Pour Nadia Boulanger
en l’église de La Sainte-Trinité
le 26 octobre 1979
par
le Père A.-M. CARRÉ
Nadia Boulanger était une grande vivante, et notre deuil serait plus grand si nous ne savions, de la certitude même de la foi, qu’elle a rejoint les plus grands vivants que sont nos morts.
M’exprimant au nom de ceux qui, depuis bien des années, ont connu et aimé Nadia Boulanger, je sais bien que je ne serai qu’un porte-parole malhabile. Cependant, si d’autres que moi pourront dire de façon exacte quel fut son service de la musique, comment au moins ne pas témoigner de la passion qu’elle eut pour son art, et non seulement de cette passion, mais de son ouverture d’esprit, de sa curiosité à l’égard de toute recherche, de tout commencement. La musique contemporaine lui doit beaucoup, car elle aimait ce qui est en train de naître.
Son influence s’est exercée très au loin de nos frontières : il suffit d’évoquer le Conservatoire américain, et je suis heureux de saluer parmi les concélébrants un prêtre américain qui fut élève de Nadia Boulanger.
Elle ne perdait jamais de vue les assises classiques de la musique, et elle favorisa grandement notre compréhension par exemple de Bach et de Monteverdi. Mais que de perspectives neuves elle ouvrit à tant de gens, tant de musiciens, je pourrais dire tant de pays : l’Amérique, l’Angleterre, la Pologne, la Russie ! En cela elle fut comprise, aidée, discutée parfois, aimée. Et comment aurait-elle pu ne pas soulever de controverses, alors qu’elle menait, au cours d’une vie très longue, un combat difficile, finalement couronné d’un extraordinaire succès ?
Parmi tant de soutiens hautement fidèles, comment ne pas signaler celui de la Principauté de Monaco. Aussi je tiens, Monseigneur, Madame, à vous saluer respectueusement en ces instants de communion.
Mais qui dit Nadia Boulanger ne dit pas seulement influence sur la musique, ouverture à la musique contemporaine, accomplissement dans les domaines de l’art : elle sut se donner aux autres. Si elle a renoncé à ses dons de compositeur, ce fut en faveur de sa sœur Lili Boulanger dont elle nous fit connaître des œuvres admirables. Elle avait un culte pour sa sœur, et certains qui sont ici se souviennent des Messes que nous disions ici, dans la chapelle de la Vierge, pour le repos de sa mère à qui elle ne cessait de songer, et puis de sa chère sœur si éprouvée, Lili.
Elle s’est vouée aux autres, comme professeur, et elle fut un pédagogue génial. Génial, pourquoi ? Parce qu’elle avait non seulement ce qui est nécessaire à tout professeur, la patience, l’attention à autrui, mais ce quelque chose que tous lui reconnaissaient : une espèce de divination. Elle mettait ses élèves au service de la musique sans doute, elle voulait qu’ils fussent les serviteurs de la musique, mais selon leurs dons propres, selon ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient devenir. Elle avait l’art de saisir intuitivement ce que chacun portait en soi de talent. Et si un pédagogue génial a ses méthodes, sa manière à soi de conduire un être dans la compréhension de l’art, il est plus grand encore lorsqu’il parvient à déceler chez autrui les prémisses du génie.
C’est un des anciens élèves de Nadia Boulanger qui dirige en ce moment l’ensemble des chanteurs et des instrumentistes qui ont voulu participer à cette Messe. Ils m’ont dit qu’ils étaient là en leur nom, mais aussi qu’ils avaient l’impression de chanter, de jouer, en notre nom à tous, dans la ferveur de la reconnaissance.
Maintenant va avoir lieu la prière finale qui soulève l’âme dans un élan d’espérance. Le prêtre donnant l’absoute encensera, bénira ce corps qui a été baptisé, confirmé et qui connaîtra au jour de la Résurrection la plénitude de la gloire. Nadia Boulanger était animée d’une foi profonde, et les prêtres qui participent à cette eucharistie furent auprès d’elle les témoins de cette foi. Oserai-je les remercier, ces prêtres, d’avoir si bien compris celle pour qui nous prions, de l’avoir entourée, aidée, et aussi de l’avoir admirée ? Peu à peu, dans la vie de Nadia Boulanger, la fatigue apparut, les épreuves de santé se multiplièrent jusqu’à la perte quasi totale de la vue. Or, ce qui fut merveilleux c’est qu’elle accepta tout cela, non point sans souffrance, mais avec simplicité et courage, la simplicité et le courage d’une véritable enfant de Dieu.
Certes, le Seigneur lui fut fidèle, et elle savait qu’elle pouvait compter sur Lui durant toute son existence. Cependant, je viens de trouver sous la plume d’un de nos plus grands écrivains, une idée qui me semble avoir ici sa pleine justification : « Dieu réserve ses plus grandes grâces pour la fin, comme s’il voulait faire de la dernière saison un printemps plus beau que le premier. »
Oui, pour qui garde son cœur ouvert et ses mains ouvertes, l’automne de la destinée terrestre cède la place à ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce que l’imagination de l’homme ne peut pas inventer, et qui est l’éternel printemps de Dieu.
Père A.-M. CARRÉ, Reçois-les dans ta lumière,
paroles pour des amis, Cerf, 2000.