Le Livre des Pèlerins

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel BOUTERON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES ÉDITIONS

 

 

Le samedi 18 mai 1833, la Bibliographie de la France, journal officiel de la librairie, annonçait ainsi l’apparition d’un petit ouvrage qui venait de sortir des presses de l’imprimeur Pinard : « Livre des pèlerins polonais, traduit du polonais d’Adam Mickiewicz, par le comte Charles de Montalembert ; suivi d’un hymne à la Pologne par F. de Lamennais. In-18 de 17 feuilles. Imp. de Pinard à Paris. – À Paris, chez Renduel, rue des Grands-Augustins, no 22. »

Ce bref article constitue l’acte de naissance de ce fameux Livre des pèlerins, aujourd’hui plus que centenaire. L’éditeur Renduel, le 20 mai, pour que ce nouvel ouvrage n’échappât point à l’attention du public, insérait dans les journaux, et notamment dans les Débats, une annonce en gros caractères indiquant le prix du volume : 3 fr. 50 ; et par la poste : 4 francs.

C’était la traduction française de la plus populaire des œuvres de Mickiewicz, Ksiegi naroda Poiskiego i Pielgzymstwa Polskiego, la Bible de l’Exil, dont deux éditions en langue polonaise, et de petit format, avaient paru coup sur coup en décembre 1832 et janvier 1833 : la première, secrète, sans nom d’éditeur, ne portant d’autres indications que le nom de la ville de Paris et la date (mais comportant deux tirages, différant par la vignette du titre : la Vierge Marie pour l’un, le calice et l’hostie, pour l’autre) ; la deuxième édition portant un nom d’éditeur : Bossange. Sans oublier une autre édition, parue au mois de mars 1833, à Lwów, en Pologne autrichienne, qui valut huit ans de forteresse à son éditeur, le directeur de la Bibliothèque Ossolinski.

Ce Livre des Pèlerins fut presque aussitôt dans toutes les mains des émigrés : dix mille exemplaires furent tirés en quatre éditions successives de 1832 à 1834, et la première édition épuisée en deux semaines.

La sympathie universelle, qui entourait dans le monde civilisé la cause polonaise, fit surgir immédiatement les traductions. La première, allemande, où, pour la première fois, paraissait le nom de l’auteur, Adam Mickiewicz, sortit des presses de l’imprimeur Smith, le 30 mars. Imprimée à Paris, et faite par l’Allemand P.-J.-B. Gauger, elle portait pour toute indication d’éditeur : Deutschland. Aussitôt après, ce fut le tour d’une traduction anglaise, œuvre du polonais Krystyn Lach Szyrma. Presque en même temps parurent la traduction lithuanienne, sans nom d’auteur, ni de traducteur, avec la seule mention du nom de Pinard, l’imprimeur favori des exilés. Suivirent, en 1834, deux traductions italiennes, anonymes, portant pour toute indication de lieu, la première : Italia ; la seconde : Roma ; et pour titre, la première : Guida dei pellegrini polacchi ; la seconde, par une prudence plus complète : Guida dei pellegrini, sans plus, sans préciser la nationalité.

Pour terminer cette liste de publications étrangères, citons encore : deux éditions (ou contrefaçons) belges, parues chez Tirscher, à Bruxelles, en 1834, et enfin une traduction croate parue en 1838 dans le périodique Danica Illirska.

Entre-temps, le 18 mai 1833, ainsi qu’il a déjà été dit plus haut, avait paru la traduction française. Mais, avant cette date, de longs extraits en avaient été publiés par Le Temps, journal fort ami de la Pologne. Une note liminaire enthousiaste, signée du traducteur, L. Lemaître, précédait ces extraits, qui, tirés à part, furent réunis en une petite plaquette de trente et une pages in-octavo, aujourd’hui rarissime.

 

 

 

MICKIEWICZ

ET LA SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE POLONAISE

 

 

Pourquoi ce succès foudroyant d’un tout petit livre ? D’abord en raison de son auteur, Mickiewicz, célèbre en Pologne et qui commençait à être déjà connu en Europe. Ensuite à cause de son opportunité.

En 1832, les esprits européens sont aussi inquiets que nos esprits d’aujourd’hui : la Révolution de Pologne écrasée, la Révolution de Belgique encore peu sûre de ses résultats, la Révolution de juillet, décevante pour les patriotes français. Cette dernière n’avait-elle pas été immédiatement escamotée au profit d’une royauté incertaine, également odieuse aux conservateurs et aux libéraux, condamnée pour vivre au plus périlleux équilibre, celui du juste milieu, ne satisfaisant que les commerçants, les bourgeois et les fonctionnaires, et réprouvée de l’ardente jeunesse de 1830, en particulier du pieux et passionné Charles de Montalembert.

 

Non, la liberté que nous avons rêvée, toi et moi, écrivait-il à son ami Cornudet, dès le 9 septembre 1830, ce n’était point une liberté de commis-voyageur, informe mélange de journalisme et d’industrialisme ; elle n’avait point pour principe de réunir le passé et d’oublier l’autre monde ; elle était une création à la fois historique, poétique et religieuse ; elle devait être avant tout « fière et sainte » comme le voulait J.-J. Rousseau, rattacher l’homme à tout ce qu’il y a de plus pur et de plus élevé dans sa sphère, s’adresser et commander à tout ce qu’il y a de plus noble et de plus intime dans sa nature et non pas seulement à sa bouche et à sa bourse.

 

Les héros polonais, après leur glorieuse défaite, avaient dû s’enfuir de Russie, en Saxe, en Belgique, en Suisse, en Angleterre, en France, surtout, où la population, les pauvres surtout, les avaient reçus à bras ouverts.

Dans toute l’Europe, une seule exception : celle des Prussiens fusillant en masse les malheureux exilés.

Dès l’arrivée en France, les proscrits avaient, ainsi que nous l’avons raconté plus haut, fondé des groupements où l’amour et le souvenir de la patrie perdue brillaient comme un feu sacré pieusement et obstinément entretenu. Parmi ces groupements, le plus célèbre était cette Société littéraire polonaise, fondée, le 29 avril 1832, par douze Polonais et un Français (d’Herbelot), sous la présidence du prince Czartoryski. Elle fut d’abord errante à travers Paris, siégeant tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre de ses membres, tantôt 13, rue Godot-de-Mauroy, citez le collaborateur Morawski, tantôt quelques portes plus loin, au 39 de la même rue, dans le logis ou plutôt le « local » (c’était le terme consacré) du collaborateur Uminski. La réunion se tenait en général tous les jeudis, de midi à quatre heures.

Les procès-verbaux, calligraphiés et signés du vice-président, comte Louis Plater, nous montrent l’activité fiévreuse de ses membres et de son bureau : président, vice-président, rédacteur en chef, aides-rédacteurs, secrétaires, comité de rédaction, bureau de correspondance, bureau de presse, dépouillement de journaux de tous pays, comptes rendus des évènements intéressant la cause polonaise, publication de brochures de propagande, répliques aux calomnies, aux faux bruits, action personnelle sur les députés et les ministres français, correspondance avec les groupes de l’étranger. D’ailleurs le premier article du règlement le disait bien :

 

La Société littéraire polonaise est établie pour recueillir et publier des matériaux concernant l’ancien royaume de Pologne et tout ce qui est relatif à sa situation présente, à son bien-être futur, dans la vue de conserver et d’alimenter dans l’opinion des nations civilisées l’intérêt qu’elles ont témoigné pour la Pologne.

 

Bem, Grzymala, les deux Walewski, Chlapowski, Chopin, pour ne citer que les plus connus, en faisaient partie ; enfin, le 21 juin 1832, le nom du plus grand de tous, Mickiewicz, apparaît dans les procès-verbaux ; il est proposé comme correspondant et élu par douze boules blanches contre une boule noire.

En juin 1832, Mickiewicz est à Dresde, après avoir été le pèlerin de l’exil, à Pétersbourg, à Odessa, à Prague, à Weimar, en Italie, en Suisse, en Saxe. Mais, le 1er août, il arrive de Besançon et se fixe à Paris. Notons en passant qu’il habita, à cette époque, avec deux amis, Janski et Domeyko, rue Cassini, petite rue du faubourg Saint-Jacques, à quelques pas de la maison de Balzac, où il dîna, au cours de l’année suivante. Quelques jours après ce dîner, le 3 avril, le grand romancier écrivait à Mme Hanska : « J’ai reçu à dîner votre cousin Bernard Potocki, Zaluski et Mickiewicz, votre poète chéri, dont la figure m’a plu beaucoup. » Et il ajoutait le 10 avril, enthousiaste : « J’ai bien admiré la sublime figure de Mickiewicz, quelle belle tête ! Tous ceux qui le voyaient en étaient frappés. » « On ne peut, écrivait E. Quinet, en 1837, après leur première rencontre, avoir l’air plus gracieux et plus sauvage à la fois.... Il a l’air jeune et parfaitement naturel, ce qui dans ce temps-ci n’est pas la règle. »

Peu après son arrivée à Paris, Mickiewicz assista aux séances de la Société polonaise, et nous lisons sa signature au procès-verbal de la séance, la seizième de la société, tenue le 4 octobre 1832 chez Uminski, 39, rue Godot-de-Mauroy.

Il prend part aux discussions et sert de lien entre la Société polonaise et la Société lithuanienne, dont il dirige le département littéraire ; il propose la publication d’une biographie générale polonaise, en accord avec cette Société. C’est lui qui suggère le 18 octobre 1832 d’élire pour associé Fenimore Cooper, dont l’élection est faite le 8 novembre, en même temps que celle de Félix de Mérode, autre étranger, belge.

Le Mickiewicz de 1832 n’est plus seulement un grand poète et un patriote, c’est un homme de foi. Pendant son séjour à Rome (où il apprit en 1830 l’insurrection et d’où il voulut, en vain, rejoindre sa patrie en avril 1831), il se lia avec l’abbé Choloniewski, dont l’action fut si puissante sur l’âme de Mickiewicz qu’elle l’exalta jusqu’au sommet de la foi et, d’un catholique assez calme, fit le plus ardent des apôtres, unissant dans un même amour la patrie et la religion. En son cœur, les deux causes seront désormais étroitement unies et ses livres de chevet seront deux livres saints : le Nouveau Testament et l’Imitation de Jésus-Christ.

C’est dans cet état de piété qu’il composa le Livre des Pèlerins, cherchant à unir, par-delà les divergences politiques extrêmement marquées (le parti conservateur du prince Czartoryski et le parti démocratique de Lelewel), tous les Polonais de la Patrie lointaine dans l’amour supérieur du Christ et de la liberté. Plus d’un admirateur attendait impatiemment la venue de Mickiewicz à Paris et l’un de ses premiers traducteurs, le jeune Burgaud des Marets, écrivait à Bogdan Janski, ami de Mickiewicz : « Il est venu à Paris, mon ange, mon Dieu, mon poète à moi. Baisez-lui les deux mains. Je serais allé le trouver en Crimée, en Sibérie, s’il l’eût fallu. » Mickiewicz avait alors trente-cinq ans.

 

 

 

LAMENNAIS ET MONTALEMBERT

 

 

Il retrouva aussi bien vite à Paris de nombreux frères d’âme catholique, dans l’entourage de l’abbé de Lamennais : même pureté d’intention, même exaltation. Ces nouveaux catholiques étaient naturellement des adeptes fervents de la cause polonaise et communiaient dans le même credo politique et religieux. Le journal de Lamennais, L’Avenir, avait mené une campagne forcenée en faveur de la Pologne et professé une doctrine de régénération sociale et religieuse, un retour à la simplicité de l’Évangile qui enthousiasmaient Mickiewicz. Comme lui, Lamennais déplorait l’aveuglement du Souverain pontife, le pape Grégoire XVI, qui, oubliant son rôle de bon pasteur, de défenseur des opprimés, avait partie liée avec les monarques de la Sainte-Alliance. Le pontife avait osé réprimander les évêques polonais en leur enjoignant l’obéissance au tsar schismatique Nicolas ; Grégoire XVI, pasteur des âmes, mais souverain temporel suivant l’ordre établi par la Sainte-Alliance, avait fermé les yeux sur les massacres et les proscriptions, ne considérant les Polonais que comme des sujets russes en révolte contre leur paternel Seigneur. La même main qui frappait les évêques polonais frappa Lamennais, sa doctrine, son journal. Grégoire XVI, par l’encyclique Mirari vos du 15 août 1832, condamna définitivement les erreurs de ceux qui voulaient régénérer l’Église et réformer l’ordre établi.

Lamennais, retiré à la Chênaie, dans sa petite maison bretonne, surveillait, de loin, en compagnie de quelques fidèles, la liquidation de ses entreprises effondrées : L’Avenir, l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, et ses finances en déroute.

Parmi les disciples chéris, restés à Paris et entretenant une correspondance active avec le bien-aimé père, se trouvait un jeune homme de vingt-deux ans, aux longs cheveux romantiques, fils de légitimiste, mais conquis aux généreux projets de Lamennais, le comte Charles de Montalembert. C’était un fidèle ami de la Pologne, fréquentant un grand nombre d’émigrés, admirateur passionné de Mickiewicz, et qui allait quelques mois après, le 28 mars 1833, prendre séance à son côté comme associé de la Société polonaise. Dès 1831, il avait tenté de s’enrôler dans l’armée des insurgés et c’était lui qui, la même année, dans le numéro du 16 avril de L’Avenir, avait publié la sublime prière des Polonais à la Vierge, prononcée dans toutes les églises de Varsovie le 25 mars seulement. À dix-neuf ans, lisant un passage de l’Allemagne de Mme de Staël sur l’enthousiasme, il écrivait à un ami qu’il en sautait sur sa chaise. Toutes les nobles causes opprimées trouvaient en lui un défenseur : d’abord l’Irlande, puis maintenant la Pologne. Sainte-Beuve, qui le connut et assista à ces réunions de jeunes gens que Montalembert tenait chez lui le dimanche, 30, rue Cassette, et où fréquentaient de nombreux émigrés, nous dit : « Il me semble en chaque question le voir marcher tout droit devant lui contre l’adversaire, glaive en main et cuirasse au soleil. »

Dans son enthousiasme pour le nouvel ami, Montalembert voulait faire partager son admiration à tous ceux qui l’approchaient. Rencontrant un jour l’acteur Bocage, il lui parle avec feu d’un drame de Mickiewicz à mettre à la scène française. « Miss quoi ? » demande Bocage. Montalembert n’insista pas.

Il faut dire qu’en 1812 il existait en France peu d’œuvres traduites de Mickiewicz. À cette époque, d’Herbelot (dont nous avons rencontré le nom dans le procès-verbal de fondation de la Société polonaise) et un autre fidèle ami de la Pologne, Burgaud des Marets (qui fut aussi associé de la Société polonaise dans le même temps que Montalembert), étaient encore les seuls traducteurs français de Mickiewicz.

Le texte polonais des Pèlerins paraît en décembre 1832, mais Mickiewicz le compose à Dresde dès le mois de mars de la même aimée auprès de ses amis Domeyko, Odyniec et Garczynski. Il sent qu’une religion est à créer pour que le courage et l’amour de la patrie ne s’affaiblissent pas chez ses frères polonais exilés et dispersés en tant de points du monde, pour soulever et réconforter les cœurs. Dès son arrivée à Paris en août 1812, il se met au travail. Nous savons qu’en novembre il y est plongé, enthousiaste et fiévreux, écrivant avec des gestes convulsifs.

La mort des douze soldats polonais, succombant sous le fouet à Cronstadt et racontée dans le Livre des Pèlerins, est du 4 novembre. L’ouvrage a dû être terminé vers le 15. Il sortit de presse le 4 décembre et parut quelques jours après.

 

 

 

LA TRADUCTION

 

 

Dès le milieu de novembre, Mickiewicz songeait à en publier une traduction et, le 22, Montalembert écrivait à Lamennais : « Mickiewicz va faire paraître en français un ouvrage très remarquable pour montrer la mission catholique de la Pologne. Il m’a prié de lui en arranger un peu le style, je ferai de mon mieux. »

Le 2 janvier, Montalembert continue :

 

Mickiewicz, qui parle toujours de vous avec amour et vénération, vient de publier un petit livre admirable ; ce sont les Annales de la nation polonaise jusques et y compris sa passion ; c’est écrit dans le style biblique et je ne crois pas qu’il existe au monde des pages qui répondent plus exactement à vos opinions sur Dieu et sur la liberté. Il en a fait une traduction française qu’il m’a prié de revoir. J’en ai reçu les deux premières feuilles qui m’ont enthousiasmé. Dès que cela sera imprimé je vous en enverrai un exemplaire.

 

« J’attends impatiemment », répond Lamennais, de la Chênaie, la semaine suivante.

L’enthousiasme de Montalembert va croissant. Le 23 janvier, il écrit :

 

Le petit livre de Mickiewicz dont je vous ai parlé est de plus en plus admirable. Il vous fera pleurer, j’en suis sûr, de joie et de sympathie. Jamais vos doctrines n’ont été mieux comprises et mieux exprimées. Il est au moment d’être traduit en Allemagne, mais la traduction française avance bien lentement. Si cela tarde trop, j’espère être moi-même assez avancé pour la continuer.

 

Mais, au fait, Montalembert savait donc le polonais ? Il essayait du moins de l’apprendre par amour pour sa chère Pologne :

 

J’ai commencé, écrit-il le 20 février à son amie Mlle Ankwicz, à prendre des leçons régulières, mais pas avec M. Mickiewicz, dont j’ai eu honte d’employer si niaisement le temps précieux, mais avec un de ses amis, M. Bogdan Janski, qui était, avant la révolution, élève entretenu par le gouvernement en France, pour étudier je ne sais quelle science, qui a été depuis Saint-Simoniste et qui est devenu catholique grâce aux livres de M. de La Mennais et de M. Gerbet. J’ai trouvé que les difficultés augmentaient, au lieu de diminuer, à mesure que j’avançais. Cependant, je n’ai pas encore perdu courage ; au contraire je viens de me compromettre par une démarche aussi présomptueuse que ridicule, en permettant que mon nom paraisse comme traducteur des admirables Ksiengui de M. Mickiewicz. En vérité, ce n’est pas moi qui ai fait cette traduction. Comme vous devez bien le penser, je n’ai fait que la vérifier et la travailler. C’est M. Janski qui a fait le mot à mot, dont je ne serais jamais venu à bout. J’y ai mis mon nom pour la faire vendre un peu parmi les libéraux, anciens partisans de L’Avenir, qui sont les seuls en France qui goûtent ce livre proscrit par les faux libéraux du Courrier et par les absolutistes. Ne riez pas trop, je vous prie, de mon charlatanisme. Je ne manquerai pas de vous envoyer un exemplaire de cette belle œuvre dès qu’elle sera imprimée.

 

Le 6 février, Montalembert avait confié à Lamennais qu’il signerait la traduction et même la ferait précéder d’un avant-propos dont nous voyons apparaître l’idée pour la première fois.

À la Chênaie, on s’impatiente de plus en plus, à mesure que croît l’enthousiasme de Montalembert avançant dans l’exécution de son œuvre.

Il en lit des fragments à une de ses réunions du dimanche, devant soixante personnes délirant d’admiration. Mais on voit qu’il ne connaissait pas encore bien complètement le livre qu’il traduisait, car il confesse, en ce même temps, à Lamennais :

 

Ce n’est pas du tout, comme je l’avais pensé, un abrégé des annales de la Pologne, mais une série de conseils aux réfugiés et de prédictions sur l’avenir. C’est d’une difficulté effrayante à traduire, à cause de l’absence du langage biblique en français. Dites-moi, je vous prie, si vous consentez à ce que j’insère à la fin du volume votre élégie : « Dors, ô ma Pologne. »

 

Lamennais de sa retraite questionne fiévreusement Montalembert : « Eh bien, quand paraîtra ce livre ? » et il accorde l’autorisation d’y joindre son Hymne à la Pologne, si Montalembert juge qu’elle ne dépare pas trop le livre admirable de Mickiewicz.

Le 6 mars, Montalembert annonce que sa traduction est terminée et il ajoute :

 

Il n’y manque plus qu’un avant-propos de moi où je veux exhaler un peu de ma fureur contre ce que vous appelez si bien la féodalité de l’enfer, qui règne en ce moment sur l’Europe.... Le colonel Krajewski est ici et vous envoie ses affectueux compliments. J’étends chaque jour le cercle de mes relations polonaises.... Je crois que Mickiewicz est destiné à être une sorte de Messie pour cette pauvre nation. Sans lui ils courraient grand risque de tomber dans le faux libéralisme et de s’y éteindre. Mais il leur fait un bien infini. Il vous aime et vous vénère toujours ex imo corde.

 

« Mille choses au colonel Krajewski », répond poliment Lamennais, le 12 mars.

Montalembert est de plus en plus enthousiaste des Polonais et il annonce le 21 mars :

 

J’ai beaucoup augmenté le cercle de mes relations polonaises.... Mais parmi tous ceux que je connais, celui qui me plaît le plus (après Mickiewicz), c’est le jeune comte César Plater, frère [ou plus exactement cousin germain] de l’héroïne de ce nom, qui a lui-même combattu avec le plus grand éclat en Lithuanie et qui joint une excessive ferveur religieuse à un courage romanesque, et a une très grande popularité parmi ses concitoyens.... La traduction... va paraître incessamment ; l’impression est presque terminée.

 

Mais la traduction ne paraît toujours pas. « J’attends chaque jour », reprend Lamennais.

Le jeudi 28 mars, grande joie pour Montalembert, car il vient comme membre associé prendre séance à la Société littéraire, chez le collaborateur Uminski, rue Godot-de-Mauroy. Suivant le rite, il donne la main au vieux comte Plater, le vice-président, en signe d’adhésion aux devoirs et règlements de la Société. Il assistera assidûment aux séances jusqu’à son départ pour l’Allemagne en automne, et participera activement aux discussions pour la création d’un journal qui serait l’organe de la Société.

« Mes relations avec les Polonais deviennent chaque jour plus intimes », écrira-t-il huit jours après à Lamennais.

Le 16 avril, Lamennais s’inquiète : « Qu’est-ce donc qui empêche de paraître la traduction de Mickiewicz », et, doutant des capacités pratiques de son disciple, il ajoute : « Nous sommes bien peu habiles pour les détails matériels. »

« Et la traduction ? » répète le 22, Lamennais qui n’a pas de nouvelles depuis une semaine.

Le 26, Montalembert répond :

 

L’impression du livre (des Pèlerins) et de mon avant-propos est terminée. Il n’y a plus que quelques épreuves à corriger. Mon avant-propos s’est allongé pour ainsi dire malgré moi ; et je me suis trouvé entraîné à y faire une sorte de résumé des principaux traits de piété des Polonais et de cruauté des Russes ; mais comme j’y ai manifesté sans détour mes opinions actuelles qui sont, à ce que j’espère, les vôtres, comme dans tous les cas on en fera retomber sur vous une sorte de responsabilité, comme enfin cela aura beaucoup de publicité parmi nos anciens adhérents, s’il faut en juger par les demandes qui arrivent chaque jour, je prends le parti de vous envoyer l’épreuve de cet avant-propos et même celle de tout l’ouvrage, afin que vous ayez la bonté de me dire si vous l’approuvez ou seulement si vous le tolérez.

 

Mais un point reste encore indécis dans l’esprit de Montalembert : quel titre lui donner, à ce livre traduit ?

 

Quel est le titre qui convient le mieux : Livre de la nation polonaise et de son pèlerinage, qui est la traduction littérale du titre polonais, ou bien : Livre des Pèlerins polonais, que je préfère.

 

Ce dernier titre fut d’ailleurs le titre adopté.

Le 30 avril, Montalembert, anxieux du jugement que le bien-aimé père portera sur son ouvrage, son avant-propos, le supplie de le renvoyer bien vite.

Le 8 mai, Lamennais lui répond :

 

S’il en est encore temps, je crois qu’il serait utile dans ton avant-propos de dire quelque chose des doctrines monstrueuses de despotisme professées par quelques républicains et du mal qu’elles font à la cause de la liberté, en exprimant l’espérance qu’avertis par le cri de la conscience publique ils entreront dans des voies meilleures, dans les seules voies qui puissent sauver. Le spectre de Nicolas me poursuit et me fatigue. J’ai du moins voulu profiter de cela pour en prendre la silhouette. La voici : « Il y avait en enfer un démon horrible, né de l’accouplement de l’orgueil et de l’impiété, et son nom était le Meurtre. Comme il répandait l’épouvante dans les régions infernales et qu’à son aspect Satan même ressentait une émotion étrange, comme si le crime pur, essentiel, infini, avait passé devant sa face, il le bannit de son empire. Le monstre exilé prit une forme humaine et se réfugia sur la terre : on l’y nomme Nicolas. » S’il y a de la ressemblance dans ce portrait je ne demande pas mieux qu’on le mette à l’exposition.

 

En post-scriptum Lamennais avait ajouté :

 

À la page 66 de ton avant-propos, il serait convenable, ce me semble, de dire aussi un mot des folles théories des légitimistes, seuls omis dans l’énumération des partis qui dirigent la France.

 

Cette omission n’était peut-être pas tout à fait involontaire, car Montalembert, issu de ce parti légitimiste si antipathique à Lamennais, ne voulait ni le mettre au même rang que les partis impies, ni le rudoyer trop vivement.

Les soucis d’un examen, – Montalembert est étudiant en droit, – ni les chagrins d’un amour contrarié, – il voulait épouser Hedwige Lubomirska – ne sont les seuls tracas qui retardent son travail : la grippe le met au lit, au moment où le livre va paraître, et l’empêche d’assister aux séances du 16 et du 23 mai. Il s’en excuse par cette lettre au vice-président comte Plater, de la Société :

 

      Monsieur le Comte,

 

Encore trop souffrant pour me rendre à la séance de la Société aujourd’hui, j’ai l’honneur de vous transmettre deux exemplaires de ma traduction des Ksiegi de Mickiewicz qui a paru hier. Je prends la liberté d’en offrir un à la Société littéraire, représentée par vous, Monsieur le Comte, comme son vice-président. Je destine l’autre à mon honorable ami M. le Secrétaire Witwicki.

 

 

 

OPINIONS DIVERSES

 

 

Voilà donc le livre paru. Un des fidèles de Lamennais, Maurice de Guérin, qui l’avait lu en épreuves à la Chênaie, chez le bien-aimé père, avait déjà écrit, le 16 mai, à un ami :

 

Montalembert vient de publier la traduction des Actes de la nation polonaise, depuis le commencement du monde jusqu’à son martyre, par Adam Mickiewicz, poète polonais, le plus grand poète moderne, dit M. Féli (de Lamennais). Ce livre est admirable : c’est quelque chose qui tient du style des prophètes et de l’Évangile. Je n’ai jamais vu plus surprenante poésie.

 

« C’est une touchante et magnifique chose que ce travail », lui déclare l’abbé, qui conclut sans hésiter : « C’est le livre de l’humanité tout entière. » Montalembert lui répond le 23 mai :

 

Votre approbation m’a fait un véritable bien, comme je vous l’ai conté, mon livre a paru : il s’est bien vendu jusqu’à présent, six cents exemplaires sur mille, y compris les envois en Pologne. Cependant il n’y a que très peu de publicité, grâce à la maladresse du libraire et à la mauvaise volonté des journalistes de toutes les couleurs qui n’ont pas voulu, pour la plupart, l’annoncer, encore moins en parler avec intérêt ou éloge. Lafayette, Janvier [avocat et député], Lerminier [professeur au Collège de France], etc., m’ont comblé de compliments et, quant aux Polonais, je n’ai pas besoin de vous parler de leur reconnaissance. Renduel avait l’idée de tirer à part une édition de mon avant-propos ; mais comme c’est avant tout un homme d’argent, je ne pense pas qu’il mette ce projet à exécution. On parle d’une deuxième édition de tout l’ouvrage, mais c’est aussi incertain. Janvier est désolé que l’on ne nous poursuive pas, pour avoir le plaisir de me défendre.... Votre portrait de Nicolas m’a fait frémir par son horrible vérité.

 

Ces dernières lignes devaient aller au cœur de Lamennais : il avait en effet une telle prédilection pour ce portrait qu’il en avait envoyé copie non seulement à Montalembert, mais aussi à une autre fidèle, à Mme de Senfft.

En juillet, un nouveau journal, Le Polonais, publie, dans son premier numéro, comme article de tête : Consolation, de Montalembert.

Les félicitations des amis commencent à arriver, hommes connus ou obscurs, tous pleins d’enthousiasme :

 

Cette publication est grave, lui écrit Michelet. Je ne connais que l’ouvrage de Silvio Pellico (Mes prisons), qui puisse lui être comparé.

 

Un jeune homme, Amédée Gabourd, détenu politique, du fond de sa prison n’est pas moins enthousiaste :

 

Cc poème est une grande et nouvelle preuve que rien n’est saint et poétique comme l’amour de la religion et de la liberté.

 

Victor Hugo, à qui Montalembert a demandé des vers pour une revue éphémère, sur le point de paraître, répond :

 

Je suis presque aussi polonais que vous, mon bien cher ami, et vous savez combien je vous aime de l’être plus que moi, combien je me blâme de l’être moins que vous ; en amour pour cette noble Pologne je ne le cède qu’à vous.

 

Les articles de comptes rendus commencent à paraître, dans le Temps, dans le Semeur, dans Le Polonais, enfin dans le National du 8 juillet sous la plume de Sainte-Beuve. À vrai dire, cet article, pourtant remarquable, ne satisfit pas Montalembert, qui, le 22 juillet, déclarait à Lamennais :

 

Sainte-Beuve a fait sur le Livre des Pèlerins un article vraiment pitoyable : il n’y voit qu’une œuvre de parti et termine par le vœu que Mickiewicz se ralliera au parti de Lelewel. Le Charivari (du 18 juillet) en a fait un bien meilleur, dans lequel il dit qu’il accepte la liberté de partout, même doit-elle lui tomber du Ciel.

 

À la fin de 1833, quelques notes discordantes se font entendre :

 

Notamment, écrit Montalembert à Lamennais, du Journal de Francfort qui se publie en français. Il est rédigé par un ex-salarié du roi des Pays-Bas, qui [a publié] deux longs articles ex professo, composés d’extraits du Livre des Pèlerins, entremêlés de réflexions insolentes sur ma personne, mon caractère.

 

En France, dans L’Invariable, catholique et ultra, O’Mahony, cherchant à atteindre Lamennais à travers son disciple, écrit :

 

Après savoir cité et arrangé à sa manière le Livre des Pèlerins, « composé à Bicêtre et traduit à Charenton », il termine en disant agréablement que je suis la dernière variété de l’hydrophobie libérale.

 

À Rennes, le clergé fulmine contre lui. Mais d’autres critiques devaient plus durement meurtrir le cœur de Montalembert. D’abord celle de son ami polonais de Dresde, Skrzynecki :

 

[Skrzynecki], écrit Montalembert à Lamennais, a blâmé la trop grande âcreté de ma préface du Pèlerin et le contraste qu’elle fait avec le langage de Mickiewicz qu’il regarde aussi comme un homme prédestiné et le véritable organe de la Pologne.

 

 

 

LE BREF DU SAINT PÈRE

 

 

Mais le coup le plus rude vient de Rome : un bref de Grégoire XVI réitérant la condamnation des doctrines de Lamennais qui n’a pas observé la soumission promise. Ce bref se terminait ainsi :

 

Nous en gémissons amèrement lorsqu’à ce sujet de douleur est bientôt venu s’en joindre un autre, le Livre du pèlerin polonais, écrit plein de témérité et de malice au commencement duquel [Lamennais] n’ignore pas tout ce qu’a dit longuement et avec violence l’un de ses principaux disciples.

 

Le blâme du Saint Père affole Montalembert qui, de Munich, où il est en séjour, écrit le 25 décembre à Lamennais :

 

Je vous supplie de me dire votre avis sur ce que je dois faire moi-même dans cette circonstance, et si je dois aussi adresser au Pape une soumission à laquelle il faudra ajouter quelques mots, non pas de désaveu mais de regrets, relativement à la préface des Pèlerins.

 

Lamennais, pour avoir la tranquillité, avait adressé à Rome, le 11 décembre 1833, une déclaration de soumission totale ; en réponse, le Saint-Siège lui envoya un bref le 28 décembre 1833, lui témoignant sa satisfaction. Il le fit aussitôt parvenir à Montalembert qui l’en remercia, de Munich, le 26 janvier :

 

Mon bien-aimé père, j’ai reçu votre lettre... avec le Bref du Pape. Ce bref, je dois l’avouer, m’a vivement touché et j’y ai vu une marque de bienveillance, je dirais presque de repentir de la part du Pape, à laquelle j’étais loin de m’attendre. Puisse-t-il avoir produit sur vous un effet semblable et avoir adouci un peu l’amertume de votre douleur.

 

Au mois de mai 1834, mois anniversaire de la traduction du Livre des Pèlerins, il écrit tristement de Munich à son vieux maître :

 

Cet hiver... a été assurément le plus fatal de ma vie..., il a achevé de détruire tout mon passé.... J’ai vu se détacher de moi sans exception tous mes anciens amis (à l’exception de vous et de César Plater).

 

Terrible hiver en vérité :

 

qui a continué par le Bref du Pape contre les Pèlerins, qui a fini par la lettre du père d’Hedwige. Eh bien ! malgré tout cela, malgré l’absolue solitude où j’ai vécu, n’ayant personne, ni pour essuyer mes larmes, ni pour me dire une petite parole de sympathie ou de consolation, je me sens plus fort, plus calme, plus résigné, infiniment plus qu’à pareille époque l’année dernière, où je recevais d’Albert l’assurance du retour d’Hedwige et où je publiais les Pèlerins aux applaudissements de plusieurs.

 

Tel fut l’épilogue de l’histoire de la traduction française du Livre des Pèlerins d’Adam Mickiewicz par le jeune comte Charles de Montalembert, disciple chéri de Lamennais.

Peu de livres furent, au temps romantique, plus pieusement lus et plus passionnément commentés. Mais cette Bible de la Patrie ne renferme-t-elle pas une pensée si vivante, si juste et si forte, qu’elle pourrait être aujourd’hui encore fructueusement méditée :

« Ne dissertez point tant sur la forme du futur gouvernement de Pologne. Ceux-là ne sont point les meilleurs gouvernants qui discutent, mais ceux qui sentent plus fortement et sont plus pleins de l’esprit de sacrifice.

« La République que vous avez à fonder est semblable à une forêt que sème un paysan.

« Si le paysan sème une bonne semence, sur une bonne terre, il peut être certain que les arbres pousseront, et il n’est pas besoin de penser à la forme des arbres, ni de craindre que les chênes ne poussent avec des aiguilles et les sapins avec des feuilles.

« Semez dore l’amour de la Patrie et l’esprit de sacrifice, et soyez certains qu’il en sortira une belle et grande République. »

 

 

 

Marcel BOUTERON, Pologne romantique, 1937.

 

 

 

 

 

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