Saint Jean de la Croix

 

(1542-1591)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice BRILLANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Adonde te escondiste...

 

 

Où vous êtes-vous caché,

Mon bien-aimé, en me laissant dans les gémissements ?

Vous avez fui comme le cerf,

Après m’avoir blessée ;

Je suis sortie après vous en criant, et vous étiez déjà parti 1.

 

 

Qui ne connaît les vers fameux par quoi s’ouvre le Cantique spirituel et toute la suite de l’étrange et admirable poème ?

Depuis longtemps, saint Jean de la Croix est à son rang parmi les plus grands lyriques du monde, parmi les plus riches en images saisissantes, parmi les plus musicaux et ceux dont la musique résonne le plus profondément en nous. En même temps c’est le théoricien du mysticisme le plus exact et le plus pénétrant. Homme de pensée, homme de contemplation, il est aussi le réformateur d’un grand ordre religieux, disons même un fondateur et qui va de compagnie avec les plus célèbres ; mais il le fait comme malgré lui, ou sans en avoir, au début, formé le dessein, conduit par une force qui le dépasse. Une vie brève, mais qui lui a suffi à déployer tout son génie ; une vie rude et crucifiante, et d’ailleurs traversée de mille embûches, mais qui n’ont jamais arrêté la liberté de son élan ; une vie apparemment sans éclat, mais la lumière intérieure et silencieuse qu’il porte en lui a une telle puissance, elle est si doucement impérieuse que depuis trois siècles et demi, d’abord cachée, elle n’a cessé de grandir à nos yeux, de s’épandre d’un mouvement continu, jusqu’au véritable triomphe qu’il connaît aujourd’hui. L’Église vient tout justement de le placer au rang de ses docteurs. Gloire dont elle n’est pas fort prodigue. Saint Jean de la Croix entre dans une académie spirituelle qui ne compte pas même vingt-cinq membres. C’est sans doute un évènement d’importance et qui donne à sa doctrine, jadis un peu suspecte, regardée ensuite comme un domaine réservé, une autorité singulière 2.

 

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On l’a remarqué. Cet homme qui toute sa vie rechercha le dénuement naquit pauvre. Et de la pauvreté la plus rude, celle qui comporte l’amer sentiment d’une déchéance sociale. Son père, Gonzalo de Yepes, était noble. Nous ne savons ni quand ni comment lui ou ses ascendants tombèrent dans la gêne. On nous dit que Gonzalo était en butte au dédain ou à l’hostilité de parents demeurés plus riches, et que sa gêne en fut changée en misère. Une tradition veut qu’il ait été rejeté par sa famille à la suite d’une mésalliance. Mais de sa femme, Catalina Alvarez, qui en tous cas était pauvre, nous ignorons presque tout. Il semble du moins que ç’ait été une âme de grande vertu. Sur le milieu, l’enfance et la jeunesse du saint, la source la plus sûre est fournie par certains des témoignages recueillis pour le procès de béatification et qui remontent à une période fort voisine de sa mort : les meilleurs sont assez brefs et par malheur ne s’attachent guère à préciser les dates. Parmi les plus remarquables, quelquefois émouvant dans sa sobriété, il faut mettre celui de son frère aîné, Francisco de Yepes, simple artisan, qui lui-même eut la réputation d’un saint parmi ceux qui l’approchèrent.

C’est probablement en 1542 que naît « pauvrement à Fontiveros » Juan de Yepes, troisième fils d’un misérable tisserand. Francisco sera tisserand comme son père. Quant à Juan, et peut-être dès ses années de Fontiveros, il s’exerce à plusieurs métiers manuels, mais, nous dit le frère aîné, sans y réussir, malgré sa bonne volonté. Peut-être son génie déjà lui était-il une entrave. Nous le verrons qui aura plus de succès à l’école et à l’université. Gonzalo de Yepes meurt, épuisé sans doute de travail et de gêne, quand Juan est encore enfant. Sa mère est à bout de ressources. Elle se décide à chercher fortune ailleurs. Il y a là toute une odyssée en Vieille et Nouvelle Castille, sur quoi nous sommes mal renseignés. Mais on devine quels furent des déboires de cette pauvre veuve, accompagnée de ses trois enfants. Elle a dû errer dans la région de Tolède, où Gonzalo de Yepes avait des parents et d’où elle-même semble avoir été, comme lui, originaire. Finalement elle s’installe à Medina del Campo.

Medina est alors une grande ville, luxueuse et commerçante, bruyante et bariolée, célèbre par ses foires, où affluent les marchands et les produits de tout le monde civilisé, où pénètrent par suite beaucoup d’idées, selon la règle, et mille influences. Il y est élevé comme un pauvre, qu’il est en effet. On l’instruit par charité aux « Enfants de la Doctrine », puis au monastère de la Pénitence ; dans la première de ces écoles, on l’emploie à demander l’aumône. Noblesse déchue... Quand elle n’entretient pas l’amertume et la révolte, c’est une bonne préparation au renoncement parfait et à la liberté de l’esprit. Son frère nous apprend, mais nous le devinerions aisément, qu’il fit des progrès rapides en ses premières études et qu’on l’aimait beaucoup. Années obscures, qu’éclairent seulement les brèves et simples déclarations de Francisco ; la tradition y a localisé quelques miracles, marques de son amour pour la Vierge, et des traits qui, selon la formule du questionnaire dressé par le postulateur dans le procès de béatification, manifestaient un illustre futuræ sanctitatis specimen. Enfin, nous ne saurions dire exactement à quelle date il est remarqué par un gentilhomme voué aux bonnes œuvres, Alonso Alvarez de Toledo ; ce saint homme l’attache à l’hôpital de pauvres qu’il dirige et qui, précise Francisco, est un hôpital « de las Tubas » ou « des pustules », c’est-à-dire évidemment destiné pour des malades contagieux et assez répugnants ; ajoutez qu’il est encore chargé de recueillir des aumônes. La préparation mystique continue et elle est aussi rude qu’il convient...

Mais la préparation intellectuelle n’est pas négligée. La Compagnie de Jésus, toute proche encore de ses origines, venait de fonder à Medina, non sans difficultés, comme il est naturel, un excellent collège. Dès leurs premiers pas, les Jésuites se montrent les grands humanistes que l’on sait, et qu’ils sont restés. Nous ne doutons pas qu’il ait heureusement profité d’un tel enseignement. Ce ne fut pas sans quelque dépense d’énergie. Car son service à l’hôpital n’était pas suspendu. Sa mère racontait plus tard, non pas évidemment sans quelque émotion et fierté légitime, qu’on le trouvait souvent pendant la nuit « étudiant au milieu des fagots ». Juan de Yepes est de la race de ces grands savants ou de ces grands écrivains nés pauvres et à qui leur juvénile passion de l’étude fait surmonter de rudes obstacles ; il eût pu être l’un d’eux, fort aisément ; il a préféré une science plus haute, et, par l’abnégation, monter vers la classe suprême du génie.

Mais la rude existence qu’il a supportée à l’hôpital et ses beaux efforts d’étudiant pauvre sont à la veille d’avoir leur récompense. Nous sommes en 1563 et il a vingt et un ans. Son protecteur Alonso Alvarez veut qu’il devienne chapelain de l’hôpital. Un bénéfice convenable ne manquera pas d’accompagner la charge. Une brève mention de Francisco nous apprend seulement que cet homme dénué de tout refuse de briguer honneurs et profits. La raison n’en est pas malaisée à deviner. La même année, il entre chez les Carmes de Medina, au monastère de Santa-Ana. Ces Carmes de Medina étaient des Carmes de l’Observance, c’est-à-dire des Mitigés, la seule branche de l’ordre qui existât d’ailleurs à cette époque. Il y prend le nom de Jean de Santo Matia et il y suit, pour sa part, la règle primitive des Carmes déchaussés en sa rigueur.

Après un an passé au couvent de Sainte-Anne, c’est-à-dire en 1564, on l’envoie étudier à l’université de Salamanque. Les Carmes y avaient un collège, le monastère de San Andrés, destiné à leurs étudiants. Sur la formation intellectuelle qu’il reçut dans l’université fameuse et sur les influences qu’y put subir son génie, nous sommes réduits aux conjectures. Quant à son développement spirituel et à sa vie intérieure, nous n’en savons pas davantage ; les récits hagiographiques se bornent à louer la sainteté de son existence et à en rapporter quelques traits édifiants.

En 1567, vers la fin d’août, peut-être vers le commencement de septembre, Juan de Santo Matia, qui a terminé ses études comme « artista », qui n’a pas encore abordé les cours de théologie, qui vient peut-être de recevoir le sacerdoce ou qui va le recevoir, arrive à Medina del Campo ; il est en vacances. Sainte Thérèse l’a précédé. Elle est, depuis le 14 août, en train d’installer à Medina le second monastère de la Réforme (le premier en date étant Saint Joseph d’Avila, qu’elle a créé en août 1652). Mais, en même temps, elle a un autre dessein : elle rêve d’établir des Carmes déchaussés, fondation qui compléterait son œuvre et la soutiendrait. On lui fait tout justement l’éloge et on lui peint le caractère du jeune moine qui vient d’arriver à Medina. Aussitôt sainte Thérèse, bonne psychologue, devine qu’elle a sous la main l’initiateur désiré. Elle « loue Notre Seigneur » et elle se ménage un entretien avec Juan de Santo Matia. Elle s’en déclare aussitôt enchantée. Comme le saint lui annonce son projet d’imiter le P. Antonio de Heredia, prieur de Medina, et de se faire chartreux, elle expose elle-même son « contre-projet ». Elle lui remontre, avec son sens pratique et son esprit de décision, que, puisque toute sa recherche est d’arriver à plus de perfection, il n’importe en quel lieu s’accomplira son dessein, et même qu’il vaut beaucoup mieux que cela se fasse donc dans son Ordre même ; d’ailleurs il rendra service à d’autres et, non content de se sanctifier lui-même, il fera œuvre d’apostolat ; qu’il attende donc que l’on puisse fonder un couvent de réformés. Juan y consent, mais à condition de ne pas attendre fort longtemps. Ce grand mystique ne désire qu’une chose : l’ascension, jusqu’au sommet, du Carmel symbolique ; il cherche d’abord, dans le grand silence d’une vie entièrement dépouillée, l’union de son âme avec Dieu ; pour y parvenir sûrement, il lui faut, comme on l’a dit, « l’absolu monastique ».

La rencontre des deux plus illustres mystiques de l’Espagne et de deux de ses plus beaux génies, le premier entretien de cette femme de cinquante-deux ans, riche d’expériences intérieures et qui a complètement unifié sa discipline, avec le jeune moine inconnu de vingt-cinq ans, mais qui, mûr de bonne heure, a rassemblé lui-même ses idées directrices et sait où il va, le contrat moral passé entre ces deux grandes âmes, différentes à la vérité, semblables toutefois, sinon toujours par le chemin parcouru, du moins par le terme où elles aboutissent, et par la même vie d’union profonde avec leur Dieu, – cette rencontre, voilà évidemment une date des plus émouvantes dans l’histoire spirituelle de l’humanité

Cependant saint Jean de la Croix est allé continuer ses études à Salamanque. (Cette circonstance, qui modifie la chronologie jusqu’alors acceptée, a été récemment établie par Baruzi d’après les registres d’inscription universitaire de Salamanque.) Quand il en sort, l’infatigable fondatrice, qui ne s’est pas éloignée beaucoup de Medina, est en train d’aménager un nouveau couvent de femmes à Valladolid et elle surveille les ouvriers qui travaillent à la clôture. Elle prend saint Jean de la Croix comme confesseur de ses jeunes religieuses et elle le garde quelque temps près d’elle. Mais l’heure est venue d’établir le premier monastère de Carmes réformés. Un gentilhomme d’Avila, que d’ailleurs elle ne connaissait pas, ayant eu vent de ses projets, lui avait donné une petite maison à Duruelo, hameau de verdure caché dans un vallon, fleurissant au milieu d’un morne plateau. Retraite silencieuse et charmante, berceau poétique d’une fondation monacale. Mais la maison était petite et assez minable.

Saint Jean de la Croix est le maître d’œuvre qui va transformer l’édifice en couvent... Il arrive à Duruelo avec un jeune ouvrier maçon, que sainte Thérèse a distrait de son équipe de Valladolid. Ils se mettent à l’œuvre incontinent et travaillent jusqu’à la nuit sans penser même à manger ; enfin le manœuvre va quêter des morceaux de pain, qui composent tout leur repas ; mais on nous assure que l’agréable conversation et la belle humeur du saint remplacèrent la bonne chère. L’aménagement ne fut pas très long et la décoration demanda moins de temps encore : de petites croix de bois et des têtes de mort ; car on retrouve avec une aisance et une alacrité remarquable la tradition des premiers ermites –qu’au surplus le monde chrétien n’avait pas oubliés, s’il ne la suivait pas universellement.

Les trois premiers Carmes déchaussés font leur profession solennelle le 28 novembre. C’est alors que Juan de Santo Matia prend le nom, destiné à la gloire, de Juan de la Cruz, tandis qu’Antonio de Heredia s’appelle Antonio de Jesus et le troisième José de Cristo. C’est le renoncement à la vie passée, la marque d’une vie transformée, le nom choisi au lieu du nom imposé par la naissance, pour marquer un nouveau dessein. En même temps, autre marque du même esprit, les Carmes réformés revêtent le costume qui les distinguera, plus pauvre et plus austère que l’ancien. Sainte Thérèse elle-même, détail émouvant et précieux, avait déjà taillé l’habit de saint Jean de la Croix dans une étoffe grossière, bure d’une laine sans teinture pour la robe, laine blanche, rude aussi, pour la chape. Il paraît que les rustiques habitants du village sourirent en voyant le saint dans son accoutrement singulier. Il convenait à la pauvreté de sa vie et à celle du couvent. Sainte Thérèse déclare qu’elle en fut émue, lors de sa première visite à Duruelo, et que des marchands de ses amis, qui examinaient avec elle la maison et le mobilier, en pleurèrent d’attendrissement et d’admiration.

Contemplatifs essentiellement, les moines de Duruelo ne laissaient pas d’exercer l’apostolat. Ils évangélisent les montagnards ; ils s’en vont prêcher aux alentours, dans les circonstances les plus rudes, passant des journées hors du couvent, ne mangeant, hâtivement que le soir, à leur retour (ou bien, comme le fit Jean de la Croix, mâchant au bord d’une source une croûte de pain), puis ils se mettent en oraison dans leur cellule où pénètre le vent, les habits couverts de neige, sans même s’en apercevoir. Ces courses apostoliques montrent un caractère du Carmel qui est l’union de la « vie active » à la vie « contemplative », celle-ci étant d’ailleurs l’élément principal et le dessein primordial, l’autre n’étant que de surcroît, ou, du moins, subordonné.

Des postulants commencent bientôt de se présenter à Duruelo, où saint Jean de la Croix s’en occupe. Mais le 11 juin 1570 le monastère primitif, vraisemblablement insuffisant, est transféré à Mancera ; le saint y continue sa tâche de maître des novices. Enfin (avril 1571), il est envoyé dans la ville universitaire d’Alacala de Henares, pour y fonder un nouveau couvent, un collège carmélitain, qu’il dirige pendant un an.

 

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En juillet 1571, il se produit dans la vie de sainte Thérèse un évènement inattendu, que d’abord elle ressent douloureusement ; il aura dans la vie même de saint Jean de la Croix un contrecoup tragique. On ordonne à la réformatrice de retourner dans son couvent de l’Incarnation d’Avila, ce « boulevard de la Mitigation », comme dit Mgr Demimuid, où elle a passé les vingt premières années de sa vie monastique, et qu’elle a quitté, dix années en çà, pour fonder le berceau des Carmélites déchaussées, son cher Saint-Joseph d’Avila. Le monastère avait besoin qu’on le reprît en mains, tout en conservant la règle mitigée. Sainte Thérèse doit accomplir cette tâche, en qualité de prieure, pendant trois ans. Situation délicate : cette mère de la Réforme est appelé à redresser des Mitigées, dont plusieurs ont été ses compagnes ou même ses supérieures ; aussi ne l’accueille-t-on pas fort aimablement, quand, ayant pris ses dispositions pour assurer l’avenir de l’œuvre à quoi elle a consacré toute sa vie, elle entre dans son ancien couvent au début d’octobre.

Elle a une consolation, qui n’est pas petite : on lui donne saint Jean de la Croix comme aumônier. Accompagné d’un autre réformé, Germano de Santo Matia, qui sera lui aussi confesseur des religieuses, il s’installe dans une humble maisonnette adjacente aux jardins du monastère, vers les premiers jours de mai 1572, selon la tradition hagiographique. Il conservera sa fonction, quand, son priorat terminé, sainte Thérèse, exactement au jour anniversaire de son entrée, quittera le couvent. C’est une période de cinq ans et demi que saint Jean de la Croix (sauf quelques absences de la fondatrice) passe à côté de son émule en mysticisme.

Cependant la réforme des Carmes continuait à s’amplifier. De nouveaux monastères se fondaient, l’équipe déchaussée devenait importante, et, pour l’ordinaire, ce n’était pas, on le devine, des âmes faibles et sans valeur qu’attirait une vie si rude et si pauvre. Il est assez naturel que des âmes moins fortes s’en soient offusquées, peut-être avec une secrète envie des hauteurs qu’elles-mêmes ne pouvaient atteindre, ou tout simplement que les Carmes de la Mitigation, qu’avaient médiocrement alarmés les humbles commencements de la Réforme et la vie cachée à Duruelo, se soient mis, dès lors, à redouter la concurrence.

À l’époque où nous sommes arrivés, c’est-à-dire pendant le séjour de Jean de la Croix au monastère de l’Incarnation, l’offensive des Mitigés devient assez violente. C’est à notre saint, bien entendu, qu’on s’attaque de préférence, et on a bien distingué en lui la plus haute figure du mouvement et la plus dangereuse, encore que son siècle n’ait guère soupçonné sa grandeur, encore que cet homme de génie et ce héros, caché sous l’apparence d’un petit moine (une moitié de Carme, disait en riant sainte Thérèse), silencieux et mal vêtu, ait passé beaucoup plus inconnu que nous ne l’imaginons maintenant, éblouis par sa gloire.

Vers la fin de 1577, au couvent de l’Incarnation, saint Jean de la Croix, qui est toujours là, en qualité de confesseur, se trouve particulièrement menacé ; on parlait d’un enlèvement concerté ; quelques habitants d’Avila, paraît-il, firent même la garde autour de lui. Mais il faut croire que cette surveillance se relâcha. Car dans la nuit du 3 au 4 décembre un groupe d’assaillants, où des hommes armés se mêlaient à des religieux, font irruption dans la maisonnette occupée par Jean de la Croix et son compagnon, enfoncent leurs portes, puis les emmènent prisonniers, non sans avoir fait main basse sur tous les papiers qu’ils découvraient. Les deux malheureux moines, copieusement battus, les mains liées, les yeux bandés, sont conduits à Tolède et enfermés dans le couvent des Mitigés. Bien que Germain de Saint Mathias ait été relâché ou se soit enfui avant son « codétenu », et que sainte Thérèse en soit informée (11 mars 1578), elle ignore, avec tout le monde, jusqu’à la fin de la captivité, en quel lieu est caché Jean de la Croix ; elle s’effraye d’un pareil mystère ; elle n’a d’ailleurs aucune illusion sur le sort du captif et, comme elle l’écrit à Philippe II, elle préférerait le savoir aux mains des Maures.

Peut-être, en effet, comme elle l’ajoute, trouverait-il auprès des Maures plus de pitié. Son emprisonnement à Tolède est un martyre. Il est enfermé dans une cellule ou dans un cachot fort étroit et fort sombre (on lui donnait parfois une chandelle pour lire son bréviaire) ; pendant neuf mois de prison, il ne change pas une fois de vêtements ; la nourriture est à l’avenant (un peu de pain et une sardine, ou une moitié de sardine, précise un témoin) ; le vendredi, on le fait descendre au réfectoire, où il doit prendre, assis par terre, un repas qui se compose de pain et d’eau, puis il sert de jouet à la communauté, qui lui donne la discipline, chaque moine à tour de rôle, avec une cruauté dont il portera longtemps les marques douloureuses ; enfin on l’accable d’injures ; d’autres fois en essaie des promesses et on pense le séduire, le connaissant évidemment fort mal, par la vision des honneurs ; ou bien, dans la grande salle qui précède son cachot, on parle à haute voix du succès de la Réforme, qu’on dit fort mauvais, et on le tourmente ainsi par de tristes nouvelles. Il se demande même si sa vie n’est pas menacée ; il a dit, en effet, à un témoin qu’on doit tenir pour exact, le P. Innocent de Saint André, que bien des fois il a senti « la mort lui venir » avec les aliments. Décrivant ses tortures, quelques jours après son départ de Tolède, sainte Thérèse écrit magnifiquement qu’elle lui en porte une très grande envie. Elle eût pu envier de même ses tourments spirituels, qu’elle ignorait alors. Le saint déclarera plus tard à une Carmélite, qui voudra savoir les consolations que Dieu lui a vraisemblablement données dans sa prison, qu’il n’en reçut jamais ou presque jamais et qu’il souffrait tout entier, « âme et corps ». Mais, – voilà qui est certes en accord avec toute la mystique du poète de la « nuit obscure », – ce délaissement n’excluait point les hautes expériences morales et ce que, catholiques, nous appelons les grâces ; une seule des grâces que Dieu lui fit alors, dira-t-il à une autre Carmélite, ne pourrait se payer avec de nombreuses années de prison. N’est-ce pas au milieu de tant de souffrances et dans cette « nuit obscure » qu’il compose, nous apprennent deux témoins, quelques-uns de ses plus beaux poèmes, en particulier les trente premières strophes du merveilleux Cantique spirituel, où s’épanouit un lyrisme tout parfumé de nature, et probablement cette brève et admirable Nuit obscure, qui lui servira de thème en deux livres immortels. Rien mieux que ce contraste émouvant ne manifeste l’âme de notre saint et la couleur de son génie.

Dans la nuit du 16 août, saint Jean de la Croix réussit à s’enfuir. Son évasion aurait été favorisée par la soudaine arrivée de plusieurs religieux d’importance ; on fut obligé d’en faire coucher deux dans la salle attenant à la prison, et, comme la nuit était chaude, les moines laissèrent la porte ouverte. Le grand contemplatif, perdu en l’amour divin, mais non point inattentif aux choses de la terre, dès qu’il le fallait pour ses hauts desseins, savait profiter d’une heureuse circonstance. Quant à la porte même de la cellule, on nous dit que par extraordinaire, elle n’était pas fermée, soit oubli ou assurance donnée par la présence des hôtes, soit connivence du geôlier ; mais un témoin affirme, sobrement et simplement, que chaque matin le saint, employant quelques minutes favorables, desserrait les vis en l’absence du gardien, et, lorsqu’il sentit qu’elles céderaient aisément, « il enfonça la porte au milieu de la nuit ». Sorti de l’enclos et guidé ou non par une nuée lumineuse, il attend l’aube, pour se réfugier chez les Carmélites déchaussées, où il se cache ; puis un chanoine de Tolède, appelé par la prieure, l’emmène chez lui et le garde quelques jours. Après quoi il le conduit en un couvent de son ordre, qui est probablement celui d’Almodovar (en Nouvelle Castille, au Sud, mais à plus de 100 kilomètres de Tolède). En tous cas, il assiste au chapitre tenu dans ce couvent à partir du 9 octobre.

Il n’est pas sûr qu’il ait été enveloppé dans la disgrâce et les mesures disciplinaires qui atteignirent les principaux membres du chapitre, aussitôt après la réunion ; son envoi, comme prieur, au monastère ou au « désert » du Calvario, ne semble pas avoir cette signification. Le Calvaire se trouvait dans la vallée du Guadalquivir, au seuil de l’Andalousie. En s’y rendant, saint Jean de la Croix s’arrête un certain temps (fin de 1578) à Beas de Segura, paisible petite ville, en un paysage sobre et frais, – soave austero, – dans la montagne et au bord d’un affluent du Guadalquivir. C’est dans la vie de saint Jean de la Croix et surtout, si l’on ose dire, dans sa carrière littéraire, une étape de première importance.

 

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À Beas existe un couvent de Carmélites déchaussées, dont la prieure, Anne de Jésus, est une femme remarquable, qui tient une bonne place dans la Réforme, et une grande mystique thérésienne, qui conservera plus tard avec intelligence et fermeté l’esprit de sa mère spirituelle et celui de saint Jean de la Croix ; c’est elle qui, un quart de siècle plus tard, appelée par de fameux spirituels, dont Bérulle, viendra en France, avec plusieurs compagnes, fonder nos premiers Carmels féminins ; il semble d’ailleurs que, semblable à bien d’autres qui ne la valaient pas, il lui ait fallu au moins quelques jours pour deviner, sous l’humble et commune apparence du petit moine évadé de sa prison et tout émacié, le génie incomparable et le saint prodigieux que lui recommandait, par lettre, sainte Thérèse. En tous cas saint Jean de la Croix trouvait dans ce monastère un auditoire de choix. Il doit peut-être et nous devons beaucoup à ce milieu qui recueille ses enseignements avec une vibrante ferveur et « réagit », avec la sensibilité la plus fine, à ses confidences spirituelles. Il leur lit les strophes admirables du Cantico jaillies toutes fraîches dans la nuit de sa prison ; il les commente surtout, en réponse à d’avides questions ; et nous avons ici l’origine même de la technique originale qui frappe aussitôt le lecteur de saint Jean de la Croix : ses quatre grands ouvrages sont, à des degrés divers (et parfois il ne s’agit que d’une apparence), des commentaires de ses propres poèmes, textes, en quelque sorte, détachés de lui, leur création une fois achevée – qu’il traite comme s’ils étaient l’œuvre d’un autre et comme, à son époque même, les théologiens ou les humanistes développaient un texte latin –passage de la Somme ou traité de Sénèque.

Au Calvario, dans une solitude de fraîcheur et de tendresse, qu’animent silencieusement les eaux et les verdures, il continue, semble-t-il, une vie spirituelle pareille à celle de Beas. En ce désert propice à la contemplation, et voué à la contemplation, ses entretiens avec les moines dont il est le maître en doctrine, rappellent sans doute ceux qu’il vient d’avoir avec les Carmélites. Surtout il commence d’écrire, ou du moins il commence de rédiger les livres que nous possédons.

Il avait sans doute écrit déjà, et la chose peut même passer pour attestée ; peut-être n’était-ce que des essais ou des écrits intimes que l’on ne peut comparer aux grands traités : ils ont péri ; les papiers qu’on a saisis lors de son enlèvement, ceux qu’il a détruits hâtivement et même mangés, nous dit un témoin, avant qu’on enfonçât la porte, c’étaient, selon l’apparence, non seulement des documents traitant de la Réforme, mais des textes de spiritualité. Il se peut aussi qu’on en ait saisi en d’autres occasions. Car sa doctrine a dû être suspecte en même temps que son activité de réformateur. La question s’est posée de savoir si les adversaires de Jean de la Croix, ceux qui l’emprisonnèrent à Tolède et qui le vexeront encore plus d’une fois, ne harcèlent pas le mystique autant que le Carme déchaussé, s’il n’y a pas lutte entre deux spiritualités aussi bien qu’entre deux façons de comprendre la vie monastique. Il ne semble pas douteux que la mystique de saint Jean de la Croix, ou ce qu’on en pouvait entrevoir, ait éveillé des inquiétudes.

De pareilles suspicions s’expliquent aisément à l’époque et dans le milieu où nous sommes. De même que l’art le plus raffiné souvent paraît n’être séparé que par une nuance de l’art fade et banal – mais cette nuance est tout... – de même, la limite ne se discerne pas toujours au premier regard entre la mystique authentique et divine et sa contrefaçon. Or il y avait en Espagne un véritable bouillonnement mystique, où bien des éléments impurs s’agitaient, à côté d’autres qui préparaient la magnifique éclosion de la spiritualité carmélitaine ou y collaboraient. Côte à côte avec la mystique, « l’illuminisme » régnait. Le mouvement, qui s’éveille au commencement du siècle, n’a pas encore disparu quand saint Jean de la Croix est dans sa maturité ; aux alentours de 1580, il existe, par exemple, en Andalousie et au moment où le saint y demeure, des groupes importants d’illuminés.

Le saint ne restera guère que six mois au désert. Mais il est maintenant écrivain et l’effort commencé va se poursuivre pendant sept ou huit ans, avec des interruptions sans doute. Peut-être, au Calvario, n’a-t-il fait qu’ébaucher, peut-être n’a-t-il ensuite que médiocrement travaillé pendant le séjour de deux ans et demi (14 juin 1579 – janvier 1582) qu’il fit au collège carmélitain de Baeza, dont il est nommé recteur au sortir du Calvario.

Baeza est en pleine Andalousie. Nous ne savons pourquoi Jean de la Croix ne s’y est aucunement plu. Regret de la Castille, où sainte Thérèse lui dit qu’elle tâchera de le ramener ? Plus que le paysage, ce sont les gens, au témoignage de sainte Thérèse, qui paraissent lui être à charge dans « ce port étranger », comme il s’exprime. Il serait trop facile de dire que son austérité l’éloigne de la molle et suave Andalousie ; ce poète, amant de la nature, savait trouver Dieu sous les arbres, au bord des eaux, et dans la sérénité d’un ciel doucement nocturne. On nous rapporte qu’au Calvario il invitait ses religieux à faire oraison parmi les bosquets champêtres. Ce n’est pas un exemple isolé ; à Ségovie (dans sa chère Castille, il est vrai) on le verra la nuit passer des heures, devant le ciel, à la fenêtre de sa cellule ; on nous parle aussi d’une grotte, dans le jardin de Ségovie, qui avait une vue sur la campagne et où il se recueillait de longs moments. Or c’est à Ségovie, de 1588 à 1591, c’est-à-dire à la fin de sa vie, qu’il semble être monté à la plus haute contemplation ; cette période marquerait, comme on l’a dit, « le drame du total abandon », c’est-à-dire l’union parfaite, loin du monde, avec Dieu, qui envahit toute l’âme, la submerge comme une marée doucement irrésistible : il ne s’en plonge pas moins dans la nature, où évidemment il voit Dieu, dont il se sert pour s’envoler à Dieu.

À Baeza, saint Jean de la Croix, exact et savant scolastique, dirige un enseignement très sérieusement ordonné ; en même temps il exerce une influence d’ordre mystique assez considérable à la fois sur les maîtres du collège et sur des personnes « spirituelles » de la région. C’est à Baeza aussi que, d’après un témoin, il achève le Cantique spirituel.

À Grenade, où il est nommé prieur en janvier 1582 3, son activité littéraire doit avoir été beaucoup plus importante ; il y reste jusqu’en 1588 : mais c’est surtout pendant les deux premières années qu’il travaille à ses livres, car à partir de 1584 il est gêné par une activité plus extérieure, par des voyages, par la part qu’il prend aux affaires de la Réforme et les difficultés qu’il doit résoudre. Longtemps médités, parlés déjà, professés, leur rédaction étant d’ailleurs commencée, il semble bien que les quatre grands traités de saint Jean de la Croix aient été rédigés à Grenade entre 1582 et 1586, – c’est-à-dire assez vite (d’après un témoin, présent à Grenade et qui l’a vu travailler, le P. Juan Evangelista, il n’aurait mis que quinze jours à écrire la Vive Flamme d’amour). Mais il était plein de son sujet et il pouvait aller vite en besogne.

 

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Rappelons en quoi consiste cette œuvre admirable et qui a valu au saint une gloire littéraire qu’il ne prévoyait ni ne désirait. Ce sont d’abord les poèmes, qui font de lui un des plus grands lyriques non seulement de l’Espagne, mais du monde, puis les Aphorismes, « Maximes et Avis spirituels », pour lesquels nous avons la bonne fortune de posséder un manuscrit autographe du saint, quelques fragments divers et, d’une correspondance qui ne peut pas ne pas avoir été assez vaste, huit lettres authentiques seulement, d’ailleurs assez brèves (d’autres, une dizaine, sont moins sûres ou ne sont pas autographes). Après quoi viennent les grands traités : d’une part La Montée du Carmel (Subida del Monte Carmelo) et La Nuit obscure (Noche oscura del alma) ; de l’autre Le Cantique spirituel et La Vive flamme d’amour (Cantico espiritual entre el alma y Cristo su Esposo et Llama de amor viva).

Les deux premiers traités sont plus didactiques. Ils ne formaient à proprement parler qu’un ouvrage en deux parties, marquant deux étapes de la vie mystique, deux espèces de nuits, – selon la terminologie poétique de saint Jean de la Croix, – où se purifie l’âme, où elle se vide de tout ce qui n’est pas Dieu, pour monter plus légère jusqu’à Lui.

Ces deux traités prennent comme texte à commenter le même poème, assez bref et d’ailleurs admirable, qui commence ainsi.

 

        Pendant une nuit obscure,

        Embrasée d’un amour plein d’anxiété,

        Oh ! l’heureuse fortune !

        Je sortis sans être aperçue

        Alors que ma demeure était pacifiée.

 

Je l’ai dit, ce poème n’est guère qu’un prétexte et il ne s’agit pas d’un commentaire minutieux ; il s’agit bien plutôt de traités, ordonnés comme des traités, rigoureusement construits. Le même texte sert aux deux nuits, l’active et la passive, c’est-à-dire qu’il est placé successivement sur deux plans différents et entendu en un double sens.

Comment ne pas citer quelques strophes de ce poème étrangement évocateur :

 

        Ô nuit qui m’as conduite !

        Ô nuit plus aimable que l’aurore !

        Ô nuit qui a si étroitement uni

        Le Bien-Aimé avec sa bien-aimée,

        Qui a livré à son amant l’amante transformée en lui.

 

        Sur mon sein couvert de fleurs,

        Dont nul autre n’a le droit d’approcher,

        Il demeurait endormi ;

        Et moi, je lui faisais fête,

        Et le rafraîchissais avec un éventail de cèdre.

 

        Le souffle de l’aurore

        Faisait voltiger ses cheveux ;

        De sa douce main posée sur mon cou

        Je me sentais blessée,

        Et tous mes sens furent suspendus !

 

On ne s’étonnera point de ces métaphores amoureuses, je veux dire empruntées à l’amour humain ; l’influence du « Cantique des Cantiques » sur le langage mystique est assez connue et l’emploi des images prises au livre biblique pour exprimer l’union de l’âme avec Dieu est traditionnel dans l’Église depuis les premiers siècles chrétiens ; au surplus, vivant sur la terre, il faut bien user du langage de la terre. Quant à y voir une marque secrète et aveu inconscient d’érotisme qui s’ignore et dévie... je pense qu’il n’est pas besoin de répondre à une « explication » pareille de l’activité mystique qu’on a maintes fois réfutée (je ne dis pas seulement les savants catholiques, mais des psychologues « indépendants ») ; encore que le pansexualisme de Freud ait quelque faveur aujourd’hui et séduise les littérateurs (beaucoup plus que les psychologues de métier...), cela n’est plus guère allégué par les esprits sérieux. Que d’ailleurs il y ait eu des perversions du sens mystique, ordinairement inconscientes, chez des âmes d’ailleurs orthodoxes, aucun théologien ne le niera ; saint Jean de la Croix a là-dessus quelques phrases sans pruderie, et l’Église est encore plus sévère à cet égard que les critiques « laïques ».

Les deux traités : Montée du Carmel et Nuit obscure, sont visiblement tronqués de leurs derniers chapitres. On admet, sur de bonnes raisons, que le saint les avait achevés, mais que soit lui-même, soit des mains étrangères ont découronné l’édifice, par prudence.

Si l’on croit l’opinion habituelle, ce qui manque ici, on le trouverait dans deux autres grands livres : le Cantique spirituel et la Vive flamme d’amour. Il n’est pas sûr que cette opinion ne doive pas être révisée. Disons seulement que la forme de ces deux livres est différente et aussi la manière d’envisager la même réalité mystique (la doctrine évidemment ne changeant point.) Ils ont bien plus l’allure de commentaires, beaucoup moins le ton didactique et l’apparence théorique ; leur composition est plus libre et le lyrisme (dans la prose) prend une part plus considérable.

Rien n’est beau dans l’histoire de la mystique, rien n’est émouvant comme cette ascension en ligne droite, tout d’un élan, d’un élan volontaire, conscient et contrôlé, qui n’en monte que plus haut et avec plus de force, sans crainte, sans déviation, sans repentir... À l’égard de la seule esthétique, cette ligne vigoureuse, sobre et nue, cette architecture logique sans ornements plaqués, à laquelle nulle autre n’est comparable, doit séduire notre temps, ami, en tous les arts, d’une construction pareillement vigoureuse, sobre et nue. Et que dire, pour aller plus avant, du drame intérieur, humain et divin, que révèlent ces textes denses et nerveux, et qui nous plaira encore par son pathétique sans déclamation, ardent et concentré, fait non de mots, mais de chair et de sang, et toutefois, sous la rudesse même, frémissant d’une si merveilleuse tendresse et d’un amour à quoi nul amour de la terre n’osera se mesurer.

Enfin voici le poète, voici où triomphe justement, dans la douleur même, la tendresse humaine et l’amour divin ; voici la gerbe de fleurs parant l’obscure cellule, éclairant l’ombre où combat ce dur mystique ; voici la source chantant sous les verdures, oasis inattendue parmi les âpres rochers ; c’est l’enchantement de la musique, cette musique, nous le savons, qu’aimait saint Jean de la Croix, comme l’aimait sainte Thérèse, comme l’aiment tous les Carmels, en dépit de l’humble et gris recto tono, employé traditionnellement pour l’office divin, par crainte de chasser la contemplation ; lieux de joie en vérité, où l’on égrène des poèmes, où on les chante, à l’ombre du jardin conventuel, depuis Avila et la première sainte Thérèse jusqu’à Lisieux et à la jeune sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ; et c’est toute la nature asservie à un rôle divin, avec la multitude épanouie des images chatoyantes, séductrices, bariolées, qui se pressent, pour mieux exprimer le grand amour dont brûle le cœur du poète, toute la beauté du monde éphémère, jetée sous les pas du Dieu qui ne change point. Merveilleux poèmes, où tremble, vêtue de neuves couleurs, l’âme du Cantique des Cantiques ; cette odeur pénétrante, cette odeur d’Asie et d’aromates, il a suffi qu’elle frôlât les écrits mystiques pour les embaumer à jamais ; nulle part elle n’est plus vivante que dans le Cantico de saint Jean de la Croix ; et la riche symphonie hébraïque, colorée, puissante et mystérieuse, n’a pas eu d’écho plus digne d’elle. Mais elle n’est pas la seule qui ait agi sur les « partitions » du mystique espagnol ; il a écouté les voix de son temps ; on devine sans effort l’effet de la « pastorale » profane, aimée du XVIe siècle, et un Garcilaso, fut-ce en un texte altéré, a été lu, admiré, imité par quelqu’un qui fut plus grand que lui. Ne nous représentons pas saint Jean de la Croix comme un naïf « inspiré », de qui les vers jaillissent presque au hasard, dans une poussée irrésistible – chanteur de génie, chez qui le génie remplacerait le métier. On ne fait jamais de bonne besogne en travaillant ainsi et cette conception est d’ailleurs un peu trop romantique pour notre usage. Saint Jean de la Croix était un artiste raffiné, très averti du métier poétique et qui aimait ce métier ; il emploie notamment dans la Nuit obscure et le Cantique, avec une habileté parfaite et une sûreté infaillible, la strophe nouvelle de son temps, la lira de cinq vers, où s’enlacent avec art les mètres de sept et onze syllabes. On trouve même dans ses ouvrages une remarque technique bien curieuse sous la plume de ce contemplatif ; c’est au début de la Vive flamme, où il explique, en bon ouvrier, la contexture de la strophe insolite qu’il adopte pour ce poème. Voilà un témoignage que les poètes recueilleront avec amour. Et ils reliront avec plus de ferveur telles strophes du Cantique :

 

        Je trouve en mon Bien-Aimé les montagnes,

        Les vallées solitaires et boisées,

        Les îles étrangères,

        Les fleuves retentissants,

        Le murmure des zéphyrs amoureux,

 

        La nuit paisible,

        Lorsque commence à se lever l’aurore,

        La musique silencieuse,

        La solitude harmonieuse,

        Le souper qui charme et qui accroît l’amour.

 

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Nous n’avons pas besoin de nous arrêter longtemps sur les dernières années du saint, qui désormais ne nous apprendraient rien de fort nouveau. À partir de 1584, on voit ce contemplatif, qui ne désire que la solitude, – « la solitude harmonieuse », – mêlé plus que jamais, par ses fonctions officielles, aux tracas et aux luttes de la Réforme mal assurée. Il suffit de rappeler qu’en 1588, Jean de la Croix, revenant en Castille, est élu prieur de Ségovie : apparemment les luttes et l’action extérieure sont incapables de l’arracher au recueillement intime et nous avons vu qu’il parvient alors au sommet de sa vie contemplative. Le 30 mai 1591, un chapitre important s’ouvre à Madrid, où il prend part et où il défend nettement ses idées.

C’est alors que la persécution l’atteint de nouveau, dirigée non plus par les Carmes de l’autre observance, mais par certains déchaussés, membres de cette famille qu’il a créée, devenus les adversaires de celui qui leur rappelle les principes essentiels de la Réforme. Il se démet ou on le prive de sa charge (ici les documents ne sont ni fort clairs ni fort assurés). On l’envoie en disgrâce au couvent de la Peñuela, au milieu de la Sierra Morena. Il ne semble point du tout qu’il y aille avec répugnance, heureux plutôt d’abandonner des charges et des honneurs qu’il a toujours détestés sincèrement et qui ne peuvent que gêner la vie contemplative, sa seule et grande passion. On sent qu’il se prépare à l’adieu suprême, par un dépouillement plus complet que jamais, et qu’il prévoit l’heure du repos, ou mieux d’une activité plus haute, de l’union enfin totale avec Dieu vu « face à face ». Il ne cherche point à regagner Ségovie, où l’appellent des disciples chers. Mais à la Peñuela même il est presque heureux ; il y retrouve d’anciens novices, on l’entoure de respect. Il faut un plus profond dénuement. L’occasion s’en présente bientôt. Il est malade, et certainement assez malade, puisqu’on se préoccupe de lui donner des secours médicaux. Il ne peut les recevoir en cet humble couvent, perdu dans la solitude. On l’envoie à Ubeda (22 septembre). Il y trouve, en guise de remèdes, une malveillance systématique et une persécution savante.

Trois mois à peine après son arrivée, le 14 décembre, il meurt, redevenu simple moine, abandonné, presque exilé. Mais son œuvre est achevée. Il a écrit des livres de génie qui nourriront une élite de contemplatifs, attireront les âmes religieuses, feront l’admiration des lettrés ; il a légué son esprit aux Carmes réformés ; il a, en ce qui le concerne, modelé son être spirituel comme il le désirait, il s’est perdu dans la contemplation la plus profonde qu’il pouvait rêver, enfin, par le dénuement absolu, rejetant la plus légère entrave, il est monté jusqu’à la cime extrême de ce mont Carmel, qu’il avait dès sa jeunesse entrevue. Quand la mort le délivre du dernier lien, il n’avait plus guère à s’élever pour entrer dans la vision béatifique.

 

 

Maurice BRILLANT.

 

Recueilli dans La vie et les œuvres

de quelques grands saints, vol. II, 1926.

 

 

 



1 Traduction des Carmélites de Paris. De même pour les vers que nous citerons plus loin.

2 Je ne puis indiquer ici tous les ouvrages dont je me suis servi ; mais il me faut au moins citer l’important ouvrage de Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique (Paris 1924). Sans doute l’interprétation qu’il propose de la doctrine du saint appelle de très graves réserves. Mais en ce qui concerne la tradition textuelle de la biographie, on ne peut plus étudier saint Jean de la Croix sans recourir à ce livre. Ma dette envers Baruzi est lourde et je la reconnais avec plaisir.

3 Rappelons que sainte Thérèse meurt le 4 octobre de cette année.

 

  

 

 

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