Le culte de la Vierge dans l’art

de la Renaissance et dans l’art baroque

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel BRION

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’IMAGE de la Vierge qu’avait créée le moyen âge et qui, depuis les hautaines figures de Cimabue et des Byzantins, avait évolué vers une humanité plus tendre, plus accessible, ne subit pas d’importantes modifications lorsque la Renaissance succède au Gothique. De même que le passage de l’une à l’autre conception esthétique s’était fait par une suite de changements presque imperceptibles, car les styles ne se raccordent pas brusquement les uns aux autres, mais s’emboîtent de telle manière que l’esprit de la Renaissance a depuis quelque temps commencé d’influencer les formes du Gothique finissant avant que celui-ci ne disparaisse, de même la Vierge de la Renaissance conserve à peu près tous les caractères qui désignaient les madones médiévales.

On exagère lorsqu’on parle du « paganisme » de la Renaissance ; en réalité, les humanistes de ce siècle restaient profondément attachés à la foi chrétienne et à la théologie du moyen âge ; des savants comme Ficino et Pic de la Mirandole réclamèrent d’être revêtus du froc franciscain au moment de leur mort, et l’introduction dans les édifices sacrés de symboles empruntés à l’iconographie païenne n’est pour les artistes qu’une manière plus large d’intégrer tout ce qui se pouvait incorporer des idées et des figures de l’Antiquité dans l’image qu’ils donnaient du monde visible et du monde invisible.

La représentation de la Vierge n’étant plus commandée par les canons qui gouvernaient l’art byzantin, chaque peintre et chaque sculpteur interprète, selon son caractère personnel et selon la nature de sa propre dévotion à la Mère du Sauveur, une physionomie qui peut être infiniment changeante, selon qu’on la considère sous l’angle de l’anecdote, de la vie matérielle, ou qu’on regarde, au contraire, l’élément sacré, surnaturel. Il arrive ainsi que des peintres vénitiens, qui ont subi l’influence de l’Orient, comme Carlo Crivelli et Antonio da Negroponte l’installent sur des trônes asiatiques, décorés de guirlandes de fleurs tropicales et de fruits, extravagants, et la dressent comme une idole lointaine et froide, taillée dans l’or et les pierres précieuses.

D’autres peintres, qui mélangent volontiers la tradition chrétienne et la mythologie païenne, en arrivent à confondre Marie avec une Athéna ou une Déméter, voire même une Aphrodite. Nous retrouvons ce caractère ambigu chez Botticelli, et cette ambiguïté devient plus troublante, plus énigmatique lorsque nous rencontrons chez Léonard de Vinci une créature au sourire mystérieux, ensorcelant, qui n’est plus seulement la Vierge Mère de Jésus, mais une sorte de divinité inconnue, chargée d’une puissance cosmique intense, et qui n’est pas sans ressemblance avec la Magna Mater des Anciens.

Chez Piero della Francesca et Masaccio, qui sont avec Paolo Uccello, les grands novateurs du Quattrocento, la Vierge n’a aucun rapport avec la Grande Déesse des vieux cultes méditerranéens, ni avec les idoles asiatiques que les Vénitiens avaient connues par les marchands orientaux qui débarquaient leurs marchandises précieuses sur le quai des Esclavons, mais elle s’enveloppe d’une solennité hiératique, grandiose, plutôt sévère qu’accueillante, qui serait dans la tradition des peintures romanes plutôt que dans celle de l’art gothique. Ce retour à une monumentalité stricte et grave apparaît même comme une réaction contre l’excès de douceur et de familiarité qui s’était développé au cours du moyen âge, et que la Renaissance a reçu en héritage, si bien que tout caractère sacré finit par s’effacer dans l’importance donnée aux détails pittoresques, aux incidents attendrissants.

C’est ainsi que, voulant accentuer cette pureté qui entoure Marie, un grand nombre de peintres et de sculpteurs italiens et allemands font d’elle une enfant presque, qui semble être la sœur aînée de l’enfant qu’elle tient sur ses genoux, et non sa mère. La dévotion populaire se plaît à ces touchantes évocations, et la piété italienne, allant plus loin et voulant sans doute donner un « pendant » à l’Enfant Jésus, a créé la figure de la Vierge-Enfant, non pas la petite fille qui monte les degrés du Temple, mais le bébé enveloppé dans ses langes de nouveau-né.

Deux formes de représentations, cependant, se manifestent dans l’art de la Renaissance, comme une transformation et un développement de formes stylistiques médiévales : le thème de la Vierge trônant, et celui de la Vierge au Sépulcre. Les peintres ferrarais, Ercole de Roberti et Cosimo Tura, et les Vénitiens, Giovanni Bellini et Giorgione, ont donné de majestueuses images de la Madone, assise sur un trône élevé, non pas comme la statue d’or de Crivelli et de Negroponte, mais comme un être de chair, haussé par la sublimité de sa nature au-dessus du reste des hommes, seraient-ils même des saints.

Le thème, qui devient si fréquent durant la Renaissance, de la Vierge entourée de saints et de donateurs, et que les Italiens appellent quelquefois sacra conversazione, un pieux entretien, dérive dans sa formulation nouvelle du polyptyque médiéval où voisinaient, dans des compartiments séparés par des colonnettes, l’image de la Madone et de ses vénérables compagnons. La division hiératique de ces polyptyques, qui étaient peut-être un lointain héritage des sarcophages à arcades du premier art chrétien, est abolie par la Renaissance qui supprime les séparations, rapproche les personnages les uns des autres, dans des attitudes plus souples, plus mouvementées. Avec l’avènement de l’esprit baroque, un élément dynamique, pathétique, agitera même les personnages de ces « pieux entretiens », mais une modification encore plus importante et plus caractéristique interviendra, qui transportera dans le ciel, au milieu des anges, cette Vierge trônant que la Renaissance laissait sur la terre, parmi les donateurs et les saints.

La saisissante représentation plastique de la Mise au Tombeau, au moyen de personnages sculptés, grandeur nature, vient du Gothique et de la tradition de ce qu’on appelait les « sépulcres », mais la Renaissance a introduit une agitation dramatique, et exprimé la douleur par des moyens naturalistes, un peu théâtraux quelquefois, comme on le voit dans la Mise au Tombeau de Nicola de Bari, à Santa Maria della Vita de Bologne, et de Guido Mazzoni, à San Giovanni Decollato de Modena. Ce sont là des abus de réalisme gui contredisent, d’ailleurs, la volonté de mesure et d’harmonie qui guide l’esprit de la Renaissance et préside à la création de ses formes ; chez Nicola da Bari et chez Mazzoni apparaît déjà ce pathétique outré violemment extériorisé, qui sera plus tard un des caractères et un des défauts du Baroque.

L’image médiévale, on le voit, s’est compliquée, mais, à tout prendre, la dévotion à la Vierge et les formes plastiques qu’elle revêt dans l’art de la Renaissance, n’a pas beaucoup changé depuis le moyen âge, même si elle glisse parfois avec Pérugin, avec Raphaël, vers une sorte de sensualité qui, chez les Italiens, demeure toujours innocente, car elle ne diminue en rien cette pureté qui est un des attributs majeurs de la Mère de Jésus.

C’est contre cette Vierge-là, cependant, que s’est déchaînée la Réforme, avec une extraordinaire violence, accusant les catholiques d’avoir remplacé le Christ par sa Mère, de n’adorer qu’elle, et de lui porter un culte païen scandaleux. On se rappelle le mot d’Érasme disant « qu’ils semblent oublier que le petit enfant qu’elle porte dans ses bras a grandi ». L’offensive réformée contre la dévotion aux Saints et à Marie devint si acharnée, si systématique, que, ainsi que l’écrivait Émile Mâle, notre maître à tous, dans son grand livre sur l’Art religieux du XVIIe siècle, « luthériens et calvinistes s’efforçaient de réduire presque à rien le rôle de la Vierge dans l’œuvre de la Rédemption. Certains allaient jusqu’à nier l’authenticité de la parole de l’ange : Ave Maria, gratia plena ; car, disaient-ils, la plénitude de la grâce ne pouvait être en elle puisqu’elle avait été rachetée, comme nous tous, par le sang du Christ ». Ils rejetaient donc cette foi en l’Immaculée Conception, qui, avant même d’être proclamée comme un dogme, était, comme le dit encore Émile Mâle, « la pensée profonde de l’Église ».

 

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Contre cette offensive qui menaçait en même temps le dogme et l’art chrétien, s’est dressé l’art baroque, que l’on appelle, pour cette raison-là, l’art de la Contre-Réforme. Il était nécessaire, en effet, que l’art, pour reprendre un mot de Daniel-Rops, se mît au service de l’apologétique, et il l’a fait dans la peinture, dans la sculpture, dans la musique, dans la poésie, avec une enthousiaste ferveur et un splendide esprit de foi.

Saluée et vénérée comme la grande protectrice de l’Église contre les hérésies, la Vierge a pris, dans l’art baroque, plus d’importance encore, peut-être, que dans l’art du moyen âge et de la Renaissance, et cela non seulement parce que menacée par la Réforme, il fallait qu’elle fût plus chaleureusement défendue, mais aussi parce que dans ce puissant appel que faisaient les artistes aux images les plus émouvantes, à celles qui frappaient le plus directement et le plus fortement la sensibilité des fidèles, le culte marial développé dans la théologie inspirait un plus grand nombre d’images, et d’images plus exaltantes.

Tous les épisodes de la vie de Notre-Seigneur, auxquels Marie participe, la glorifient. On reprend des thèmes singuliers, très rarement traités dans l’art jusqu’alors, et demeurés extrêmement exceptionnels, comme la Vierge recevant la communion des mains de saint Jean, par exemple, et même dans les thèmes coutumiers, on remarque une accentuation du pathétique et du surnaturel. Le thème de l’Annonciation se transforme : il n’y a plus là seulement la Vierge et l’Archange Gabriel, mais une profusion de spectateurs célestes, d’anges, qui donnent à cette scène toute intime l’ampleur d’un triomphe. « Le ciel envahit la cellule où prie la Vierge » (Émile Mâle). Il en va de même dans les figurations de la Nativité où le « triomphe » de la Vierge s’exprime dans le geste de maternelle fierté avec laquelle elle montre l’Enfant-Jésus aux bergers et aux rois mages, qui viennent l’adorer. Rubens, Corrège et Le Dominiquin ont donné de ce côté triomphal de la Nativité d’admirables transcriptions.

 

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Dans la pensée théologique et l’art de la Contre-Réforme, la Sainte Famille prend une place considérable, qu’elle n’avait pas eue au moyen âge et qui ne fit que commencer avec la Renaissance. Ainsi se constitue une « Trinité de la terre, image de la Trinité du Ciel ». C’est ce que dit expressément saint François de Sales, dans son XIXe Entretien Spirituel : « Marie, Jésus, Joseph, c’est une Trinité en terre qui représente en quelque façon la Sainte Trinité. » Et un religieux vénitien, le Père Maselli, donnait à la Sainte Famille le titre de « ternaire divin ». Ainsi se multiplient les scènes familières, belles et touchantes, où l’on voit Marie associée à tous les instants de l’Enfance de Jésus, mais ces gracieuses et aimables anecdotes ne constituent qu’une part, et la moins importante de l’art de la Contre-Réforme, en ce qui concerne la représentation de la Mère de Dieu. C’est la Passion qui lui donnera un accent tragique jamais atteint jusque-là, et perdu depuis, qui fera de la Vierge le témoin martyrisé de la Crucifixion, la Vierge de Mathias Grünewald qui s’effondre dans les bras de saint Jean, vidée de tout son sang par le même coup de lance qui a percé le côté de son Fils, la Mère pathétique de Rubens qui se désespère en tordant ses bras, l’Addolorata de Tintoret, qui glisse à terre, privée de vie, aussi cadavérique, presque, que le cadavre de Notre-Seigneur qui repose sur ses genoux.

Cette Vierge de Pitié, que nous rencontrons dans la Renaissance française, avec Germain Pilon, qui prend tant de gravité dramatique dans les Pieta de Michel-Ange, et que l’inquiet génie de l’Espagne dotera d’un naturalisme surréaliste presque à force de vérité, c’est elle qui, pour citer encore Émile Mâle, « après la Descente de Croix, devient le personnage principal du drame du Calvaire ». De même qu’elle jouait un rôle prépondérant dans l’Enfance du Christ, et même avant la naissance de Notre Sauveur (Annonciation, Visitation...), de même, après sa mort, et la Passion terminée, devient-elle le centre de la pensée chrétienne, de l’art chrétien.

D’abord sous l’aspect de la Vierge de Douleur, la Mater Dolorosa, l’Addolorata, au visage baigné d’intarissables larmes, qui inspire à Juan de Juni, à La Roldana, ces sculptures polychromes, revêtues de cheveux humains, vêtues de splendides robes, qui expriment la plus grande douleur humaine avec une outrance dans le tragique, presque gênante à force de paroxysme. C’est aussi la Vierge seule, la Soledad, privée de son Fils, et par là aussi esseulée que si le monde entier autour d’elle n’existait plus. C’est Notre-Dame des Angoisses, la Vierge des Sept douleurs, matérialisées dans sept épées au pommeau scintillant qui lui traversent la poitrine et en font jaillir le sang.

Mais si l’art baroque s’est complu à montrer sous une forme évidente, tangible, souvent exagérément matérielle même, la Vierge souffrante, il a trouvé ses plus beaux accents, et ceux dont il n’y a pas d’équivalents chez les artistes de la Renaissance et du moyen âge, dans l’ultime glorification de la Vierge ; je veux dire l’Assomption, et le Couronnement dans le Ciel.

Dans l’Assomption, toutes les milices célestes, tous les saints viennent au-devant de la Mère de Jésus, escortée par les anges, portée par eux, dans ce prodigieux envol où, avec son corps et son âme, elle s’élance vers son Divin Fils. Le mouvement ascensionnel de l’Assomption, magnifiquement évoqué par Titien, par Murillo, a reçu, du fait de la nouvelle conception de l’espace particulière au Baroque, un éclat et une intensité dynamique, qui eussent été impossibles jusque-là. C’est le moment, en effet, où les voûtes des églises, éclatant sous la poussée des figures qui fuient la terre, qui, dans la puissante aspiration des âmes vers Dieu, s’envolent toujours plus haut dans un tourbillonnement d’oiseaux emportés par la tempête, sont recouvertes par le Père Pozzo, par Tiepolo, par Maulbertsch, d’architectures illusionnistes, haussées dans une perspective fantastique, entre lesquelles s’agitent les foules des saints, des anges, des élus.

Le Triomphe de la Vierge, couronnement suprême de la vie de Marie, s’accomplit non plus sur la terre, comme dans la Renaissance, mais en plein ciel, au centre de l’empyrée, au foyer même de cette immense palpitation des âmes qui remplissent l’espace.

Couronnement suprême, mais aussi victoire suprême contre la Réforme qui prétendait chasser Marie d’à côté de son Fils, ce Triomphe dans lequel l’art de la Contre-Réforme a accompli ses prodiges les plus magnifiques, et les plus spectaculaires en même temps, est l’aboutissement de cette dévotion mariale qui sait rendre à la Mère de notre Rédempteur le témoignage d’amour, d’admiration, de piété et de reconnaissance que nous lui devons.

Témoignage qui, dans l’art baroque, inspire les plus beaux élans de l’âme en même temps que les accomplissements les plus parfaits du génie de l’artiste.

 

 

Marcel BRION, Le culte de la Vierge

dans l’art de la Renaissance et dans l’art baroque.

 

Paru dans Ecclesia en août 1956.

 

 

 

 

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