Mythologie des îles Hervey 1
par
Loys BRUEYRE
Les ouvrages anglais traitant des traditions et contes populaires du Royaume-Uni sont relativement peu nombreux, surtout quand on se reporte à ce qui a été publié sur le même sujet en Allemagne, dans les pays Slaves et ailleurs. En revanche, la science des traditions populaires ou, suivant l’expression proposée, la mythographie, doit beaucoup de reconnaissance aux Anglais pour la patience, le discernement et l’intelligence avec lesquels ils ont recueilli tout ce qui a trait à ces études, chez les peuples des diverses parties du monde au milieu desquels ils résident.
Le Révérend Wyatt Gill a passé vingt-deux ans à catéchiser les naturels des îles Hervey et des autres îles qui font partie de l’Archipel de Cook ; ce sont les croyances et les traditions de ce groupe d’îles et plus spécialement de l’île Mangia qu’il nous fait connaître ; accidentellement seulement, il mentionne quelques superstitions d’autres îles de la Polynésie. Aussi peut-on lui reprocher le titre un peu étendu qu’il a choisi pour son intéressant ouvrage. Ce qui rend particulièrement précieux son livre, c’est que les Polynésiens vivant isolés du reste du monde par l’océan qui les entoure, leurs traditions sont autochtones et pures de tout élément étranger.
Les Mangiens se représentent l’univers comme une immense noix de coco creuse dont l’intérieur se nomme Avaiki et qui repose sur une pointe où réside un démon nommé « la Racine de toute existence ». Cinq régions formant des couches superposées et communiquant entre elles par des ouvertures remplissent l’intérieur de cette noix. Au fond de la noix, dans la partie la plus étroite, est un territoire habité par une femme nommée Vari-ma-te-ta-kere et qui a si peu de place pour se mouvoir que son menton et ses genoux se touchent. Désireuse d’avoir des enfants, elle s’arracha un morceau de son côté droit et donna ainsi naissance à son fils Vatea, père des dieux et des hommes. Vatea a un aspect bizarre : il est homme du côté droit, poisson du côté gauche. Continuant de s’arracher des morceaux de droite et de gauche, Vari-ma procréa d’autres enfants qui habitent les couches supérieures et qui eux-mêmes engendrèrent les diverses divinités. – L’île de Mangial occupe le sommet de la noix de coco et est le centre de l’univers.
Au-dessus de Mangia s’étendent les voûtes de dix ciels en pierre d’azur l’un au-dessus de l’autre et communiquant par des ouvertures ainsi que dans le monde inférieur.
Dans Avaiki (l’intérieur de la noix) habitent quatre puissants dieux : le dieu du feu, le dieu soleil Râ, dont par une coïncidence fortuite, le nom se trouve être celui du Dieu égyptien du soleil ; Rû qui, comme Atlas, soutient les cieux, et sa femme Buataranga, gardienne du chemin qui mène au monde invisible. Ces derniers eurent trois fils dont le plus jeune accomplit des exploits qui méritent d’être rapportés.
Jadis le ciel touchait presque la terre, les habitants marchaient à quatre pattes. Rû et son fils Maui soulevèrent d’abord le ciel avec leurs dos, puis, se mettant à genoux, ils l’élevèrent encore un peu, ensuite ils se dressèrent et l’élevèrent plus haut avec leurs épaules, avec les bras levés en l’air, enfin avec le bout de leurs doigts. C’est alors que, se grandissant dans des proportions colossales, ils portèrent le ciel à la hauteur où on le voit maintenant. Comme la surface du ciel était irrégulière, ils le rabotèrent ensuite avec une pierre et le rendirent ovale et poli. Le second exploit de Maui consista à régler la marche du soleil, qui était jadis irrégulière et capricieuse. Maui tressa une corde faite avec la longue chevelure de sa sœur et quand le soleil parut à l’horizon, il lui jeta un nœud coulant et l’attacha solidement. Le monstre eut beau crier et se débattre, il ne put se débarrasser de ses liens. Depuis lors, le soleil est forcé de rester assez longtemps au-dessus de la terre pour que les habitants accomplissent leurs travaux journaliers 2.
Une autre fois, Maui pêchait avec ses deux frères dans l’Océan. Les deux premiers lancèrent leurs lignes et attrapèrent un requin. Maui sentit une résistance énorme au bout de son hameçon. Mettant en œuvre sa force divine, il tira ; l’île entière de Manihiki apparut à la surface des flots !
D’autres légendes complètent la cosmogonie des îles Hervey. Les mythes solaires sont très-fréquents dans la mythologie Mangienne. M. Wyatt Gill en donne plusieurs spécimens. La première, intitulée « La Chasse sans fin », est relative aux étoiles de la constellation du Scorpion ; quant à la queue de cette constellation composée de huit étoiles, elle passe pour être l’hameçon du dieu Tongareva. Une autre légende nous raconte que les dieux Vatea et Tonga-iti, se disputant le premier-né de la déesse Papa, ne trouvèrent rien de mieux que de le partager en deux ; Vatea prit le torse, en fit une boule et le lança dans les cieux : ce fut le soleil. Tonga-iti lança l’autre partie dans le ciel obscur, après que le soleil était descendu dans Avaiki : ce fut la lune. – Une autre légende explique les éclipses de lune par les accès de rage d’un démon qui dévore cet astre : croyance analogue à celles qui existent en Chine, dans l’Inde et au Mexique.
Les Polynésiens croient à l’immortalité de l’âme et aux revenants. Le monde inférieur ou Avaiki est le séjour des esprits. Dès que le soleil a fini sa course journalière et descend dans l’Océan, il passe dans le monde inférieur qu’il éclaire. Les mythes et les chants relatifs à la migration des âmes sont d’une grande beauté dans les îles Hervey. Lorsqu’un homme a rendu le dernier soupir, l’âme abandonne le corps et se rend sur le bord de la mer auprès d’une haute falaise. Si d’aventure l’âme fait alors la rencontre d’un esprit bienveillant qui lui dit : « Retourne sur tes pas et reviens à la vie », joyeuse, elle reprend possession de son corps. Sinon, poursuivant son triste voyage, elle monte au sommet de la falaise. Soudain, une vague immense vient battre le rocher, et, au même instant, s’élève d’Avaiki un arbre gigantesque aux brillantes fleurs, sur les branches duquel les âmes doivent se placer. Chaque tribu a sa branche réservée. Dès que l’arbre a reçu son fardeau, il redescend dans Avaiki. Quand l’âme infortunée regarde au pied de l’arbre, elle aperçoit un grand filet, dont les mailles serrées ne permettent pas la fuite. Celui qui tombe dans le filet est plongé dans un lac d’eau douce où il se débat en vain. Le filet est alors retiré et les malheureux se trouvent alors en présence du monstre Mirû, dont la figure reflète l’éclat de son four aux flammes éternelles, et qui n’a qu’un sein, un bras et une jambe. Cette sorcière nourrit ses hôtes involontaires de vers de terre, d’insectes et de petits oiseaux noirs. Ensuite, on leur fait boire des bols de la racine stupéfiante du Kava et les victimes sont jetées dans le four, et, après leur cuisson, servent à la nourriture de Mirû et de ses quatre filles chéries.
Tel est le destin de ceux qui meurent de mort naturelle, quelle qu’ait été d’ailleurs leur conduite sur la terre. Quant aux guerriers morts dans les combats, guidés par celui qui a péri le premier dans la mêlée, ils se réunissent sur une falaise, en faisant face au soleil levant. Rongô, le dieu des batailles, les attire avec des morceaux de banane et les engloutit ; quand ils sortent des intestins du terrible dieu, ils montent au dixième ciel et y rejoignent les guerriers leurs frères. Une autre tradition représente leurs ombres auprès de la falaise ; une montagne s’élève à leurs pieds ; ils gravissent un chemin formé des lances et des massues qui les ont tués. Parvenus au sommet de la montagne, ils s’élancent dans l’azur et deviennent des nuages. Les esprits des guerriers sont immortels. Ils ont pour tout vêtement des guirlandes de fleurs embaumées. Le blanc gardénia, le fruit doré du pandanus, la clochette pourpre sombre du laurier natal s’y mêlent gracieusement avec des myrtes. Leur existence céleste s’écoule dans les jeux et les danses guerrières. Une telle croyance a pour résultat d’engendrer un profond mépris de la mort. Aussi n’est-il pas rare de voir de vieux guerriers qui peuvent à peine tenir une lance se faire conduire à la bataille afin de gagner le paradis des braves. Pendant ce temps, les ombres infortunées qui habitent Avaiki y sont torturées par Mirû, et, ô comble de disgrâce ! leurs frères qui sont dans le ciel les salissent de leurs excréments ! !
Si l’espace le permettait, nous aimerions à nous étendre sur les légendes du Monde des Esprits, l’enfer d’Aitutaka, nous citerions le beau mythe de Vétini sur l’immortalité de l’âme. Nous renvoyons le lecteur à l’intéressant ouvrage de M. W. Gill.
Si dans ces légendes, ces chants, tour à tour gracieux ou terribles, mais toujours poétiques, le mythologue cherche des rapprochements avec les traditions des autres peuples, il pourra çà et là en constater quelques-uns d’épars. Ainsi une légende sur la divinité Écho qui ressemble au mythe grec ; le séjour dans le ciel des guerriers tués dans les combats et qui rappelle celui des guerriers scandinaves dans le Walhalla, ou des fidèles sectateurs du Prophète ; l’arc-en-ciel qui sert de passage entre le ciel et la terre 3 ; la doctrine de l’immortalité de l’âme qui fait le fond de tant de philosophies et de religions, enfin certains traits communs avec les mythologies grecque, védique et autres. – Mais ainsi que Max Müller en donne le conseil dans sa préface et dans l’article : « On Manners and Customs », 2e vol. des Chips, il convient d’être prudent et de se garder de déductions exagérées. Prises dans leur ensemble, ces traditions sont originales, les coïncidences peuvent être considérées, jusqu’à présent du moins, comme purement superficielles et ne pas témoigner davantage pour une origine commune que les mots analogues qu’on rencontre dans des familles de langues tout-à-fait distinctes et irréductibles, et dont les premiers linguistes tiraient des conclusions de parenté que l’avancement de la science a, par la suite, réduites à néant.
Loys BRUEYRE.
Paru dans Mélusine, recueil de mythologie littéraire populaire,
traditions et usages, publié par MM. H. Gaidoz
& E. Rolland, 1878.
1 Myths and Songs from the South Pacific, by William Wyatt Gill avec préface de Max Müller. – London, King, 1876.
2 Dans une note de « Chips from a german workshop », 2 vol. p. 116. Max Müller cite un mythe péruvien analogue. « Le soleil, dit l’inca, est comme une bête attachée qui tourne toujours dans la même ornière. »
3 On lira avec intérêt, sur « les chemins du ciel à la terre » dans les traditions populaires, l’article de Max Müller, 2e vol. des Chips et pp. 268 et ss.