Pour Jean-Louis Barrault

en l’église Saint-Pierre de Chaillot

le 25 janvier 1994

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

le Père A.-M. CARRÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le prêtre qui vous parle est, comme plusieurs d’entre vous sans doute, lié d’amitié avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud depuis une quarantaine d’années. Je leur rendais visite, et nous nous retrouvions aussi en des heures étonnantes, lorsqu’ils voulaient bien tous deux m’accompagner lors d’une conférence afin de lire des textes qui illustraient mon sujet.

Quel que fût ce sujet, nous évoquions souvent une scène du Livre de Christophe Colomb, de Paul Claudel, qui nous avait bouleversés. L’équipage de la caravelle qui vogue vers les terres inconnues aperçoit soudain, en plein océan, un marin encordé à une épave. On le hisse à bord et on le presse de questions : « Marin, marin, y a-t-il un autre monde ? Est-ce qu’il y a un autre monde ? » Mais l’homme meurt sans parler. Or Claudel avait introduit dans sa pièce un personnage extraordinaire : « l’Explicateur », qui tient les spectateurs au courant de ce qui se passe. Cette fantastique présence est celle de l’Esprit Saint qui nous assure de l’existence d’un autre monde.

Jean-Louis était profondément croyant. Sensible à toutes les réalités du créé, il connaissait la lutte intérieure du chrétien, tiré du limon de la terre, en proie à certains enlisements et se défendant contre eux. Une après-midi, nous inspections la salle d’un théâtre en vue de la soirée où je traitais, avec Jean-Louis et Madeleine, des Routes qui mènent à Dieu. Comme le directeur prévoyait une large audience, la fosse d’orchestre débordait de chaises. Je me plaignis. Alors, Jean-Louis Barrault : « Mais non, ils verront très bien, il suffit que la tête dépasse », et il ajouta, avec un sourire complice : « C’est comme pour la conversion ! »

Lui qui avouait un jour : « Mon violon d’Ingres, c’est le surmenage », savait garder une part de « vie silencieuse » où s’ouvrait « sa fenêtre sur Dieu ». Il répondait ainsi à un journaliste qui l’interrogeait sur sa foi. Il ajoutait que, pour rejoindre Jésus, il passait par l’Ave Maria qu’il appelait « ma petite bicyclette ». De la Vierge il disait : « Je garde une tendresse pour elle, je suis hanté par son regard. Elle a fait partie du grand drame, elle seule a tout vu en profondeur ; le drame resta dans ses yeux, la tragédie de la souffrance et de la vie. Elle est la mère de la nouvelle vie. »

La puissance de séduction de Jean-Louis était telle que j’ai pu, grâce à lui, aborder certains auditoires appartenant à des milieux divers, où beaucoup, à première vue du moins, étaient en quête d’autres voies que celles qui mènent à Dieu. Il dépassa mon attente au moins à deux reprises. Lors du centenaire de la mort du Père Lacordaire, je lui proposai la lecture de plusieurs textes. Il s’acquitta de la tâche avec son grand talent. Mais il se surpassa dans le passage (difficile à accueillir) d’une conférence de Notre-Dame où le Père Lacordaire parle de l’enfer. Il fallut attendre une longue minute pour que le public, bouleversé, éclatât en applaudissements. Mon émotion fut grande aussi lorsque, au terme d’une soirée consacrée à saint François d’Assise, je le trouvai en larmes dans sa loge.

Certains frères de notre couvent de Toulouse se rappellent peut-être ce premier dimanche de carême où très peu de place nous avait été laissée sur la plus haute marche de l’autel. « Puisque tant d’étudiants et d’étudiantes apprécient ce genre de prédication, écrivit François Mauriac, quelques jours plus tard, le père Carré devrait inviter, la prochaine fois, Brigitte Bardot... » Je pris la mouche et allai m’expliquer avec Mauriac, avenue Théophile-Gautier. La réconciliation ne tarda pas.

L’homme se trouve, disait Jean-Louis Barrault, dans trois situations : ce qu’il est, ce qu’il croit être, ce qu’il veut paraître. Et tout le théâtre s’articule là. Qu’il se manifestât comme acteur, metteur en scène, mime, responsable d’une Compagnie dont les spectateurs espéraient des miracles, il estimait que seul le don total de soi lui permettrait de faire face. Lorsqu’il disait don de soi, c’est d’une attitude quotidienne qu’il s’agissait. Un de ses livres s’intitule : Saisir le présent. Madeleine et lui, tous deux orphelins de père dans leur enfance, déclaraient qu’ils ne cessaient de lutter contre les peines et les douleurs passées en cherchant à vivre pleinement l’aujourd’hui que Dieu leur donnait.

Pendant huit ans, la Compagnie Renaud-Barrault fit merveille au Théâtre d’Orsay. Jean-Louis me fit visiter les coulisses et me montra les chiffres inscrits sur toutes les poutres : « C’est lorsqu’il faudra déménager, m’expliqua-t-il. Nous sommes des nomades. On finit toujours par nous mettre à la porte »... Cette fois, malgré le nouvel effort tenté au Palais de Glace, la blessure ne devait pas guérir.

Cependant, l’élan de la passion permit à Jean-Louis Barrault de savoir rendre grâces. Voilà un peu plus de huit ans, il n’écartait pas les questions précises de La Croix L’Événement : « Sur ma tombe, je voudrais un seul mot : “Merci.” À la fois “merci” et “mercy” : merci et miséricorde. Oui, me répétait-il, merci à Dieu d’être né. Merci à Madeleine, à la tendresse. Et mercy, délivrance pour les âmes captives. »

 

 

 

Père A.-M. CARRÉ, Reçois-les dans ta lumière,

paroles pour des amis, Cerf, 2000.

 

 

 

 

 

 

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