Des symboles
par
Thomas CARLYLE
Quelle éloquence et quelle poésie sauront célébrer ces bienfaisants effets de l’absconsion : le Silence et le Secret ?
Des autels leur pourraient être dressés (si notre époque dressait encore des autels) pour un culte unanime ! Le silence est l’élément dans lequel les grandes choses se combinent pour pouvoir ensuite émerger parfaites et majestueuses au grand jour de la Vie que désormais elles devront régir. Non seulement Guillaume le Taciturne, mais tous les hommes de valeur que j’ai connus et parmi eux les moins diplomates et les moins stratégistes s’abstenaient de caqueter de ce qu’ils créaient ou projetaient. Je dis plus, toi-même au milieu de tes mesquines perplexités personnelles, retiens seulement ta langue pour un seul jour : au lendemain combien plus clairs t’apparaîtront tes buts et tes devoirs ! Quels débris et quel fatras ces muets ouvriers auront-ils déblayés en toi cependant que l’intrusion des bruits extérieurs était exclue. La parole est trop souvent, non, comme le définissait ce Français, l’art de cacher sa pensée, mais l’art plutôt d’étouffer et de suspendre toute pensée au point qu’il n’en reste plus à dissimuler. La parole aussi est belle, mais ne vaut pas son contraire ; selon l’inscription suisse : Sprechen ist silbern, Schweigen ist golden (la parole est d’argent, le silence est d’or) ou pour traduire mieux, à mon goût : la parole est le Temps, le silence l’Éternité.
Les abeilles ne travaillent que dans l’ombre ; la pensée ne travaille que dans le silence ; la vertu ne travaille que dans le secret...
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Frère de ces incalculables influences de l’absconsion, et apparenté à des choses plus hautes encore, apparaît le merveilleux appareil des Symboles.
Dans un Symbole il y a à la fois absconsion et révélation ; ici donc, par les effets simultanés du silence et de la parole, surgit une double signification ; et si, à la fois, la parole est haute et le silence digne et noble, de quelle force d’expression ne sera pas leur union ! Ainsi, en mainte devise peinte ou simplement en quelque emblème sigillaire, la plus universelle Vérité se dresse devant nous éclatante d’une toute nouvelle emphase.
Car c’est ici que l’imagination, avec son mystérieux pays de merveilles, pénètre l’exigu et prosaïque domaine des sens et s’y incorpore. Dans le Symbole propre il y a toujours, plus ou moins directement et distinctement, quelque incarnation, quelque révélation de l’infini ; car l’infini est tel qu’il se fond avec le fini, qu’il se dresse visible et pour ainsi dire saisissable en lui.
Par les Symboles donc, l’homme est guidé et régi, rendu heureux ou misérable ; de tous côtés il se trouve enclos de Symboles, qu’il les reconnaisse ou ne les reconnaisse pas pour tels : l’Univers n’est qu’un vaste Symbole de la divinité ; qu’est l’homme lui-même si ce n’est un Symbole de Dieu ? Tout ce qu’il fait, n’est-ce pas symbolique ? une révélation perpétuelle aux sens de la force mystérieuse et dieudonnée qui est en lui ! un évangile de liberté que lui, le Messie de la nature, annonce selon sa puissance par l’acte et par la parole ? Il n’élève pas une cabane qui ne soit l’incarnation visible d’une idée ; il témoigne visiblement de choses invisibles, mais demeure, au sens transcendantal, symbolique en tant que réel.
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Oui, mes amis, ce ne sont pas nos facultés de logique et de mensuration qui nous régissent : notre faculté imaginatrice est la Reine de notre être ; je pourrais dire la Prêtresse et la Prophétesse qui nous mène aux hauteurs célestes ou bien la Magicienne ou la Fée qui nous leurre aux abîmes infernaux. Quoi ! même pour le plus abject des sensualistes, que sont les sens si ce n’est l’instrument de l’imagination, la coupe où elle boit ?
Toujours, fut-ce dans la plus terne des existences, il y a une lueur d’inspiration ou de folie, rayon entré de l'Éternité ambiante et qui vient irradier de ses propres couleurs notre petit îlot de Temps ! L’intelligence est bien ta croisée – trop limpide tu ne la saurais rendre – ; mais l’imagination est ton œil avec sa rétine colorante, saine ou morbide...
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C’est dans et par les Symboles que l’homme conscient ou inconscient vit, travaille, existe ; et ces époques demeurent les plus nobles qui surent le mieux reconnaître la valeur des Symboles et qui les prisèrent le plus haut. Car un Symbole pour celui qui en a la vision, n’est-il pas toujours une révélation plus ou moins obscure ou claire du Divin ?
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Quand un Symbole a une signification intrinsèque, est en soi digne que les hommes se rassemblent autour de lui ; que le divin se manifeste aux sens ; que l’Éternité rayonne avec plus ou moins d’intensité sous l’image du Temps ; oh ! alors, il est bon que les hommes se rassemblent autour de lui et qu’ils adorent, unanimes, devant un tel Symbole, et ainsi de jour en jour et d’âge en âge qu’ils ajoutent à sa toujours nouvelle divinité.
De cette catégorie sont toutes les vraies œuvres d’art : en elles (si tu sais discerner l’œuvre d’art d’un ouvrage artificiel) tu distingueras l’Éternité regardant au travers le Temps – le divin rendu visible !
Tu es bien petit, me disant « que le sceptre royal n’est qu’un morceau de bois doré » et que « le Pyx est devenu une boîte ridicule et sans valeur marchande » ! – Ah ! je te pourrais nommer, moi, un vrai Magicien si tu évoquais en ces objets de bois la vertu divine qu’ils eurent un jour.
De ceci, en tout cas, sois persuadé : si tu veux planter pour l’Éternité, fouis profondément dans l’abîme des facultés infinies de l’homme : dans son imagination et dans son cœur ; et si tu veux planter pour le jour et pour l’année, sème à fleur de ses facultés superficielles, de son égoïsme et de son intelligence arithmétique, ce qui, mon Dieu, y voudra pousser.
Un Hiérarque, oui, un Pontife du Monde sera celui-là, le Poète et l’Inspiré créateur qui, prométhéen, saura façonner de nouveaux Symboles et prendra un nouveau feu au ciel pour nous le livrer à jamais.
Thomas CARLYLE.
Paru dans la revue Entretiens politiques et littéraires, en 1890.