouvée en adultère, et souffert qu’une pécheresse Magdeleine lui eût baisé les pieds ; il mangeait et buvait aussi avec les pécheurs et publicains, ce qui lui était reproché : mais cette sorte de pécheurs avec qui Jésus Christ dit qu’il ne faut boire ni manger, ce sont ceux qui se plaisent dans le monde et ne se veulent point convertir, et encore moins embrasser une Vie Évangélique, se contentant de s’imaginer qu’ils opéreront bien leur salut dans la voie où ils cheminent. À ceux-là on ne peut rien profiter en les assistant ou conversant : il vaut mieux que le besoin les fasse retourner à Dieu que l’abondance ou prospérité les fassent pécher davantage.

9. C’est mon sentiment que plusieurs ne savent comprendre à cause de leur aveuglement d’esprit ; et pensent que c’est toujours bien fait de donner indifféremment assistance à toute sorte de personnes, et n’entendent point que Jésus Christ dit précisément que celui qui donne un verre d’eau seulement à l’un de ses petits, qu’il le donne à lui-même. Il parle de donner aux vrais Chrétiens, qui seuls font ses petits ; et non pas aux mondains, puisqu’on ne leur peut rien donner au Nom de Dieu lorsqu’ils se servent des dons pour plaire davantage au Diable. C’est ce que vous devez bien entendre, avant d’entreprendre d’amener auprès de moi des personnes qui ne sont point en cette résolution d’embrasser par effet la Loi Évangélique. Ce de quoi je vous ai bien voulu avertir afin de vous régler à l’avenant, et ne point donner le pain des enfants aux chiens, craignant qu’ils ne se retournent et vous mordent pour récompense. Allez par ordre, et Dieu fera tout bien : ce qu’espérant je demeure,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ,     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

De proche le Château de Gottorp,

le 21/31 Mars, 1672.

 

 

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XVIe LETTRE.

 

Pour l’un il faut agir ; pour l’autre il se faut taire.

 

Comment apprendre la perfection, et l’entretien divin. Que pour la perfection, il faut prendre l’Évangile pour règle, et l’apprendre quoiqu’avec peine : et pour atteindre à l’entretien avec Dieu, il faut être défait et débarrassé de tous les soins inutiles.

 

Ma Chère Sœur,

 

JE n’ai pas eu le temps jusqu’à présent de répondre à la vôtre du 10. Novembre dernier, en laquelle vous me demandez une règle pour bien vivre et vous comporter en toutes choses selon les volontés de Dieu, tant au regard de votre état spirituel que du temporel. À quoi je réponds que la vraie règle du Chrétien est l’Évangile, laquelle ordonne du spirituel et temporel tout ensemble : et je ne vous saurais donner de règle meilleure que celle-là pour bien dresser vos actions selon les volontés de Dieu, lesquelles sont toutes déclarées par l’Évangile. Il nous reste seulement à les bien mettre en pratique. Je vous ai bien dit de vous donner une règle particulière lorsque vous étiez auprès de moi. Mais ce n’était que pour bien régler le ménage, lequel était en grande confusion sans que vous le connussiez ; et je pensais qu’une règle par écrit vous eût fait redresser ces confusions habituelles. C’est pourquoi je vous demandais lors si vous vouliez avoir une règle pour bien régir et ordonner de toute chose. Mais je n’ai point pensé de vous donner une règle pour votre boire, manger, coucher et lever en certain temps. Puisque vous avez l’usage de raison et assez d’esprit pour ordonner de ces choses selon la nécessité lorsque vous serez disposée à vous contenter d’icelle nécessité, en ne voulant plus chercher les sensualités.

2. L’Évangile nous enseigne de renoncer à nous-mêmes ; et toutes les actions de Jésus Christ nous montrent qu’il a choisi, en toutes choses les moindres, et qu’il a dit : Soyez mes imitateurs. Mais il laisse un chacun libre de se perfectionner en ses conseils. Car il dit précisément à celui qui VEUT être parfait, qu’il quitte tout ce qu’il a et le suive, et ne dit point cela à vous ou à moi en particulier sinon autant que nous voulons tendre à cette perfection, et point davantage ; afin de laisser un chacun en la liberté où il a été créé et ne contraindre personne.

3. Or vous avez bien le désir de devenir un enfant de Dieu, comme vous dites en la vôtre. Mais je ne vois point que vous ayez le désir de renoncer à vous-même ; vu que l’amour propre possède encore votre cœur. Vous voudriez bien être parfaite sans prendre les moyens pour le devenir. C’est comme une personne qui se plaît d’entendre jouer sur un instrument. Cela lui semble bien plaisant, et souhaite de pouvoir jouer aussi lui-même pour sa récréation. Mais lorsque le Maître joueur lui veut apprendre à bien poser ses doigts ou accorder son instrument, le disciple perd courage, et ne sait souffrir la difficulté qu’il y a pour bien retenir sa leçon, ou bien poser ses doigts. Cela le fâche et lui donne dégoût d’apprendre davantage ; il quitte plutôt son entreprise. De même je crois, ma sœur, que vous avez volontiers ouï parler de la Vertu ; et qu’il vous a semblé plaisant de savoir que nos âmes ont des entretiens avec Dieu. Cela est comme un instrument bien pincé, lequel donne bonne harmonie à l’oreille : et cela vous a engendré un désir de savoir aussi vous entretenir avec Dieu, et de devenir vertueuse : pourquoi faire vous avez quitté votre maison pour venir auprès de moi, afin de voir et d’entendre jouer la belle harmonie de la Vertu, et d’apprendre aussi vous-même.

4. Mais aussitôt que j’ai voulu commencer à mettre vos doigts sur les touches, et que je vous ai voulu montrer qu’il fallait être bien réglé en toute chose pour arriver à la véritable Vertu, et que j’ai souhaité que vous ménageassiez toute chose selon la nécessité ou la pauvreté Évangélique, sans rien laisser perdre inutilement ou pour satisfaire aux sensualités de la nature corrompue, vous avez commencé d’avoir un dégoût de ces façons de faire, et ne les avez su observer ; aimant mieux d’abandonner cet apprentissage que d’avoir la fâcherie de vous souvenir des choses nécessaires. Ce qui m’a fait résoudre à ne plus prendre la peine de vous enseigner, en voyant que vous n’aviez plus de désir d’apprendre ; et je vous ai laissé aller en lieux là où vous pouvez reposer et n’avoir plus d’incommodité de rien. Mais je ne crois point que cela sera un moyen plus puissant pour vous faire arriver à la véritable vertu ; mais plutôt pour vous retirer d’icelle et pour vous faire continuer à vivre en l’amour de vous-même, en cherchant vos aises et vos commodités : de quoi vous êtes libre : et je ne pense point que vous pouviez être mieux pour reposer à l’aise qu’en la place où vous êtes, indépendante de personne, et en ayant là toutes vos commodités.

5. Il est vrai que vous me posez en la vôtre une incommodité que vous trouvez d’être asse depuis le matin jusqu’au soir. Mais je crois que vous en trouveriez encore une plus grande de falloir travailler pour servir les autres ; et vous allégueriez que vos ans et votre faiblesse ne pourraient supporter ce travail ; ou que votre mémoire ne serait assez bonne pour avoir le soin des choses nécessaires à une famille. C’est pourquoi il me semble que vous feriez mieux de demeurer en la moindre incommodité et travailler doucement sur votre siège, que d’entreprendre des soins et labeurs auxquels vous n’êtes point capable ; et si vous avez le désir de perfectionner votre âme, vous le pouvez faire en la solitude aussi bien que dans notre compagnie, moyennant que votre cœur demeure véritablement solitaire et ne désiriez plus les plaisirs et conversations du monde.

6. Vous dites de ne savoir pourquoi vous ne trouvez pas l’entretien avec Dieu. Ce qui ne m’étonne nullement ; à cause que votre esprit est encore rempli des pensées du monde, des soins de votre fille, et d’autres bagatelles. Ce qui empêche grandement l’entretien avec Dieu, lequel requiert une attention totale de notre entendement, et ne peut être en nous avant d’avoir délaissé tous les soins et les affections des choses temporelles procédant de la Nature corrompue. Les affaires de votre fille entretiennent souvent votre esprit ; et vous croyez que c’est le soin du salut de son âme qui vous fait si souvent penser à elle. Ce qui ne peut être. Car si elle avait des biens de fortune en abondance, je crois que vous ne seriez point en souci d’elle : et aussi vous ne la pouvez sauver si elle-même ne le désire. Elle croit d’être bien en son état, et que vous êtes mal dans le vôtre à cause que vous suivez mes sentiments. Comment donc pouvez-vous remédier à cet aveuglement de son esprit ? Vos soins et vos inquiétudes ne lui apporteront aucun profit, et causent préjudice à votre âme.

7. Laissez toutes inquiétudes et ne pensez plus à rien qu’à perfectionner votre âme. C’est ce qui seul vous peut aider devant Dieu. Tâchez de convertir votre propre âme avant de penser à convertir celle de votre fille. Elle sait assez pour bien vivre, si elle le voulait pratiquer : il ne lui manque point d’esprit, mais de lumière du S. Esprit, pour laquelle acquérir il faut une humilité de cœur. Ce qui vous manque aussi bien qu’à votre fille. Ce à quoi il faut travailler comme au vrai fondement de toute vertu, et alors Dieu édifiera son entretien dans votre âme : ce que vous souhaite,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ.     

 

Ce 13 Janvier, 1673.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

 

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XVIIe LETTRE.

 

Servir sans intérêt, c’est la vie Chrétienne.

 

Il faut se renoncer et à ses avantages, servir, être humble et bas, chercher les choses d’enhaut, et travailler ; sans quoi on ne doit venir avec ceux qui veulent se rendre Chrétiens.

 

Ma bonne Amie,

 

J’Ai, passé-longtemps, reçu votre lettre, par laquelle vous me témoignez le désir qu’avez à me vouloir suivre en délaissant le monde pour imiter Jésus Christ. Ce qui ne peut être que très-bon, à quoi je voudrais bien vous aider de tout mon pouvoir. Mais je ne sais si vous avez bien entendu par mes écrits qu’il faut renoncer à soi-même pour être disciple de Jésus Christ et aussi pour me suivre. Car c’est une leçon qui n’est pas bien enseignée en votre Religion, vu qu’ils veulent avoir le salut par les Mérites de Jésus Christ en cherchant leurs aises et avantages, et en suivant la Nature corrompue, espérant avec ce d’être sauvés par une Foi spéculative, en croyant que Jésus Christ a tout satisfait pour eux. Ce qui en a trompé plusieurs. Et si vous êtes aussi de ce sentiment, vous n’avez point de besoin de venir auprès de moi ; vu que je ne sais souffrir les personnes qui veulent être Chrétiennes en cherchant leurs aises, leurs honneurs et avantages ; puisque Jésus Christ m’enseigne de faire tout le contraire et de ne chercher mon propre en rien, de prendre la dernière place, et de me plaire en la bassesse de Jésus Christ.

2. J’ai eu diverses filles qui sont venues auprès de moi, mais encore nulles qui aient voulu suivre ce chemin par lequel Dieu me conduit. C’est pourquoi il m’a toujours fallu marcher seule pour aller à la Vie Éternelle. Aucuns hommes me suivent un peu de loin ; mais encore nulles filles : et si vous me voulez suivre, vous seriez la première qui en effet serait ma fille. Mais comme j’ai été si contrôlée des filles que j’ai eu ci-devant auprès de moi, je n’ose aventurer d’en prendre davantage, ne soit que véritablement j’en connaisse de celles qui viennent pour servir, et non pour être servies, comme Jésus Christ disait de lui-même, qu’il était venu pour servir, et point pour être servi. J’aime bien de semblables filles ; et non pas de celles qui seulement de nom se disent mes filles, sans vouloir faire les œuvres que je fais.

3. Ce n’est point que je fasse des œuvres surnaturelles lesquelles les autres ne sauraient faire ; mais je sers plus volontiers que je ne fuis servie. J’aime la bassesse et humilité de Jésus Christ ; et je fais la guerre à la corruption de notre Nature corrompue. Et si vous voulez aussi faire ces choses, vous me serez la bienvenue. Mais si vous ne voulez résoudre cela, demeurez là où vous êtes ; car vous n’auriez que des fâcheries, d’entreprendre un si long voyage sans profit.

4. Je ne cherche point des personnes pour leurs richesses, honneurs, ou sagesse ; mais je cherche des cœurs humbles et serviles, qui se veulent contenter de la seule nécessité, et cherchent les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre, comme dit l’Apôtre que sont les personnes régénérées : et si vous cherchez les choses d’enhaut, les autres vous seront assurément données comme un reste promis par Jésus Christ.

5. Il ne nous manque ici rien des choses nécessaires. Car nous avons toutes les choses temporelles par ordre et mesure, et personne de nous n’a besoin de travailler pour gagner de l’argent, ni pour la viande qui périt, mais pour celles qui sont permanentes, comme Jésus Christ nous enseigne. Ce n’est pourtant que nous vivions en oiseuseté. Car on trouve toujours de l’emploi nécessaire pour l’entretien de cette vie, durant laquelle nous avons besoin d’entretenir notre corps aussi bien que notre Âme : et ces choses nécessaires nous donnent assez d’ouvrage pour bien passer le temps salutairement ; en sorte qu’il nous semble à tous toujours trop court. Et sur ce que dites, de n’avoir ni Père ni Mère, cela vous rend tant plus libre pour quitter le monde et suivre Jésus Christ. Il vous faut attendre que l’hiver soit passé, puisqu’il fait autrement mauvais de naviguer en mer. Recommandez bien vos desseins à Dieu, et soyez-lui fidèle en peu de chose, et il vous constituera en grande, selon sa promesse. Ce que vous peut bien assurer,

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ,     

 

29 Novembre, 1673.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

 

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XVIIIe LETTRE.

 

Travaillons au dedans, Dieu fournira le reste.

 

Il ne faut pas s’empresser pour l’extérieur et les lieux, surtout quand l’intérieur n’est pas encore bien disposé, à quoi il faut travailler premièrement, en patience, souffrance, et pauvreté d’esprit.

 

Mon Enfant,

 

LEs Pères désirent que les dîmes soient prisées à haut prix, en pensant me contraindre à en donner plus que la valeur ; mais je me moque de tous leurs desseins, et ne me veux mouvoir en rien sinon en ce que Dieu me mouvra : et je suis maintenant mue de ne rien faire sinon remarquer ce qu’ils feront. S’ils consument tous ces biens mal à propos, j’aurai tant moins de charges à porter : puisque Dieu ne me demandera point compte de ce que je n’aurai point possédé ; de tant plus que je vois les cœurs des hommes de bonne volonté si peu disposés à être des pierres préparées pour la NOUVELLE JÉRUSALEM, que j’aurais de l’affliction si Nordstrand m’était mis en mains, vu que je n’en saurais que faire. Car pour placer des personnes vivantes à leurs natures corrompues, elles ne seront non plus parfaites en Nordstrand qu’ailleurs : et partant il ne se faut point charger de fâcheries pour leur fournir un lieu extérieur qui soit abondant : puisque cela leur servirait de moyens pour pécher davantage et vivre plus à l’aise et sensuellement.

2. C’est pourquoi il faut laisser faire Dieu et ne nous empresser de rien. Il sait le temps et l’heure de toute chose ; travaillons en notre particulier à perfectionner nos âmes, tout le reste arrivera bien en son temps. Il n’y a encore point une chose qui aille selon la volonté de Dieu, mais toutes selon celle du Diable : et je ne sais faire voir cela à personne ; puisque chacune d’icelles pense bien faire en suivant leurs propres volontés ; et tout ce que je veux avoir selon la volonté de Dieu, il me le faut emporter à la force, et combattre contre icelles comme je ferais contre mes ennemis : quoiqu’ils soient de bonne volonté pour la plupart, ils me font des peines, et je leur en fais aussi : car je ne veux avec repos souffrir que tout aille en désordre et confusion, ni que les choses se gâtent et perdent, et eux ne veulent point prendre la peine de les faire aller autrement : et quand je les admoneste, ils m’apportent un nombre d’excuses du vieil Adam pour me plutôt donner la coulpe qu’à eux ; en sorte que je vois peu à gagner. Les deux femmes qui sont ici sont sales et négligentes, et pensent avec cela être bonnes ménagères, et s’affligent lorsque je les veux enseigner. Si j’avais quelqu’un qui possédât mon esprit, je l’envoyerais en Nordstrand sur ma propre terre, et laisserais demeurer M. avec sa femme et avec ses enfants. Mais je n’ai personne pour les régir là selon mon esprit, et un chacun est rempli de son propre esprit.

3. Il faut encore un peu patienter, sans vouloir avoir toutes ses commodités en abondance : puisque Jésus Christ est né dans une étable pour nous donner exemple de souffrance et de pauvreté : mais son Esprit n’est point encore possédé par ses enfants : ce qui me fait peine ; en les voyant toujours plus souhaiter l’abondance que la pauvreté Évangélique. Je finis avec mes recommandations et celles de tous ceux de notre compagnie à vous et tous ceux de par de là, demeurant

 

Votre bien affectionnée en Jésus Christ,     

 

Le 18 d’Aoust,

      1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

 

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XIXe LETTRE.

 

Réglez tout selon Dieu, sans égard à vous-mêmes.

 

Qu’il faut consulter Dieu en tout, ne recevoir ceux qui m’ont dessein de renoncer à eux ni à leur propre intérêt ; mettre en bon ordre le temporel aussi bien que le spirituel ; et retrancher la communication et familiarité aux indiscrets qui en peuvent abuser.

 

Mon Enfant,

 

JE vois bien qu’il est vrai (comme j’ai toujours cru) que tous ces mandats, proclamats, et discours de vendre ou de partir les biens sont tous rets pour m’attraper en aucune façon. C’est pourquoi j’ai très-bien fait d’attendre et de cesser, selon l’avis de mon Maître, jusqu’à ce qu’il en ordonne lui-même. Si je n’avais un tel Conseiller, je commettrais de grandes fautes en ayant à démêler avec des gens si malicieux. Il semble qu’ils sont maintenant en peine et ne savent plus que faire, en voyant qu’ils ne m’ont point su attraper avec tant d’inventions diverses. J’espère que Dieu me conduira toujours, comme il a fait jusqu’à maintenant moyennant que lui soyons fidèles.

2. J’envoie cette à H. T. pour l’informer de mes intentions, et lui faire voir pourquoi je ne le peux prendre en ma compagnie, jusqu’à ce qu’il soit autrement disposé. Il dira peut-être que vous et les autres personnes qui sont avec moi ne sont point plus parfaites que lui. Ce qui pourrait bien être vrai. Mais j’ai un témoignage en ma conscience qu’iceux tendent à plus grande perfection que lui ; vu qu’il dit qu’il ne saurait là arriver ni renoncer à soi-même ; parce qu’il n’a point connu que ce renoncement est si nécessaire à salut, et qu’il n’a point encore assez lu ni entendu les lumières que Dieu me donne là dessus : il faut qu’il ait plus de temps pour les découvrir. Il pourra se pourvoir de maison, selon qu’il désire ; et s’il veut demeurer avec vous aussi longtemps qu’il n’y a rien de vidé, il le peut faire ; ou, s’il désire, louer mes terres. Je ferai pour lui et pour M. tout ce que je pourrai. J’attends que ledit M. m’écrira ce qu’il a fait et désire de faire. Il vaut mieux que ces personnes demeurent à elles-mêmes, jusqu’à ce qu’elles connaissent toutes qu’on doit plus travailler au service de Dieu qu’au service du monde, et plus épargner pour la communauté que pour son propre intérêt. Ce qu’ils ne connaissent point encore ; mais le pourront apprendre à l’avenir.

3. Je veux maintenant faire inventaire de tous nos meubles, puisque Dieu veut que tout aille en bon ordre, aussi-bien choses petites que grandes, et les temporelles aussi bien que les spirituelles. Car il est un Dieu d’ordre et point de confusion ; et il lui faut obéir en toute chose, en accomplissant toute justice. Les personnes naturelles n’entendent point cela, et sont bien-aises, lorsqu’en la confusion ils peuvent trouver quelque avantage, en tirant à eux ce qu’ils peuvent. Il a semblé à nos amis étrangers de Frise que notre bien était comme un butin auquel un chacun devait avoir part. Ç’a été pour eux une malentente, puisque je ne leur dois rien et qu’ils n’avaient aucun droit à nos biens. Il faut être plus sage à l’avenir, et ne se pas rendre si commun, afin qu’ils ne prennent tant de hardiesse, et ne causent plus tant de confusion comme celle que j’ai trouvée dans le ménage depuis que j’y suis venue, à laquelle je ne pouvais jamais remédier, à moins que de les mettre tous dehors, comme je ferai aussi la Mère de ** qui est si négligente qu’elle laisse tout gâter, et n’a point d’ordre ni de mémoire pour se ressouvenir de rien. Elle aura une chambre en la maison, que je prétends louer ; afin que peu à peu je puisse bien régler notre ménage, et que les autres me suivent aussi en cela comme en autre chose, afin que le tout aille selon la volonté de Dieu, laquelle il me fait libéralement connaître jusqu’à la moindre chose. J’espère que vous la suivrez aussi avec les autres frères, afin qu’arrivions à cette perfection d’être tous un cœur et une volonté en l’Esprit de Jésus Christ, comme étaient les Chrétiens en la primitive Église, et que n’ayons plus ni mien, ni tien, ni de volontés divisées. Ce que souhaite celle qui demeure bien affectionnée à vous et à tous ceux qui aiment la Vérité de Dieu.

 

Par ANTOINETTE BOURIGNON.     

 

De Holstein, le 17

Septembre, 1672.

 

 

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XXe LETTRE.

 

Cœur, conduite, et travail ont des règles Chrétiennes.

 

Les Chrétiens doivent se mêler le moins que faire se peut avec ceux du monde : avoir soin de tout : aimer ce qui est bas : n’être divisés : être unis, soumis, en paix, joyeux dans la bassesse, dans les souffrances, dans le travail ; ne se faire aider que le moins qu’il se peut ; agir sans trouble, et mettre leur appui en Dieu.

 

Mon Enfant,

 

JE voudrais bien que vous mandassiez ce qui vous manque, afin de ne rien emprunter d’autrui. Car si nous empruntons quelque chose au voisinage, ils viendront aussi emprunter chez nous, et par ce moyen perdrons notre liberté : et il vaut mieux que nous demeurions seuls que de converser avec de semblables personnes. Il ne faut point les avoir pour ennemis, mais s’en retirer doucement peu à peu. Tout ce que nous aurons de besoin le pourrons acheter lorsque cette femme et enfants seront retirés. Car auparavant, tout ce qu’on y envoyerait se consommerait, comme il a fait in’t Heere-Huys l’autre année, où j’avais acheté tout ce qu’on m’a demandé, et la plupart est demeuré perdu sans aucun profit. Et je ne voudrais plus commettre de semblable faute, s’il m’est possible. C’est pourquoi je voudrais bien que vous me mandassiez seulement les choses qui sont nécessaires ; et lorsque vous les aurez, les bien conserver, afin de ne plus être obligé d’aller acheter des autres auprès des méchants.

2. Ne souhaitez jamais l’abondance, puisque la bassesse plaît à Dieu ; et en se servant des choses viles, l’on se rend plus conforme à Jésus Christ, lequel a choisi de toute chose toujours la moindre.

3. Ce n’est pourtant qu’il se faille priver des choses urgentement nécessaires. Car le Diable se glisserait bien aussi par cette extrémité, afin de nous faire murmurer, et point persévérer : mais il faut user en tout de discrétion, en allant par ordre. Je possède bien cet esprit en moi ; mais ne l’ai encore su imprimer au cœur de nuls de mes enfants. Ce qui nous a souvent causé des contradictions. Car si nous étions régis par un même esprit, il n’y aurait jamais rien eu de contraire ; et ce que l’un penserait, l’autre le ferait, sans avoir même déclaré ses pensées à son frère ; à cause que l’Esprit de Dieu n’est jamais contraire. De là vient que les bienheureux s’entendent l’un l’autre sans parler ; à cause qu’ils sont mus d’un même esprit ; et ce que l’un désire, l’autre le veut aussi ; et sans aucune difficulté l’un accomplit la volonté de l’autre. Mais en l’état misérable auquel nous vivons à présent, il n’y a que discordes, combats et divisions. Car aussi longtemps que l’homme vit selon sa Nature corrompue, il y a autant de diverses volontés ès cœurs des hommes, comme il y a de diverses personnes vivantes en ce monde.

4. C’est pourquoi il ne faut point attendre d’union ni de Charité Chrétienne jusqu’à ce que tous les frères auront soumis leurs volontés à la seule volonté de Dieu, et qu’ils se laisseront tous conduire par un même esprit. Alors viendra la véritable paix que Jésus Christ a donnée et laissée à ses disciples, non une paix comme le monde la donne, qui se rompt à la moindre occasion de mécontentement, mais une paix éternelle, qui durera toujours, pour être en Dieu, qui ne change ni ne diminue jamais. C’est après cette paix que j’aspire. Car je me lasse d’avoir si longtemps vécu en guerre avec ceux mêmes qui me sont les plus chers. J’espère que Dieu accomplira mon désir, puisqu’il fait la volonté de ceux qui l’aiment ; et vous serez alors bienheureux pour le temps et l’éternité.

5. Car il n’y a rien de plus doux que l’obéissance lorsque l’orgueil de notre cœur est ôté : l’on demeure toujours en repos pour écouter les ordonnances de Dieu : et celui qui entend sa voix et la suit, il ne peut jamais malfaire, et vit sans souci, comme un petit enfant qui est porté entre les bras de son Père. Mais quand on suit sa propre volonté, l’on est toujours en crainte et en souci, jamais content ni satisfait : en quoi on trouve grande différence en son intérieur, puisque l’Esprit de Dieu le rend content et plaisant, où l’esprit de la nature le rend triste et malcontent. Voilà les effets que causent en nos âmes ces deux esprits si différents ; et à mesure que vous sentirez de la joie et du contentement en la bassesse et ès souffrances, vous connaîtrez par là combien vous approchez de l’Esprit de Jésus Christ, et pouvez être par ces marques votre propre juge, pour voir si vous avancez ou reculez en la Vertu.

6. J’espère cet ouvrage de Nordstrand vous servira de moyen pour recueillir vos esprits en Dieu, parce qu’êtes là comme au désert, inquiété de personne. Car je sais que notre frère Fl. est fort paisible et accommodable, et J. Æ. est aussi fort fervent, et si vous aviez besoin davantage d’aide, H. T. se présente aussi pour venir travailler, comme aussi S. L. Mais il me semble que vous n’avez besoin de tant de personnes. L’une pourrait empêcher l’autre, vous êtes à trois. Travaillez doucement, sans être empressés de rien. Dieu le conduira bien à bonne fin. Ce que je vous recommande le plus est d’avoir soin de toute chose, et de mettre votre appui en Dieu, lequel fera tout doucement et fortement.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Ce 18 Juin, 1673.

 

 

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XXIe LETTRE.

 

 

Réglez, Chrétiens, le cœur, le travail, la conduite.

 

Il ne faut attirer personne, ni retenir ceux qui ne veulent venir à la pratique de la vie Chrétienne, et qui sont convoiteux : ne pas contredire au bien : travailler sans empressement, et ne point rougir de la bassesse et de la pauvreté de Jésus Christ.

 

Mon Enfant,

 

SI N. trouve bon de venir travailler aux labeurs, il le peut faire autant que bon lui semble, et point davantage. Car je ne contraindrai jamais personne ; vu que Dieu les a créés toutes libres : je les veux bien assister à mon possible lorsqu’elles cherchent Dieu ; mais je n’attire personne ; et l’ordre que j’ai de Mon Seigneur est que je recevrais tous ceux qui veulent embrasser une Vie Évangélique ; mais que je ne garderais personne de ceux qui ne veulent pas mettre icelle vie en pratique. Et je ne veux pas changer cet ordre pour plaire aux hommes. Ceux qui sont encore dans la convoitise des choses de la terre, ou cherchent autre chose que le royaume des Cieux, n’ont que faire auprès de moi. Car je les réprimanderais toujours : ils me feraient du mal, et aussi à eux-mêmes, sans profit.

2. Je pardonne volontiers toute sorte de contradictions qu’on m’a faites. Mais je voudrais qu’on ne m’en ferait plus ; à cause que je sais qu’elles déplaisent à Dieu, à la volonté duquel tous doivent être soumis : et lorsque je la connais, j’ai de la peine qu’on ne la veut pas volontairement observer. Car il me faut souvent combattre contre mes enfants comme contre mes ennemis, pendant que je ne leur propose rien qui soit mauvais, mais ce que j’apprends de Dieu : et si on était soumis à ce que je propose, on trouverait qu’en effet tout ce qu’on entreprendrait réussirait bien pour le salut de nos âmes.

3. Je sais bien que c’est la volonté de Dieu que j’accommode cette maison, et partant j’ai entendu volontiers par la vôtre que ferez volontiers ce que pourrez : et je ne demande point davantage. Car je voudrais que vous feriez doucement les choses nécessaires, sans vous empresser de rien. Car Dieu donnera du temps assez pour tout achever en paix, moyennant la persévérance, tant en la vertu qu’ès choses temporelles.

4. Il ne faut point avoir honte de la bassesse ou pauvreté, puisqu’on suit Jésus Christ de plus près à mesure qu’on se sert de choses moindres ; comme on satisfait à la justice de Dieu à mesure qu’on travaille et laboure en cette vie pour lui plaire. Voilà deux choses qui vous doivent faire désirer, aussi-bien que moi, d’être dans une petite maison, et vile, plutôt que dans une grande et splendide ; puisque l’une est selon l’esprit du monde, auquel nous devons renoncer ; et que l’autre est selon l’Esprit de Jésus Christ, lequel nous devons suivre si nous voulons être sauvés.

5. Vous ferez bien de faire entendre civilement, à tous ceux qui vous visiteront, qu’êtes là venu pour vivre solitaire hors des conversations des hommes.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Ce 27 Juin, 1673.

 

 

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XXIIe LETTRE.

 

Ne faites profusion de discours ni de biens.

 

Qu’il ne faut faire des nouvelles assemblées ni y discourir avec affectation et préméditation, comme font toutes les Sectes : mais se prêcher toujours soi-même intérieurement, et les autres par une bonne vie ; et lorsqu’on est assez instruit de Dieu et appelé par son Esprit, dire selon l’occasion les choses nécessaires et salutaires, comme les Apôtres en la primitive Église. Qu’il ne faut aussi donner des biens temporels aux personnes qui en usent mal.

 

Mon bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre du 7 de Décembre en son temps, à laquelle je viens maintenant répondre, pour n’avoir eu auparavant la commodité de ce faire. Vous me demandez conseil pour savoir si vous ferez bien de tenir assemblées spirituelles entre vous, puisqu’êtes assez en nombre pour ce faire ? À quoi je réponds que les Chrétiens se doivent toujours entretenir par ensemble de choses spirituelles, et que toutes leurs œuvres et paroles doivent être des sermons pour édifier l’un l’autre, et animer un chacun à la Vertu et à la perfection des âmes. De semblables sermons se doivent faire tous les jours de notre vie, et non seulement lorsqu’on est en des assemblées publiques, où le plus souvent l’on passe le temps à étudier des beaux mots et de belles gestes, afin de bien prêcher. Ce qui ne fait que chatouiller les oreilles des auditeurs, ou remplir leurs esprits de curiosités, lesquelles empêchent l’entretien avec Dieu, et mettent le Prédicateur en péril de tomber en vaine gloire aussitôt qu’il a appris à bien prêcher. En sorte que je ne vois pas de profit à faire pour le salut de vos âmes de commencer à tenir des assemblées spirituelles, si ce n’est qu’on veuille là commencer une nouvelle Secte ; comme plusieurs font encore en ce temps, parce que l’esprit de l’homme est si chatouillé d’honneur, qu’aussitôt qu’il entreprend quelque nouveauté, il s’en attribue la gloire, et en veut être le Maître et l’Auteur. Et tout cela ne sont que des bâtiments faits de mains des hommes, lesquels Dieu veut maintenant détruire.

2. Partant ne commencez nulles nouveautés ou nouvelles assemblées ; mais purgez vos âmes de péchés, et travaillez pour acquérir la véritable vertu et la perfection Chrétienne. Et cela vous sera bien plus profitable que de faire entre vous des sermons publics comme on les fait à présent. Car les Apôtres n’ont point ainsi prêché publiquement en des places et heures assignées ; mais prenaient l’occasion d’enseigner les personnes partout où ils les trouvaient, au champ et ès villes, dans les maisons et ès rues, parlaient familièrement à un chacun, selon qu’ils en avaient de besoin pour leurs instructions, et n’étudiaient point pour bien dire, ou paraître bons Orateurs, comme la plupart font maintenant. Ce qui est la cause que si peu de personnes se convertissent par leurs sermons, où les Apôtres en convertissaient des milles dans une seule admonition qu’ils faisaient quelques fois sur les rues ou au champ. Il vaut mieux de prendre à cœur ce qu’ils nous ont lors enseigné, et le mettre en pratique, que d’introduire des nouveaux sermons.

3. C’est pourquoi je vous déconseille de faire aucunes assemblées ; mais tâchez de tous jours vous prêcher vous-même et les autres par vos pratiques, qui sont bien plus efficaces que des paroles volantes en l’air. Si vous aviez incorporé l’Esprit Évangélique, toutes vos actions édifieraient le prochain ; et vous n’auriez plus de besoin d’aller aux assemblées pour apprendre quelque chose. Car le S. Esprit serait alors votre Maître et vous enseignerait toute chose. Mais aussi longtemps qu’il vous faudra chercher vos enseignements ou édifications ès communautés ou ès sermons publics, c’est bien signe que votre cœur est loin de Dieu. Car si vous le trouvez en vous-même, il ne le faut point chercher hors de vous. Votre âme est le Temple du S. Esprit, et elle n’a aucun besoin de Temple matériel. Ces édifices de Temples extérieurs sont bons pour les personnes du monde, qui emploieraient bien tout le temps de leurs vies aux négoces ou affaires temporelles s’il n’y avait point quelque temps ordonné pour prier, ou quelque lieu pour entendre la prédication. Mais vous, qui faites profession de devenir un vrai Chrétien, vous savez assez les Conseils Évangéliques sans qu’il vous soit nécessaire de les aller apprendre ès assemblées publiques. Tenez ce que vous avez, et tâchez de le mettre en pratique. Admonestez-vous souvent vous-même, et reprenez vos défauts ; et vous trouverez à ce faire de l’emploi assez, sans aller chercher hors de vous ce que pourrez aisément trouver en vous. Rentrez plutôt en vous-même, et soyez votre prédicateur et ensemble auditeur. Car comme il faut toujours prier, il faut aussi toujours se prêcher soi-même : cela est l’unique moyen pour arriver à la solide vertu. Car de vouloir enseigner les autres avant que soyez bien enseigné pour votre perfection, c’est une chose bien périlleuse : et de vouloir apprendre des autres ce qu’ils ne pratiquent pas eux-mêmes, ce n’est que distraction et perte de temps sans profit.

4. Voilà tout ce que je vous saurais dire sur votre première demande, vous assurant que je n’avouerais nullement que vous feriez où vous êtes aucune nouvelle assemblée, mais vous conseille d’édifier l’un l’autre par une bonne vie. Et sur votre seconde demande, en laquelle vous voudriez bien savoir si c’est la volonté de Dieu que vous donneriez de vos biens temporels à une personne que vous voyez qu’elle se traite bien et est éloignée de la pauvreté Évangélique, quoiqu’en effet elle ait besoin des biens de fortune, je ne vous veux pas donner en particulier de conseil pour le regard de la personne de laquelle vous me parlez. Mais je vous dis en général qu’il faut assister toute sorte de personnes que vous voyez en extrême nécessité, lorsqu’en avez la commodité. Mais il est bien rare de trouver entre nous des personnes en extrême nécessité, et il y en a beaucoup qui appellent l’abondance nécessité, et aussi de celles qui, par leurs propres négligences ou paresses, se trouvent en nécessité. À de semblables on ne leur peut donner des biens temporels sans coopérer à leurs péchés.

5. Car si on donne à un paresseux, on le nourrit en sa paresse ; où, cessant les dons, il serait obligé de travailler pour avoir ses nécessités. Et si on donne des biens à un sensuel ou glouton, on lui donne la matière pour le devenir davantage ; ou à un prodigue, pour prodiguer encore davantage. En sorte que les dons qu’on fait à de semblables personnes leur servent de plus grande damnation et pour augmenter leurs péchés et souiller leurs âmes, pour la perfection desquelles il est meilleur qu’ils n’aient que la simple nécessité que d’avoir des biens en abondance, puisqu’ils abuseraient d’iceux. Et c’est une grâce que Dieu fait à de semblables personnes lorsqu’il ne leur donne pas des richesses, lesquelles serviraient seulement pour allumer davantage le feu de leurs péchés : comme l’huile jetée au feu matériel l’allume davantage au lieu de l’éteindre ; bien qu’on la voie une froide liqueur, elle a cependant le feu en soi. Tout de même en est-il de l’argent qui est jeté dans un cœur superbe, avaricieux, ou allumé d’aucun autre péché. C’est pourquoi je me suis trouvée obligée à garder moi-même mes propres biens, pour n’avoir trouvé personne à qui je les pouvais donner à la gloire de Dieu ; et je suis encore dans ce même soin, pour ne connaître nuls vrais pauvres ; et vous et moi ferons mieux de garder nos biens que de les donner aux méchants pour avec iceux devenir pires.

6. Mais il faut bien garder que nos cœurs ne soient jamais attachés à nos richesses. Car il vaudrait mieux en tel cas les jeter toutes en la mer plutôt que ces mêmes richesses servent à pécher en nous-mêmes ou ès autres de ceux qui les voudraient bien avoir pour vivre à l’aise en paresse ou en aucuns autres péchés. Voilà mon sentiment selon les lumières que Dieu me donne pour satisfaire aux deux demandes que m’avez faites en la vôtre : faites en votre profit : vous êtes libre de suivre mon conseil ou de le laisser. Je n’ai rien là-dedans que le désir de la perfection de votre âme. Ce que vous assure celle qui demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

Par ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Ce 12 Janvier, 1673.

 

 

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XXIIIe LETTRE.

 

Dans tout et avec tous soyez bien circonspects.

 

Que tout se doit faire sans confusion. Il faut se servir soi-même et les autres dans la nécessité, et ne souffrir qu’on nous serve pour argent (lorsqu’on peut l’éviter), mais seulement par charité. Tout se doit faire dans la pauvreté d’esprit. Il est nécessaire de bien connaître le mal. Il ne faut pas communiquer la vérité à ceux qui ne cherchent pas d’en profiter : cela ne faisant que nous distraire, et donner aux méchants sujets de persécuter.

 

Mon Enfant,

 

J’Ai reçu la vôtre du 12 de ce mois, et aussi celle de votre Mère et de Jacob Taube, et je vous réponds pour tous ensemble, priant de dire au dit T. que je n’ai pas loué de maison à Fredrik-stat pour mettre mes meubles, comme je lui avais proposé ; parce que je n’ai pas connu que telle était la volonté de Dieu ; mais l’ai prise à Husum, où Mr. Tiellens est arrivé avec tous ses meubles et une partie des miens. Mais je ne crois point que ledit T. saurait demeurer immolesté des Prédicants audit Husum, s’il y était connu et découvert. C’est pourquoi j’ai donné charge à quelqu’un de mes amis de louer audit Fr. quelque portion de maison, ou une petite entière, où ledit T. pourra demeurer seul avec sa femme, et venir quelquefois auprès de moi lorsqu’il sera de besoin. Je n’ai point encore d’assurance si ladite place est louée ou non : sitôt que je le saurai je l’avertirai.

2. Quant à votre Mère, je ne vois encore d’apparence qu’elle puisse venir auprès de moi ; parce que je ne sais encore assurément où je me tiendrai, et n’ai encore de ménage formé ni réglé pour prendre diverses personnes. Car je n’ai encore ni serviteur ni servante ; et une personne d’âge, comme elle est, serait plus propre d’être servie que de servir elle-même. Je suis obligée de me servir moi-même et les autres. Mais je le fais par nécessité, pour n’avoir autres personnes propres à cela ; et si je les trouvais, je sais mieux employer mon temps qu’en des services corporels, lesquels je rends volontiers aux enfants de Dieu, si je n’avais point autre emploi pour la perfection de leurs âmes, qui est plus noble que le corps : de tant plus que plusieurs personnes sont propres aux services extérieurs, et fort peu à l’entretien avec Dieu. Ce qui étant rare, il faut donner du temps à ceux qui y sont arrivés, au lieu de les distraire par des soins des choses temporelles.

3. Mais je n’ai pas encore des gens assez pour me pouvoir décharger de cet emploi sur iceux. Il y en a assez qui entreprendraient cela pour gagner de l’argent ; mais je ne peux me faire servir de semblables personnes aussi-longtemps que je les peux éviter ; et j’aime beaucoup mieux à servir moi-même que d’avoir auprès de moi des personnes qui travaillent pour gagner les biens de ce monde : parce qu’elles me semblent des esclaves du Diable ; et aussi longtemps que je n’en trouve pas d’autres, je me distrais volontiers de mon entretien intérieur pour rendre aux enfants de Dieu les services nécessaires. Mais je ne me veux pas surcharger des personnes qui ont besoin de services avant que j’en aie avec moi de celles qui sont capables de les servir, ou autrement ce serait un ménage déréglé, lequel ne pourrait longtemps subsister ; puisque les vieilles ou infirmes personnes n’auraient pas ce qui leur convient. C’est pourquoi il me semble que votre Mère ferait mieux d’attendre que j’eusse un ménage tout formé, puisqu’on me dit qu’elle est vieille et peu forte. Je l’avais destinée pour prendre soin du ménage et avoir une jeune fille sous elle pour faire les labeurs, mais je n’ai pas encore de jeune fille à lui donner, et n’en peux nulles chercher. Il faut que Dieu me les envoie ; et je ne sais aussi si votre Mère saurait bien régir le ménage selon que Dieu demande qu’il soit régi : parce qu’elle a suivi (sans doute) le train du monde, et n’est point accoutumée de si bien ménager comme le requiert la pauvreté d’esprit, qui se doit contenter de la seule nécessité, épargnant le surplus pour l’assistance des autres.

4. Car j’ai bien la commodité de me bien traiter en toute abondance, et les personnes qui sont avec moi aussi : néanmoins nous nous contentons de la seule nécessité. Je ne peux savoir si votre Mère serait bien contente de cela, ni ce qu’elle voudrait bien faire pour la communauté. C’est pourquoi j’attendrais volontiers encore un peu, craignant qu’elle ne serait ici pas assez contente. J’attends quelques femmes de Frise, et verrai si icelles seront capables de me soulager au regard du temporel ; ou si les jeunes-hommes le feront eux-mêmes. L’on me dit que P. W. est assez propre à cela ; mais je ne lui ai encore parlé, et ne sais s’il est assez désintéressé, et s’il veut bien servir pour avoir seulement la nourriture et les vêtements. S’il cherche autre chose, je ne le tiendrai point.

5. Vous dites d’être bien las de demeurer au monde ; de quoi je ne m’étonne point : car tant plus que vous découvrirez sa malice, plus de dégoût en aurez-vous. Je ne crois point que vous ayez connu jusqu’à présent la malice des hommes. Vous avez aimé le bien ; mais point assez connu le mal, pour le haïr et l’éviter, vous étant imaginé qu’il fallait toujours avoir bonne opinion de son prochain. Ce qui est très-mauvais : à cause qu’on se laisse facilement tromper du mal qu’on ne connaît pas. Pour moi, je crois qu’il est plus nécessaire au salut de nos âmes de découvrir le mal que de connaître le bien. Car par le mal inconnu on est facilement vaincu. Il vous faudra encore apprendre beaucoup de choses lorsque serez auprès de moi, et vous découvrirez assurément qu’en plusieurs choses vous avez pris le mal pour le bien et le péché pour vertu.

6. Et si j’avais eu à vous conseiller, je n’aurais jamais trouvé bon de parler à vos Prédicants : puisque ce parler n’a fait que du mal à vous et à eux. Car ils vous ont souvent ébranlé, et eux ne sont point amendés, mais beaucoup empirés par les calomnies qu’ils font de mes écrits, en blâmant la Vérité. Il vaudrait beaucoup mieux que vous eussiez demeuré en silence, et tenir caché en votre cœur les lumières que Dieu vous a données, sans les aller déclarer à des personnes qui en sont si indignes et nullement disposées à en profiter, comme sont ces Prédicants qui ne tendent point à découvrir la Vérité de la vraie Vertu, mais seulement à se maintenir en état et honneur, afin d’avoir de quoi dominer en ce monde : et tout ce qu’ils entendent de contraire à cela est leur ennemi : parce que si véritablement ils prenaient à cœur la vérité de Dieu, il faudrait que tous leurs édifices se renversassent, et ils ne pourraient plus dominer sur la terre, comme ils désirent de faire. C’est pourquoi ils résistent toujours à la Vérité et la voudraient bien étouffer, afin que leurs erreurs ne soient pas découvertes. Mais les personnes bonnes et simples pensent qu’ils tiennent la place de Dieu et qu’il faut les écouter, sans apercevoir qu’ils sont les conducteurs aveugles prédits par Jésus Christ, desquels il se faut bien donner de garde ; puisqu’ils en séduisent plusieurs. Bienheureux celui qui les découvre et évite. Il est très-bon qu’ils vous ont retranché de leur communion des saints ; car il fallait que vous vous en retirassiez de vous-même, puisqu’ils ne sont point de la communion des saints, et qu’on ne doit demeurer en d’autres communautés. Vous avez donné le pain des enfants aux chiens en leur baillant mes écrits ; puisqu’iceux sont l’aliment des enfants de Dieu, et non point des personnes qui à la façon des chiens aboient ce qu’ils ne connaissent point. Car les personnes charnelles n’entendent point les choses spirituelles, et les mordent par des mépris et calomnies. Il vous les faut mépriser ; et dire seulement, s’ils ont quelque chose à redire ou blâmer en mes écrits, qu’ils me le devraient avertir, et point les mépriser aux autres, qui ne peuvent point amender mes défauts, si aucuns j’en avais commis en écrivant. Mais ils sont les pharisiens de notre temps, qui crient : Crucifiez-la, sans dire quel mal j’ai fait. Laissez-les en arrière et tâchez de perfectionner votre âme : avec cela vous vaincrez tous les hommes en général.

7. Le Diable a pour l’ordinaire cette invention de mouvoir les commençants en la Vertu à les faire sortir d’eux-mêmes afin d’aller convertir les autres avant qu’ils soient convertis eux-mêmes : et par ainsi il les distrait, et ne profitent rien aux autres. Ne faites plus ainsi à l’avenir, mais retirez-vous à l’intérieur de votre âme, et tâchez de trouver là l’entretien avec Dieu ; et alors vous mépriserez tous égards humains, et il vous suffira de plaire à Dieu seul. Ce que vous souhaite celle qui demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De proche le Château de Gottorp

le 14/24 d’Avril, 1672.

 

 

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XXIVe LETTRE.

 

Choquer le mal en temps, le juste le peut faire.

 

Qu’il est bon et permis aux justes de se prémunir, porter armes, et se défendre contre les attaques des méchants pour la justice, la vérité, l’innocence, la gloire de Dieu : mais non d’agir par haine et vengeance, ni un Chrétien attaquer l’autre, ni pour des intérêts temporels, ordinairement vains ou injustes. Ceux qui fuient le travail et aiment leurs aises, repos, et le plus avantageux, ne sont propres à être des pierres de la Nouvelle Jérusalem : mais ceux qui embrassent la bassesse, les souffrances, et la Vie Évangélique ; sans quoi il ne profite de fuir les fléaux, ni de converser avec les enfants de Dieu.

 

Mon bon Ami,

 

J’Ai reçu vos deux lettres le dernier du 25 d’Août de cet an, et n’ai point trouvé matière pour répondre à la première, comme à cette seconde, en laquelle vous me demandez conseil de diverses choses. Premièrement, si vous pouvez bien demeurer au pays de Frise pendant ces guerres ; puisqu’on y a fait lever de trois hommes l’un pour aller à la guerre se défendre contre leurs ennemis ; ou bien pour aller travailler aux remparts à la fortification des villes ? disant que vous ne savez pas si l’un ou l’autre vous est permis de faire en conscience. À quoi je réponds qu’il est toujours permis en conscience de travailler, et même que le travail est en soi bon et salutaire, ordonné de Dieu. Et si le Magistrat ou Supérieur vous ordonne d’aller travailler aux remparts, vous le devez faire pour leur obéir ; vu que ce n’est point chose mauvaise, et que vous êtes obligé d’obéir, et aussi de travailler pour accomplir la pénitence que Dieu a donnée en Adam à tous les hommes qui sortiront de lui. Mais vous ne devez avoir d’autre fin en ce travail que l’obéissance à Dieu et à Vos Supérieurs, sans former une conscience erronée que vous feriez mal d’aider à se fortifier contre des ennemis ; puisqu’il faut empêcher autant qu’on peut qu’ils ne nuisent à personne. Car un semblable travail se peut même faire par une Charité Chrétienne. C’est bien loin d’offenser Dieu en le faisant.

2. Je trouve un peu de différence entre porter les armes et aller à la guerre, et de travailler au rempart : parce que l’un est plus dangereux que l’autre pour émouvoir les passions vicieuses des hommes à la colère ou à la vengeance contre ceux qui veulent guerroyer : autrement, porter les armes (en soi) n’est point chose mauvaise, puisque Dieu l’a si souvent commandé à ses Saints Prophètes. Vous savez que David a guerroyé tout le temps de sa vie, pendant que Dieu disait qu’il était un homme selon son cœur ; et si porter les armes était une chose mauvaise en soi (comme les Mennonistes l’estiment), Jésus Christ n’aurait point commandé à ses Apôtres de prendre les armes lorsque ses ennemis le poursuivaient, en leur disant : Prenez l’épée, et si n’avez point d’argent pour en acheter, vendez votre robe pour acheter des épées ; car l’ennemi vient, etc. Ce témoignage de Jésus Christ doit faire évanouir de l’esprit de votre Secte l’imagination qu’elle s’est imprimée d’être mauvais et contre la conscience de porter des armes ou d’aller à la guerre : puisque ces choses en soi font très-bonnes, et de Dieu ordonnées et approuvées.

3. Mais ces Anabaptistes n’entendent point les Écritures, et en tirent un sens tout renversé, faisant conscience de ce qu’ils doivent estimer vertu. Car c’est un zèle de Dieu de s’opposer au mal à son possible ; et personne ne peut aimer le bien sans haïr le mal ; et personne ne peut être vraiment juste sans haïr l’injustice, autant ès autres qu’en soi-même ; et cette haine oblige un zélateur de l’honneur de Dieu à reprendre, frapper, voire tuer l’injuste et le malfaisant ; comme Moïse tua l’Égyptien qui maltraitait son frère, et comme Élie tua 450 faux Prêtres en sa furieuse colère. C’est en quoi l’Écriture dit : Courroucez-vous, mais ne péchez point. C’est de cette sainte colère qu’elle parle, qui s’émeut pour défendre la justice ou l’innocence, la gloire de Dieu et sa Vérité. En tous ces cas l’on se peut bien courroucer, porter les armes, aller à la guerre, battre et tuer sans pécher, et même en obéissant à Dieu ; comme ont fait les Sts. Prophètes Anciens.

4. Par où l’on voit que Menno, l’Inventeur zélé de votre Secte, a grandement erré, de condamner tous ceux qui portent les armes pour quelque occasion que ce soit. Il a par là rempli d’erreur et de superbe tous ceux qui l’ont suivi et le suivront à l’avenir. Car il est faux que de porter les armes en soi est chose mauvaise ; mais au contraire c’est une chose très-bonne, en diverses occasions, laquelle empêche souvent beaucoup de mal. Car les hommes de maintenant sont si corrompus qu’ils ont entièrement perdu la crainte de Dieu, voire la crainte de la Justice temporelle. Et s’il n’y avait point des armes et des bourreaux, ils se tueraient l’un l’autre, et déroberaient sans souci ; espérant sur le crédit de la justice publique, ils feraient toute sorte de maux sans refrein ; puisque divers Juges font corruptibles et se laissent corrompre pour argent. En sorte qu’icelle n’est plus capable de maintenir les malfaisants en leurs devoirs sans qu’ils voient des défenses péremptoires qui les empêchent à mal faire.

5. Par exemple, si les justes ne pouvaient porter des armes pour se défendre, les méchants les extermineraient tous ès occasions. Car ayant perdu la crainte de Dieu, rien ne les retiendrait de ce faire. C’est pourquoi le juste a besoin de nécessité de porter armes défensives ; ou autrement il sera cause que le méchant le meurtrira, s’il l’offense. J’ai moi-même expérimenté cela, et été poursuivie de mes ennemis, à dessein de me meurtrir, s’ils eussent pu en me trouvant ès chemins à l’écart. Mais comme mes amis portaient des armes et se mirent en posture de les empêcher, ils eurent l’épouvante, et n’osèrent tirer sur moi, craignant d’être eux-mêmes tués ; parce que l’Écriture dit : Qui frappe ou tue par armes sera aussi tué par icelles. Mais s’ils n’eussent pas vu effectivement des armes, ils se fussent bien moqués des menaces de l’Écriture, en pensant que le crédit est long qui attend jusqu’à ce que la justice les appréhende, laquelle ils espèrent aussi de corrompre par argent. C’est pourquoi il est bon de porter des armes, afin d’empêcher que le méchant n’effectue point toute sa malice.

6. Mais il n’est pas bon de les porter pour outrager ou blesser son prochain par haine ou par colère. Cela est défendu par le commandement d’aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même. Car si on aime son prochain comme soi-même, on n’aura garde de le blesser et tuer avec des armes, ne soit par un précis commandement de Dieu, comme il donna à Abraham de tuer son fils Isaac ; ou par une justice que Dieu a plantée en l’âme d’Élie qui tua 450 faux prêtres, et en l’âme de Moïse qui tua l’Égyptien. Car Dieu n’avait pas précisément commandé à l’un ni à l’autre de tuer ces personnes. Mais la justice de Dieu, laquelle résidait en l’âme de l’un et de l’autre, s’émut dans l’occasion en laquelle Moïse tua l’Égyptien à cause du tort qu’il faisait à son frère ; et le Zèle de la gloire de Dieu, qui résidait en l’âme d’Élie lorsqu’il vit ces faux Prêtres induire le peuple à l’Idolâtrie, ce Zèle s’émut en lui, afin d’empêcher qu’iceux ne fissent plus de si grands maux.

7. Mais si une personne voulait tuer ou porter des armes pour nuire en quelque façon à son prochain par passion ou appétit de vengeance, icelui offenserait grandement Dieu ; puisqu’à lui seul appartient la vengeance, et point aux hommes, pour la prendre l’un contre l’autre.  Cela n’est point Chrétien ; puisque Jésus Christ dit : Aimez-vous l’un l’autre. Ce qui est dit à tous chrétiens. En sorte qu’il n’est point permis à nuls Chrétiens de guerroyer l’un contre l’autre, puisque Jésus Christ leur a commandé de s’aimer. Il ne faut point leur permettre seulement qu’ils guerroient par ensemble, mais les obliger qu’ils aiment leurs frères Chrétiens, puisque l’Écriture dit que celui qui hait son frère est homicide.

8. C’est pourquoi je ne vous conseille point, mon Ami, de porter les armes, ni d’aller à la guerre qui se fait maintenant ; puisque je ne vois en icelle ni gloire de Dieu ni justice, et me semble qu’elle n’est suscitée que pour l’intérêt temporel des Potentats. Ce qu’il ne faut point maintenir sans juste cause, et d’ailleurs que je ne vous connais point si mortifié en vos passions pour bien tenir la règle de justice en votre colère, pour pouvoir combattre sans animosité partiale. C’est pourquoi il vaut mieux fuir que prendre les armes ou aller à la guerre en telle occurrence, Chrétiens contre Chrétiens, pour les avantages de quelques biens temporels, lesquels ne méritent pas tous ensemble qu’un Chrétien haïsse l’autre ; vu que la haine du prochain donne la damnation, et que tous les biens du monde ne peuvent sauver une seule âme. Si un Roi est grand, ou un Prince riche, cela ne fera rien à notre salut. C’est pourquoi il ne vous faut point attirer ces choses, ni porter cette querelle de paroles ou d’effet ; mais tâcher de perfectionner vos âmes, et les rendre agréables à Dieu, sans vous entremettre ès guerres civiles. Car nous avons assez à guerroyer en nous-mêmes, tant nos propres passions que le Diable qui nous tente jour et nuit afin de nous perdre. Cet ennemi intérieur donne assez d’exercice à l’homme de bonne volonté, s’il y veut prendre égard, sans qu’il ait de besoin de se mêler des guerres civiles, desquelles il ne rendra point compte à Dieu, comme il fera bien de sa propre Âme. Voilà le conseil que je vous donne sur le fait de porter les armes ou d’aller à la guerre.

9. Et pour le 3e point, que vous demandez, si j’ai de la commodité en Nordstrand pour vos amis, qui s’y voudraient retirer pour y vivre en travaillant solitairement, hors de beaucoup de dangers qu’il y a maintenant de converser parmi les hommes ? je ne vous sais que répondre, puisque je ne suis point moi-même encore pleinement établie en mes droits de Nordstrand, et ne sais assurément si j’y serai à l’avenir. J’attends en cela la disposition de Dieu ; et je crois que si les cœurs des hommes étaient véritablement disposés à une vraie conversion, et résolus d’embrasser la pénitence, que Dieu me donnerait en brief une paisible jouissance de Nordstrand, pour la retraite de ses Amis. Mais les cœurs des hommes n’étant encore disposés à cela, Dieu retarde l’effet de ses promesses, et ne me donne point les moyens d’assister les personnes de bonne volonté, parce qu’icelles n’ont les forces de les mettre en effet. J’ai déjà eu en Nordstrand diverses de ces personnes, et ne les ai point trouvées telles qu’elles pensaient être ; et au lieu d’y chercher d’y faire pénitence, elles y ont cherché l’abondance et leurs aises, aimant plus le repos que le travail. Ce que presque un chacun fait par tout le monde ! Et il ne faut point sortir de sa patrie ou de sa maison pour se chercher soi-même. Car on peut faire cela partout : aussi longtemps que la personne suit les mouvements de sa nature, elle prendra toujours le plus beau et le meilleur, le plus aisé et agréable à ses sens.

10. Mais une personne qui est renée en l’Esprit de Jésus Christ prendra toujours le moindre, la dernière place, et les souffrances, à l’imitation de son Maître Jésus Christ. De semblables sont propres à être des pierres pour servir à l’édifice de la NOUVELLE JÉRUSALEM ; mais point de celles qui vivent encore selon les mouvements de leur Nature : parce qu’icelle, étant corrompue, engendre toute sorte de maux dans l’âme de celui qui la suit.

11. Si ces Amis desquels vous me parlez sont résolus de renoncer à eux-mêmes, d’embrasser la croix, et suivre Jésus Christ, je crois bien qu’il leur serait utile de sortir de Frise et d’avoir notre conversation : mais s’ils ne sont point venus à cette résolution, ils feront bien de demeurer où ils sont et d’embrasser les fléaux des guerres que Dieu envoie pour punir leurs péchés. Car il profiterait peu à leurs âmes de se délivrer de ces fléaux, lesquels nous avons justement mérité par nos péchés, et qu’iceux dussent être châtiés en ce monde ou en l’autre ; et il serait fort-peu utile à la perfection de leurs âmes de me suivre ès lieux où je vais, si en effet ils ne me suivent au renoncement de leurs propres volontés pour les abandonner à celle de Dieu ; vu que tous ceux qui ont suivi Jésus Christ même n’ont point été sauvés. Car on lit en l’Écriture Ste que plusieurs diront à Jésus Christ : Nous vous avons suivi, voire en votre Nom fait des miracles ; et que lui répondant disait : Je ne vous connais point. Or si ceux qui ont suivi Jésus Christ et avec lui conversé, voire reçu le don de faire des miracles, n’ont point été reçus de Jésus Christ, combien moins obtiendront la véritable Vertu ceux qui converseront avec une simple créature comme je suis, sortie de la masse corrompue d’Adam, comme tout le reste des hommes ? Et si ces personnes de qui vous m’écrivez ne veulent effectivement renoncer à elles-mêmes pour embrasser une Vie Évangélique, ce serait en vain de changer de place et de converser avec moi ; vu que je ne leur peux donner la grâce de Dieu par ma présence corporelle ; et que je ne suis seulement que comme une chandelle, pour éclairer les âmes et leur faire voir le chemin de la véritable vertu, et aussi les accompagner en icelui si elles y veulent cheminer. Mais je ne les peux forcer à rien, vu que Dieu les a créées toutes libres. Et tout le plus grand avantage qu’il y a d’être auprès de moi, c’est que je reprends les vices et imperfections de ceux que j’aime, lesquels ne peuvent demeurer imparfaits par ignorance, puisque je les avertis en tout point lorsqu’iceux le veulent bien souffrir ; sur quoi vos amis se peuvent aviser, et faire ce qu’ils jugeront être le plus salutaire à leurs âmes, à quoi je prie que Dieu les assiste, en demeurant d’eux, comme de vous, très affectionnée en Jésus Christ.

 

De Holstein le 5 Sep-

tembre, 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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LES

 

PIERRES

 

De la

 

NOUVELLE  JÉRUSALEM.

 

 

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T R O I S I È M E    P A R T I E.

 

Où l’on voit quelles indispositions rendent les hommes incapables à devenir des vrais Chrétiens, impropres et non-recevables à entrer dans l’Édifice de Dieu et à être des pierres de Jérusalem.

 

 

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XXVe LETTRE.

 

Laissez l’irrésolu, sans foi, intéressé.

 

Qui ne veut la perfection et n’a de foi pour les promesses de Jésus Christ ne peut être conseillé ; et que les enfants de Dieu n’ont à conseiller ni à assister ceux qui veulent demeurer du monde, ou s’en retirer par des motifs humains.

 

Mon bon Ami,

 

VOus me demandez conseil et assistance pour savoir ce que vous ferez pour retrouver le vrai Christianisme. Ce qu’il vous faut chercher en l’Évangile, puisque Jésus Christ et ses Apôtres ont enseigné à tous Chrétiens ce qu’ils doivent faire lorsqu’ils veulent être parfaits. Il reste à vous de savoir si vous voulez cette perfection ou non ; puisque Jésus Christ l’a conseillé seulement à ceux qui veulent, et point aux autres : et vous ne pouvez jamais avoir de personne meilleur conseil que celui qu’il a donné à tous Chrétiens. C’est à vous seul de savoir si vous êtes disposé à le suivre ou non.

2. De ce que vous demandez si vous pourrez bien vivre avec votre femme et enfants en un pays étranger, je ne vous puis répondre à cela, pour ne savoir comment vous voudriez vivre. Mais je sais bien que Jésus Christ a dit qu’il ne faut point travailler pour la viande qui périt, ni avoir soin du lendemain ; disant qu’il nourrit bien les oiseaux du Ciel. Mais je ne sais combien vous avez de foi ès promesses de Jésus Christ qui dit : Cherchez le royaume des Cieux, et le reste vous sera donné. Et si véritablement vous cherchez le Royaume des Cieux, il ne se faut soucier du reste : puisque Dieu nous l’a promis, il ne manquera jamais à celui qui cherche véritablement le Royaume des Cieux et sa justice.

3. Cela est bien plus assuré que tout mon conseil et mes assistances, sur lesquels il ne se faut appuyer ; de tant plus que je ne sais donner conseil ni assistance à ceux qui cherchent encore quelque chose sur la terre : parce que ceux-là se conseillent bien eux-mêmes ; et l’Écriture dit que les enfants du Monde sont plus prudents en ces choses que les enfants du Royaume ; en sorte que mon conseil en choses temporelles serait moindre que le vôtre ; et mon conseil en choses spirituelles ne peut être meilleur que ceux que Jésus Christ a donnés, et a laissé un chacun libre de les suivre ou les délaisser.

4. Mais si vous quittez seulement votre pays de Frise pour les guerres, vous ne serez rien plus qu’un méchant, lequel se délivre volontiers des tribulations de cette vie. Mais si vous le quittez pour mieux servir Dieu en autre lieu que là où vous êtes, il ne faudrait en ce cas avoir soin de ce que vous boirez, mangerez, ou serez vêtu. Car Dieu donne tout cela à ses fidèles serviteurs : et tout ce que j’ai dans le monde est destiné à l’assistance de tous ceux qui sont en cette disposition, sans excepter personne. Voilà la réponse à toutes vos demandes, avec quoi je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De proche le Château de Gottorp

en Holstein, le 8 Avril, 1672.

 

 

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XXVIe LETTRE.

 

Laissez suivre à qui veut son inconstant caprice.

 

À un Frison capricieux et inconstant, qui faisait semblant de vouloir embrasser la Vic Évangélique, quoiqu’il ne cherchât que son propre, ses avantages, et l’accomplissement de ses inconstantes fantaisies, qu’il suit encore à présent dans la secte des Trembleurs en calomniant la personne qui ne l’a pas voulu admettre au nombre des frères, ni condescendre à ses volontés, pour les sujets ici marqués.

 

Mon bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre du 18 de ce mois, par laquelle vous me demandez conseil pour savoir si demeurerez en Nordstrand, ou si retournerez à Husum. En quoi je ne vous puis conseiller ; à cause que vous êtes Maître et Seigneur de votre propre Volonté, et accoutumé à la suivre. Vous dites que désirez une demeure à part : ce que j’approuve, et ai toujours trouvé bon que les personnes mariées aient chacune leurs demeures à part. Mais de savoir si vous prendrez la vôtre en Nordstrand ou à Husum, c’est à vous d’y penser, et résoudre cela selon que trouverez le meilleur pour vous. Quant à moi, je n’ai rien là-dedans ; et suis autant contente de l’un que de l’autre. Tous les conseils que j’ai à donner sont d’embrasser une Vie Évangélique. Pour le reste, c’est peu de chose.

2. Et il ne faut point que vous fassiez ou laissiez quelque chose pour moi ; puisque je ne cherche ou désire rien en ce monde : et si je fais imprimer mes écrits, c’est pour le bien et le salut des autres ; et il n’y a rien en cela pour moi que des labeurs et dommages. Et si je prends Nordstrand, ce n’est que pour y pouvoir assister les Enfants de Dieu, puisqu’une petite chambrette me suffit pour tous les jours de ma vie. En sorte que je n’ai ni profit ni dommage si vous demeurez à Husum ou en Nordstrand. Faites en cela ce que vous jugez le meilleur pour le salut de votre âme.

3. Car je ne suis point résolue à vous prendre pour un serviteur à gage, non plus pour l’imprimerie que pour labourer en Nordstrand ; parce que cela n’est point Chrétien, et ne peut de moi être mis en pratique. Car j’ai de la peine à voir les gens du monde travailler pour gagner de l’argent, combien en aurais-je davantage de voir les enfants de Dieu travailler pour avoir des gages ? Je ne le saurais supporter sinon autant que je serais en la nécessité de leur travail ; et cela pour aussi longtemps que je ne m’en pourrais passer. Ce qui n’est pas maintenant : car il n’est point nécessaire que je fasse imprimer davantage, vu que j’ai donné déjà un jour assez de mes écrits pour faire connaître aux hommes de bonne volonté l’esprit qui me régit, s’ils avaient le désir et la volonté de le suivre, et de mettre en pratique ses enseignements ; et je n’ai pas de besoin de m’élargir davantage par écrit, puisqu’un chacun peut trouver en ce qui est jà imprimé des lumières plus que suffisantes pour bien régler sa vie et devenir un vrai Chrétien ; quoique je voie avec déplaisir que si peu font cela par effet, voire entre ceux qui ont quitté le monde, et désirent de devenir vrais Chrétiens.

4. Je les trouve encore tous vivants selon leurs natures corrompues, se cherchant eux-mêmes et suivant leurs propres volontés. En sorte que je peux dire avec vérité que je suis stérile et n’ai point encore un enfant qui ait humé l’esprit qui me possède. C’est pourquoi je ne me peux joindre avec ni être liée du lien de charité, comme je désire ; car je voudrais n’être qu’un cœur et qu’une volonté, tous Chrétiens ensemble dans l’esprit de Jésus Christ, et je trouve, à tous, leurs cœurs et leurs volontés divisées, en se contredisant presque en toute chose : et au lieu d’avoir tous en général et un chacun d’eux en particulier soumis leurs volontés à celle de Dieu, je vois qu’un chacun aime la sienne propre et la veut suivre à quelque prix que ce soit : si bien que je profite peu de leur faire connaître la volonté de Dieu, aussi longtemps qu’iceux ne sont point prêts et disposés résolument à la suivre ; puis que cette connaissance leur servira plus grande condamnation, vu qu’il est écrit que celui qui a connu la volonté du Père et ne l’a point faite sera battu de beaucoup de coups. Je connais la Volonté de Dieu presque en toute chose, et lorsque je la déclare à ceux qui sont avec moi, iceux ne sont point portés à l’effectuer, aimant mieux suivre les mouvements de leurs Natures corrompues que la Volonté de Dieu lorsqu’icelle est contraire à leurs propres inclinations naturelles.

5. Et vous n’êtes pas exempt, Mon Ami, de ce défaut. Car vous suivez avec ferveur vos propres inclinations, et les mettez en effet autant qu’il est en votre pouvoir ; et je crois que si vous étiez riche, vous ne dénieriez rien à votre propre volonté, et ne viendriez point auprès de moi pour apprendre la volonté de Dieu, mais prendriez pour icelle vos propres mouvements, et les suivriez en pensant bien-faire. Si peu êtes-vous avancé en la connaissance de vous-même et en la vraie vertu. Ce qui empêche que ne pouvons demeurer par ensemble, ni faire aucune alliance ou communauté de biens ou de travaux ; puisque nous ne butons pas à la même fin ni au même état de la perfection Chrétienne. Car je n’aime et ne cherche plus rien que les choses Éternelles, et vous cherchez encore ce qui est du temps ; et je ne bute qu’à procurer la gloire de Dieu, et vous butez encore à votre propre accommodement, à vos aises et propre avantage, quoiqu’un vrai Chrétien ne doive plus se chercher soi-même, mais la gloire de Dieu et l’assistance de son prochain, à quoi il doit travailler nuit et jour, avec plus de soin que les personnes du monde ne travaillent pour gagner de l’argent ou s’enrichir de biens de fortune.

6. Mais on voit tout le contraire, lorsqu’on cherche de vivre à son aise au service de Dieu, auquel on doit plus peiner et travailler qu’au service du monde ; vu que la Vie Éternelle mérite bien plus que cette vie temporelle, laquelle passe si légèrement, et qu’il faut de nécessité accomplir la pénitence que Dieu nous a mis à charge pour nos péchés. Car celui qui ne la veut point porter en cette vie, il la portera infailliblement en celle à venir, ou éternellement, laquelle pénitence éternelle est bien plus rude et pesante à porter que ne sont toutes les souffrances de cette vie présente, où on ne doit pas plaindre un peu de labeurs et d’incommodités passagères ; puisque Jésus Christ a embrassé les labeurs et travaux, les peines, souffrances et incommodités de la Vie, pour nous donner exemple, afin que soyons ses Imitateurs ; pendant qu’en voulant devenir Chrétiens, on veut peu souffrir, peu travailler, et beaucoup posséder. Ce qui est tout à fait Anti-Chrétien, et nullement Chrétien.

7. Mais on ne l’aperçoit point, pensant d’être Chrétiens pour en avoir la volonté et avoir la Doctrine de Jésus Christ en spéculation. Ce qui n’est point véritable ; et je tiens que l’Enfer est tout pavé de personnes qui ont eu bonne volonté et ne l’ont point mise en effet ; et de savoir toute la doctrine de Jésus Christ et d’avoir lu et entendu tous mes écrits sans les mettre en pratique, ce n’est que vanité et vaine curiosité. Or vous avez été ému en lisant mes écrits à quitter le monde pour embrasser la Vie Évangélique ; et il semble qu’à ces fins vous avez quitté votre patrie pour venir en ce lieu étranger, ce qui est un bon commencement, et que vous avez désiré de venir auprès de moi pour découvrir la volonté de Dieu : c’est un moyen pour la pouvoir suivre. Mais tout cela n’est rien si vous ne mettez en pratique effectivement cette Vie Évangélique et ne suivez fidèlement la Volonté de Dieu, que je vous déclare. Car vous n’avez pas de besoin de savoir la volonté que Dieu me communique si vous n’avez la résolution de la suivre ; et quoique vous fassiez entendre que vous êtes résolu de la suivre, je ne trouve pas cela véritable, vu qu’en toute sorte d’occasions vous suivez ponctuellement votre propre Volonté.

8. Et pour vous faire voir cela clairement, je vous remettrai en mémoire ce qui s’est passé depuis que m’avez connu. Car sitôt que vous avez découvert mes écrits, vous les avez estimés venir du S. Esprit ; de quoi avez été plus confirmé en me parlant, et avez de là résolu de quitter le monde pour suivre Jésus Christ : et lorsque vous avez entendu que je faisais imprimer en ma maison d’Amsterdam, vous y êtes venu à dessein d’y travailler pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ; et y étant, vous y avez trouvé tant de contentement que souhaitiez de pouvoir être occupé tous les jours de votre vie dans un emploi si salutaire, comme était cette imprimerie, laquelle votre compagnon J. Æ. disait de ne point vouloir quitter pour gagner cent florins par jour ; mais peu après pour quelque mécontentement que vous avez eu contre E. D. L., vous avez abandonné cet ouvrage, et êtes parti pour Frise, sans me l’avertir, en laissant l’ouvrage imparfait, sans vous soucier du dommage et de la confusion qui en pourrait arriver, cherchant plus votre propre inclination que le bien public. De là vous avez encore désiré de venir auprès de moi, et m’avez fait dire, et vous-même écrit, que vous souhaitiez bien d’avoir une petite demeure à Husum, afin de demeurer auprès de l’imprimerie ; bien que les autres iraient en Nordstrand, vous priiez de demeurer à l’imprimerie ; à cause que vous l’aviez bien appris et étiez devenu habile : et en suite de vos désirs, j’avais donné charge de louer une petite maison pour votre particulier. Ce qui n’a point réussi selon mes ordres, de quoi avez été content, aimant mieux de demeurer auprès de moi qu’en votre particulier. Mais sitôt que vous avez trouvé un peu de contradiction parmi les frères, vous avez désiré d’aller en Nordstrand : et venant l’occasion que votre frère y allait, vous me demandiez de lui tenir compagnie, afin de voir avec lui le pays : et sitôt que vous y avez été, vous écrivez que vous y demeurerez afin d’apprendre à labourer la terre : et depuis dites que voudriez bien demeurer là pour toujours, sans vous soucier si on a besoin de vous à l’imprimerie ou non. Car ce vous est assez de suivre les mouvements de votre nature, qui change à tout moment, et veut aujourd’hui une chose pour toujours, et demain encore une autre pour toujours.

9. Ce qui ne peut venir de Dieu, lequel est ferme et stable, et ne change jamais. Car, en effet, ce qui est bon en un temps ne peut être mauvais en un autre sans se changer. Ce qui ne peut être arrivé au fait de l’imprimerie, et encore moins au fait d’embrasser une Vie Évangélique : puisque l’une ni l’autre de ces choses ne sont point changées. Car il est et sera toujours bon de suivre la Vie Évangélique, et est et sera toujours bon d’imprimer les vérités de Dieu pour ceux qui les cherchent et désirent. Ces deux choses devaient être en vous fermement arrêtées, sans les vouloir changer : pendant que n’êtes constant ni en l’une ni en l’autre. Car en un temps vous voulez être imprimeur, et en un autre voulez être laboureur ; tantôt demeurer en la ville, et peu après aux champs ; quelquefois ne voulez porter le nom de serviteur, et en après vous désirez bien de servir à gage.

10. En sorte que je ne suis nullement capable de vous conseiller aussi longtemps que voulez suivre les mouvements de la nature corrompue. Il vous faut seulement suivre votre propre volonté, et icelle vous apportera une inquiétude continuelle ; puisqu’il ne faut que suivre sa propre volonté pour aller à perdition : et pour embrasser une Vie Évangélique, il faut en toute chose renoncer à soi-même. Ce que Jésus Christ a si souvent réitéré, disant : Qui veut être mon disciple, qu’il renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix, et me suive ; avec tant d’autres passages ; et aussi celui qui dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous.

11. Vous semble-t-il, mon ami, qu’en effet vous renonciez à vous-même, et que vous voulez faire pénitence ? Pour moi, je ne saurais rien voir de semblable en vous ; mais, au contraire, je vois qu’en effet vous aimez vous-même, et suivez en tout votre propre volonté. Mais vous êtes libre de ce faire : personne ne vous peut empêcher. Je veux bien avoir des enfants qui volontairement font la volonté de leur Père ; mais point des esclaves, qu’il faut contraindre à travailler à la vigne du Seigneur. Si vous voulez suivre la volonté de Dieu, je vous la déclarerai bien : mais si voulez suivre la vôtre, cela ne me touche ; faites-le sans mon conseil ou intervention. Car je ne veux jamais coopérer au mal sans pécher ; et suivre sa propre volonté est le plus grand mal qu’on saurait jamais faire : et partant, avisez à votre fait avant qu’il soit trop tard. Ce que vous prie de faire celle qui demeure,

 

Votre bien bonne Amie.            

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De Husum le 30 Août 1672.

 

 

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XXVIIe LETTRE.

 

Le temps fait tout connaître avec l’expérience.

 

Qu’il faut laisser faire les inconstants ce qu’ils voudront ; et mettre à l’épreuve ceux qui ont des résolutions les plus dégagées et les plus grandes, sans s’y fier avant l’expérience. Quels devraient être les effets de l’amour conjugal.

 

Mon Enfant,

 

JE vois ces Frisons si souvent changer que je ne sais que dire : car après que ** et sa femme ont été si mauvais contre nous, ils retournent maintenant d’eux-mêmes : ils ont jà fait cela plusieurs fois. Je crois que c’est le Diable qui a tant de puissance sur leurs esprits, et les fait si souvent changer. Car l’inconstance est l’une des qualités de notre commun ennemi, et les hommes ne l’aperçoivent point ; ils se laissent conduire de lui comme un Maître conduit son cheval par la bride, le faisant tourner où il veut. Je vois que M. est aussi conduit par son esprit, après s’être soumis tant de fois à la conduite du S. Esprit. C’est dommage que ces personnes se rendent ainsi eux-mêmes ennemis de leurs bonheurs pour le temps et l’éternité. Il vaudrait mieux qu’elles n’auraient jamais connu la Vérité que de ne la point suivre après l’avoir connue. Je les plains. J’en ai pitié, et ne les peux aider aussi longtemps qu’ils ne s’abandonnent pas entièrement à la Volonté de Dieu pour se laisser conduire par icelle.

2. Je la connais et la déclare aux autres, mais je les laisse à eux-mêmes ; quoique je ne puisse faire autrement ; vu que l’ordre de Mon Seigneur dit expressément : Ne retenez personne de ceux qui ne veulent pas mener une Vie Évangélique ; lequel ordre je ne dois surpasser pour plaire aux hommes, comme plusieurs voudraient bien que je fisse en les prenant auprès de moi, pleins de vices et d’imperfections, lesquelles ils ne veulent quitter, voulant persister dans leurs amours propres jusqu’à la mort. Ce qu’ils sont libres de faire, et moi libre de ne les pas accepter pour mes enfants.

3. D. B., Maître de danses, que vous avez vu à Hambourg, m’a hier écrit qu’il quittera sa femme et ses danses pour venir demeurer en Holstein ; et s’il ne peut avoir le bonheur d’être auprès de moi, qu’il travaillera au champ pour gagner sa vie, moyennant me pouvoir parler aucunes-fois. Cela ne peut venir de la nature corrompue ; laquelle cherche plutôt l’honneur et le gain temporel que la perfection des âmes ; et cet homme gagne 70 risdales par mois, et sa femme 20. Ce qui fait 90 risdales ensemble, et est en estime parmi les Grands ; pendant qu’il abandonne tout cela, aussi sa femme et son enfant, pour venir ici labourer la terre, pour avoir son aliment. Il faut que cela vienne de Dieu ou du Diable. Ce que le temps apprendra. S’il vient ici selon sa lettre, je l’envoyerai en Nordstrand, pour travailler. Ce qu’il n’est point accoutumé de faire : mais s’il l’entreprend pour Dieu, il le fera peut-être mieux qu’un autre. Tout consiste à l’expérience.

4. J’entends que la femme de J. Æ. est encore dans la tentation d’avoir son Mari auprès d’elle, par où je vois que le Diable a grande Puissance sur son esprit, Car si elle aimait Dieu et le salut de leurs âmes, elle serait bien-aise qu’il s’employât au service de ceux qui aiment Dieu. Mais elle témoigne d’aimer davantage son Mari pour la satisfaction de la chair et des sens que pour la vertu. Car si elle l’aimait d’une bonne amitié, elle désirerait toujours qu’il fût ès places et lieux là où il trouve de l’avantage pour son âme : ce qu’elle lui envie, et est jalouse lorsqu’il est auprès de nous, et prend des prétextes sur ce qu’elle ne peut être seule ou sans lui. Je crois qu’elle serait bien contente qu’il s’absentât pour la gloire ou les biens du monde, et ne veut pas être contente qu’il soit absent pour gagner le Trésor caché de la Perle Évangélique. Ce qu’elle devrait souhaiter pour elle-même. Il faut que je les laisse faire ce qu’ils voudront, puisque Dieu les a créés libres. Je pense que S. L. fait beaucoup de mal à cette femme, et qu’il l’entretient dans ses tentations ; à cause qu’il est semblablement tenté et ne goûte pas bien les choses spirituelles : s’il les prise en un temps, il les méprise en l’autre ; et on ne voit partout qu’inconstance.

 

Le 8 Juillet, 1673.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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XXVIIIe LETTRE.

 

La croix, l’amour, le peu, nous éprouvent et marquent.

 

Il faut souffrir les croix, ne distraire une personne qui écoute Dieu, embrasser la Vie Évangélique, souffreteuse, laborieuse, charitable, pauvre d’esprit, éprouver les personnes, retenir les unes et renvoyer les autres. La marque infaillible d’humilité et de superbe. Il faut se disposer librement à ce que Jésus Christ renaisse dans nous.

 

Mon Enfant,

 

J’Ai reçu la lettre de V. V. V., lequel se plaint de la saleté des enfants, qui lui font perdre le repos de la nuit : si bien que je ne sais contenter personne ; car l’un se plaint d’une chose, et l’autre de l’autre. Mais si on était tous abandonnés à Dieu, plus personne ne se plaindrait de rien, et un chacun serait content de la croix qu’il a à porter en diverses occasions, les prenant également de la main de Dieu, pour ce petit temps passager. Car tout ce qui est au monde est inconstant et change souvent, et nous ne pouvons vivre en ce monde sans souffrir quelque chose : aussi ne devons pas désirer de vivre sans souffrances : puisque notre vie est un temps de pénitence, il la faut porter volontairement, ou attendre d’en porter une bien plus pesante après notre mort.

2. C’est pourquoi nous devrions embrasser toutes les croix qui nous arrivent, et dire avec S. André, qui baisait la croix où il allait mourir, en disant : ô BONNE CROIX ! Et nous pensons tous arriver au même Paradis où il est allé, sans souffrances ou sans croix ! Ce qui ne se peut faire, comme Dieu me l’a souvent fait entendre, et fait prendre la résolution d’embrasser toutes les diverses croix que je rencontre en divers lieux : et lorsque je ne peux éviter que les personnes m’affligent, je l’endure patiemment, et voudrais qu’un chacun fit ainsi, puisque cela est agréable à Dieu.

3. S’il arrivait que quelqu’un des gens sortît de Nordstrand, je ne veux nullement les recevoir en ma maison ; puisque je ne puis mener une vie si distraite que de loger ainsi un chacun, tant hommes, femmes, qu’enfants ; je ressemblerais, en ce faisant, plus à une tavernière qu’à une personne qui doit écouter Dieu parler. Ces inquiétudes et soins de ménage avec mes labeurs ont duré trop longtemps à mon gré. Il y faut mettre fin. Car je ne peux avoir de recueillement d’esprit avec Dieu parmi tant de bruits et de soins et labeurs temporels que ma faiblesse ne peut souffrir davantage sans en être accablée, de tant plus que je ne vois point que toutes mes peines feront du bien aux âmes des autres, qui sont si peu reconnaissants qu’il leur semble que je leur suis obligée et que je les dois servir et bien nourrir, et qu’eux ne doivent rien faire que boire et manger. Et ils croient même qu’ils ont fait quelque chose pour moi d’avoir lavé leurs propres linges lorsque j’ai lavé les miens ; tant ces personnes sont-elles encore remplies d’amour propre, en cherchant leurs aises et commodités. Ce qui est bien loin d’embrasser par effet une Vie Évangélique, qui est souffreteuse, laborieuse, et charitable : de quoi est bien éloigné celui qui a de la peine à se servir soi-même : il n’a garde de servir les autres par charité ; et s’il sert par force ou par égard humain, ce n’est qu’un mercenaire, et point un enfant de son maître.

4. Tous nos frères et sœurs d’ici entendent volontiers parler de la vertu, mais ils ne sont point inclinés à la pratiquer ; puisque la nature y répugne. Ce leur semble assez d’avoir icelle en spéculation, et l’aimer ; mais n’entendent point comment il faut renoncer à eux-mêmes. Cette leçon est inconnue à plusieurs ; parce qu’on ne la leur a point apprise en jeunesse, mais plutôt à suivre toutes leurs sensualités, comme ils font encore à leurs enfants à présent, faisant toutes leurs volontés, et leur donnant tout le plus beau et meilleur. Voilà ainsi que la nature cherche toujours soi-même ; parce qu’on lui apprend cela dès sa jeunesse ; et a du mal à le changer en vieillesse : pendant que je veux bien avertir un chacun que je ne retiendrai personne auprès de moi sinon ceux qui veulent renoncer à eux-mêmes et suivre la pauvreté et l’humilité de Jésus Christ : et jusqu’à ce que ces personnes aient les forces et la résolution de mettre cela en pratique, elles doivent demeurer seules, et point avec moi ; puisque j’ai déclaré la guerre à la nature corrompue, et la veux combattre autant en moi qu’ès autres. Ce qui leur serait insupportable, vu que la répréhension n’est jamais agréable au temps qu’elle se fait.

5. Il vaut mieux qu’ils apprennent auparavant ce que c’est d’être vrais Chrétiens, et qu’ils le mettent en pratique en leurs ménages particuliers, que de venir apprendre cela auprès de moi, où ils prendraient des choses pour péchés qui seraient grande vertu. Par exemple, si je veux en mon logis faire observer une Pauvreté Évangélique, en ne prenant que la pure nécessité en toute chose, et en ne laissant rien perdre ou gâter, cela leur semblera une avarice ; puisque dans le monde on tient pour vertu l’abondance et la libéralité ; et la négligence en choses de peu d’importance est tenue pour une liberté d’esprit : et on tiendrait pour fâcheuse une personne qui prendrait égard aux loques, ramons, et autres menuëtés du ménage, ou au feu et bois pour bouillir la marmite. Ce qui est pourtant très-nécessaire à un Chrétien. Car s’il fait du feu en abondance, c’est contre la pauvreté d’esprit, et est aussi très-mauvais pour la viande. Car lorsque la flamme et la fumée est plus large que le pot, elle va assurément en icelui et donne mauvais goût à la viande ; laquelle, si on veut avoir bonne et bien cuite, il ne faut faire qu’un petit feu rond qui donne droit au milieu du fond du pot, et point autour d’icelui, et si on laisse pourrir les loques, ramons, ou autre chose du ménage par négligence, on fait aussi contre la pauvreté d’esprit, laquelle met tout à profit et ne laisse perdre ou gâter aucune chose : puisqu’un vrai pauvre d’esprit ne désire jamais l’abondance, et voudrait qu’une chose durât à toujours, afin qu’il n’eût point de besoin de se distraire pour en aller acheter des autres, ou employer son temps à travailler pour avoir argent à l’achat de ces choses : vu que celui qui est véritablement pauvre d’esprit épargne son temps et ses travaux autant et plus que ses autres biens : vu que le temps est plus cher et précieux qu’aucune autre chose, et personne ne saurait acheter avec tout le monde une heure de temps passé. C’est pourquoi le pauvre d’esprit tâche de le bien employer, et de bien conserver toute chose, afin de n’être pas obligé d’employer son temps à en gagner ou acheter des nouvelles.

6. Mais les personnes mondaines, nourries et habituées en l’abondance, tiendraient ces règles pour vices, et ne les voudraient observer par la superbe de leurs cœurs, laquelle s’estime toujours de mériter toutes choses neuves, belles et bonnes en abondance, s’estimant trop pour vouloir prendre égard aux choses petites et viles ; c’est pourquoi je veux faire épreuve de mes amis avant que je les prenne auprès de moi, pour savoir s’ils sauront bien exercer la pauvreté d’esprit en leur ménage particulier. Car s’ils ne savent point faire cela en leurs maisons, ils le sauront beaucoup moins faire en la mienne, où les soupçons de ma précisité et avarice leur donneraient matière d’excuser leur négligence et prodigalité. C’est pourquoi j’ai résolu de les laisser demeurer à part, et leur donner les enseignements que Dieu me donne, pour voir s’ils les voudront bien observer ; et alors je les tiendrai volontiers auprès de moi ; puisqu’il n’y a rien de plus plaisant que de vivre plusieurs cœurs unis en l’Esprit de Jésus Christ, comme il n’y a rien de plus déplaisant que de vivre plusieurs personnes ensemble de diverses volontés. Cela n’est qu’un combat et un enfer continuel, principalement entre des personnes peu civilisées, qui ne supportent l’un l’autre par bienséance.

7. Ce sont des contradictions continuelles fort mal-agréables, desquelles je me veux délivrer à mon possible ; puis que Dieu me commande de renvoyer tous ceux qui ne veulent pas embrasser une Vie Évangélique, qui consiste à être en son esprit volontairement pauvre et désirer en tout le moindre, et être content du peu qu’on a, en croyant, par humilité de cœur, de n’avoir tant mérité que Dieu nous donne, comme la vérité est telle : puisque, l’ayant tant offensé, nous ne méritons point de manger le pain qu’il nous donne journellement : et on s’élève souvent si avant, qu’il nous semble n’y avoir rien de beau et bon assez pour notre personne. Ce qui provient d’un esprit de superbe : car celui d’humilité estime toujours qu’il a trop et plus qu’il ne mérite. Cela est une RÈGLE ASSURÉE avec laquelle on peut mesurer la superbe et l’humilité du cœur d’un chacun.

8. Mais les hommes sont généralement si superbes, qu’ils estimeraient comme folle la personne qui, pouvant avoir le meilleur, elle prendrait le moindre. C’est à cause que les hommes sont tous renversés et ont mis en oubli les enseignements que nous a donnés Jésus Christ en disant qu’il nous faut prendre la dernière place.

9. J’ai néanmoins sa promesse qu’il ressuscitera aux cœurs des hommes. C’est pourquoi il me fait tant parler et écrire aux enfants de Dieu, afin qu’ils se disposent à cette résurrection. Mais s’ils ne veulent entendre les voies et prendre les leçons que je leur donne, ils ne peuvent être mes enfants ni vrais Chrétiens. De quoi faire je laisse un chacun libre ; puisque Dieu les a voulus avoir tels. Car je ne suis qu’une lumière qui éclaire seulement ceux qui s’en veulent approcher. Ceux qui s’en retirent demeureront en ténèbres, et ne sauront là où ils devront marcher. De ce malheur je prie que Dieu vous conserve, et vous fasse cheminer en la lumière pendant qu’icelle dure, avec tout homme de bonne volonté ; auxquels je suis

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Le 31 d’Août 1672.

 

 

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XXIXe LETTRE.

 

Opiner, disputer, n’est pas pour les Chrétiens.

 

Qu’il ne faut par un esprit d’opinion ni de dispute défendre la vérité, ni attaquer l’erreur, ni contraindre personne. Avis à un Pasteur Luthérien (Mr. Taube) sur ce qu’il s’exposait indiscrètement a prêcher par manière d’entêtement touchant le Royaume de Jésus Christ et contre les erreurs de toutes sortes de Religions, et qu’il proposait de se retirer avec Antoinette Bourignon en Nordstrand : quoique la suite de sa conduite ait fait voir qu’il ne cherchait que trop son propre intérêt. Au lieu que Dieu ne veut que des personnes dégagées, et aussi sans disputes, comme les Chrétiens de la Primitive Église.

 

Monsieur,

 

J’Ai reçu la vôtre du 16 d’Août, par laquelle j’entends que vous êtes persécuté pour avoir prêché le Royaume de Jésus Christ sur la terre, et découvert les erreurs de tant de sectes et Religions. Si vos sentiments sont droits en cela, vous êtes bienheureux d’endurer persécution pour la Justice. Mais il faut tâcher de découvrir si nos zèles viennent purement de l’Amour que nous portons à Dieu et à sa Justice et Vérité. Car souvent il arrive que des personnes sont persécutées pour quelques sentiments qu’elles ont pris résolution de soutenir ; et cela n’est point un Zèle de la gloire de Dieu, mais plutôt une opiniâtreté provenant de leurs Amours propres, ou de quelque superbité d’esprit, lequel ne veut pas quitter ce qu’il a une fois conçu.

2. J’ai vu cela en plusieurs personnes, lesquelles étaient prêtes à mourir pour soutenir leurs sentiments, chacunes selon leurs opinions, sans que l’une ni l’autre eût compris la Vérité de Dieu en ce qu’ils croyaient, et par conséquent fussent morts également pour des erreurs, ou des opinions de quelques hommes particuliers. Ce qui eût été un grand désastre de donner sa vie pour mourir martyres du diable. J’ai écrit de cela en plusieurs endroits, et suis marrie qu’on ne l’entende pas assez. Car je vois avec regret encore plusieurs personnes de bonne volonté s’abuser en ce point, et endurer des grandes persécutions pour soutenir leurs propres imaginations, comme sont encore les Trembleurs aujourd’hui, lesquels endurent des mépris, des persécutions, des prisons, jusqu’à la mort, pour quelques choses qu’ils se sont seulement imaginé d’être bonnes, sans qu’elles le soient en effet.

3. Je ne veux pas dire que vous soyez entaché de quelques-unes de ces fautes en vos croyances ; parce que je ne vous connais point et ne sais ce que vous croyez du Royaume de Jésus Christ en gloire. J’en ai entendu parler diversement, mais pas conformément à ce que j’en crois. Plusieurs parlent que Jésus Christ régnera mille ans sur la terre ; et moi je crois qu’il régnera éternellement, et ne sais pas combien sont (à notre compte) les mille ans marqués par les Stes Écritures : si Jésus Christ dit être venu à la dernière heure, il y a jà 1671 ans qu’il fut né : à ce compte, mille ans serait bien un nombre éternel, comme je l’entends ; lorsqu’une heure durerait 1671 sans être encore à sa fin, et qu’il y a 24 heures dans un jour, et 365 jours dans un an, combien y pourrait-il avoir dans mille ans ? Ce seraient des vaines curiosités de faire ce calcul, lequel viendrait à peu de profit à nos âmes, qui n’acquerraient nulles vertus à savoir précisément toutes ces choses, de tant plus que l’esprit humain n’est pas capable de comprendre les choses Divines ; il faut que le même Esprit qui a dicté les Stes Écritures en donne l’intelligence et l’explication. Mais les hommes feraient mieux de purger leurs âmes de péché, et les revêtir de vertu et charité, afin d’avoir l’entrée au Royaume de Jésus Christ, que de disputer pour savoir ce qui s’y passera. Car si nous y arrivons, nous apprendrons par expérience comment sera ce règne et ce qui s’y passera.

4. Et pour la seconde chose que vous soutenez, des erreurs de toute sorte de Religions, c’est une vérité si manifeste, que tous bons esprits la peuvent toucher au doigt, moyennant de n’être partialement attachés à quelques-unes de ces corruptions. Car on peut véritablement dire de notre temps que toute chair a corrompu sa voie, et qu’il n’y a plus rien qui reste dans la Chrétienté de l’Esprit de Jésus Christ ou de la manière de Vie des premiers Chrétiens ; et que c’est des hommes de maintenant que Dieu se plaint, en disant : Ils m’ont abandonné, Moi, qui suis la Fontaine de Vie, pour aller puiser dans des citernes crevassées, qui ne peuvent tenir leurs eaux.

5. Et je ne vois point de remède à mettre à ces maux par prêcher ou réprimander ce peuple. Vos persécutions, emprisonnement, voire, votre mort, n’apporterait rien à leur conversion : en sorte que c’est souffrir en vain pour la Justice où le mal a le dessus. Car les méchants tueraient plutôt tous les bons qu’ils ne se convertiraient ; puisqu’ils se plaisent dans leurs ténèbres, ils n’auront garde de recevoir la lumière ; mais attendront plutôt leur condamnation. Car la Lumière est maintenant venue au monde, et ils ne la veulent pas recevoir. C’est pourquoi je vous conseillerais de vous tenir en silence avec votre petit troupeau, et le plus secrètement que vous pourrez, jusqu’à ce que Dieu vous montre autre chose. Car pour changer de lieu, on ne change pas de mœurs.

6. Si vos sentiments étaient conformes à ceux que Dieu me donne, vous feriez bien de venir en Nordstrand lorsque j’y serai : mais de venir pour contester et disputer, il ne faut pas venir : puisque les disputes sont suscitées par le Diable, et que les Chrétiens doivent être tous unis d’un même cœur et d’une même volonté en Jésus Christ. Voilà le sujet pourquoi j’irais demeurer en Nordstrand, pour y tâcher de vivre comme ont vécu les Chrétiens en la primitive Église. Et si je pensais que cet Esprit ne revivrait point dans l’âme de ceux qui me veulent accompagner, je ne les saurais souffrir auprès de moi. Car ce m’est un martyre de vivre parmi les hommes de maintenant dans l’esprit où ils vivent. J’aimerais beaucoup mieux me retirer seule dans un désert que de souffrir leurs iniquités davantage.

7. C’est ceux qui veulent venir auprès de moi se doivent bien examiner pour voir s’ils ont vraiment cette résolution de vivre comme faisaient les premiers Chrétiens, ou autrement feraient mieux de demeurer en arrière. Car je ne cherche personne, aimant mieux la solitude que les meilleures compagnies. Mais j’ai bien cette charité, pour les hommes de bonne volonté, que de les assister à mon possible lorsqu’ils veulent quitter le monde pour vaquer à leurs perfections : alors je les aime et honore comme des Enfants de Dieu. Si vous trouvez à propos d’aller demeurer en Nordstrand, vous le pourrez faire ; je n’ai rien de contraire à cela. Mais je ne sais encore assurément quand j’y pourrai aller avec mes amis, pour n’avoir encore effectivement la possession des biens que feu Monsr. de Cort m’a laissés. Il y a des Prêtres qui les retiennent contre droit et raison. J’espère néanmoins que j’en viendrai à bout, et que ce petit lieu servira enfin de refuge aux Amis de Dieu, et à ceux qui sont persécutés pour la justice : parce que je vois beaucoup de personnes qui se disposent à cela et que c’est un lieu séparé du monde, où un chacun peut vivre aisément de son labeur, ou avec un peu de biens : mais je n’y veux attirer personne ; pour laisser un chacun libre en sa propre conscience de faire et résoudre tout ce qu’il voudra : puisque Dieu a créé tous les hommes libres, il ne faut pas qu’ils contraignent l’un l’autre. Mes recommandations à votre femme et tous ceux qui aiment la Vérité, en demeurant,

 

Votre bien affectionnée en J. C.      

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De Gottorp le 24

d’Août, 1671.

 

 

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XXXe LETTRE.

 

Lorsque l’on n’est pas prêt, qu’est-il besoin de place ?

 

Au même touchant un lieu propre à s’y retirer en abandonnant le monde, à quoi ne sont pas propres les hommes si longtemps qu’ils n’ont pas résolu de reprendre la Vie des Chrétiens de l’Église Primitive et de s’abandonner tout à Dieu. Il vaut mieux faire pénitence que de savoir les particularités du Royaume de Jésus Christ sur la terre, etc.

 

Monsieur,

 

J’Ai reçu la vôtre du 25 Sept. par laquelle me demandez des particularités de l’Isle de Nordstrand ; premier, de savoir si on y est libre de la conscience aussi longtemps que je n’y suis pas. 2. S’il y a des maisons bâties sur ladite Isle, ou s’il y faut faire soi-même quelques cabanes pour la nécessité. 3. Si on peut bien vivre du labeur de ses mains en cultivant la terre. À quoi voulant satisfaire, je réponds que Nordstrand est un lieu où y a liberté de conscience pour les Luthériens, Calvinistes et Catholiques, et les participants et régents sont de l’Église Romaine : un chacun y peut vivre librement en sa Religion, moyennant de ne point donner scandale l’un à l’autre. Pour des bâtiments de maisons, il y en a plusieurs bâties de nouveau, mais point à suffisance pour le nombre de personnes qui s’y retireront si en cas j’y prends la résidence : il faudra qu’un chacun s’accommode selon son pouvoir. Quant à votre deuxième demande, si on peut bien là vivre de son labeur en cultivant la terre, sans avoir à démêler avec les gens du monde, je crois qu’il n’y a point de lieu pour cela plus propre que Nordstrand, et à ce qu’on me dit, c’est une terre fort fertile à porter grains et légumes, et on y peut tenir quelques bêtes, avec quoi l’on peut vivre à l’aise sans autre bien qu’un peu d’héritage qu’un chacun peut facilement acheter pour peu de chose : lorsqu’on se veut contenter de la nécessité, l’on la peut trouver en Nordstrand en abondance, et suivre la perfection Chrétienne hors des bruits et commerces du monde ; parce que c’est un lieu retiré, où personne ne passe sinon ceux qui ont besoin d’y aller ou demeurer.

2. C’est la raison qui me meut à y prendre domicile, pour m’y retirer comme dans un lieu d’asile hors des périls des péchés qu’on contracte maintenant si facilement dans le monde parmi des hommes si corrompus. J’ai, passé longues années, souhaité de m’en pouvoir retirer, et ai cherché le désert dès le dix-huitième an de ma jeunesse ; mais ne l’ai encore su trouver, et me suis trouvé obligée de converser avec les hommes jusqu’à présent contre mon gré, mais pour accomplir la volonté de Dieu, qui s’est voulu servir de moi pour la perfection de plusieurs. Et je vois bien que si je vais en Nordstrand, que je n’y serai pas seule, puisque plusieurs me veulent bien accompagner : mais je ne sais encore quand ce pourra être : à cause que je n’ai assez de force pour déchasser ces Prêtres Catholiques qui possèdent mes biens et droits contre raison : ils les détiennent sous prétexte qu’il disent d’avoir prêté quelque argent à feu Monsieur de Cort, à qui lesdits biens de Nordstrand appartenaient ; et j’ai offert de leur donner satisfaction de tout, après qu’ils m’auront rendu compte de tout ce qu’ils ont manié et reçu, offrant encore de leur payer tout ce qui leur sera légitimement dû après une juste liquidation.

3. Néanmoins je ne sais venir à bout de mes justes prétenses. Je crois que les âmes qui me veulent accompagner ne font point encore assez disposées pour embrasser une Vie vraiment Évangélique, et que cela retarde les affaires, et fait qu’elles s’achèvent si lentement, et aussi j’aime bien mieux que personne ne vienne demeurer auprès de moi avant qu’être entièrement résolu d’embrasser cette vie Évangélique et vivre comme faisaient les Chrétiens en la primitive Église ; parce que cela est ma seule prétention et le sujet qui me fait désirer un lieu à l’écart hors du tintamarre des bruits du monde, afin que ceux qui ont ce même désir puissent venir auprès de moi pour aider et renforcer l’un l’autre dans cet esprit des premiers Chrétiens. Ceux qui ne sont point disposés à cela ne doivent point désirer de m’accompagner ; parce qu’il y aurait entre nous des débats, et aussi n’y pourraient rester lorsque j’y aurais du pouvoir.

4. C’est pourquoi je prie Dieu qu’il détienne mes affaires en surséance jusqu’à ce que les âmes soient disposées à quitter le monde et ne plus rien prétendre en icelui, mais s’abandonner entièrement au service de Dieu, pour employer à sa gloire toute l’industrie de leurs esprits et les forces de leurs corps, en accomplissant la pénitence que Dieu a enjointe à tous hommes en Adam, afin qu’icelle étant achevée nous puissions entrer au Royaume de J. C. lorsqu’il viendra sur la terre en sa gloire et Majesté.

5. Je suis bien aise que vous n’êtes pas arrêté aux circonstances particulières de ce Royaume de Jésus Christ en gloire ; parce que cela ne fait rien à notre salut. Il vaut beaucoup mieux de travailler avec humilité de cœur pour accomplir la volonté de Dieu que de savoir ce qui se passera au Royaume de Jésus Christ en gloire. Ce que nous apprendrons assez par expérience si nous sommes bien disposés pour y avoir l’entrée. J’ai connu diverses personnes qui parlent de ce royaume de Jésus Christ et vivent dans la croyance et l’attente d’icelui. Mais ce ne sont que des belles spéculations, lesquelles n’opèrent point dans leurs âmes la Vertu ni la Justice. Car les ayant pratiquées, je les ai trouvées dans la convoitise des biens de ce monde, voire dans l’infidélité pour les acquérir, et dans la recherche des aises et plaisirs sensuels, enfin remplis de leurs amours propres. C’est pourquoi je n’ai pu croire qu’ils avaient une vraie foi du Royaume de Jésus Christ en gloire, parce que celui qui croit cela par une foi divine ne peut plus rien craindre ni espérer dans ce monde, mais est entièrement abandonné au vouloir de Dieu, dans l’espérance de ce Royaume à venir, dans lequel personne ne peut avoir d’entrée sinon celui qui méprise la terre et le temps pour aspirer à cette éternité bienheureuse ; et personne ne jouira de la gloire de Jésus Christ si on n’a point embrassé son opprobre durant cette courte Vie présente.

6. C’est pourquoi je m’éjouis davantage de voir des âmes pénitentes, embrassant la voie Évangélique, que d’en voir de celles qui ont de si hautes spéculations du Royaume de Jésus Christ en gloire ; parce qu’icelle gloire ne peut manquer à celui qui a suivi Jésus Christ en opprobre, mépris, humilité de cœur, et pauvreté d’esprit. Ceux-là ont déjà le Royaume de Jésus Christ en eux-mêmes, et le posséderont à toute éternité. Tâchons d’embrasser ces moyens, et nous arriverons sans doute à la fin désirée. Quant au translat de mes écrits en Allemand, je ne sais s’il serait conseillable ; à cause que je n’entends pas l’allemand, et ne peut voir s’ils seraient vraiment translatés selon mes intentions ; et le français est si subtil, qu’une lettre peut quelquefois changer un sens entier. J’ai fait ci-devant translater en Allemand la première partie de la Lumière née en Ténèbres, par Christian Hoburg, aussi Prédicateur déchassé. Mais je ne l’ai osé faire imprimer pour le doute ci-dessus. Car ce serait dommage si quelque sens de la Vérité serait changé. J’ai encore ici auprès de moi ledit écrit dudit Hoburg, lequel je vous envoirai bien par occasion, si le désirez voir : il avait entrepris de translater tous mes écrits, si je l’eusse trouvé bon, mais je l’ai remercié, pour laisser connaître premièrement les dits écrits en la langue Française, comme ils sont dictés. Car je trouve souvent des fautes à corriger lorsque mes amis les translatent en flamand, parce qu’ils ne comprennent pas toujours mon sens, si je ne leur disais en les collationnant en ma présence, comme je fais toujours avant que de les laisser imprimer. Je voudrais faire ainsi du translat Allemand si j’entendais bien la langue, comme je fais le flamand ; mais ne l’entendant point, je temporise encore à résoudre de les faire imprimer. Voilà la réponse sur toute la vôtre, en croyant que vous ferez bien de passer l’hiver là où vous êtes ; et j’espère de passer l’hiver là où je suis, ne soit que Dieu me montre autre chose : ce qu’arrivant je vous en avertirai pendant que je demeure, Monsieur

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

De proche le Château de Gottorp

le 3/12 Octobre, 1671.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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XXXIe LETTRE.

 

Il faut laisser celui qui recherche son propre.

 

Au même Pasteur Luthérien, sur ce que des Frisons cherchants leur propre venaient la distraire et murmurer lorsqu’elle les renvoyait. Ceux qui sont dans l’irrésignation et dans la recherche des choses de la terre sont incompatibles avec la communauté de ceux qui ont ou qui cherchent Dieu, et même leur sont nuisibles. Il faut s’en séparer et les laisser sans se soucier de leurs absurdes murmures.

 

Monsieur,

 

J’Ai reçu la vôtre du 5 de ce mois, par laquelle j’entends que vous croyez que je désire qu’on fasse devoirs pour trouver de l’ouvrage à S. L. Ce qui ne vient point de mon désir, mais de la nécessité qu’il a de travailler pour gagner sa vie. Car je n’ai rien à désirer en cela : puisque l’affaire ne me touche point. C’est à lui à juger de ce qui lui sera le meilleur pour son avantage spirituel et temporel. Car je n’ai rien à cet homme qu’une Charité Chrétienne, laquelle m’a mû à lui donner les dépens et le loger si longtemps en ma maison, jusqu’à ce qu’il ait trouvé occasion de se pouvoir aider soi-même. Cette charité mienne ne me peut obliger à en demeurer chargée pour toujours. Je lui ai fait dire diverses fois qu’il ne devait point penser de venir ici pour être à ma charge : et il n’est pas aussi venu à ces fins ; mais à dessein de travailler de son métier pour gagner sa vie ; et je pensais avoir occasion de l’assister en Nordstrand, comme il eût aussi bien désiré. Mais les affaires demeurent là si embrouillées qu’on ne peut encore rien résoudre. C’est pourquoi il faut de nécessité qu’un chacun tâche de se pourvoir et s’aider soi-même, jusqu’à ce que Dieu nous montre autre chose.

2. Je crois que toutes les confusions de cette affaire proviennent de ce que les cœurs des hommes ne sont point encore disposés : comme je les trouve par expérience. Car je vois que toutes ces personnes de bonne volonté sont encore fort éloignées d’être des vrais Chrétiens, puisqu’elles vivent encore selon les mouvements de la Nature corrompue, et ne savent ce que c’est de renoncer à elles-mêmes, comme Jésus Christ enseigne. Elles pensent d’avoir acquis la vertu lorsqu’elles ont seulement le désir de l’avoir, et n’ont jamais compris qu’il faut renoncer à soi-même pour être disciple de Jésus Christ, quoiqu’elles lisent journellement cela en l’Évangile : elles pensent que ce soit comme une histoire, laquelle il ne faut point pratiquer. En quoi ils se trompent grandement, et seront confus à la mort. Et je ne les peux aussi recevoir pour mes enfants ; puisqu’ils ne seront jamais des vrais Chrétiens sans renoncer à eux-mêmes, et que je ne peux avoir d’autres enfants que des vrais Chrétiens. C’est pourquoi il faut que je me retire de toute personne, à cause que je n’en trouve encore nulles qui soient des vraies Chrétiennes : quoique plusieurs aient la volonté de le devenir, elles ne viennent point aux effets, parce qu’on ne leur a jamais appris cette leçon en pratique : et ceux-mêmes qui l’ont enseigné de paroles ne l’ont jamais pratiquée eux-mêmes. C’est pour cela que ce renoncement à soi-même est si peu en usage et qu’on le fait avec tant de difficulté.

3. Ce qui n’est point de merveille, puisque l’un suit l’autre à l’aveugle : et en ne voyant personne qui renonce à soi-même, on pense facilement que cela n’est point nécessaire pour le voir si peu pratiqué ; quoique Jésus Christ l’enseigne si clairement. Car on voit un chacun aimer soi-même et suivre ses inclinations naturelles, quoiqu’un chacun puisse bien sentir en soi-même qu’icelles sont corrompues et induisent les hommes à malfaire en toute sorte de matière. Car l’homme naturel convoite toujours, est toujours superbe et luxurieux, incliné à toute autre sorte de péchés, lesquels il commettra assurément si par la raison ou crainte de Dieu il ne renonce à ses propres inclinations : à cause qu’étant né en cette corruption par le péché d’Adam, il penche toujours vers le mal et a en soi une opposition au bien.

4. Voilà la disposition de l’homme naturel ; et tous ceux qui ne sont point renés en l’Esprit de Jésus Christ demeurent en cette inclination et sont incapables d’être auprès de moi ; puisque je fais continuellement la guerre à la nature corrompue, tant en moi qu’ès autres. Ce qu’un chacun ne saurait supporter. Car la vérité qui reprend n’est pas agréable, et la correction semble toujours rude au temps qu’elle se fait. C’est pourquoi les personnes vivantes encore à leur Nature ne peuvent être contentes avec moi, et je ne les peux aussi souffrir, puisque l’esprit qui les régit est tout contraire au mien, et se guerroient presque en toutes choses, comme fit Gabriel avec Lucifer ; parce que le bon Esprit cherche les choses qui sont d’enhaut ; et le mauvais cherche les choses qui sont sur la terre. Ce qui ne se peut accorder par ensemble. Il faut de nécessité que ces esprits si divers demeurent séparés.

5. Car si celui qui cherche seulement les choses éternelles était en commun avec celui qui cherche des choses de la terre, il devrait souffrir nécessité en ce monde, et se trouverait accablé de soin et de travail pour satisfaire à la convoitise de celui qui cherche les choses de la terre : vu que celui-là prendrait et dépenserait, autant qu’il est en soi, les biens de celui qui en est dégagé, et le ruinerait à la fin, en le rendant pauvre et misérable, ou l’obligerait d’aller derechef travailler dans le monde, ou rechercher l’affection des hommes pour avoir leur assistance, afin de pouvoir vivre et s’entretenir.

6. C’est pourquoi la personne qui est dégagée de convoitises du bien de la terre se doit gouverner discrètement et se retirer du convoiteux ou des personnes qui cherchent encore les choses de la terre ; puisqu’icelles ôteraient le repos à celui qui cherche ce qui est d’enhaut. Car une personne naturelle convoite toujours et et cherche ses aises et son repos en tout ce qu’elle peut ; et si elle était en la compagnie d’une personne dégagée et mortifiée, elle se ferait volontiers servir d’icelle, et souffrirait bien qu’elle prît le soin de le bien nourrir, vêtir et entretenir, sans que le sensuel fût obligé de travailler ou solliciter pour avoir les aliments.

7. Je parle de ceci par expérience, pour avoir trouvé diverses personnes semblables qui sont venues auprès de moi à ces fins, en pensant d’y trouver toutes leurs aises et commodités, afin de pouvoir vivre sans souci. Ce qu’apercevant, je les ai renvoyées, comme je ferai toutes celles qui viendront ici en cette disposition : à cause que je coopérerais à leurs péchés en les retenant, et les nourrirais en paresse au grand dommage de leur salut et de ma propre perfection ; vu que Dieu m’attire à une vie de recueillement d’esprit en lui, et point à un divertissement pour les choses temporelles.

8. Car j’ai choisi la Vie de Marie, et point celle de Marthe ; et personne ne me doit ôter ou envier ce choix ; puisque Jésus Christ dit qu’il est la meilleure part. Il ne serait pas conseillable de la quitter pour satisfaire aux hommes, ou leur faire quelque assistance corporelle, laquelle est de beaucoup moindre que l’assistance spirituelle pour leurs âmes, lesquelles peuvent être illuminées et fortifiées par les lumières que Dieu me donne en mon recueillement d’esprit, lequel je perdrais assurément si je me voulais distraire pour avoir soin d’entretenir toutes les personnes qui viennent auprès de moi : et en tel cas, tous ceux qui n’ont point de quoi vivre à l’aise se porteraient bien de venir ici pour trouver une Mère temporelle, au lieu d’en chercher une spirituelle. C’est pourquoi je veux mettre fin à tous ces abus et laisser au monde ceux qui cherchent encore autre chose que Dieu ; et plutôt demeurer en la solitude pour m’entretenir avec lui que de m’appliquer l’esprit et le corps au soin et services extérieurs que les personnes prétendent de moi sans fondement ou raison.

9. Car si elles étaient sages, personne d’elles ne devrait désirer que je me distraie une heure pour leur procurer tous les avantages temporels, ou quelque service corporel ; principalement lorsqu’elles n’en ont de besoin, ou qu’elles se peuvent servir elles-mêmes, ou être servies des autres qui ne sont point conduites par cet Esprit de Marie desquelles personnes on trouve bien mille contre une, et plusieurs de celles à qui les soins et labeurs temporels sont très-bons et nécessaires à salut ; vu que toutes personnes naturelles doivent avoir de l’emploi de corps et d’esprit si elles veulent demeurer en la grâce de Dieu : puisque l’oisiveté est la Mère de tous maux ; et lorsque l’esprit de l’homme n’est point appliqué à chose bonne ou nécessaire, il s’applique assurément à des choses mauvaises : à cause que la Nature étant corrompue, elle s’incline toujours à mal sitôt qu’on la laisse reposer en elle-même.

10. C’est pourquoi ces personnes vivantes encore à leurs natures doivent plutôt soigner et travailler pour m’entretenir et servir, afin de me laisser davantage unir à Dieu, de désirer que je m’en distrairais pour les servir et accommoder selon le corps. Ce qu’ils semblent n’avoir pas bien considéré lorsqu’on les entend murmurer de ce que je renvoie quelques personnes arrière de moi. Ils devraient plutôt murmurer entre les personnes qui y sont ou veulent venir pour me distraire de l’entretien que j’ai avec Dieu (comme ils me distraient assurément par le souci qu’il me faut avoir pour les choses extérieures), que de murmurer contre moi de ce que je me veux retirer de tant de choses inutiles et de paroles oiseuses que j’ai besoin de faire en la compagnie de tant de personnes diverses, avec lesquelles je ne peux tenir d’ordre ni de règle ; vu qu’un chacun est accoutumé à vivre selon sa fantaisie, et n’ont jamais connu ce que c’est de la mortification de leurs sens, s’étant imaginés qu’ils peuvent bien suivre iceux et être avec ce agréables à Dieu. Ce qui n’est pas véritable.

11. Et je ne me peux jamais associer pour demeurer avec des personnes qui n’ont point compris ces choses et ne sont absolument résolues de les suivre : et je ne désire point augmenter le nombre des personnes de ma compagnie jusqu’à ce qu’il y en ait deux ou trois qui aient acquis l’esprit que je possède. Et alors l’exemple de l’un apprendrait l’autre. Mais aussi longtemps qu’il n’y a encore personne qui me connaisse et suive parfaitement, je ne ferais qu’augmenter la confusion en augmentant le nombre des personnes qui vivent encore naturellement ; vu qu’ayant tous leurs défauts et imperfections, ils se scandaliseraient l’un l’autre et s’empireraient en la compagnie, au lieu de s’y bien édifier. Ce que j’ai aussi expérimenté, et vu qu’aucuns se sont plus appliqués à remarquer les défauts de leurs frères que leurs propres défauts. Ce qui leur engendrait de la haine, envie, et de la jalousie, au lieu de charité Chrétienne. Ce qui est bien loin de mes desseins. Car je tends à voir des Chrétiens assemblés tous d’un même cœur et même volonté en l’Esprit de Jésus Christ ; et ces personnes naturelles tendent à être divisées et préférées l’un à l’autre, et d’avoir mien et tien, sans autre communion sinon celle qui leur serait avantageuse.

12. Voilà la disposition des hommes de maintenant, lesquels je rejette, pour ne vouloir avoir rien de commun avec iceux : et si on murmure de ce que je fais ainsi, je n’ai point là d’intérêt ; vu que je ne cherche point de plaire aux hommes pour être disciple de Jésus Christ. Ils peuvent juger de mes actions ce qu’ils voudront. Il me suffit d’avoir satisfait à Dieu, à qui seul je veux plaire. Et si Christ même n’a point su satisfaire aux hommes et empêcher qu’iceux ne murmurassent contre lui, comment voudrais-je entreprendre de satisfaire maintenant aux hommes, qui sont de beaucoup plus corrompus qu’ils n’étaient au temps de Jésus Christ ? Je les veux laisser dire et faire ce qui leur plaira, pendant que je tâcherai toujours d’apprendre la volonté de Dieu et la suivre, sans écouter si cela plaît ou déplaît aux envieux ou murmurateurs : puisque c’est pour leur compte, et que j’aime autant leurs mépris que leurs louanges, en attendant un Juge qui me jugera en équité.

13. Je ne trouve nulles difficultés qu’on demande de l’ouvrage à ce Trembleur. Car cela ne me touche de rien si S. P. travaille pour lui ou point. Mais si les frères trouvent à propos de lui louer une maison et prêter argent, afin de travailler à lui-même, je n’ai rien de contraire à cela. Car il est bon que les frères exercent la charité l’un à l’autre. Faites-lui savoir s’il y a une maison louée pour lui, et il viendra sitôt. Il a jà tout préparé ses petites hardes, et sera bien-aise d’être auprès de ceux de sa connaissance qui pourront entretenir l’un l’autre par bons discours, et recevoir de temps à autre de mes écrits, pour les fortifier en la résolution de suivre Jésus Christ. Ce que j’attendrai en demeurant,

 

Monsieur,                                         

 

Votre bien affectionnée en J. C.       

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De Holstein, le

7 Sept. 1672.

 

 

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XXXIIe LETTRE.

 

Laissez là qui se cherche et qui fait des murmures.

 

Indispositions à être des pierres de la Nouvelle Jérusalem par ne pas suivre les Conseils Évangéliques, ne pas renoncer à soi-même, et ne se vouloir contenter du moindre. Plaintes et absurdités de Frisons murmurateurs qui étaient allés trouver A. B. en Holstein.

 

Mon Enfant,

 

J’Ai bien eu intention de prendre N. en la communion des Chrétiens ; mais il faut qu’il soit premièrement disposé à embrasser une Vie Évangélique ; puisque Dieu m’a dit que je ne dois retenir personne de celles qui ne veulent point observer cela. Car la Pauvreté d’esprit conseillée par Jésus Christ est de ne désirer rien que les choses précisément nécessaires, et de choisir en toute chose toujours la moindre pour notre usance. Et la Chasteté volontaire consiste en l’abstinence de toutes choses non-nécessaires ; et l’Obéissance entière consiste en la soumission de sa volonté en toute chose à la volonté de Dieu. Voilà les trois conseils Évangéliques, lesquels doivent être observés par tous ceux qui veulent devenir de vrais Chrétiens ; lesquelles dispositions je n’ai pas encore trouvées en **, ni en autres : et partant ils doivent demeurer hors du Temple, jusqu’à ce que leurs âmes particulières soient coupées et polies pour servir à l’Édifice de la NOUVELLE JÉRUSALEM.

2. Car les pierres du Temple de Salomon n’ont point été polies ou ajustées dans le Temple mais hors d’icelui : en sorte qu’il n’a point fallu donner un seul coup de marteau pour édifier le Temple. Ce qui semble la figure de la Céleste Jérusalem de notre temps : car si je prenais des personnes telles que celles qui se présentent maintenant, ce seraient des Arbres encore couverts et revêtus de la vieille écorce d’Adam, et pleins de nœuds de leurs natures corrompues, sans qu’ils veuillent souffrir qu’on les dévête de cette rude peau, ou qu’on coupe ces nœuds de leurs imperfections. C’est pourquoi elles ne peuvent être disposées à être des images coupées au gré de ce Divin Maître, qui veut faire tout nouveau, sans mélange de ce vieux levain de la corruption de l’homme ; si ce n’est qu’iceux mêmes se veuillent retrancher de leurs imperfections et couper les nœuds de leurs vieilles habitudes èsquelles ils sont vieillis, et qu’ils dévêtent la vieille écorce des sensualités naturelles. Ce que ce Frison ne veut pas faire, non plus que les autres : et partant ne peuvent être disposés à une renaissance parfaite. Il faut qu’ils apprennent cela en leur particulier avant que je m’en puisse charger.

3. Ils pourront dire que je me suis bien chargée de vous et d’aucuns autres avant qu’ils aient eu cette disposition. Ce que j’avoue : car personne n’est encore comme il doit être pour un disciple de Jésus Christ. Mais j’espère qu’ils le deviendront ; puisque ceux qui sont en mon alliance en ont le désir et la résolution ; et lorsqu’ils manquent en ce point, ils s’en repentent et désirent de s’en relever. Mais plusieurs autres n’ont point seulement le désir de renoncer à eux-mêmes, mais cherchent à leur possible de satisfaire à eux-mêmes et de suivre leurs sensualités. C’est bien loin de leur dénier leurs désirs. C’est pourquoi je souhaite qu’ils demeurent à part et lisent davantage mes écrits, jusqu’à ce qu’ils aient découvert qu’il n’y a point d’autre voie de salut que l’abnégation de soi-même, et qu’ils la veulent véritablement pratiquer.

4. Car aussi longtemps que la terre de nos âmes est remplie de désirs sensuels et de recherche de nos aises et commodités ou propres avantages, jamais la bonne semence de la Loi Évangélique ne peut porter de fruit en nos âmes ; vu qu’elles sont encore remplies de pierres, d’épines, et de mauvaises herbes, lesquelles suffoquent le bon grain de la parole de Dieu. Il faut que nos amis cultivent encore la terre de leurs âmes avant que je puisse semer en icelles les Vérités que Dieu me communique. Et il leur profiterait fort peu de me suivre et de manger à ma table, aussi longtemps qu’ils n’incorporent point mon Esprit ; comme il n’a point profité aux personnes qui ont suivi J. Christ, puisqu’il dit de ne les pas connaître lorsqu’ils lui remettent en mémoire qu’ils ont conversé avec lui et ses parents, et qu’il a cheminé en leurs rues ; il répète toujours qu’il ne les connaît point, à cause qu’ils n’ont pas suivi sa Doctrine ni observé les Conseils Évangéliques. Et encore bien maintenant que je prendrais avec moi toutes les personnes de bonne volonté, elles ne seraient pas sauvées pour cela. Car je juge qu’il est beaucoup plus salutaire à plusieurs qu’ils demeurent plus éloignés que de m’approcher de si près ; puisque la trop grande familiarité engendre souvent mépris, et qu’on les rend si ordinaires ; comme les enfants d’Israël se dégoûtaient de la Manne, qui était si bonne et savoureuse. Car aussi longtemps que ces amis vivent encore selon la Nature corrompue, ils auront toujours un œil fin pour remarquer les fautes de leur prochain, et se scandaliseront de ce qu’ils se doivent édifier, en voulant chercher plus de perfection dans un autre que dans eux-mêmes.

5. Car j’ai déjà entendu qu’aucuns d’iceux ont dit que je servais aux anciens les meilleurs morceaux : sans considérer que ces anciens mangent leurs propres biens, et les donnent aussi à ces Frisons murmurateurs qui sont venus en la maison comme s’ils étaient chez leurs Pères et Mères, et que nous tous ensemble avons eu la bonté de les recevoir charitablement, les assister et faire manger à notre table, comme nos propres enfants : quoiqu’ils nous soient à tous étrangers et inconnus, nous les avons aimés et servis comme nos frères. Ce qu’ils devraient reconnaître avec actions de grâces, pendant qu’ils vont épiant si nous avons les meilleurs morceaux : et bien qu’on leur serve de la même viande, ils sont assez hardis de murmurer, parce qu’ils n’ont point les meilleurs morceaux de la table et que je les donne aux anciens : ce que je ne crois point de faire. Car j’observe l’égalité en ce qu’il est possible, et nous mangeons toujours une même viande à la table, quoiqu’il appartiendrait bien aux anciens d’en manger des plus délicates, tant à cause de leur âge que de l’habitude qu’ils ont d’être bien traités selon leurs qualités et commodités ; mais ces ingrats murmurateurs, qui n’ont pas eu des commodités pour se bien traiter en toute leur vie, viennent ici à notre table pour murmurer de ce qu’on ne leur sert point les meilleurs morceaux. Ce qui répugne à la Vertu, à la Justice, et à la Raison.

6. Car une personne vertueuse désire toujours le moindre en toute chose, et voudrait bien goûter les moindres viandes, et plus grossières, si icelles n’étaient point nuisibles à la santé ; et il ne serait point juste de donner les meilleurs morceaux à des jeunes gens pleins de sang et de chaleur, en donnant les moindres morceaux à des personnes anciennes, lesquelles n’ont point tant d’appétit ni de chaleur pour digérer les viandes grossières ou moins agréables : en outre il ne peut être raisonnable qu’un pauvre mange des viandes telles que fait le riche, parce que ce n’est point sa condition, à cause qu’il n’a point des commodités d’acheter le meilleur, et qu’il faut faire le feu à l’avenant du bois qu’on a, sans le dérober d’autrui pour sa propre commodité et friandise. Un Serviteur ne peut avoir de raison de murmurer de ce que son Maître mange des meilleures viandes que lui, vu que cela appartient au Maître et point au Valet. Mais nos amis, à qui nous n’avons aucune obligation, sont bien si déraisonnables que de murmurer de ce qu’ils disent d’avoir remarqué qu’en servant la viande à la table je donne les meilleurs morceaux aux anciens. Car s’ils n’avaient point perdu la raison, ils nous remercieraient lorsque nous leur donnerions seulement du pain ; puisque n’avons en leur regard aucunes obligations, et qu’ils ne sont point d’ailleurs en nécessité, étant tous suffisants pour s’entretenir eux-mêmes, sans être à charge à personne.

7. Il semble qu’un esprit de convoitise les a amenés auprès de moi, et qu’ils cherchent Dieu pour leurs avantages, et point pour son Amour. Ce qui est une grande imperfection, fort éloignée d’un disciple de Jésus Christ. Mais s’ils se veulent véritablement convertir, Dieu leur fera miséricorde. Car il prend (comme on fait d’un mauvais payeur) tout ce qu’il peut. Si l’amour de Dieu est mélangé avec leurs convoitises, ils se pourront bien encore perfectionner : mais si leurs convoitises sont plus fortes que l’Amour de Dieu, il est à craindre qu’ils ne seront jamais des PIERRES pour servir à l’édifice de la NOUVELLE JÉRUSALEM, comme je les souhaite, et vous en particulier, en demeurant,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

En Holstein, le 13

Sept. 1672.

 

 

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XXXIIIe LETTRE.

 

Chercher le temporel n’est pas marque Chrétienne.

 

Que c’est une prétention absurde que des personnes qui mêmes ont encore de l’affection au monde prétendent de charger du soin de leur temporel celle qui s’occupe du soin des âmes. Que pour être Chrétiens il faut observer les trois Conseils Évangéliques. Quelle est la volonté de Dieu touchant la manière dont ses enfants doivent vivre. Quelles personnes sont acceptables ou rejetables.

 

Mon bon Ami,

 

IL me semble que vous n’avez point encore découvert mes desseins ni connu mes intentions, puisqu’il vous semble que je suis obligée de vous tenir auprès de moi et vous avoir avec votre famille à ma charge, moyennant que vous apportiez en commun le peu de temporel que vous avez. Je ne vous ai pu refuser cela, puisque vous ne me l’avez jamais demandé. Vous m’avez bien écrit de Frise que vous ne saviez plus demeurer au monde, pour la grande malice et infidélité qu’il y a maintenant parmi les hommes, et que vous étiez résolu de les quitter et vendre tout ce que vous avez, pour venir auprès de moi, en suivant Jésus Christ. Ce qui m’a fort réjoui, voyant que Dieu vous avait fait la grâce de connaître la vanité du monde et d’avoir le désir de devenir un vrai Chrétien. Mais je ne vous ai pourtant appelé auprès de moi, et encore moins promis de me charger de toute votre famille pour entretenir icelle de choses temporelles ; puisque je ne fais point profession de tenir commensales ou de loger des hôtes, et que je n’avais point en ce temps su louer une chambre ou maison pour moi seule, et que j’étais avec mes Amis obligée de loger dans une taverne : je n’avais garde d’y attirer personne ; et ne crois point que vous ayez eu alors intention de venir loger auprès de moi ; mais de prendre logis aux environs, afin d’avoir quelquefois ma conversation, pour traiter par ensemble de choses spirituelles. Ce qui ne me pouvait déplaire, puisqu’en aimant Dieu j’aime tous ceux qui le cherchent.

2. Mais je ne peux pourtant perdre mon repos et l’entretien que j’ai avec Dieu pour m’adonner aux soins temporels et corporels de toutes les personnes de bonne volonté. Cela ne serait point conseillable, puisqu’un chacun est assez capable d’avoir soin de soi-même et qu’il serait inutile qu’une personne recueillie en Dieu se distrairait de lui pour vaquer aux soins temporels sans aucun besoin ; de tant plus que l’Écriture dit que les enfants du monde ont plus de prudence en leurs négoces que les enfants da Royaume. Et je crois en effet que vous avez beaucoup plus d’industrie pour chercher vos avantages que je ne pourrais avoir de vous les procurer. C’est pourquoi je m’étonne que vous attendiez conseil de moi en cela. Je vous donnerais bien des conseils salutaires au regard de bien régir votre âme. Car je ne peux dénier cela à ceux qui le demandent et désirent simplement pour la perfection de leurs âmes. Mais je n’ai rien à conseiller pour les biens temporels, qui ne me touchent. C’est affaire à un chacun d’en ordonner salutairement.

3. Car Dieu ne se soucie point si on a des biens ou point, si on demeure dans une place ou dans l’autre. Car il est partout à trouver, moyennant que les cœurs soient dégagés des affections terrestres : l’on se peut lors servir et aider de toutes choses bonnes, selon sa nécessité, et aller ou demeurer en toute telle place qu’on veut. Et si vous demeurez en Nordstrand, à Husum, en Frise, ou ailleurs, c’est toute la même chose, moyennant que vous soyez partout dégagé des affections terrestres et que votre esprit s’unifie avec Dieu ; et même en substance c’est tout un si vous êtes auprès de moi ou fort éloigné, ne soit que ma présence ou conversation vous apporte quelque lumière de Dieu, ou vous serve de moyen pour vous unir davantage à lui. En tel cas vous devriez m’approcher autant qu’il vous serait possible, quoiqu’il ne faut pourtant demeurer en mon propre logis pour me causer des soins et inquiétudes pour les choses temporelles. Car vous devriez plutôt me décharger d’iceux, afin que j’eusse plus de temps de vaquer à Dieu et d’entendre sa voix pour votre salut et le mien. Car les premiers Chrétiens n’ont point demeuré tous en la maison des Apôtres ou disciples de Jésus Christ, puisqu’on lit qu’on départirait le pain par les maisons en sorte qu’un chacun n’avait besoin de rien. C’est signe qu’un chacun avait sa propre maison ; comme cela est très-nécessaire, principalement aux gens mariés, comme je l’ai écrit diverses fois dans mes lettres à vos amis de Frise.

4. Il est vrai que j’ai bien l’intention de vivre tous en commun comme faisaient ceux de la primitive Église, si je trouvais des personnes vraiment dégagées d’amour propre et désintéressées, qui cherchassent les choses éternelles seulement, et non plus les choses qui sont sur la terre. Je pourrais être toute commune avec icelles ; puisque nous n’aurions plus qu’un cœur et une volonté par ensemble, à savoir, de mépriser les délices de ce monde pour tendre à celles qui sont à venir ; et d’abandonner les voies du monde pour cheminer vers l’éternité. Avec de semblables je voudrais bien être et avoir toutes choses communes, comme ceux de l’Église primitive ; puisque cela renforce et console les âmes, et que le Prophète dit qu’il est bon et doux d’habiter les frères par ensemble. Oh ! si j’en trouvais de semblables, que je me réjouirais en Esprit Saint ! Mais hélas ! je me trouve obligée de cheminer seule, pour n’avoir encore trouvé personne qui me veuille accompagner sinon de paroles et de résolution ; encore sont-ils en petit nombre, desquels je crois que vous en êtes un, quoiqu’en effet vous êtes bien éloigné de renoncer à vous-même pour suivre Jésus Christ, selon le conseil qu’il a donné aux Chrétiens d’embrasser la pauvreté volontaire, la chasteté perpétuelle, et l’obéissance entière : qui sont les trois conseils Évangéliques, lesquels doivent embrasser tous ceux qui veulent être vrais disciples de Jésus Christ.

5. Car si cette pauvreté n’était point bonne et nécessaire à notre salut, Jésus Christ ne l’aurait point embrassée et conseillée à ses disciples, ni aussi dit : Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres. Vous aurez peut-être un débat en votre esprit pour savoir ce que c’est de la pauvreté d’esprit, à cause que j’ai autrefois écrit qu’il faut garder vos biens pour votre nécessité, et que vous voyez que j’ai aussi moi-même encore des biens. Mais ce combat ne peut provenir que de votre ignorance, pour ne point bien savoir en quoi consiste cette pauvreté volontaire, laquelle ne s’observe point pour l’ordinaire par ceux qui sont véritablement dénués des biens de ce monde ; puisque de semblables pauvres sont souvent riches de volonté, quoiqu’en effet ils n’aient aucunes richesses temporelles. Semblablement les personnes riches de biens terrestres peuvent véritablement être pauvres d’esprit lorsqu’elles usent de leurs richesses seulement pour la seule nécessité, et qu’elles se veulent contenter du moindre lorsqu’elles peuvent avoir le plus beau et le meilleur, et qu’elles demeurent néanmoins dans la Règle de la pauvreté d’esprit en ne voulant non plus jouir des commodités de leurs richesses comme si icelles ne leur appartenaient. Ceux-là sont véritablement pauvres d’esprit.

6. C’est en ce point que je conseille de garder les biens qu’on a et de s’en servir pour ses nécessités, plutôt que de les donner à des pauvres fainéants, qui ne veulent soigner ou travailler pour avoir leurs aliments, aimant mieux de vivre en paresse aux dépens d’autrui. À de semblables pauvres on ne peut donner ses biens sans coopérer à leurs péchés et être participants de leur coulpe, vu que par les dons qu’on leur ferait, on les nourrit et fait persévérer en leurs péchés ; et que si on ne leur donnait rien, ils se trouveraient obligés à travailler et à avoir soin pour leurs aliments. C’est pourquoi je conseille à garder ses propres biens pour ses nécessités : et lorsqu’on en aurait trop pour soi, et qu’on ne trouverait point des vrais pauvres à qui on les puisse salutairement donner, il vaudrait mieux les jeter en la mer que de les garder pour s’en servir à prendre l’abondance ès choses nécessaires ; vu que cela serait fait contre la pauvreté d’esprit tant recommandée par Jésus Christ.

7. Et pour savoir si vous êtes arrivé à cette pauvreté Évangélique, il vous faut remarquer si vous cherchez en toutes choses les moindres, et si vous êtes content avec le plus petit lorsque vous pouvez bien avoir le plus grand, ou avec le moins beau et bon lorsque vous pouvez avoir le plus beau et plus bon. Ce que fait la pauvreté volontaire, ce qui vaut autant à dire que de chercher volontairement les choses basses et humbles lorsqu’il est en votre puissance d’avoir les choses hautes et estimables. Car celui qui n’est point en la pauvreté d’esprit prend en tout le plus beau et le meilleur, parce que la Nature corrompue convoite toujours ce qui est plus agréable à ses cinq sens naturels ; et si elle voit quelque chose belle, propre à son usance, elle ne se servira point d’une laide en pouvant avoir la chose belle : et si elle goûte des viandes délicates, elle n’en prendra point des grossières si elle en a le choix, ni des pauvres linges ou habits lorsqu’elle en peut avoir des grands et commodes ; pour l’amour propre que l’homme porte à soi-même, il s’estime toujours être digne des choses les plus belles et bonnes. Mais le disciple de Jésus Christ tâche de suivre et d’imiter son Maître, lequel, étant riche et puissant, a choisi la pauvreté, la bassesse, et l’incommodité, pour nous donner exemple ; et a donné aux Chrétiens ces trois conseils Évangéliques de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, comme les trois vrais moyens pour renoncer à soi-même.

8. Car comme la pauvreté volontaire résiste à la convoitise que l’homme a en sa Nature, ainsi aussi résiste à toute sorte d’excès la chasteté, laquelle doit être perpétuelle, c’est à dire, que l’homme doit toujours être tempéré en toute chose, tant en boire, manger, que toucher, ouïr, et flairer ; et s’il ne tient la mesure et tempérance en toutes ces choses, il n’accomplit point ce conseil Évangélique que Jésus Christ lui a donné ; vu que cette chasteté Évangélique ne consiste point seulement en l’abstinence de la chair, puisque les Chrétiens qui sont mariés et en état pour multiplier le monde doivent aussi bien observer ce conseil Évangélique de chasteté que ceux qui vivent dans le Célibat, et que toute sorte d’excès sont luxurieux.

9. Et il ne faut jamais rien faire par excès ou pour se délecter soi-même, mais toute chose pour la précise nécessité seulement ; puisque tout le reste est péché et contre les conseils Évangéliques ; l’un desquels est l’obéissance entière, c’est à dire, que l’homme doit être soumis en toute chose à la volonté de son Dieu, sans suivre en rien ses propres désirs ou sa propre volonté ; vu qu’icelle a été corrompue par le péché dès la première chute d’Adam, toutes ses volontés sont corrompues, et par conséquent mauvaises en elles-mêmes : si bien que l’homme ne peut jamais rien faire de bien sinon en obéissant à la volonté de son Dieu. Et cette obéissance ne doit point être en quelque chose de particulier, mais entièrement en toutes choses, petites et grandes.

10. Or je connais que la volonté de Dieu est que nous vivions tous ensemble en paix, amour, et en charité Chrétienne, comme les Chrétiens de la primitive Église, qui n’avaient qu’un cœur et une volonté en l’Esprit de Jésus Christ. Dieu veut aussi que nous soyons tous humbles de cœur, en prenant la dernière place, comme Jésus Christ nous a enseigné ; que nous soyons vraiment pauvres d’esprit, en ne cherchant rien en ce monde que la seule nécessité, vivant comme des Pèlerins ici sur la terre. Il veut aussi que nous soyons sobres, en veillant sur toute chose, afin que tout soit bien réglé, tant au regard du temporel que du spirituel, puisqu’il est un Dieu d’ordre et point de confusion. Enfin, Dieu m’a fait connaître sa volonté en toutes choses ; lesquelles choses je veux absolument observer, autant qu’il sera en ma puissance, et ceux qui veulent être en ma communion les doivent observer aussi, ou autrement ils n’y peuvent demeurer.

11. Et comme j’entends que vous ne sauriez observer toutes ces choses, et que vous êtes accoutumé à suivre votre propre volonté et chercher vos aises et commodités, je juge qu’il sera bon que vous demeuriez à vous-même jusqu’à ce que vous ayez plus de lumières de Dieu et que vous ayez connu que cette abnégation de soi-même est précisément nécessaire à votre salut. Alors je crois que vous serez bien porté à l’embrasser et que seriez bien-aise d’être auprès de moi afin que je découvre vos fautes. Mais aussi longtemps que vous vivez encore selon la nature corrompue, il vous serait pénible que je vous les découvrisse. Il est vrai que je vous ai envoyé en Nordstrand en pensant vous faire plaisir et service, puisqu’il ne vous coûte rien à vivre avec votre famille ; mais je ne veux pas vous y obliger de demeurer une heure outre votre volonté : si vous savez mieux, vous le pourrez prendre à votre commodité ; car vous ne pouvez encore venir auprès de moi, jusqu’à ce que connaîtrez davantage l’Esprit qui me régit ; quoi attendant je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

De Holstein, le 16 Sept. 1672.

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

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XXXIVe LETTRE.

 

Qui a soin du futur n’est point propre pour Dieu.

 

À une personne qui, sans se contenter de l’entretien présent, voulait absurdement qu’on s’engageât pour l’avenir à le pourvoir lui et les siens. Que tels ne sont propres à l’Édifice de Jérusalem, mais ceux qui cherchent seulement le Royaume de Dieu et sa justice. A. B. ne doit point être distraite de l’entretien continuel de Dieu.

 

Mon bon Ami,

 

J’Ai reçu la vôtre, par où j’entends votre arrivement en Nordstrand, et aussi que vous me mandez si je vous veux prendre à ma charge avec vos enfants ? Ce que je n’ai point encore résolu de faire, pour n’avoir encore de place assurée pour moi-même. Je pensais que vous étiez là allé pour assister votre frère par charité, et point pour vous pourvoir avec vos enfants. J’ai été bien édifiée d’entendre la réponse que vous me fîtes lorsque je vous demandais si vous n’auriez point d’incommodité ou de préjudice d’aller en Nordstrand avec vos enfants pour 2 à 3 semaines aider Marci, qui avait écrit d’avoir besoin d’aide ? Vous me répondîtes aussitôt que vous ne pouviez avoir aucun intérêt, puisque vous ne cherchiez aucun profit, et que c’était tout un où vous étiez pourvu que vous ayez les dépens. Ce qui me réjouît de vous voir si dégagé, où je vous avais par ci-devant trouvé encore en la convoitise, en pensant que vous étiez avancé en la vertu.

2. Mais lorsque j’entends ce que m’écrivez par la vôtre, je vois bien que le soin est encore en vous pour savoir ce que vous boirez, ou mangerez, ou de quoi vous serez vêtu, voire même de quoi vous serez entretenu à l’avenir avec vos enfants, ce qui est bien éloigné de l’état d’un vrai Chrétien, à qui Jésus dit qu’il n’ait point soin du lendemain, en promettant de donner tout le reste à celui qui cherche le Royaume des Cieux : et si ses Apôtres et disciples avaient demandé d’être pourvus avec leurs femmes et enfants, ils n’auraient jamais suivi Jésus Christ, lequel était pauvre et n’avait point où reposer sa tête. Il faut que vous n’ayez point de foi en ses promesses, où il dit qu’il ne faut point avoir soin du lendemain, et qu’il nourrit bien les oiseaux du Ciel, qui n’ont provision de rien ; ou bien il faut dire que vous avez eu du mauvais conseil depuis que vous m’avez parlé d’aller en Nordstrand. Car alors vous me sembliez dégagé, et maintenant vous me semblez convoiteux, comme était Reinier Janse lorsqu’il fut en Nordstrand et me demanda si je le voulais avoir à gage pour travailler à la presse ou bien en Nordstrand.

3. Cela sont des choses si éloignées de mes intentions, que je désespère presque de les mettre en exécution avec de semblables personnes, lesquelles ne sont nullement propres pour être des Pierres à l’édifice de la Nouvelle Jérusalem, puisqu’elles ne sont point encore dégagées, et ont encore soin de ce qu’elles boiront et mangeront, et de quoi elles seront vêtues. Ce que Jésus Christ a déconseillé de faire, et m’a aussi défendu de prendre de semblables personnes à ma charge. C’est pourquoi je ne peux assister celles qui cherchent encore autre chose que le Royaume des Cieux. Mais pour celles qui cherchent ce Royaume, elles sont toutes en commun avec moi, et autant les riches que les pauvres : et je voudrais bien donner tout ce que j’ai à de semblables si elles en avaient de besoin. Mais je ne peux rien donner à celles qui cherchent encore de se pourvoir dans ce monde ; et il me semble que si vous n’aviez point de convoitise en votre cœur, que vous seriez très-content d’avoir pour vos petits labeurs la nourriture de trois personnes, et Reynier Janss de quatre, comme il a eu auprès de moi sans être content de cela : ce qui semble être contre la raison, et beaucoup davantage contre la Vertu Chrétienne.

4. Je vous ai seulement envoyé en Nordstrand pour aider M. en son besoin par charité. Vous y pouvez demeurer autant qu’il vous plaira, et point davantage. Si vous jugez qu’il n’a point de besoin de vous, le pouvez quitter. Mais si voyez qu’il est en besoin, vous êtes obligé de l’aider en son besoin jusqu’à ce qu’il soit pourvu d’ailleurs. Autrement c’est faire contre la charité Chrétienne, de laquelle vous faites profession de bouche, et n’en montrez pas les effets ès occasions. Pour moi, j’irais bien d’un pays à l’autre pour assister mon prochain si j’étais libre de ce faire, et hors des persécutions. Mais je connais fort peu de personnes semblables en les éprouvant maintenant plus que jamais : et si elles ne changent, je n’en saurais jamais rien faire de bon. Il faut qu’elles demeurent loin de moi.

5. Je ne peux rien ordonner à M. de l’ouvrage que vous devrez faire auprès de lui. J’avais pensé qu’il vous emploierait à faire des fossés, comme il m’écrivait que cela était fort nécessaire. Il faut qu’il fasse là dedans ce que bon lui semble : il doit avoir assez d’autres personnes pour mener la charrue, sans vous entremettre à cela aussi longtemps que ses fossés ne sont point relevés. Il faut que je vous laisse tous faire votre volonté jusqu’à ce que je puisse régir moi-même : alors j’aurai des gens volontaires qui me serviront par amour, ou pour de l’argent, et point de ceux qui voudront être assurés pour toujours à cause de quelque petit service.

6. Car si je me voulais charger de vous et de vos enfants, vous ne le devriez point vouloir : à cause que je suis une personne abandonnée à Dieu pour me laisser conduire là où il lui plaira ; et en toutes les places où que je me retrouverai je n’aurai point toujours la commodité d’avoir des enfants avec moi, lesquels sans doute m’empêcheraient l’entretien avec Dieu, et distrairaient beaucoup des bons propos à l’édification du prochain, avec qui je parle peu de temps : et ces enfants ont souvent interrompu les bons discours que j’avais commencés, et empêché par eux ou par autres de pouvoir dire ce que Dieu m’inspirait en son temps. C’est pourquoi si on était sage, on ne me demanderait nulles aides ou assistances temporelles lorsqu’on les peut avoir d’ailleurs ; vu que mon esprit est toujours occupé avec Dieu lorsqu’il est désoccupé des pensées terrestres.

7. Mais mes enfants ne me connaissent point encore, et partant ils ne savent suivre ni entendre mes voies, et penseraient que je serais une bonne Mère de les prendre tous à ma charge, et de leur fournir en tout temps ce qu’ils ont besoin. Ce qui serait très-mauvais pour moi et pour eux. Ils devraient plutôt souhaiter d’avoir de moi la viande et nourriture de leurs âmes que celle de leurs corps ; puisqu’elle est bien de plus grande conséquence et qu’un chacun est capable d’arriver à ses aliments sans mon entremise : ce que je vous prie de bien considérer, et prier Dieu pour avoir sa Divine Lumière, qui vous conduise à la vie Éternelle : par

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

Le 28 Avril, 1673.

 

A. B.             

 

 

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XXXVe LETTRE.

 

Dieu n’en veut point qui soit sans soin, sans loi, sans ordre.

 

Que la négligence, le désordre, et le dérèglement au ménage, au manger et au boire, est incompatible avec la Vie Chrétienne.

 

Mon Enfant,

 

J’Écrirai à la femme de ce Frizon, afin de faire voir à tous de quel esprit qu’il faut être possédé pour être admis en la communauté des Chrétiens. Il vous faut cependant encore un peu patienter : Ces désordres ne dureront point longtemps. Je me ferais plutôt quitte de toutes les personnes qui sont venues auprès de moi que de les souffrir en vivant selon les mouvements de leurs natures corrompues, parce que cela déplairait grandement à Dieu : et au lieu que j’accomplirais là dedans sa volonté, je suivrais assurément celle du Diable. Ce que je ne veux point faire : et j’aime mieux de cesser que de malfaire ; et de demeurer toute seulette qu’en la compagnie des personnes qui me divertiraient de mon entretien avec Dieu ; comme font toutes celles qui vivent encore selon la nature corrompue : vu qu’il me faut continuellement veiller sur leurs actions pour empêcher qu’elles n’offensent pas Dieu davantage.

2. Cela me donne un exercice continuel et me dérobe le temps de traiter avec Dieu. Car si je ne prends soin de toute chose, il n’y a rien qui se fasse bien ; et si je remets ces soins temporels sur d’autres, je coopère à leurs péchés de négligence, paresse, gloutonnies, infidélités, et autres : si bien que de nécessité il me faut faire quitte de tous ceux qui ne veulent pas renoncer à eux-mêmes et suivre l’esprit qui me conduit : autrement, ce ne serait qu’une maison de confusion, au lieu d’une d’oraison. Car j’ai assez à faire à parler du règlement extérieur, du boire, manger, et conserver les meubles ; au lieu que je ne devrais parler que de Dieu et de ses merveilles, desquelles il me faut taire pour entendre souvent des paroles oiseuses, ou dire vingt fois la même chose pour l’ordre du ménage.

3. Je suis si lasse de ce métier, que je ne le saurais plus longtemps continuer. Car je n’ai repos ni matin ni après-dîner ; et encore ne va-t-il pas comme il faut. Ce que je bâtis, un autre le détruit ; à cause que personne n’est encore possédé de mon esprit : un chacun le contredit et s’y oppose, afin qu’il ne fasse point en moi ses opérations ; et me faut continuellement combattre avec les armes en main contre les enfants de Dieu comme un Soldat ferait contre son ennemi. Car si je pensais me reposer, un chacun offenserait Dieu à mon déçu ; le même désordre que vous m’écrivez de votre ménage au fait du boire et manger serait ici aussi, si par force je ne tenais la bride : et cela ne peut manquer en des personnes qui vivent selon leurs natures : elles cherchent toujours le plus beau et meilleur, l’abondance en toute chose, les aises et le repos, avec le plus de plaisir et de commodité qu’elles peuvent donner à leur corps ; et cela sans refrein ou mesure.

4. Car les bêtes sont beaucoup mieux réglées en leurs natures en cela que les hommes qui ne tendent point à perfection. Aussi est-il plus salutaire de demeurer avec les bêtes qu’avec de semblables personnes qui nous peuvent scandaliser, et point les bêtes. Gardez-vous bien, mon Enfant, de suivre ces exemples, ou de boire et manger par sensualité ; puisque cela déplaît à Dieu, et que la Nature ne s’y incline que trop souvent. Faites vous-même ce qui est bon, et remédiez au mal des autres autant que pourrez. Souffrez avec patience le reste un peu de temps, jusqu’à ce que Dieu en ordonne autrement. Vous faites très-mal de souhaiter que Patin vînt encore régir la maison, cela est une injustice pour vous délivrer de peine. Il ne faut jamais vouloir guérir un mal par un plus grand mal. Je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Sept. 1672.

 

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XXXVIe LETTRE.

 

Qui excuse le mal doit demeurer au monde.

 

Avoir bonne opinion du mal et du monde ; ne vouloir se rendre à la déclaration de Dieu qu’il n’y a nuls vrais Chrétiens ; juger de ce qui ne nous concerne ; donner aux méchants et aux mondains ce qu’ils demandent ; vouloir se faire servir, sont des obstacles à devenir Chrétiens et à vivre avec eux. Quelles personnes l’autrice veut et quelles elle ne veut pas.

 

Madamoiselle,

 

J’Ai reçu la vôtre du 20 Février, à laquelle j’ai différé de répondre, pour autres empêchements survenants. J’ai été bien-aise d’entendre par icelle le bon désir qu’avez d’embrasser une Vie Évangélique et de quitter à ces fins les embarras du monde, et venir en notre compagnie pour ne plus être retirée de ce bon propos par les hommes ou les sollicitudes des choses terrestres. Tout cela est très-bon et salutaire. Mais je crains que vous auriez encore de la difficulté à demeurer auprès de nous ; parce que n’avez pas encore assez pénétré la voie en laquelle Dieu nous veut conduire ; et icelle vous semblerait obscure : parce que ne connaissez encore la malice des hommes de maintenant, et croyez que c’est bien fait d’avoir toujours bonne opinion du prochain, et n’oseriez penser au véritable mal qui réside en leurs âmes, et même tiendriez pour une moindre perfection d’en mal juger qu’en bien juger ; et il vous semble rude quand je dis qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre. Ce qui est pourtant une vérité sortie de Dieu.

2. Mais vous êtes encore en ce point dans l’ignorance qu’était Adam avant son péché. Il avait alors grande connaissance du bien et ne connaissait rien du mal. C’est pourquoi il est si facilement tombé. Car s’il eût prévu les maux et misères que lui a apportés le Péché, sans doute qu’il n’y fût jamais tombé. Car il ne tomba plus en péché depuis sa Première chute, mais a passé une si longue vie en larmes de pénitence, lorsqu’il sentait par expérience en quel désastre l’avait rendu son premier Péché. Et si maintenant vous connaissiez autant le mal que le bien, vous confesseriez avec moi qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre, puisque tous sont déchus du vrai Esprit de Jésus Christ, de celui des Apôtres et de ses disciples : et pour être vrai Chrétien, il faut avoir les conditions de ceux en la primitive Église. Car nous n’avons point eu d’autres Lois depuis celle Évangélique que Jésus Christ nous a enseignée ; et il n’en viendra plus jamais d’autre, puisque nous vivons maintenant ès derniers temps, où toute chose sera accomplie, comme les prophètes et Jésus Christ avec ses Apôtres ou disciples l’ont prophétisé. Et c’est assurément de notre temps que David disait que Dieu avait regardé par toute la terre, et n’avait vu personne qui fît bien ; en répétant jusqu’à point un seul.

3. Mais les personnes de bonne volonté s’imaginent qu’il y a encore plusieurs qui font bien, et veulent croire d’être plus clairvoyantes que Dieu même. Car je n’ai pas cette témérité de dire de moi-même qu’il n’y a plus nuls vrais Chrétiens sur la terre, puisque je ne connais pas tous les hommes : mais Dieu, qui connaît les cœurs de tous, me l’assure. Devrais-je être plus juste que Lui, pour rejeter cette advertance comme une chose mauvaise ou mensongère ? Je n’ai garde de faire cela, mais le veux bénir et remercier de ce qu’il me l’a révélé ; puisque cela m’a donné sujet de m’examiner de plus près pour voir si j’étais vraie Chrétienne ou non ; et j’ai par ce moyen découvert que j’étais encore bien éloignée de l’Esprit des Chrétiens de la primitive Église, et que je n’avais point renoncé à tout ce que je possédais comme eux, ni embrassé volontairement la pauvreté et la bassesse de Jésus Christ ; et que je n’avais point la charité à l’endroit du prochain que de vouloir souffrir et mourir pour procurer le salut de leurs âmes, comme a fait Jésus Christ et ses Apôtres : et j’ai depuis tâché (comme je tâche encore) de là arriver : en quoi Dieu me favorise journellement de ses grâces.

4. Voilà le bien qui m’est provenu de croire en la révélation de Dieu : et je pense qu’un chacun aura la même grâce s’il veut avoir la même croyance, et la mettre en pratique. Car plusieurs personnes sont en repos pensant d’être des vrais Chrétiens, parce qu’ils vivent moralement bien. Ceux-là ne peuvent jamais devenir des vrais Chrétiens, lorsqu’ils croient de l’être, quoiqu’ils en soient bien éloignés. C’est pour vous un bonheur de croire en votre particulier que vous n’êtes pas vraie Chrétienne. Cela suffira pour chercher les moyens de le devenir, sans que vous soyez obligée de juger les autres, de qui Dieu ne vous demandera point compte, puisqu’un chacun doit porter sa propre charge. Laissez ce jugement à Dieu : car s’il y a encore des vrais Chrétiens ou non, cela ne vous touche. C’est assez que vous connaissiez que vous-même ne l’êtes pas et tâchiez de le devenir. Car lorsque vous serez une vraie Chrétienne et que personne des autres ne le serait, cela n’amoindrira pas votre bonheur. Mais si tous les autres en général étaient des vrais Chrétiens et que vous seul ne le seriez point, cela ne vous profiterait de rien.

5. Partant laissez ces jugements à Dieu, sans disputer en votre esprit s’il est vrai ce que j’ai dit, qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre. C’est à moi à savoir sur quel fondement je le dis, et point aux autres d’en mal-juger sans le connaître. Mais tous les hommes en général ont cela de propre en leur nature corrompue, qu’ils tâchent plutôt de découvrir les fautes des autres que leurs propres fautes. Car si j’avais manqué en disant qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre, ce serait à moi de corriger cette faute, et aux autres de tirer de mes paroles ou écrits ce qu’eux-mêmes jugent être bon, et en tirer le profit ou salut de leurs âmes, sans juger en outre de ce qu’ils ne connaissent point.

6. Je pense, Madlle, que si vous étiez auprès de moi, que nous aurions encore beaucoup de sentiments contraires l’un à l’autre, parce que vous avez seulement découvert le bien, et moi j’ai découvert le mal d’un chacun aussi clairement que le bien. C’est pourquoi je m’y veux opposer de tout mon possible ; ce que vous auriez du mal à supporter, en pensant qu’il ferait mieux-séant de supporter le mal et céder aux infirmités des hommes que de leur dénier ce qu’ils demandent ou désirent. Par exemple, je donne le moins que je peux lorsque j’achète quelque chose aux avaricieux et mondains. Cela vous semblerait une chicheté ou avarice, parce que vous n’avez jamais regardé à peu de chose, mais plutôt donné libéralement lorsque vous aviez volonté d’avoir quelque chose : vous ne l’avez point si près marchandée lorsque vous aviez bien pour la payer richement, en croyant même que cela était une vertu, comme il semble d’être auprès de ceux qui sont si avaricieux qu’ils ne voudraient pas donner la valeur de ce qu’ils achètent. Ce qui en effet est un moindre mal de bien largement payer. Car celui qui ne donne point la valeur d’une chose, il dérobe ; et celui qui paye trop cher aux avaricieux, il fortifie leur convoitise et les autres péchés qu’ils commettent avec le gagnage qu’on leur donne.

7. J’ai encore cette coutume de ne me point savoir faire servir par les gens du monde, parce que je vois que tous leurs labeurs ne tendent qu’à la convoitise et avarice, et que le salaire qu’on leur donne n’est que pour friponner ou se vêtir pompeusement. C’est pourquoi j’aime mieux me servir moi-même en ce que je puis que de voir ces personnes travailler pour de l’argent, qui souvent ne sert qu’à leur damnation. Cela vous semblerait aussi étrange, si vous étiez auprès de moi. Car vous jugeriez que ce serait bien-fait de se laisser servir pour donner du gagnage aux pauvres gens. Mais j’ai fait toutes ces expériences lorsque j’ai tenu une maison de pauvres fillettes. Je leur apprenais quelque métier pour gagner la vie, et aussi à ménager, afin d’en faire de bonnes servantes, comme grand nombre sont encore actuellement, servant les principaux de la Ville de Lille. Mais je trouve que ce que je leur ai donné et enseigné servira à plusieurs de plus grande condamnation. Car sitôt qu’elles ont su bien faire quelque chose, elles ont voulu beaucoup gagner, et avec ce gain ont suivi les vanités du monde à leur possible ; ce qu’elles n’eussent pu faire si je les eusse toujours tenues dans un état vil, selon leurs conditions.

8. Mais les personnes qui n’ont pas expérimenté ces choses, croient qu’on fait toujours bien à donner libéralement aux pauvres (comme j’ai cru aussi moi-même). Je payais libéralement salaire aux ouvriers et servants, quoiqu’iceux l’employaient à offenser Dieu davantage. Ce qu’ayant souvent éprouvé, j’ai été obligée de changer mes manières de faire et de ne plus payer que la juste valeur de ce que j’achète, ni aussi autres salaires que ceux qu’ils ont bien mérité, afin de ne donner plus matière aux convoiteux de plus grande avarice ou aux superbes de plus grande gloire ; et je me sers moi-même plutôt que de sentir auprès de moi la puanteur des péchés de mes servants lorsqu’iceux servent sans charité, pour seulement gagner un peu d’argent, lequel ils estiment plus que Dieu-même. Je sais bien que vous n’avez jamais entendu ces choses de la sorte et qu’elles vous sembleront étranges. Mais je suis obligée à les observer, puisque Dieu me les a fait connaître : et ceux qui ne les veulent pas aussi apprendre à connaître ne doivent venir auprès de moi ; parce qu’ils ne seraient point satisfaits et croiraient d’avoir en eux plus de vertu et de justice qu’ils ne jugeraient en moi.

9. Partant je vous prie d’attendre encore un peu et laisser premièrement venir votre fils auprès de moi, afin qu’il puisse voir et juger si c’est vraiment le S. Esprit qui me régit : et alors qu’en aurez plein apaisement, vous y serez volontairement soumise, ce que ne sauriez faire auparavant. Car vous seriez toujours en doute si ce que je dirais ou ferais serait bon ou mauvais, et ne vous profiterait de rien d’être en ma compagnie lorsque ne sauriez pas suivre l’esprit qui me guide en toute chose. Ce qui me donnerait aussi des peines, comme à vous. Lisez, s’il vous plaît, davantage mes écrits, afin d’être confirmée s’ils viennent de Dieu ou non ; et lorsque n’aurez plus là dedans aucuns doutes, me le pourrez écrire, et je ferai pour vous ce qui est en mon pouvoir ; comme je ferai à toutes les personnes qui cherchent véritablement Dieu en la perfection Évangélique. Tout ce que j’ai est pour de semblables, et point pour les autres. Car je ne peux plus donner quelque chose à l’aveugle, comme j’ai fait du passé. Je dois attendre à donner aux petits dont Jésus Christ dit qu’un seul verre d’eau méritera le Royaume des cieux. Les autres pauvres que je connais ne sont point ses petits, mais souvent les enfants du Diable et du monde, auquel ils servent ; et emploient les bénéfices qu’on leur fait à l’honneur du Diable et du monde. C’est pourquoi je ne les peux assister, ni donner aucuns conseils ; mais bien à ceux qui souhaitent d’embrasser la Vie Évangélique. Ceux-là sont ma Mère, mes Sœurs, et mes Frères, comme Jésus Christ même disait de son temps.

10. C’est pourquoi on ne doit demander de moi aucuns conseils et assistances si on ne veut pas devenir enfants de Dieu et rentrer dans le ventre de sa Mère, l’Église primitive. Car ceux qui viendront auprès de moi à d’autre fin n’y pourront longtemps demeurer ; et partant un chacun doit bien examiner soi-même s’il est en cette disposition avant de m’approcher : et ceux qui ne sont point en cette disposition feront mieux de demeurer là où ils sont ; puisque je ne peux rien céder à la Nature, parce qu’elle est entièrement corrompue par le péché ; aussi trouveront les personnes naturelles assez de leurs semblables pour les accompagner, sans avoir besoin de venir chercher la compagnie de ceux qui la veulent guerroyer et surmonter ; puisque cela serait une guerre et une contradiction continuelle, de joindre ensemble des personnes naturelles avec des spirituelles. Ce serait comme vouloir conserver le feu dans l’eau, ce qui ne se peut jamais faire. Je ne demande pas aussi des personnes parfaites pour demeurer avec moi, parce que je ne les trouverais point : mais de celles qui tendent effectivement à cette perfection Évangélique. Si vous en êtes une, pourrez avec le temps être associée en notre compagnie ; quoi attendant je demeure,

 

Votre bien affectionnée en J. C.     

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

De proche le Château de

Gottorp en Holstein, le

8/10 Avril, 1672.

 

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LES PIERRES

 

De la

 

NOUVELLE JÉRUSALEM

 

Quatrième partie.

 

 

Où sont démontrées, par la lumière divine et par les témoignages de la Sainte Écriture, la nécessité, les règles, et la certitude du rétablissement des hommes et de la NOUVELLE JÉRUSALEM.

 

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LETTRE GÉNÉRALE.

 

 

Dans laquelle il est démontré que pour être Régénéré et Renouvelé, après avoir abandonné le monde, il faut renoncer à la convoitise, aux plaisirs, et à l’honneur et estime de soi-même. Ce qui est prouvé par la nature de l’Amour de Dieu, de l’Imitation de Jésus Christ, et de la fragilité de l’homme après sa chute, qui a perverti tous les biens spirituels et temporels èsquels l’homme a été créé : tellement qu’il ne peut plus à présent y abonder sans pécher : si bien qu’il doit ne s’en plus servir que par nécessité, et avec bassesse et mortification. Cette lettre n’a pas été achevée. Madlle Bourignon lui avait donné pour titre :

 

Instruction salutaire, pour apprendre à bien ménager les biens spirituels et temporels ; afin de se rendre heureux au temps et en l’Éternité : propre à toute sorte de personnes, d’états, et de conditions, lesquelles cherchent le salut de leurs âmes, et le Repos en ce Monde.

 

Par

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

À tous mes Enfants Spirituels, qui sont épars en divers endroits et pays.

 

Mes Enfants,

 

JE me suis réjouie d’entendre que plusieurs d’entre vous ont abandonné les trafics et négoces du monde pour mieux servir à Dieu. C’est un bon commencement et une pierre fondamentale pour édifier en vos âmes la solide Vertu : vu que les négoces donnent beaucoup de distractions et dérobent souvent le temps qu’on doit employer au service de Dieu et au salut de son âme, lequel salut est si nécessaire qu’il vaudrait mieux n’être jamais né que d’être damné.

2. Et ceux d’entre vous qui ont abandonné leurs terres, maisons, parents, et amis pour ce même sujet, se doivent aussi estimer heureux et croire que c’est d’eux que parle David, lorsqu’il dit : Écoutez, ma fille, inclinez votre oreille : oubliez votre terre, la maison de votre Père et votre parentage, car le Roi a convoité votre beauté 7. Ces discours s’adressent assurément à toutes les âmes qui veulent être filles de Dieu.

3. Si vous avez, mes Enfants, cette volonté, vous faites très-bien de sortir de votre terre et de votre parentage ; puisque cela est un puissant moyen de donner à Dieu votre cœur tout entier, comme il nous a commandé de l’aimer de tout notre cœur 8. Ce que ne pouvons faire aussi longtemps que nos affections sont attachées à nos biens, parents, et amis : puisqu’il est écrit que la chair et le sang n’hériteront point le Royaume des Cieux 9. Il faut conclure que l’amour de nos parents, de notre pays, et tout ce que nous aimons selon la chair, empêche à garder ce commandement d’aimer Dieu de tout notre cœur.

4. Et partant, celui qui abandonne toutes ces choses embrasse le vrai moyen pour édifier en son âme la solide Vertu, laquelle se peut bien acquérir en toute place lorsque nos cœurs sont entièrement dégagés des affections de la chair. Mais je sais que fort peu d’entre vous sont arrivés à ce dégagement ; et partant ils doivent prendre les moyens pour y arriver, un chacun selon qu’il connaît sa fragilité. Et celui qui sent de l’affection à son pays, à sa maison, ou à son parentage, il doit suivre le conseil de David s’il veut être enfant de Dieu : et pas seulement quitter tout ce qu’il aime selon la chair, mais même l’oublier, afin de ne plus se souvenir que des choses éternelles. C’est de quoi Saint Paul nous admoneste lorsqu’il dit : Si vous êtes régénérés, cherchez les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre 10. Or tout ce que nous aimons selon la chair sont choses terrestres ; lesquelles ne devons plus chercher, si nous sommes régénérés et devenus Enfants de Dieu.

5. C’est ce que Jésus Christ nous a aussi enseigné, en disant : Celui qui veut être mon Disciple, qu’il renonce à soi-même et quitte tout ce qu’il possède pour me suivre 11. Et lui-même dès l’âge de douze ans a quitté ses parents pour demeurer au Temple. Et quoique sa Mère et Joseph le cherchassent, en se plaignant de ce qu’il les avait abandonnés et pas suivis, il ne leur donne autre consolation sinon celle de dire qu’il devait accomplir la volonté de son Père 12. Et lorsqu’il changea l’eau en vin, il dit à sa Mère : Qu’y a-t-il entre vous et moi, femme 13 ? Pour montrer par ces exemples qu’il ne se souciait de son parentage et de ce qui regarde la chair et le sang, mais seulement de faire la volonté de son Père : en donnant assez à connaître qu’il avait quitté sa terre et son parentage, et qu’il les voulait entièrement oublier, puisqu’il dit à ceux qui l’avertissaient que sa Mère et ses frères l’attendaient : Qui sont mes Frères et ma Mère 14 ? et, étendant ses mains sur ses Disciples, disait : Ceux-là sont mes Frères et ma Mère qui font la volonté de Mon Père, en montrant par là qu’il avait quitté et voulait oublier tout ce qu’il pouvait aimer selon la chair, pour adhérer à Dieu seul. En quoi ses Enfants et Disciples le doivent imiter et suivre, en quittant leur pays et parentage lorsque le Roi a convoité leur beauté, c’est à dire, la beauté et pureté de leurs âmes : comme je crois, mes Enfants, qu’il a convoité la beauté de l’âme de plusieurs d’entre vous.

6. Car si Dieu ne vous avait point attirés par son Amour et par sa grâce à l’affection des choses éternelles, personne d’entre vous ne serait sorti de son pays pour mieux servir Dieu et devenir vrai Chrétien : parce que la nature s’incline toujours à s’attacher à la terre, et à suivre les inclinations de la chair et du sang ; aimant sa patrie et ses parents sanguins, avec ce qui en dépend. Mais le vrai Chrétien renonce volontiers à toutes ces choses pour être Disciple de Jésus Christ. Ce que j’espère qu’aucuns d’entre vous ont fait, et sont sortis de leurs terres et de leur parentage pour par là plaire davantage à Dieu.

7. Mais il leur manque encore beaucoup de choses pour être des personnes RÉGÉNÉRÉES, qui cherchent seulement les choses d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre, comme l’Apôtre admoneste tous ceux qui sont régénérés. Car je vois que les meilleurs d’entre vous cherchent encore leurs aises et commodités, ou appétits : ce qui sont des choses de la terre, et point de celles qui sont d’enhaut. C’est pourquoi je me suis résolue de vous donner à tous les INSTRUCTIONS SALUTAIRES, lesquelles j’ai apprises de Mon Dieu, en les mettant par écrit pour mémoire perpétuelle ; afin que personne d’entre vous ne me demande plus ce qu’il doit dire ou faire pour plaire à Dieu, comme plusieurs m’ont souvent demandé des conseils tant au regard du temporel que du spirituel. Et cela me déroberait beaucoup de temps à parler ou écrire souvent les mêmes choses. C’est pourquoi j’ai trouvé bon de vous écrire une fois à tous, afin qu’au temps que vous aurez besoin de conseil salutaire, vous le trouviez en la lecture de cette instruction, laquelle pourrez porter partout où vous irez, et traiter par ce moyen toujours avec moi, encore bien que ne m’auriez jamais vue, ni entendu parler. Vous entendrez bien néanmoins quels sont mes conseils en général. Et si vous avez outre ce encore quelque chose de particulier à me demander, le pourrez faire ; afin que rien ne vous manque au besoin : car je suis une Mère soigneuse sur votre Salut, et ne souffrirai jamais que vos âmes périssent par ignorance, leur voulant toujours faire part des Lumières que Dieu m’a départies lorsqu’aurez faim et soif de la Justice.

8. J’ai vu la bonne volonté de plusieurs, et le désir qu’ils ont de plaire à Dieu. Mais ils n’ont pas encore mis leurs bons désirs en pratique, et ne font que tomber et se relever continuellement. Leurs bons propos vont comme les ondes de la mer, toujours agitée de divers mouvements. On les voit quelquefois en de grandes ferveurs spirituelles, et en après en de grandes froidures. En un temps ils sont disposés à tout abandonner pour devenir vrais Chrétiens ; en un autre temps ils tombent en l’affection des choses qui leur appartiennent, ou en convoitent encore davantage. Ce qui les rend inconstants, pour ne savoir ce qu’ils veulent : car ils ne peuvent trouver d’entier contentement en Dieu aussi longtemps que leurs Âmes ne sont pas entièrement dégagées des affections de la terre ; et ne peuvent aussi être en repos en désirant autre chose que Dieu lorsqu’il leur a départi sa Lumière de Vérité, par laquelle ils ont connu la malice des hommes et le péril qu’il y a de les converser, l’inconstance et la fragilité des choses terrestres. De semblables personnes sont toujours en combats intérieurs, sentant d’un côté les attraits de Dieu être doux, et d’autre côté l’affection qu’ils portent encore aux biens terrestres les retire à suivre l’attrait de Dieu. Ils voudraient bien jouir des biens spirituels et temporels tout ensemble ; ce qui ne se peut jamais faire : et partant ne sont jamais contents, et souhaitent toujours ce qu’ils n’ont point. J’ai fait encore dernièrement cette expérience aux Enfants qui étaient refugiés auprès de moi : car ils cherchaient le plus beau et meilleur, le plus commode et honorable. Oh ! pauvres Enfants ! que vous êtes encore éloignés de l’état du Chrétien, auquel vous pensiez d’être.

9. Car il faut, pour arriver à l’état de Chrétien, toujours choisir le moindre pour votre usage : et si une petite chambre ou maison vous suffit, il n’en faut pas souhaiter une grande : et lorsque le pain bis suffit à votre santé, il n’en faut pas prendre de blanc : et ainsi de toute autre chose. Le moindre est toujours le meilleur pour la perfection de nos âmes.

10. Car celui qui cherche le plus beau et avantageux, il cherche encore les choses qui sont sur la terre, et non pas celles qui sont d’enhaut, comme font les personnes qui sont véritablement régénérées en l’Esprit de Jésus Christ, lesquelles cherchent seulement les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre, à l’imitation de leur Capitaine Jésus Christ, lequel a marché le premier en la pauvreté d’esprit, en l’humilité de cœur, ès souffrances, et en d’abnégation de soi-même : prenant en toute chose le moindre, quoiqu’il fut le Seigneur et Maître, à qui tout ce qui est de beau et bon appartient.

11. Je pense, mes Enfants, que vous faites toutes ces choses par ignorance, pour n’avoir point encore connu la vie d’une personne vraiment régénérée ; et que vous avez cru que cette régénération consiste en des belles spéculations des Mystères Divins, ou en la bonne volonté de plaire à Dieu et devenir vrais Chrétiens. Croyez pourtant que ces choses ne sont que des commencements ; et que si vous n’avancez davantage en la Mortification de vos sens, vous n’arriverez jamais à la vraie perfection Chrétienne ; et le proverbe serait véritable en vous qui dit que l’enfer est tout pavé de bonnes volontés.

12. Car ce n’est point assez pour être sauvé de se détourner du mal ; mais il faut aussi faire le bien ; puisque ces deux choses sont nécessaires à salut. Or le bien ne consiste point à avoir quitté négoces du monde, votre pays, et parentage ; vu que cela est seulement être détourné du mal. Mais il faut maintenant faire le bien si voulez édifier en votre âme la solide Vertu. Car si vous les laissez sans édifice, ces fondements d’abandonner les négoces sont périlleux : ou si vous quittez votre pays et ce que délecte la chair et le sang sans avancer davantage en la mortification de vos sens, votre âme serait toujours déserte, comme une maison abandonnée après y avoir planté ses fondements. Ne savez-vous pas, mes Enfants, que de ne point avancer en la vertu est aller en arrière ? Et si vous avez mis la main à la charrue et regardé en arrière, pensez à ce qui arriva à la femme de Lot ; et craignez qu’en ne pas oubliant les convoitises des choses de la terre, vous n’en deveniez plus altérés après les avoir quittées que vous n’étiez en négociant ou conversant avec vos parents. Car toutes sortes de convoitises sont défendues. Et si vous avez quitté la convoitise d’amasser des richesses, et que vous convoitiez en après plus vos aises et commodités, ce n’est qu’un changement de matière, et point une conversion à Dieu ; puisque votre cœur est encore dans la convoitise, et qu’icelui doit être entièrement abandonné à Dieu seul, sans autre souci, désirs, ou souhaits propres.

13. J’ai soupiré de voir encore entre vous que l’un convoite la meilleure chambre, le meilleur morceau, le meilleur lit, la première place, le plus de repos, le moins de labeur, et tout ce que la nature aime le plus. Et j’ai pensé que vous aviez jà oublié pourquoi vous êtes sortis de votre pays ; ou bien que vous n’étiez pas sortis pour plaire à Dieu ; mais pour quelque commodité ou avantage temporel. En ce cas vous ne devriez pas dire que vous êtes sortis de votre pays pour mieux servir Dieu ou pour devenir vrais Chrétiens ; puisqu’il ne serait pas véritable ; et il arriverait peut-être à votre âme ce qui arriva à Ananias et Saphira, qui voulaient entrer en la communion des Chrétiens sans abandonner tout ce qu’ils possédaient ; à qui Saint Pierre dit : Pourquoi venez-vous mentir au Saint Esprit ? Vos biens vous appartenaient, et vous les pouviez bien garder tous. Ce que je peux dire aussi à aucuns de vous qui ont quitté le monde et sont venus ici pour devenir vrais Chrétiens, mais n’ont pourtant changé leurs amours propres en l’amour de Dieu, et convoitent encore plusieurs choses qui sont sur la terre ; pendant qu’ils disent de vouloir devenir des vrais Chrétiens. Je dis à tous ceux-là : Pourquoi venez-vous mentir au Saint Esprit et dire que voulez être vrais Chrétiens lorsque votre cœur convoite encore les aises, les honneurs, et plaisirs en ce monde ? Puisqu’il faut mourir à tout ce que la chair et le sang désirent pour être Chrétien : et il faut de nécessité revivre à l’Esprit de Jésus Christ, lequel est humble, pauvre, méprisé et rejeté des hommes : aimant les labeurs et souffrances, et en étant rempli de charité.

14. En sorte que tous ceux qui ne tendent point à ces perfections ne peuvent véritablement dire qu’ils sont des vrais Chrétiens, mais sont des Hypocrites, en se voulant joindre avec iceux lorsqu’ils font tout le contraire en cherchant leurs propres avantages en quoi que ce soit. D’autant qu’être vrai Chrétien, ce n’est rien d’autre que de chercher les choses qui sont d’enhaut, et non plus celles qui sont sur la terre : comme Saint Paul dit à tous Chrétiens, en supposant qu’ils sont régénérés : donnant cela comme une pierre de touche pour connaître si on est vrai Chrétien ou non : vu qu’il est impossible que celui qui est régénéré cherche quelque chose sur la terre, puisqu’il les a assurément toutes à mépris, et estime seulement ce qui est permanent. Et celui qui ne sent pas en son âme cette disposition de mépriser les choses de la terre et estimer seulement celles qui sont éternelles, il ne peut véritablement dire qu’il est vrai Chrétien, ni même qu’il le veut devenir, aussi longtemps qu’il cherche encore ses propres avantages : puisqu’il vit toujours en la nature corrompue en vivant dans la convoitise de quelques choses terrestres : à cause que la corruption d’icelle nature n’aime rien sinon ce qui est sur la terre ; car les choses d’enhaut et éternelles lui sont insensibles et inconnues, et partant ne les peut aimer aussi longtemps qu’il n’est pas régénéré et sorti de cette corruption.

15. Cette pierre de touche m’a servi dès ma jeunesse pour toucher ceux qui sont vrais Chrétiens. Car s’il vous souvient, mes Enfants, lorsque je voulais me rendre dans un Cloître, à l’âge de dix-huit ans, et que j’entendais que les Nonnes demandaient de l’argent pour me recevoir, je disais sitôt : Cherchent-elles de l’argent, Pater, elles ne sont donc les vraies Chrétiennes que je cherche. Car cette vérité a toujours été imprimée en mon âme, assavoir que les vrais Chrétiens ne cherchent plus ni argent, ni honneurs, ni plaisirs en ce monde ; et qu’iceux méprisent en effet tout ce que la chair et le sang désirent. Pour cela je dis avec assurance que les Nonnes du Cloître où je voulais entrer n’étaient point les Chrétiens que je cherchais : vu qu’iceux ne devaient plus rien chercher sur la terre ; et partant je me retirai de ce Cloître, et n’y voulus plus entrer, à cause que ces Nonnes cherchaient de l’argent pour me recevoir. Je conclus de là assurément qu’elles n’étaient pas ces vraies Chrétiennes que je cherchais.

16. Et si dès l’âge de dix-huit ans Dieu m’a donné ces lumières, combien davantage m’a-t-il depuis confirmé en cela, en me faisant discerner les dispositions intérieures des hommes par cette pierre de touche ? Car à mesure que je vois les hommes loin de chercher les choses de la terre, je les vois proches de l’état de vrai Chrétien. Et à mesure que je les vois convoiter quelque chose sur la terre, je le juge autant éloignés de l’état de vrai Chrétien : puisque c’est une règle infaillible qu’à mesure que l’amour des choses éternelles entre dans une âme, à mesure l’amour des choses de la terre en sort : vu que deux choses éloignées ne peuvent demeurer par ensemble, et que les choses terrestres ne regardent que la terre et ne sont propres que pour ce peu de temps que nous vivons en ce misérable monde, qui passe si légèrement ; lesquelles une personne régénérée méprise et rejette, comme choses indignes d’être aimées ; et elle attend des biens plus solides, qui dureront éternellement ; desquels elle se priverait si elle voulait chercher des choses qui sont sur la terre.

17. Ce qui est très assuré, car Dieu étant juste, il ne peut donner les choses éternelles à celui qui cherche les choses de la terre. Et Jésus Christ dit qu’il faut accomplir toute justice 15 ; entre laquelle il n’y a rien plus JUSTE que de donner aux hommes ce qu’ils cherchent : à ceux qui cherchent les choses de la terre, les choses terrestres ; et à ceux qui cherchent les choses d’enhaut, celles qui sont éternelles. Car il est fidèle en ses promesses et a dit : Cherchez premièrement le Royaume des Cieux, et le reste vous sera donné 16. Parce que Dieu sait que nous avons aussi besoin des choses terrestres pendant que nous vivons en ce monde, il nous les promet comme un reste si nous cherchons le Royaume des Cieux : mais ne promet point ce Royaume à ceux qui cherchent encore quelque chose sur la terre ; parce que ceux-là ont tout ce qu’ils ont cherché, et ne peuvent en droit, raison, et justice prétendre autre chose. Pour cela dit Jésus Christ : Cherchez, et vous trouverez ; frappez, et il vous sera ouvert ; car à qui cherche il trouve. Ce n’est point à dire qu’on trouvera le Royaume des Cieux en cherchant les choses qui sont sur la terre, mais c’est à dire qu’un chacun trouvera ce qu’il a cherché, et point autre chose.

18. Si vous cherchez, mes Enfants, vos aises et commodités en ce monde, et que les trouviez ; vous avez tout ce que vous pouvez légitimement prétendre de Dieu ; puisqu’il vous a donné ce que vous avez cherché. Il faudrait être honteux de prétendre de lui davantage que les biens que vous avez cherchés ; car quelle obligation a Dieu à l’homme pour lui donner son Royaume lorsqu’il a seulement a cherché les biens qui sont sur la terre aussi longtemps qu’il a été en ce monde ? L’homme se doit contenter d’avoir ce qu’il a cherché ; et il doit être satisfait lorsqu’on lui a ouvert la porte à laquelle il a frappé. Il n’y a rien de plus juste que cela, ni de plus raisonnable que de donner à un chacun ce qu’il demande. C’est pourquoi l’on voit souvent que ceux qui cherchent des richesses en ce monde, ils les obtiennent : comme font aussi ceux qui cherchent les honneurs, plaisirs, ou commodités corporelles : parce que Dieu étant Juste, il donne à un chacun ce qu’il cherche ; mais il promet à ceux qui cherchent son Royaume plus qu’iceux ne cherchent : car il dit : que le reste leur sera donné gratuitement, sans qu’ils aient besoin de le chercher eux-mêmes 17.

19. Mais le malheur est que les hommes de maintenant n’ont plus de foi ou confiance ès promesses de Dieu, et veulent chercher eux-mêmes ce que Dieu leur a promis de donner gratuitement. Ils sont devenus si amoureux qu’ils ne se veulent appuyer sur les promesses de Dieu, craignant qu’il leur manquerait quelque chose des biens de la terre ; desquels ils veulent toujours s’assurer, craignant d’être obligés de souffrir quelques incommodités. Ô pauvres Chrétiens ! vous êtes bien éloignés d’imiter Jésus Christ ; lequel vous a précisément dit : Soyez mes imitateurs 18. Vous savez, mes Enfants, combien Jésus Christ a souffert d’incommodités en ce monde ; et comme il été pauvre, disant lui-même : Les renards ont des tanières et les oiseaux des nids, mais le Fils de l’homme n’a point où reposer sa tête 19. Et puisque vous voulez être ses Disciples et porter le nom de Chrétiens, n’oseriez-vous pas vous attendre à ses promesses pour les choses temporelles ? Il vous dit : N’ayez pas soin du lendemain : je nourris bien les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni moissonnent 20. Voulez-vous avoir plus de foi et de confiance sur vos propres soins et travaux ou industries que sur la fidèle promesse de Dieu, laquelle ne manquera jamais à ceux qui le cherchent en son Royaume.

20. Que dirai-je de vous tous, qui avez encore mis votre appui en des choses périssables, l’un en son argent, l’autre en son travail, et l’autre en l’assistance qu’il attend de son prochain ? Ne me faut-il pas croire que vous vivez encore selon les sens de la nature corrompue, et que n’êtes nullement régénérés en l’Esprit de Jésus Christ, lorsque je vois que vous cherchez encore les choses qui sont sur la terre ? Car si vous cherchiez les choses d’enhaut, toutes les choses de la terre vous seraient indifférentes : et si vous aviez une grande maison et chambre, ou bien une petite, il ne vous en chaudrait, et seriez également contents, ou du moins prendriez en patience ce que Dieu vous envoie. Et si par occasion votre chambre et maison est belle et grande, vous en remercieriez Dieu ; et si elle est laide et petite, vous en seriez contents, en pensant que Jésus Christ n’a eu qu’une froide étable pour naître en icelle, et que vous avez encore une place couverte pour y demeurer à l’abri des vents et froidures. Et encore que cela vous manquerait, la résignation à la volonté de Dieu doit faire sembler légère toute sorte de souffrances, en pensant que vous n’êtes qu’un Pèlerin sur la terre, qui ne se plaint pas pour avoir été logé en un pauvre logis une nuit, parce qu’il part le lendemain, et attend mieux au lieu où il va.

21. Car nous cheminons maintenant vers l’Éternité ; parce que hors d’icelle nous ne pouvons trouver de repos. Et si au chemin de cette Éternité il nous manque quelque chose pour l’entretien du corps, l’espérance du bien de cette Éternité nous doit faire sembler légères toutes les incommodités de la vie présente. C’est bien loin de se plaindre pour la moindre incommodité ou d’étudier pour les éviter ; puisque Jésus Christ notre Capitaine les a embrassées et aimées tout le temps de sa vie, afin de nous donner exemple de souffrance, de pauvreté, d’humilité et de bassesse. Mais les cœurs des hommes sont si superbes qu’ils vu lent avoir tout à l’aise, et en l’abondance, et le plus honorable. En quoi ils font des vrais Antichrétiens, en choisissant la grandeur où Jésus Christ a choisi la bassesse et le plus méprisé.

22. Et avec ce, on se veut dire Chrétiens et personnes renées en l’Esprit de Jésus Christ ! Ce qui est un grand mensonge, digne de punition, telle qu’eurent Ananias et Sapphira pour avoir menti au Saint Esprit. Ils furent frappés de mort soudaine, et moururent tous deux aux pieds de l’Apôtre. Si Dieu eût permis cette punition à tous ceux qui se disent maintenant vrais Chrétiens ou des personnes régénérées, sans doute qu’il y en aurait jà beaucoup de morts à mes pieds, de ceux qui se disaient Chrétiens et Personnes régénérées, èsquels il n’y avait rien de semblable : étant toutes personnes encore vivantes selon les sens de la nature corrompue, lesquelles cherchent tout ce qui est le plus agréable à la chair et au sang : vu qu’elles avaient encore soin de demander si la terre où Dieu conserverait ses Enfants était un lieu fertile et de bon air ; et s’il y avait commodité de maisons et logements aisés à la nature ; et si on pourrait là vivre à l’aise et commodément, sans peines. Et lorsqu’on entendait parler qu’il y aurait quelque incommodité, on s’en voulait retirer, en souhaitant de retourner au lieu d’où l’on était sorti, comme les Enfants d’Israël souhaitaient la chair et les oignons d’Égypte.

23. Et je pense que si j’eusse retiré ces personnes hors du monde, comme Moïse retirait les Enfants d’Israël hors de l’esclavage de Pharao, qu’elles eussent murmuré contre moi aussi bien que firent les Enfants d’Israël contre Moïse. Car j’ai vu que l’un murmurait de ce qu’il n’avait pas la meilleure chambre, l’autre le meilleur morceau ou le meilleur habit ; et que la jalousie était jà entrée en la maison de Dieu, en désirant la première place, au lieu de chercher la dernière, comme Jésus Christ a enseigné aux Chrétiens.

24. Que peux-je dire, mes Enfants, après toutes ces expériences, sinon vous assurer que vous n’êtes pas encore des vrais Chrétiens, ni des personnes renées en l’Esprit de Jésus Christ, et vous admonester à le devenir sans feintise ? Car si vous persévérez en la voie que vous cheminez, vous n’arriverez point au pays éternel, et ne me pouvez accompagner ; il me faudrait marcher seule, en ne pouvant demeurer en la compagnie de ceux qui voyagent vers la terre et cherchent encore autre chose que cette éternité. Vous êtes tous libres, mes Enfants, de prendre quel chemin vous voudrez, et personne vous peut contraindre à bien ni à mal ; puisque Dieu vous a voulu avoir des libres créatures : c’est pourquoi je ne vous veux attirer à rien. Mais je souhaite que ne veniez pas auprès de moi auparavant que vous soyez résolus de cheminer vers le pays éternel et devenir des véritables Chrétiens ; car autrement vous me seriez à charge et m’empêcheriez d’avancer au chemin que j’ai entrepris pour arriver à cette Éternité, qui n’est autre que l’abnégation de soi-même et l’imitation de Jésus Christ. Si vous savez autre chemin pour arriver à cette Éternité bienheureuse, il le faut garder pour vous, et je ne vous y peux accompagner : vu que Jésus Christ seul est la voie assurée, comme il dit lui-même : Je suis la voie, la vérité, et la vie ; nul ne va à mon Père que par moi 21.

25. Je crois que plusieurs d’entre vous ont souvent entendu cette leçon, mais n’ont point encore entendu ce qu’elle leur enseigne ; puisqu’ils ne le mettent en pratique et qu’ils ne savent embrasser la PETITESSE de Jésus Christ, laquelle est cependant très-heureuse pour le temps et pour l’Éternité. Car une personne qui a embrassé la bassesse de Jésus Christ peut vivre sans souci des choses de la terre, vu qu’il a besoin de fort peu de chose en se voulant contenter de la seule nécessité, laquelle ne manquera jamais aux justes. Il ne doit étudier, négocier, ou travailler pour avoir de belles maisons, beaux meubles, beaux habits, beau train ou service : vu que toutes ces choses lui sont à mépris, et s’estime heureux de se pouvoir servir soi-même, lorsqu’il entend que Jésus Christ dit : Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir 22.

26. Et en effet le Chrétien qui a embrassé la bassesse de Jésus Christ trouve plus de repos en se servant lui-même qu’en se laissant servir des autres, qui souvent le serviraient à regret, ou pour des récompenses mercenaires : à quoi le Maître a plus besoin de travailler pour subvenir à ses servants qu’il n’aurait besoin de travailler pour se servir soi-même. Et s’il n’avait des servants pour la gloire du monde, en voulant recevoir des services complimentaires, il aurait fort peu besoin de recevoir des services nécessaires. Si bien que le pauvre d’esprit est plus heureux en ce monde que le riche en effet ; lequel a besoin de plus de richesses pour entretenir son état qu’un pauvre d’esprit, qui n’a nulle charge et se veut contenter de peu. Et s’il mange des viandes grossières qui sont saines, comme est pain et beurre, il sera souvent plus dispos que ceux qui mangent les viandes friandes, qui causent plus de corruption et de mauvaises humeurs en son corps. En sorte que si la personne était sage, elle choisirait la bassesse de Jésus Christ, encore que ce ne serait que pour le bonheur qu’icelle lui apporte en ce monde ; quoique ce bonheur temporel n’est rien à comparer au bonheur éternel qu’elle aura à toute éternité en ayant suivi Jésus Christ en sa bassesse et sa pauvreté d’esprit ; puisqu’il dit : Là où je serai, mes serviteurs seront avec moi 23.

27. Qui peut douter que les imitateurs de Jésus Christ sont ses vrais serviteurs, et qu’ils seront à toute éternité unis à Jésus Christ lorsqu’ils auront été unis à son Esprit pendant cette vie présente ? Hé ! pourquoi dirait-on que plusieurs d’entre vous se privent de ce bonheur temporel et éternel, puisqu’ils ont la volonté d’être sauvés et de cheminer vers le pays éternel ? Ils perdent quelquefois ce grand bonheur pour bien peu de chose. L’un le perd pour ne savoir surmonter les égards humains et pour ne vouloir point avoir la réputation d’être vil ou pauvre, ou de se servir soi-même ; l’autre perd ces bonheurs temporels et éternels pour la satisfaction de son goût ou de sa friandise, pour être dès sa jeunesse habitué aux viandes délicieuses, lesquelles il ne veut point quitter. Et quelque autre perd ces mêmes bonheurs pour les aises de son corps, en lui voulant donner toutes ses commodités ; pour l’amour qu’il porte à sa chair il ne veut pas souffrir qu’elle endure quelque malaise. Ô pauvres Chrétiens ! combien êtes-vous cruels à vous-mêmes en perdant de si grands bonheurs pour des choses de si peu de considérations ?

28. Car qu’est-ce autre chose des égards humains qu’une bouffée de vent d’orgueil qui passe, comme la fumée, et ne retourne plus ? Hé ! que vous peuvent donner tous les hommes ensemble en vous louant ou estimant lorsque leur voulez complaire ? Ce sont des créatures fragiles, qui aujourd’hui sont vivantes et demain portées au tombeau, et qui ne peuvent jamais rien donner que des biens autant périssables qu’eux-mêmes. Faut-il donc que leur égard vous fasse perdre un bonheur éternel, ou bien qu’une viande corruptible vous y retienne de voyager vers l’Éternité ?

29. Êtes-vous si esclaves de ce goût qui passe en un moment et se dissipe en puanteur sitôt qu’il est passé le gosier, que pour icelui vous perdiez les délices éternelles ou que soyez privés de tant de joies, repos, et contentements qu’il y a en la vie bienheureuse, pour vouloir ici chercher vos aises et commodités, qui sont de si courte durée et donnent si peu de satisfaction que je n’ai jamais vu une personne dans le monde qui ait été entièrement satisfaite, quoique j’en aie connu plusieurs qui donnaient à leurs corps toutes les aises et contentements qu’elles pouvaient, et à leurs appétits tout ce qu’elles désiraient : pendant que toujours leur manquait quelque chose pour quoi elles n’étaient point satisfaites ? Voire, je peux dire avec vérité que la plupart des personnes que j’ai connu s’aimant elles-mêmes, et cherchant de donner à leurs corps le plus d’aise et de contentement qu’elles pouvaient, étaient les plus misérables, et souvent indisposées en la santé, et mal contentes en leurs esprits. Voilà le peu de salaire et récompense qu’a celui qui s’aime soi-même et cherche ici ses aises, ses appétits, et ses commodités. Il ne les peut trouver en ce monde, et il les perd assurément pour l’éternité.

30. Ce qui est une grande folie, de perdre un si grand bien pour des choses si frêles et de si courte durée, comme sont les égards humains, les plaisirs de la bouche, et les commodités du corps, lesquelles ne doivent venir en aucune considération auprès des biens éternels, qui ne finiront jamais ; et on devrait les vouloir acquérir avec tous les déshonneurs, les peines et nécessités de notre corps, et avec toutes sortes de maux ; pour le peu de temps d’une si courte vie qui n’est pas un moment auprès de l’Éternité ; pendant que Dieu nous demande seulement une si douce pénitence : ce qui est de mépriser le monde et renoncer aux appétits de la nature corrompue. Voilà la monnaie avec laquelle on peut acheter la Vie éternelle bienheureuse, laquelle on peut aussi perdre en ne voulant pas changer son amour propre en l’amour des biens éternels, qui sont préférables aux sensualités de la chair et du sang, que l’on doit mépriser afin d’avoir les biens éternels tant estimables.

31. Mais les hommes sont si ignorants qu’ils préfèrent l’amour de leur corps à l’amour de leur âme ; et ne veulent pas qu’il souffre quelque chose pour la rendre heureuse en ce monde et en l’éternité. C’est une fausse amour que l’homme porte à soi-même ; et il se persuade qu’il s’aime, lorsque véritablement il se hait. Car en aimant les aises et commodités de cette vie, il perd pour si peu de choses des joies et repos perdurables. Et si on voyait une personne aimer davantage ses vieux souliers, qui lui sont aisés, qu’une tonne d’or, un chacun jugerait qu’elle serait folle. Mais la folie en est bien plus grande lorsqu’on la voit aimer davantage les aises de son corps que le repos éternel de son âme : puisqu’avec ce repos éternel il peut avoir le repos temporel, comme on peut acheter beaucoup de souliers bien aisés avec une tonne d’or.

32. Vous n’avez, mes Enfants, jamais examiné ces choses de si près ; et avez pensé qu’il était licite de s’aimer soi-même ; et partant êtes demeurés en cet amour propre sans penser malfaire. Mais croyez que cela est le plus grand malheur du monde, et la source du malheur de tous les hommes qui furent et seront sortis d’Adam : car l’amour propre engendre toute sorte de péchés, et il n’y a qu’une seule chose essentielle qui est péché, de laquelle dérive toutes sortes de maux. Cette chose est le détour qu’a fait l’homme de ses affections d’à Dieu pour les tourner vers soi-même. Cela est l’arbre et la racine de tous péchés, dont l’orgueil, l’avarice, et les autres capitaux sont comme les branches de cet arbre qui produisent tant de mauvais fruits et tous les maux corporels et spirituels qui arrivent à l’homme.

33. Car si icelui ne s’était point détourné de l’affection qu’il devait à Dieu pour aimer soi-même, il serait demeuré en l’état bienheureux où Dieu l’avait créé, et été Seigneur et Maître de tout ce qui est créé au ciel et en la terre. Il eût même été au-dessus des Anges, puisque Dieu l’avait créé à son image et à sa ressemblance ; afin de prendre ses plaisirs en l’homme, vu qu’il dit que ses délices sont d’être avec les enfants des hommes 24, et ne dit point qu’elles sont d’être avec les enfants des Anges. Et il montre l’estime qu’il fait des hommes lors qu’il commande aux Anges de les garder, voire de les porter, de crainte qu’iceux ne heurtent contre la pierre 25. Dieu pouvait-il témoigner davantage l’amour et l’estime qu’il a pour l’homme de sa part si l’homme lui eût demeuré fidèle en lui portant toutes ses affections, vu que cela était le seul sujet de sa création ?

34. Car Dieu, étant tout puissant et accompli en soi-même, n’avait besoin d’Ange, d’homme, ni d’aucunes choses créées ; mais par pur amour a voulu créer l’homme, pour prendre ses délices avec lui et afin que l’homme l’aimât de tout son pouvoir. Mais cette ingrate créature, en se tournant vers soi-même, a changé ses affections qu’il devait avoir pour son Créateur en l’affection de soi-même ; et a cherché de satisfaire à soi-même au lieu de satisfaire à son Dieu. Ce qui l’a fait tomber d’un état si heureux où il était créé, dans un état si misérable ou nous gémissons encore. Voilà l’essence du péché, et la seule chose qui engendre toutes sortes de maux. Car lorsque l’homme a retiré ses affections de Dieu et les porte à l’amour de lui-même, il vit alors en état de damnation ; puis qu’en ce faisant, il change l’ordre établi de Dieu, et quitte la source de tout bien pour tomber en la source de tous maux. Car c’est une règle certaine qu’il n’y a nuls autres biens qu’en Dieu, et partant nuls autres maux que la privation de tout bien, puisque les maux n’ont point été créés de Dieu et ne sont qu’une malheureuse privation des biens : ce qu’on appelle maux ou péchés, lesquels rendent les hommes misérables pour le temps et pour l’éternité : car en étant hors de l’affection de Dieu, il est hors de toute sorte de bien, et par conséquent en toutes sortes de maux.

35. Je pense, mes Enfants, que vous n’avez jamais compris ces choses, et que vous vivez en amour propre sans penser mal faire. Mais l’ignorance en ce cas n’excuse point vos péchés, parce que vous êtes obligés de savoir les obligations que vous avez à Dieu, et ce qu’il demande de vous. Il ne faut point grande raison pour comprendre que vous devez toute chose à celui qui vous a donné le tout. Vous savez qu’il a été un temps que vous n’étiez point, et que quelque puissance vous a donné l’être. Ne devez-vous pas aimer cette puissance et lui obéir ? Vous direz, peut-être, de ne point savoir ce que Dieu demande de vous : mais cela n’est que chercher excuses à vos péchés. Car vous savez par ses commandements qu’il vous ordonne de l’aimer de tout votre cœur et de toutes vos forces. Ces termes expliquent assez précisément que Dieu veut avoir des hommes toutes leurs affections : pendant que vous sentez bien que vous vous aimez vous-mêmes de tout votre cœur, et croyez avec ce d’avoir satisfait à Dieu ou accompli ce qu’il demande de vous. En quoi vous êtes grandement trompés ; car en étant tombés en l’amour de vous-mêmes, vous êtes tombés en toutes sortes de maux et avez perdu toutes sortes de biens, vu qu’aucuns biens ne se peuvent trouver hors de l’affection que vous devez à Dieu : car lui seul vous peut rendre heureux au temps et en l’éternité.

36. Il est tout-bon, tout-sage, et tout-puissant, et peut tout ce qu’il veut. En sorte qu’en l’aimant, vous avez toutes choses : mais en vous aimant vous-mêmes, vous n’avez que des misères de corps et d’esprit ; puisque vous êtes misérables, ignorants et impuissants, et ne pouvez rien donner de bon à vous-mêmes : pendant que vous attachez vos affections à une chose si impuissante et imparfaite qui ne vous peut rien donner que des misères, qui accroîtront toujours en ce monde et vous rendront à toute éternité misérables. Voilà tout ce que l’amour propre peut causer à l’homme, et rien davantage. Est-il donc possible que l’homme soit si ennemi de soi-même que de porter ses affections à une chose si impuissante, qui ne le peut rendre heureux ni en ce monde ni en l’éternité ? Car qui est-ce qui peut donner le salut à soi-même ou à un autre son semblable ? Et qui se peut dire heureux en ayant en ce monde des richesses, ou des honneurs, ou des plaisirs ; puisqu’en effet ceux qui ont toutes ces choses ou une partie d’icelles sont les plus malheureux ?

37. Car quel soin et travail prend un riche pour conserver ou augmenter ses richesses ? Il doit quelquefois cheminer par mer et par terre, ou autrement il souffrirait du dommage. Le soin lui fait perdre le repos de la nuit : la crainte d’être dérobé l’inquiète : le calcul qu’il doit faire de bien remplir ses richesses et les bien dépenser occupe tout son entendement. En sorte qu’il ne peut même donner à soi-même le repos et le plaisir qu’il souhaite, pour être trop occupé à ses affaires, et est plein de crainte et souci de souffrir quelque dommage ou intérêt. Si ses biens sont par mer, les tempêtes des vents saisissent son cœur. Et si ses biens sont par terre, les grêles et éclairs lui font craindre de ne point moissonner. Et si ses biens consistent en maisons, rentes, ou meubles, le feu de méchef le met en alarme, et trouble quelquefois si fort son esprit lorsque le feu se prend en son voisinage, qu’il n’est pas capable de voir ce qu’il doit faire. Et j’en ai connu de ceux qui sont devenus tous fous pour avoir perdu leurs biens par le feu. Voilà les malheurs (avec encore plusieurs autres) èsquels sont assujetties les personnes riches, quoiqu’on les estime heureux et qu’ils pensent eux-mêmes de l’être, par l’aveuglement d’esprit qu’ils contractent les uns des autres en estimant une personne heureuse en ce monde lorsqu’elle est riche, et aussi lors qu’elle est en honneur, état, et dignité.

38. Ce qui est encore un plus grand malheur que d’être riche, à cause que les états honorables donnent encore plus de soins et d’inquiétudes que ne font les richesses ; lesquelles on peut quelquefois posséder sans beaucoup de soin : ce qui ne se peut faire ès états honorables, là où il faut de nécessité avoir tout ce qui est nécessaire à l’entretien de son état. Il faut argent, valets, servantes, belles maisons, beaux meubles, beaux habits, bonne cuisine, et tout ce qui appartient à un état honorable, ou autrement on ne peut conserver cet honneur. Et quoique le soin de toutes ces choses apporte beaucoup d’inquiétudes, on ne découvre point le malheur caché sous ces honneurs, quoiqu’on soit oppressé au dedans et au dehors, comme un double esclave, qui après avoir travaillé au dehors pour subvenir aux frais des dépenses convenables, il doit encore prendre soin de bien complaire aux grands et aux petits pour bien conserver cet honneur ; afin de ne point le perdre par la disgrâce des grands ou le murmure des petits, qui pour l’ordinaire diffament une personne honorable si icelle n’use de libéralité en leurs endroits. Par où se voit que l’honneur rend l’homme autant misérable que les richesses, et encore davantage ; pour être les richesses plus utiles à beaucoup de choses que l’honneur.

39. Il me semble, mes Enfants, que vous désirez d’entendre maintenant quels malheurs les plaisirs apportent à l’homme en ce monde, puisqu’iceux sont agréables à un chacun et que vous jugez encore pour bonheur de pouvoir vivre en délices non-vicieuses : quoique vous soyez obligés de confesser que les richesses et honneurs rendent les hommes malheureux en ce monde, vous ne savez comprendre comment les plaisirs feraient les mêmes effets. Cela provient de votre ignorance et de ce que vous n’avez point assez pénétré l’essence de la chose : car les plaisirs de cette vie sont insatiables, rendant l’homme misérable et jamais content. C’est pour cela que l’Écriture dit que jamais l’œil ne sera soûlé de voir, ni l’oreille d’entendre 26. Car si vous prenez plaisir à voir des choses belles, vous souhaiterez toujours d’en voir davantage ; puisque l’œil n’est jamais soûlé : plus il voit et plus il veut voir : et cela donne une altération qui rend l’homme misérable et jamais content, en souhaitant toujours de voir autre chose pour contenter sa vue ou son oreille : et lorsqu’il prend plaisir au sens de son ouïe, il va et cherche d’entendre des nouvelles, et de savoir ce qui se passe où il n’est point, négligeant quelquefois de savoir ce qui lui est nécessaire, pour s’informer de ce qui se passe ailleurs : étant toujours inquiet pour savoir le succès des affaires desquelles il a entendu le commencement, et a de la peine de ne les pas apprendre à son souhait. Si bien qu’il ne se peut dire heureux pour vouloir prendre plaisir aux nouveautés ou à entendre ce qui se passe ailleurs ; puisque cela lui ôte l’attention de bien penser à ses propres affaires, et lui fait perdre beaucoup de temps inutile avant qu’il soit contenté en la curiosité.

40. Et celui qui veut prendre ses plaisirs en boire ou manger est encore accablé de plus grandes misères, parce qu’il ne peut par là jamais contenter ni son corps ni son esprit : vu que cet appétit du goût est insatiable et ne peut faire goûter à sa langue ce que son esprit s’imagine pour lui donner satisfaction : puisque bien souvent les choses souhaitées ne sont point recouvrables, ou sont de si grand prix qu’on ne les peut avoir à son aise : pour cela, dit-on avec regret, le coût passe le goût ; étant malcontent de cette cherté. Mais ceux qui estiment plus ce plaisir du goût que leur argent, ils sont obligés à beaucoup travailler ou négocier pour gagner de quoi entretenir ce plaisir du goût ; ou bien à faire tort à leur prochain, par fraudes et autrement ; afin de trouver toujours la commodité de satisfaire à leur goût : en quoi faisant ils ont beaucoup plus de mal pour gagner de l’argent que de contentement à le dépenser en friands morceaux. Car ce plaisir du goût passe si légèrement qu’on ne le devrait pas estimer : vu qu’aussitôt que la viande est passée le gosier, elle change en puanteur, et ne reste rien de plaisant ou agréable, mais cause des mauvaises vapeurs, donnant du mauvais goût. Car manger n’est autre chose que faire fumier avec ses dents, rompant et brisant les choses bonnes pour en faire avec icelles des mauvaises et puantes qui causent souvent des maladies au corps après avoir causé à l’esprit beaucoup d’inquiétudes pour les avoir, quoiqu’elles nuisent à la santé après qu’elles sont incorporées. Et les viandes les plus délicieuses apportent plus de corruption aux corps des hommes que les viandes grossières.

41. C’est pourquoi celui qui est adonné au plaisir du goût est bien misérable et esclave de sa langue ; puisqu’il doit travailler de corps et d’esprit pour satisfaire à icelle, sans la pouvoir contenter : vu qu’elle est insatiable et désire toujours ce qu’elle n’a point, au temps même qu’elle a ce qu’elle avait désiré auparavant. Car l’appétit du goût est une concupiscence qui s’augmente et change toujours ; et la satisfaction d’un goût engendre l’appétit d’autre chose que celle qu’il avait souhaité : et va ainsi insatiablement jusqu’à la mort ; laquelle est souvent causée par l’appétit du goût ou par l’excès et qualités des viandes ou de la boisson ; dont plusieurs personnes sont mortes ou ont eu de longues maladies, pour avoir trop bu ou mangé, ou pris des viandes et de la boisson intempérées. Et plusieurs autres sont appauvris et réduits en nécessités par ce plaisir du goût, auquel on s’estime heureux de pouvoir satisfaire, quoiqu’en effet on soit si malheureux.

42. Ce qui provient de l’aveuglement où les hommes naissent tous en général, et ne savent discerner leurs malheurs hors de leurs bonheurs ; et ainsi passent-ils à l’aveugle cette vie misérable, et ne trouveront pas la vie éternelle bienheureuse : vu que Dieu ne la donnera point à ceux qui cherchent ici les choses de la terre ou les plaisirs de la vie présente ; puisqu’iceux détournent les hommes de Dieu, et tirent leurs affections à des choses si viles, indignes de la Noblesse de l’homme, qui est capable d’aimer un Dieu : faisant un si malheureux échange de la créature à son Créateur et d’un bien vil et imaginaire aux Biens nobles et Éternels. Ce qui est une bien grande folie, de laquelle plusieurs personnes en sont blessées, de s’arrêter à des choses qu’ils se sont imaginées être bonnes et plaisantes, quoiqu’elles soient en effet remplies de maux et de déplaisirs. C’est une maladie qui s’appelle hypocondriaque ; laquelle se forme aux reins et monte au cerveau, blesse la fantaisie, laquelle s’imagine des choses non-véritables, et les tient pour des vérités infaillibles, ne voulant pour rien recevoir la vérité des choses autres que selon qu’ils se les ont imaginées.

43. Je crains, mes Enfants, que plusieurs d’entre vous ne soient entachés de cette maladie, les uns plus, les autres moins ; et que je ne vous sache faire croire que c’est un malheur de prendre ou chercher ses plaisirs en ce monde ; puisque vous vous êtes imaginé être un bonheur d’avoir ici richesses, honneurs, et plaisirs ; quoiqu’en vérité il n’y ait en toutes ces choses que misères et malheurs, même en cette vie présente. Ce que vous découvrirez vous-même en examinant de près les raisons ci-dessus ; et en prenant votre propre expérience, vous trouverez qu’en effet toutes sortes de plaisirs en ce monde sont accompagnés et suivis de leurs misères : les richesses, de soins et de labeur ; les honneurs, d’inquiétudes et de déplaisirs ; et les plaisirs, de misères corporelles ; moyennant que vous guérissiez de cette maladie imaginaire, laquelle vous a si longtemps persuadé que c’est un bonheur de jouir des plaisirs de cette vie, et qu’il vous semble en effet qu’il est bon d’être riche et plaisant d’être honoré, et qu’il est doux d’avoir ici ses aises et ses plaisirs. Ce qui n’est pas étrange, à cause que tous les hommes en général ont contracté cette maladie ès reins d’Adam, èsquels tous les hommes ont été créés en lui.

44. Et Dieu avait planté en lui toutes sortes de délices : vu que toutes les choses belles et bonnes étaient créées pour l’homme seulement ; afin qu’il en eût joui à son souhait. C’est pourquoi tous hommes portent en eux une inclination naturelle à prendre ici leurs plaisirs en plusieurs choses, comme à voir les choses belles, à entendre les choses plaisantes, à goûter, toucher, et flairer les choses délicieuses. C’est une pente que la nature a en soi, de convoiter et souhaiter toujours ce qui est agréable et délecte les sens naturels ; parce que cela est engendré par Adam en tous les hommes de sa postérité. Et personne ne peut dire avec vérité qu’il ne convoite pas tout ce qui est beau et bon à ses sens naturels : à cause que cela est une qualité que la nature porte en soi en naissant. En sorte que si l’homme n’avait point péché, il lui serait bien permis et licite de jouir à son souhait de tout ce qui est beau, bon, et plaisant à ses sens naturels ; puisqu’assurément toutes ces choses ont été créées pour lui, et afin qu’il se puisse délecter en icelles. De là vient que la nature s’incline toujours à toutes ces choses, comme si elles lui appartenaient, aussi bien après le péché comme elles faisaient auparavant icelui.

45. Ce qui est une grande tromperie : car le péché a changé cet ordre établi de Dieu en l’homme à sa création ; et il ne peut depuis son péché jouir de tout ce qui est beau et bon sans malfaire et offenser son Dieu ; puisqu’avant le Péché l’homme goûtait et voyait tout ce qui est beau et bon avec action de grâces à Dieu, qui les lui avait données ; et ne servait la réception de tous ces biens que pour le louer et bénir à tout moment pour les bienfaits, en tirant par iceux les occasions de louer Dieu continuellement. Mais depuis que l’homme a péché, il a mis son Dieu en oubli ; et ne s’est plus ressouvenu que de soi-même, en voulant prendre tout ce qui est beau et bon pour sa propre satisfaction, et non pour en glorifier Dieu ; quoique plusieurs Hypocrites disent qu’ils prennent les choses belles et bonnes pour en remercier Dieu. Ce n’est qu’un faux visage pour marquer leurs amours propres ; puisqu’en effet ils cherchent tous les choses plaisantes pour satisfaire à leurs appétits concupiscibles, et point à d’autres fins ; quoiqu’ils se le veulent imaginer par l’infirmité de leurs cerveaux ; lesquels étant une fois blessés des hypocondres, ils s’imaginent qu’il leur est maintenant permis de jouir de tout ce qui est beau et bon avec action de grâces.

46. Mais s’ils voulaient bien pénétrer l’essence de la vérité, ils trouveraient que tous ces appétits sensuels les détournent de Dieu au lieu de les en approcher par amour et actions de grâces. Car de tant plus qu’on goûte ces plaisirs sensuels, de tant plus on y attache ses affections : et tant plus nos affections s’attachent aux plaisirs des sens, de tant plus ces mêmes affections se retirent-elles de Dieu et font que nous le mettons en oubli pour nous ressouvenir des choses visibles et sensibles. Et par ce moyen, nous nous éloignons de Dieu toujours davantage ; d’autant que ce qu’on voit et touche est plus sensible que Dieu, qu’on ne voit et ne touche que par les yeux de la foi. Et ces sensibilités attirent davantage nos affections que ce qu’on ne voit ou ne touche en ce monde misérable, où Dieu et les choses éternelles sont inconnues aux hommes qui vivent selon la nature corrompue, laquelle par le péché d’Adam a perdu la lumière de la foi, par laquelle l’homme pouvait connaître Dieu et converser avec lui, comme faisait Adam au commencement de sa création.

47. Mais le péché l’a fait tomber ès ténèbres de la mort et dans l’ignorance des choses éternelles : et en oubliant son Dieu il ne lui est resté qu’une connaissance des choses matérielles et terrestres, qui sont visibles et sensibles. En quoi l’homme s’est rendu semblable aux bêtes, en mettant ses affections ès choses terrestres, après avoir oublié les célestes et éternelles : c’est la première faute que commit Adam lorsqu’il se fut distrait des louanges continuelles qu’il devait à son Dieu, pour s’amuser en la considération de soi-même et des autres créatures, qui lui étaient soumises. Il tourna ses affections vers icelles et les détourna de Dieu, lequel il devait seul aimer, et rien d’autre ; puisqu’il n’y avait rien hors de Dieu digne de ses affections. Mais comme les objets émeuvent les sens, Adam fut ému d’amour pour les créatures en les regardant et en considérant leurs beautés et bontés.

48. Car sitôt qu’il eut mis ses affections en autre chose qu’en Dieu, il perdit cette lumière de la foi que Dieu avait inspiré en son âme en la créant ; et n’estimait plus que les choses visibles et sensibles. Ce que tous les hommes ont contracté de lui, et naissent tous en cette méconnaissance de Dieu et des choses éternelles. C’est pourquoi on les voit aimer et chercher les choses belles et bonnes, pour satisfaire à leur appétit concupiscible : et plusieurs estimeraient folie de prendre le moindre des choses desquelles ils peuvent avoir les meilleures, si Jésus Christ ne nous avait point enseigné cela par son exemple.

49. C’est pourquoi, mes Enfants, il vous faut tâcher de l’imiter si vous voulez être ses Disciples. Car il est le second Adam, qui est venu réparer la faute du premier. Il savait par quel moyen Adam s’était détourné de Dieu ; et savait aussi que l’affection qu’il a eue pour soi-même et pour tant de belles et bonnes créatures a détourné ses affections de Dieu et l’a perdu avec toute sa postérité. C’est pourquoi Jésus Christ est venu enseigner aux hommes de renoncer à eux-mêmes et de ne point prendre de plaisirs ès choses belles et bonnes, mais s’en priver volontairement : craignant qu’icelles ne soient les moyens qui nous détournent de Dieu, comme ils furent jadis à notre Père Adam ; lequel en regardant toutes les choses belles et bonnes que Dieu avait créées pour lui, il y porta ces affections et ce cœur que l’homme devait garder entier pour aimer Dieu seul (comme il lui avait commandé) ; il le divisa en beaucoup d’autres objets, qui n’étaient point Dieu : et en aimant les choses belles et bonnes, et tout ce qui délecte les sens naturels, il a entièrement perdu l’amour qu’il devait porter à son Dieu. Ce que font aussi les hommes de maintenant, lorsqu’iceux portent leurs affections à boire, manger, se promener, ou en autres plaisirs du corps ; puisqu’iceux sont vains et passagers, et ne peuvent jamais donner aucuns vrais contentements à celui qui les aime : à cause que tous les plaisirs de cette vie ne sont qu’imaginaires, et pas réels ni capables de rassasier nos âmes, lesquelles, étant Divines, ne peuvent être alimentées de viandes terrestres, non plus qu’une poule ne peut tirer ses aliments hors du bois, vu que ces aliments ne sont pas sortables à sa nature, et que nos âmes, étant Divines, ne peuvent être alimentées de viandes corruptibles, ni entretenues d’aucuns plaisirs terrestres. Et quoique tout ce qui est plaisant en cette vie ait été créé pour l’homme avant son péché, il n’en peut jouir depuis icelui sans péril de sa damnation : vu que toute sorte de plaisirs terrestres détournent les hommes de l’amour de Dieu : car ils les goûtent seulement pour satisfaire à eux-mêmes ; où avant le péché l’homme goûtait les plaisirs pour glorifier Dieu, lequel les avait donnés.

50. C’est pourquoi il ne doit être permis aux Chrétiens de prendre en ce monde aucuns plaisirs terriens ; puisque Jésus Christ leur Maître et Capitaine ne les a pas voulu goûter tout le temps qu’il a vécu en ce monde, où on lit bien en divers endroits qu’il a pleuré, mais nulle-part qu’il eût ri. Et toute sa vie est tissue de peines et souffrances, de persécutions, de labeurs et mauvais traitements, naissant en pauvreté, vivant de son travail, et mourant pauvre : pendant que l’on veut maintenant être appelé Chrétiens en cherchant ses aises, ses plaisirs et ses commodités, son honneur et sa gloire, et toutes les choses belles et bonnes, au lieu des moindres et méprisées, comme Jésus Christ nous a enseigné.

51. Par où il semble que la Doctrine est maintenant mise en oubli, et qu’il ne reste en la mémoire des hommes aucuns vestiges de la voie par laquelle Jésus Christ a marché ; mais se ressouviennent seulement de la chute du premier Adam pour la perpétrer journellement et commettre mille fois ce péché de désobéissance que lui a commis une seule fois en mangeant du fruit défendu. Adam se perdit pour avoir pris plaisir en la beauté et bonté des créatures, et les hommes maintenant prennent plaisir continuel à goûter et jouir des mêmes choses, estimant plus leurs sensualités que ce commandement que Dieu leur a fait de l’aimer de tout leur cœur, aimant le boire, le manger, les richesses, honneurs et autres plaisirs du corps beaucoup plus que Dieu. Et ce qu’Adam a fait une fois, en étant alléché par la beauté d’une pomme, les hommes le font continuellement tous les jours de leur vie, se laissant allécher par les sensualités du corps ou de l’esprit ; et s’étudient continuellement à leur donner du plaisir et de la satisfaction : imitant bien Adam en son péché, mais pas en sa pénitence.

52. Car lorsqu’Adam fut tombé en péché et qu’il eut reconnu l’état misérable auquel ledit péché l’avait réduit, il ne pécha jamais plus, et toute sa vie pleura de regret d’avoir abandonné son Dieu et sa première justice. Mais quoique les hommes ressentent que le péché les rend misérables, ils ne laissent de le perpétrer et l’aimer, sans le vouloir abandonner. Car je sais, mes Enfants, qu’aucuns d’entre vous ont dit qu’ils ne sauraient embrasser une vie telle que je leur enseigne, et se fortifient l’un l’autre en disant qu’ils ne sauraient vivre de la sorte : comme si j’avançais des choses impossibles à effectuer, pendant que je n’enseigne rien d’autre sinon ce que Jésus Christ a enseigné à tous ceux qui veulent être vrais Chrétiens.

53. Et je sais par expérience qu’il est beaucoup plus doux et aisé à suivre la voie Évangélique que la voie où cheminent les hommes sensuels, puisque c’est un esclavage d’être régi de ses passions, et que c’est une grande misère d’être sujet à ses appétits concupiscibles : ce que Jésus Christ assure en disant : Prenez mon joug, il est doux ; et ma charge est légère 27. Il n’y a rien qu’un blessement de cerveau ou une maladie d’Hypocondres qui nous fait sembler pesant le joug de Jésus Christ ou la Loi Évangélique, puisqu’elle est en effet plus légère à porter que la moindre loi des mondains, laquelle est plus pesante que ne sont toutes les lois et les volontés de Dieu ensemble. C’est pourquoi j’ai grand regret, mes Enfants, de vous voir en de semblables ignorances, de croire que ne sauriez embrasser une Vie Évangélique : vu qu’en effet c’est la vie la plus paisible et aisée de tous les genres de vies des Rois, Empereurs, Nobles, Grands et Riches de la terre ; lesquels ne peuvent atteindre au moindre contentement qu’a l’âme d’un vrai Chrétien. Car l’Écriture nous dit qu’une bonne conscience est un convive continuel 28. Et rien n’est plus plaisant à la nature de l’homme que de se trouver ès convives et festins pour se recréer et divertir.

54. Le Saint Esprit fait cette comparaison pour faire entendre aux hommes qu’il est plaisant et agréable de jouir d’une bonne conscience, expliquant à la nature corrompue que les plaisirs spirituels sont autant plaisants à l’homme que les plaisirs qu’il prend d’être ès festins et convives, où on va seulement pour se récréer ; afin qu’on ne s’imagine point que le service de Dieu et la mortification de ses sens soient durs et amers ; lorsqu’en effet ils sont doux et légers, plaisants à ceux qui les embrassent pour plaire à Dieu. Car rien ne peut être pénible à l’homme que le péché ; et si celui-là était surmonté, l’on suivrait avec délices et plaisir toutes les volontés de Dieu. Et on trouverait en la mortification de ses sens un repos de conscience et une paix intérieure qui donneraient plus de plaisirs à l’homme que celui qu’il prend à vouloir satisfaire à ses appétits concupiscibles.

55. Et je puis parler de cela par expérience : car depuis que je me suis résolue de renoncer à tous mes appétits concupiscibles et que j’ai dénié à ma volonté ce qu’elle aimait selon la nature, je me suis toujours trouvée heureuse et contente, ce que je n’ai jamais su trouver aussi longtemps que j’ai cherché de satisfaire à mes appétits ou inclinations naturelles. Car lorsque je les avais satisfaits en une chose, ils en souhaitaient encore une autre ; et toujours insatiablement ils ont convoité ce qu’ils n’avaient point ou ne pouvaient avoir. Mais depuis que je leur ai fait la guerre et les ai surmontés, je suis toujours contente, et ne souhaite jamais ce que je ne peux avoir, en pensant que cela n’est point la volonté de Dieu. Et je peux dire avec vérité que j’ai été plus contente lorsque je n’avais que du pain à manger, de l’eau à boire, et de la paille pour coucher, que je n’avais été parmi les friands morceaux et les lits mollets que j’avais eu en la maison de mon Père. Car je m’estimais plus heureuse de pouvoir suivre de loin la pauvreté de Jésus Christ que de jouir des délices que j’avais abandonnés pour vivre en pauvreté volontaire, en suivant les Conseils Évangéliques.

56. C’est pourquoi je m’assure, mes Enfants, que si vous faisiez violence à vous-mêmes pour surmonter cet appétit concupiscible qui est enraciné en votre nature depuis sa création, que facilement et avec joie vous domineriez sur tous vos appétits, et seriez autant contents d’avoir le mauvais que le bon, et le laid que le beau, lorsque le temps et l’occasion l’ordonnerait ainsi : et sans faire de choix vous prendriez tout ce qui vous arrive de la main de Dieu. Ce qui vous rendrait content et heureux en tout tel lieu où vous vous trouveriez. Car jamais une personne abandonnée au vouloir de Dieu ne peut être malcontente. Et lorsque vous sentez du déplaisir de n’avoir pas les viandes à votre goût, ni les habits, meubles, ou maisons que vous souhaitez, c’est signe que vous vivez encore selon la nature corrompue et dans le péché auquel Adam est tombé, et n’êtes nullement renouvelés en l’Esprit du nouvel Adam, qui est Jésus Christ : puisqu’icelui a renoncé à toutes les inclinations de cette nature corrompue et a choisi tout ce qui lui était contraire, comme est la pauvreté, les malaises et mépris, en disant de lui-même qu’il n’était pas homme, mais l’opprobre des hommes 29. Afin de par cette humilité résister à l’orgueil que tous hommes apportent avec soi en naissant.

57. Car la gloire est aussi une qualité que Dieu a donnée à l’homme en le créant : puisqu’il l’avait fait le Maître et le Seigneur Dominateur sur toutes les autres créatures ; lesquelles Dieu avait assujetties sous la puissance de l’homme ; lequel devait commander aux vents, aux eaux, et autres éléments, et à toutes les bêtes de la mer et de la terre. Une chacune de toutes ces créatures lui eussent obéi si l’homme ne fût point tombé en péché. C’est pourquoi il porte en sa nature l’estime de soi-même et le désir d’être honoré, en s’estimant digne de tout honneur ; quoiqu’en effet il soit digne de toute sorte de mépris et vitupère : vu que son péché l’a maintenant rendu si misérable que la moindre bête le tourmente nuit et jour s’il ne la tue ou déchasse de son corps ; pendant que cette ambition demeure en la nature de tous les hommes en général. En sorte que celui qui dit de ne point sentir en son intérieur cette inclination à être loué et estimé, il est menteur : puisque tous hommes ont cette pente et inclination en leurs natures dès le temps de leur création. C’est pourquoi personne ne doit nier cela ; mais un chacun doit s’efforcer à son possible de la surmonter, s’il veut être Disciple de Jésus Christ. Car celui qui ne surmonte cette vaine gloire ou estime de soi-même, il vit et meurt en état de damnation : puisque la gloire appartient à Dieu seul, et que l’homme ne la peut attribuer à soi-même sans pécher contre son Dieu, à qui toute la gloire et honneur doit être attribué, comme l’homme eût assurément fait s’il ne fût point tombé en péché.

58. Car il eût pu jouir de toute sorte d’honneurs en les renvoyant à Dieu, à qui ils appartenaient ; et l’homme n’eût été que le canal par lequel les honneurs eussent passé à Dieu, et ne s’eût rien attribué à soi-même. Mais depuis le péché, l’homme ne peut jouir d’une seule grâce, quoiqu’elle ne fût que naturelle, sans en vouloir avoir la gloire et se l’attribuer à soi-même. Car si une personne est belle, riche, ou sage, elle s’estimera plus que les autres et recevra injustement l’honneur qu’on lui rendra, comme si cela lui appartenait ; quoiqu’elle ne la puisse recevoir qu’en forme de larcin : puisque toute sorte d’honneur appartient à Dieu seul, auquel on doit renvoyer tous les honneurs qu’on reçoit en ce monde, soit pour des grâces naturelles ou surnaturelles : vu que les unes aussi bien que les autres viennent de Dieu immédiatement. Car personne ne saurait faire un cheveu sur sa tête, ni rien ajouter à sa stature : et encore moins se peut-on donner de l’esprit ou de la science : vu que tout vient immédiatement de Dieu.

59. Ce n’est qu’une folie de nous attribuer quelque chose de bon ; puisqu’il ne peut sortir rien de nous que le péché, auquel nous sommes nés : icelui est la seule fabrique de l’homme ; mais tout le reste vient de Dieu. S’il nous a donné beau corps, bon esprit, et beaucoup de capacité, c’est à lui qu’en appartient la gloire : et nous devons plutôt avoir de la confusion d’avoir reçu de Dieu que d’ambition pour nous en glorifier : puisqu’il lui faudra un jour rendre compte de tous les talents qu’il nous a départis, quoiqu’inégalement ; et qu’il est écrit qu’à celui qui sera beaucoup donné, beaucoup lui sera redemandé 30.

60. C’est pourquoi celui qui a reçu des grâces corporelles ou spirituelles doit craindre de tomber en péché de vaine gloire ; comme très-facilement il fera s’il s’attribue la moindre d’icelles à soi-même, où s’il ne prend soin de rendre aussitôt à Dieu les honneurs qu’on lui fait à cause du talent que Dieu lui a départi. Ce soin doit être continuel en l’esprit de celui qui a reçu quelque grâce particulière de Dieu : pendant qu’on voit les Chrétiens d’aujourd’hui faire tout le contraire, en pensant que l’estime et la gloire leur appartient.

61. C’est pourquoi on les voit chercher tous le plus beau et le meilleur, soit en viandes, boisson, habits, meubles, et maisons : s’estimant dignes de toutes ces choses, principalement lorsqu’ils sont pourvus des biens de fortune ou qu’ils ont la réputation d’être gens de bien. Il semble alors qu’un chacun les doive honorer et estimer, comme ils se sont imaginé de le mériter pour leurs richesses ou vertus. Ce qui est aussi une maladie de leurs fantaisies. Car il ne fut jamais d’homme plus riche et plus vertueux qu’était Jésus Christ ; pendant qu’il s’estime être l’opprobre des hommes, ou un ver, et point un homme. Ne sentez-vous pas, mes Enfants, tous en général, qu’un chacun de vous est entaché de cette maladie d’hypocondriaque, les uns plus, les autres moins, lorsqu’il vous semble de mériter les bonnes viandes, les beaux habits, belles maisons et meubles, les honneurs, les aises et commodités ; puisque Jésus Christ a fait tout le contraire, et que vous dites de le vouloir imiter, et suivre ses conseils Évangéliques, èsquels vous savez qu’il a dit qu’il faut choisir la dernière place, et qu’il n’est point venu pour être servi, mais pour servir 31 ?

62. Vous semble-t-il en vérité que vous choisissez la dernière place lorsque vous pouvez avoir la première, et que vous vous voulez servir lorsque vous pourrez bien être servis ? Je n’ai pas encore remarqué cela en l’un de vous tous ; mais je connais plusieurs de vous qui désirent bien d’être les plus estimés et aimés, et d’avoir aussi le plus beau ou meilleur, désirant d’être bien servis au lieu de servir les autres. Et si moi-même je les eusse voulu servir et nettoyer leurs ordures pendant qu’ils étaient en mon logis, ils l’auraient très-bien souffert, comme ils feraient encore à présent. Mais je crois que c’est par ignorance : car s’ils avaient seulement une raison naturelle, ils s’estimeraient heureux de me pouvoir servir, pendant que j’emploie mon temps à m’entretenir avec Dieu ou à leur écrire les choses salutaires que j’apprends de lui. Ce qui est bien à estimer plus que les services corporels que je rendrais à ceux qui sont sains et dispos, capables de se servir eux-mêmes et incapables d’entendre la voix de Dieu. En sorte que ce serait une chose déraisonnable que l’Esprit de Dieu servît à pécher : ce qui fût assurément arrivé si je me fusse rendue servile à vous tous. Car vous auriez vécu en paresse pendant que je m’aurais distrait de Dieu pour vous rendre les services nécessaires.

63. Ce qui provient de cette superbe en laquelle tous hommes sont nés, par laquelle ils ont une présomption cachée au fond de leurs cœurs, laquelle leur persuade qu’ils méritent toute sorte d’honneurs et de services ; en croyant qu’un chacun est obligé de les aider et favoriser ; voire penseraient bien que Dieu même leur serait obligé, pour le peu de service qu’ils lui rendent : comme si Dieu avait besoin de leurs services. Ce qui n’est nullement véritable : vu qu’étant de soi-même indépendant de toute chose, Dieu n’a aucun besoin du service des hommes. Et je puis dire le même de vous tous, que je n’ai aucun besoin des services que vous me pouvez rendre. Mais je crois qu’un chacun de vous a grande nécessité des services que je leur peux rendre en leur déclarant les volontés de Dieu, lesquelles vous ignorez, et devez chercher de connaître icelle au prix de tous vos biens et de tous vos soins et labeurs ; puisque cela vaut plus que toute chose et donne la vie éternelle, qui est inestimable et vaut plus que tout ce qui est créé au ciel et en la terre.

64. Mais l’orgueil aveugle toujours l’âme, et fait qu’elle ne sait point discerner la vérité hors du mensonge. En sorte que l’homme croit d’être digne de tout honneur lorsqu’il mérite toute sorte de mépris pour sa superbe en laquelle il est né, et par l’ignorance de ne la pas connaître. Car si je disais au plus superbe d’entre vous qu’il serait entaché de ce péché d’orgueil, il dénierait cette faute et trouverait excuses en son péché, comme fit Adam en rejetant la faute sur sa femme, et icelle la jeta sur le Serpent. Et tous les hommes ont retenu ce défaut de leur vieux Père Adam, en ne voulant reconnaître leurs fautes, mais les couvrant ou excusant toujours : de tant plus font les hommes en leurs péchés cachés, comme est celui d’orgueil, qui réside au fond de leurs cœurs, enraciné en leurs natures par la noblesse que Dieu donna à l’homme en sa création. Car il était au dessus des Anges s’il ne fût pas tombé en péché ; puisque Dieu dit qu’il a donné charge aux Anges de garder les hommes : lequel passage allégua le Diable à Jésus Christ lorsqu’il le tenta au désert, en lui offrant aussi de lui donner tous les Royaumes de la terre : sachant bien que l’homme en sa nature était convoiteux d’honneur, aussi bien que de richesses ; pour avoir été créé de Dieu, Noble, Riche et Délicieux.

65. C’est pourquoi il convoite toujours les richesses aussi bien que les délices et honneurs. Ce que l’on voit par expérience en tous les hommes, qui également convoitent richesses, plaisirs, et honneurs ; sans qu’ils sachent la raison pourquoi ils sont si convoiteux des richesses, honneurs, et plaisirs. Mais Dieu me l’ayant révélé, j’en veux faire participants tous mes Enfants ; afin qu’ils ne périssent par ignorance, comme font la plupart des hommes, qui se croient Chrétiens et vertueux pendant qu’ils sont encore revêtus du péché de leur vieux Père Adam, et convoitent les choses belles et bonnes, les richesses, honneurs, et plaisirs, sans découvrir que cela est pécher continuellement, comme Adam pécha une fois. Car aussi longtemps que l’homme met ses affections en autre chose qu’en Dieu, il vit en continuel péché : vu que Dieu a donné cette loi aux hommes de l’aimer de tout leur cœur ; pendant qu’on voit qu’ils divisent leurs affections en tant d’autres choses.

66. Il y en a plusieurs qui disent de ne point aimer les richesses, pendant qu’ils veulent avoir tout en abondance, ne se voulant contenter de la seule nécessité, et voulant avoir largement toutes les choses nécessaires à leurs usages : et ne découvrent point que cela est une superfluité déplaisante à Dieu. Car s’il faut rendre compte d’une parole oiseuse, combien le faudra-t-il rendre de tant d’habits, de meubles, ou de viandes oiseuses et superflues ; puisqu’en effet si peu suffit à l’entretien de la nature ? Mais un cœur riche est insatiable, et souhaite toujours l’abondance au lieu de la nécessité.

67. Cela vient de ce que l’homme a été créé en toute sorte d’abondance : car s’il ne fût tombé en péché, un chacun homme aurait eu plus d’un pays d’héritage pour foi, avec tout autre choix à l’avenant. Et toutes les richesses appartenaient à tous les hommes en général, et à un chacun en son particulier : car tous les hommes étaient également Maîtres, Seigneurs, et possesseurs de tout ce grand monde, et personne n’avait rien d’icelui en particulier. Tout étant commun à tous par une charité mutuelle, un chacun jouissait sans envie de toute chose en fort grande abondance. Car Dieu n’avait pas seulement créé pour l’homme les choses nécessaires à l’entretien de sa vie, mais aussi les choses délicieuses, belles et plaisantes, pour donner plaisir à ses cinq sens de nature.

68. C’est pourquoi la nature humaine s’in cline toujours à l’abondance et superfluité ou excès. Mais les bêtes se contentent de la nécessité, en foulant aux pieds le surplus. Et lorsqu’une vache a une étable, elle n’en cherche pas d’autre ; encore qu’elle passe au devant de plusieurs étables plus belles et plus grandes que n’est la sienne, elle n’y veut pas entrer, pour se contenter de celle qui peut servir à sa nécessité : et lorsque la même vache a de l’herbe à suffisance, elle se repose jusqu’à ce qu’elle ait contracté un nouvel appétit, et méprise l’abondance ; parce qu’elle ne mérite que la seule nécessité. Mais l’homme, par son ambition, pense mériter toute sorte d’abondance, comme il mérita avant son péché, ou lorsque Dieu le créa. C’est en quoi il se trompe grandement, puisqu’il est changé de nature et ne sait maintenant jouir de l’abondance sans estime de soi-même : ou qu’avant le péché l’homme jouissait de cette abondance en louant et glorifiant Dieu pour ses richesses si abondantes, lesquelles servaient à sa seule gloire et nullement à la gloire de l’homme, lequel ne s’appliquait rien à soi-même, en tirant de tout ce qu’il recevait de Dieu des sujets de le louer et remercier à mesure qu’il recevait davantage.

69. Mais l’homme est maintenant si renversé qu’il abuse de toutes les grâces que Dieu lui a faites, et se retire de lui à mesure qu’il en reçoit en abondance ; puisqu’on voit ordinairement une personne qui devient riche devenir plus superbe et plus luxurieuse en viandes et habits, et donne carrière à ses sens à mesure qu’il est riche. C’est en quoi les richesses sont à rejeter, puisqu’elles servent de moyens pour éloigner davantage les hommes de Dieu depuis qu’ils sont tombés en péchés : car auparavant icelui les richesses lui servaient à glorifier Dieu et le bénir davantage : car tout ce que Dieu a créé est bon en soi, et toutes ses créatures feraient du bien aux hommes si iceux en faisaient bon usage : ce qui n’arrive point ordinairement, parce que le péché les a corrompus et fait tourner en péché tout ce qui servait à glorifier Dieu.

70. C’est pourquoi les hommes de bonne volonté se doivent volontairement priver de tous plaisirs et de toutes richesses et honneurs s’ils veulent être heureux en ce monde et en l’Éternité. Car personne ne doit penser qu’il aura deux Paradis, savoir, un au temps présent et un au temps à venir. Il faut choisir l’un ou l’autre. Car celui qui veut avoir ici des richesses, plaisirs, et honneurs, il a fait un mauvais choix, puisqu’il perdra toutes ces choses pour l’éternité.  ————

 

Ce manuscrit n’est pas poursuivi.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Ps. 79, v. 1.

2 Ps. 80, v. 14.

3 Jér. 9, v. 1. etc.

4 Isa. 57, v. 3, et ch. 58 et 59.

5 Ézéch. 22, v. 25.

6  Ézéch. 13, v. 3.

7 Ps. 45, v. 11, 12.

8 Deut. 6, v. 5.

9 I Cor. 15, v. 50.

10 Coloss. 2, v. 1.

11 Matth. 16, v. 24.

12 Luc. 2, v. 49.

13 Jean 2, v. 4.

14 Matth. 12, v. 48-50.

15 Matth. 3, v. 15.

16 Matth. 6, v. 33.

17 Matth. 6, v. 33.

18 Jean. 12, v. 26 ; ch. 13, v. 15.

19 Matth. 8, v. 20.

20 Matth. 6, v. 34.

21 Jean 14, v. 6.

22 Matth. 20, v. 28.

23 Jean 12, v. 16.

24 Prov. 8, v. 31.

25 Ps. 91, v. 11-12.

26 Eccl. 1, v. 8.

27 Matth. 12, v. 30, 31.

28 Prov. 15, v. 15.

29 Ps. 22, v. 7.

30 Luc 12, v. 48.

31 Luc 14, v. 10. Matth. 20, v. 28.

 

 

 

 

 

 

 

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