Un portrait de Jésus

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

BOYER D’AGEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Concierge, le révérend Père Gaffre, s.v.p. ?

– Quatrième étage, porte à droite, escalier au fond de la cour !

La maison, reculée dans un terrain perdu va, sans luxe ni médiocrité, rejoindre les préaux de la caserne de Babylone. Par l’escalier ouvrant au large ses fenêtres, je vois les petits « bleus » consignés au « quartier » qui font les cent pas, en attendant la soupe, sans mener grand tapage sous les vitres de l’appartement où un sage travaille. Et c’est encore le silence de la cellule que ce moine a trouvé, hors de son couvent, en compagnie des soldats qu’il fait bon voir monter la garde à la porte de cet autre frère d’armes spirituelles, qui n’en sort que pour aller porter sa parole éloquente à la chaire, et son livre savant à l’éditeur. On connaît celui des Portraits de Jésus qu’il nous a fait lire, avec autant de critiques impartiales que de chapitres pleins de documents divers et de libre érudition. Que va-t-il dire du dernier qu’il rapporte d’un village de la Haute-Égypte, où il est allé le découvrir et où l’historique d’un portrait de Jésus – le seul original et authentique peut-être – est relaté sur trois mètres de parchemin en peau de gazelle, rehaussé de fines miniatures, par un copiste grec du sixième siècle ?

Ce n’est pas sans émotion que je frappe à cette porte où vient de se réfugier, de si loin, un des mystères les plus passionnants de vingt siècles d’histoire. L’homme qui m’ouvre est bien le type qui plaît, au prime abord, avec sa haute taille de voyageur encore jeune et nerveusement découplé pour les courses les plus fatigantes, avec la sympathie de son visage brun, où l’intelligence brille et éclaire à vif, avec sa main largement ouverte à la française, et prête à partager son viatique de voyage et de science à quiconque y veut prendre un peu de documentation et y laisser un peu de critique dont ce libre chercheur de vérités historiques fera profiter ses solides études.

– Et voilà la pièce ! me dit-il simplement en extrayant de la gaine de soie blanche le fin rouleau de peau blanche, suspendu par une chaînette d’argent à une statuette de bronze de Saint Jean-Baptiste, d’après Paul Dubois, dont s’adorne la cheminée de cet autre précurseur d’une exégétique nouvelle.

 

*

 

Un mot, d’abord, sur ce prétendu portrait que Jésus aurait envoyé à Abgar, toparque d’Édesse, et qui serait passé d’Édesse à Constantinople vers le dixième siècle, pour être transféré, vers le quatorzième siècle, à Gênes où, depuis, il est conservé tel que nous le reproduisons aux Annales, d’après l’original gardé dans l’église de San Bartolomeo degli Armeni, sous douze serrures dont les douze clés sont confiées aux douze premières familles de la cité du doge Leonardo Montaldo, de qui elle le reçut, en 1388.

Dans son remarquable volume les Portraits du Christ, le R. P. Gaffre se plaît à emprunter à une relation française du dix-septième siècle l’historique de ce document, qu’il admettrait de préférence à tant d’autres, – celui du Saint Suaire de Turin y compris. Pour prouver l’abondance de récits semblables, nous emprunterons le nôtre à Me Jean-Baptiste Pianello, qui l’a édité en 1591, à Lyon, chez Marcellin Gautherin, à la place de l’Hôtel-Dieu. Et, d’abord, notre « maistre » donne la parole à Eusèbe, évêque de Césarée, qui, écrivant en 315 son Histoire Ecclésiastique, n’y put consigner, sur la ville voisine d’Édesse, que des faits précis et contrôlés.

« Abgar, écrit-il, qui était consumé par une maladie incurable, ayant appris, par le témoignage uniforme de plusieurs personnes, les guérisons miraculeuses que Jésus-Christ avait opérées, lui écrivit pour le supplier d’avoir la bonté de le soulager. Jésus, au lieu de l’aller trouver, l’honora d’une réponse par où il lui promit de lui envoyer un de ses disciples qui le guérirait et lui procurerait son salut. Or, voici ces deux lettres :

 

Abgar, roy d’Édesse, à Jésus,

sauveur qui s’est apparu à Jérusalem

 

« J’ai appris les guérisons que tu fais sans le secours des herbes, que tu rends la vue aux aveugles, que tu fais marcher droit les boiteux, que tu guéris de la lèpre, que tu chasses les démons et les esprits impurs, que tu délivres des maladies les plus invétérées et que tu ressuscites » les morts. Ayant appris toutes ces merveilles, je me suis persuadé, ou que tu étais Dieu, ou fils de Dieu descendu sur la terre pour y faire ces miracles. C’est pourquoi je t’écris pour te supplier de me faire l’honneur de venir chez moi et de me guérir de la maladie dont je suis tourmenté. L’on m’a dit que les juifs murmurent contre toi et qu’ils te tendent des pièges. J’ai une ville qui, toute petite qu’elle est, sera pourtant assez propre et suffisante pour nous deux. »

 

Jésus au roi Abgar

 

« Tu es heureux, Abgar, d’avoir cru en moi sans m’avoir vu ; car il est écrit que ceux qui m’auront vu ne croiront pas, afin que ceux qui ne m’auront pas vu croient et soient sauvés. À l’égard de ce dont tu me pries de t’aller voir, il faut que j’accomplisse ce que je suis venu faire, pour retourner après vers celui qui m’a envoyé. Lorsque j’y serai, j’enverrai un de mes disciples qui te guérira et te donnera la vie, à toi et à tous les tiens. »

 

Le vieux petit livre d’où j’extrais la traduction française de ces deux lettres (dont Eusèbe de Césarée et Moïse de Korène, son contemporain du quatrième siècle, font foi dans leurs Histoires, pour les avoir lues eux-mêmes aux archives d’Édesse) porte ce titre aussi touchant qu’original : Portrait de Jésus-Christ, faict par luy-même, de l’année trente-deuxième de son âge, etc. ; et il ajoute, en guise de préface, en son style, dont nous respecterons jusqu’à l’orthographe :

 

« Ayant sceu, depuis quelques jours, que M. de Suduyrand, ancien Trésorier de France, avoit chez luy un tableau fort beau et fort dévot, le vray portrait de Jésus-Christ, que cet Homme-Dieu tira luy-même de sa face divine et envoya à Abgar, roy d’Édesse, j’allai d’abord le voir et le trouvay si ravissant, que ce qui m’en parut allât au delà de l’idée que je m’en étois formée, et que je dis à moy-même, me récriant comme autrefois la reine de Saba sur la sagesse et les oeuvres de Salomon : que les merveilles renfermées dans ce portrait surpassaient infiniment ce que j’en avais ouy dire. »

 

*

 

– Aïe ! aïe ! m’exclamai-je devant mon hôte bienveillant qui, tout en déroulant devant mes yeux son précieux manuscrit où l’historique de ce portrait divin était écrit en grec et peint en vingt délicieuses miniatures, me rappelait cette histoire de Jésus et d’Abgar bénéficiant, tout au moins jusqu’à nos jours, de la vénération des simples et du silence des érudits. Aïe ! aïe ! qu’en adviendra-t-il désormais ? La dévotion des chrétiens n’avait-elle pas assez de ce beau visage de Jésus si bien peint par lui-même en un unique et incomparable exemplaire ? Et ne lui suffisait-il pas de ce merveilleux voyage que cette peinture achéiropite fit, à travers les siècles, de Jérusalem à Édesse, d’Édesse à Constantinople et de Constantinople à Gênes, où elle attend la plume évocatrice qui nous racontera le divin exode du portrait du « plus beau des enfants des hommes » ? Mais que penser de ce miraculeux chef-d’œuvre, entre Saint-Sylvestre de Rome et Saint-Barthélemy de Gênes, qui s’en disputeraient l’original, et faut-il que la critique ait si beau jeu, au seuil d’un si beau livre à faire ?

– Le livre à faire se fera, ajouta le R. P. Gaffre en repliant son manuscrit. Et c’est cette simple peau de gazelle qui se chargera, à quatorze siècles de distance, de faire passer le rêve de la légende à la réalité de l’histoire.

C’est le souhait qu’il convient d’adresser devant ce nouveau document dont la science et l’art se réjouissent, au maître examinateur des Portraits du Christ qui, après ce premier volume si impartialement écrit, nous en doit un second que les archives d’Édesse, de Constantinople et de Gênes lui ont déjà dicté, en un triptyque digne de solliciter sa plume d’érudit et son pinceau d’artiste.

 

 

BOYER D’AGEN.

 

Paru dans Les Annales politiques et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 

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