La vie spirituelle au Moyen Âge
DE M. CH.-V. LANGLOIS 1
par
Henri BRÉMOND
Comme nul, j’espère, ne l’ignore, voici déjà longtemps que M. Ch.-V. Langlois a entrepris « de faire connaître au public lettré, par une méthode nouvelle, ce que de l’histoire du Moyen Âge en France il sait le moins, quoique ce soit peut-être ce qu’il en pourrait le mieux goûter. Quels étaient, à cette époque, les aspects de la vie courante ? les manières d’être, d’agir, de sentir, de penser ? les mœurs, les usages, les préjugés, les croyances ? Bref, quel était le milieu matériel, moral et intellectuel où les hommes de cet âge étaient plongés ? »
Ce furent d’abord, de 1903 à 1911, trois volumes indépendants : la Société française au XIIIe siècle, d’après les romans du temps ; la Vie en France au Moyen Âge, d’après des moralistes du temps ; La Connaissance de la Nature, d’après des récits du temps. On connaît aussi la méthode très originale qu’il s’était fixée. Au lieu de recourir aux « pitoyables artifices de la mise en scène littéraire », comme avait fait Léon Gautier, par exemple, à la manière du Voyage du jeune Anacharsis, et « au lieu de mosaïquer péniblement, dans une composition oratoire, des fragments de textes divers découpés en petits morceaux », faire passer sous les yeux, comme des films, un certain nombre de documents datés et certains, dans leur teneur originale, en y joignant les avertissements convenables, afin que le lecteur, ou plutôt le spectateur moderne, ait, à défaut d’une connaissance totale, que, d’ailleurs, personne n’a, n’aura jamais et ne peut avoir, des impressions fraîches et directes dont rien d’interposé ne ternisse l’authenticité 2.
Ainsi, dans le premier volume, dix romans et trois contes (l’Escoulle, Flamenca, Jehan et Blonde...) ; dans le second, douze traités ou satires (Bible Guiot, Besant de Dieu, Lamentations de Mahieu, une merveille...) ; dans le troisième, huit encyclopédies (le Prêtre, Jean Image du monde, Placides et Timeo...). On sait enfin que, ces trois volumes étant épuisés, M. Langlois a résolu « de les refaire, pour les mettre au courant des recherches nouvelles, en les élargissant ». Ce qui nous a valu, non plus trois, mais quatre volumes, très élégamment présentés et doctement illustrés, reliés les uns aux autres par un titre commun : la Vie en France au Moyen Âge, de la fin du XIIe au milieu du XIVe siècle, et dont le dernier vient de paraître. On peut dire, sans la moindre emphase, que cette publication, déjà classique, est un phénomène littéraire des plus significatifs et d’une extrême importance.
Ce dernier volume, je l’attendais, pour ma part, avec une vive impatience, panachée, j’en ai peur, d’un peu de malice. Nous n’en connaissions pas encore le sous-titre exact : la Vie spirituelle : Enseignements, Méditations et Controverses ; mais on était bien sûr que M. Langlois tenterait d’y ressusciter la vie religieuse du Moyen Âge, et non moins sûr que cette résurrection lui serait plus malaisée que les précédentes. Je me le représentais arpentant avec plus de stoïcisme que d’allégresse les allées du jardin sacré, harcelé, à chaque tournant, par les diablotins de Thomas de Cantimpré, ou, épreuve plus lancinante pour lui, par les mystiques de l’Inconnaissable. Bref, je jouissais méchamment de son embarras et de ses irritations multiples. Suave mari magno... Entendez-moi bien : je ne lui prêtais aucune espèce de phobie. Un grand curieux comme lui ne se trouve dépaysé nulle part. Au plus noir de l’enfer, il tournerait encore ses films. Quand je commençai mon Histoire littéraire du Sentiment religieux, M. Langlois fut un des tout premiers, avec M. Lavisse, à dire l’intérêt de ces recherches et à encourager le chercheur 3. Mais le piquant était pour moi de le suivre sur un terrain voisin du mien et dont je connais mieux que personne les difficultés invincibles. Quand on dit que le Moyen Âge est un siècle de foi, on n’a rien dit. Quel est le sérieux de cette foi, quelles en sont les racines, les branches mortes ou artificielles ? Quel en est précisément le territoire ? Quelle en est aussi la couleur particulière ? Qu’a-t-elle ajouté à la foi antérieure, qu’en a-t-elle laissé tomber ? Dans l’ensemble, elle est « sincère », et donc elle « agit », mais de quelle façon ? Et, pour agir, comment s’est-elle adaptée à l’état général des esprits et aux progrès de la civilisation ? Et cette mentalité elle-même, où se mêlent tant d’éléments profanes, comment l’a-t-elle marquée ?... Pour répondre à tant de questions, – oh ! dans la grêle mesure où l’on peut y répondre, – nous voulons des faits précis et certains, des millions de fiches. Il est vrai que, dans la préparation de ses trois premiers volumes, M. Langlois rencontrait les mêmes difficultés. Mais, pour ceux-ci du moins, les travaux d’approche ne manquaient pas. On s’en rendra compte en parcourant – à la fin du premier volume – la bibliographie tantalisante des Travaux sur l’Histoire de la Vie en France au Moyen Âge d’après les Sources littéraires : 237 numéros en 1924 ; aujourd’hui, il y en aurait plus de 300. Mais, parmi ces travaux, il en est en somme fort peu où soit abordée de front la vie proprement spirituelle de cette époque. C’est là « le canton le moins exploré de tous ». Chose invraisemblable, vraie pourtant, la curiosité scientifique des choses religieuses est une expérience toute nouvelle. Pium est, non legitur. Sacrés ils étaient, ces textes dévots ou théologiques, et personne n’y touchait. On ne soupçonnait presque pas, avant 1880, qu’un recueil de sermons pût nous apprendre quelque chose sur l’histoire profane elle-même, et la plus profane ; on imaginait encore moins que la vie religieuse fût aussi de l’histoire au sens rigoureux du mot 4. D’où vient qu’une foule d’inédits dévots, même en langue d’oïl, parmi lesquels se trouvent peut-être des révélations importantes et dont assurément M. Langlois n’aurait pas manqué de tirer parti, nous sont encore inconnus ?
On pouvait craindre aussi que la « méthode nouvelle » de M. Langlois ne rendît encore plus particulièrement difficile la composition du dernier volume. Pour nous faire connaître une réalité aussi peu étudiée jusqu’ici, et d’ailleurs aussi impalpable que la vie spirituelle du Moyen Âge, lui suffirait-il de procéder, comme il avait fait dans les volumes précédents, « par présentation de documents typiques – dix ou douze – choisis comme échantillons » ? On a dit fort justement que tel roman, – celui de Jehan et Blonde entre autres, – peint mieux peut-être que de savantes dissertations, les détails de la vie chevaleresque du XIIIe siècle » ; mais je doute fort qu’une poignée de textes didactiques, – catéchismes, méditations, controverses, – nous révèlent les aspects principaux de l’activité religieuse pendant une période quelconque. Ici encore, le choix de M. Langlois est parfait, en ce sens, du moins, que les huit pièces retenues et commentées par lui – Credo de Joinville, Enseignements de saint Louis, dialogue catéchétique dou père et dou filz, la Lumière aux lais, etc., – sont au plus haut point significatives. Mais ces textes, dogmatiques presque tous plutôt que parénétiques, pauvres presque tous en détails concrets et en manifestations affectives, nous éclairent beaucoup plus sur la religion enseignée de ce temps-là que sur la religion vécue. Les variétés et les formules de la prière, les pratiques dévotes de chaque jour, les dévotions spéciales, les revivals, les superstitions... tout ce détail, les témoins de M. Langlois le supposent connu du lecteur, et ce n’est que par hasard qu’ils y font, de loin en loin, quelque rapide allusion. Dans la pensée de M. Langlois, « vie spirituelle » est trop constamment synonyme de « vie intellectuelle », et « religion » de « croyance ». Sur la vie et les mœurs chrétiennes proprement dites, les moralistes de son tome II nous en apprennent plus long que ses théologiens du tome IV.
Nous ne nous plaignons certes pas de ce tome IV, si curieux, si neuf. Simplement nous demandons un tome V, voire un tome VI. Après ce Moyen Âge croyant, nous voulons un Moyen Âge dévot, et que M. Langlois me pardonne ! un Moyen Âge mystique. Sur les marges de son II et de son IV, amusons-nous à parcourir les prochains V et VI.
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« En s’éveillant, trois signes de croix, au nom de la Trinité » (II, 232). Ce chiffre a son intérêt. « Tes oraisons dis en paix ou par bouche ou par penser. » (Enseignements de Louis IX, IV, 36). Ils ne priaient donc pas seulement des lèvres, ils ne se contentaient pas de « marmotter ». « Si vous êtes « trop pesantz », votre « sautier lire povez, en séant si vos le savez ; chose qui n’est pas permise aux hommes sans encourir de blâme » (IV, 199). Le texte est équivoque, et le commentaire. M. Langlois veut dire, j’imagine, qu’on n’admettait pas encore la prière assise. Il semblerait aussi que lire ne fût pas fréquent. Comment, du reste, lire dans la nuit de Notre-Dame ? Les architectes ne connaissaient donc que la prière intérieure. Voit-on poindre quelque part, dans cette littérature, l’usage, qui se répandra plus tard, des bouts de chandelle ? Notez qu’il y aura là une vraie révolution, l’importance croissante, veux-je dire, puis dominatrice de la prière lue. Révolution qui aura eu fatalement son contrecoup sur les gestes dévots. Avec ce progrès – est-ce un progrès ? – un des deux bras au moins est paralysé par le livre ; les yeux sont également captifs. Aujourd’hui, le livre est presque de rigueur. Il distingue les brebis des boucs. On ne regarde quasi plus ni l’autel, ni les vitraux. Est-ce un bien ou non ? Que de problèmes ! Et voici naître la « littérature » prolifique des livres de messe. Parmi ses « documents typiques », M. Langlois n’aurait-il pas trouvé un de ces « sautiers » ? Nous avons, en anglais médiéval, un Lay Folk’ s Mass Book.
Ceci nous conduit à un sujet plein de pittoresque sur lequel M. E. Dumontet a publié une jolie thèse : Le désir de voir l’hostie, et les origines de la dévotion au Saint-Sacrement. Aujourd’hui, quand sonne la clochette de l’élévation, les fidèles – les brebis – s’inclinent profondément, sans se douter que, ce faisant, ils obéissent à Érasme, lequel, d’ailleurs, n’était pas l’Antéchrist qu’on a tant dit. Brebis, au contraire, et fervent, bien qu’il eût encore plus de malice que M. Langlois. Pendant tout le Moyen Âge, l’important, à la messe, est de voir l’hostie, de la voir d’aussi près et aussi longuement que possible. À tel point que les casuistes se demandaient s’il n’était pas aussi grave de regarder l’hostie, que de la recevoir, en état de péché mortel. Non, répondait évangéliquement le vieil Alexandre (de Halès) : « elevatur ut videatur et salvator Christus adoretur non tantum a justis sed ab omnibus ». Ce serait même pour satisfaire à ce désir qu’on aurait institué les rites de l’élévation. Pour mieux voir l’hostie, on restait debout. « Dressez-vous les mains jointes, lors de l’élévation ; priez ensuite à genoux » (II, p. 199) : On voit très bien comment de fâcheuses superstitions – Érasme les dénoncera – ont dû naître de cette pratique, laquelle subsistait encore pendant la première moitié du XVIIe siècle. Quelques-uns, écrit l’abbé Thiers, « se tiennent assis durant la première élévation, puis se mettent à genoux durant la seconde, afin de gagner aux jeux de hasard ». « À Rennes, aux Cordeliers, le premier dimanche de mai, à la grand’messe, le Roi du Papegaut donne un prix d’un fusil et, à l’élévation de l’hostie, tire un coup en l’air devant l’autel. » C’est encore pour favoriser cette même dévotion que furent multipliées les expositions du Saint-Sacrement, les processions et les saluts. Y avait-il des « saluts » au temps de Villon ? Non, pas encore, aurais-je pensé, ou en petit nombre. Villon, écrit néanmoins un autre savant médiéviste, « ne nous parle que de la religion marmottante (??) de sa mère, de la cloche de la Sorbonne, qui sonne les saluts ».
Pendant ces « siècles de foi », les fidèles n’étaient pas plus patients que nous, ni moins remuants. « Ils ne se puevent coi tenir ne que singe, rient, gabent... et, parmi tout ce, leur est la messe trop longue » (II, 332). Ces désordres ont ému M. Langlois. « Le singulier usage... de sortir de l’église après l’évangile était alors très répandu. » Est-ce bien sûr ? Qui lui a dit qu’après être sortis pendant le prône, – ce qui est fort mal, en effet, – ils ne rentraient pas, le prône fini ? « J’ai vu, dit le prédicateur Jacques de Vitry, un chevalier qui n’avait jamais assisté au sermon ; il ne savait pas ce qu’est le saint sacrifice ; il se figurait qu’on célèbre uniquement pour recevoir l’offrande. » Puisqu’il dit qu’il l’a vu, nous devons l’en croire. Mais il se peut bien que ce chevalier se soit payé la tête, si j’ose dire, de Jacques de Vitry. J’imagine, en tout cas, que l’immense majorité des fidèles savait alors « ce qu’est le saint sacrifice. » « Un chancelier de l’Église de Paris reproche en 1273 aux bourgeois de Paris de tourner le dos et de sortir sitôt qu’ils voient le prédicateur monter en chaire... Le désir de ne pas être sollicité à l’offrande y était sans doute pour quelque chose » (II, 232). Eh ! la peur du sermon n’aurait-elle pas suffi ? Quoi qu’il en soit M. Langlois n’aurait pas été moins scandalisé s’il avait, comme moi, vécu sous Louis XIV. La posture du grand siècle dans les églises était aussi peu décente que possible, s’il faut en croire les prédicateurs de ce temps-là. Mais faut-il les croire ? En tout cas, nous valons aujourd’hui beaucoup mieux.
« Se jeter dans l’eau froide, quand on ressent folle chalor » (II, 115). Ce beau texte aurait dû faire venir la chair de poule à M. Langlois. Sur ces « immersions ascétiques », destinées à éteindre les feux de la concupiscence, Dom Gougaud a rassemblé mille détails, plus alléchants les uns que les autres, dans son livre : Dévotions et pratiques ascétiques du Moyen Âge, Paris, 1925. « La mortification par les bains froids fut singulièrement en honneur parmi les ascètes des pays celtiques. » Beaucoup plus rare en Orient, peut-être parce que l’eau y est un objet de luxe. Aussi bien ai-je l’impression qu’on n’a pas encore assez montré ce que le catholicisme latin doit à l’imagination, comme aussi bien à la métaphysique des Irlandais, Luxeuil est un des foyers principaux de notre civilisation. Les cours d’eau sont tout indiqués pour des exercices de ce genre, mais, pour les immersions à domicile, on faisait usage d’un baquet d’eau froide. Le tub mystique. Le thème du bain froid pris en vue de sauvegarder la chasteté dans une dangereuse occurrence a défrayé maints contes dévots. Ainsi, dans le livre du Chevalier de la Tour Landry, le chapitre extravagant : De la dame qui éprouve l’ermite.
Il y aurait beaucoup à dire sur les instruments de pénitence alors en usage. Je n’en mentionnerai qu’un, le plus piquant de tous, et qui a échappé, par miracle, à Dom Gougaud, mais non à du Cange : Pelles videlicet hericii. Nous avons un texte anglais délicieux, Ancren Riwle, par un anonyme du XIVe siècle, que le savant Dom Meunier vient de traduire en français : la Règle des Recluses 5.
L’auteur est d’une humanité déjà toute salésienne. « N’ayez avec vous, dit-il à ses recluses, aucun animal, si ce n’est un chat. » Humain encore jusque dans les mortifications qu’il leur conseille : « Ne portez ni chaîne de fer, ni cilice, ni peaux de hérisson, et ne vous en servez pas, non plus que de lanières de cuir, pour vous flageller. » Si je l’entends bien, la peau de hérisson servait alors à deux fins : cilice et discipline. « Si vous voulez le faire avec des ronces ou avec des feuilles de houx, munissez-vous toujours d’une permission et n’en abusez pas. » Dans la vie du bienheureux Thomas Hélye de Biville (1187-1257), des conseils presque semblables sont donnés.
Des disciplines que plus dire ?
Il n’est qui les peust escryre
De verges et de sa cheinture.
« Non content de se fouetter la nuit, il ne perdait nulle occasion de recommencer pendant la journée. Il répétait volontiers à ses clercs que le houx, l’ajonc sauvage sont d’excellentes disciplines (bien préférables, en effet, au cuir de « sa cheinture ». Cheminait-on, s’il apercevait une haie, un bosquet épineux, dans les forêts de Bricquebec, de Brix ou de Varengrou, vite le Bienheureux s’écarte et se remet à mater sa « char » 6.
Les textes choisis par M. Langlois donnent peu d’indications sur la pratique des sacrements : grave lacune que devra combler le tome V. Ainsi, pour la confession aux laïques, dans les cas où le prêtre est inaccessible. Tout le monde sait que Joinville a confessé un de ses compagnons d’armes. On trouvait cet usage tout naturel. Le R. P. Teetaert a publié là-dessus un gros livre, proprement théologique : la Confession aux laïques dans l’Église latine depuis le VIIIe jusqu’au XIVe siècle (Paris, 1926). J’emprunte à ses documents un petit conte qui eût ravi et tenté Paul Arène : « Un homme habitait, avec son épouse, dans une forêt, loin de l’église paroissiale. Un dimanche des Rameaux, la neige les oblige à rentrer chez eux. Ils décident de s’avouer mutuellement leurs fautes. La femme commence, se met à genoux et se confesse entre autres de plusieurs manquements graves à la fidélité conjugale... L’homme s’incline vers elle, lui donne trois petits coups et lui pardonne au nom de Dieu... La femme invite ensuite son mari à lui avouer à son tour ses péchés. Celui-ci lui assure qu’il ne lui a jamais été infidèle, excepté une fois quand, séduit par les charmes de la petite servante Adélaïde, il n’a pu y résister. Après cet aveu, la femme reproche durement au mari sa conduite infidèle, le prend par les cheveux, le traîne jusqu’à la porte et l’accable à coups de balai. » Encore une galéjade, sans doute, mais qu’on n’aurait pas imaginée si la confession interconjugale avait été pour eux quelque chose d’inimaginable. Et quelle fureur misogyne ! Les textes de M. Langlois sont pleins de ce sentiment. On y trouvera au moins une vingtaine de vieilles mégères symbolisant toutes les horreurs d’ici-bas. Dans la Règle des Recluses, sept sorcières représentent les sept péchés capitaux. Dante n’en est pas moins dans la tradition quand il divinise Béatrix. Espérons aussi que, pour eux, la pire laideur de la femme était de trop ressembler à l’homme. C’était l’avis de notre gentil chevalier de la Tour Landry :
Le saige dit que femme de sa nature doit estre plus doulce et plus piteuse que l’omme. Car l’omme doit estre plus dur... Et, pour ce, celles qui n’ont le cuer doux et piteux sont ommaux, c’est-à-dire qu’il y a trop de l’omme 7.
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Médiéviste primaire que je suis, je ne me donnerai pas le ridicule d’en remontrer à mon curé, je veux dire à M. Langlois. Il me semble néanmoins que ses jugements sur la société religieuse de cette époque, ou, pour parler plus exactement, de ces époques, manquent un peu d’indulgence. Peut-être exagère-t-il le contraste entre l’activité des clercs et la torpeur des simples fidèles. Ne croit-il pas que du premier de ces milieux au second les infiltrations étaient constantes, les prédicateurs servant d’intermédiaires naturels entre les deux camps ? Abélard n’était-il pas plus près de la foule parisienne que ne l’est aujourd’hui M. Bergson ? « La société laïque, dit M. Langlois, était spirituellement et intellectuellement à peu près stagnante. Pas d’inquiétudes quant à la foi. S’il y avait des sceptiques, et il y en avait, ils l’étaient sans raisonner, pour des motifs grossiers. Pas d’inquiétude, pas de raffinements non plus ; la foi du charbonnier. » Est-ce bien la conclusion qui se dégage des textes qu’apporte M. Langlois ? À lire ceux-ci, ne croirait-on pas plutôt que les charbonniers de ce temps-là étaient plus subtils que ceux d’aujourd’hui ? La prodigieuse popularité de Boèce pendant tout le Moyen Âge m’a toujours frappé. Que tant et tant de clercs aient savouré la sublime prière platonicienne :
O qui perpetuo mundum ratione gubernas...,
il y a peut-être de quoi humilier notre clergé contemporain. Eh bien ! cette Consolation de Boèce, livre abstrait et compliqué, on a cru les laïques capables de le goûter aussi et on l’a traduite pour eux. Cette traduction figure dans le tome IV. Joinville, dont M. Langlois ne parle jamais sans tendresse, est bien sans doute un être exquis, mais on ne voit pas que sa culture soit exceptionnelle. Son Credo (t. IV), d’une substance plus riche peut-être et plus rare que les Enseignements de saint Louis, écho, du reste, comme ces derniers, de longues conversations avec les clercs, n’aura pas été inassimilable aux honnêtes gens de l’époque. J’y ai souligné une assez forte page où se trouve en germe le figurisme de M. Duguet. Or, pour se complaire aux suaves subtilités de cette méthode, il ne faut pas être un pense-petit. Pourquoi Dieu endormit-il Adam quand il suscita Ève, demande le catéchisé dans un des textes du tome IV, et on lui répond :
En ceste chose certeynement
Singnefie le Sacrement
De seinte Église, e Jhesu Crist
Qi eu la croiz pour nous dormist (IV, 82).
Ils auraient compris M. Duguet et Claudel. C’est bien quelque chose. Ils ont et pour cause, les mêmes curiosités, philosophiques et tout ensemble enfantines, que les scolastiques. Dans le songe de Digulleville, le pèlerin, parvenu au terme de son itinéraire, c’est-à-dire à la porte du Paradis, « choisit cet instant pour avouer très inopportunément que le mystère de la Trinité lui paraît obscur, et réclamer des explications.
J’ai, dis-je, grant merveillement
Comment III puissent estre I (IV, 267).
« La foi du charbonnier » est moins questionneuse. Pourquoi neuf ordres des anges ? À quelle heure précise la trompette du jugement sonnera-t-elle ? (IV, 112). D’où viendront Élie et Élisée à la fin du monde ? À quoi le clerc, moins curieux que ces ignorants, répond : « De là où Dex les a mis. Je ne sais où, en paradis ou quelque part. » Et ils argumentent, ces esprits, « stagnants ». Si la fornication est péché mortel, « trop en i aureit de perdus » (IV, 61). Ou encore : « Vos deistes que Dex fast totes choses. Fist-il donques puces et mouches et crapouz ? » (IV, 55.) Sous une forme naïve, c’est bien l’angoisse métaphysique de tous les temps. Les plus simples de chez nous n’ont pas attendu le siècle de Louis XIV pour remuer les problèmes du libre arbitre et de la grâce. Voyez plutôt dans Chaucer les entretiens des pèlerins de Cantorbéry sur la prédestination. Si peu charbonniers, si peu dociles, que le péché d’incrédulité leur était connu. Ils l’appelaient, et plus pathétiquement que nous, « désespérance ». « Désespéré » est chez eux synonyme d’ « esprit fort ». « Les mauvais prêtres ont semé la désespérance « entre les gens qui pas ne croient », et eux-mêmes, pense l’auteur, ils ne croient pas » (II, 70x Qu’il est difficile de contenter tout le monde ! Si je vais volontiers à l’église, on dira : « C’est unz papelars » ; si je n’y vais pas : « C’est un bougres..., il ne croit Deu mès c’un chien » (II, 134). « Les témoignages surabondent, écrit M. Langlois, qui font voir que..., à toutes les époques du Moyen Âge, en France, les libres penseurs de tout genre n’ont pas manqué. On se fait aujourd’hui une idée si conventionnelle de ces temps-là que cela surprend toujours quiconque rencontre, pour la première fois, des témoignages sur ce point. L. Petit de Julleville, par exemple, fut très étonné de voir dans Gautier de Coincy que, parmi les contemporains dudit Gautier, beaucoup ne respectaient guère le clergé et ne croyaient pas aux miracles » (II, 230). Alors, comme aujourd’hui, pas n’était besoin d’être libre penseur pour se moquer des curés ou des moines ; pas même, pour ne pas croire à nombre de miracles. N’est pas esprit fort qui veut. Rien ne paraît plus difficile que de distinguer l’incrédule authentique de celui qui feint de l’être ou qui pense l’être. Pour notre XVIIe siècle, où les documents sont plus nombreux et plus précis, je n’arrive sur ce point à rien de net. M. Lachèvre non plus, qui a confessé tant de libertins. D’ordinaire, les provocants et les combatifs ne sont pas bon teint. Parmi les moins douteux, j’incline à ranger notre ancien confrère, l’académicien modèle, Olivier Patru. Mais ce n’est là qu’une conjecture. L’homme le plus voisin de l’incrédule idéal, le pacifique et tranquille Fontenelle, avait peut-être la foi. Et Lucrèce donc ! Et peut-être aussi le poète qui blasphème à la page 230 du t. II :
Mors est la finz de la bataille,
Et ame et cors noient (néant) devient.
Jean de Salisbury aurait, dit-il, rencontré beaucoup d’esprits forts chez les médecins. C’est fort possible. « Tels y a qui ne croient que soient paradis ne enffer, ne qu’ilz aient ame en corps », dit un de nos textes (II, 230). La M. de Bellefonds écrira quatre cents ans plus tard : « Je crains qu’il ne s’en trouve encore en ce siècle qui se moquent de la résurrection des morts. » Et, beaucoup plus curieusement, son contemporain, le P. Crasset : « On croit un paradis..., mais non pas un enfer. » Sans doute, sans doute, mais, en vérité, qu’en savez-vous ? J’ai trouvé, parmi les textes de M. Langlois, une observation qui nous permet beaucoup de scepticisme. « La foi baisse. Un symptôme certain, c’est que l’on ne suit plus que fort peu les processions. » Indifférence, incrédulité, cela fait deux.
On ne peut rien conclure non plus des libertés étonnantes qu’il leur arrive de prendre avec Dieu ou avec les saints. Dans l’Armana prouvençau, le très croyant Roumanille ne se gênait pas davantage. « Toi qui sais tout, pourquoi as-tu créé la femme, demande Mahieu le mal marié ? »
Certes, se mariés feüsses,
Tel chose establie n’eusses...
Sur quoi, M. Langlois : « G. B. Shaw a un paragraphe intitulé : Why Jesus did not marry... Le grand jester a cru sans doute secouer violemment par cette rubrique les instincts révérencieux de ses compatriotes, ce qu’il adore. Qu’il apprenne ici qu’au siècle de saint Louis... il n’aurait estomaqué personne » (II, 277). Non, certainement, et pas même les plus dévots. Les vers de Mahieu,
Dont je me complainz à toy, Dieux,
Ou tu dors, ou tu es trop vieulx (II, p. 280),
on les aura trouvés assez innocents, comme cette chanson du XIIIe siècle où l’on voit « Dieu, malade et ennuyé, descendre pour sa santé à l’hôtel du prince des bons compagnons d’Arras, chanteurs de motets qui l’amusent » (II, 282 8).
Ignorabimus ! Ignorabimus ! Faudra-t-il donc que je donne à M. Langlois des leçons de scepticisme ? Les réalités « spirituelles », plus elles sont réelles, plus elles sont insaisissables, et d’autant plus que, d’une manière imperceptible, elles évoluent sans cesse, non pas seulement de la fin du « XIIe au milieu du XIVe siècle », mais au cours de chaque vie individuelle. Fatigué, exaspéré parfois – et certes, je le comprends ! – par la monotonie des textes interminables qu’il a dépouillés, – quelque cinq ou six cent mille vers et des kilomètres de prose, – M. Langlois prête un peu trop généreusement peut-être cette même monotonie aux êtres jadis vivants pour qui et d’après qui fut composée cette accablante « littérature ». « Peu de variations », écrit-il, une immobilité désespérante. Est-ce bien sûr ? Pour moi, – et c’est peut-être la faute de M. Langlois, si vivant lui-même, – ces quatre volumes me laissent plutôt l’impression d’une croissance, à peine sensible, mais constante. Dans le tome I, et plus encore dans le II, on voit croître et s’enrichir peu à peu l’idéal de ce que le XVIIe siècle appellera l’« honnête homme ». Continuité passionnante, qui va des moralistes de M. Langlois à mon volume sur l’Humanisme dévot au temps de Louis XIII, et à la thèse récente de M. Magendie : la Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France, au XVIIe siècle, de 1600 à 1660. Jean de Bransilva passe le flambeau à Raimond d’Anjou, « ce célèbre arbitre provençal des bonnes manières, qui venait parfois prononcer ses oracles à Paris ». Il « était dans l’usage de formuler des règles d’éthique et d’étiquette mondaines en forme de sentences souvent trop condensées pour être claires. Son écuyer Landelot ne se couchait jamais sans avoir mis par écrit les oracles qui étaient tombés pendant la journée de la bouche de son maître ». « C’est, dit M. Thomas, une physionomie qui rappelle celle de Joinville », car « Joinville vieillissant se mêlait aussi... de donner des conseils sur les bonnes manières ». C’est aussi déjà le chevalier de Méré. Entre Joinville et lui, Râmon Lull, dont nous allons parler, puis Érasme. « Jean de Brasseuse (Bransilva) avait composé en français un traité De benignitate nobilium..., où il disait notamment qu’il faut saluer les gens, non pour en être salué à son tour, mais par effusion de courtoisie désintéressée » (II, 226). La vaillance ne suffit pas : « Honniz soit hardemens ou il n’a gentillece » (II, 228). « Tuit li prodome (prudhommes) sont gentil » (II, 70).
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Mais comprenez bien que, dans leur pensée à tous, au moins confuse, cette fleur d’humanité. cette gentillesse, est vertu, et vertu chrétienne. Pas encore de morale séparée. À travers les hauts et les bas par où passent toutes nos évolutions, cette urbanité a dû s’affiner et se spiritualiser progressivement, tant et si bien qu’à la fin du tome IV, nous rencontrons l’extraordinaire Râmon Lull, si humain, si tolérant même, qu’un historien moins judicieux que M. Langlois n’aurait pas manqué de le comparer à Lessing, et le prodigieux débat Du Gentil et des Trois Sages, à Nathan le Sage. « Voici un livre dont l’auteur, quoique chrétien et enflammé de zèle... pour sa foi propre, est courtois et respectueux pour les deux autres (juifs et sarrasins), parce qu’il a conscience de leurs ressemblances avec sa foi... Loin de prêcher la croisade et la conversion par le fer », il veut qu’on mette un terme « à la guerre matérielle entre chrétiens et Sarrasins, parce que, tant qu’elle durera, ni les uns ni les autres ne pourront en venir aux discussions pacifiques, qui procureraient certainement le Triomphe de la Croix » (IV, 354). Les trois sages de Lull argumentent donc, mais comme on aurait pu faire dans le Paradis terrestre. Pas un soupçon de furor theologicus. « Avant de se séparer, (ils) se demandèrent très courtoisement pardon, chacun aux deux autres, des « paroles vilaines qu’il aurait pu prononcer dans l’excès de sa conviction et de son zèle contre les fois adverses ». Et voilà, si je ne me trompe, un fameux bond dans l’histoire des mœurs ! Pour avoir une reprise du débat entre le Gentil et les trois sages, il nous faut attendre la fondation de la Metaphysical Society, en Angleterre, au siècle dernier. Là, se rencontraient, sans se heurter jamais, les ultramontains les plus intraitables, Manning et G. W. Ward, des agnostiques comme Huxley, puis Tennyson et tout l’arc-en-ciel du libéralisme religieux. C’était trop beau ! Au bout de quelques années, la Metaphysical Society mourut, comme dit l’un d’eux, « de suavité ».
Une petite ligne que M. Langlois aurait bien fait de souligner au crayon rouge nous révèle également la délicatesse morale de Râmon Lull. C’est dans la page sur le Jugement dernier. Notre visionnaire estime que le branle-bas du grand réveil sera, pour tous ces ressuscités, un rude moment à passer. Ils ne connaîtront pas sur l’heure la sentence qui les attend. Et puis « il fera si chaud que les gens pataugeront dans leur sueur jusqu’aux genoux... Dans cette situation désagréable, les hommes ressuscités s’accorderont pour députer Adam afin qu’il demande à Dieu de les tirer de là et d’en finir. Mais Adam, qui a désobéi jadis, n’ose pas ». Noé non plus. Il n’a pas la conscience tranquille. Et c’est ici la mémorable surprise que je viens de promettre, la fiche éblouissante que M. Langlois aurait dû, si j’ose dire, monter en épingle. Car de telles escarboucles, on n’en rencontre pas tous les matins dans la littérature religieuse. Non, le remords qui tourmente Noé depuis cinq mille ans, le crime qu’il ne s’est pas encore pardonné, n’est pas ce que vous pourriez croire. S’il n’ose pas affronter les regards du souverain Juge, c’est uniquement, dit-il, parce que « ge lessai mon peuple qui péri au jor du déluge » (IV, 375). L’inondation montante lui avait fait perdre la tête ; mais il sait maintenant qu’il aurait dû entrer le dernier dans l’arche, et lorsque tout son peuple, c’est-à-dire tout le genre humain eût été à l’abri 9. N’est-ce pas là du plus haut sublime ? Pour en mieux réaliser la nouveauté, rappelez-vous le Mystère des vierges sages et des vierges folles :
Dolentas Chaitivas trop i avem dormit 10.
Les vierges sages se résignent plus tranquillement que ne l’eussent voulu Râmon Lull, et Noé à la détresse des folles. Elles s’en amusent plutôt. Un peu d’hésitation, on le croirait du moins, chez l’Époux :
Audi, sponse, voces plangentium ;
Aperire lac nobis ostium...
Il est ému ; on croirait qu’il va céder :
Amen, dito, vos ignosco,
Nam caretis lumine...
Mais non :
Alet, chaitivas ! alet, malaureas !
Sur quoi, accipiant eas daemones et praecipitent in infernum. Puis, marche triomphale :
Omnes gentes, congaudentes
Dent cantum laetitiae...
Le mystère fini, on voudrait croire que chacun rentrait chez soi, le cœur un peu gros. Mais c’est peu probable. Enchantés plutôt, comme les Anglais du temps de Shakespeare, après la représentation du Marchand de Venise. Qu’en pense M. Langlois ? Mais sait-on jamais ? Voici, en effet, une autre fiche merveilleuse, et auprès de laquelle la ligne sur Noé n’est plus qu’une perle de verre. « Ce pauvre Judas ! » Der arme Judas ! lisons-nous dans les visions d’une contemporaine de Joinville, Mechtilde de Magdebourg (1207-1282). Il est vrai que la divine épithète – der arme – ne se trouve pas dans la traduction latine. On l’a remplacée par proditor 11.
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De ces menus indices et d’une foule d’autres, – presque tous peu significatifs quand on les prend en eux-mêmes, mais très prégnants quand on les rapproche, – se dégagera quelque jour peut-être la loi, non, une des lois qui président à l’évolution du sentiment religieux en France et partout. Dans un livre assez confus, plein de généralisations hâtives qui auront fait bondir M. Langlois, – The medieval Mind, – un médiéviste amateur, M. Taylor, tâche de suivre ce qu’il appelle the growth of medieval emotion, c’est-à-dire l’emotionalizing progressif du christianisme latin. A new emotionalism, écrit de son côté, M. Raby, dans son admirable histoire de la Christian-latin poetry from the beginnings to the close of the Middle Ages (Oxford, 1927). M. Raby est, avec nous tous, ensorcelé par Émile Mâle. Un des grands mérites de celui-ci est, comme chacun sait, d’avoir mis en lumière le pathétique attendrissement, qui, d’après lui, s’accuserait de plus en plus dans la dévotion vers la fin du haut Moyen Âge. Il me semble qu’il faudrait remonter beaucoup plus haut. Et, ma foi, peut-être jusqu’à saint Ignace d’Antioche : Amor meus crucifixus est ; pourvu que l’on n’oublie jamais que les saints, dans l’évolution des idées et des sentiments religieux, sont toujours en avance de deux ou trois siècles sur les hommes de leur temps. Mais enfin, je croirais volontiers que la haute piété chrétienne a toujours été plus confiante, plus tendre, voire plus familière, en un mot plus salésienne que solennelle et épouvantée. Il y aura eu toujours un élément de awe – et c’est l’élément foncier, – mais presque toujours ou attendri ou tout près de l’être. Ce ne sont là que des intuitions. Pour les contrôler, il nous faudrait une centaine de thèses de doctorat, et avant tout peut-être, une bonne histoire, minutieusement scientifique, du diable. C’est ici naturellement que nous aurions grand besoin de M. Langlois. Depuis quarante ans, il a eu maintes fois l’occasion d’interviewer ce personnage, et il doit avoir dans ses fiches d’innombrables instantanés. Je voudrais notamment l’interroger sur Lavertujon. Ce n’est pas là, bien qu’on risque de s’y tromper, un des mille noms du diable. (Walter Scott ne l’a pas mentionné dans son catalogue diabolique de Kenilworth) ; mais le nom d’un sénateur républicain, lequel ne semble pas avoir été possédé. Ce Lavertujon a publié, vers 1896, une traduction de la Chronique de Sulpice Sévère, enrichie d’un commentaire copieux, savant et divertissant. Comme Lavertujon était aveugle, un adolescent de grand avenir, Camille Jullian, lui corrigeait ses épreuves. S’il faut donc en croire Lavertujon, saint Martin et Sulpice Sévère, son disciple et son écho, traiteraient le diable « plutôt en subalterne, le montrant plus volontiers ridicule que redoutable. Ce fut un des côtés les plus heureux de l’influence exercée sur le Moyen Âge par la Vita Martini et par les Dialogues, et si le peuple de Gaule sut se moquer de ce Satan qui, partout ailleurs, répandait l’effroi et la terreur, c’est à Sulpice qu’on le doit » (La Chronique de Sulpice Sévère, Paris, 1896, I, pp. 184, 185). Qu’en pense M. Langlois ? Nul doute que son premier mouvement ne soit d’exorciser une affirmation aussi étourdiment sommaire. Le Moyen Âge a eu du diable une peur intense, et parfois même assez voisine de l’hystérie. Et il nous rappellera les paroles trépidantes de saint Bernard : Paveo gehennam... Horreo vermem rodentem... Lavertujon, néanmoins, me semblerait assez près de la vérité. Aujourd’hui ceux-là mêmes, et il y en a, qui ne croient pas au diable, ceux-là surtout, ont très grande peur de lui. Au Moyen Âge, où nul ne mettait en doute son existence, il amusait peut-être autant qu’il faisait trembler : l’éternel raté, non moins piteux que terrible. Prendre au tragique les portraits qu’on s’en faisait alors est, à mon avis, un contresens. En le montrant si laid, on voulait d’abord et surtout l’humilier et lui rappeler ses malheurs, qu’on me passe encore le mot, se payer sa tête. Ces bas-reliefs, ces enluminures, autant de pieds de nez. La danse des petits oiseaux autour de la chouette aveuglée. Cassien, nous l’avons vu plus haut, leur avait légué un merveilleux talisman, la certitude que le diable, si méchant et même si intelligent qu’il soit, ne peut connaître notre vrai moi qu’autant que nous le lui trahissons nous-mêmes. Philosophie profonde : s’il ne nous connaît pas, quel mal pourrait-il nous faire ? Ils ne formulent pas encore, ils vivent déjà un des principes premiers des François de Sales et des Condren : c’est vous-même qu’il vous faut craindre, et non pas le diable ; il n’est fort que de votre faiblesse. « Les diables ne savent pas ce que les gens pensent. Mais ils devinent par indices, sachant plus de « Phisionomie » que le plus habile des hommes » (IV, p. 77). Par où l’on rejoint, en les spiritualisant, les règles de la gentillesse : ne laissez pas voir vos passions. Ils ont, d’ailleurs, un autre talisman, et plus invincible, le dogme de la Rédemption, réalisé avec une sécurité, une vivacité et une allégresse de foi que nous avons trop perdues. Christus vincit... Mors et vita duello conflixere mirando Dux vitae mortuus : regnat vivus. Leur dévotion allait peut-être avec plus d’élan vers le Christ triomphateur que vers le Sauveur miséricordieux ; mais les deux se tiennent...
Je, Jhesus, le filz Marie
Je fais mon derrain (dernier) testament
Ou quel je laisse franchement
À ceux qui sont à val de pleur
Le don de pais ; c’est mon jouel (joyau) (IV, 216).
Dans le grand débat qui les a tant passionnés entre Justice et Miséricorde, c’est, le plus souvent, la miséricorde qui l’emporte. Même en enfer, elle garde ses droits. Dans la vision de saint Brendan, Judas a, chaque semaine, son jour de repos, son dimanche. À plus forte raison, avant la sentence.
Je te le dis selon ma divine vérité : il y a dans la sainte chrétienté plus d’âmes qui vont au ciel que d’âmes qui descendent dans l’enfer éternel... Ma bonté a plus de force sur moi que la malignité de l’homme n’en exerce sur lui-même 12.
Ainsi Mechtilde de Magdebourg. La divine recluse de Norwich, l’incomparable Julienne, est encore plus optimiste. Nous parlions plus haut de la confession aux laïques. Très bien ! mais si, mourant, l’on n’a personne, pas même une femme, à qui dire ses péchés ?
Mais, dite moi, qui n’at ne prestre, ne altrui,
S’il murt desconfesseis, quez roiz irt de celui ?
Ce li dist li bons hom : « Merci avrat, ce cui...
Ge cuit que Deus li fait de ses pechiez pardon... 13 »
Mais lisez plutôt, – c’est très émouvant, – dans le tome IV, le Jugement du pèlerin, Guillaume de Digulleville : un de ces nombreux « procès de Paradis » dont saint Bernard avait donné la formule.
« L’âme s’envole entre l’ange et un diable. La terre, à ces hauteurs, n’est plus grande que comme une ville... On arrive « en un plus grand lieu resplendissant », à l’entrée duquel il y avait foule d’âmes, d’anges gardiens et de « Sathans » accusateurs qui réclamaient leurs proies à grands cris ». Très mal élevés, comme il convient. Ils montrent le poing à saint Michel et lui tirent la langue : « Michaut Michaut ! » Le diable est manifestement le personnage comique du drame : « Michel, assisté de Chérubin, huissier du paradis, de saint Pierre, de Justice, de Vérité, appelle l’affaire du pèlerin Guillaume de Digulleville. » La parole est d’abord à l’Ange gardien, mais le « Sathan » réplique avec ardeur : « Michaut Michaut ! » « Quoi ! sauvé ce cochon-là, qui, lavé du péché originel, s’est vautré volontairement dans la boue ! » Guillaume se défend comme il peut :
Les maus qu’ai fais, pas ne les fis
En mon Créateur despisant ;
Mès par l’inclinacion grant
Que a nature j’ai eu...
« La faim, l’occasion, l’herbe tendre... ». Michel ordonne alors d’apporter les balances. Que chacune des parties y dépose, de part et d’autre, le pour et le contre. Malgré l’énorme poids de ce qui a été empilé sur le plateau de la condamnation, les cédules de saint Benoît et une lettre spéciale de Jésus, obtenue par Miséricorde, rétablissent, et au delà, l’équilibre... Protestations de Satan :
Michaut Michaut ! n’est pas raison
Que tu me fais, mès traison.
Il jure qu’il ira en cassation, mais il n’en est que plus ridicule. Tout est bien qui finit bien.
En relisant, dans le tome IV, cette vision de Guillaume de Digulleville, comment ne pas songer, d’une part, au Dies irae, – car ces deux poèmes sont en quelque façon complémentaires, – et, de l’autre, à une des plus rares merveilles de la poésie catholique contemporaine, à la Vision de Marie Noël.
Elle va mourir, elle est morte. Proficiscere, elle part et déjà elle est arrivée. Déjà la réveillent les feux du « matin éternel », toutefois sans l’éblouir. Sur le seuil du paradis, elle hésite, mais presque amusée :
Comment m’avancerai-je à travers cette fête,
Parmi les saints, autour du ciel assis en rond,
À pas lents, et portant mon péché sur la tête,
Pendant que tous ensemble ils me regarderont !
Ce pot au lait de péchés « sur la tête », ce « rond », ce rond surtout ! « Les papes, les docteurs, les évêques, sans nombre », la regardent, et de quels yeux méprisants !
Quelle est cette pauvresse ? Où va cette inconnue ?
Est-ce ici ? De quel droit ?
Par quel chemin est-elle à la porte venue,
Par le large ou l’étroit ?
Ce n’est plus Satan, comme chez Digulleville, c’est toute la cour céleste, scandalisée, hérissée, qui jette dans le mauvais plateau de la balance, une à une, toutes les pages de cette folle vie :
Elle a passé ses beaux matins à ne rien faire
Et ses soirs à rêver,
Comme si nous n’avions, Seigneur, pas d’autre affaire,
Et pas d’âme à sauver.
Elle s’en est allée, aimant tout au passage :
Aujourd’hui, le beau temps,
Demain, la pluie ; un jour, la chambre étroite et sage,
Un jour, les quatre vents...
Aujourd’hui, le danger caressant d’être aimée
Qui sait par quel passant ;
Aujourd’hui, le danger de rester enfermée
Qui sait en quel absent ?
Et quelquefois aussi, toi, Seigneur, dans cette âme
Gaspilleuse d’amour,
Tu passas comme un autre ; un caprice de femme
Te l’ouvrit à ton tour...
Le ciel est aux vaillants qui livrent la bataille,
C’est toi qui nous l’as dit ;
Nous t’avons cru, Seigneur... Alors, qu’elle s’en aille
De notre paradis.
Je souligne le mot principal : de notre. Vous en chercheriez en vain l’équivalent dans la vision de Guillaume. Et quelle différence entre les deux accusés : l’un haletant, l’autre mutine. Que lui sont tous les saints « assis en rond » et que lui font leurs dédains ? Ce n’est pas eux qu’elle veut, ni leur béatitude. Elle les regarde, presque narquoise, elle attend qu’ils aient fini. À son tour maintenant :
Et tes saints ont raison, Seigneur, il faut les croire ;
Ils font bien
De me chasser de leur royaume et de leur gloire,
Comme un chien.
Leur royaume... Est-ce là ce qui me fait envie ?
Tu sais bien
Que je n’ai pas besoin de gloire et presque même
Pas besoin
De leur bonheur trop grand pour moi, pourvu que j’aime
Dans un coin.
Vite, ne laisse rien en moi qui te déplaise,
Ô mon Roi !
Fais-moi vite souffrir, mais viens dans la fournaise
Avec moi 14.
Si pétulante, si audacieuse, si moderne enfin qu’elle nous semble, cette gaminerie angélique, cette rencontre déconcertante de l’extase et de l’humour n’eussent choqué ni Julienne de Norwich, ni Joinville. Pas même étonné. C’est qu’en effet, parmi tant et tant de surprises que nous réserve l’étude comparée du sentiment religieux à travers les âges chrétiens, le foyer primitif, l’élément essentiel, persiste immobile, invariable. Et ce foyer, c’est l’amour, j’entends l’amour pur, oublieux de soi, désintéressé. Des feuilles, des fleurs indéfiniment nouvelles, mais toujours la même tige.
*
* *
Ah ! que notre auteur a raison de dire, dans une de ses préfaces, qu’après tout, l’homme ne change pas. Avec son humour à lui, extra dry, et que, pour ma part je goûte fort, M. Langlois parle aussi de ce « public spécial qui se délecte aux effusions mystiques » (IV, 350). Je lui abandonne, de grand cœur, ces « effusions ». Que nombre d’ouvrages, soi-disant mystiques, soient fastidieux, eh ! qui le sait mieux que moi ? Pour la qualité proprement littéraire, intellectuelle ou poétique, chacun de ces écrits vaut ce que vaut le génie de son auteur, souvent pas grand’chose. Toute littérature en est là, voire celle des chansons de geste ; les mystiques n’échappent pas à la loi commune. Pauci electi. Qu’importe à l’historien, s’il reconnaît, sous l’épaisse fumée de ces bavardages, la petite flamme qui vacille au plus profond des cœurs et qui atteste l’invincible noblesse de la civilisation chrétienne ? D’un point de vue exclusivement historique, le nôtre à tous deux, M. Langlois pense-t-il que les multiples témoignages rendus par les auteurs de son tome IV à la philosophie du pur amour soient négligeables ? Peu d’effusions ; il les aurait sabrées sans pitié, et il aurait, en somme, bien fait. Mais nombre d’affirmations, ou explicites ou allusives, aussi peu oratoires que possible, obiter dicta, courtes, sèches même, et d’autant plus révélatrices. Ils rappellent en passant la doctrine du pur amour, as a matter of course, comme ils feraient la doctrine géocentrique.
Avec l’ancienne tradition, et bien avant Fénelon, qui malheureusement ne connaissait pas ces vieux textes, – hélas ! Bossuet non plus, – ils distinguent les « parfaits » des « mercenaires ». « Il y a deux sortes d’hommes qui correspondent aux chevaliers et aux bourgeois... Les uns se contentent de faire ce qu’il faut pour sauver leur âme, les autres s’élèvent plus haut », jusqu’au pur amour. Ils ont « un cuer novel, un cuer noble et hardi ». Le parfait doit craindre, aussi bien que le bourgeois, mais « d’offenser ce qu’ (il) aime et de désobéir au Père qui est aux cieux » (IV, 99). L’âme fidèle aime Dieu, « non par la considération du paradis et de l’enfer, mais parce qu’elle est sa fille et son épouse » (IV, 173). Trois classes : le Serf, le Sergent, le Fils. Le Serf : « J’obéis, parce que, si je n’obéissais pas, je le paierais cher. » Le Sergent : « C’est pour mon louer avoir ». Loyer, récompense. Le Fils : « Je le dois bien servir, car il est mes pères... Jou n’i regart louër ne paine » (IV, 173). La suprême nuance, chère à tous les mystiques modernes et dont Fénelon sera le martyr, un texte deux lois royal de saint Louis nous la montre déjà familière à la ferveur du Moyen Âge :
Chère fille..., mettez votre cœur à ce que, si vous étiez certaine de n’être jamais récompensée de vos bonnes actions ni punie de vos mauvaises, vous ne laissiez pas de rien faire qui déplût à Notre-Seigneur et de faire les choses à son gré selon vos forces, purement pour l’amour de lui (IV, 45).
C’est ainsi qu’au gré de sa curiosité spéciale, chaque historien profane ou dévot peut faire son butin dans les quatre volumes de M. Langlois. J’ai dit leur seul défaut. Nous en voudrions au moins six au lieu de quatre. Et pourquoi pas dix ?
Henri BRÉMOND,
Divertissements devant l’Arche,
Grasset, 1930.
1 Je ne relis pas sans émotion les épreuves de ce chapitre, publié d’abord l’été dernier dans la Revue de France, et qui aura été une des dernières lectures de M. Ch.-V. Langlois. Il m’en avait très gentiment remercié, peu de jours avant sa mort, et de manière à me faire sentir – lui, si peu démonstratif – que le sans-façon, très amical aussi avec lequel je me promenais dans son jardin, ne lui avait pas déplu.
2 Méthode que l’on a sévèrement critiquée et qui est, en effet, discutable, comme elles le sont toutes. Deux drawbacks principaux : 1º On sacrifie une foule de textes – des centaines – peut-être importants. Mais, ici, tant vaut le savant qui l’emploie, tant vaut la méthode. Les textes qu’il sacrifie, M. Langlois les connaît pour la plupart et à fond (sauf pour le tome IV, où il lui aurait fallu quatre ou cinq vies pour dépouiller les inédits, les sommes de théologie, par exemple). Il les connaît et il en fait état. Excellente méthode, entre ses mains, puisque en fait et par bonheur, il y est constamment et allègrement infidèle. Ainsi, dans le tome II, qui est, à mon avis, le chef-d’œuvre de la série, les œuvres éliminées du texte se trouvent dépouillées dans le commentaire. 2º Il est chimérique de vouloir que « rien d’interposé ne ternisse l’authenticité » des documents mis en œuvre. L’intense personnalité de M. Langlois se trahit à chaque page, et qui s’en plaindra ? D’abord dans le choix même des textes qui lui ont paru essentiels. Puis, et surtout, dans sa manière de présenter, de résumer et de traduire ces documents. Il faut le voir, par exemple, dans le tome IV, assister à une leçon de catéchisme. Le catéchisme l’ayant ennuyé sans mesure (30 000 vers), il le lui rend et s’amuse follement à ses dépens. Qu’aurait dit Léon Gautier ? Mais jamais au détriment de la probité scientifique. Cf. aussi la longue notice, si amusante, sur Râmon Lull (t. IV).
3 Cf. Revue de France, année 1921, n° 11.
4 Legrand d’Aussy ne trouvait rien à prendre dans le Livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles. Rien que des « obscénités », disait-il, ou que des « capucinades ». Il désignait notamment par ce dernier mot les anecdotes bibliques si joliment contées par le Chevalier. « Ces histoires pieuses, disait de son côté A. de Montaiglon, n’ont aucune utilité, pas même celle de donner l’esprit du temps » !! C’est là, bel et bien, une hérésie. À moins de traduire mot par mot – et encore ! – un homme du XIVe siècle ne peut raconter les histoires de la Bible sans nous apprendre quelque chose sur les mœurs de son propre temps. J’en veux donner un exemple plus que menu, qui m’a frappé récemment. Voici, dans le Livre du Chevalier, les premières lignes de l’histoire de la chaste Suzanne : « Un aultre exemple vous dirai de Suzanne, la femme Joachim, qui estoit grant seigneur en la chétivoison de Babilonie. Cette Suzanne estoit à merveille belle dame et de sainte vie. Si avoit ij. prestres de leur loy qui disoient leurs heures en un verger et la bonne dame peignoit son chief, qui estoit blanche et blonde. » Il n’est pas indifférent à l’histoire de la peinture et des mœurs qu’ils aient vu Suzanne blonde. L’histoire des choses religieuses remarquera ces deux prêtres qui récitent leur office, non pas dans leur stalle de chanoine, mais près d’un ruisseau. L’usage est depuis devenu commun. « Le moine disait son bréviaire » sur le « chemin montant ». Mais, au Moyen Âge, qu’en savions-nous ? C’est là, je le répète, un détail infiniment petit ; mais rien n’est petit pour le vrai curieux.
5 Je me permets de recommander, non pas seulement aux personnes dévotes, qui déjà en font leurs délices, mais aux historiens et aux curieux, la splendide collection d’anciens mystiques anglais, publiée par Dom Meunier, Dom Noetinger et Dom Bouvet. Quatre volumes déjà, fort bien traduits et commentés : le Nuage de l’Inconnaissance (Cloud of Unknowing) ; les Révélations de Amour divin à Julienne de Norwick, recluse du XIVe siècle ; c’est un des plus beaux livres que je connaisse ; l’Échelle de la perfection, par WALTER HILTON ; la Règle des Recluses, dont je viens de parler. Viendront ensuite les Œuvres choisies de Richard Rolle, ermite de Hampole, 1359, aujourd’hui très étudié en Angleterre, et de Dom Augustin Baker, toutes œuvres dont on ne saurait exagérer ni le prix ni l’importance. Il est cruel de penser que des textes français peut-être aussi beaux dorment ignorés de tous dans nos bibliothèques. Si riche de son propre fonds, l’Angleterre médiévale ne dédaignait pas de s’approprier nos mystiques de langue d’oïl. M. Langlois connaît-il une de ces traductions qu’on vient de rééditer en Angleterre : The Mirror of simple souls by an unknown French mystic of the thirteenth century, translated into english by M. N. and first edited from the Mss. by Clare Kirchberger, London, Burns and Oates, 1928 ? L’auteur appartenait à la région de Liège. À ce propos, je signalerai un véritable scandale sur lequel une thèse récente appelle notre attention (M. J. PINET, La montaigne de Contemplacion. La mendicité spirituelle ; étude de deux opuscules français de Gerson, Lyon, 1927). Le français de Gerson est aussi lisible, il est presque aussi délicieux que celui d’Amyot. Gerson, lui-même, un personnage de première importance dans l’histoire de la spiritualité française ; il fait le pont entre Bonaventure et François de Sales. Conçoit-on que la plupart de ses livrets dévots soient encore inédits ?
6 R. P. L.-C. PINEL, le Bienheureux Thomas Hélye de Siville, sa vie, son culte durant sept siècles, Coutances, 1927. Charmant petit livre. Tout un vieux poème, que M. Langlois connaît bien, est consacré à Th. Hélye.
7 L’antiféminisme est resté longtemps, comme on sait, parmi les lieux communs de l’éloquence ecclésiastique et des plaisanteries monacales. J’en ai donné maintes preuves dans mon volume de l’Humanisme dévot, mais, quand j’écrivais ce volume, j’ignorais que ces écrivains du XVIIe siècle ne faisaient le plus souvent que répéter les malices et les grossièretés du XIIIe. Ainsi, pour « le fumier recouvert d’une couche de neige ». Cette vilaine image se trouve déjà dans les documents de M. Langlois. L’histoire de ces lieux communs serait un bon sujet de thèse doctorale. Anatole France ne se lassait pas de répéter le texte de l’Imitation si drôlement traduit par Corneille : « Fuis avecques grand soin la pratique des femmes... Et, sans les regarder qu’avec un prompt adieu. Aime-les toutes, mais en Dieu. » Il me l’a cité quand je lui fis ma visite académique. Le Père de Condren disait qu’« il n’y aura pas deux femmes sauvées pour cent hommes qui se sauveront ». Pour beaucoup, j’imagine, ces niaiseries ne tiraient pas à conséquence ; mais c’était chez certains une véritable phobie.
8 Gautier Le Leu, que M. Langlois a eu le bon goût de cacher dans les oubliettes d’un appendice, et qui, d’ailleurs, demanderait un examen assez long, est le plus abracadabrant de tous, et, par suite, le moins « représentatif ». « En paradis, qu’ai-je à faire ? En paradis vont ces vieux prêtres et ces vieux boiteux..., qui tout le jour et toute la nuit sont accroupis devant les autels... C’est en enfer que je veux aller » (II, 375). Boutade ou blasphème proprement dit ? avec un poète sait-on jamais et, à plus forte raison, avec un poète satirique. La vraie « désespérance » a un autre accent.
9 Abraham n’est pas plus à l’aise. Et ceci encore me paraît fort remarquable. « Il se sent indigne, ayant menti deux fois... La seconde, « quant ge dis que ma fame estoit ma suer » (IV, 375). Nouvel indice d’un progrès moral. On sait bien que les mensonges des patriarches ont toujours inquiété plus ou moins la conscience chrétienne. Saint Augustin s’en tirait par une sorte de jeu de mots : Non mendacium, sed mysterium. Râmon Lull se montre plus rigoriste. Et voilà encore un chapitre faute duquel la vie spirituelle du Moyen Âge ne nous est qu’imparfaitement connue : en face du mensonge, quels étaient les réflexes de leur conscience ? Le conte des deux confessions, que nous rappelions plus haut, donnerait à croire que la sincérité leur était facile. Mais on voit bien qu’il nous faudrait ici encore des montagnes de fiches.
10 Je n’ai sous la main que le vieux texte publié par Wright. Je suis très ignorant en ces matières ; mais chaitivas me semble soulever un joli problème de sémantique. Sous une forme ou sous une autre, ce mot revient souvent dans les textes réunis par M. Langlois, et presque toujours, me semble-t-il, avec un sens plus odieux que pitoyable. La racine – captivus, si je ne me trompe – est neutre ; ni blâme, ni pitié. L’anglais caitiff, d’ailleurs archaïque, a gardé le vilain sens : base, despicable : parfois une nuance de cowardice. Comment se fait-il que notre chétif ait bientôt fini par ne plus éveiller que des sentiments de pitié ? Le génie, plus évangélique, de notre langue veut-il, avec La Fontaine, que tous les malheureux soient innocents ?
11 Mme ANCELET-HUSTACHE, Mechtilde de Magdebourg, Paris, 1926. Un très beau livre.
12 Mme ANCELET-HUSTACHE, op. cit., p. 218-219.
13 A. TEETAERT, op. cit., appendice.