Quelques traits de la vie
de Catherine Emmerich
par
Clemens BRENTANO
La grande occupation de Catherine Emmerich était de souffrir pour l’Église ou pour tels de ses membres en particulier, dont elle voyait en esprit les besoins, ou qui réclamaient ses prières. Ceux qui se recommandaient ainsi à elle ne savaient pas sans doute qu’ils imposaient par là à l’humble religieuse 1 autre chose que des prières, qu’elle porterait en elle le fardeau qu’ils avaient en leur âme ou en leur corps, et qu’elle devrait souffrir avec patience dans les conditions les plus défavorables. Ainsi elle ne pouvait pas, comme d’autres saintes personnes avant elle, compter sur le concours charitable de sœurs pieuses et aimantes. À l’époque et dans le milieu où elle vivait, on se bornait, dans ses maladies, à lui faire consulter le médecin. Quand elle se substituait de la sorte aux misères d’autrui, comme autrefois au milieu des travaux de sa journée, elle faisait une application incessante de ses actes spirituels, de ses souffrances aux besoins correspondants de l’Église ; ainsi quand elle souffrait pour un malade, elle savait rendre son mal utile à l’Église entière.
Un exemple, entre plusieurs que nous pourrions citer, facilitera l’intelligence de ce que nous venons de dire. Depuis plusieurs semaines, elle avait tous les symptômes d’une phtisie pulmonaire aiguë, irritation violente des poumons, transpiration abondante, toux qui lui déchirait la poitrine, expectoration continuelle, fièvre violente et de tous les instants. On craignait à chaque heure de la voir mourir, ou plutôt on le désirait, tellement ses souffrances étaient affreuses. Ce qui semblait le plus étrange en elle, c’était une lutte continuelle contre une prédisposition à l’irritation. Si elle succombait involontairement à la tentation, elle pleurait beaucoup ; ses souffrances augmentaient ; elle semblait près de rendre le dernier soupir si on ne lui permettait de se réconcilier par le sacrement de pénitence. Elle avait toujours à lutter contre une certaine animosité à l’égard d’une personne, qui était éloignée d’elle depuis plusieurs années. Elle s’étonnait de voir que cette personne, qui du reste lui était complètement étrangère, était toujours devant elle animée de mauvaises dispositions. Elle pleurait, et disait avec beaucoup d’agitation qu’elle ne voulait pas pécher, qu’on saurait ce jour-là tout ce qu’elle avait à souffrir. Ses souffrances devinrent plus grandes ; on s’attendait à la voir expirer. Tout à coup, au grand étonnement des assistants, elle se dressa sur son séant et dit : « Récitons ensemble les prières des agonisants. » On les commença, et elle fit les réponses avec le plus grand calme.
Quelque temps après, on entendit sonner la cloche des morts, et une femme vint lui demander des prières pour sa sœur qui venait de mourir. Catherine Emmerich lui fit un excellent accueil, et l’interrogea sur les circonstances de la maladie et de la mort de sa sœur. Le témoin de cette conversation entendit cette femme reproduire exactement dans son récit tous les détails de ce qu’Anne-Catherine avait souffert. D’abord la défunte ne voulait pas se préparer à la mort : cependant depuis quelques semaines ses dispositions étaient devenues meilleures, elle avait triomphé d’un sentiment de haine qu’elle nourrissait contre une personne, s’était réconciliée avec elle et avec Dieu ; et, grâce à cette même personne, elle avait reçu tous les sacrements de l’Église et était morte en paix. Anne-Catherine fit une aumône pour contribuer aux frais de ses funérailles. Sa fièvre et toutes ses autres souffrances cessèrent instantanément. On aurait eu de la peine à la reconnaître, on aurait dit une malade épuisée par la fatigue, à laquelle on a fait prendre un bain, et que l’on met ensuite dans un lit bien chaud. Quelqu’un lui dit : « Quand vous avez été atteinte de la phtisie, cette personne s’est trouvée mieux. Elle conservait contre le prochain un sentiment d’animosité qui l’empêchait de se réconcilier avec Dieu. Vous vous êtes chargée de cette animosité ; elle est morte dans la paix, et maintenant vous vous trouvez bien. Mais conservez-vous encore en vous quelque chose contre son ennemie ? – Dieu m’en garde ! répondit-elle, rien n’est plus ridicule que de semblables rancunes. Mais m’est-il possible de ne pas souffrir quand j’ai mal à une partie de mon petit doigt ? Nous ne formons tous qu’un seul et même corps en Notre-Seigneur. – Dieu soit loué ! lui dit son interlocuteur, maintenant du moins vous allez être tranquille. » Elle sourit et lui dit : « Ce ne sera pas pour longtemps ; après elle, il en est d’autres qui m’attendent. »
Peu de temps après, en effet, elle ressentit des douleurs dans tous les membres, et on constata en elle les symptômes d’une hydropisie de poitrine. Nous découvrîmes quelle était la personne pour laquelle elle souffrait, et nous vîmes les souffrances de celle-ci diminuer ou augmenter, suivant le plus ou le moins de violence de celles de Catherine.
Il est facile de comprendre combien alors sa situation était pénible. Elle portait en son corps les maladies d’autrui ; elle se chargeait même des tentations du prochain, afin qu’il eût la force nécessaire pour se préparer à la mort. Elle devait souffrir en silence, afin de ne pas dévoiler les misères d’autrui et de ne pas s’exposer elle-même à être considérée comme folle ; elle était obligée d’accepter en toute patience les soins importuns qu’on lui donnait et les reproches qu’on lui adressait pour des tentations qui lui étaient étrangères ; elle devait consentir à paraître pervertie aux yeux des hommes, pour que celui dont elle prenait la place parût converti aux yeux de Dieu. Un jour un étranger, accablé d’une grande et légitime tristesse, était assis à ses côtés, elle était dans l’extase. Tout à coup elle s’écria : « Mon bon Jésus, permettez-moi de me charger de cette pierre énorme. » Le visiteur, étonné de cette prière dont il ne comprenait pas la signification, lui demanda ce qu’elle avait : « Je suis sur le chemin de Jérusalem, répondit-elle ; j’aperçois sur la route un pauvre homme qui a sur lui une pierre énorme qui va l’écraser. » Puis elle s’écria de nouveau : « Donnez-moi cette pierre. Vous ne me connaissez plus, donnez-la-moi. » Tout à coup elle tomba sur son lit, et resta sans mouvement, comme si elle avait sur elle un poids énorme qui l’écrasât. Son interlocuteur n’eut pas à chercher longtemps la cause de ce phénomène ; car, au même instant, il se sentit débarrassé de la tristesse qui l’accablait et il éprouva une paix pleine de suavité qu’il ne goûtait plus depuis longtemps. La voyant dans ce triste état, il lui demanda cependant ce qu’elle avait. Elle le regarda et lui dit en souriant : « Mon pauvre ami, je ne puis plus y tenir ; il faut absolument que vous repreniez votre pierre. » Et en même temps la tristesse rentra dans ce cœur qu’elle venait de quitter ; et la sainte fille, revenue à son premier état, continua tranquillement son voyage vers Jérusalem.
Quand, au milieu de ses souffrances cruelles, l’inintelligence de ceux qui l’entouraient ou des visites importunes l’exposaient au danger d’impatience, elle recevait les consolations d’une compagne bien-aimée que la Providence lui avait ménagée. Combien aussi il était touchant de voir les petits oiseaux du bon Dieu chercher la société de cette âme marquée du sceau de l’innocence ! Nous avons vu dans sa chambre un oiseau qu’elle avait élevé, et dont le chant était triste ou gai, suivant le caractère de sa prière. Lorsqu’elle venait à perdre connaissance, il se laissait tomber de son petit perchoir ; quand elle reprenait les sens, il s’envolait et battait des ailes. On le lui enleva pour lui faire de la peine, et on ne réussit que trop. Une alouette apprivoisée lui témoigna une sympathie encore plus étonnante, elle venait se placer sur l’oreiller de la malade sans jamais la gêner ; et c’était de là quelle saluait les premiers rayons du soleil. Cet oiseau d’ordinaire si pacifique et si inoffensif se montrait menaçant à l’égard des personnes dont la visite devait déplaire à la sœur Emmerich ; il s’abattait sur elles, et les becquetait aux jambes et quelquefois même au visage. Ce pauvre oiseau fut puni de son zèle qui fut trouvé importun ; il l’expia dans les flammes du poêle, où on le jeta.
Rappelons ici un exemple frappant de son activité spirituelle, dont nous aimons à conserver le souvenir. Un jour elle me donna un petit sac contenant de la farine de seigle et des œufs, en m’indiquant une maison de l’endroit où demeurait, avec son mari et deux enfants, une pauvre femme attaquée d’une phtisie très avancée ; je devais dire à cette femme de s’en faire une bouillie, cela étant bon pour la poitrine. Je trouvais la maison sans peine, grâce aux indications que j’avais reçues. En entrant, je tirai le petit sac de dessous mon manteau. La pauvre femme, assise sur un mauvais grabat avec deux enfants déguenillés, était dévorée par la fièvre. Quand elle me vit entrer, elle fixa sur moi ses yeux ardents, et, avançant hors de son lit ses mains blanches et amaigries, elle me dit : « Monsieur, c’est le bon Dieu qui vous envoie ou la sœur Emmerich. Vous m’apportez de la farine de seigle et des œufs. » La pauvre femme, tout hors d’elle-même, pleurait et toussait.
Comme je lui demandais comment elle pouvait le savoir, elle fit signe à son mari de me répondre. Celui-ci, après avoir regardé, ainsi que ses enfants, ce que j’apportais, me répondit : « Ma pauvre Gertrude a été toute la nuit dans une grande agitation. Plusieurs fois elle m’a appelé et m’a adressé la parole. Le matin, en se réveillant, elle m’a dit : J’ai rêvé que j’étais avec toi à la porte de la maison. Ayant aperçu à quelque distance la sainte religieuse qui sortait d’une maison voisine, je t’ai dit : Regarde donc, si tu veux voir passer la sainte religieuse. En passant, elle s’arrêta près de moi et me dit : Gertrude, vous paraissez bien malade ; je vous enverrai de la farine de seigle et des œufs : vous vous en ferez une bouillie, cela est très bon pour la poitrine. Alors je m’éveillai. » Tel fut le récit que me fit cet homme. Leur reconnaissance s’épancha en actions de grâces, et je sortis profondément touché. Je ne dis rien à Anne-Catherine de ce que j’avais appris. Seulement, quelque temps après, comme elle m’envoyait à la même maison avec les mêmes objets – car elle n’avait pas autre chose à donner, – je lui demandai comment elle avait connu cette pauvre famille. Elle répondit en souriant : « Vous savez que tous les jours je recommande à Dieu les pauvres nécessiteux, et je lui offre le désir que j’ai de les visiter et de les servir ; alors il me semble que je vais d’une maison à une autre et que je leur rends quelques petits services. L’autre jour, j’arrivai ainsi devant la porte de cette pauvre femme ; elle se trouvait sur le seuil avec son mari. Je lui dis : « Gertrude, vous paraissez bien malade. Je vous enverrai de la farine de seigle et des œufs ; vous vous en ferez une bouillie ; cela est bon pour la poitrine. » Ni l’une ni l’autre n’avait quitté son lit ; elles avaient fait le même rêve et ce rêve s’était réalisé.
Ces souffrances et ces œuvres de zèle étaient comme un rayon unique qui éclairait l’ensemble de son existence. On ne saurait dire tous les sacrifices que s’imposait ce cœur embrasé de l’amour du Sauveur. Dieu l’en récompensa magnifiquement...
Clemens BRENTANO.
Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,
par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.
1 Elle était alors retirée dans une pauvre maison à Dülmen, sa ville natale. Ses infirmités, et peut-être aussi les grâces exceptionnelles dont elle était favorisée, rendaient sa présence au couvent trop difficile et avaient engagé la supérieure à la renvoyer chez ses parents.