George Sand et Octave Feuillet

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Conrad BUSKEN HUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Mettons en parallèle, puisque l’occasion nous en est offerte, deux romans, publiés presque à la même date, l’un de George Sand, l’autre d’Octave Feuillet, Sibylle et Mlle La Quintinie, et voyons comment un sujet à peu près analogue est interprété de manière différente, suivant la diversité de génie des écrivains.

La Lucie de George Sand est une seconde édition, revue et corrigée de l’héroïne de Feuillet morte prématurément. Les deux jeunes filles sont catholiques, croyantes, mais chacune à manière. Toutes deux sont aimées par des jeunes gens, qui sont des fils du XIXe siècle. Toutes deux refusent leur main à ce qu’elles appellent l’incrédulité. La Sibylle de Feuillet se rend par son dogmatisme malheureuse sans salut et elle entraîne Raoul dans son malheur irrémédiable ; du moins elle ne survit guère à la conversion de son amant. L’Émile de George Sand ne veut point épouser une femme qui a des croyances religieuses, sa Lucie ne veut point pour mari d’un libre-penseur.

Mlle La Quintinie est sans aucun doute une composition bien supérieure au roman de Feuillet, et si George Sand a voulu prouver au monde qu’elle n’avait à céder le pas à aucun de ses contemporains dans le domaine des lettres, elle a brillamment gagné son procès. Dans le roman de Feuillet, les sentiments de catholicisme, tels qu’ils s’affirment de nos jours, – et c’est de nos jours que la scène se passe, – ne sont représentés exactement par aucun des personnages du drame. Miss O’Neill, la protestante devenue catholique, est une charge mal dessinée, une figure nuageuse aux lignes presque anguleuses. Le vieux marquis de Férias, qui joue, dans sa campagne, le rôle de patriarche et s’occupe le soir de pratiques religieuses, est, si l’on veut, la reproduction fidèle de quelque lord de roman anglais, mais n’a rien d’un membre de la noblesse française, attaché de cœur et d’âme au catholicisme. L’abbé Renaud est un pauvre diable, un prêtre romain, qui n’a pas une goutte de sang romain dans les veines, un mélange de bonté et d’afféterie, d’ignorance et de légèreté, en un mot un représentant indigne de l’Église. Mme de Beaumesnil, la tante de Clotilde, pourrait, sous certains rapports, passer pour le type fidèle de la mégère catholique, mais elle est beaucoup plus mégère que catholique.

Sa religion est tout extérieure, son étonnante dévotion ne découle pas de son caractère. Sibylle elle-même est la création catholique la plus fantaisiste que l’on puisse imaginer et il n’y a que l’imagination poétique d’Octave Feuillet qui puisse avoir fait office du laboratoire de chimie où cet homunculus du sexe féminin a reçu l’être. La vie entière de Sibylle ne fait-elle point penser à quelque sujet organique inanimé, enfermé dans un bocal d’eau seconde ?

M. Vitet, dans sa réponse à l’introduction de Feuillet nomme Sibylle « cette jeune fille, cette Pysché chrétienne, comme égarée dans la molle atmosphère de nos faibles croyances ». Et il ajoute : « La foi des premiers âges est descendue en elle, et telle est l’abondance des grâces qui l’inondent, qu’incessamment elle est comme entraînée à les déverser sur les autres ; de là, ces conversions qu’elle opère autour d’elle dès sa première enfance comme au contact de sa candeur et de sa sainteté ». Voilà qui est dit d’une manière exquise ; mais sous ce langage délicieux se cache une critique. L’objet d’Octave Feuillet n’a pas été de peindre une jeune fille dont on pût dire que la foi des premiers âges est descendue sur elle ». Il a voulu, au milieu du XIXe siècle, mettre en scène la femme vraiment catholique de notre âge, pleine d’amour, mais aussi pleine de foi, pleine de vénération pour l’Église et pour son directeur. Quand on veut peindre les âmes catholiques du temps prisent, on va à l’école chez ces âmes mêmes. C’est le seul moyen de ne pas présenter comme une catholique croyante de notre temps une jeune fille qui convertit son confesseur même et qui n’a au fond pas d’autre croyance et d’autre profession de foi que celle du Vicaire savoyard.

Ce qu’il a fait pour Sibylle, Octave Feuillet, l’a fait également pour Raoul de Chalys, et son ami intime Louis Gandrax. Dans Sibylle, il loue et exalte surtout ce qui précisément nuit le plus au caractère de cette jeune fille, en faisant d’elle tantôt une visionnaire incompatissante, tantôt une petite sotte aristocratique. Au contraire, il fait de Raoul, dont l’originalité se révèle surtout dans ses aspirations religieuses, un impie, et de Louis Gandrax, qui se sent membre d’un ordre moral objectif, il fait un matérialiste et un athée.

On cherchera vainement ces fautes de composition dans le roman de George Sand. Tous les caractères principaux dans Mlle La Quintinie sont peints d’après nature. Ils sont du moins tous vraisemblables. Lucie ne se donne pas pour plus raisonnable qu’elle ne l’est, mais ce qu’elle croit, elle le pense loyalement. Son catholicisme, comme elle, est tout d’une pièce.

Il en est de même de son amant et de l’humanisme de celui-ci. Émile Lemontier est encore trop jeune pour avoir un système à lui ; sa philosophie est provisoirement celle de son père ; mais ses convictions ont néanmoins crû et grandi avec lui. Il ne veut point que, dans le cœur de sa femme, l’amour religieux et l’amour humain puissent se trouver aux prises ; le mariage est pour lui une chose sacrée, un sanctuaire. Dans ses entretiens avec Louis, et dans sa première liaison avec le mystérieux Moréali, cette idée le domine toujours, toute sa nature d’homme se confond avec elle.

Moréali : cette trouvaille seule suffirait à prouver la supériorité du talent de George Sand. Moréali est le catholique ardent, le zélateur fervent, l’apôtre inspiré du prosélytisme. Il déplore les signes d’incrédulité et de mondanisme au sein de sa propre Église, mais il aime cette Église de toute son âme. S’est-elle écartée du droit chemin, il veut l’y ramener, il veut être son réformateur. Elle est sa fiancée, sa promise, son amante presque ; et il peut difficilement se figurer que dans une âme remplie d’une amitié plus que fraternelle pour une femme, il puisse y avoir place pour l’amour auquel Dieu peut prétendre. En un mot, George Sand a vu et compris que si l’on veut, dans le roman français contemporain, traiter la question catholique, mettre aux prises la passion de l’amour humain avec la croyance religieuse, la nature avec le dogme, l’humanisme moderne avec le catholicisme actuel, il faut présenter ce dernier avec tout ce qu’il a en propre de notre temps, dans toute sa force et dans toute sa dignité. Si le romancier manque de puissance, s’il n’a qu’une science incomplète, s’il puise ses conceptions dans son imagination, il doit tendre toujours à ne prendre son point de départ que dans la réalité.

Il y a dans le roman de George Sand, abstraction faite du genre, de beaux dialogues et de beaux épisodes. Parmi les premiers je signalerai surtout la conversation d’Émile avec Moréali. Aux derniers appartient la lettre du père d’Émile à Henri Valmaire, sur les jeunes gens du temps présent, sur la génération des Childe-Harold qui a succédé à la génération des Lauzun. Je cite encore la lettre où Henri Valmaire dépeint le caractère du général La Quintinie, le père de l’héroïne. Ce portrait est un chef-d’œuvre. Et c’est un des faits les plus prodigieux de notre siècle que de voir une femme déjà sexagénaire, qui a déjà écrit plus de soixante romans, trouver de nouveaux caractères, et peindre chacun d’eux en un style d’une si désespérante perfection.

« Nous avons tous passé l’après-midi à Turdy pour y fêter le retour de Mlle La Quintinie dans ses pénates. Je ne vous dirai rien de ce qui s’est passé entre elle et Émile, parce qu’en ce moment, il est, j’en suis bien sûr, occupé à vous l’écrire, ensuite parce que je crois qu’il ne s’est rien passé du tout. Nous avons été tous fort guindés et presque glacés, par la présence d’un nouveau personnage, le général La Quintinie, père de la jeune personne, un être fabuleux en vérité, et auquel je ne puis penser sans rire tout seul en face de mon encrier, en dépit du sérieux de mes réflexions sur tout ce qui vous préoccupe. Je crois que c’est une réaction nerveuse contre la gravité qu’il m’a fallu soutenir toute la soirée.

« Je m’explique à présent l’épithète d’imposant qu’un jour, avec un certain sourire moqueur, le vieux Turdy appliquait à son genre en parlant de lui à Émile et à moi, avec éloge. Figurez-vous le général un homme de soixante ans, un ancien beau de 1830, très dévasté par les campagnes d’Afrique, un brave, un lion parfaitement incapable, et que de notables fautes ont relégué définitivement, dit-on, dans les emplois pacifiques et honorables. Ce guerrier naïf croit que quelques marques imprudentes de regret par les princes d’Orléans ont entravé sa carrière et il passe sa vie à justifier de très honnêtes sentiments dont il voudrait bien se faire un héroïsme politique. Cela est difficile à concilier avec l’enthousiasme qu’il proclame pour le gouvernement actuel ; mais j’ai remarqué souvent, et l’histoire du siècle en témoigne, qu’il y a pour quelques hommes un code tout spécial de fidélité militaire, particulièrement pour les hauts grades. Servir la patrie est un grand mot qui implique un magnifique devoir, celui de la défendre contre l’ennemi du dehors, quelle que soit la couleur du drapeau. Sans aucun doute, M. La Quintinie a ce principe dans le cœur et le mettrait volontiers en pratique ; mais il est de ceux qui adorent tous les pouvoirs quels qu’ils soient, et qui font, des hommes qui se succèdent sur les trônes, une galerie de fétiches également regrettables mais également autorisés à se chasser les uns les autres. Ainsi le général est à la fois légitimiste, orléaniste et bonapartiste, ce qui ne l’empêche pas d’avoir quelquefois une parole de sympathie pour le général Cavaignac, à cause des journées de juin 1848.

« Ce qui le fascine, c’est l’autorité et ce qu’il appelle invariablement la vigueur. Ainsi les princes d’Orléans avaient de la vigueur, le général Cavaignac a eu de beaux moments de vigueur et l’empereur Napoléon III est un homme de vigueur. Quant aux légitimistes, ils prennent place dans sa considération à cause de la vigueur de leur principe qui est d’arracher l’anarchie des esprits, comme le souverain d’aujourd’hui a la vigoureuse mission de réprimer l’anarchie des évènements. Je ne sais pas si les souverains font grand cas de ces admirations banales, ni si elles leur sont véritablement utiles ; mais je sais que le général La Quintinie est le plus ennuyeux apologiste du pouvoir que j’aie jamais rencontré. C’est là, j’imagine, le mauvais côté, le côté excessif de l’esprit militaire. Le fétichisme outré de la discipline doit produire ces types, exceptionnels, je l’espère, d’enjouement aveugle pour toutes les causes qui triomphent. Le général La Quintinie est un modèle du genre.

« Il faut vous dire, pour excuser ce sabreur, que s’il a beaucoup fait brûler de poudre en sa vie, il n’en a pas inventé le plus petit grain. Je le crois d’une bonne foi parfaite dans ses inconséquences, et le grand cas qu’il fait de lui-même ne doit d’ailleurs pas lui permettre de s’interroger et de se reprendre sur quoi que ce soit. Cette foi en sa propre infaillibilité se trahit dans la raideur et l’aplomb de toute sa personne. Son cou est ankylosé, à coup sûr, par la majesté du commandement. Il coupe son pain avec une dignité hautaine, il avale sa côtelette d’un air féroce, il ne touche à son verre qu’après l’avoir regardé d’un œil menaçant, et si son fromage se permettait de lui résister, il lui passerait son sabre au travers du corps. Son œil blond lance des éclairs sur les paltoquets qui se permettent d’avoir une opinion quelconque avant qu’il n’ait émis la sienne. Il a avec le vieux Turdy le ton bref et rogue d’un caporal parlant à un conscrit. Sa voix rauque a la prétention d’être tonnante et les vieux domestiques de son beau-père prennent devant lui des poses de volaille effarouchée. Mlle Lucie n’a pourtant pas l’air de le craindre, et le grand-père, qui ne manque pas de majesté, le traite poliment de crétin sans qu’il s’en aperçoive. Il se pourrait bien que ce pourfendeur au service de toutes les causes gagnées fût dans son intérieur le plus doux et meilleur des hommes. »

 

 

 

II

 

 

Mais si sous bien des rapports la palme de la victoire appartient à Mlle La Quintinie, tout le monde convient que Sibylle est plus riche en détails. Octave Feuillet est le prince des romanciers français de la jeune génération, et son roman de 1863, – M. Louis Vitet l’a dit avec raison, – est, en dépit de ses défauts, un fleuron à sa couronne. Ni dans la Petite comtesse ni dans le Roman d’un jeune homme pauvre, on ne trouve une telle abondance de pages brillantes. Les grands parents paternels de Sibylle, le comte et la comtesse de Vergne, vieux mondains du beau monde parisien, sont des types parfaits. La page où la comtesse se relève de son insignifiance, et épanche son cœur de femme devant le vieillard impitoyable, sarcastique et goutteux que le monde appelle son mari, est frappante d’éloquence. Non moins éloquente, et en outre sublime comme une ode, est la tirade de Raoul dans la petite église de Ferias, lorsque Sibylle le poursuit de ses récriminations et qu’il lui reproche de n’avoir point dans son cœur la corde de la bonté. Le contraste entre les caractères de Clotilde et de Blanche, de Raoul et de Gandrax, est également saisissant. Ce sont des créations qui révèlent une main de maître. Clotilde est peut-être de trop près une répétition de la Dalila, de Feuillet lui-même dans le roman de ce nom ; ses sentiments pour Louis Gandrax rappellent peut-être de trop près ceux de la princesse italienne pour le compositeur qui est son amant. Mais Blanche est une figurine de femme tout originale et toute captivante, une de ces charmantes têtes féminines qui ne se trouvent que dans la galerie de Feuillet. La scène où elle coiffe Sybille de sa propre main pour la conduire avec elle à la soirée de Mlle de Guy-Ferrand et la présenter à l’homme qu’elle aime elle-même secrètement mériterait d’être découpée et encadrée. Si l’auteur s’était contenté de nous donner son héroïne tout simplement pour ce qu’elle était, un être fantastique égaré par hasard dans notre temps, un Lavater féminin sans dada phrénologique, un composé d’idées romanesques mêlé de sympathie aristocratique et d’une grande dose de sentiments religieux ; s’il s’était borné à nous montrer comment un tel caractère de femme, mis en contact avec un homme comme Raoul de Chalys, une âme qui se cherche, une nature antidogmatique, artiste par goût et pas le moins du monde apôtre, devait se sentir à la fois attiré et repoussé ; comment la rencontre fatale de deux cœurs si ressemblants et pourtant si diamétralement opposés, devait subir les chocs les plus violents, chocs qui auraient en toute autre circonstance pu aboutir à une réconciliation, mais qui, étant donné les faits, devait déterminer nécessairement une catastrophe tragique ; si, en un mot, le romancier était resté romancier et s’il n’avait point, pour plaire à l’impératrice Eugénie, ou pour obéir à tout autre mandat impérial impératif, essayé d’enlever au prêtre une tâche qui ne peut être confiée qu’à un ecclésiastique, Sibylle pourrait être compté parmi les plus beaux et les plus attachants des romans français de notre époque.

La faveur du Second Empire a lié ou brûlé l’un des deux talents littéraires les plus pleins de promesses, Edmond About. Faut-il que l’autre, Octave Feuillet, soit également dévoré par la faveur impériale. À en juger d’après ses antécédents, il n’y a point de crainte à avoir de ce côté, About est plus vivant, plus coulant, plus spirituel. About est un satirique et en outre un très charmant conteur. Témoin la Grèce contemporaine, son meilleur livre. Ils sont rares ceux qui peuvent jouer avec tout un royaume comme un chat avec une souris. Les étudiants de Paris ont sifflé About et l’ont un moment moralement conspué, uniquement parce qu’il avait écrit un drame médiocre et qu’il s’était posé en champion de l’Empire et en panégyriste du prince Napoléon. Il serait toutefois à souhaiter que la jeunesse parisienne montrât moins de goût pour les chansons révolutionnaires, sanguinaires ou vengeresses, et fît preuve de plus de discernement à l’égard de sa victime, dont elle oublie évidemment les remarquables qualités.

Le père d’Émile Lemontier dans le roman de George Sand écrit à Henri Valmaire : « Du talent tu en as ; mais qui n’en a pas aujourd’hui ? tous les jeunes Français savent faire un livre, comme toutes les jeunes Italiennes savent chanter un air, comme tous les jeunes Allemands du temps de Werther savaient jouer de la flûte. Ah ! cette flûte allemande, je la regrette bien, elle était si candide. » Comme avis paternel, le mot est encourageant, mais un monde d’étudiants où l’on crie : « Il veut manger du Bonaparte, le lion du quartier Latin ! » n’est point le monde où l’on joue mélancoliquement de la flûte allemande. D’ailleurs on ne peut nier qui l’auteur de la Question romaine et de Mariages de Paris, sans parler de tout le talent commun à la jeunesse française, a des droits et des dons qui n’échoient en partage qu’aux rares élus.

Octave Feuillet n’a pas mis jusqu’ici le pied sur le terrain de la politique et c’est la première raison, sinon la plus importante, de la durée de son succès. Son soleil n’a pas décliné comme celui d’About. Il est impérialiste mais pas systématiquement, pas dans l’art. Il brûle un peu d’encens sur l’autel du jour, mais aussitôt la cérémonie finie, on ne le voit plus, on n’entend plus parler de lui. C’est là le moyen d’aller loin, hélas ! et de vivre longtemps. Mais sa plus grande prérogative consiste en ce qu’avec moins d’esprit, il a une profondeur qu’on ne trouve point dans les écrits de son rival. Il scrute jusqu’au fond certaines vices de l’état social de son temps. Les souffrances de certaines âmes n’ont pour lui ni voiles, ni secrets. L’étude d’une partie de ses contemporains qui appartiennent aux sphères supérieures ou au monde des artistes l’a conduit à des découvertes surprenantes. Sans être le moins du monde misanthrope, il met en pleine lumière certaines parties cachées, certains états aimables ; mais il connaît aussi des travers, il connaît des séductions, il connaît des péchés, qui n’existent point pour un observateur superficiel, ou ne peuvent être observés et ne sont observés que par un esprit attentif connaissant les hommes. Ces dons d’observation l’élèvent au rang des moralistes, il est l’apôtre de quelques âmes très élevées et très nobles ; et il remplit ce rôle d’autant mieux qu’il n’en a pas toujours conscience. Aussi peint-il admirablement les cercles et les caractères avec lesquels il vit familièrement comme chez lui. Son style laisse à désirer sous le rapport de la sobriété, de la transparence, mais sa manière artificielle paraît si naturelle que ses phrases et ses tournures les plus étudiées semblent ne lui avoir coûté aucun effort.

Le roman catholique – j’entends le roman où il est question de catholicisme et non celui qui est écrit par des fervents et des croyants – ne me paraît toutefois, quel que soit le talent de ses auteurs, pas propre au succès en France, à moins que ceux qui cultivent ce genre ne se décident à prendre pour modèle George Eliot et à peindre comme elle la vie cléricale ou catholique sans esprit de parti. Lacordaire, d’abord avocat, puis dominicain ; Lamennais devenu républicain rouge après avoir écrit l’Essai sur l’indifférence, Ernest Renan de séminariste transformé en critique indépendant ; Eugénie de Guérin tenant le journal de ses prières pour le salut de l’âme d’un frère passionnément aimé ; Chateaubriand, écrivant triomphalement à ses amis : « On me cite pourtant en chaire comme un Père de l’Église » – si l’on voulait sérieusement prendre la peine, – combien d’état d’âmes d’avant et d’après la seconde moitié du XIXe siècle ne trouverait-on pas en France, à étudier au point de vue religieux idéalisé par l’art. Et Victor Hugo lui-même n’a-t-il pas fourni la preuve qu’un talent français, même de première grandeur, peut ne pas avoir le sens religieux qui convient à un écrivain catholique. Sœur Simplice, dans le premier livre des Misérables, se distingue par certains traits de catholicisme fidèle, mais elle ne peut compenser ce qu’il y a de faux dans le portrait de Mgr Bienvenu. Il a fallu en effet plus que du courage pour oser nous présenter ce théologien moderne sublimé comme le modèle d’un évêque catholique et apostolique romain.

Au reste, quand bien même un romancier français réussirait à présenter certains caractères de la vie cléricale sous des dehors passables, sous une lumière convenable, ce que l’on appelle la vie théologique est si peu familière en France au grand public que l’on n’y peut trouver le sujet d’un roman, à moins que ce ne soit une œuvre subjective ou une œuvre de parti. La littérature française n’a donc rien gagné à l’entrée de George Sand et d’Octave Feuillet dans cette voie. Nous n’avons ici aucune révélation nouvelle de l’art, aucune expression d’un besoin profond et sérieux, rien qu’un jeu d’esprit et c’est tout. La France, penchée sur le roman théologique de deux de ses écrivains aimés, cet intérêt inaccoutumé accordé à des œuvres inaccoutumées, n’est-ce pas là le signe d’une société enchaînée, et partant avide de toute espèce de distraction ?

 

 

Conrad BUSKEN HUET.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Sixième série, Tome premier.

 

 

 

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