L’ouvrier du temps jadis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est si profondément vrai que rien de nouveau ne surgit sous le soleil, que l’histoire se répète à chaque instant, que les mêmes phases reviennent dans la vie des peuples avec les mêmes institutions, que nous voici forcés, nous autres les démocrates du dix-neuvième siècle, de prendre modèle sur nos aïeux du Moyen Âge, pour améliorer la condition de la classe laborieuse.

Qui s’en serait douté parmi vous, mes chers amis de l’atelier ? Quoi ! vous avez cru jusqu’ici que vos associations et vos compagnonnages étaient des inventions de vos glorieux apôtres révolutionnaires ?

Point. Ils n’ont eu ni le mérite de l’idée, ni même le pauvre mérite de savoir bien copier ; ils ont été chercher les fondations d’un autre âge, et les ont reconstituées en les dénaturant ; ils ont changé les noms, changé le but, changé les bases de l’édifice ; ils ont travesti toute la féconde et productive organisation des sociétés ouvrières, si bien que d’une chose excellente, presque parfaite et qui donnait les plus beaux résultats, ils ont fait une chose dangereuse, mauvaise, mal équilibrée et qui n’aboutit à rien.

Les corporations ouvrières ont vécu des siècles et des siècles, les associations ouvrières touchent à leur fin, n’existent un moment que pour succomber, et l’ouvrier n’a plus de famille sociale à laquelle il puisse se rattacher par des liens puissants. Il est isolé, il souffre de la concurrence, ou bien encore il est soumis à de prétendues sociétés de secours mutuels qui font de lui un véritable esclave.

Mais en attendant, je voudrais faire connaître à mes amis les travailleurs ce qu’étaient les travailleurs avant la Révolution. Ils ont appris de tant de méchants romanciers qu’avant 1789 l’ouvrier était malheureux, pauvre, assujetti aux caprices d’une corporation où on l’enrôlait de gré ou de force ; qu’il était méprisé par ses patrons, jalousé par ses camarades, opprimé par l’État ; enfin exploité indignement par ce qu’on appelle aujourd’hui un mangeur de sueur humaine.

Ce sont là des contes bons pour les petits, enfants qu’on effraie pour les endormir plus vite ; mais comment des hommes sérieux croient-ils à de pareilles billevesées ? Comment se laissent-ils endoctriner, après s’être laissés tromper ?

Je veux donc, mon frère ouvrier, vous apprendre ce qu’étaient ces corporations dont on vous a fait peur, et que vous seriez les premiers à vouloir rétablir, si vous en connaissiez tous les avantages. Vous m’excuserez de faire un peu le savant : il le faut bien, pour vous instruire. Mais je tâcherai de n’être pas ennuyeux.

 

 

I

 

L’origine des corporations remonte bien haut. Il faut revenir aux Romains. Il y eut, à Rome, des collèges d’ouvriers, même au temps de Numa, qui fit disparaître les distinctions de Romains et de Sabins en classant les artisans par corps de métiers. Et pourtant, comme les esclaves se livraient à tous les métiers pour leurs maîtres, ces artisans avaient à subir une dure concurrence. Les collèges étaient assez bien organisés, ils élisaient un chef ou syndic à la majorité des deux tiers des voix. Ils administraient eux-mêmes leurs finances. Mais les Romains ayant un souverain mépris pour le travail des mains, leurs corporations ouvrières étaient presque entièrement composées d’étrangers, anciens esclaves pour la plupart.

L’empire vint. Césarisme, centralisation, tyrannie, il eut ces trois mots pour devise. Le fisc impérial ruina les collèges d’ouvriers, les riva à leur condition, leur défendant d’abandonner, même pour un seul jour, le territoire de la ville, et les forçant à travailler là, ou à s’enfuir dans les bois.

Or, comme le principe suprême de l’existence d’une société est la liberté d’allures, de séjour, de voyage, de travail, il est évident que les collèges d’artisans eussent été entièrement ruinés et que le despotisme impérial eût eu pour unique résultat de les anéantir et de les disperser, si, par une tactique habile, que l’internationale imite aujourd’hui, une société secrète n’eût existé, puissante, admirablement organisée, côte à côte avec les collèges qui la revêtaient d’une existence officielle.

Il est certain, en effet, que les collegiati, outre leur vie publique, soumise à des règlements approuvés par l’État, possédaient une vie occulte qui ne relevait de personne et qui ne fut point trahie. L’association put donc subsister, protégeant avec efficacité le travailleur, alors que tout le monde la supposait éteinte. Et c’est d’elle-même que naquirent les confréries, origine des corporations, ainsi que nous le verrons plus loin.

Il ne faut pas l’oublier, le christianisme réhabilita le travail, et ce fut pour honorer l’humble ouvrier que le Rédempteur voulut avoir un charpentier pour père nourricier ; ce fut pour honorer le travail qu’il y voua ses mains divines pendant son enfance et sa jeunesse.

Depuis le christianisme, l’homme a marché sans cesse vers une expression plus complète de sa dignité de citoyen libre. L’Église a été le seul moteur de tout affranchissement, et c’est alors que le monde refusait d’entendre sa grande voix, qu’il se replongeait dans les ténèbres de l’ignorance et de la barbarie.

Non seulement elle faisait de l’église et du monastère un lieu d’asile, mais elle voulait que le laboureur fût sacré quand il touchait le manche de sa charrue. Un concile réuni à Caen, en 1042, déclara que pendant la trêve de Dieu, c’est-à-dire du mercredi soir au lundi matin, il était défendu spécialement de dévaster les terres et d’enlever les bestiaux.

Le concile de Rouen, en 1096, édicta des défenses plus sévères encore, si bien qu’en Normandie, assaillir un homme à la charrue, fut longtemps un crime réservé à la justice du roi et quelquefois puni de mort.

Le pouvoir civil laissait le travail en butte aux persécutions ; le travail demanda aide, appui, protection au pouvoir religieux. Celui-ci ne faillit point à sa mission.

« Tous ceux qui vivent, d’un travail mercenaire, FONT MÉTIER DÉGRADANT, disait le républicain Cicéron. Jamais un sentiment noble ne peut naître dans une boutique. »

« L’invention des arts appartient aux plus vils esclaves, ajoutait Sénèque, lequel écrivait sur une table d’or un Traité de la pauvreté. La sagesse habite des régions plus hautes ; elle ne forme pas ses mains au travail. »

L’Église se souvint que l’apôtre saint Paul avait, au contraire, écrit aux chrétiens de Corinthe

« Laboramus operantes manibus nostris. »

Les premières corporations, les collèges n’existant plus, en apparence du moins, l’Église ne se pressa point de les rétablir, mais elle ennoblit le travail et créa des travailleurs.

Le monde barbare n’ignorait pas, du reste, les avantages de l’association, ainsi que le prouve l’existence des Ghildes scandinaves dont parle M. Augustin Thierry, dans sa belle Histoire du Tiers État ; mais les membres de la Minne (amitié) n’étaient liés entre eux que par l’intérêt matériel, protégés par des serments redoutables, dont la violation était punie d’une façon terrible, que l’on enfreignait cependant trop fréquemment encore.

Il fallait aux corps de métiers un fondement religieux, et c’est par l’établissement des confréries que l’Église commença l’œuvre immense de la réorganisation sociale.

Les ordres religieux, fondés pour le travail manuel presqu’autant que pour la prière, donnèrent l’exemple d’une vie constamment laborieuse, et nul n’ignore que c’est à eux que nous devons la résurrection du monde après l’invasion des barbares.

 

 

II

 

Le Lire des métiers, d’Étienne Boileau, prévôt de Paris vers 1258, renferme tous les statuts des corporations, approuvés par le roi saint Louis, qui toujours aima les classes laborieuses, et tint à honneur de garantir leur constitution par des lois spéciales qu’on nommait des privilèges. Afin de rendre plus clair le texte assez compliqué de ces nombreux règlements, nous les résumerons en ces termes :

Chaque corporation forme une confrérie.

Elle se compose de prud’hommes, gardes, jurés, eswards ou consuls, de maîtres, de compagnons et d’apprentis. Les prud’hommes sont élus par la corporation, ou nommés par le prévôt des marchands. Ils sont les gardes du métier, et surveillent toute la fabrication.

Pour être maître ; il faut acheter la maîtrise au roi, jurer aux saints qu’on ne commettra pas de fraude, faire le chef-d’œuvre et se conformer aux coutumes de la confrérie.

L’apprentissage dure de une à dix années. On peut en racheter une partie, moyennant une certaine somme d’argent.

Le repos du dimanche doit être rigoureusement observé. Voyons à ce sujet le statut des charpentiers de Paris, en 1651 :

« Nous faisons défense et prohibition très expresses, aux jurés, maîtres compagnons et apprentis dudit art, de travailler à tous les ateliers, édifices et bâtiments généralement quelconques, aux jours des dimanches et fêtes, que nous voulons être employés au service divin, conformément aux constitutions canoniques, à peine de 100 livres d’amende. »

La royauté n’eut pas d’action sur les corporations, qui en étaient complètement indépendantes.

Elle se bornait à constater l’authenticité des règlements, à en surveiller l’exécution pour prévenir les procès, à intervenir quelquefois pour améliorer ce que le système des jurandes pouvait avoir de défectueux.

Voyons, maintenant, quelle était la condition du travailleur, et suivons-le dans les différentes phases de sa vie.

Pour entrer comme apprenti dans un corps de métier, il fallait être né de « loyal et légitime mariage ». Le législateur avait voulu, en posant une semblable condition, mettre un frein salutaire à la licence des mœurs. Lorsque l’enfant était orphelin, il entrait dans une de ces maisons d’asile qui avaient remplacé les Orphanotrophia des premiers siècles.

L’hôpital de la Trinité, fondé en 1544, pour les fils des pauvres artisans, était un de ces refuges.

L’orphelin apprenait là un métier, puis quand il arrivait à un certain âge, il entrait comme apprenti chez un maître. Il fallait avoir plus de dix ans et moins de seize pour devenir l’apprenti d’un orfèvre ; quinze, pour être celui d’un charcutier, et ainsi de suite, suivant le plus ou moins de force qu’exigeait la pratique de chaque métier.

C’était une excellente prescription au point de vue de l’hygiène. Le brevet d’apprentissage était passé devant notaire, en présence des jurés.

Il expliquait les devoirs mutuels des deux contractants : soumission, docilité, probité, exactitude, d’une part ; protection paternelle, amour, loyal enseignement de l’autre.

La durée de l’apprentissage était variable : un an chez les jaugeurs ; deux, chez les gantiers et les charpentiers ; trois, chez les peintres, les tanneurs et les boulangers ; six, chez les tapissiers, et dix, chez les patenôtriers d’ambre, au temps de saint Louis. Il n’était pas permis à un maître de prendre à l’essai un apprenti. Celui-ci n’avait pas de gages, mais on lui devait : « boire, manger, feu, lit, chaussure et vêture raisonnable pendant six ans d’apprentissage, et à la fin, lui laisser tous les outils. » Moyennant quarante à quarante-cinq sous, on était dispensé de deux années d’apprentissage.

« Les maitres pouvaient avoir chez eux, dit le statut des charpentiers de 1651, leurs enfants légitimes, neveux et cousins-germains pour tirer de la nécessité les plus proches de leur famille. » – « Si l’apprenti s’enfuit, dit Étienne Boileau, le maître attendra un an avant d’en prendre un autre. » La législation n’était pas bien sévère, et encore le compilateur ajoute-t-il : « En cet établissement, firent li preudomes du mestier pour refrener la folie et la jolivité des apprentiz, ils font grand domage à leurs mestres et à eux-meismes quand ils s’enfuyent ; car, quand li apprentiz est enraié a aprendre et il s’enfuist, un mois ou deux, il oubli quant que il a apris, et insi il pert son temps et fait domage à son mestre. » Les devoirs des apprentis sont d’ailleurs résumés dans la Stromatourgie de Pierre Dupont, éditée en 1632.

Il fait, dans la troisième partie de son livre, l’énumération des qualités et des dispositions nécessaires aux maîtres, compagnons et « apprentifs » ; il exige préalablement la sagesse et la piété dans les uns et dans les autres, et demande de grandes connaissances dans les maîtres, beaucoup de douceur, une vigilance et des soins continuels pour former de bons élèves ; un grand respect, une grande confiance, beaucoup de soumission et d’application au travail de la part des « apprentifs ».

Combien de patrons accepteraient aujourd’hui de semblables conditions ?

Voilà notre adolescent devenu ouvrier. Qu’exige-t-on de lui ? Voici, d’après les statuts des différents corps de métiers, quelles sont ses obligations : ils ne peuvent faire aucun travail pour leur propre compte et ne doivent entretenir aucun apprenti ; ils ne peuvent quitter leur maître sans avoir terminé l’ouvrage commencé par eux, ni avant d’avoir acquitté leurs dettes envers leurs patrons, ni sans avoir obtenu une lettre ou billet de congé ; toute coalition d’ouvriers est sévèrement défendue ; le compagnon qui épouse une fille de maître est affranchi ; il est dispensé du chef-d’œuvre et n’est tenu qu’à une expérience ou examen ; de leur côté, les maîtres ne peuvent renvoyer personne s’il n’y a cause légitime.

En quoi cette situation diffère-t-elle, pour le bien, de celle de nos jours ? Elle admet la liberté de bien faire, et comme l’on n’a pas besoin de celle qui permet de faire le mal, elle supprime une infinité de causes du mal ; elle établit d’une façon catégorique les rapports entre l’ouvrier et le patron, exigeant de celui-ci beaucoup de prudence, de celui-là mainte garantie qu’il croit fort inutile de demander aujourd’hui. Le salaire est réglé suivant les besoins de l’époque ; la dignité des travailleurs est sauvegardée ; les intérêts du maître sont de leur côté parfaitement à l’abri de toute éventualité.

C’est la position assignée à chacun par le bon sens ; pourquoi en voudrait-on sortir ?

Il fallait remplir certaines conditions pour devenir maître. C’est vrai, et c’est là un des plus grands bienfaits des corporations. « Parmi les étonnantes servitudes auxquelles avaient dû se soumettre les infortunés collegiati, ou membres des corporations romaines, dit M. Léon Gautier, il n’en était pas de plus dure que l’obligation où chacun d’eux se trouvait d’exercer le métier de son père et de la transmettre à son fils ; dès l’origine, les corporations chrétiennes échappèrent à cette honte, elles furent libres. »

Pour arriver à faire partie active des corps de métier, il fallait : être né ou naturalisé Français ; posséder une réputation de moralité parfaite parce que les statuts repoussent tout homme « s’il n’est home honeste, de bonne vie et conversation, et qu’autrement n’ait été atteint d’aucun larcin audit mestier, crime, blâme, reproche ou aucun vilain cas digne de repréhension. »

L’aspirant au titre du maître devait ensuite prouver qu’il avait régulièrement achevé ses années d’apprentissage et de compagnonnage ; il était obligé à faire son chef-d’œuvre : une serrure et une clef, s’il était serrurier ; une paire de mitaines en peau de loutre, un gant à porter l’oiseau, s’il était gantier ; une figure de trois pieds et demi de haut, s’il était sculpteur. Il passait enfin un examen, payait au roi son droit de maîtrise, et tout était fini. Plus tard nous reviendrons sur ce droit abusif que demandaient les rois.

La situation du travailleur sous « l’ancien régime » au Moyen Âge surtout, n’était donc point si terrible que l’affirment les détracteurs du passé. Elle est expliquée, un peu poétiquement peut-être, par M. Octave Feuillet, dans un de ses plus beaux livres, et si nous repoussons quelques-unes des assertions de l’illustre écrivain, nous ne pouvons que reconnaître combien il a raison dans ses conclusions.

« Envisagez un instant de bonne foi, dit-il, ce que devait être la vie d’un homme du Moyen Âge et du plus misérable...

« Que de diversions morales à la détresse physique ! que d’intérêts, que de joies, que d’extases qui nous sont inconnues et dont nous retrouvons l’émotion toute palpitante dans les récits de nos vieux chroniqueurs !... Il possédait, cet homme, non seulement dans sa foi, mais dans ses superstitions même, une source intarissable d’espérances, de rêves, d’agitations morales qui lui faisaient sentir la vie avec une intensité que nous ignorons.

« Le monde matériel lui était dur, c’est vrai ; mais il y vivait à peine. Il s’en échappait à tout instant ; si ses pieds avaient des chaînes, son âme avait des ailes, il avait Dieu, les anges, les saints... les magnificences du culte sans cesse déployées sous ses yeux... la vision lumineuse du paradis, toujours entrouverte sur sa tête.... Il avait, à un degré puissant que vous vous efforcez d’affaiblir chaque jour, tous les sentiments naturels, l’amour, le respect, la foi, le patriotisme.

« Ce n’était pas tout. Son imagination était encore occupée, surexcitée sans trêve par le mystère de l’immense inconnu qui l’entourait de toutes parts. Sous son foyer, dans les bois, dans les campagnes, dans la nuit, tout un peuple d’êtres surnaturels qui lui parlait, l’inquiétait, l’enchantait et faisait de sa vie une légende, un roman, un poème continuel d’un intérêt doux et terrible.

« Eh bien ! oui ; cet homme-là, déguenillé, affamé, saignant sur la glèbe, devait être plus heureux dans sa vie et dans sa mort qu’un de vos ouvriers bien vêtus et bien logés, qui savent que ce n’est pas Dieu qui tonne, qui ne croient ni aux anges, ni aux fées, qui travaillent le dimanche, et qui n’ont d’autre fête que l’ivresse morne du lundi. »

Que pourrions-nous ajouter à cet éloquent plaidoyer ?

 

 

III

 

Le président Bigot de Sainte-Croix, dans son Essai sur la liberté du commerce et de l’industrie, le ministre Turgot, dans l’introduction à l’édit du roi portant suppression des jurandes et communautés, montrèrent, contre les corporations, une haine implacable. Il n’entre point dans notre cadre d’examiner successivement toutes les objections portées par ces philosophes à l’envers des corps de métiers, mais nous pourrons en résoudre quelques-unes.

Le système des maîtrises était attentatoire à la liberté des vocations, disaient les mémoires de Turgot ; l’apprentissage des anciens métiers coûtait beaucoup trop cher ; le nombre des apprentis y était trop restreint ; le compagnonnage n’était qu’une servitude prolongée.

Autant d’erreurs !

L’apprenti avait parfaitement la liberté de choisir le métier qui lui plaisait, et n’était point obligé, comme on l’a prétendu, de suivre la même carrière que son père, ce qu’exigeait le fameux socialiste Fourier. L’Église n’aurait pu tolérer une pareille tyrannie de la part de l’État, puisqu’elle enseignait la doctrine de la liberté individuelle.

Si les droits d’apprentissage étaient trop chers, il eût suffi de les diminuer et de les régler par une loi. Il est bien évident que toute institution humaine étant perfectible, chaque phase amenait un progrès.

Quant au compagnonnage, il durait deux ou trois ans pour les aspirants à la maîtrise. Combien, aujourd’hui, restent ouvriers toute leur vie faute d’argent pour s’établir à leur propre compte !

Les droits de maîtrise étaient exorbitants ? Exorbitants n’est pas le mot. Ils étaient assez lourds pour apporter une entrave au libre exercice des métiers. Au treizième siècle, l’ouvrier achetait littéralement le métier au roi, et le roi le vendait à l’un plus, à l’autre moins. Certains métiers s’étaient abandonnés à la royauté, et, au lieu d’acheter à la maîtrise, payaient au fisc une redevance annuelle de six sous environ. Cette redevance s’appelait hauban, et les gens de ces corporations étaient les haubaniers. Les ordonnances de 1581, de 1597 et de 1674 régularisèrent ces impôts. Par exemple, en 1725, les serruriers payaient, une fois données, 243 livres 8 sous ; celui qui avait épousé la fille ou la veuve d’un maître, ne devait que 153 livres 12 sous ; le fils d’un maître ne devait que 94 livres 10 sous.

Remplacez le droit de maîtrise par la patente, et comparez ce que l’on paie aujourd’hui à ce que l’on payait autrefois, d’autant que la patente est fort inégalement répartie. Un négociant de Paris, toutes proportions gardées, paie infiniment moins qu’un négociant de petite ville, et fait pourtant un chiffre d’affaires bien plus considérable.

En favorisant si peu les ouvriers, ajoutait le mémoire de Turgot, vous en diminuerez le nombre. Ce n’eût point été un malheur. Il y aura toujours trop d’ouvriers dans les villes et jamais assez dans les campagnes. La France est pays essentiellement agricole ; ne nous dit-on pas, néanmoins, qu’elle contient encore plus de cent mille hectares de terre en friche, des marais à dessécher, des rivières à canaliser ?

L’agriculture est la mère nourricière d’un pays. Or, depuis la Révolution, l’on a voulu tuer l’agriculture au profit de l’industrie, et si la désertion des campagnes continue, la France, qui pourrait exporter beaucoup de ses produits, au lieu d’importer, sera obligée de demander son bétail à la Suisse, à l’Amérique et à la Crimée ses blés, aux colonies anglaises ses denrées coloniales, ses vins à l’Italie et à l’Afrique.

Il faut qu’il existe une juste proportion entre l’industrie des grandes villes et les labeurs particuliers aux campagnes. Si le second Empire n’avait pas favorisé si malheureusement la désertion des campagnes, nous aurions moins de grèves, moins de troubles, moins d’agitations, et aussi moins de misères à soulager.

Le président de Sainte-Croix allait plus loin. Voici à peu près en quels termes il s’exprime :

« Avec votre police sévère, avec vos lois et l’obligation de votre chef-d’œuvre, vous pouvez produire d’excellentes marchandises, mais trop chères pour le pauvre. La malfaçon est nécessaire pour l’abaissement de tous les prix. L’ouvrier doit avoir la liberté de faire mal, et, si cette malfaçon produit des ventes multipliées, il est d’une bonne administration de l’autoriser et de la soutenir. »

Voilà bien de pitoyables arguments. Si M. le président vivait en ce siècle de lumière, il serait très satisfait de voir et de subir l’application de ces étranges théories ! Nous avons eu, en 1870, un échantillon de cette « liberté de la malfaçon » ; pour être agréable au « pauvre, » le citoyen Gambetta, général distingué, fine fleur du barreau, économiste bien supérieur à Malthus, à Jean-Baptiste Say et tutti quanti, donna des souliers de carton, des habits d’amadou, des fusils de théâtre à nos pauvres soldats.

Cette « liberté de la malfaçon » nous fut véritablement utile... Oui, nous avons ceci de particulier que la probité commerciale est plus rare aujourd’hui qu’autrefois. Il n’est rien que l’on n’ait sophistiqué, falsifié, transformé. Le clinquant, le faux luxe, le « paraître » y trouvent leur compte, et ce sont trois choses fort en honneur parmi nous.

Enfin, l’objection qui a le plus de cours est que les corporations empêchaient la concurrence, « laquelle est l’âme du commerce ».

La concurrence ne profite en réalité à personne, pas plus au consommateur qu’au producteur. Elle amène à des prix trop minimes des objets de superflu, tandis que les objets nécessaires sont maintenus à un taux élevé ; elle encourage par conséquent les dépenses de luxe, cause de ruine pour le pauvre, de démoralisation pour le riche. Elle pousse à la falsification de la marchandise dont la valeur, quand elle existe, est toujours à peu près la même, et que la quantité de production ne fait baisser qu’insensiblement.

Voyons ! mon cher lecteur, votre propre expérience ne vous a-telle pas mis à même d’observer la parfaite vérité de ce que je vous affirme, et ne me dispensez-vous pas d’apporter des preuves plus amples ?

En résumé, le système des corporations, appliqué avec les modifications exigées par l’industrie, le commerce, le genre d’affaires, les besoins de notre époque, serait encore excellent de nos jours, et certainement bien préférable aux associations, compagnonnages ou devoirs par lesquels on a prétendu les remplacer.

La guerre est déclarée, à l’état latent si ce n’est d’une manière ouverte, entre l’ouvrier et le patron, une méfiance réciproque a remplacé la confiance d’autrefois ; le travail, la moralité, les intérêts de l’ouvrier, de même que la sécurité du patron, sont en souffrance ; et cet état de choses ne cessera que lorsqu’on aura démontré à celui-là qu’il n’est pas opprimé, à celui-ci, qu’il n’est pas menacé.

Là encore, il faut une réorganisation, aurons-nous le courage de l’essayer ?

 

Qu’on me permette maintenant de jeter un coup d’œil sur la commune où la corporation vivait. Ce ne Bora qu’une légère esquisse, destinée à compléter et à faire comprendre l’ébauche du premier tableau, en montrant le milieu dans lequel se mouvait l’ouvrier. J’y trouverai l’occasion de dire une fois de plus cette grande vérité, trop méconnue, que l’Église est le grand bienfaiteur des sociétés modernes.

 

 

IV

 

Lorsque les premiers apôtres du christianisme, envoyés de Pierre et de ses successeurs immédiats, pénétrèrent dans les Gaules, ils n’y trouvèrent pas cent villes. Au treizième siècle, on compte déjà deux mille communes. Les cent villes ont été ressuscitées par les évêques ; le reste doit sa vie aux efforts incessants des moines et des rois. L’action des communes est double, ainsi que leur origine. Les petites communes représentent un courant essentiellement conservateur ; le peuple est chrétien, par conséquent probe et vertueux ; on verra, il est vrai, à plus d’une reprise et en particulier au quatorzième siècle, le peuple se révolter contre l’autorité et se rendre coupable d’actes d’une incroyable barbarie, mais alors comme aujourd’hui, le souffle mauvais vient toujours de plus haut.

La résurrection des municipalités par l’affranchissement des serfs et par les chartes communales, l’établissement des bourgeoisies et l’admission définitive du tiers état dans les Assemblées nationales et dans les cours judiciaires, ont été l’œuvre de nos rois. « La bourgeoisie, dit Montaigu, était le droit accordé aux habitants d’un lieu ou à ceux qui leur étaient associés, de jouir, sans conditions, de privilèges communs. » Le relevé des droits accordés à la bourgeoisie nous est donné par La Thaumassière. Ils comportaient :

La décharge de taille servile ; – la permission de vendre ou d’aliéner leurs biens et d’en disposer ; – l’exemption du droit de mortaille, transmission héréditaire de la propriété ; – l’exemption des bans et corvées ; – la garde et tutelle de leurs enfants ; – la permission aux filles et aux femmes de se marier sans le consentement du seigneur ; – le privilège de ne pouvoir être emprisonnés, ni leurs biens pris, pourvu qu’ils donnassent caution d’ester en droit.

« Le bourgeois du Moyen Âge, dit Chateaubriand, ce bourgeois qui reconstruisit la moyenne propriété dans les cités, était un personnage important, souvent appelé à délibérer sur les plus graves affaires de la patrie. Il y avait de grands, de petits et de francs bourgeois ; le bourgeois pouvait posséder certains fiefs. Le nom de bourgeois signifiait quelquefois homme de guerre ; il ne dérogeait point la noblesse ; noble homme, damoiseau et bourgeois, sont des qualités données à une même personne dans des titres du quinzième siècle ; les hommes qui étaient bourgeois de certaines villes se trouvaient dispensés de l’arrière-ban. Les bourgeois de Paris s’appelaient bourgeois du roi. »

De même que la noblesse était le trait d’union entre la royauté et le tiers-état, de même la bourgeoisie était la classe de transition entre la noblesse et le peuple, la classe dirigeante par excellence, celle qui faisait l’opinion, celle qui gouvernait les communes, entrait aux Conseils, composait la magistrature, exerçait les professions libérales, faisait, en un mot, la vie commerciale, industrielle, intellectuelle de la nation.

Et le peuple lui-même était-il si réellement malheureux ? Écoutons ce qu’en dit le savant M. Léopold Delisle, dans ses Études sur la condition de la classe agricole : « Les rapports des seigneurs avec les hommes ne sont point entachés de ce caractère de violence et d’arbitraire avec lequel on se plaît trop souvent à les décrire. De bonne heure, les paysans sont rendus à la liberté ; dès le onzième siècle (l’an 1000) le servage a disparu de nos campagnes ; à partir de cette époque, il subsiste bien encore quelques redevances et quelques services personnels, mais le plus grand nombre est attaché à la jouissance de la terre. Dans tous les cas, les obligations, tant réelles que personnelles, sont nettement définies par les chartes et les coutumes. Le paysan les acquitte sans répugnance, il sait qu’elles sont le prix de la terre, il sait aussi qu’il peut compter sur l’aide et la protection de son seigneur. »

Dans ce retour à la constitution naturelle de la France, qui se manifeste du douzième au quatorzième siècle, on assiste à l’une des périodes les plus intéressantes de notre histoire. Tout grandit avec la royauté indépendante. L’émancipation de la bourgeoisie rend aux habitants des villes, à cette multitude d’affranchis, livrés aux travaux de l’industrie et des arts, de l’agriculture et du commerce, les droits dont les seigneurs avaient seuls joui sous les Carlovingiens. C’est un pas de géant fait vers la conquête des droits politiques. En même temps que les communes recouvrent leurs franchises, on voit correspondre à ce beau mouvement de défense et de protection mutuelle des grandes cités et bourgades du nord, du centre et du midi, les premières associations ouvrières.

Les corporations industrielles s’établissent sous la protection des rois et les bénédictions de l’Église. L’individualisme des classes déshéritées fait place à l’esprit de corps. Tout, dans la société, semble se modeler sur le perfectionnement de l’institution monarchique ; c’est l’unité dans la diversité, cette grande loi de l’univers, du monde physique et du monde moral, qui se réalise par la puissance des principes constitutifs de la France1. En examinant sommairement les institutions constitutives de la France, nous ne voudrions pas nous engager dans des développements que le cadre de ce travail ne nous permet pas d’aborder, et nous nous bornerons à présenter de simples aperçus sur les droits des Français d’autrefois en fait de justice et en matière d’impôts.

Le droit régalien par excellence, avant la féodalité, c’est la justice. Elle émanait du roi, en qui s’incarnait l’ordre social et se personnifiait le peuple, et par sa prérogative fondamentale du droit de sanction, le roi partageait avec les représentants élus de la nation le pouvoir législatif : Lex fit consensu populi et constitutione régis. Pour donner un exemple de l’application pratique de cette maxime, disons que la loi salique, et, plus tard, les Capitulaires de Charlemagne furent rédigés, revus et discutés dans les grandes assemblées des Champs-de-Mars et des Champs-de-Mai. Les lois sont faites séparément pour les différents peuples, pour les différentes classes, pour les corporations. Il faut admettre cette séparation, tout en conservant l’unité et l’égalité des citoyens devant la loi, pour obtenir les juridictions diverses qui doivent régir chacun suivant les mœurs, les usages, les coutumes du pays auquel il appartient, le caractère professionnel qui lui est propre, la solidarité qui l’enchaîne à d’autres individus. Du reste, c’est une maxime du droit naturel que chacun doit être jugé par ses pairs.

Ainsi les Francs étaient régis par la loi des Ripuaires, les Gallo-Romains par le jus romanum, le clergé par le droit canon, de même qu’en code spécial est aujourd’hui établi pour les soldats.

L’impôt doit être consenti par ceux qui le paient : telle est la formule aussi ancienne que la monarchie et qui se trouve aussi bien dans les ordonnances des rois que dans les délibérations des Assemblées nationales, provinciales et communales. Le principe est fondamental. On ne peut le violer sans violer en même temps les lois constitutionnelles. Au temps des rois francs, l’impôt n’existait qu’en ceci : tout le monde contribuait aux frais de la guerre, tout le monde participait aux bénéfices de la victoire, et le roi n’était que primas inter pares, le premier parmi ses pairs.

« Lors du partage des régions, conquises par les Francs sur les Romains, dit M. de Biauzat dans ses Doléances sur les surcharges que les gens du peuple supportent en toute espèce d’impôts, il fut pourvu, sur la masse commune, aux besoins qui pourraient survenir au trône et à l’État, en guerre comme en paix ; on n’imagina pas alors une imposition à répartir sur une seule classe de citoyens. On délaissa l’usufruit des grandes terres aux grands guerriers, à titre de bénéfice, à charge de faire le service militaire à leurs frais, et l’on ne voit nulle part que la classe inférieure en fortune ait jamais consenti depuis à supporter la portion contributoire des riches dans le paiement des charges de nouvelle nécessité. Enfin, cette supposition que le peuple doit supporter seul le poids des charges est incompatible avec le droit national de la France, où l’on tient pour maxime que l’impôt ne peut être « que la portion contributoire de chaque citoyen pour maintenir la sûreté publique et la tranquillité individuelle », et que « le principe constitutif de la monarchie française est que les impositions doivent être consenties par ceux qui les doivent supporter ».

Les passages soulignés sont les termes précis des « Remontrances » du Parlement de Paris du 24 juillet 1787, et d’un arrêt du 5 août de la même année.

Quand on frappait certains impôts extraordinaires, le roi s’engageait à les rembourser au peuple. Ainsi Louis X prit cet engagement au sujet des subsides qu’il obtint de la noblesse et du peuple, en 1315. Mézeray nous apprend d’ailleurs que Philippe V remboursa à la nation cette espèce d’emprunt qu’avait fait son prédécesseur, et les historiens assurent qu’il en retira quittance. Une loi, attribuée au même roi, portait que les impositions ne pouvaient être « incorporées et mises dans le domaine ».

« Il est vrai, dit M. de Biauzat, qu’on a chargé anciennement le tiers état d’un impôt dont la noblesse était exempte ; mais la noblesse payait un impôt particulier et bien plus considérable : elle faisait la guerre à ses frais, ainsi que les églises qui possédaient de grands biens. Les anciennes contributions de ban et arrière-ban attestent cette obligation primitive des propriétaires de fiefs... Il est certain que les ecclésiastiques payaient autrefois un équivalent à ce que le tiers état supporta en taille et qui fut originairement destiné à fournir aux frais de l’entretien des troupes. »

« Il est à savoir, dit Coquille, que d’ancienneté était pratiqué que les évêques de ce royaume étaient tenus d’envoyer hommes de guerre dans l’armée du roi à cause du revenu temporel qu’ils tiennent en fief. »

Il est donc bien avéré que, sous différentes formes, toutes les classes payaient les impôts, les subsides, les aides. Si saint Louis avait dit : « Garde de ne lever jamais rien sur tes sujets que de leur gré et consentement », les États Généraux de 1488 ajoutaient : « Les dits États n’entendent pas que dorénavant on mette sus aucune somme de deniers sans les appeler, mais que ce soit de leur vouloir et consentement, en gardant et observant les libertés et privilèges du royaume. » Enfin, au sein de ces mêmes États de 1488, Masselin s’écria, aux applaudissements de toute l’assemblée : « Si le prince apprend qu’un tribut, même modéré, est devenu inutile, il doit sur le champ en décharger le peuple ; il le doit, c’est un devoir et non une grâce ; le peuple, DANS UNE MONARCHIE, a des droits et une vraie propriété, puisqu’il est libre et non esclave. »

Il est donc aisé de démontrer que les institutions communales n’ont pas survécu à 1789, et que si l’on veut réorganiser la Patrie, il faut, comme l’a dit M. Le Play, cet esprit si grand et si juste, revenir à l’ancienne commune et aux corporations.

 

 

Charles BUET, Les mensonges de l’histoire, 1887.

 

 

 



1 G. Veran : La question du XIXe siècle.

 

 

 

 

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