Tragédie dans le monde
TOME PREMIER DE « NOTRE RÉVOLUTION »
par
Gérard de CATALOGNE
1941
PRÉLUDE
AUX JEUNES HOMMES DE TOUS LES PAYS
À la manière d’un précédent illustre, c’est à vous que je songe, jeunes hommes de tous les pays, en publiant « NOTRE RÉVOLUTION ». Je livre ces essais à vos réflexions, à la fois avec angoisses et un extraordinaire détachement. Parce que des millions d’êtres s’interrogent sur la légitimité de leurs croyances, nous n’avons jamais pu vivre comme Renan ou comme Anatole France, écrivant un bonnet sur la tête et chaussé de pantoufles épaisses. Malgré cette cuirasse que nous essayons de créer contre tout ce qui est faible et fragile, nos forces de tendresse et nos puissances de sentir restent intactes en même temps que nous retrouvons la route de la fraternité humaine, que nous sentons le fond des êtres et des choses. Il y a sept ans, à un banquet organisé en l’honneur de François Mauriac, élu à l’Académie Française, l’auteur du « Désert de l’Amour » saluait dans les disciples qui l’entouraient « la Génération de l’espérance ». L’heure est venue de concrétiser ce souhait et de se tourner vers des réalités impérissables, pour défendre un monde et une culture, qui « nous a fait ce que nous sommes ».
Quel que soit donc le continent, c’est la lutte pour gagner son pain, sauver sa maison et épargner des désastres à ceux qui vous sont chers. En un mot, il s’agit pour l’esprit de sortir de l’impasse où nous ont acculés vingt siècles de civilisation. Peu à peu, chacun retourne à la réalité, qui efface toutes les défaillances, pour rétablir les communications intellectuelles que l’on croyait rompues. Telle est la tragique aventure et ce qui explique le désespoir de certains d’entre nous. Parce que l’humanité s’enfonçait plus profondément dans sa nature, parce qu’après des tentatives stériles elle s’est crue dispensée d’une morale, nous avons assisté à un effondrement de toutes les valeurs. De même qu’il n’y a pas de poésie sans monde sensible et de romanesque sans inquiétude, il ne peut y avoir de libération que dans un effort de purification totale. La singulière bassesse des personnages nous offre l’incessant spectacle d’un mal social, d’une infinie déficience intérieure, d’une carence des âmes. Jamais on n’avait encore vu une complaisance si aveugle et si servile, une tolérance si honteuse pour les fautes et pour les plaies d’une société élevée dans la foi de la liberté anarchique. Car s’il ne s’agit pas d’être confondus avec ces intègres insupportables, purs de toute compromission et dont l’intransigeance suffit à faire échouer les tentatives les plus belles, il nous reste cependant la faculté de ne pas prostituer notre vie, de ne pas accepter toutes les abdications, de ne pas favoriser quelques nouvelles fuites de conscience. Méfions-nous des Dandins sûrs d’eux-mêmes, de ces charlatans bénévoles et empressés, qui sont à la remorque de toutes les entreprises malsaines de démission collective, de cette foule de bien-pensants, séduits par les bénédictions intéressées des magiciens suspects et qui ignore que la paix véritable est la conséquence d’une volonté ascétique continue et ne s’obtient pas, en suivant l’ondulation du grouillant moutonnement, à l’aide de n’importe quel subterfuge. Abstenons-nous des coteries qui collectionnent les tableaux en faillite, de ces clientèles de quelques formules toujours trahies par les faits, de ces troupeaux faciles et dociles où les médiocrités trouvent leur refuge. Partout le spirituel déborde le temporel. Ce qui se voit, se touche, se boit, se mange, tout ce qui est pitance quotidienne, voilà ce qui compte, tandis que la majorité bannit le devoir comme un bagage trop lourd et accepte cette pauvreté voulue d’idées, qui tend au néant et confine à la dégradation.
Si donc j’ai écrit ce livre, jeunes hommes de mon époque, c’est pour vous permettre, avec mes modestes moyens, de collaborer par l’étude et par la pensée à cette « société de douleurs », dont parle Bossuet, en attendant la fin de la tourmente. Je parle en témoin dont le devoir est d’évoquer des problèmes d’une importance capitale pour les dirigeants, pour les créateurs et pour les artistes. En rappelant quelques axiomes et en cherchant à en tirer des conclusions exactes, nous espérons parvenir à l’établissement d’une harmonie à base de justice et de vérité. Sur un continent qui ne manque ni de magie ni de mystère, nous sommes à la recherche des règles éternelles du bien, du beau et de l’ordre, loin de ces types de médiocrité bourgeoise qui se confinent, la vie durant, dans les habitudes sans grandeur et dans les gestes sans amour.
Notre idéal et notre souci de servir exigent autre chose que l’espoir de simples mesures temporaires, alors qu’il est utile de resserrer les liens entre les hommes, de simplifier les rouages, sans rien sacrifier ni de l’individu, ni de l’autorité, ni des obligations du temps présent. Ces préoccupations font partie de cet ensemble de certitudes qui ne peuvent mourir, tant que nous essayerons de mettre les évènements à leur place et à leur rang. Tel est le sens des principes que nous cherchons à faire reconnaître, cette volonté d’agir et de vivre, que nous tentons de décrire dans NOTRE RÉVOLUTION, pour entonner un jour ce chant de confiance, en vue de la plus riche moisson qui se prépare.
Voilà pourquoi, jeunes hommes, cet ouvrage a besoin de votre appui et que son avenir sera à l’image du vôtre ; sur cette terre où nous errons, faisons en sorte d’entendre les voix qui proclament la vanité des rebellions, le néant des entreprises de domination et la joie de ces êtres qui mettent en commun les bonheurs et les peines et participent à ce destin en pleine lumière, constitué à l’image même de l’infini.
PREMIÈRE PARTIE
Tragédie dans le monde
Les Fils de la guerre
Les catholiques connaissent la parabole de l’enfant prodigue, et les lettrés savent que M. André Gide a brossé sur ce thème une allégorie où il symbolise la première inquiétude de l’adolescence en éveil. L’écrivain imagine, en effet, que celui qui revient dans la maison paternelle possède un jeune frère, insensible aux discours, aux conseils qu’on lui donne et désireux lui aussi de pratiquer les mêmes expériences et de connaître les mêmes douleurs. « Je ne cherchais pas le bonheur – que cherchais-tu ? – Je cherchais qui j’étais. » – Ce dialogue concrétise d’une manière parfaite l’état d’âme, non seulement des jeunes gens d’aujourd’hui, mais de tous ceux qui devant les incertitudes de l’existence se questionnent et se demandent ce qu’il y a de vrai dans le grand mystère qui les entoure – « Ah ! Je peux donc te le dire à présent ; c’est cette soif que dans le désert je cherchais. »
Et voilà pourquoi le romantisme est éternel, même quand il devient social, qu’il existera toujours tant qu’il y aura des adolescents pour souffrir, pour aimer et pour savoir ; voilà pourquoi, tandis que certains resteront à consoler les parents, d’autres partiront en quête de l’aventure qui les attend, à la recherche d’un idéal souvent imaginaire.
Qu’importe d’ailleurs, puisque l’humanité vit d’autant de pain que d’exaltation, puisque les rêveries nous servent d’aliments quotidiens, puisque la vie n’est possible que si l’on s’efforce de la dépasser, de la transfigurer, puisque la réalité n’est jamais qu’un point de départ, un moyen d’aller de l’avant vers une délivrance impossible.
Si la révolution chrétienne a préparé la venue d’un homme nouveau, la guerre de 1914 a fait naître une philosophie jusqu’alors inconnue, et par delà les coups de revolver de Sarajevo nous pouvons entendre les discours de Lénine, les tumultes hitlériens et les chants des fascistes. Dans la moitié du monde, c’est aujourd’hui la jeunesse qui commande, et si les chefs d’État sont parvenus à installer en Espagne, au Portugal et ailleurs, un régime d’autorité, c’est surtout parce qu’ils ont su exprimer à un moment donné les idées, les passions, les besoins d’une génération. Un régime n’est pas une dictature quand il est soutenu par une foule qui l’encourage et l’acclame. Or, il est aujourd’hui certain que Franco et Salazar sont au faîte de la puissance, parce qu’ils ont su constituer une phalange d’hommes décidés, unis et fanatisés par un certain nombre de principes, par une nouvelle conception du monde.
Cent millions de jeunes gens, nés après 1905, déambulent aujourd’hui à travers les routes et les villes d’Europe, ne connaissant rien d’autre que leurs conducteurs, leur patrie, leurs idées. On est donc bien obligé de se demander ce qu’il y a derrière ces associations, si fortement organisées et militarisées.
Les crises économiques précèdent toujours les changements politiques ; c’est là une vérité stricte, suffisamment mise en évidence par le spectacle du désarroi mondial. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes que ceux d’autrefois et les rôles que l’on désire remplir ne consistent point à faire figure de héros idéaliste, de rêveur désabusé ou de poète utopiste. Paysans, ouvriers, petits bourgeois ont été obligés par les circonstances de mettre de côté un ensemble de traditions, un certain nombre de principes, qui sont devenus complètement démodés et qui n’ont plus cours à notre âge de fer. Un immense drame s’est joué dans les steppes de l’Eurasie comme dans les montagnes bavaroises ou dans les champs milanais. Déconcertés par les évènements, désemparés par un effondrement moral et matériel, sans direction, démunis du support familial, les élèves se mirent à la dure école du réalisme, d’où ils pourraient tirer une règle de vie.
En un certain sens, ils sont vite devenus des barbares qui, ayant souffert du froid, de la faim, de l’abandon, du chômage, étaient prêts à risquer n’importe quoi pour sortir de la misère et parfois de la honte. Une anarchie s’étalait comme un poison subtil, comme une « ivresse sans vin », et un nihilisme total apparaissait comme la seule porte de sortie possible, entre une population affamée et une armée à réformer. On attendait de nouvelles lumières, des guides nouveaux, en un mot, des maîtres pour la reconstruction future.
La personnalité classique de l’être humain s’évanouissait. Or qui dit classicisme dit hiérarchie et il ne faisait d’ailleurs aucun doute que la notion même de civilisation avait disparu dans la tourmente. Si le marxisme a connu après le grand conflit une vogue inaccoutumée, c’est qu’il apportait une solution à un problème essentiellement économique. À un ensemble de populations qui étaient démunies de nourriture, de vêtements, parfois même de logements, il était inutile de venir parler de culture, d’esprit à sauvegarder, d’âme à sauver. La douleur physique les avait transformés en révoltés, en insurgés, qui refusaient catégoriquement de s’incliner devant l’ordre établi et qui rêvaient de détruire un édifice social, ne correspondant plus aux nécessités du temps présent. Quand nous lisons les romans qui nous viennent de Moscou, de Berlin, nous nous rendons compte que cette société n’est plus la nôtre. Les livres d’Otto Flake, de Bruikner, de Kaestner, de Fibich, montrent des êtres complètement hostiles à nos pauvres valeurs bourgeoises et nous donnent le spectacle d’un univers en transition que l’on peut « tenir tour à tour pour le terme apocalyptique de l’ère chrétienne ou pour le prélude obscur d’un âge nouveau ». Toute armature spirituelle a disparu dans une communauté où l’on a détruit à la base la véritable analyse intellectuelle et les élans personnels.
Mais lucidité est synonyme de justice et nous devons reconnaître que cet état de choses, si éloigné de notre mentalité et de notre caractère, nous a rendus par ailleurs d’immenses services. Il nous a forcés à nous interroger sur le bien-fondé de notre philosophie et à nous demander en quelle mesure les coutumes suivies étaient conformes à la charité. Souvent les idéologies que nous servons avec ostentation sont loin de recueillir une adhésion unanime et tandis que nous les considérons comme des fétiches immuables, il est assez heureux d’apprendre que sous d’autres cieux notre adoration serait considérée comme un sacrilège. Ces changements de mœurs nous donnent une leçon d’humilité et nous forcent à réfléchir. Nous avons souvent trop tendance à croire que nous avons raison, que nous nous trouvons dans la bonne voie ; les choses ne sont pas aussi simples que certains le voudraient et le problème de l’homme vivant est aussi angoissant que la question d’une résurrection des morts. Notre dignité c’est de chercher, car la vérité souvent complexe ressemble à l’oasis dans le désert ; on croit y parvenir alors que les mirages et les illusions nous assaillent. Nous sommes des voyageurs ; tâchons de le rester dans la loyauté, loin des verbiages, des mensonges, des laideurs. Nous en avons besoin pour nous méfier des metteurs en scène et pour trouver la réalité essentielle.
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1924... J’avais alors dix-huit ans et je vivais dans ce Paris de l’après-guerre, en faisant bien entendu tout ce que je voulais. Âge vraiment unique et par là exceptionnel, parce qu’il ne reviendra plus, âge où les natures les plus étriquées se laissent parfois aller à des élans inhabituels de générosité, âge où les contraires se rencontrent, où les antagonismes se multiplient et se manifestent parfois dans un cynisme incompréhensible, parfois dans un altruisme générateur d’amitiés très fortes et souvent indéfectibles. Notre adolescence, c’est la plante sauvage que nous nourrissons et à laquelle il nous plaît de revenir de temps à autre pour nous désaltérer, nous rafraîchir, nous souvenir.
Aujourd’hui l’âme du lycéen que j’étais s’est évaporée comme ces gouttes de rosée qui se transforment lentement sous l’impulsion des vents, du froid et des saisons. Mais notre vie intérieure se développe. Rien ne change : seule notre inquiétude s’est changée en goût de l’aventure et pour expliquer notre époque penchons-nous sur notre génération comme un médecin auscultant un malade, comme un confesseur écoutant un pénitent, comme un psychologue étudiant de l’histoire vivante.
De tout temps, en effet, les cadets n’ont pas cessé de s’interroger pour « faire le point », tandis que les aînés avec plus ou moins de bonheur essayaient de comprendre l’âme incertaine des jeunes gens.
Il y a une quinzaine d’années, frappés de leur indiscipline apparente, de leur perpétuel changement et surtout du snobisme de quelques-uns, des Aristarques au cœur malade, prenant prétexte de la morbidité de certains anormaux, avaient vite fait de les condamner en bloc. Un nouveau mal du siècle était, paraît-il, apparu ; le culte de l’instant avait trouvé de nouveaux disciples : la vie était devenue un paysage vu d’un compartiment de chemin de fer et dans les chapelles provisoires de jeunes fidèles venaient adorer la déesse Sensation.
On nous représentait inaptes à accepter le monde tel qu’il était, désireux d’abolir le temps et l’espace par l’usage des stupéfiants, trop heureux enfin quand un décevant suicide ne venait pas mettre un point final à des existences inutiles.
Sans doute, les critiques qui avaient écrit à propos de ces romans ou de ces confessions se sont tous bien gardés de généraliser ; dans d’autres milieux, le tableau que l’on étalait complaisamment ne ressemblait en rien à la réalité. Elle existait en effet, cette jeunesse, dont la générosité et l’étincelle du dévouement donnait une auréole de force à la vie nationale. À la profession de foi des « Cahiers du Mois », « Dix-Huitième année » de Jean Prévost, à « la Révolution de 19 » d’André Chamson, nous opposerons ces autres lignes, signées elles aussi de jeunes écrivains et joyeusement acceptées par des centaines de jeunes gens.
« Intellectuels, oui, nous l’avons été, nous le sommes résolument par notre goût des choses de l’esprit, notre curiosité d’une culture étendue, notre horreur des spécialisations et par la confiance que nous faisons au développement de l’esprit chez l’enfant et le jeune homme. Nous n’avons jamais cru qu’être heureux pût nous empêcher d’être réalistes. Être réalistes, n’est-ce point partir des faits pour en aboutir à d’autres que nous modifions ou que nous créons en dehors de toute idéologie. »
Qu’on ne leur objecte point que l’enthousiasme est une nourriture creuse, un mot bien vague ; sans lui il ne resterait qu’à s’abstenir, à démissionner, à se retirer dans une existence hautaine. Dès que l’on entre dans l’action, il faut lui apporter un optimisme de principe, la confiance que l’effort tenté aboutira ; malgré les difficultés on doit passer outre, on espère.
Car « les jeunes hommes d’aujourd’hui » sont de leur époque, fermement, sans aucune faiblesse et bien loin de ces héros de romans dont on veut faire les représentants de la jeunesse en général. Mais est-ce leur faute s’ils ont été élevés sans instruction morale ? Comment peuvent-ils posséder des convictions sans tache alors qu’elles font défaut à la plupart de leurs parents ? Malgré les conseils superflus, ils resteront les fils et les héritiers « d’une civilisation qu’ils n’ont pas faite » et leurs prétendus censeurs ont beau jeu pour confondre les prémisses avec les conclusions, les antécédents avec les conséquences.
Si leurs pères eux-mêmes ne sont plus très convaincus de la bienfaisance de certaines idées, si, adolescents, ils n’ont trouvé qu’une indifférence méprisante, si nous assistons journellement à des péchés contre l’esprit, à des hérésies individualistes, est-il généreux de jeter l’anathème sur une jeunesse livrée à toutes les influences et que des circonstances inévitables n’ont pas armée suffisamment pour les luttes où « le galimatias leur apparaissait comme une religion, tandis que la trahison envers la patrie comme une vertu ».
Le conflit européen ne fut pas seulement « quatre années de grandes vacances » et la formule désormais célèbre « la guerre ce sont nos parents » a tout au plus la valeur d’un paradoxe sans prolongement et sans justesse. Pour avoir vécu longtemps en compagnie de leurs mères, vu la plupart de leurs pensionnats transformés en hôpitaux, descendu plusieurs nuits de suite dans les caves de leurs immeubles, les jeunes de ce temps-là ont gardé de cette atmosphère un pli amer définitif. Obligés par les évènements à prendre tout de suite l’existence au sérieux, de la considérer comme une lutte perpétuelle, ils ont compris très vite la nécessité de la force. Leurs aînés furent vainqueurs dans la vie guerrière. Ils ont voulu être vainqueurs dans la vie tout court.
La guerre ! mais ce fut toujours de l’héroïsme ! Collégiens de quinze ans, les conversations qui intéressaient ces écoliers se rapportaient à la durée du conflit ; en imagination ils se voyaient déjà soldats de dix-huit ans, accroupis dans la tranchée, meurtris de blessures et couverts de gloire. C’est sous ce signe, le signe du sacrifice instinctif, qu’ils ont goûté l’âcre saveur de l’adolescence.
Demandant un jour à un de mes camarades pour quelles raisons profondes il passait ses jeudis et ses dimanches à surveiller les enfants d’un patronage, alors que sa fortune pouvait lui permettre de faire le bien sans mettre la main à la pâte, celui-ci me répondit : « Il faut que je me fasse pardonner ma condition de jeune homme riche. »
Phrase symbolique à laquelle je pense souvent. On a toujours besoin de se faire pardonner quelque chose et s’il est exact que les lycées renferment des passionnés et des charnels, il n’en est pas moins vrai que les tares n’étaient pas si prononcées, ni les pensées si honteuses. Le monde, disent quelques-uns, a commencé à notre naissance, mais les mobiles de l’âme humaine ne varient point à l’infini ; seules changent les modes et quelques techniques. Il existe parfois dans l’histoire des courants si importants qu’ils changent d’une certaine manière l’évolution de notre vie normale. La Réforme, la Renaissance, la Révolution française ont été quelques-uns de ces courants, et c’est pourquoi en entrant dans la vie, la jeunesse actuelle a eu le spectacle d’une culture amorale, qui développait et favorisait spontanément les parties inférieures de son être ; personne ou presque personne ne songeait à donner des solutions à des problèmes d’où dépendait le bien-être de la société et les théoriciens de l’équilibre contemporain, après avoir remplacé l’esprit traditionnel du catholicisme par un individualisme d’origine protestante, bouleversé la philosophie en y introduisant le rationalisme, s’entendaient pour faire descendre la vérité jusqu’à eux par des considérations utilitaires à base de pragmatisme. Tout cela a donné naissance à des personnalités bizarres et scrupuleuses, à des êtres mystérieux qui n’ont pas eu d’enfance.
La génération de l’après-guerre a pris contact avec la vie, a commencé à se rendre compte de ce qu’elle représentait, juste au moment où les évènements devenaient graves, où les foyers étaient déserts, où la vie familiale se transformait sous l’influence des circonstances.
Un jour les parents commencèrent à parler d’un conflit possible ! Celui-ci était pour nous, les petits, associé à nos jeux dans la cour du collège, à des panoplies militaires, à la revue du quatorze juillet à Longchamp, où nous pouvions admirer la tenue des soldats en pantalon rouge. Du jour au lendemain les blessés commencèrent à affluer, les taubes survolèrent Paris, les alertes se succédaient aux alertes et le soir, appuyé à la fenêtre de ma chambre, j’interrogeais le ciel tandis que les projecteurs de la Tour Eiffel dressaient dans la nuit des immenses lueurs blanches et plongeaient la ville entière dans une atmosphère d’apocalypse ; l’âme des aînés se transformait peu à peu et au bout de quelques mois prenait l’habitude de vivre en temps de guerre.
Après quatre années, la lutte prit fin et nous étions devenus des jeunes gens.
Mais à la différence de nos aînés notre état d’esprit était, de beaucoup, plus intellectuel et plus réfléchi ; tandis que notre égoïsme ne nous permettait pas de nous oublier, notre orgueil nous défendait contre la déchéance. Notre intérêt était ailleurs ; jamais les jeunes gens n’ont été plus sérieux qu’entre 1920 et 1930 ; notre défaut consistait à ne pouvoir limiter notre activité ; restreindre notre curiosité et notre impatience avait quelque chose d’infini : tout voir, tout entendre, tout connaître, tout comprendre, telle était notre ambition et les obstacles qui surgissaient pour contrecarrer notre volonté, nous les détruisions sans pitié, inconsciemment.
La lutte pour la vie apparaît sous un jour de plus en plus utilitaire ; il y a une vingtaine d’années, un jeune homme commençait par une situation modeste, qui se développait normalement et augmentait peu à peu ; tous acceptaient cet état de choses et il était habituellement admis que la fortune arrivait au bout de plusieurs années de labeur, de privations et d’économies.
L’après-guerre, avec son dédain des médiocrités, son culte de la vitesse, a faussé complètement ces distinctions, l’essentiel était de gagner le plus rapidement possible de quoi se satisfaire ; la plupart du temps on ne regardait pas au choix des moyens et la vie contemporaine était dominée par le sentiment de ménager à tout prix les apparences et d’agir pour que ces dernières correspondent le plus possible aux réalités.
Cet état d’esprit ne pouvait manquer d’avoir sur la formation des jeunes gens une influence déplorable. Ils ont souvent hérité des défauts de leurs aînés en négligeant de prendre leurs qualités. Convaincus de la nécessité de se faire une place de choix, ils entreprenaient les aventures les plus téméraires. La misère d’aujourd’hui ! Ils sentaient bien qu’elle serait plus effroyable pour eux que pour leurs parents et, devant la perspective des dangers qui les guettaient, ils se jetaient avec frénésie dans le travail. Le grand moteur restait donc l’argent et il ne s’agissait point de se rendre compte de la beauté ou de la laideur de ce sentiment : il suffisait de le constater et les intéressés le faisaient avec d’autant plus de désinvolture qu’ils n’avaient pas conscience d’être responsables d’un état de choses qu’ils subissaient en l’assimilant à un fardeau, à une gêne, à un déséquilibre.
Ils avaient en effet la prétention d’entrer dans la lice avec une certaine force de caractère, une maturité personnelle, et dans quelques années se posera un problème d’une acuité indiscutable, quand ils seront sur le point d’être remplacés par la génération qui les suivra. Comment élever nos fils ? se demanderont-ils, en se souvenant de ce que fut leur jeunesse. Ceux qui ont guidé leurs premiers pas et qui les ont instruits ne se sont pas rendu compte des différences qui les séparaient : ils sont devenus des hommes du jour au lendemain sans passer par les stades successifs, et de cette coupure brusque ils ont gardé une nostalgie lucide ; d’un côté ils faisaient figure d’esprits forts ; de l’autre ils regrettaient de n’être pas tout simplement des enfants capricieux et libres, gamins et frondeurs, ignorant les chagrins, les difficultés et les besoins.
Il ne leur a pas été permis de nourrir des illusions sans lendemain ; l’existence leur parut trop difficile pour pouvoir se payer le luxe de perdre leur temps et ils sentaient bien qu’ils seraient broyés sans pitié, s’ils ne prêtaient point attention aux choses qui en valent la peine ; le long cortège des exigences quotidiennes leur inspirait une crainte salutaire ; ils comprenaient que le moment était venu de ne pas dépasser certaines limites, de ne pas franchir certaines barrières. La réflexion tuait chez eux la spontanéité des gestes et ils ont ainsi gagné non pas d’être moins sincères mais d’être plus vrais et plus normaux. Rien ne leur échappait ; les choses et les gens se classaient dans leur esprit selon un ordre immuable, qui changeait bien rarement. Ils redoutaient les compromis tout en sachant à l’occasion les rechercher et ils jugeaient les gens sans indulgence, les mettant à leur place véritable.
Le désordre de leur éducation, un avenir matériel, qui apparaissait sous les plus fâcheux auspices, le doute jeté sur les véritables raisons de vivre, ont tourné cette génération vers un pragmatisme tout personnel, ce qui ne l’empêche point d’être tourmentée par un idéal, d’aspirer au rêve, de rechercher l’absolu, de désirer s’évader des contraintes du monde pour atteindre la grandeur.
Ce que ne veulent pas comprendre nos anciens, quand ils nous reprochent notre position réaliste devant la vie, c’est d’abord que ce réalisme est notre sauvegarde contre le désespoir, que nous l’avons enfoncé à grand-peine, douloureusement, farouchement dans notre peau et qu’il est parfois pour nous une dure obligation : mais nous ne serions pas des hommes si nous n’étions pas aussi sortis du sillon de leur routine : nous serions des dégénérés : la succession qu’ils nous laissaient au fur et à mesure qu’ils reculent vers la mort est lourde ; elle se compose d’éléments et comporte des problèmes qui seront nôtres et qui seront inédits ; ils le sentent bien mais ils ne peuvent se décider à l’abandon de leurs chères petites erreurs ; ils ne peuvent concevoir que nous souhaitions nous servir le moins possible du patrimoine politique, qu’ils nous laissent, mais il est des guenilles qu’il faut se résigner à quitter. Le rythme de la vie a décuplé de vitesse et changé de mesure. Ils ne suivent pas le mouvement.
On parle volontiers de notre sécheresse, de notre matérialisme, de notre positivisme, et on oublie trop qu’avant d’être des jeunes gens nous avons surtout été des remplaçants : les remplaçants de ceux qui sont partis en 1914 pour ne plus revenir et dont nous avons été obligés de prendre prématurément la succession. Fallait-il nous laisser mener par nos illusions ou bien choisir une ligne de conduite qui nous permettrait de nous soumettre à la réalité pour mieux la dominer ? Des années d’incertitude, de tâtonnement, ont passé et ont donné naissance à un combat terrible, aux données contradictoires, générateur de malentendus. Nous ne désirons paraître ni meilleurs ni pires que nous sommes et il est assez fréquent de constater que le goût de l’ordre, le mystère de l’au-delà, la question religieuse sont au premier plan des préoccupations de la jeunesse actuelle. Une sorte de respect humain seule empêche d’introduire dans les conversations habituelles ces notions supérieures, que souvent nos aînés méprisent ou qu’ils ont fini par oublier.
Ce que nous voulons ? Nous dépouiller tout d’abord de ces formules redondantes qui encombrent la pensée actuelle, nous empêchent de prendre une connaissance exacte de la réalité et essayer ainsi de sauver l’être même de notre personne pour mieux la défendre et nous assurer qu’elle existe ; si nous jugeons souvent l’héritage idéologique qu’on nous a légué un peu lourd et par certains côtés superflu, c’est que nous sentons le besoin de nous débarrasser de principes sociaux périmés, dont le seul intérêt est de restreindre notre activité, de ralentir nos élans et de retarder la solution des problèmes.
Dans l’état actuel du monde, une immense vague de révolte s’est levée contre les illusions dangereuses ; à des questions précises il faut des solutions nettes. Les jeunes gens d’aujourd’hui souhaitent l’éclosion d’une existence vraie où ils sauront s’assimiler peu à peu tout ce qui est humain pour en tirer des éléments qui s’adapteront sans cesse avec nos exigences intellectuelles, morales et religieuses !
Une révision des valeurs, de toutes les valeurs est donc indispensable. La déclaration de guerre de 1914 a sonné le tocsin d’une foule de sophismes et les transformations nécessaires ont été facilitées par le spectacle des ruines qui nous entourent : la tâche que nous devions entreprendre, elle est désormais accomplie grâce au « grand dérangement ». Mais la vérité est que certains jeunes hommes de dix-neuf cent trente ont souffert d’une maladie de l’âme ; l’agnosticisme, le naturalisme, l’angélisme ont remplacé les traditions séculaires. Amputés, atrophiés, indifférents à nos origines, à notre avenir, ils n’avaient même plus le courage de chercher le chemin du salut et ils s’étaient débarrassés de Dieu en agissant comme s’il n’existait point.
On nous racontait que la France s’était faite par hasard et peu à peu nous étions amenés à nous demander si l’unité territoriale et nationale n’avait point été le fait d’une pensée ferme et si cette figure avait été dessinée au jour le jour, sans plan conçu et sans principe directeur. Nous avions lu dans Taine que « tous les siècles d’une nation sont les feuillets d’un même livre », et avec inquiétude nous commencions à nous interroger pour savoir si une belle réussite littéraire ou artistique n’était point le produit d’une culture : la culture gréco-latine, et d’une civilisation : la civilisation française. Nous ne croyions qu’à l’esprit et avec Pierre Lafue nous constations lentement « la médiocrité de la réalité individuelle ».
Aussi, après avoir confondu l’idée de discipline avec l’idée d’esclavage, le bonheur avec l’assouvissement des besoins, nous avons enfin compris l’actualité de certaines vérités éternelles ; le visible atteste l’invisible, le relatif appelle l’absolu, la métaphysique détrônera la physique. Assez d’individualisme, d’ostentation, d’attitudes. L’essentiel est de limiter sérieusement notre action, de nous assigner un but possible, car rien n’arrêtera notre élan. Nous savions bien, hélas ! que notre solitude ne comporte aucune exception, mais nous possédons d’autant plus de courage et notre fierté est d’autant plus grande que nous n’avons aucune illusion sur ceux qui nous ont précédés et qui nous ont aidés tout d’abord à prendre pied dans l’existence. On nous avait fait perdre, par la douceur de la vie bourgeoise, le respect de la pensée en même temps que le culte de la vertu. On avait voulu nous démontrer que le monde était d’un bout à l’autre de l’animalité, « sans haut ni bas, sans beauté, sans laideur ». En pleine connaissance de cause, nous sommes devenus des juges et c’est pourquoi, à l’exemple de Péguy, nous marcherons seuls ; « puisque nous avons raison, puisque nous sommes justes, puisque nous sommes vrais, commençons par marcher, continuons par marcher, finissons par marcher ».
Le temps des confusions
Depuis l’armistice de 1918, les différentes révolutions qui se sont succédé sur la planète ont mis à la mode les aspects variés de l’économie politique. On se passionne pour la cause du prolétariat, on discute sur les méfaits du capitalisme et dans les salons mondains, entre une tasse de thé, un cocktail et des petits fours, c’est à qui s’ingéniera à donner son avis sur la stabilisation du dollar, la crise mondiale, les conflits imminents et les dictatures contemporaines. Ne nous y trompons pas cependant ; les jeunes gens aux lunettes d’écaille et aux larges pantalons, les jeunes filles modernes aux « sports » suggestifs, comme les pères de famille aux discours pessimistes et les douairières aux visées matrimoniales, ne se préoccupent guère de connaître les causes véritables de leurs ennuis provisoires ; vous pouvez leur déclarer que l’heure de la grande pénitence étant venue, il s’agit de prendre son mal en patience, de connaître les causes pour prévoir désormais les effets, nul ne prêtera attention à vos observations. Mais si vous aimez tenir des discours ennuyeux, voir le sourire goguenard, entendre des murmures désapprobateurs, vous pouvez ajouter d’un ton léger que tout cela relève plus du spirituel que du temporel.
Il y a quelques années, je me trouvais à Deauville et mon attention fut attirée par une magnifique Rolls Royce qui faisait l’admiration des passants et des baigneurs. M’étant approché pour mieux contempler la majestueuse carrosserie, je remarquai alors que l’intérieur de la voiture ne contenait pas les coussins habituels, mais avait été aménagé de haut en bas pour servir de niche spacieuse à trois énormes lévriers. Les maîtres de ces derniers avaient trouvé tout naturel de dépenser plusieurs centaines de mille francs afin de transporter, dans les meilleures conditions possibles, trois animaux de race. Pour ma part, je n’ai jamais oublié ce triste spectacle de l’après-guerre qui illustre d’une manière en quelque sorte parfaite l’esprit d’une société en déliquescence, soumise tout entière à la dure loi de l’argent, à ses violences, à ses misères et à ses injustices.
Le Moyen Âge brûlait les Templiers, qui avaient osé devenir des banquiers tandis que l’Église interdisait le prêt à intérêt et que le noble refusait de faire du commerce. Ces coutumes d’un autre âge ne manquaient pas de sagesse et nous donnent l’occasion de réflexions utiles, à une époque où l’or s’acquiert rapidement et où les bourgeois pensent que tout s’achète. Nous vivons sous le règne du machinisme, des grandes firmes, des compagnies grandioses et, grâce à l’invention du titre au porteur, il suffit d’acheter ou de vendre en temps opportun pour avoir sa part de bénéfices, sans formalité et sans risque excessif. La science et la technique, en fournissant de nouveaux moyens de s’enrichir, établissaient la primauté du chèque et l’ouvrier comme le paysan se lançaient à la poursuite du gain pour acquérir avec l’aisance la plus caractéristique des indépendances. À l’heure où les plus belles acquisitions du vingtième siècle menacent de s’écrouler dans la plus lamentable des faillites, on a peut-être le droit de se demander où nous a conduits ce changement de structure, de mentalités et d’habitudes. Le bulletin de vote et le billet de banque ont marché de pair ; l’un devait nous donner la liberté politique et l’autre la prospérité économique ; en fait ils ont constitué, chacun à leur manière, des forces d’asservissement et c’est pour ne l’avoir pas compris que les nations occidentales ont vainement cherché un moyen terme entre le Capital et le Travail et qu’à la concentration des financiers ont correspondu les protestations du prolétariat et les contradictions du monde moderne.
Les législateurs ont cru nécessaire de détruire les attaches qui existaient entre le propriétaire et la propriété ; la société anonyme a détaché l’actionnaire de la gestion de l’entreprise ; une valeur mobilière est devenue assimilable à un bon ; une affaire prenait les apparences d’une loterie. « On a associé des biens sans lier les personnes », et d’un ensemble de coupons on a fait une entité morale, possédant une valeur marchande et limitant la responsabilité des associés à leur mise. Nous avons de la sorte assisté, d’un continent à l’autre, à la valse des titres, qui voyageaient par téléphone et par câble ; la signification de l’argent s’est transformée ; celui-ci est devenu une puissance anonyme et vagabonde, ayant gardé un lien vague avec la terre et ses cultures, avec l’usine et ses machines. Des conseils d’administration, élus fictivement et sur lesquels le contrôle était nul, géraient des capitaux dont, la plupart du temps, les quatre cinquièmes ne leur appartenaient point ; on a constaté en France que sur quatre mille administrateurs, « il en est à peine deux cents, toujours les mêmes, que l’on trouve à la tête de toutes les grandes entreprises ». En conséquence, au fur et à mesure que l’habitude de l’épargne se démocratisait et que les différentes « obligations » se répandaient à travers les masses, on observait un fait imprévu : la plupart des importantes directions financières étaient concentrées en quelques mains et l’économie nationale était dominée par une véritable oligarchie.
Le système bancaire a été établi en vue du commerce de l’argent et pour faire un placement avantageux on se trouve obligé de tenir compte d’un ensemble d’opérations, dont personne n’accepte d’ailleurs de prendre la responsabilité. Parce que le banquier n’est qu’un intermédiaire et que, loin de déterminer ses différentes émissions d’après les besoins de la consommation, il a eu tendance, pendant la prospérité, à prêter à jet continu aux grosses sociétés, nous avons été témoins de chutes et d’effondrements, causés par les gens de finance. Devant la catastrophe imminente et les crédits « gelés », chacun s’est alors adressé à l’État et, grâce à des tarifs douaniers, à des contingentements et à des cartels, on est parvenu à sauver les apparences, jusqu’au jour où nous avons assisté au krach de Wall Street, à la baisse de la livre sterling, à la déflation allemande, à la dépréciation du franc. Les classes moyennes sont toujours les victimes de cette gymnastique fiduciaire, consistant dans le renouvellement de traites, dans les avances sur stocks invendus, le tout payé avec des prêts à long terme de l’épargne. On comprend dans ces conditions pour quels motifs la dette publique atteint des proportions inouïes et il en sera de même tout autant qu’on n’aura pas mis fin aux excès de la société anonyme, dont la venue à coïncidé avec les lamentations des malheureux, ruinés par le pouvoir exorbitant de quelques privilégiés, auteurs inconscients des bouleversements sociaux et des révolutions sanglantes.
Quand l’homme est assimilé à une marchandise, pourquoi s’étonner si la richesse devient un signe, un reflet, une aspiration. Contrôle des changes, embargos sur l’or, monopole du commerce sont les symptômes de la fièvre, qui s’empare des devises et de la sourde rébellion des valeurs contre l’insuffisance des systèmes. On se plaît alors à critiquer ce désordre et cette suprématie sans admettre que nous portons la responsabilité de ces difficultés, que nous sommes dominés par une tyrannie créée par notre imprévoyance. La vie économique et sociale est une machine que chacun peut mettre en mouvement, mais dont les ressorts sont précis et mathématiques ; nous sommes en face d’un monde perfectionné et redoutable dont l’engrenage est subtil mais exact et, à la condition de ne pas demander à des chiffres ce qu’ils ne peuvent nous donner, ils sont susceptibles de nous rendre service. Des comptes sincères, des bilans justes aident à former des jugements conformes à la réalité, alors que souvent nous dédaignons la leçon qui se dégage de la vie ; notre imagination et notre désir truquent les écritures et au lieu de considérer les livres de comptabilité comme des sources de renseignements, les nations comme les individus font appel à un symbolisme mensonger, oublieux du grand « théorème à résoudre ».
En vérité, l’avenir de la civilisation est sombre. Une immense confusion secoue les bases de l’ordre des choses. Parce que les prétendus progressistes ont remplacé la monnaie par le crédit, abaissé la dignité humaine par le salariat, livré par un savant calcul d’intérêts le commerce aux usuriers, consolé la douleur par une police d’assurance, ils ont cru de bonne foi avoir prévu tous les problèmes posés par la condition humaine ; méfions-nous donc en conséquence et de la misère et de la fortune ; les deux sont mauvaises conseillères et s’il ne nous est pas toujours possible de rester objectifs, indépendants et sages, faisons en sorte que notre échelle de valeurs n’évolue pas uniquement d’après notre degré de facilités monétaires. Le renoncement volontaire possède sa vertu secrète et laisse la place à un équilibre robuste et sain, à égale distance du fumier de Job et des palais de Salomon. Ici encore l’Église dit le dernier mot, en demandant dans une de ses prières que « nous voyagions à travers les biens temporels de façon à ne pas perdre ceux de l’Éternel ».
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Il n’est nullement question par conséquent de méconnaître les droits que possède tout groupement ou toute nation de se procurer les ressources indispensables à l’organisation pratique de son existence. Mais je persiste malgré les objections à croire à la faillite du matériel quand il n’a point pour base un certain idéal ; je continue à penser que le pain et le travail sont des aliments incomplets s’ils ne sont accompagnés de principes, ayant pour corollaire l’observance d’une morale, nettement supérieure aux actes de la vie courante.
Une loi inexorable mène le monde, qui oblige le corps à s’adapter à l’âme, sous peine d’échec et de rupture. L’univers perd sa signification si on ne lui donne une directive. Autrement c’est ravaler l’existence humaine à une évolution végétative, privée de spiritualité. Lorsque dans l’âme on aura remplacé le scepticisme par des certitudes, il n’y aura plus de catastrophe sociale. Celle-ci n’a pour origine que l’adoption d’un certain libéralisme, aboutissant à la destruction des organismes qui constituaient les fondements de la société : famille, commune, province, métier. Ainsi se vérifie l’adage qu’il n’existe pas de phénomène économique pur, car toutes les formes de l’activité sont étroitement liées.
Le succès du communisme russe, du fascisme italien, du national-socialisme allemand provient de l’association d’éléments populaires et d’une doctrine intellectuelle adaptée aux dures circonstances de l’après-guerre : la faiblesse du gouvernement français de naguère a été de méconnaître l’urgence d’une réforme de l’État, de ne pas comprendre la nécessité d’une constitution nouvelle, le tout provenant de la croyance dans une démocratie devenue démagogie, dans une liberté masquée en libertinage, dans une fraternité synonyme de complicité. Une politique de l’à peu près, faite à la petite semaine, des parties qui ne cessaient de montrer le fossé existant entre le pays réel et le pays légal, tel était le spectacle qu’offrait la IIIe République, prise entre des principes révolutionnaires périmés, inapplicables et une opposition antilibérale, antiparlementaire. En vérité, il existe encore une doctrine française, mais depuis longtemps on ne la trouvait plus guère sur les bancs des Chambres ou dans les salons de l’Élysée.
Lorsqu’un peuple n’a plus d’autre but que d’amasser continuellement de gros sous, il généralise l’oubli d’une certaine noblesse intérieure, d’une certaine exigence de grandeur, d’un certain sentiment de l’effort. Il finit par remplacer la valeur de la personne par la valeur argent. Servir des intérêts dans le but exclusif de se procurer des ressources est l’indice d’une chute intellectuelle, qui amène nécessairement un avilissement universel.
L’ancienne monarchie française avait bien prévu ce dilemme et c’est pourquoi elle favorisait les négociants enrichis, elle les ennoblissait pour les obliger à acheter une charge héréditaire ; ainsi se créait une union politique, qui poussait les magnats par l’octroi d’honneurs d’ailleurs mérités à se mettre au service de l’État. L’argent était canalisé, défini ; il prenait figure de responsabilité sociale, il entrait dans le domaine gouvernemental ; le chef planait au-dessus des contingences et son indépendance lui permettait de tenir la balance égale entre les différentes forces nationales.
Certes, il est facile de réunir des individus dont les intérêts sont communs. Les liens de famille, du sang et de l’éducation peuvent se resserrer davantage du fait de la communauté des profits ; mais il est certain qu’en ce qui concerne les nations, la finance est un élément diviseur ; on ne réussira guère à associer dans des affaires pécuniaires des groupes dont les conceptions morales sont dissemblables. L’Europe est en train de mourir parce que depuis la réforme les mentalités diffèrent. Ce qu’on a appelé la République chrétienne impliquait une communauté de vues, une unité de civilisation, une façon d’agir identique, qu’à travers nos discordes présentes nous pouvons difficilement imaginer. À la veille de 1789, les associations, les villes, les familles représentaient des personnalités inaliénables, qui survivaient aux individus. En dénationalisant les biens nationaux, le gouvernement révolutionnaire en fit des lots qui devaient être vendus aux plus offrants.
Du patrimoine transmis de père en fils pendant des siècles, on fit des objets de transaction commerciale, sur lesquels on trouva bientôt les marchands d’or cosmopolites. Par là le domaine français s’effrita et passa en partie dans des mains étrangères. La noblesse fut remplacée par des cartels financiers, qui ne pouvaient comprendre qu’incorporer la propriété au corps de la nation, c’était défendre au premier venu de toucher à un héritage transmissible.
Depuis des siècles la supériorité du temporel sur le spirituel est entrée dans le domaine de l’humanité moyenne et sa diffusion a été telle qu’elle a à la fois embelli l’existence d’une foule innombrable, tout en jetant une immense confusion dans les relations individuelles.
Négliger le culte de la pensée sous le prétexte d’une activité plus pratique, s’abreuver aux « nourritures terrestres » en faisant fi de considérations inactuelles, prôner l’utile et l’agréable en mettant de côté les notions désintéressées peuvent être l’apanage de soi-disant naturalistes ; mais il est certain qu’un peuple, loin d’être une association d’intérêts, une réunion de commerçants intransigeants, un groupement d’appétits inassouvis, comporte les besoins d’une âme à satisfaire, d’un cerveau à nourrir, en un mot d’une mystique à créer, à propager et à défendre.
La crise actuelle n’a point d’autre origine. Chaque jour des publications savamment calculées nous donnent la possibilité de comprendre les raisons qui ont amené la débâcle française de 1926, la faillite de Wall Street, la banqueroute du mark allemand. Tout ceci n’est que mots mis bout à bout et c’est examiner en partie la question que de croire uniquement à l’éloquence des chiffres. Nous sommes aujourd’hui sur le bord de l’abîme parce que nous avons méconnu les règles mêmes de la vie et oublié qu’au-dessus des contingences il existe une loi de vérité, grâce à laquelle chacun peut juger selon ses droits et agir selon ses devoirs. L’argent est un moyen et non pas un idéal, la concurrence une lutte terrible aux données incertaines et le destin des peuples n’est pas si facilement commandé par des perspectives matérielles.
Inutile de remonter au déluge, mais il est évident que l’étude des évènements peut ici servir de guide à ceux qui ne dédaignent point les associations d’idées historiques. Si certains hommes de lettres n’avaient pas prôné un jour l’idée de l’infaillibilité et de la bonté de la nature en l’appliquant à la science politique, peut-être l’Europe ne se serait-elle point abandonnée avec un entrain consciencieux à la satisfaction incessante de ses instincts. Ainsi la doctrine fantastique de la vertu originelle devait donner naissance aux excès de la démocratie, à la « fortune anonyme et vagabonde », à un art ayant perdu le sens des notions élevées, à une littérature sentimentale, toute sexuelle. On donnait ainsi libre cours à des impulsions qui préféraient l’amour des profits au culte de la personne et qui laissaient entrevoir aux petits rentiers naïfs les dangers du chômage, de l’insécurité et de l’abandon.
Quand la moitié du monde produisit plus qu’elle ne pouvait vendre et que l’autre moitié périssait par suite du manque de capitaux, un conflit sans précédent se déclencha, jetant dans la consternation les amateurs d’arithmétique primaire, qui avaient cru qu’il suffisait de laisser la nature suivre son cours, pour édifier une nouvelle structure de la société.
De Staline à Hitler, tous les deux fils de Jean-Jacques Rousseau, nous assistons, ô propagandistes zélés de l’assaut contre les vieux remparts, à la faillite de la technique, à l’écroulement des idées avancées, à une seconde chute de l’homme, unité économique. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins ; il faut choisir entre la mort lente des insatisfaits courbés sous le joug d’une révélation aussi brutale que sans appel et la destruction des dieux infernaux, qui ont transformé les artisans en besogneux, les ouvriers en prolétaires, les aristocrates en exploiteurs, et la moitié du monde en sanatorium.
J’ai entendu souvent exprimer cette idée que les nations devaient être dirigées par des « business men » et administrées comme des usines. Comme s’il n’existait pas une énorme différence entre réaliser des bénéfices et gouverner des hommes ; peut-être est-il utile de faire remarquer l’échec des financiers dans les crises qui ont suivi la dernière guerre. Les intéressés n’oublient pas facilement qu’en août 1914 les experts français et anglais prévinrent les ministres responsables qu’il était sans intérêt de faire des préparatifs militaires de longue haleine, car pour des raisons économiques les hostilités ne pourraient durer plus de six mois.
Quand la France rayonnait par son prestige, sa force et son génie, il existait une harmonie entre les différentes tendances du royaume, qui donnait à l’époque une centralisation effective de l’unité vivante. L’idée de progrès, poussé à ses extrêmes conséquences, nous a conduits à une dépendance totale vis-à-vis de nos revenus ; nous sommes domestiqués par la pensée du gain, asservis par la loi monétaire. Sa Majesté la Finance, suivie de ses deux compagnons l’usure et la banqueroute, est devenue le seul dénominateur commun, la seule valeur substantielle, le seul arbitre capable d’animer les énergies, de susciter de l’action. La pauvre liberté individuelle consiste à rendre l’individu tributaire d’entreprises capitalistes dont il devient à la fois le sujet, le travailleur et l’esclave.
Une philosophie sans contact avec le réel devient ainsi semblable à un temple antique sans fondations véritables, à un chêne déraciné par le moindre équinoxe, à un vaisseau errant sans gouvernail sur une mer accidentée. Il n’existe pas de théoriciens purs, la pensée claire aboutissant le plus souvent à l’action, au nom d’une métaphysique d’ordre politique. Quand nous sommes engagés dans une bataille, nous rejetons les principes inutiles parce qu’ils se révèlent de cette manière des principes faux. L’Idée est puissance, et elle porte d’autant plus que les esprits à qui elle s’adresse sont moins préparés et moins éduqués. Elle est applicable malgré la diversité des nations et des individus, elle est cohérente et demande la concentration intellectuelle ; elle est élan car son attraction est telle qu’elle détruit les obstacles pour rayonner par ses propres moyens. Il faut rendre cette justice à l’homme : il est parfois poussé par des sentiments bas dans la vie courante mais il réalise de grandes espérances, en faisant confiance aux prédications idéalistes débitées par de prétendus penseurs nouveaux.
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Parce que nous reconnaissons aux principes une certaine valeur, nous sommes toujours prêts à passer de la période contemplative à la période active. Mais souvent nous manquons de sagesse, car avant de nous lancer dans une lutte il nous serait parfois facile de juger le sens relatif et transitoire des signes grâce auxquels nous reconnaissons le vrai du faux. La vie est complexe, et dans notre désir d’affirmer notre force, dans notre besoin d’agir, un appui, une aide nous sont de première nécessité pour combler le néant de l’existence, pour se rattacher à un point de repère, à une certitude, loin des contradictions et des scepticismes quotidiens.
Si la Renaissance nous a appris le sens des réalisations, en prônant l’esprit d’indépendance, si la Réforme a proclamé la souveraineté de la conscience, si la philosophie d’aujourd’hui avec ses bases rationnelles et empiriques nous a enseigné le doute, si elle déclare que le démon de la connaissance réside dans l’individu, il n’est pas surprenant que nos prédécesseurs aient fait l’expérience proposée en contemplant l’homme concret, dans sa réalité vivante.
Le monde moderne est né de cette constatation, de ce désir terrestre de confort, de cette exaltation de la nature physique, c’est pourquoi il est en train de décevoir ses anciens néophytes et de détruire les espoirs gigantesques placés dans son avenir. Nous sommes aujourd’hui loin du professeur Bacon, quand il disait qu’un phénomène peut être seulement provoqué par notre intervention, loin de Hobbes refusant d’accorder de l’importance au travail spirituel, loin de Leibnitz décrétant la perte de la signification autonome de la matière, loin de Kant proclamant notre impuissance à constater la réalité en soi. De ces différents essais est sorti un immense mépris des droits de l’intelligence, aboutissant à la faillite des tentatives sacrilèges.
Auguste Comte avait bien compris les causes du bouleversement de 1789 quand il les apercevait « dans l’opposition du nouveau système scientifique et industriel à l’ancien système théologique et militaire » ; aussi n’y a-t-il point d’exagération à conclure qu’avant de le devenir dans les intérêts, la révolution était déjà faite dans les sentiments et dans les raisonnements. Il y a à ce sujet dans la littérature du dix-septième siècle des phrases qui vont loin et qui aident à comprendre que depuis longtemps le feu couvait sous les cendres intellectuelles. Quand Pascal écrit : « De même vous qu’on appelle grands, ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maîtres... Vous n’y avez aucun droit de vous-mêmes et par votre nature non plus que lui ; et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. » Quand La Bruyère déclare : « Mettez l’autorité, les plaisirs et l’oisiveté d’un côté : la dépendance, les soins et la misère de l’autre ; ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes ou Dieu n’est pas Dieu. » Quand Fénelon publiait « Télémaque », Montesquieu, les « Lettres Persanes », Marivaux, « l’Indigent Philosophe », quand des esprits bien placés traduisaient « l’Utopie » de Thomas Morus, ils montraient la voie à des œuvres nettement républicaines, comme l’« Esprit des Lois », le « Discours sur les lettres et les arts » et l’Encyclopédie. La littérature, parce qu’elle était devenue pratique, parce qu’elle avait des buts sociologiques, préparait indirectement et parfois inconsciemment la tempête sociale qui allait déferler d’abord sur la France et ensuite sur le monde. Certes, il y avait auparavant de la haine dans les cœurs ; la monarchie avait connu des crises intérieures aiguës : par suite de certaines débâcles financières, des transformations avaient été jugées urgentes ; mais qu’on relise les cahiers de doléances présentés par le peuple, on se rendra compte que ce dernier demandait des réformes et non une révolution. On comprendra que celle-ci était désirée et voulue moins par la masse que par une élite, voulant inaugurer une expérience totalement différente du régime précédent. Il est donc assez paradoxal de constater que les réactions violentes sont provoquées par des idées et que dans l’encrier de Jean-Jacques Rousseau se trouvaient la Terreur, la guillotine et le massacre de septembre. Les fleuves d’encre se jettent dans les océans sanguinaires.
Si le peuple de Paris, après la proclamation des droits de l’homme, ne trouva devant lui qu’une réaction amoindrie, il faut en chercher les causes moins dans les difficultés financières de l’ancien régime que dans la force de la phraséologie nouvelle. « On se trompe grossièrement », écrivait Lamartine, « sur les origines de la Révolution quand on s’imagine qu’elle est venue d’en bas. Les idées viennent toujours d’en haut. Ce n’est pas le peuple qui a fait la Révolution ; c’est la noblesse, le clergé et la partie pensante de la nation. Les superstitions prennent quelquefois naissance dans le peuple ; les philosophies ne naissent que dans la tête de la société. Or la révolution française est une philosophie. »
On n’en veut pour preuve que le spectacle donné par Philippe d’Orléans, La Rochefoucauld, Mgr Champion de Circé, Mirabeau, Lafayette, Talleyrand, Grégoire et Sieyès, quand ils prirent l’initiative de faire connaître au monde que le règne de la monarchie n’était plus défendable. Parmi eux on ne trouve ni des bourgeois, ni des artisans, mais bien des membres de la Noblesse, du Clergé et de la Cour qui, séduits par l’originalité du nouvel Idéal, étaient venus grossir le nombre des mécontents du Tiers État.
Lorsque Lénine prit le pouvoir pendant la rafale de 1917, il avoua lui-même « qu’il s’était laissé pousser par le fleuve », parce que les ouvriers ne voulaient point d’un changement partiel à la Kerensky, mais d’une modification complète dans l’administration politique, modification qui devait provoquer la réalisation du socialisme intégral, tel que l’avaient chanté et décrit les Karl Marx, les Tolstoï et les Bakounine.
En Italie, avant 1919, les partis de gauche comptaient plus de deux millions de membres, ils possédaient des journaux et une organisation de premier ordre. Mais leurs principes devant les problèmes complexes de l’après-guerre étaient complètement désaxés et amenaient une véritable confusion dans les actes ; il s’ensuivit une telle impuissance qu’il suffit à Mussolini, après quelques mois de lutte, d’apparaître pour amener une véritable décomposition de ceux qui l’avaient précédé au pouvoir.
La chute de Primo de Rivera, l’abdication d’Alphonse XIII, la victoire de Franco sont dans le même genre des témoignages irréfutables pour expliquer qu’il est impossible de négliger la force de la réalité, quand elle est personnifiée par une pensée populaire, qui s’imagine être une pensée raisonnable. Des bords de la Méditerranée aux rivages de la mer Noire, la foi soulève les foules et les porte à l’enthousiasme. Parce qu’Hitler a su convaincre ses compatriotes de l’inégalité des races, de la supériorité de l’aryen, de l’hégémonie naturelle des populations germaniques, parce qu’il a synthétisé une suite d’affirmations, déjà popularisées par les « Nibelungenlied » du Moyen Âge, la musique de Wagner et la philosophie de Nietzsche, il a conquis l’âme de son pays, il a pu prendre le pouvoir en Allemagne.
Le Troisième Reich n’a résolu sérieusement ni la question économique, ni les problèmes du chômage ; il n’a pas amélioré le standard de vie de ceux qu’il prétendait élever au bien-être. Qu’importe ! L’essentiel est de satisfaire l’esprit de la masse, de lui donner une nourriture substantielle à digérer et d’exalter des sentiments de solidarité, d’honneur, de responsabilité qui ont toujours porté à l’extase les descendants des anciennes peuplades teutoniques.
Partout les idées sont en armes ; partout elles apparaissent casquées, bottées, éperonnées ; partout elles se personnalisent et se concrétisent. Les chefs d’État d’aujourd’hui voient leur tâche se compliquer singulièrement : ils doivent non seulement apporter des résultats tangibles, mais aussi exciter l’imagination de leurs gouvernés. Au corporatisme de Mussolini répondent le national socialisme du Reichführer, le plan quinquennal de Staline, le New Deal de Roosevelt.
Nous sommes dirigés sur le plan naturel par nos instincts et sur le plan intellectuel par la représentation symbolique des objets et des théories qui nous environnent. Nous avons perdu ce que le Moyen Âge avait eu le bonheur de réaliser : l’unité de penser autour d’une vérité universelle. Nous sommes des « décérébrés », et chacun préconise une culture singulière, une théologie particulariste, accessible surtout aux membres d’un même groupement.
Ces différences amènent des conflits issus à la fois de circonstances naturelles et de conceptions variées qui s’affrontent dans un dynamisme vital, contradictoire. Un jour nos pères ont refusé d’être encore traités en bourgeois de Calais ; c’était peut-être bien ; aujourd’hui nous voilà luttant contre l’obscurantisme et l’arbitraire.
Pour les vaincre, travaillons à la primauté du spirituel.
Le crépuscule des Mythes
Le dix-neuvième siècle s’est terminé avec la guerre de 1914, et les idées qui présidaient à ses destinées se sont peu à peu envolées comme des oiseaux de malheur, après avoir terminé leur œuvre de mort. Nous assistons actuellement aux funérailles du libéralisme politique et de cet individualisme juridique mis à la mode par Montesquieu et Rousseau. Les obus qui ont plu pendant plusieurs années sur les plaines de France et sur les fronts orientaux de l’Europe, en même temps qu’ils faisaient des milliers de victimes tiraient aussi sur les principes meurtriers d’une époque stupide. La science et le progrès se sont retournés contre l’homme qui les avait prônés d’une manière excessive, et la politique de la liberté à outrance s’est transformée en faillite des institutions devant les coups que lui portaient des évènements hors série. Sous tous les cieux, des théories funestes se meurent et ceux qui suivent leur cercueil ne peuvent aujourd’hui que tenter de démêler à travers leur sillage les raisons d’une disparition, sinon soudaine, du moins prévue. Ce spectacle, c’est la révolution du vingtième siècle.
On avait voulu faire croire au monde contemporain que le pouvoir devait émaner du peuple pour le plus grand bien de ce dernier ; on avait invoqué devant lui l’exemple des anciens ; on lui avait parlé de Solon, de Clisthène, de Thémistocle, d’Aristide, sans lui dire que ces docteurs avaient horreur des changements soudains, qu’avant d’agir ils tenaient compte des circonstances et des lieux, et qu’ils avaient surtout cherché à créer une constitution à l’usage d’abord de l’aristocratie et ensuite des classes moyennes. Si Périclès inaugura le règne d’un gouvernement nettement populaire, si Athènes connut à ce moment un apogée indiscutable, il n’en est pas moins vrai que cette prospérité factice constituait le commencement d’une décadence. La petite propriété disparaissait peu à peu et avec elle les libertés publiques ; les épargnants voyaient leur avoir diminué par les méfaits de l’usure et de la concurrence : la Grèce était prête à subir le joug romain.
Les philosophes du dix-huitième siècle inventèrent la théorie des trois pouvoirs séparés, distincts et indépendants : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Il était entendu que désormais l’État ne s’occuperait que des intérêts généraux en conformité avec le sentiment général, représenté par l’Opinion publique. Il était entendu que la souveraineté résidait dans l’ensemble des citoyens et que ces derniers devaient élire librement des représentants qualifiés. Il était entendu que la Société et l’individu, ayant délimité leur domaine respectif, devaient se garder d’empiéter l’un sur l’autre, que le statut personnel de chacun serait respecté et que le mot égalité gravé sur les monuments nationaux devait être le signe avant-coureur d’une fraternité véritable.
Sur un mont Sinaï imaginaire, des prêtres se rassemblèrent pour dicter aux populations ignorantes et enthousiastes la charte nouvelle, inscrite sur les tables de la loi par des Moïse indésirables. De tout temps ceux qui se voulaient citoyens ont adoré les veaux d’or personnifiés par les régimes de facilité : la mystique rousseauiste, débitée par des sermonnaires éloquents et sincères sur une tribune retentissante, allait se propager dans le monde et annoncer la nouvelle terre promise. Nous étions libres, nous étions égaux, nous étions frères ! Des théories il n’y avait plus qu’à passer aux actes.
C’est ainsi que les nations, par l’intermédiaire de la France, avaient inauguré le règne de l’individualisme. En politique les partis se dressaient et se combattaient réciproquement ; dans l’industrie les ateliers étaient devenus des terrains où se livraient de véritables petites guerres civiles ; les scientifiques eux-mêmes se spécialisaient tant ils se méfiaient de théories à prétentions universelles ; le romancier et le dramaturge devenaient des psychologues pour personnalités exceptionnelles, tandis que le philosophe croyait de bon ton d’afficher un scepticisme maladroit sur les différents systèmes de morale. On se piquait de ne plus posséder de vues d’ensemble sur les choses et les gens, et la société entière était en ébullition devant la diversité des goûts et la variété des sentiments.
Tel était le point de vue des penseurs pendant le cours du dix-neuvième siècle et il fallait bien s’attendre, un jour ou l’autre, à ce que de pareils principes déroulent leurs conséquences tragiques dans les domaines de l’activité humaine. Les années qui ont suivi la guerre ont amené en Italie le règne de l’anarchie ; en Allemagne le pouvoir passait peu à peu aux mains des Juifs ; en Russie commençait la dictature prolétarienne ; en France un collectivisme envahissant portait le déséquilibre dans le domaine financier et administratif. Les hommes jusque là fidèles à l’esprit des Encyclopédistes commençaient à se demander s’ils n’avaient pas été le jouet de leurs illusions personnelles, de leurs désirs exagérés, si en cherchant le bonheur dans un progrès indéfini ils n’avaient pas agi contre leurs propres intérêts. Sous le signe de l’inquiétude, les interrogations commencèrent à se multiplier ; l’horizon semblait sombre ; la clarté du soleil avait disparu et chacun dans son for intérieur prenait ses dispositions pour assister au crépuscule des mythes.
Il aura fallu trois guerres, trois invasions et des milliers de victimes pour faire comprendre aux prôneurs d’un laïcisme outrancier la misère de leur philosophie et les malheurs inévitables qui s’attachent à des phraséologies périmées. Une rhétorique de mots vides avait fait oublier les règles essentielles de la politique expérimentale et on s’était laissé aller à une sorte de griserie magique, sous le signe d’une solidarité internationale irréelle et destructive de toutes les puissances locales et nationales. La leçon des épreuves comporte la recherche des responsabilités dans chaque domaine pour mettre un peu de clarté et de vigueur dans l’intelligence des êtres et des choses. C’est à cette condition seulement que l’on acquiert le goût du travail, le sens de l’ordre et l’amour de la patrie.
Notre société moribonde meurt donc de ses contradictions. Les réussites matérielles n’empêchent pas l’acuité de la crise et le recul de l’intelligence. Chaque jour le problème de la connaissance se pose avec plus de vigueur que jamais et « l’univers nerveux » dont parle Paul Valéry ne connaît que des calculs froids et cyniques, où des formules sataniques se mêlent à des invocations à la divinité. Aujourd’hui nous sommes prisonniers d’un « Inferno » redoutable, pris entre le « nirvana » souhaité par les rationalistes et cet Éden automatique et animal prêché par les prétendus magiciens de l’économie politique. En un mot, voir clair n’est pas toujours facile, surtout quand l’ennemi est aux portes et qu’il s’agit de mettre de l’ordre dans sa pensée comme dans son action.
On a parlé souvent à tort et à travers de puissances démocratiques pour les opposer aux États totalitaires, sans se demander si les mêmes mots définissaient des réalités identiques. « Vous avez fait notre portrait », écrivait lord Chesterfield à Montesquieu, « comme jamais un peuple n’en a fait un autre ; vous nous avez appris nos institutions à nous-mêmes. Saurez-vous ensuite les imiter ? Cela est différent. Vous et vos parlements, vous pourriez bien faire encore des barricades ; mais saurez-vous élever des barrières ? »
Il faut avouer que la France ne l’a pas su et que son exemple a démontré l’inconvénient de certaines idées importées de Grande-Bretagne et qui, exagérées, travesties, ne ressemblent en rien aux lois de la politique anglaise. Car si outre Manche on professe naturellement le libéralisme le plus large, il n’en est pas de même d’un pays qui, en un siècle et demi, a donné au monde la Terreur, les émeutes de 1830, les guerres napoléoniennes, la Commune, l’anticléricalisme et le front populaire. La liberté devient ici une arme contre quelqu’un, pour vaincre des adversaires et les obliger à penser comme vous ; tandis que les sujets de Sa Majesté britannique avaient gardé cette clef de voûte et ce principe d’union qui s’appelle un roi, entre le Rhin et les Pyrénées la loi du Nombre était devenue l’unique souverain. On voit donc que sous le nom de démocratie, si complaisamment embellie dans les discours officiels, on loue des actes que les vrais démocrates rejettent avec mépris et qu’on célèbre parfois avec routine des notions funestes et obscures.
Le malentendu continue de plus belle quand on examine « la personne humaine » et qu’on prétend la défendre contre des philosophies la mettant en danger. Nous cherchons vainement derrière l’unanimité des intellectuels, décidés à faire front contre le danger commun, une unité de pensée, un accord sur des principes identiques, une conception du genre humain, ce qui rend aléatoires tous les projets destinés à sauver la civilisation.
Comment pourraient-ils d’ailleurs réussir dans une pareille entreprise quand jusqu’ici ils n’ont jamais défendu que des « itinéraires de fuite » et fait l’éloge d’œuvres tendant à dissocier la réalité psychologique, à détruire le côté rationnel de l’être humain ? La jeunesse ne pouvait pas faire autrement que de se détourner de ce monde instinctif et anarchique, personnifié par des noms comme Freud, Marcel Proust, André Gide, Romain Rolland, Anatole France et bien d’autres. Quand elle a senti qu’il lui était possible par une action noble et désintéressée de se détourner de ces prêtres du désir, elle n’a pas hésité à faire le don de sa vie et à créer, pour le défendre, un ordre superficiel, certes, qui rabaissait l’esprit, d’accord, mais qui lui permettait de s’affirmer, de se discipliner, loin des maîtres de cette pensée soi-disant supérieure, où elle n’avait rencontré que « incohésion du moi, dissociation morale et dégoût de l’être ». Telle a été l’aventure des jeunes Allemands, des jeunes Italiens et de beaucoup de jeunes Français, qui se détournaient avec horreur de tous ces « démons de l’anarchie intérieure ».
Depuis un siècle, il existe dans la littérature politique une école de la contre-Révolution et il suffit de citer les noms de Bonald, de Joseph de Maistre, de Taine et de Jacques Bainville pour connaître ses origines et son influence. Actuellement, parce que le chancelier Hitler a voué aux gémonies les principes de 89, ceux qui ont toujours eu la même opinion, avant même l’avènement du national-socialisme en Allemagne, sont taxés de germanophilie ; parce que M. Mussolini a créé à sa manière un corporatisme en Italie, personne ne songe que dans ses encycliques « Rerum Novarum » et « Quadragesimo Anno », la papauté contemporaine a préconisé cette forme d’association pour résoudre les questions pendantes entre le capital et le travail ; c’est une véritable gageure que de laisser le monopole des idées saines à l’adversaire, et l’Europe et le monde seraient encore plus malades que nous ne pensions s’il nous fallait choisir uniquement entre les gouvernements de facilités, symbolisés par les derniers cabinets français et anglais jusqu’à ces derniers temps, et les paradis illusoires, offerts par la croix gammée et le faisceau !
Lucien Corpechot raconte quelque part qu’un jour Raymond Poincaré ayant déclaré dans une conversation avec Paul Bourget qu’à ses yeux « la France s’était décapitée en coupant la tête de Louis XVI », l’auteur du « Disciple » lui répondit : « Il faut donc, mon cher collègue, que vous m’aidiez à fonder un club : Les Pénitents de la Nuit du 4 août ! Il serait composé des descendants de ces aristocrates qui, dans la nuit célèbre, ont jeté bas la vieille France, sans même entrevoir les conséquences de leur démission. Instruits par la misère des temps nouveaux, ces héritiers confesseraient l’erreur de leurs aïeux. On y recevrait aussi les bourgeois qui auraient compris qu’en supprimant la noblesse, qu’ils jalousaient, les hommes du Tiers se privaient eux-mêmes de toute possibilité d’ascension sociale : ascension qui avait été la récompense et l’aiguillon des vertus ancestrales... »
Aujourd’hui, les pénitents de la Nuit du 4 Août pourraient rejoindre dans un même sentiment de repentir les hommes politiques de la Troisième République : voilà pourquoi au milieu d’une décadence universelle il importe de garder son sang-froid et de faire en chirurgien l’autopsie des principes qui actuellement encore menacent le monde.
Les nations comme les individus ont toujours besoin d’idées générales pour édifier les bases de leur existence. L’antiquité avait mis ainsi à l’usage de la Grèce et de Rome une mythologie sacrée où les dieux de l’Olympe rivalisaient d’éloquence pour donner des conseils aux humains ; le christianisme à son tour, par son action religieuse et sociale, ruina les fondements de la civilisation ancienne tandis que la Renaissance et la Révolution française, en prônant un humanisme nouveau, édifiaient sur des autels modernes des divinités païennes qui avaient nom : liberté, égalité, volonté générale. Depuis un siècle et demi, nous vivons sur des théories qu’on a essayé tant bien que mal de mettre en pratique et il s’agit aujourd’hui à la lumière de l’expérience de les définir pour les critiquer et les juger.
Trois phrases symboliques peuvent servir de point d’appui lorsqu’on tente d’écrire une petite histoire de l’idée de liberté.
« L’homme est né libre et partout il est dans les fers », prêchait l’illustre Genevois et, à quelques années d’intervalle, Charlotte Corday montant à l’échafaud lui répondait par cette exclamation : « Liberté ! que de crimes on commet en ton nom. » Plus près de nous un communard répliquait ainsi à l’Archevêque de Paris, qui allait être fusillé : « Ta liberté n’est pas la nôtre. » Inscrivons ces trois témoignages au calendrier de la vie politique contemporaine ; ils constituent un ensemble d’avertissements en même temps qu’une démonstration d’ordre pratique.
« L’essai » de Condillac, « l’Esprit des lois » de Montesquieu, « l’Encyclopédie » commencèrent au dix-huitième siècle à propager une idéologie que « l’Essai sur les Mœurs » de Voltaire, « le Contrat Social » de Rousseau, la « Physiocratie » de Quesnay devaient amener à la célébrité et à la popularité. La déclaration des droits de l’homme, la Nuit du quatre Août et le Serment du Jeu de Paume sortent en droite ligne de l’ensemble de ces écrits.
Parce qu’on prônait l’homme naturel désireux de perfection indéfinie, on avait jugé nécessaire de condamner à mort les coutumes anciennes, les dogmes établis, et l’autorité de l’État. Turgot qui, si on l’avait écouté, aurait sans doute sauvé la Monarchie française en dotant son pays d’une nouvelle législation sociale, ne se gênait pas pour attaquer le théocratisme de l’époque Louis quatorzième et prétendait le remplacer par un progrès avec Majuscule. Les regards se détournaient du ciel pour se reporter exclusivement sur la terre en vue de la confection d’un naturalisme où chacun devait chercher et trouver le bonheur. Aux prétendues superstitions d’autrefois une croyance nouvelle se substituait ; les néophytes ne se rendaient pas compte que derrière la sensation il pouvait exister un esprit et qu’il ne s’agissait point de sacrifier à la science des choses la science de l’homme, en transformant l’Univers en un mécanisme animé.
La liberté, pour sa part, représentait une telle nécessité qu’au besoin il ne fallait pas hésiter à l’imposer, mais son principe même devait passer un mauvais quart d’heure quand les faits ne cessèrent de lui opposer le plus éclatant des démentis. Pour les uns elle est la « négation des réalités », pour les autres, « l’expression d’un égoïsme individualiste », pour d’autres encore « le fruit discutable de l’état de société ». La Liberté principe se classe une utopie sanguinaire, pour laquelle des millions d’hommes se sont fait massacrer. Il existe des libertés, c’est-à-dire des facultés de puissance, des possibilités qui selon les circonstances peuvent se révéler bonnes ou mauvaises, et qui aboutissent directement à une autorité constituée. L’énonciation d’une idée générale ne signifie rien, si on n’est pas capable d’apporter des définitions qui se trouvent à la racine même de l’être tangible, si l’on ne peut ajouter des exemples à un axiome, des limites à un théorème, des barricades pratiques à un déluge verbal et au règne des mots. « La Liberté de tester crée l’autorité du chef de famille. La Liberté communale ou provinciale crée le pouvoir réel des autorités sociales qui vivent en rendant son plein. La Liberté religieuse reconnaît l’autorité des lois spirituelles et de la hiérarchie intime d’une religion. La Liberté syndicale et professionnelle consacre l’autorité des disciplines et des règlements à l’intérieur des corporations et compagnies de métiers. »
Il suffit d’observer tout ce qui existe autour de soi pour apercevoir les obstacles qui se pressent pour ralentir notre action sur les choses et les gens. La recherche de l’ordre comporte le choix d’une discipline et nous ne pouvons nous adonner aux jeux de l’intelligence, à la défense de la raison sans nous astreindre à des formules peut-être arbitraires mais certainement nécessaires. On a régularisé les sentiments par le mariage, l’amour par la famille, la famille par l’association, l’association par le gouvernement, le gouvernement par la justice sociale. Le monde moderne, au rebours de ce qu’il préconisait, a été obligé de se couvrir de chaînes, dont le bruit retentit dans l’univers entier comme un hymne sonore de contraintes utiles.
Le curieux, c’est qu’au moment où se formait le mythe libéral, l’idée même d’une liberté efficace s’évanouissait ; au point de vue politique on inventait la souveraineté du peuple et dans le domaine économique on donnait à chaque citoyen le droit d’exercer, comme il l’entendait, son métier et sa profession ; on ne se doutait pas alors que l’homme inventait les instruments de son asservissement, car la société moderne nous livrait par le jeu des fatalités matérielles à des forces anonymes qui nous trouvaient sans défense et sans aucun moyen de nous évader de nos difficultés personnelles. Le libéralisme est devenu ainsi un artifice idéologique derrière lequel, après avoir détruit les anciennes hiérarchies naturelles, la nouvelle aristocratie des banquiers et des financiers augmentait chaque jour sa puissance par l’intermédiaire de la fameuse loi de l’offre et de la demande. Ce sont les principes libéraux qui ont donné naissance à cette dualité du monde contemporain, qui nous permet d’apercevoir d’un côté des capitalistes peu nombreux, disposant d’une puissance illimitée et de l’autre un prolétariat esclave et opprimé, grâce justement au libre développement des institutions, considéré comme une conquête précieuse et utile. Sous le prétexte factice d’une participation au gouvernement, les classes populaires ont créé elles-mêmes les causes de leur oppression et elles se sont tellement rendu compte d’avoir été dupes que tous les mouvements politiques créés durant ces vingt dernières années ont toujours été, d’une manière ou d’une autre, d’origine antilibérale. Il n’était pas difficile de se rendre compte en effet que sous prétexte de philosophie et de progrès social une partie de la société vivait sous la sujétion de l’autre, en prônant des formules n’ayant aucun rapport avec les réalités les plus élémentaires.
Quand on a vu se multiplier les monopoles, les cartels, les ententes en vue de réduire et de contrôler la concurrence, quand on sait que la soi-disant liberté de la presse est sous la dépendance de la publicité commerciale et de groupements économiques, quand on constate que le travailleur libéré se trouve dans l’obligation d’accepter des conditions révoltantes, que légalement il a toujours le droit de refuser, on se dit que l’exercice des libertés est simplement soumis à la discipline de l’argent et qu’il est devenu une de ces vues de l’esprit, dont seuls se bercent avec transport les clercs de réunions électorales.
Aujourd’hui nous nous trouvons en présence d’un état de choses dont il faut tenir compte sous peine de catastrophes à la fois physiques et morales. Les ancêtres qui nous ont transmis un héritage de coutumes, de traditions, de liens pratiques forment un rempart que nous pouvons difficilement mettre de côté. Il existe des antécédents physiologiques, historiques, géographiques qui forment les assises réelles de l’action véritable et qui représentent des forces tutélaires. Aussi estimons-nous que la notion d’ordre court un immense danger si on ne donne leur place respective à l’autorité et à la liberté. D’un côté un État fort, de l’autre « des libertés locales, des libertés professionnelles, des libertés religieuses, des libertés universitaires », c’est-à-dire des traits d’union inhérents à un régime de responsabilités effectives et qui ne résolvent pas les questions vitales avec l’aide incompétente d’une foule anonyme et discoureuse.
Le principe établi, il est maintenant facile de se rendre compte qu’un régime libre n’a jamais existé nulle part, pas davantage en France que dans les autres pays européens. Les différentes assemblées qui se succédèrent à Paris, le Directoire, le Consulat, l’Empire, ne firent qu’organiser la dictature révolutionnaire, en volant les biens ecclésiastiques, les propriétés des émigrés et les richesses des corporations. En acceptant au cours de la nuit du 4 août d’abolir les privilèges, le clergé donnait bien la preuve qu’il n’était pas hostile à la Révolution française. On le remercia en promulguant la constitution civile et en massacrant en Charente seulement 12 000 prêtres.
La Troisième République, en déclarant la guerre à l’enseignement catholique, dispersa les congrégations et ferma les écoles. À bout d’arguments, Combes avait été acculé par ses adversaires à cette seule réponse : « J’exécute la volonté du pays, j’exécute la volonté de la majorité de la représentation. » À quoi Denys Cochin avait répondu avec à propos : « Votre argument se réduit à un : nous sommes trois, vous êtes deux ; donc vous n’avez qu’à vous soumettre à notre bon plaisir. » Ainsi étaient violées la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté d’opinion, parce que le libéralisme intransigeant exigeait que l’on ait sur la société et sur la morale les mêmes conceptions de laïcité, parce qu’il avait toujours rêvé de reconstituer ce qu’il y a de plus funeste dans son programme : l’impiété rationaliste.
La Révolution russe et la guerre civile espagnole, qui ont éclaté parce que deux peuples étaient avides de progrès social et d’indépendance individuelle, ont abouti à la plus infernale des tueries, au plus meurtrier des fanatismes ; tout compte fait, les renversements de régime ont toujours eu lieu non en faveur de la masse mais d’une petite minorité énergique, avide de goûter à l’assiette au beurre, de jouir des plaisirs du pouvoir, de continuer à son profit la lutte des classes. On se tue au nom de la liberté, qu’on a tôt fait d’oublier, et c’est pour mettre la logique et la bonne foi de leur côté que des doctrinaires ont eu le dessein d’associer les revendications ouvrières et le nationalisme intégral des bourgeoisies désemparées.
Voilà pourquoi il nous faut suivre le conseil de Goethe quand il déclare : « La liberté ne se reçoit pas, on se la donne. Elle est la loi vivante au terme de l’effort. » Celui de Balzac : « Comme aucune société ne peut exister sans des garanties données au sujet contre le souverain, il en résulte, pour le sujet, des libertés soumises à des restrictions. La liberté, non ! mais des libertés, oui ! des libertés définies et caractérisées. » Celui de Bergson : « Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s’affirme, crée les habitudes naissantes qui l’étouffent, si elle n’est pas renouvelée par une effort constant. » C’est aussi l’opinion du Maréchal Pétain dans un récent article de la Revue des Deux Mondes : « Nous enseignerons aux jeunes la beauté de la liberté, mais cette liberté véritable n’est possible que sous une autorité. Nous leur enseignerons que la fraternité est un magnifique idéal, mais que cette fraternité n’est possible que dans les cadres des groupements naturels comme la famille, le village, le pays. Nous leur enseignerons que l’égalité est une chose merveilleuse, mais que si tous les hommes sont égaux devant Dieu, leurs efforts doivent être coordonnés en vue du bien commun. »
Il n’est donc pas téméraire de constater que si l’édifice social a besoin de fondements durables, celui-ci ne peut les trouver que dans le catholicisme. Nous avons célébré, en 1940, le 50e anniversaire de la publication de l’encyclique « Rerum Novarum », et les circonstances actuelles se prêtent magnifiquement à une méditation féconde, motivée par le célèbre document pontifical. On l’a dit avant nous : l’histoire du christianisme, c’est l’histoire même de la liberté et quand on a besoin de lumière sur les exigences de la justice supérieure, il suffit de relire des textes où, sous le regard de la divinité, nous apprenons à respecter les droits de la personne humaine.
À cette condition seulement, les idées forces deviennent des amitiés.
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L’Antiquité avait connu l’esclavage, le Moyen Âge en pratiquant le système féodal ignorait l’égalité ; le dix-huitième siècle par la voix éloquente de ses prophètes intellectuels affirma qu’en droit nous étions semblables. En voulant réprimer des abus, l’époque de Louis XV avait raison et les différences trop exagérées des conditions demandaient des réformes urgentes. « Deux hommes, étant également hommes, disait Sieyès, ont à un égal degré tous les droits qui découlent de la nature humaine. » La Révolution française mit à la mode un principe que Napoléon lui-même n’osa pas abolir, et les Parisiens suivis par le reste du pays renversèrent la monarchie de Charles X et celle de Louis Philippe, pour acquérir le suffrage universel, conséquence de l’égalité électorale. Avec le principe des nationalités, Napoléon III, père spirituel du Président Wilson, préconisa au nom de la même théorie le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la demande égalitaire constitua le trait d’union de ceux qui combattaient pour le triomphe de la démocratie.
Le traité de Versailles fut rédigé dans le même état d’esprit et il est facile de se rendre compte par des exemples appropriés, pris dans l’histoire des différentes nations européennes, que la fiction d’une prétendue égalité reste toujours le grand moteur du monde moderne. Souvent on commence par avoir raison et l’on finit par avoir tort ; le spectacle qui nous entoure et qui nous montre l’humanité en proie au délire devant une notion aussi imprécise que suggestive prouve encore une fois que nos contemporains sont menés par leurs passions plutôt que par leurs intérêts et leur bon sens.
En fait l’égalité, que ce soit dans le domaine politique ou social, n’a jamais existé sur la surface de la terre. La France, pays type de l’individualisme, a été livrée au bon plaisir des pouvoirs publics, des organismes syndicaux sans mandat, des partis politiques irresponsables. Les États-Unis, par les abus de leur administration, par les vexations et les peines infligées à la race noire, aux Indiens et aux jaunes, par la corruption qui n’a cessé de régner pendant l’époque de la prohibition, ne peuvent avoir la prétention de constituer une Association populaire où les droits de tout le monde sont sauvegardés sans aucune distinction. Chez les Soviets, seule une minorité bénéficie d’un traitement conforme à la justice ; ce qui prouve que l’égalité, « notion négative » comme dirait André Tardieu, ne peut servir, selon Auguste Comte, qu’à l’élaboration de doctrines de démolition. À certains des décorations, des récompenses, des indemnités, des places, à d’autres la prison, les amendes, les impôts, tout cela distribué non d’après le mérite, sur la valeur personnelle, le degré d’éducation ou d’instruction, mais d’après les opinions émises, les bassesses faites, les dénonciations réalisées. Pour arriver à de pareils résultats, des hommes sont morts, des émeutes ont été déclenchées, des barricades ont été dressées.
On avait supprimé le servage, c’était bien ; en proclamant le règne d’une utopie qui allait devenir maîtresse du monde, on commençait à créer des malentendus ; ces malentendus à leur tour déclenchèrent des folies sanguinaires et, en mettant à bas les privilèges des anciennes classes dirigeantes pour assurer le droit d’agir à chacun, on déplaça simplement les faveurs, et comme auparavant ces dernières devinrent le lot de chefs actifs et peu scrupuleux.
La Révolution française fut surtout une proclamation, aux sons d’un tambour désordonné, de contre-vérités théoriques qui, par la suite, non seulement ne furent jamais réalisées, mais dont on prit exactement le contre-pied pour permettre aux nouveaux gouvernants de se maintenir. On inscrivit au sommet des édifices publics des maximes qui furent toujours considérées comme des abstractions inapplicables, mais qu’il était bon devant un auditoire naïf et enthousiaste de défendre pour récolter les applaudissements appropriés. Tout en décrétant la sainteté des droits de l’individu, on s’acheminait à grandes enjambées vers un étatisme tellement sévère que les initiatives personnelles devenaient inutiles et attentatoires à la sûreté gouvernementale. Dans le domaine fiscal, électoral, judiciaire, scolaire et religieux, les mêmes abus étaient tolérés et des orateurs enflammés dans des cafés de commerce indésirables proféraient des anathèmes sous le prétexte d’une théologie politique débitée au son d’un égalitarisme inexistant et pratiquée sous le signe d’un arbitraire formidable. Tandis que des flots de paroles se déversaient sur des assemblées hystériques, dans l’ombre se tramaient des complots au nom du Salut public, de la Sûreté générale, des Commissions d’enquête, de la Haute Cour et d’une phraséologie administrative dominée naguère par la guillotine et aujourd’hui par la concussion, l’escroquerie et les suicides opportuns. Si Rousseau revenait parmi nous, il s’apercevrait bien vite que la société dont il rêvait était restée, malgré les progrès accomplis dans certains domaines, une irréalité complète, une nuée intégrale. Nous avons remplacé les mousquetaires du roi par les agents électoraux, le couperet par la démission forcée, les émeutes par les crises ministérielles. En France, M. Lebrun avait succédé à Louis XIV ; M. Staline a remplacé en Russie les tsars autocrates ; en Espagne, le front populaire, avant la venue de Franco, avait chassé les Bourbons dans le but d’améliorer le sort des travailleurs, de commencer le régime de la justice sociale, d’inaugurer l’ère des lois et des règlements. Écrire ces lignes, c’est en même temps marquer la différence qui peut exister entre le réel et le désir.
L’homme est une drôle de machine et ses conditions d’existence sont motivées par les lois de son organisme particulier. Si la biologie nous enseigne par conséquent les différences élémentaires qui existent dans les parties du corps humain, si elle nous fait savoir que chaque élément représentant une fonction unique tend à s’unir pour arriver au but commun, si elle nous prouve ainsi que le progrès suppose division et par suite inégalité, sans tomber dans des comparaisons excessives, il serait facile de soutenir la similitude des règles qui composent l’existence des États comme celle des individus. La démocratie est en contradiction avec la nature, car cette dernière, loin de préconiser le nivellement par en bas, de remplacer la qualité par la quantité, de soumettre le supérieur à l’inférieur, nous donne le spectacle d’organes parfaitement organisés où règne surtout le culte de la compétence, où la médiocrité est à la fois vaincue et bannie. Un pareil régime qui représentait pour Montesquieu la vertu était devenu pour Proudhon l’envie et pour Anatole France la facilité. Peu à peu le Nombre, après avoir pris le pouvoir, commençait à démontrer ses funestes conséquences. « Il n’y aura de bonheur », disait Renan, « que quand tous seront égaux, mais il n’y aura d’égalité que quand tous seront parfaits », et au nom du même raisonnement Leibnitz soutenait qu’il n’y a point dans l’univers deux personnes semblables. À la différence d’aptitude correspondra toujours la différence de conditions et la variété des situations, et c’est pourquoi il existe dans le code qui proclame notre identité une immense duperie. Tout est divers dans ce bas monde et les capacités, en nous permettant de rendre à la communauté des services plus ou moins intéressants, transforment la société en catégories professionnelles, nettement autonomes. Le plan égalitaire relève de purs concepts et des mathématiques et non de cet esprit de finesse sur lequel reposent les assises d’une civilisation à tort et à raison fortement hiérarchisée. Les peuples qui continuent à croire à l’avenir du suffrage universel nous rappellent ces troupeaux chers à Rabelais et qui sous la conduite de bergers pervers s’acheminent avec orgueil dans le gouffre des océans idéologiques.
Vivre c’est juger, juger c’est choisir en procédant aux sélections obligatoires, c’est soumettre son moi à des institutions, à des préceptes, à des obligations sociales, c’est construire l’État de bas en haut et non de haut en bas. L’immense masse des citoyens se rend compte aujourd’hui de la perspicacité de ses vues. 1789 agonise.
Il agonise parce qu’on ne résout pas les problèmes politiques en les assimilant à de simples additions, à des calculs de gros chiffres, à une sorte d’arithmétique primaire constituée par la majorité des voix. Il agonise car, de même que vous n’irez pas confier le soin de votre santé à un paysan ignorant ou à un ouvrier inculte, il est absurde de demander à cette même personne son avis sur des questions de finances nationales ou d’économie politique ; il agonise parce qu’il n’a pas pu résoudre le problème de la représentation des minorités au sein des assemblées et qu’il n’existe jamais aucune correspondance exacte entre les sentiments du corps électoral et la composition des Chambres régulièrement élues ; il agonise parce que l’être que nous formons n’est pas une quantité algébrique et qu’avec le nombre il existe dans une nation des traditions et des forces dont on ne peut méconnaître l’existence et la nécessité ; il agonise enfin, vous dis-je, parce que non content de proclamer l’égalité des hommes on a aussi décidé l’identité de la valeur des fonctions.
Notre ciel était couvert de nuages malsains qu’il fallait naturellement crever pour permettre la venue d’une pluie spirituelle libératrice. En définitive, le peuple n’est jamais consulté comme il aurait dû l’être ; le véritable pouvoir se trouve aux mains de sociétés secrètes, de clubs clandestins et de comités anonymes. Ce système se résume d’ailleurs d’une façon parfaite par cette exclamation d’un électeur : « Pourquoi voulez-vous que je donne mon vote pour rien à des gens qui me le demandent pour en tirer de l’argent ? »
De pareilles exagérations, par leur existence, annonçaient une réaction qui devait, le moment venu, balayer les tenants de la « canaillocratie ».
Cette réaction tant désirée est enfin venue et triomphe un peu partout. Une nouvelle phase de l’Humanité semble commencer.
Grandeur et Misère du capitalisme
Parmi les problèmes contemporains qui se posent avec acuité devant la conscience des hommes, il en existe un dont le cas à la fois général et spécial a attiré l’attention de l’élite pensante. Sur les sommets de l’économie moderne se dresse comme un Himalaya indestructible la question des rapports du capital et du travail, de la légitimité du premier et des exigences croissantes du second. Nous sommes ainsi entraînés dans un cercle infernal où les démons ont été remplacés par les règles incertaines de la propriété, du libre échange, du cours forcé, de l’embauchage, c’est-à-dire par les membres d’une caravane obscure marchant dans le désert à la recherche des mirages impossibles. Les foules trouvent toujours des éclaireurs pour les guider vers le nouveau monde sur des caravelles battues par la tempête. À travers ce dédale, nous allons essayer de voir clair.
Nos pères ont connu l’âge de l’expansion commerciale, puis celui de l’essor industriel ; nous vivons actuellement le siècle de la finance, l’époque des banquiers et des boursiers. Il ne s’agit plus d’augmenter ses affaires, de mettre en valeur ses usines, de faire progresser ses fabriques en vue d’un rendement meilleur, mais de les vendre au meilleur prix possible, d’agir pour faire monter ou baisser les actions selon les besoins de l’heure au moyen d’une véritable acrobatie économique, d’une cascade de chiffres, du jeu effréné de la spéculation.
L’arrivée du machinisme, parce qu’il n’était pratiqué au début que par certaines puissances continentales, propriétaires de débouchés du monde entier et représentant une capacité de production limitée, favorisa l’épanouissement d’une main-d’œuvre, qui avait su s’adapter aux circonstances. Mais il n’en fut plus de même le jour où l’obligation d’augmenter les salaires amena la nécessité de développer le rendement de la machine. Dès lors le problème se transportait sur un autre plan ; il consistait moins à satisfaire les besoins et les désirs de la consommation qu’à donner du travail aux ouvriers.
Le patronat, pour réduire ses charges, pour abaisser son prix de revient, prit l’habitude de faire appel le plus possible à la mécanique ; cette dernière, demandant des sommes importantes, fut une des causes, avec les progrès de la science, du développement considérablement accru du capitalisme, c’est-à-dire d’un « régime fondé sur l’appropriation des capitaux qui, investis dans le travail de la production, sont reconstitués par l’épargne ». Il nous reste maintenant à nous rendre compte des origines de ce régime.
Les anciens sans le savoir ont été des gens heureux : le crédit, le change, les valeurs mobilières leur étaient inconnus. Il n’en fut pas de même au Moyen Âge et déjà à Florence les transactions commerciales ne manquaient pas, tandis que les Pays-Bas devenaient le centre permanent d’échanges de toutes sortes. En France, l’industrie est aux mains d’artisans et de marchands dont les ressources limitées ne permettent pas un développement important.
Mais peu à peu les évènements changent de direction ; les princes, les villes, les établissements ecclésiastiques contractent des emprunts auprès des financiers, qui sont parvenus à accumuler des sommes considérables. Les foires de Champagne, celles de Lyon, où l’on vend des marchandises variées, la bourse d’Anvers, d’Amsterdam commencent à donner le ton, et bien que le prêt à intérêt soit condamné par l’Église, cette dernière acquiert une puissance insoupçonnée, puisque dans les monastères on faisait ouvertement commerce de l’argent. Il suffit de se souvenir du procès des Templiers, dont l’ordre fut détruit par Philippe le Bel, pour se rendre compte de l’importance des fortunes.
Le Capitalisme apparaît donc, mais sous une forme nettement commerciale. Jusqu’au quinzième siècle, on ignore le capitalisme industriel.
Mais cinquante ans plus tard, la spéculation commence à changer les rapports entre les hommes d’affaires. On ne parle plus que de marchés à prime, d’arbitrage, d’assurances, de marchandises qui se transforment en valeurs, de banques qui veulent acquérir des monopoles. On édicte toujours des mesures sévères pour réprimer l’usure, mais on finit par se rendre compte qu’une commandite comportant des risques, il est normal que cette dernière soit rétribuée et prenne part aux bénéfices. Le prêt reste pour la grande autorité pontificale « le péché maudit », mais cette dernière apporte dans son intransigeance certains accommodements, puisque un acte royal permettait un intérêt à 10 %.
Nous assistons de cette manière aux balbutiements d’un enfant qui fait ses premiers pas et qui n’est point encore parvenu à trouver son équilibre complet. Deux faits d’importance allaient donner une impulsion à une expansion qui s’annonçait déjà comme devant tout écraser sur son passage.
Le courant religieux qui, à travers Luther et Calvin, devait aboutir à la Réforme, vint ouvertement s’opposer à l’enseignement de la théologie romaine ; en abolissant les obstacles entre le spirituel et le temporel, en préconisant l’utilité du travail, il légitimait en quelque sorte le fait d’acquérir et même d’entasser des richesses. Cette remarque est tellement de l’ordre de l’évidence qu’elle permet d’expliquer pourquoi des grands centres commerciaux comme Amsterdam et Anvers ont été si profondément imbus des idées nouvelles. Le puritanisme s’est par suite révélé un magnifique propagandiste pour le capitalisme d’aujourd’hui, tandis que l’individualisme de la Renaissance, son goût du luxe et du faste augmentent l’impulsion inculquée à l’organisation économique.
De leur côté les découvertes maritimes, les colonies fondées, la mise en esclavage de populations arriérées, contribuèrent aussi à jeter les assises des fortunes européennes. « Nous sommes devenus riches », écrit Werner Sombart dans le « Capitalisme Moderne », « parce que des races entières, des peuples entiers sont morts pour nous ; c’est pour nous que des continents ont été dépeuplés. »
L’or, l’argent, les métaux précieux affluaient sur les rives portugaises, espagnoles et françaises ; cette invasion amena non seulement une augmentation dans les prix mais donna l’idée, avec le développement considérable apporté dans l’agriculture et dans l’industrie, de fonder des sociétés par actions. La Compagnie des Indes Orientales, la Banque d’Amsterdam sont successivement créées.
Ici il faut faire une place particulière aux Israélites, qui, en réunissant et en acquérant des moyens immenses, sont les premiers à posséder « une mentalité capitaliste ». Ils n’hésitent pas à vendre à plus bas prix que leurs concurrents, et comme leur activité est débordante, ils parviennent en très peu de temps à dominer la situation, grâce à la pratique de la publicité qu’ils font entrer dans les mœurs.
Et voici le dix-huitième siècle, l’époque où apparaît le machinisme avec l’industrie rurale et domestique, la fabrication des tissus, des draps, de la dentelle et de la tapisserie. La Flandre wallonne et du Hainaut, le Yorkshire en Angleterre, l’Ulster dans l’Irlande, le Nord de la France, voient s’ouvrir des manufactures où rivalisent les arts et les métiers. Ces derniers finissent par se procurer un outillage assez perfectionné et connaissent un succès inconnu jusqu’alors. Le moulinage de la soie, la fabrication du coton, les extractions minières sont la cause de l’avènement d’un nombre considérable de sociétés qui actuellement ont besoin de capacités en proportion avec leurs affaires. Des succursales s’ouvrent un peu partout, car désormais, après avoir fabriqué sa marchandise, l’industriel essaye de placer lui-même et devient aussi négociant, chercheur de débouchés pour les objets manufacturés. Pour la première fois, on parle de division du travail, car il est évident que les différentes opérations techniques obligent à la répartition des tâches pour les ouvriers, dont chacun a désormais une fonction bien déterminée.
Le dix-neuvième siècle s’est donc contenté de suivre en l’améliorant la route que lui indiquait son prédécesseur.
L’Angleterre, cette fois, prend la tête du mouvement. La métallurgie se transforme grâce à la houille, les minerais de fer, les hauts fourneaux. On trouve les banques provinciales un peu partout, tandis que les chemins de fer accéléraient les voies de communication. La Banque d’Angleterre, la Banque de Belgique, la Société générale, le Crédit Mobilier, le Comptoir d’escompte, le Crédit Lyonnais ouvrent leurs portes et la Grande Presse apparaît avec le journal à un sou lancé par Émile de Girardin. Un essor commercial inouï se fait jour en Belgique, en Hollande et, en général, dans tout l’Ouest de l’Europe ; de l’autre côté de l’Océan, aux États-Unis, la construction du réseau routier, l’application de la vapeur à la navigation changent l’aspect d’immenses territoires et font déjà prévoir un avenir où l’or va couler à pleins bords.
Ces différentes transformations ne se font pas sans heurt, car les ouvriers privés de travail n’hésitent point souvent à recourir à la violence pour protester contre l’introduction du machinisme. Ils essayent d’obtenir le maintien de l’ancienne législation pour défendre leurs intérêts et comme ils n’y parviennent point, en prenant conscience de leurs classes ils créent bientôt un abîme entre les employeurs et les employés. Pour la première fois, la Société, au lieu de se distinguer politiquement, se divise économiquement. D’un côté des personnalités nouvelles, qui se sont formées elles-mêmes, qui aspirent à la direction des évènements, de l’autre des salariés pensant que le moyen le meilleur de se tirer d’embarras, c’est de se syndiquer et de s’associer.
Le progrès continuait ainsi sa ronde ascendante et l’humanité, conduite par l’étoile de la nouvelle alliance, pensait qu’en accumulant les richesses elle allait enfin trouver le secret du bonheur. Il n’y a pas à refuser à l’ensemble des communautés terrestres le droit d’aller toujours de l’avant pour essayer dans la mesure du possible d’améliorer les conditions économiques de l’existence ; il n’est nullement dans notre pensée d’empêcher que l’activité se dirige vers des ressources toujours plus efficaces et plus grandioses. Mais tout de même, tâchons de nous méfier et faisons en sorte de ne pas devenir des êtres déséquilibrés, des personnalités de valeurs confuses, pour ne pas sacrifier la civilisation spirituelle à nos besoins matériels.
L’homme est peut-être une « intelligence servie par des organes », mais il possède aussi une âme à exalter autant qu’un corps à secourir ; nous avons besoin de foi autant que de paix, et dans ce débat éternel ouvert entre les possesseurs de richesses et ceux qui ne possèdent rien, nous sommes bien obligés de reconnaître avec Bossuet « l’éminente dignité des pauvres ». Voilà pourquoi nous en voulons tant à ce monde moderne qui nous oblige à prendre parti dans un problème qui n’aurait jamais dû se poser s’il avait existé une véritable révolution sociale.
Quand nous lisons l’histoire des travailleurs, nous y trouvons que les coutumes employées à différents intervalles séculaires se nommaient esclavage, colonat, servage, mainmorte, corporations, salariat. Comment peut-il exister des esprits simples pour ne pas comprendre la poussée de révolte qui devait animer les victimes d’un écrasement matériel aussi injuste qu’intolérable ? Comment ne pas admettre la légitimité de revendications absolument normales, puisqu’il s’agissait de sauver de la turpitude et de la misère des êtres de chair et de sang ? Comment ne pas reconnaître qu’il existait et qu’il existe encore des abus intolérables commis par les puissants sur les faibles et les innocents ? Le capital est nécessaire à la civilisation, le capitalisme organisé sur une base saine et juste doit être maintenu ; ce qu’il faut détruire, c’est un certain esprit capitaliste, à forme d’exploitation humaine et à qui serait désormais interdite l’assimilation d’une personne vivante à une machine ou à un outil.
L’Europe d’autrefois était gouvernée par le clergé et par la noblesse ; la Révolution française, en inaugurant le règne du tiers-état, amena au pouvoir une bourgeoisie dont le vaisseau fait eau de toutes parts ; aujourd’hui la classe ouvrière, parce qu’elle est la plus nombreuse, aspire à imposer sa puissance. Il n’est pas inutile d’analyser les causes de son évolution et de la suivre dans ses différentes tentatives pour imposer sa force. Par groupes innombrables, telle une masse imposante, le prolétariat entre à grand fracas sur la scène du monde.
Ouvrier, prolétariat, classes sont devenus des mots à la mode et une littérature est apparue pour faire croire aux représentants du travail que désormais ils pouvaient non seulement prendre part à la richesse, mais devenir les maîtres de l’État. Fréquenter l’usine tous les jours provoque des contacts dont la conséquence a été la formation d’une mentalité tout à fait nouvelle qui, en substituant l’économie à la politique, opposait la conscience des intérêts à la puissance de l’autorité. Ainsi naquirent des syndicats qui, loin d’entrer dans le gouvernement, préparaient leurs batteries à côté de celui-ci pour pouvoir, le moment venu, livrer l’assaut final et le conquérir entièrement. Le suffrage universel et la grande industrie sont arrivés à la même époque pour accélérer un mouvement, pour donner prise à une idée qui était déjà dans les esprits et pour remédier à la dispersion des agriculteurs par la concentration ouvrière. La solitude est amie de la tradition ; il n’en est plus de même quand les fréquentations et les conversations permettent des comparaisons, des rapprochements et laissent entrevoir des changements appréciables, auxquels on peut contribuer par la propagande, par la parole et par l’action. Un peuple habitant le même territoire et guidé par le même intérêt donne le spectacle de posséder des moyens plus efficaces ; la réaction est identique quand il s’agit d’individus réunis dans un atelier unique et qui, après avoir constaté la similitude de leurs doléances, reconnaissent que leur rendement serait doublé par la création d’associations. Quand on est lié à une chaîne semblable, quand on s’adonne à une besogne égale, quand on diffère uniquement par la spécialité des travaux, quand on est en proie la semaine durant à la même tension, on finit par ne plus avoir de manifestations particulières et, en sortant de l’usine, on passe naturellement à la maison syndicaliste pour mettre au point la bataille électorale. Ce nouveau régime devait, en conséquence, provoquer des différends de plus en plus dangereux entre ceux qui n’avaient que leurs bras et les propriétaires des machines et de l’outillage.
Cette évolution ne s’est d’ailleurs pas réalisée immédiatement : de la collaboration qui était établie au Moyen Âge entre le patron et le compagnon, le libéralisme a fait une opposition systématique qui existe à la fois dans les intérêts et dans les sentiments. Le « maître » ne possède plus ni élèves ni apprentis ; l’union ne se réalise point « du patron à l’ouvrier, mais du patron au patron et de l’ouvrier à l’ouvrier ». Ainsi commençait une bataille qui allait opposer le « peuple à la fois misérable et souverain, malheureux et législateur » aux tenants de la « fortune anonyme et vagabonde ». Gouverner consiste à opposer le capital au travail, en accordant des privilèges à une classe qui devenait la véritable aristocratie par le bas. Le vrai héritier des royaumes disparus, des empires écroulés, des régimes défunts, ce n’était ni le politicien, ni l’homme de lettres, ni le bourgeois, mais le prolétaire, « celui qui travaille de la main pour divers métiers ». L’humanité stupéfaite entendait les coups assourdissants qui annonçaient la destruction des cloisons dressées entre les individus.
Une immense infiltration d’ordre matériel et spirituel commençait ; l’indispensable, c’était de conquérir le pouvoir pour mettre la loi de son côté, de syndicaliser et de socialiser à outrance pour mettre sur pied une « législation de classe », dont le but consistait à donner satisfaction aux propagandistes de l’œuvre révolutionnaire. On avait connu les patriciens et les plébéiens, puis les nobles et les serfs, et ces derniers avaient cédé le pas aujourd’hui aux dirigeants et aux laborieux, castes, ordres, état disparaissant avec l’inégalité des conditions ; on ne se réunissait plus seulement autour de la famille, de la paroisse ou du quartier, mais dans la manufacture et dans l’atelier. On se rapprochait selon son état social, ses affinités et ses occupations.
Les économistes du XVIIIe siècle ont ouvert la porte à ces revendications le jour où ils ont reconnu qu’une nation était dans la majeure partie composée de laboureurs, de marchands et qu’ils formaient les fondations et les assises d’une civilisation. Aussi avaient-ils doit à quelque considération et à une place normale dans la société. Car en même temps qu’apparaissait cette tendance, on réhabilitait les arts mécaniques considérés comme la « chaux et le sable » du bâtiment politique. En fait, écrivains et philosophes prenaient connaissance de l’existence du peuple, alors qu’auparavant on possédait une idée très vague de ces individus marchant à travers les villes ou errant dans les campagnes.
De cette façon s’établit entre les gens de métier « les plus habiles de Paris et du royaume » et les philosophes de l’Encyclopédie une collaboration complètement inattendue qui créait une atmosphère neuve et rendait un son absolument sans précédent. « Je trouve que cet ouvrier habite ou sous le chaume ou dans quelque réduit que nos villes abandonnent, parce qu’on a besoin de sa force :... il fouille nos mines et nos carrières, il dessèche nos marais, il nettoie nos rues, il bâtit nos maisons... Le laboureur souffre le chaud, le froid, la hauteur des grands, l’insolence des riches, le brigandage des traîtres, le pillage des commis... Tel est le portrait des hommes qui composent ce que nous appelons peuple et qui forment toujours la partie la plus nombreuse et la plus nécessaire de la nation. » Peu à peu la littérature prend donc un caractère pratique ; il n’était plus question de romans à la Calprenède pour distraire les contemporains, de héros à la Corneille pour galvaniser les foules, de farces à la Molière pour faire rire les badauds ; il s’agit de lutter pour posséder sa place au soleil, pour gagner sa vie, pour faire figure d’homme de progrès en attendant d’aller grossir le rang des émeutiers.
Alors apparaît un livre dont le retentissement pédagogique s’est prolongé jusqu’à nous. Entre deux aventures féminines scandaleuses, Jean-Jacques Rousseau écrivait « l’Émile », où il préconisait avec quelle flamme l’utilité des artisans et non des artistes, où il demandait que désormais les métiers soient classés non d’après une vague apparence, mais d’après l’usage qu’on pouvait en faire.
« Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre ? Eh bien ! tant pis pour vous ! Mais qu’importe ! Ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-vous à l’état d’artisan pour être au-dessus du vide. » Les arts ne sont désormais permis qu’à la condition qu’ils nous fournissent nos premiers besoins ; la vie à la campagne est tolérable parce qu’elle est plus hygiénique ; seuls les hommes qui peinent ont droit à quelque considération. Ainsi ont pris naissance tous les fils de Jean-Jacques, tous les disciples du saint-simonisme, qui refusent de vivre indépendants pour devenir menuisiers, maçons, cordonniers et qui veulent transformer « l’ordre naturel et essentiel des sociétés ». La véritable opulence consiste à posséder un champ, un troupeau, un tissage, un atelier, à employer son activité à manier des instruments. De là à proclamer que le monde possédait une foule de biens qui devaient être le lot de chacun, il n’y avait qu’un pas ; la société elle-même devenait suspecte puisqu’elle semblait fondée sur l’impuissance des uns et le plaisir des autres.
Certes, l’esclavage n’existait plus, mais on l’avait remplacé par la pratique de la solde, c’est-à-dire d’un salaire tout juste suffisant pour empêcher les classes moyennes de périr d’inanition, ce qui les assimilait à des bêtes de somme, dont les cris pitoyables formaient un concert de plaintes malheureuses et de griefs incontestables. D’un côté, une minorité égoïste, de l’autre des mécontents qui murmuraient et qui attendaient l’heure propice de se débarrasser de leur misère.
Sans s’en rendre compte, par la force des évènements, le Tiers-État donnait naissance à un quatrième ordre composé de journaliers, de non-gagés qui, constatant « l’exploitation de l’homme par l’homme », étaient décidés à secouer les colonnes du Temple, aussitôt que les Samsons modernes leur en fourniraient l’occasion. Considérée comme une régente aussi provisoire qu’indésirable, la bourgeoisie dirigeait les entreprises sociales non en qualité de propriétaire, mais de gérante déléguée.
Les idées devaient suivre leur conséquence logique, du jour où les prémisses de la transformation étaient posées. La dictature du prolétaire était en germe dans la Révolution française, comme on pouvait apercevoir la démocratie et le socialisme dans les origines du capitalisme. C’est le moment de citer la terrible phrase de Charles Maurras : « Si j’avais le malheur d’être démocrate, je serais communiste. »
Nous assistons à un renversement immense des valeurs ; il n’existe plus que des producteurs ; les incapables sont chassés, les oisifs traqués, seules les capacités sont admises. On ne connaît plus les ducs, les marquis, les comtes, magnifique noblesse qui avait créé la nation et qui savait mourir sur les champs de bataille ; les épées, les porte-plume, les panaches sont remplacés par le laboratoire, l’usine, la charrue et l’outil, qui devaient fournir le bonheur complet. Il n’en a rien été, c’est un fait, mais qui nécessite des explications.
Quand on étudie l’évolution du monde ouvrier depuis un siècle, on comprend que les circonstances ne permettaient pas aux évènements de subir un autre courant. Au lendemain du vote de la loi Le Chapelier, le prolétariat avait acquis la liberté du travail, mais il se rendit bien compte au bout de quelque temps qu’il était à la merci de gens dont l’avidité n’avait d’égal que l’aveuglement. Il ne restait d’autre alternative à ceux qui voulaient gagner proprement leur vie que la coalition et la grève, car en leur retirant le droit d’association, on les transformait en individus isolés, par conséquent sans influence, en nomades anonymes attendant le bon plaisir de leurs supérieurs. Un seul problème restait donc à résoudre : celui de gagner le plus possible pour le moindre travail possible ; celui d’organiser le présent sans se préoccuper de ce qui se passera dans l’avenir.
À de pareilles difficultés il était inutile de trouver des solutions appropriées, il fallait mettre le patron d’un côté, les ouvriers de l’autre, pour essayer de s’expliquer, de se comprendre et de s’entendre. À ce moment, sans coup férir, la politique est entrée en jeu, pour troubler les cartes, pour exploiter les différends, pour déclarer qu’aucune entente n’était réalisable, que le règne d’une classe étant terminé, on devait travailler à l’avènement d’une autre, que seule la force électorale d’abord et la force tout court ensuite décideraient des choses futures. Ainsi commençait une lutte aux données incertaines, où chacun s’imaginait avoir raison, les uns ne voulant rien céder, les autres désirant tout prendre en créant une agitation perpétuelle. Le vingtième siècle est ainsi caractérisé par une foule de revendications qui, à force de cris, de sang, d’émeutes, finissent par être acceptées et imposées. La haine, l’envie sont devenues les drapeaux de l’insurrection contre l’aveuglement et la sottise.
Depuis plusieurs années nous sommes menés par deux idées essentielles qui semblent à première vue contradictoires : le nationalisme et le syndicalisme. Ces deux principes se sont combattus très longtemps sans s’apercevoir qu’ils avaient des liens communs et des origines identiques. Ils sont, en effet, en opposition complète vis-à-vis de la théologie révolutionnaire de 89, le premier reniant la liberté et trouvant que cet héritage est devenu funeste quand il s’agit des réalités du travail, et le second niant les nécessités électorales et n’admettant que des spécialistes pour discuter des affaires professionnelles. Certains pays ont fini par l’admettre et nous avons vu ce que cette union a donné au Portugal, en Italie et en Allemagne.
Ces derniers pays ont pris les mesures nécessaires pour introduire la ploutocratie au service de la nation. Il faut admettre, en effet, que dans la course à l’internationalisme, si les ouvriers ont fini par méconnaître l’idée de patrie, l’exemple leur avait été fourni par les capitalistes, possesseurs de l’or, et pour qui la finance constituait un simple prétexte à manœuvre boursière et à cascade de titres.
Le problème est donc singulièrement compliqué. On a transformé la terre en un immense asile où se promènent des Bouvard et Pécuchet indésirables, des Joseph Prudhomme limités et des Shylock criminels.
Si Darwin était là, il n’est pas certain qu’il reconnaîtrait devant les animaux que nous sommes devenus la fausseté de ses conceptions matérialistes. Le globe est devenu une jungle et les bêtes sauvages ne sont pas ce qu’un vain peuple pense.
En attendant des jours meilleurs, asseyons-nous sur la colline ; contemplons les verts pâturages, les troupeaux qui passent ; écoutons les cris des bergers ; cette situation nous donnera le loisir de mieux apercevoir les avalanches insoupçonnées qui vont descendre des montagnes du capitalisme.
La Rançon des erreurs
Nous vivons donc une époque complexe dans une société tourmentée. Les points d’interrogation qui se posent devant les problèmes historiques, politiques et philosophiques donnent une signification spéciale à nos activités et à nos habitudes. Car si le 1er août 1914 a fermé une période et nous a donné l’occasion depuis lors de progresser dans la connaissance de l’homme, en étudiant les faits et les causes, les évènements qui s’ensuivirent nous ont appris à dégager des expériences successives un enseignement fécond. À la vérité, depuis un quart de siècle, nous n’avons pas cessé d’être en guerre, et quel que soit l’endroit où nous portons nos regards sur une carte géographique, l’ordre chronologique des luttes et des catastrophes ne cesse d’établir des perspectives douloureuses. Le communisme, le fascisme, le national-socialisme, la crise économique, la guerre en Chine, la victoire de Franco, l’invasion de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie et de la Pologne font partie de ces évidences contemporaines, qu’aucun parti pris ne peut obscurcir. Elles accompagnent, comme un cortège funèbre nécessaire, toutes les anciennes obligations sur lesquelles le dix-neuvième siècle avait vécu ; elles mettent résolument de côté les routines et les préjugés de ce que nous appelions autrefois « l’avant-guerre » ; elles terminent cette civilisation bourgeoise, que nos aïeux avaient eu tant de peine à construire. Jadis il y eut la fin de l’empire romain, et le crépuscule du Moyen Âge. Nous assistons actuellement à un bouleversement analogue, à une rupture d’équilibre, et nous entrons dans un temps de conflits, de conceptions contradictoires, de luttes sociales et religieuses ; tout ce qui était avant nous apparaît archaïque, périmé, rétrospectif, antimoderne. Dans un bruit de fracas et de mitraille, le vingtième siècle annonce la naissance d’un monde.
Comment sera ce dernier ? Nous ne le savons guère, puisque sur cette planète l’incertitude des doctrines n’a d’égal que l’inquiétude des âmes. Nous nous débattons entre un passé en décadence, un présent en désordre et un avenir en confusion. La barbarie est à nos portes et, en compliquant notre existence temporelle, rend précaire nos satisfactions spirituelles. Entre la réunion des États Généraux à Paris et la victoire de Lénine en Russie se sont écoulés un certain nombre de phénomènes sociologiques qui caractérisent l’âge du mal du siècle, de la liberté et de la démocratie. Si le treizième siècle a cru en la religion, le dix-huitième en l’intelligence, le dix-neuvième s’est résolument placé sous le signe de la science, de l’industrie et de la technique. En fait, l’Europe et l’univers ont vécu durant plusieurs décades sur les principes légués par l’explosion de 89, sans s’apercevoir que, loin d’être basés sur une philosophie définitive, l’idéologie nouvelle constituait seulement un point de départ, une solution provisoire, devant aboutir nécessairement à des concepts plus extrémistes. Le Contrat Social, « ce monument de politique despotique » dont parle Émile Faguet, contenait en germe aussi bien le communisme que le national-socialisme, avec leur gouvernement des masses, leur centralisation à outrance, leur système majoritaire, leur goût de l’autorité, leur mépris de la tolérance, et leur antichristianisme.
Napoléon, qui fut un disciple de Jean-Jacques Rousseau autant que le créateur de l’Empire, en fixant à la nation une base populaire et dictatoriale, a donné l’exemple aux États totalitaires d’aujourd’hui ; l’on y retrouve un mélange de jacobinisme national et d’autorité impériale ; ce sont les fils dénaturés d’un même père, à travers lesquels nous constatons les conséquences d’une filiation identique et d’une origine commune.
De même quand « la Marseillaise » exalte la liberté, l’égalité et la fraternité, quand elle annonce la venue du libéralisme, dont les tendances furent d’ailleurs annihilées et arrêtées en France grâce à l’existence d’une solide classe paysanne, et d’une bourgeoisie avertie et réaliste, elle ne pouvait empêcher que cette mystique, lancée à travers l’Europe et associée depuis au nouvel évangile marxiste, n’aboutisse en fin de compte à un collectivisme d’allure anarchiste. La Russie s’est trouvée être le terrain rêvé pour une expérience où les terroristes et les nihilistes pouvaient réaliser l’application de leurs théories, et c’est toute l’histoire du communisme.
Qu’on le veuille ou non, la Révolution française domine donc le débat ; elle reste le trait d’union nécessaire entre les amis et les adversaires des croyances qu’elle a propagées ; il s’en est suivi une séparation radicale d’une part entre les intellectuels et les écrivains qui allaient au fond des choses, et d’autre part les politiciens, les doctrinaires et les démagogues. Tout est ainsi remis en question, puisque après l’écroulement des anciens systèmes, la faillite des différents conformismes, nous assistons à un retour en arrière, facile d’ailleurs à prévoir. La vérité a fini par rallier les esprits crédules ; du laïcisme nous assistons à un retour au catholicisme ; du socialisme nous passons à un syndicalisme et à un réveil plus légitime de la conscience de classe ; d’un internationalisme humanitaire et judéo-maçonnique, nous nous acheminons vers un sentiment national bien compris. Personne ne pouvait prévoir qu’un jour viendrait où l’ancienne France du petit père Combes serait amenée en union complète avec le Saint-Siège, à défendre des idées chrétiennes et à combattre des systèmes politiques, dont l’origine peut être trouvée dans les mythes, longtemps exaltés par les successeurs des encyclopédistes et des sociétés de pensée. Ainsi tourne la roue de l’Histoire : le communisme et le national-socialisme, malgré leur apparence de nouveauté, appartiennent à une hiérarchie des valeurs en voie de disparaître avec le dix-neuvième siècle tout entier ; par contre les anciens adorateurs de 93, en devenant réactionnaires sous la pression des circonstances et du fait de leurs anciennes erreurs, peuvent encore user de leur vocabulaire d’antan ; pour ne pas perdre de leur dynamisme, ils sont obligés de faire appel à des idées forces, qui se nomment famille, corporation et cité. Les anciens dogmes délaissés reprennent leur vitalité et semblent annoncer aux collectivités angoissées le début d’un nouveau Moyen Âge.
Les contemporains de Voltaire s’étaient imaginés pouvoir parvenir à un équilibre naturel en se jetant dans une action antichrétienne et en exaltant le dogme de l’homme bon, libre, éclairé et progressiste. Par là ils pensaient trouver le bonheur, c’est-à-dire la prospérité et des satisfactions d’ordre matériel ; ces dernières, accumulées, détruiraient les différences sociales comme les frontières territoriales. C’était le vœu de Condorcet dans ses « esquisses », celui plus ancien de Descartes dans « le Discours sur la méthode », quand il reconstruisait le monde abstrait en faisant table rase de la réalité et en assignant deux champs distincts à la foi et à la raison. Voilà l’origine de cette évolution trop cérébrale qui nous a entraînés dans un tourbillon infernal, dans une agitation perpétuelle, dans un délire où les meilleurs cerveaux se sont usés et appauvris. C’est la rançon du progrès, qui a fini par tuer la spontanéité et par donner naissance à une esthétique sans fraîcheur, à une hypersensibilité fébrile et maladive, au culte du faux et de l’artificiel. On a abusé de l’esprit d’analyse, de la grandeur des connaissances, du développement scientifique, de l’usage des forces naturelles, et les déceptions les plus cruelles ont provoqué le règne des Barbares.
Nous n’en sortirons qu’en revenant à cette grande force, décrite par Chateaubriand « comme mobile dans ses lumières, mais stable dans ses dogmes », qui s’appelle le catholicisme. Les armes du guerrier, l’argent du bourgeois, la machine du prolétaire, le laboratoire du savant ont successivement été la marque d’essais incomplets, infructueux et nocifs. La religion chrétienne a civilisé l’empire romain et organisé la société européenne ; il lui restait, après avoir lutté contre le paganisme, à vaincre l’esprit moderne. Parce qu’elle représente le seul principe d’unité, elle sait que la paix, le droit, la science sont nourris de christianisme, que sa mission est divine et que le Christ est venu « non pour détruire mais pour accomplir ».
Le drame du vingtième siècle est d’avoir tenté, en niant le péché originel, en ignorant le duel entre Satan et Dieu, de se passer de la seule loi, de la seule morale, qui représente dans son caractère, dans son développement, dans son histoire la synthèse de nos certitudes.
Telles sont les conditions de la victoire que nous devons remporter sur nous-mêmes et les éléments du débat dans lequel nous faisons figure de juge. Formulons donc la prière que les saints de l’Église militante et les héros de l’histoire contemporaine interviennent pour la rédemption commune, afin que tous les conflits soient résolus dans la clarté des vérités établies et la charité des cœurs fraternels.
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En effet, nous sommes en pleine révolution et cette transformation, qui possède des racines essentielles, oppose les exigences matérielles des temps modernes à un bouleversement visible des idées ; il n’est pas toujours facile de s’adapter à cette ère de brutalité, à cette agitation, qui provoque comme un vide dans l’esprit et qui parfois même nous paralyse complètement. La vie pratique change de forme et fait naître une atmosphère nouvelle, une inquiétude surprenante et nous aspirons à ce calme étrange et lourd, susceptible de provoquer le développement heureux des évènements et de parvenir à la solution des problèmes qui se posent avec plus de gravité que jamais.
1914 et 1939 représentent deux faits précis, qui ne cesseront plus de se prolonger à travers nos vies. Ils commandent déjà d’autres existences et n’appartiennent ni à la légende ni à un passé imaginaire, car sans avoir besoin de réfléchir outre mesure, nous savons qu’ils ont déterminé les routes où nous passerons et dans quel état moral nous les suivrons. Nous n’ignorons pas davantage que désormais il existe des actes que nous n’accomplirons plus et que pourtant nous nous étions bien promis de pratiquer un jour : les appels, les cris, les enthousiasmes ont fait place à ce courage lucide que possèdent les soldats quand ils serrent les mains et étreignent les visages dans les gares de mobilisation. Aussi en rejetant le patriotisme superficiel des cœurs lâches et des esprits confus, nous cherchons à donner un sens profond à nos gestes de défense et à nos douleurs intimes...
Vingt ans après une victoire dont Georges Clemenceau prévoyait les misères, le pays français est de nouveau envahi et occupé ; les lettres et les journaux qui nous arrivent sont attendus dans la fièvre, car ils sont porteurs de messages funèbres ; comme autrefois, du temps de la Marne et de Verdun, les vivants et les morts, en formant cette grande famille solidaire qui s’appelle la patrie, apprendront à mieux se connaître et s’aimer. Mais par delà les tombeaux, les deuils, les souffrances, il n’est pas défendu de constater que si nous avions possédé une conscience intérieure plus nette, des principes mieux établis, cet enseignement aurait permis à des hommes issus de toutes les classes de juger davantage des manquements, des pertes et des carences. Aujourd’hui les chairs anonymes et les misères ignorées sont amenées à payer les omissions et les mensonges des clercs défaillants ; parce que les administrations avaient vaincu les hommes, parce que les fonds secrets avaient encouragé les combinaisons de couloirs, nous avons actuellement les yeux fixés sur la figure héroïque d’une France qui, une fois encore, a payé plus que toute autre la dette du sang.
L’histoire de « l’entre deux guerres » méritera un jour d’être écrite et on devra faire le récit de cette génération de faux artistes qui ont longtemps cherché la poésie dans une basse sympathie humanitaire, dans un nationalisme mitigé, dans une diplomatie à retardement.
Mais si ce n’est guère le moment de conjuguer le verbe « j’accuse » et de compter dans les immenses cimetières de l’ancien front le nombre de tombes pour voir s’il restera assez de place pour enterrer les nouveaux morts, nous trouvons pour notre part opportun de tirer la leçon des abandons temporels, pour que le combat ne soit pas vain et les efforts encore inutiles.
« Il faut que France, il faut que Chrétienté continue » ; c’est la signification que nous donnons aux prières à formuler en attendant que les chants du Te Deum puissent retentir de nouveau dans un univers transfiguré ; sachons donc nous souvenir qu’il n’est pas de civilisation possible si à la base de l’existence nous ne mettons beaucoup de foi et d’énergie ; la guerre n’est qu’un moyen et le vrai but, c’est la paix des familles autour d’un chef respecté, d’une épouse heureuse et d’enfants innocents. Les affections légitimes, les croyances communes et les hiérarchies établies donnent l’impulsion à ces forces mystérieuses sans lesquelles la vie humaine ne serait guère différente de l’existence végétative et de la matière morte. Aujourd’hui comme demain, pour franchir les obstacles de la terre, nous avons pour mission de prendre conscience de notre vocation particulière. Voilà pourquoi, en dehors de toute question de nationalité, pour juger la bataille contemporaine, il nous suffit de nous souvenir que l’idée de puissance est incompatible avec l’idée de vertu et que les mythes collectifs, les philosophies esclavagistes sont contraires à ce développement de la personne, à ce respect de l’individu que deux mille ans de christianisme nous ont appris à apprécier et à défendre.
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Nous avons tourné cette année une page de l’histoire de France et de l’histoire de notre génération. Les vingt années qui viennent de s’écouler forment en elles-mêmes une synthèse et un bloc dont le souvenir doit rester intact. Pour couronner cet ensemble de circonstances exceptionnelles, pour illustrer un âge désormais décadent, il fallait que le monde fût spectateur des conséquences désastreuses d’un ensemble de principes à base de ruine, de malheur et de mort. C’est aujourd’hui chose faite et si nous assistons à la chute d’une nation, il faut avouer que nos adversaires, dans leur offensive victorieuse, avaient parfaitement compris à l’avance que le terrain de leur conquête avait été préparé par ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de le défendre. Nous avions conçu des espérances qui allaient à l’encontre de nos raisonnements les plus objectifs ; nous avions cru que les actes nécessaires pouvaient être accomplis dans un bouleversement visible des idées les plus élémentaires ; nous avions pensé que le sentiment du danger pouvait permettre les redressements matériels, quand il existait un désaccord constant entre l’intelligence des hommes et l’action de l’État ; nous avions admis qu’il n’est pas nécessaire de croire en la démocratie même quand on lui obéissait ; tandis que nous disciplinions notre corps par des exercices virils, nous avions dédaigné de purger notre âme des mirages de naguère, sans comprendre que la vie est un total et que dans le domaine temporel ou spirituel la nature et l’expérience ont horreur des alternances, des demi-mesures et des balancements.
Les émotions ont dicté les attitudes, sans voir qu’il existe un ordre humain caractérisé par la contingence, difficile à constituer et surtout peu aisé à maintenir. Pendant un quart de siècle, on s’est figuré que le sentiment donnerait ce que la simple connaissance refusait, et les nouveaux romantiques, derniers vestiges d’une bourgeoisie en voie de disparition, accusaient le monde de les décevoir, les hommes de les ignorer et les femmes de les tromper. Ils trouvaient Dieu inaccessible, lointain, distant, et tout en méprisant leurs contemporains, ils prenaient devant la vie des poses ridicules et odieuses. Sur les autels de la sensation et dans les chapelles du matérialisme le plus apparent, les prêtres de l’égotisme, avec une inconscience parfaite, travaillaient à une vaste dissolution, guidés par les droits du corps, la mystique de l’argent, et les excès des tempéraments en liberté. En politique, Aristide Briand, Édouard Herriot, Léon Blum, illustres produits d’un suffrage universel aussi pourri qu’incompétent, tout en se gargarisant de mots sonores à l’usage d’une masse de primaires endormis, préparaient dans les encens du Cartel des gauches et du Front populaire, les désastres de l’armée française et la route de l’invasion. À l’intérieur, un peuple de quarante millions d’habitants, oublieux de ce petit incident qui avait nom la guerre de 1914 et la victoire de 1918, cultivait dans sa grande majorité une anarchie morale, une avidité de gain, un mépris de l’effort, qui ne pouvaient que faire naître des avidités internationales, des conflits aigus, et des luttes inhumaines.
Celui qui écrit ces lignes a vécu dix ans de sa vie dans le seul milieu français qui ait vu clair dans les problèmes du temps présent ; ceux qui ont contredit certains de nos jugements doivent être renseignés aujourd’hui sur l’énormité de leurs erreurs. Conseilleurs à la fois invisibles et présents d’une jeunesse qui leur faisait confiance, Jacques Bainville et Charles Maurras apparaissent dans la tragédie actuelle comme les seuls gardiens perspicaces d’une cité à maintenir. C’est pour le genre humain tout entier qu’ils ont travaillé, et si nous ne perdons pas confiance « devant l’unité morale de l’Europe à refaire, les conditions d’un langage commun à retrouver, la philosophie de l’ordre à répandre, la notion de l’homme et de Dieu à rendre manifeste », c’est qu’il existe, croyons-nous, encore des hommes capables de ne pas abandonner la bataille et susceptibles de se porter sur les bastions menacés. Si les douleurs ressenties comportent un enseignement, si les illusions néfastes se sont évanouies, si les méfaits que nous n’avons cessé de dénoncer sont enfin admis par chacun, il reste aux jeunes de notre âge à se mettre au travail et à se liguer contre le danger. « Les peuples se trompent souvent sur leurs destinées et sur les intérêts véritables ; pour que les conséquences apparaissent aux nations, il leur faut des catastrophes ou le recul de l’histoire. » Par delà son tombeau de l’Île de France, l’auteur de « l’Histoire de deux Peuples » lance ses flèches de direction pour une renaissance qui permettrait tous les espoirs.
Les théories depuis plus d’un siècle tendent à asservir l’État à l’économique et à leur donner à cet égard une force complète. Dieu ayant été chassé des parlements avant de l’être des consciences, une politique à la petite semaine fut élaborée et alors que seuls comptaient les besoins quotidiens, on tentait d’édifier un ordre prétendu logique basé sur le travail et les richesses. La science s’en mêla et chercha à instaurer une sorte de vie intellectuelle où les croyances ne tinrent plus aucune place ; la personne se libérait ; l’idéologie abstraite suivit le mouvement et l’esprit devint son propre législateur.
Quand on a de cette façon isolé l’individu, il n’est pas question d’être surpris s’il descend jusqu’au fond de l’abîme et c’est ainsi que l’on prépare une nation où tout devient uniforme, où les appétits refusent d’être refrénés par la proclamation d’une loi quelconque. Radicalisme, socialisme, bolchévisme se réunissent pour séduire le peuple, pour le persuader qu’il n’existe aucune réalité en dehors de la matière sensible ; ils nient tout transcendant, toute métaphysique, et tandis qu’ils cherchent en morale des directives dans la seule chair, en politique ils constituent chaque cerveau en système clos et apparaissent dans leurs principes et dans leur conclusion d’essence essentiellement révolutionnaire. On voit actuellement comment il y avait péril pour un pays à nourrir dans son sein des partis et des groupes organisés dont l’activité était un signe de décadence, de faiblesse et de corruption.
Il y a des phrases qui sonnent aujourd’hui étrangement à nos oreilles : « christianisme des banquiers », « arrière les canons ! arrière les mitrailleuses », « désarmement unilatéral », « la paix, le pain, la liberté » ; peut-être n’est-il pas inutile de remuer ainsi des souvenirs, d’accabler les pernicieux conseillers, les mauvais prophètes et de confondre dans une même indignation « l’orgueil des annonciateurs, la superbe des précurseurs, la faconde des prétendus thaumaturges ». Dans la balance du Destin, il y a sur l’un des plateaux des gens qui peuvent déjà renoncer à leur tranquillité intérieure en attendant les liquidations de régime. Il est aussi regrettable que certains morts ne puissent être ressuscités par leurs victimes et qu’au-dessus des remparts on n’ait pas encore le droit de suspendre les créateurs de chimères et les malfaiteurs incapables. Ainsi devrait se terminer le premier acte d’une tragédie causée par le désordre des institutions, la perversion des esprits et l’incohérence des âmes.
« La génération intermédiaire », écrivait en 1930 Eugène Marsan, « ayant été sacrifiée plus que décimée, presque anéantie, les aînés, les anciens, qui étaient en possession du pouvoir dans presque tous les États d’Europe, ont voulu résoudre l’immense difficulté par l’application de leurs principes vieux de plus de cent ans. Un monde tout nouveau était né de la guerre et de l’usine, un monde rigoureux et compliqué. Ils ne l’ont pas compris. Tout ce qu’ils ont chimériquement fondé est précaire. »
Ces lignes prophétiques expliquent bien des défaillances et nous permettent de croire que seule la résistance d’éléments vigoureux et sains, le maintien des disciplines librement acceptées, la défense des traditions religieuses, familiales et culturelles, une orientation générale vers le vrai, le bien et le beau peuvent encore contribuer efficacement à la défense d’une Europe défaillante et d’un monde ensanglanté.
Car directement ou indirectement, dans ses défaillances comme dans ses redressements, la France cristallise dans un symbole évocateur et viril tout ce que l’humanité aime quand elle se retrouve. Pour vous le faire comprendre, je demande la permission d’évoquer des promenades à travers la Normandie, la Savoie, la Côte d’Azur, dans les plus charmants et les plus désolés des sites, champs des morts et source de vie, à l’ombre des grands arbres noirs, parmi les myrtilles et les fraises sauvages. Éloignons-nous des routes confortables, encombrées de touristes, et montons vers ces monuments qui se détachent à peine de l’éclat du ciel. Car c’est un pèlerinage sacré que nous allons accomplir ensemble, entre les jeunes touffes et les arbres nouveaux, qui déjà de leur opulente frondaison revêtent, tels des parents pauvres et malheureux, les troncs calcinés des fiers sapins d’autrefois. Le vent nous fouette au visage, l’horizon est immense et notre regard se perd, au-delà des dernières collines, dans la plaine où vient mourir la vigne. L’air est d’une pureté parfaite et c’est une grande joie de respirer. Tout nous invite à faire cette halte dont notre corps lui-même sortira reposé, tandis que notre esprit et notre cœur y auront puisé des forces.
Dans ces paysages, vous prendrez contact avec une atmosphère nouvelle et vous continuerez ce voyage aux tombeaux de Sainte-Geneviève, qui sauva Paris, de Sainte-Odile, qui repoussa l’envahisseur, de Saint-Louis, qui fut roi de France, pour aller ensuite aux mausolées de Napoléon, et de Foch aux Invalides, au monument du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe ; terminez votre promenade par la visite de la Provence où dort Mistral, où Maurras viendra y dormir un jour, par la Lorraine où reposent Barrès et Poincaré, par le Maroc où gît Lyautey l’Africain, par la Vendée où debout dans son cercueil Clemenceau dort son dernier sommeil.
Dans ces coins de terre solitaire et recueillie, il faut attendre le coucher du soleil et le cri des premiers oiseaux de nuit ; vous vous entretiendrez avec les disparus, ils vous conseilleront et vous dirigeront ; leur exemple complétera, dépassera même celui de leurs survivants qui intimident davantage et parfois déçoivent. Il y a une manière française d’accepter l’inévitable, mais ces méditations devant l’infini ne peuvent provoquer ni faiblesse ni découragement. Il faut monter sur la prochaine colline pour mieux voir le soleil libéré de sa prison nocturne ; il faut reprendre en chantant le chemin de la forêt et des lacs et demander à l’âme des provinces un exemple de foi. Un peuple où de pareilles excursions sont encore possibles reste tout de même un grand peuple. Au début d’un âge hors concours, c’est encore l’opinion de la chrétienté tout entière.
DEUXIÈME PARTIE
Charles Maurras et la troisième république
Au fur et à mesure qu’il se rapproche de l’âge mûr, un écrivain a tendance à n’exprimer que l’essentiel ; quand on aborde une œuvre comme celle de Charles Maurras, il est naturel qu’on cherche à s’évader de toute littérature pour ne pas être inférieur au sujet traité. D’autres essayeront de décrire l’homme d’action, le journaliste, l’écrivain, d’autres diront l’unité d’une vie et sa prodigieuse sincérité. Pour ma part, je désire simplement payer une dette de gratitude, un devoir de reconnaissance. Un jeune homme de l’après-guerre va tâcher d’exprimer pour lui-même les raisons qui l’ont conduit à adopter comme discipline intellectuelle la sûre dialectique maurassienne ; il va tenter de dresser dans le ciel des idées un témoignage personnel, qui sera peut-être pour les amis et les adversaires une émulation et un exemple : ainsi a-t-il l’espoir de donner aux ignorants le désir de connaître, soit pour critiquer soit pour apprécier, des ouvrages qui, « d’Anthinéa » à « L’Enquête sur la Monarchie », illustrent « les idées mères et nourricières des choses ».
Entre les princes de l’esprit, il en est dont on peut louer la puissance, l’éclat et la profondeur mais qui obligent à baisser la voix quand on approche de l’homme intime, de la personne morale, telle qu’elle se révèle chaque jour. Un Rousseau ne connaît pas la vie de famille. Aucun lien ne le rattache au sol, à l’avenir d’une patrie. Plus sociable, un Voltaire n’est qu’un brillant fantoche, menant une vie artificielle de vieux garçon épicurien. Ni l’un ni l’autre n’ont cette noblesse que donne à un Racine l’auréole de la tendresse et de l’amour. Quand on parle d’un Maurras, rien n’oblige à la réticence. Les plus pures, les plus patriarcales vertus s’unissent en lui aux magnificences du génie et, par-dessus tout, il possède au plus haut degré ce fameux je ne sais quoi d’achevé que l’héroïsme ajoute aux grands noms.
Dans les premières années de ce siècle, M. Charles Maurras a commencé une véritable révolution intellectuelle qui n’est comparable dans un autre sens qu’à celle des encyclopédistes du temps des lumières. Depuis qu’il s’est révélé comme un des maîtres du journalisme contemporain, on peut dire qu’aucun problème ne se pose de la même manière et l’opinion de Gabriel Boissy reste toujours exacte sur « ce monarchiste qui devient le cerveau de la République toutes les fois que la République est au service de la France ». Des tombeaux à entretenir et des désastres à réparer, voilà la besogne que le co-directeur de l’« Action Française » s’est assignée et, après avoir réfléchi sur les éléments d’une doctrine politique et littéraire dont il expérimentait chaque jour la vérité profonde, il poursuivait sa noble et utile tâche sans souci des conséquences pour sa personne et pour son œuvre. À celui qui venait lui offrir sa collaboration, sans chercher à dissimuler les énormes difficultés qui l’attendaient, il posait simplement la question suivante : « Vous sentez-vous le cœur de travailler pour 1950 ? »
Nous sommes en 1941 et la Troisième République vient de mourir sous le coup de fautes minutieusement décrites auparavant par ce philosophe, pour qui l’important était de démontrer que le parti de l’intelligence n’était pas celui de la Révolution. À l’ombre des désastres prévus, son autorité ne peut cesser de grandir dans une France qui a besoin de recourir, pour se sauver, aux conseils de quelques grands citoyens, de témoigner sa fidélité à des certitudes et à des directions basées sur une logique serrée et sur l’observation des phénomènes sociaux.
Comme Dante, M. Maurras est né « pour se porter en avant et pour être suivi », il appartient à cette race amoureuse du combat et qui aime dans les idées non seulement leur puissance de beauté mais la forme et le rythme humain qui s’en dégage ; son action, depuis quarante ans, a consisté à vouloir sortir d’un nihilisme décadent pour consolider des positions, des affirmations, des créations. La pensée maurassienne, loin de s’établir sur un seul plan, possède des prolongements et ouvre des horizons auxquels on ne s’attendait point ; au lieu d’apparaître d’une rigidité absolue, il n’y a rien de plus varié, de plus complexe que la manière avec laquelle l’auteur livre bataille contre les systèmes du monde moderne. Il fallait être poète pour donner à la politique une signification qu’elle avait depuis longtemps perdue, pour assurer à un bloc de jugements et de commandements soi-disant inactuels un rayonnement jusque-là inégalé. L’ordre nouveau que ce royaliste préconise apparaît dans son esprit de continuité comme un renouvellement, comme le résultat d’un enthousiasme contenu et d’un tempérament d’autant plus exceptionnel que son inspiration se double d’une finesse et d’une maîtrise de soi. Derrière une passion voilée on découvre une flamme intérieure et cet homme que ses ennemis considèrent comme un raisonneur rigide apparaît à travers les arguments comme un amant des subtiles résonances, comme un caractère dont certains désirs restent dans la pénombre, comme une sensibilité frémissante, au-delà des théorèmes à démontrer, des évidences à faire ressortir et des mesures à préconiser.
Dans un âge où il importe de garder la tête lucide, l’étude d’une telle personnalité comporte une leçon de bienfaisance, pour sauver l’équilibre et l’ordonnance d’un univers en furie. Un pareil témoignage est de caractère universel et il apparaîtra d’autant plus efficace que les peuples malades ont bien besoin de recourir et de prendre part à un enseignement qui unit les avantages de la pure déduction à des élans qui alimentent l’imagination, en élevant l’être supérieur et divin que nous portons en nous.
Un Grec de Provence
Le nom de M. Charles Maurras est aujourd’hui inséparable de la Provence et il faut remonter à l’enfance de l’écrivain, à sa jeunesse et aux influences qui commencèrent à le marquer dès son berceau pour essayer de mettre de la clarté dans la complexité d’un caractère. Le théoricien de « l’enquête sur la Monarchie » représente en même temps qu’un docteur ès-sciences politiques un coin de terre française d’où sa doctrine est originaire.
Les Martigues signifient pays de Marthe, c’est-à-dire le pays d’une prophétesse orientale qui suivit Marius en Provence et l’on peut déjà apercevoir un symbole dans le hasard qui a fait naître le directeur de « L’Action Française » dans un petit village du « Seigneur de Forcalquier et terres adjacentes ».
Dès ses premières études au collège catholique d’Aix, celui-ci se distingue par son aptitude pour les études gréco-latines et ce goût était d’autant plus curieux que l’enseignement de cette époque n’encourageait nullement le culte de l’humanisme et avait plutôt tendance à abandonner les traditions séculaires qui avaient aidé à la formation du génie romain.
Mais les paysages qui l’entourent, les lectures faites et qui étaient la source de méditations profondes lui permettaient d’associer à la contemplation des ruines anciennes les souvenirs émouvants de l’Attique. Nous imaginons facilement dans les rues calmes des petites villes provençales un jeune promeneur solitaire, rêvant après avoir lu un passage de l’Odyssée, livre qui ne le quittait pas, aux exploits des héros grecs, aux scènes de la mythologie, aux descriptions champêtres de Virgile.
Le climat ne se prêtait-il point d’ailleurs d’une façon merveilleuse à de longues promenades dans la campagne pour découvrir l’âme du pays natal, l’esprit d’une civilisation médiévale d’où sortiraient le Félibrige et la poésie mistralienne. Face à la mer latine, il me plaît d’évoquer le petit Maurras, rempli d’idées qui le bouleversent, ému des nouveautés qu’il entrevoit, cherchant à comprendre pour quelles raisons les libertés régionales ont été détruites, pourquoi sa vieille langue d’oc est tenue en suspicion, pour quels motifs les horizons clairs aperçus reflétaient un je ne sais quoi d’incertain, de renfermé et de bizarre.
Cette inquiétude donna naissance à une espèce d’anarchie intérieure dont bien des jeunes gens sont exempts aux environs de la vingtième année. « Notre génération », écrit M. Maurras, « donnait certainement le fruit parfait de tout ce que devait produire l’anarchie du XIXe siècle et nos jeunes gens du XXe siècle se feraient difficilement une idée de son état d’insurrection. Un mot abrégera : il s’agissait pour nous de dire non à tout. Un à quoi bon réglait le compte universel des personnes, des choses et des idées. C’était le néant même, senti et vécu. »
La remarque, qui est en même temps un aveu, a son importance et prouve que le futur dogmatique n’est point parvenu du premier coup à ce qui constitue aujourd’hui le fond même de sa pensée. La tradition et l’éducation ne l’ont pas amené à participer à la renaissance de l’orgueil français. Il a cherché la vérité et, l’ayant éclaircie et organisée, il a tenté de jeter un trait d’union entre ses idées et le réel, entre ses principes et les circonstances de lieu et de temps. En regardant autour de lui, en étudiant l’histoire de sa ville, en comparant le présent au passé, il a trouvé et défini des lois générales, dont l’observation lui avait montré la nécessité et dont la réflexion démontrait l’urgence.
Depuis 1780 la maison de Maurras, exception faite de quelques portes, n’a pas changé, tandis que la communauté des Martigues subissait des transformations importantes. La Provence politiquement indépendante était rattachée à la France administrativement autonome « non comme un accessoire à un principal mais comme un principal à un autre principal ».
La Révolution française lui imposa un nouveau statut. La division en départements sépara les populations de leurs véritables intérêts locaux et rassembla des territoires qui n’avaient rien de commun en rendant l’individu isolé et solitaire et en créant une uniformité économique. Le 4 août 1789 on supprima les privilèges des communes, les droits municipaux, les franchises des villes. Les compatriotes de M. Maurras, qui s’intéressaient à la pêche et à leur matériel de navigation, sont incapables aujourd’hui de donner leur avis, de faire prévaloir leur opinion sur les sujets qui les préoccupent, tout désormais étant décidé en haut lieu. En renonçant aux droits provinciaux, les députés du Tiers-État se firent les complices d’un « attentat contre l’âme de la France ». De la Provence comparable à une République grecque on fit une simple branche d’une administration centrale.
Le régionalisme permet des expériences limitées qui, si elles réussissent, deviennent communes à la nation entière. Chaque région peut posséder ainsi son laboratoire de réformes. Quand il s’agit au contraire d’instituer des règles pour tout un peuple, dont les intérêts peuvent être variés et divergents, le pouvoir doit nécessairement hésiter, ce qui le condamne à l’immobilité et à la stagnation.
N’est-il pas facile d’autre part de remarquer que le patriotisme, constituant une affaire de clocher, doit se composer de sentiments primitifs, de sensations simples et provenir de sources spontanées et naturelles comme la terre des ancêtres. De pareils résultats ne sont obtenus qu’en fixant aux communes des libertés, en les encourageant à s’affranchir, à revenir à leurs origines nourricières, à leurs cadres respectifs. Cette décentralisation sera rendue possible grâce à l’existence d’une autorité qui serait assez sûre d’elle-même pour assurer l’autonomie d’un conseil provincial sans risquer d’amoindrir le prestige de l’État. Cette première constatation devait conduire M. Maurras à la Monarchie et explique une partie de son œuvre.
« La Royauté une et ses libertés variées » furent remplacées par « la République une et indivisible ». Ainsi disparurent les foyers de culture et d’intelligence, et le gouvernement français, au lieu de se limiter dans ses fonctions générales, étatisait sans autre motifs précis que celui d’une crainte irraisonnée de voir se créer des centres de séparatisme. Grâce à l’auteur de « l’Étang de Berre », nous savons que gouverner c’est faire revivre les liens qui rattachent l’individu à son sol, à son passé, à sa famille, c’est encourager la création de syndicats corporatifs et professionnels pour ajouter à une diversité économique la variété géographique, c’est opposer à une « caporalisation générale », à un nivellement universel, un fédéralisme monarchique, c’est mobiliser sous le roi des républiques qui garderaient le sens de leur langue, de leur histoire et de leur génie. « En revenant à chaque patrie particulière on trouvera la force de servir la patrie commune dignement. »
La rencontre de M. Maurras avec Frédéric Mistral renforça le culte que le premier avait voué à la mémoire du passé et qui amena le poète de « Mireille » à chanter le mélange des classes, des nations, à décrire les gens des mas, les pêcheurs de la mer, les chasseurs de la montagne, à faire appel à ceux-là « qui ont la mémoire, à ceux-là qui ont le cœur haut ». Tous les deux unis à Paul Arène, à Frédéric Amoretti, à Aubanel se préoccupèrent de retrouver les vestiges antiques et de marcher « non avec leur siècle mais avec tous les siècles ». Ce groupe de personnalités en même temps qu’il rayonne de pure clarté intellectuelle nous convie à jouir du vrai et du beau, à suivre « les grandes lois », à sourire des difficultés et des obstacles.
Verse-nous la poésie
Pour chanter tout ce qui vit
Car c’est elle l’ambroisie
Qui transforme l’homme en dieu.
Le jeune écrivain provençal avait déjà reçu de son pays une leçon d’amour et une leçon de politique : il alla en Grèce sentir l’Attique « accomplir en silence son ouvrage au dedans de lui », connaître un état de folie lyrique et trouver « ce par quoi les hommes sont hommes : la raison ». Il y découvrit l’influence de Pallas, qui fit apparaître la notion de l’ordre et remplacer les nomenclatures par les théories, la copie des formes par une harmonie véritable, la quantité par la qualité, une activité désordonnée par un goût de perfection. Sous les platanes et les mûres, il apprit à aimer comme une créature de chair la matière du Pentélique et n’hésita point à baiser des lèvres comme une amie la première colonne des Propylées. Ce voyage lui apporta une haine encore plus vive de la démocratie et mit au point définitivement une doctrine qui était la conséquence d’un combat entre une sensibilité extrême et une intelligence dont le triomphe donna à une nature littéraire et philosophe son véritable caractère.
En politique, les Grecs ont donné le spectacle d’une anarchie complète qui les a conduits peu à peu à la destruction et à la ruine. Par contre, ils nous ont légué les principes qui président à la composition et à la hiérarchie. Tandis que certains se livraient à une démagogie électorale effrénée, les prêtres de la beauté cherchaient à reproduire dans l’art « l’homme et non l’homme qui s’appelle Callas ». Classification dans les sciences, eurythmie dans les idées pour aboutir à l’unité de la connaissance, au mépris des particularités, au dédain des polythéismes, telle est la leçon hellénique, dont nous devons profiter jusqu’à la fin des siècles.
Athènes a gardé sa personnalité intellectuelle et morale qu’autant qu’elle a pu exercer une action politique et sociale indépendante. À partir du moment où ses soldats furent vaincus, elle perdit de son autorité, de sa force et devint un idéal, une abstraction soumise aux vues individuelles. « Le Parthénon resta sur son rocher le témoin charmant et merveilleux d’un passé qui ne pouvait plus renaître. » Comment s’étonner que M. Maurras, après avoir goûté aux splendeurs artistiques qui l’entouraient, ait pensé aller au fond des choses et chercher les raisons essentielles qui ont amené la ruine d’une civilisation antique ; il lui suffisait d’écouter la voix de Démosthène, le patriote, celui qui prêcha devant Philippe la résistance à outrance, susceptible de sauver et de garder l’âme même de la Grèce, pour dédaigner les conseils des Isocrate contemporains, désireux de créer une grande patrie internationale sans être certains d’y trouver une place.
Nous ne devons jamais oublier que sous le ciel hellénique, pour la première fois dans le monde, la raison commença son labeur éternel. Depuis lors il nous a été facile de comprendre l’inutilité des nomenclatures non classées en systèmes, l’imperfection d’une œuvre et d’une forme, dont les parties ne sont pas distribuées à bon escient. Avoir raison, n’est-ce point partir de principes communs à l’humanité intellectuelle pour aboutir à la vérité ? Les travaux de ceux qui ont travaillé sur ces données forment ce capital moral, cette dette, que chacun de nous trouve en venant au monde. Le savoir des générations successives s’ajoute et s’additionne pour forger une ambiance, une réserve, dont nous profitons dans une proportion plus ou moins grande. Mais une civilisation ne mérite vraiment son nom que si la loi du nombre s’associe à celle de la composition, pour trouver un « point de perfection et de maturité ».
Supposons qu’une telle conception s’élabore dans des cerveaux d’élite, chez une race privilégiée, sous un climat doux et pur, dans une atmosphère baignée de soleil, où les conditions de la vie sont faciles et où cependant la lutte pour l’indépendance ou l’hégémonie a développé des sentiments fiers et héroïques ; tenons compte de la vie sur la place publique, qui rapproche l’élite des citoyens et favorise la sociabilité, des loisirs des hommes libres engendrant les mœurs élégantes, de l’absence des travaux pénibles qui déforment les corps, de la pratique des exercices de force, d’adresse, d’agilité, qui perfectionnent les qualités d’un type physique déjà harmonieux naturellement, et l’on pourra facilement se rendre compte de l’idéal esthétique qui va sortir de ces données.
Ce sera d’abord une langue sonore et vibrante, la langue des Aèdes en plein air et des orateurs de l’Agora, langue noble et délicate comme la pensée élevée et raffinée dont elle est l’expression, langue claire et logique, savante et souple à l’instar de la culture intellectuelle qui l’a formée pour son usage.
Dans la sphère des idées, nous assisterons à l’épuration des notions rationnelles produisant la précision, la symétrie, la mesure, le sublime même, mais un sublime lumineux et sans dessous, expression de ce que peut embrasser une conscience lucide, ramenant tout à sa portée.
En morale, nous aurons les grands sentiments, la générosité, la dignité, la fierté, le culte de la liberté basé sur l’excellence de la personnalité humaine conçue comme agent libre, ne relevant que des lois de l’intelligence ou du décret des dieux, calqués sur son image.
Dans les arts plastiques, la proportion, la majesté, mais rien de démesuré, rien qui heurte la délicatesse d’un goût épuré.
Dans cet idéal, tout est humain et rationnel. Pas de ces fantaisies mystérieuses, pas de ces lointains obscurs, de ces rêves et de ces élancements vers des régions nuageuses. Et quand du choc des passions résulteront des faits inexplicables, des crimes, des évènements tragiques engendrant la terreur et la pitié, on n’ira point en chercher les causes dans les forces souterraines qui couvent au fond de votre être intime ni dans les bas-fonds inexplorés de la nature. On imaginera pour en rendre compte une puissance : le Destin. On personnifiera toutes les passions, comme la Sagesse, la Providence et le crime.
La nature ne sera pas exclue de cet idéal. Et ce ne sera pas la nature de la conception sémite, si étroitement et si sèchement passive et inerte, soumise à l’impulsion arbitraire d’un moteur unique. Nous sommes ici chez un peuple de race aryenne, à la compréhension large et complexe, et même chez l’élite de cette race. Nous aurons donc une nature animée, non par ses propres forces, mais par la pénétration de l’intelligence. Les sources, les fleuves, les montagnes, les forêts, le ciel, l’océan seront en quelque sorte l’incarnation de divinités multiples et secondaires, qui imprimeront à ce qui se meut et respire la circulation de la vie, du sentiment et de la pensée.
Rien ne nous empêchera toutefois de chercher à sonder les mystérieux problèmes qui se dressent devant notre raison. Mais la Philosophie est un courant à part et supérieur et un tel idéal n’est ni étroit ni exclusif. Il ne laisse, en somme, pas à l’écart ce qui peut servir d’aliment à l’âme humaine. Aussi a-t-il produit dans son berceau la plus magnifique floraison d’art qu’il ait encore été donné à l’histoire de contempler.
Quand ce courant change de lit pour traverser la civilisation latine, il a déjà perdu de son ampleur. Si le fond de la culture reste identique, la race n’est plus la même. Elle a d’autres qualités et d’autres défauts. Le génie latin est moins rêveur, moins profond, moins étendu que le génie grec. Par contre, il est plus pratique, plus politique, plus rationnel. Il ne s’est pas, comme le premier, développé à son aise dans ses formes naturelles. Disciple et non initiateur, il n’a fait qu’endosser un vêtement d’emprunt, y retranchant plus qu’y ajoutant. La civilisation méditerranéenne ne possède point, à proprement parler, de philosophes. Elle a perdu le charme, car la conception des causes occultes sous la figure du destin, qui en faisait la tragique grandeur, n’entre plus dans son cerveau. Par contre, elle a amélioré sinon créé avec Plaute et Térence la grande comédie de mœurs, déjà ébauchée par Ménandre. Elle peut surtout s’enorgueillir d’admirables historiens, d’éminents orateurs, de moralistes ingénieux, de profonds jurisconsultes. Elle brille aussi dans la poésie didactique qui est peut-être son triomphe avec le « De Natura Rerum » et les « Géorgiques ». Quant à l’épopée, on sait déjà que ce qui en est l’âme, le merveilleux, n’est plus qu’une fiction poétique, et il a fallu l’incomparable talent de Virgile pour produire cette étonnante composition qu’est « l’Énéide ». Et encore, c’est surtout par la variété des épisodes, par la rudesse des descriptions, par un sentiment nouveau et plus vrai de la nature et surtout par le rythme harmonieux des vers que ce poème s’impose à notre admiration.
Les arts plastiques restent au second plan. Plus de Phidias ni d’Apolle. Les histoires de l’art ne nous rappellent aucun nom de grand sculpteur ou de grand peintre latin. Le génie grec avait l’intuition et le culte du beau pour lui-même ; ici il n’est plus qu’un moyen de flatter le goût et la vanité de riches désœuvrés. L’emploi d’artiste est encore tenu le plus souvent par des Grecs émigrés. La race romaine a d’autres desseins à accomplir. Elle peut tendre une oreille complaisante au rhéteur et au joueur de flûte ; son génie se révèle plutôt dans ses institutions et ses monuments, œuvres non plus d’art pur, mais de grandeur imposante et de puissance durable.
M. Charles Maurras a ranimé ce grand courant esthétique et moral qui part de la civilisation grecque pour continuer jusqu’à nos jours. La théorie de l’ordre français, de l’ordre catholique, de l’ordre classique est devenue son apanage, parce qu’il y trouvait de l’harmonieux et de l’achevé. Il se ralliait à une substance qui devenait connaissance, à un raisonnement synonyme de solidarité et de précision. Il consacrait l’alliance de l’Étang de Berre et du Parthénon, des tombeaux de St-Denis et de la théologie romaine. En introduisant dans l’existence un élément de beauté, nous ajouterons une musique intérieure aux travaux des philosophes et le désir charnel à la pensée méthodique. L’humanité continue ainsi son cycle, qui se dédouble en deux racines, en deux styles, en deux parties : une partie féminine génératrice de désordres moraux et un ordre mâle, constitué par la sagesse et la volonté.
L’âme contemporaine a été empoisonnée par des principes qui ont pour origine des sentiments faciles et spontanés. En les pratiquant, nous avons donné naissance à une certaine démesure « qui n’a pas mal réussi depuis un siècle à rendre vains mille ans d’histoire de France ». Remplaçons les goûts individuels, les opinions personnelles par une soumission aux réalités extérieures. « L’intéressant, le capital ici, ce n’est pas ce qui est pensé par vous ou par moi ou par des voisins différents mais bien plutôt ce qui convient que tout le monde pense, en d’autres termes ce qui doit être pensé. »
M. Maurras, n’ayant pas trouvé en philosophie des certitudes, devait se replier sur une doctrine ayant pour base une sorte de pragmatisme intellectuel, nettement tourné vers l’action. Mais une vérité négative n’est qu’à moitié vraie ; pour qu’elle devienne une véritable réalité, il faut la placer dans une atmosphère positive, « l’incarner dans une personne ou une société ». L’admirateur de Mlle Monk refuse de se laisser emporter par les puissances sensitives ; suivant l’exemple de Dante, il a réussi à force de réflexion à nous apporter le reflet d’une pure lumière spirituelle, il a rejoint d’une manière personnelle « le beau collège des princes du chant sublime », pour frissonner sans déraisonner, laisser parler son cœur sans en abuser et opposer une vertu organisatrice aux grands mystères du sentiment.
Grâce à l’auteur de « Romantisme et Révolution », une nouvelle querelle des anciens et des modernes s’ouvrait, la bataille d’Hernani continuait, et une fois de plus se posait la question de savoir si le problème littéraire consistait à chercher du nouveau ou à ramasser les matériaux, même ceux qui avaient déjà servi pour composer une originalité. Ici encore on ne sortait pas du sujet : « Le dégoût de la barbarie nous a fait chercher les principes de l’ordre en art d’abord et puis dans le reste de la cité. Nous avons vu des ruines dans les catégories de la pensée et du goût avant de prendre garde aux dégâts sociaux, militaires, économiques ou diplomatiques, qui résultent en général de la démocratie. Et ce n’est pas notre faute si tous ces malheurs sont liés. »
Pour bien comprendre le classicisme de notre grand siècle, il faut se rendre compte de l’état de la culture intellectuelle à cette époque. Jamais la conception d’un monde spirituel et dégagé de la matière ne fut plus qu’alors généralement et nettement adoptée. La doctrine chrétienne en faisait un dogme. Descartes venait en outre de l’imposer au nom de la Raison philosophique. Tous les grands écrivains à cet égard sont cartésiens. Pascal lui-même, malgré ses vues profondes, se rattache à cette opinion comme à un article de foi. Il met la pensée à part, dans une sphère supérieure.
L’esprit humain s’isole donc plus résolument que jamais dans son for intérieur. Il se retire en lui-même et examinant tout aux lumières de la raison spéculative et du sens commun, il se fait de tout des notions révisées, nettes et précises, à sa portée. Il appelle cela le monde de la pensée, par opposition au monde de la matière. Il conçoit le premier comme quelque chose de transcendant, d’une essence plus relevée que le monde réel, dont il ne soupçonne pas les infimes complications. C’est la clarté du plein jour, semblable à celle qui baigne notre planète à l’heure du midi. C’est un voile qui nous dérobe les profondeurs et les attitudes de l’au-delà. Et de même que, pour percevoir les immensités étoilées, il faut d’abord que la nuit se fasse autour de nous ; de même que, pour pénétrer dans l’intensité des objets, il faut déchiffrer les enveloppes et y porter l’analyse microscopique : ainsi, pour voir clair au fond de notre être, il faut écarter les hallucinations de cette lumière trop crue qu’est notre conscience superficielle.
À une telle idée du monde intellectuel et moral appliquez les formes de l’esthétique grecque et vous aurez le classicisme du XVIIe siècle. L’art en littérature consistera à faire de beaux discours, où tout est symétrie, bien ajusté, bien pensé, bien raisonné, à développer des sentiments nobles et relevés. Et comme le fond commande la forme, la langue prendra un caractère de mesure et de noblesse, une allure métaphysique où les termes généraux prévaudront contre les expressions concrètes, ce qui constituera précisément le style classique.
Plus de fantaisie libre ; tout est calqué sur la psychologie rationnelle... tout, même la nature. Et quand on daignera s’occuper d’elle, ce sera pour la corriger, pour la domestiquer et l’associer à la vie artificielle des gens du beau monde. L’idéal, en ce genre, n’est plus la campagne frémissante sous tous les souffles qui l’animent, où l’on sent monter tous les germes dans une poussée latente, les eaux, les bois avec leur fourmillement de vie ; les vastes panoramas, les retraites délicieuses de fraîcheur, les larges fleuves, les ruisseaux capricieux, la mer immense... Mais le parc de Versailles, avec ses allées tracées au cordeau, ses pièces d’eau aux contours géométriques, ses ifs taillés en pyramides quadrangulaires, à la manière des monuments faits de main d’homme.
Mais il n’est d’éternellement beau que ce qui est saisi par toutes les élites, dans tous les milieux, dans tous les temps. Certaines races peuvent avoir un idéal spécial ; certaines natures peuvent priser telles formes plutôt que telles autres, certaines époques affectionner des genres divers, telle est la loi de l’évolution. Mais il y a un art suprême qui domine tout cela : c’est celui qui correspond à la structure générale du sens du goût chez tous les êtres intelligents.
Peut-être sommes-nous désormais trop positifs pour devenir créateurs de larges synthèses, peut-être la Science est-elle appelée à tuer l’Art et la Poésie. La première nous ouvre des perspectives auprès desquelles les fictions les plus laides de notre fantaisie ne sont que des pauvretés. Elle est devenue plus poétique que la poésie elle-même. Les mondes forgés par nos songes ne sont que des jouets d’enfants auprès des mondes réels. Tous les symbolismes tirés, par l’imagination des poètes, de l’apparence sensible des choses, du parfum des fleurs, des jeux de la lumière et de l’ombre, du chant des oiseaux, des paysages riants ou grandioses, de la fureur des éléments, vaudront-ils jamais la vision énorme de la vie qui s’agite, qui lutte sans trêve ni répit, pour l’organisation, pour le renouvellement et dont nos états d’âme, nos passions, nos combats ne sont que d’imperceptibles épisodes.
M. Charles Maurras ne condamne point le rêve, puisque l’inconnaissable nous entoure, nous déborde de tous côtés et nous hante invinciblement. Mais que ce soit au moins des rêves virils et non de puériles chimères qu’il faut laisser à l’enfance de l’humanité. Le domaine du sentiment ne sera pas amoindri, parce que nous en aurons enlevé l’insaisissable et le maladif, qui ne saurait charmer que quelques débiles décadents.
Cependant, dit-on de tous côtés, au critique de « Barbarie et Poésie », c’était bien la peine de partir en guerre contre le romantisme. Vous vous imaginez l’avoir mis en terre. Or, voici qu’il remonte à la surface. Voici qu’à bien des signes, on peut annoncer sa revanche. N’est-ce pas une poétesse inspirée qui apercevait toujours des « gilets rouges » ? N’est-ce pas M. Mauriac qui déclare que « l’écrivain actuel est romantique par son dédain de tout ce qui n’est pas lui, que jamais il ne s’est tant replié sur lui-même au lieu de s’inquiéter de ce qui serait utile à la Société et à la Religion ? » Avez-vous oublié qu’on signale depuis quelque temps un nouveau mal du siècle dont l’un se fait le critique et l’autre l’historien ; que vous faut-il de plus pour vous convaincre et sans doute pour vous décevoir ?
Soit. Tout ceci est exact. Avec M. Maurras, nous admettons que la confession impudente ou indiscrète tient une grande place dans la littérature actuelle. C’est d’abord, comme dit Wilde, que « l’égotisme pur est délicieux » et que le moi est encore la seule réalité qui tienne, car dès qu’on met le nez à la fenêtre on n’aperçoit autre chose que des ruines. Malgré l’effort de quelques reconstructeurs ardents, ce siècle est couvert de plus de décombres que de monuments neufs.
On n’atteint, il est vrai, à la beauté littéraire que par une transposition. Mais plus on va, plus celle-ci est difficile. La matière qu’il faut sublimer est rebelle. Est-il donc si étonnant que l’écrivain ne sorte de lui-même qu’avec répugnance ? La littérature objective d’aujourd’hui est assez rarement une littérature artistique. On nous a reproché de faire le procès de cette dernière, alors que nous constatons seulement la fréquence de ses échecs. L’égotisme, pour ne pas se rassasier trop promptement de son petit monde, se voit contraint de pousser l’introspection jusqu’aux « terres inexplorées ». Il aboutit presque forcément à l’amoralisme ou aux perversités morbides. Il gâte sa santé à fouiller les recoins inconnus de son être, à défricher les marécages suspects qu’il aurait mieux valu laisser en puissance.
C’est pourquoi ce qui distingue le classicisme du romantisme, c’est surtout, c’est peut-être seulement une question de rythme. En France, dès qu’on cesse d’attirer l’attention sur le mot, dès qu’on subordonne le style aux exigences internes de l’œuvre, dès qu’on reconnaît que la forme littéraire n’existe que pour servir, non pour être servie, parée, caressée avec excès, on est classique ou du moins candidat au classicisme. Être vraiment classique, c’est aspirer à reproduire quelque chose de durable. Et il n’y a rien de durable quand ces conditions ne sont pas remplies. Le romantisme français n’a apporté de nouveau que des moyens d’expression. Les racines qu’il plongea sur notre sol ne furent jamais bien profondes ; ici, quoi qu’on fasse pour l’acclimater, il se nourrit mal. Loin d’exprimer bien exactement l’esprit gaulois, il reste à la surface des âmes et même des œuvres.
Il ne s’incorpore ni à la substance spirituelle ni à la substance artistique. De là ses formes maladroites, souvent grotesques. Il a toutes les gaucheries d’un étranger qui ignore les mœurs et le langage du pays où il vient d’arriver.
Ses thèmes ne conviennent pas à notre pays, à notre génie, à notre langue. La comédie dégénère en bouffonnerie, la tragédie devient du mélodrame. Ce n’est guère la faute de la doctrine en soi, qui produit ailleurs des fruits savoureux, mais davantage celle des écrivains qui veulent acclimater des thèmes nés sous d’autres cieux. Il est significatif que dans un ouvrage, le Français passe d’instinct la description du paysage pour ne s’intéresser qu’au conflit des individus, alors que l’Allemand considère comme essentielles les longues effusions lyriques qui jaillissent spontanément d’un cœur germanique en contact avec les forêts, les fleuves et les lacs. Nous n’éprouvons devant un paysage qu’un certain bien-être physique et un contentement d’ordre esthétique, provoqué par notre goût réfléchi et le souvenir de nos lectures ; ce rétrécissement de notre horizon intellectuel, s’il nous empêche d’élargir notre domaine, nous permettra aussi de donner à nos œuvres plus de force et d’efficacité. En ne comprenant pas ce principe, on a faussé le concept de littérature. Ici, celle-ci ne saurait être autre chose qu’un discours sur les passions. Il reste cependant que cette première école d’avant-garde a aspiré à la grandeur, aspiration nécessaire après une époque où on s’était trop aisément résigné aux genres mineurs. Mais, pour réaliser son dessein, ses moyens ont été à l’encontre de ses buts. Son audace ne provenait que de l’ignorance des difficultés.
À la fin du dix-huitième siècle, il était nécessaire de s’apercevoir que la prose française avait atteint son point de perfection et qu’on ne pouvait que la déformer, en y ajoutant des apports étrangers. Elle n’avait atteint les sommets qu’en acceptant de suivre l’exemple de Racine et de rester, si l’on peut dire, une musique de chambre. L’instrument était créé ; il fallait s’en servir ; mais le vacarme des œuvres de 1830 fut à la vraie littérature ce qu’un orchestre de music-hall représente devant une symphonie de Beethoven. Il importe donc que les écrivains actuels se détachent de plus en plus de ces conceptions esthétiques erronées.
Tout ceci, cher Monsieur Maurras, vous l’avez déjà écrit et nous nous contentons, après lecture, de le répéter ; vous avez réussi à orner les vieux problèmes de vérités nouvelles, à mêler le réalisme et l’art en parties égales. Des torrents d’encre furent versés dans le but de faire connaître les particularités de tel caractère, les goûts individuels, les rêveries d’un promeneur solitaire comme les confessions d’un enfant du siècle. Il était nécessaire d’opposer à des débordements dangereux une digue salvatrice. Il était naturel qu’à la critique du Romantisme vous ajoutiez peu après celle de la Révolution pour aboutir à l’apothéose de la politique expérimentale.
La politique expérimentale
Dans le roman singulièrement émouvant qu’il a publié au début de la guerre sous le titre « Le sens de la Mort », Paul Bourget nous rapporte un entretien extraordinaire d’héroïsme entre le médecin matérialiste Michel Ortègue et son interne et ami le Dr Marsal. Ce dernier, inquiet des symptômes découverts sur le visage de son maître et dans son attitude, l’interroge sur l’état de sa santé. Avec un calme parfait, Ortègue s’étend sur son divan, ouvre son gilet, invite son ami à promener sa main sur sa poitrine, suivant les indications qu’il donne du même ton qu’il ferait son cours à la Faculté, résumant les symptômes découverts pour formuler enfin son diagnostic : « Mon cher Marsal, je suis atteint d’un cancer de la tête du pancréas. Je suis perdu. »
Cette lucidité devant l’inéluctable, ce stoïcisme devant son propre mal, cette netteté, cette certitude, cette décision du jugement formulé par un esprit entièrement détaché de soi illustre et symbolise à merveille l’attitude de M. Charles Maurras en face de la République française. Peut-être ne me refusera-t-on pas le droit d’apporter à un écrivain le message de la fidélité, de la gratitude et de l’enthousiasme, accompagné des motifs qui le justifient à mon sens au regard de l’intelligence.
Loin de moi l’idée de faire lire une apologie et de plonger dans un bain d’admiration sans réserve. Je présente un homme en chair et en os, un homme qui a beaucoup aimé, mais dont les haines sont solides, un patriote qui pendant de longues années a eu les yeux fixés sur la trouée des Vosges, un lutteur qui n’a cessé de se battre durant son existence entière. Car les champs de bataille où l’on meurt en s’entre-tuant ne sont guère les plus périlleux ; sur le terrain politique et moral, il existe malheureusement d’autres manières de risquer sa vie, et les coups les plus sanglants se donnent dans les coulisses des chambres législatives, le tumulte des réunions publiques et les foules déchaînées du forum. Pour affronter de tels périls, il est nécessaire de posséder un cerveau bien équilibré, des nerfs tendus, une doctrine entraînante ; toutes ces qualités se sont rencontrées dans un fils des Martigues pour transformer un jeune homme en partisan de l’action, en poète de l’enthousiasme, en prêtre de la revanche.
La vie de M. Maurras constitue le tableau vivant des caractères indestructibles d’un peuple, avec ses partis pris et ses entêtements, ses élans de courage et ses aveuglements. Se battre d’abord pour vaincre et surtout pour vivre, pour remplir sa destinée, pour apaiser son tempérament, caractérise la plupart des combattants, mais M. Maurras y ajoute une empreinte personnelle, un esprit acerbe, un cerveau lucide, qui l’ont classé non parmi les théoriciens d’une philosophie limitative mais parmi les flambeaux chers à Lutèce, dont la force d’irradiation est telle de leur vivant qu’après leur disparition nous sentirons encore dans nos âmes les traces de leur feu intérieur. Parler du directeur de « l’Action Française », c’est invoquer un demi-siècle de chronique contemporaine, c’est prendre part aux batailles d’influences où entrèrent en jeu, avec les grands courants de la pensée européenne et les intérêts parfois légitimes d’un capitalisme progressif, le cœur même d’une nation mutilée mais vigilante, vaincue mais non désespérée, et dont la statue de Strasbourg voilée de deuil témoignait de la profondeur du souvenir.
On ne peut donc être surpris que, devant le péril mortel que l’antagonisme irréductible de l’intérêt français et de l’intérêt républicain d’une part, et d’autre part la dérisoire défense que le premier trouvait dans l’opposition constitutionnelle de « l’action libérale » et de « la ligue de la patrie française », faisaient courir au pays, une nouvelle organisation fût fondée. Jamais mouvement ne fut plus légitime, plus exigé par le devoir civique et par l’intérêt vital d’une grande nation ; jamais appellation ne fut mieux justifiée que celle donnée par ses fondateurs. La création de « l’Action Française » fut à l’origine d’autant plus nécessaire que les principes dont elle s’inspirait s’accordaient parfaitement avec ceux de l’intérêt français, de l’ordre européen et de la paix mondiale. Son offensive se produisit donc bien à son heure. Elle offrait l’immense avantage de faire entendre à tous les bons Français les vérités de salut public et à les convier à la lutte sur le terrain antirévolutionnaire et antilibéral. Un grand nombre de jeunes gens trouvèrent ainsi leur chemin de Damas politique et vinrent se ranger sous la bannière du nationalisme intégral.
Dès cette époque, M. Charles Maurras estimait que la liberté n’est pas quelque chose d’absolu, que le gouvernement des assemblées n’est pas le meilleur des gouvernements et que les plus sûres garanties des libertés publiques résident dans les organismes traditionnels qui se développent avec le temps et non dans les constitutions élaborées sans rapport avec les hommes et les choses. Il souscrivait à la formule de Louis Veuillot, qui était aussi celle du Comte de Chambord. « Le Roi de France, président des Républiques Françaises, c’est-à-dire le Roi, maître dans son domaine des hautes affaires politiques, et le peuple maître chez lui, dans ses assemblées provinciales, municipales et syndicales, des affaires auxquelles il est intéressé directement et qu’il a seul compétence pour résoudre. »
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Sous les artifices du langage, sous la figure des différentes constitutions qui se succèdent, M. Maurras voit l’esprit qui souffle et qui anime. Il regarde la Révolution non comme un phénomène politique qui se manifeste entre le Rhin et les Pyrénées, mais comme une révolution dans l’ordre spirituel et moral qui se répandra bientôt hors des frontières et qui contaminera tous les peuples ; il se l’explique comme une suite et comme une conséquence de la Réforme, comme une expression nouvelle du « Non Serviam » de l’ange révolté. Écartons tout malentendu. Ce qui cause la haute inquiétude et la colère de M. Maurras, ce n’est pas le désir des Français de changer quelque chose dans leur gouvernement. Il sait que le changement est une des conditions de la vie et que par exemple la monarchie de Louis XIV n’est pas celle de Saint-Louis. C’est l’esprit qui a présidé à cette solution, c’est l’esprit de Rousseau et de Voltaire qui frappe l’ouvre de 89 d’un verdict sans appel. La constitution d’un peuple n’est pas quelque chose que l’on discute ou que l’on met aux voix ; c’est un ensemble de règles qui ressortent des circonstances historiques, géographiques, religieuses et morales, qui président à la vie d’une nation. Ces conditions pour la France postulent le Roi et voilà pourquoi M. Maurras est royaliste.
C’est ainsi qu’il n’a pas cessé d’être fidèle à cette idée, et quand on examine d’un peu haut l’histoire de ces cinquante dernières années, que l’on voit se dessiner dans l’ordre politique tous ces mouvements contre-révolutionnaires qui sont le syndicalisme, le régionalisme, le retour à l’esprit de famille, quand on relit les discours de M. Albert Thomas sur l’inanité de la fiction égalitaire, quand on se rappelle l’exclamation de M. Millerand, il y a quelque vingt ans : « C’est là qu’est l’avenir » ; après avoir entendu un discours du Comte de Mun, lorsqu’on a entendu les doléances de Raymond Poincaré sur le peu de pouvoir que la Constitution donnait au Président de la République, quand on aperçoit dans l’ordre de l’esprit les conversions éclatantes des Bourget, des Péguy, des Psichari, des Charles Benoist, des Léon Mirman, des Georges Claude, des André Tardieu, n’était-il pas permis de déclarer que quelque chose de grand se préparait et de rendre justice au Français de grand cœur qui n’a jamais douté ni de Dieu ni de sa patrie.
Certes ce n’est point sur des opinions religieuses qu’il faut s’appuyer pour établir la supériorité de la Monarchie sur la Démocratie française. Les sentiments religieux relèvent de la plus profonde intimité de notre conscience et ne doivent dépendre d’aucune souveraineté civile, et seules les raisons sociales sont suffisantes pour démontrer une supériorité incontestable. Mais ceci dit, il était permis de déclarer aux catholiques véritablement croyants que la République, reposant sur des principes totalement différents de ceux qu’ils professaient habituellement, ils avaient plus de raisons que tout autre pour brandir l’étendard de la réaction et rétablir la royauté traditionnelle, antiparlementaire et décentralisatrice.
C’est la lutte de deux dogmes, de deux croyances, de la hiérarchie et de l’égalité, en résumé de deux écoles philosophiques dont les principes s’excluent. M. Maurras se proposait d’organiser et de lancer une campagne, prélude d’une révolution véritablement nationale.
Car derrière les bouleversements et les changements, les observateurs et les constructeurs d’hypothèses ont beau jeu pour essayer de remonter des effets aux causes et pour tenter de décrire le mouvement des idées, des influences et des doctrines. Il n’y a rien de plus fécond pour l’intelligence contemporaine que de situer un problème, non dans le but de soutenir une thèse, mais de découvrir la vérité et de faire avancer le domaine de la connaissance. Une critique en acte tirera donc grand profit en provoquant publiquement le procès de l’individualisme dans l’espoir d’apporter plus de richesse et d’harmonie à l’explication rationnelle d’une idéologie malheureuse.
Martin Luther, en rompant officiellement avec Rome, a introduit dans le monde la notion funeste d’un individualisme en révolte contre la tradition catholique et en réaction contre la scolastique du Moyen Âge. À quelques siècles de distance, les écrivains du quinzième siècle rejoignent les philosophes du dix-huitième et les libres penseurs du dix-neuvième par leur culte des sciences et des lettres, leur confiance en la raison, la naïveté de leur optimisme ; ils s’en séparent cependant parce qu’à la différence des contemporains de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, ils restent chrétiens et que l’Église domine encore cette époque, en favorisant le goût de l’antique, l’étude des textes anciens, trait d’union entre deux éléments, destinés déjà à se contredire, à s’affronter et à se combattre. Par une évolution lente mais certaine, l’idée est devenue révolutionnaire et cherche à s’affranchir des obstacles que le passé mettait devant elle pour l’empêcher d’aller de l’avant ; elle désirait la liberté sans se rendre compte des dangers de l’anarchie ; elle prônait l’égalité sans s’apercevoir qu’elle allait au communisme. Individualisme et collectivisme possèdent ainsi la même origine et quand, à la place de la personne, les foules défient la classe, la nation ou la race, les mêmes conclusions sont à craindre, puisqu’il s’agit toujours de briser l’unité spirituelle d’une humanité déjà en décadence.
Nous avons cru en notre faculté d’édifier un ordre moral et social sans les intermédiaires habituels ; la conscience est devenue alors la source de toute réalité, de toute règle et de toute vérité ; en déplaçant le centre des valeurs, nous avons fini par adorer des dieux hétérodoxes sans nous rendre compte qu’au lieu d’y réussir nous parvenions seulement à introduire dans notre univers des contradictions complexes et des antinomies mortelles. Nous avons confondu l’individu avec la personne, la chair avec l’esprit et, après avoir mis de côté les principes religieux, les armatures familiales, les organisations professionnelles pour savourer dans son intégralité l’ivresse de l’homme libre, force nous fut de constater notre impuissance et notre échec. Parce qu’elle manquait de bases réelles et solides, la démocratie s’est transformée chez les uns en un étatisme autoritaire, chez les autres en un impérialisme de façade. Après avoir cru en la foi, nous l’avons rejetée au profit de la raison ; puis nous nous sommes jetés dans des doctrines sentimentales et instinctives qui nous ont conduits à la vénération du relatif, à cette « philosophie des pourceaux » dont parle Carlyle et qui constitue l’apologie systématique du devenir et du non-être.
La vie en elle-même constitue une force en perpétuel mouvement et notre incertitude n’a d’égal que notre ignorance ; le mieux, disent donc certains, c’est d’accepter les évènements et les choses au fur et à mesure de leur apparition et de nous soumettre à cet élan qui nous entraîne sans chercher à priser d’autre attitude. Prendre nettement conscience de la puissance de son moi, le mettre ensuite à la disposition du collectif en obéissant alors aux forces naturelles, telle est l’effroyable morale sociologique que l’on nous offre dans un langage scientifique, en vue du triomphe des religions laïques à la mode. Cette construction vide et fausse ne pouvait satisfaire les peuples longtemps, et l’homme ayant naturellement besoin de s’accrocher à une croyance quelconque, il était naturel que naisse un jour une nouvelle mystique, déformatrice hérésiarque du christianisme et apologiste démesurée du sang et du clan.
Ainsi s’est propagée l’adoration perpétuelle de l’individu dont Le Play disait qu’elle ne représente pas une unité sociale ; Auguste Comte ajoutait de son côté que la société se compose de familles. Les Révolutionnaires, en soutenant outre mesure le primat du moi, en réduisant les citoyens à des atomes, ont détruit cette communauté chrétienne qui avait fait la force de l’Europe. Loin de bénéficier de l’isolement, l’être a besoin de se rattacher à un groupe quelconque, qu’il s’appelle cellule familiale, paroisse religieuse, syndicat professionnel ou ville natale. Cette idolâtrie de « l’un » en tant que tel aboutit en fin de compte à l’arbitraire et au despotisme de l’État, dont la puissance augmentait au fur et à mesure que la résistance des personnes devenait plus faible et moins efficace. La suppression des corporations, la lutte contre le catholicisme, la ruine systématique de toute vie provinciale, la prédication officielle de l’antipatriotisme, ces expériences successives, faites chez presque tous les peuples, ont fini par détruire le sentiment de la vraie hiérarchie. Elles ont contribué à créer une foule de nouveaux droits difficilement acceptables et qui figurent autant de sacrilèges, mettant en cause la légitimité des institutions raisonnables, des associations utiles, des métiers organisés et des religions révélées.
L’Allemagne, dans ce domaine, offre un exemple saisissant, susceptible d’être médité par les esprits meilleurs. En décrétant au seizième siècle la « Souveraineté du sens propre », les intellectuels germaniques se séparaient de la civilisation occidentale. Plus tard, Kant, ayant décidé de diviniser le mot « Je » et de prôner l’idolâtrie de l’individuel, aboutit à une espèce de nihilisme, ne reconnaissant de réel que ce qui était perceptible par lui-même. Mais avec Fichte, ce moi anonyme se transforme en moi allemand et ce pays devint le modèle et la catégorie pour lesquels des conceptions inattendues s’élaboraient. Nous saisissons actuellement sur le vif le dynamisme de ces erreurs. Tandis que des savants comme Aristote ou Descartes travaillaient à mettre au point une méthode devant servir au progrès de l’esprit humain en général, alors que hier encore des esprits comme Leibnitz et Goethe possédaient le sens de l’ordre et acceptaient d’être « candidats à l’humanité », aujourd’hui les tenants de la science allemande ne conçoivent le vrai et le faux qu’en fonction de la cause des Germains. Par une gradation que nous pouvons suivre à travers l’histoire, le furor teutonicus a fini par tout envahir et travaille indirectement à la décomposition de l’Allemagne par les Allemands.
Voilà pourquoi M. Charles Maurras ne cesse de demander qu’aux principes de 89 on ajoute « la déclaration des devoirs de l’homme en société » ; aux caprices individuels, qui contaminent trop souvent l’État, nous devons opposer les intérêts permanents de la nation, ceux du passé, comme ceux de l’avenir ; les morts et les vivants possèdent souvent des droits égaux, quand il faut mettre d’accord la société avec les réalités présentes ou historiques. « La démocratie chrétienne », disait Léon XIII, « doit maintenir la distinction des classes, qui sans contredit est le propre d’un État bien constitué ; elle doit accepter de donner à la communauté humaine une forme et un caractère en harmonie avec ceux qu’a établis le Dieu créateur ». C’était déjà la voix de la sagesse, et quand à son tour Pie XII s’élève contre les ravages de l’étatisme, il n’essaye pas moins d’endiguer avec juste raison cette perpétuelle « insurrection de l’individu contre l’espèce ».
L’individualisme dans l’industrie s’appelle chômage, dans la politique lutte des classes, et dans les relations internationales il aboutit à la guerre. Ni la liberté, ni la prétendue volonté générale ne constituent des biens en soi, puisqu’il s’agit de combattre un progrès à rebours et de détruire les impérialismes des peuples comme ceux des patrons. Vers 1895 le philosophe Fouillée écrivait que le libre examen, n’ayant pas de limite, avait créé « une religion illimitée, donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas si l’athéisme fait partie d’elle-même ou non ; une religion destinée à s’évanouir dans le cercle indéfini du philosophisme, qu’elle a ouvert. Toute la libre pensée, tout le philosophisme, toute l’anarchie intellectuelle étaient contenus dans le protestantisme dès qu’il cesserait d’être un catholicisme radical ». À travers les Siècles, le « non possumus » des révoltés rejoint la protestation contre les indulgences et les lamentations de Zarathoustra.
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Le monde actuel va vite et n’attend personne, si bien que toute observation se trouve souvent très en retard sur la vie, à laquelle elle devrait être intimement liée. D’où la difficulté à franchir le fossé qui sépare deux époques et deux positions différentes. Tandis que les hommes d’affaires s’interrogent, les bourgeois sont inquiets et les chefs d’État attendent les évènements avec ce calme étrange et lourd, qui justifie notre surprise.
M. Charles Maurras a écrit « l’Avenir de l’Intelligence » pour montrer que cette dernière court l’immense péril d’être asservie à l’or cosmopolite. « Rien n’est possible sans la réforme intellectuelle de quelques-uns. » Pendant le cours du dix-huitième siècle, les écrivains, par leur influence sur l’opinion, par leur rôle de conducteurs, contribuèrent au renversement des choses établies et crurent qu’ils étaient en droit de prendre la place des puissances du jour. Ils firent alors le rêve magnifique d’étendre leur domination du domaine spirituel sur le terrain du temporel et parce qu’ils obtinrent de l’État certains engagements et certains honneurs officiels, ils crurent de bonne foi que leur règne était arrivé et que l’heure était venue pour les hommes de lettres d’assumer la dictature de l’écrit. La littérature de l’époque avait tellement contaminé les esprits que même les chefs en avaient reçu l’empreinte, et le sacrifice de Louis XVI représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes les têtes du troupeau ; « Avant d’être tranchées elles se retranchèrent ; on n’eut pas à les renverser ; elles se laissèrent tomber. Plus tard l’abdication de Louis-Philippe et le départ de ses deux fils Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de terre et de mer, montrent d’autres types très nets du même doute de soi dans les consciences gouvernementales. » La littérature était en effet maîtresse de l’heure et les codes législatifs, les lois, les décrets sortaient tout droit des ouvrages à succès ; l’administration mettait en pratique les principes qu’elle trouvait dans la presse d’alors, et les monarques qui voulaient réussir devaient devenir moins des nationaux que des hommes à système, à tendances humanitaires et internationales, amis de l’anarchie et amoureux des insurrections. Nous assistions au règne de « L’Encyclopédie » et du « Contrat Social ».
Un jour vint cependant où un divorce commença à s’esquisser entre l’intelligence et la société française. Les chapelles, les cénacles, les tours d’ivoire, devinrent à la mode, les artistes s’isolèrent et, d’Alfred de Vigny à Mallarmé, les poètes se contentèrent de plaire à une clientèle de gens de goût, se dévouèrent à leur culture personnelle et formèrent une société d’artistes désireux surtout d’épanouir leur « moi » et d’exalter leurs penchants personnels.
Vinrent les progrès matériels d’une société en transformation ; tandis que l’industrie et le machinisme font affluer les richesses, les écrivains se trouvent devant une situation de plus en plus difficile, puisqu’à puissance égale il ne leur est pas possible de lutter contre les marchands d’or et les tenanciers de la finance. « Ni aujourd’hui, ni jamais, la richesse ne suffit à classer un homme ; mais aujourd’hui plus que jamais la pauvreté le déclasse. »
Par réaction et par instinct de conservation, la littérature industrielle s’organise, mais elle fut bien éloignée de constituer une force capable de tenir tête à ses rivales. Les romanciers à grand tirage, les directeurs de journaux ne pouvaient prétendre arriver à des résultats matériels aussi fabuleux que ceux des commerçants proprement dits. Il était donc naturel que, par une gradation et une évolution nécessaire, ces derniers cherchent à asservir leur domination sur une France qui n’était pas la leur mais dont ils avaient besoin non seulement pour étendre leurs affaires mais pour satisfaire leur besoin de faveur et de gloire. Il est malheureusement trop certain aujourd’hui que l’argent anglais favorisa en France la campagne de presse en faveur de l’unité italienne et que si aucune réaction ne vint après Sadowa, l’argent prussien y fut bien pour quelque chose. « La France », disait Anatole France, « est aujourd’hui une puissance et l’on peut dire d’elle ce qu’on disait autrefois de l’Église ; c’est qu’elle est parmi les nations une illustre étrangère. »
Dans tous les domaines nous retrouvons les mêmes effets et il n’est nullement exagéré de constater l’assimilation du journaliste à un salarié, incapable d’écrire un article sur les livres, le théâtre ou le cinéma, sans en référer à son bailleur de fonds, sans être sûr qu’il ne nuit point à des sources diverses de profit, qu’il ne va pas diminuer d’une manière ou d’une autre ses revenus et ses bénéfices.
On comprend ainsi qu’un État centralisateur à outrance, qui refuse d’admettre l’existence légale d’institutions indépendantes, fera tout le possible pour asservir et dominer la pensée des intellectuels. Par l’université, par des formes inattendues de la bureaucratie, par des tentations multiples, par des monopoles indirects, le gouvernement a intérêt à se mettre au mieux avec les lettrés pour les domestiquer et les empêcher de le combattre ou de le tenir à distance. On entrevoit aussi un immense musellement destiné à cacher ou à voiler la vérité, pour que les intéressés ne soient pas à même d’être instruits, de comprendre et de juger.
Devant un spectacle aussi attristant, en face de dangers qui tendent à mettre en jeu son existence même, l’esprit français avait le devoir de se ressaisir pour garder son prestige et son rang ; il se devait à lui-même de se mettre au service de valeurs durables, d’édifices héréditaires, d’un ordre logique, qu’il illustrerait grâce à une esthétique sûre, un art classique, un style travaillé. Devant un problème angoissant, « l’intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de bien, avant de sombrer au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée et les progrès d’une civilisation menacée ; toutes les espérances flottent sur le navire d’une contre-révolution ». En un mot comme en cent, la pensée doit se mettre du côté du salut national.
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Vers la fin du XIXe siècle, dans la critique, dans la philosophie comme dans l’histoire, on assistait à un grand bouleversement. La foi absolue dans la science, qui était l’apanage de l’âge précédent, commençait à être ébranlée sous l’influence des évènements. C’est à cette époque que Taine terminait les « origines de la France contemporaine », où il cherchait un remède aux maux sociaux dont il était le témoin. « Il est possible », écrivait ce dernier, « que la vérité scientifique soit au fond malsaine pour l’animal humain tel qu’il est fait : de même tel organe singulier, anormal, une vue monstrueuse, excessive, non accordée avec le reste, dans une baleine ou un éléphant. La seule conclusion que j’en tire, c’est que la vérité scientifique n’est supportable que pour quelques-uns ; il vaudrait mieux qu’on ne pût l’écrire qu’en latin. » Ernest Renan à son tour reconnaissait : « Que le rationalisme veuille gouverner le monde sans égard pour les besoins religieux de l’âme, l’expérience de la Révolution Française est là pour nous apprendre les conséquences d’une telle faute. » Paul Bourget approuvait un pareil langage en ces termes : « Nous voyions d’un côté la France atteinte profondément. Nous sentions la responsabilité qui nous incombait dans sa déchéance ou son relèvement prochain. Sous l’impulsion de cette crise, nous voulions agir. De l’autre côté, une doctrine désespérante, imprégnée du déterminisme le plus nihiliste, vous décourageait par avance. Le divorce était complet entre notre intelligence et notre sensibilité. La plupart d’entre nous, s’ils voulaient bien revenir en arrière, reconnaîtraient que l’œuvre de leur jeunesse fut de réduire une contradiction dont quelques-unes souffrent encore. » À la même date, on commençait à traduire les œuvres de Schopenhauer, où l’on trouvait des phrases de ce genre : « La grande valeur, l’idée maîtresse même de la royauté, me paraît consister en ceci que, l’homme demeurant toujours l’homme, il faut en placer un assez haut, lui donner assez de pouvoir, de richesse, de sécurité et d’inviolabilité absolue, pour qu’il ne lui reste plus rien à souhaiter, à espérer et à craindre pour lui-même ; par ce moyen, l’égoïsme existant en lui comme en chacun de nous est en quelque sorte annulé par la neutralisation, et il devient alors capable, comme s’il n’était pas homme, de pratiquer la justice et d’avoir en vue non plus son propre bien, mais uniquement le bien public. C’est là l’origine de cette considération pour ainsi dire surhumaine qui entoure partout la dignité royale, et creuse un si profond abîme entre elle et la simple présidence. Aussi doit-elle être héréditaire et non élective : en partie pour qu’aucun individu ne voie dans le Roi un égal, en partie pour que le Roi ne puisse veiller aux intérêts de sa postérité qu’en veillant aussi à ceux de l’État, dont le bonheur est alors confondu avec celui de sa famille. »
Par ailleurs il suffirait de consulter les catalogues des éditeurs pour se rendre compte qu’un mouvement intellectuel de première importance commençait. 1888 voit naître « L’Essai sur les données immédiates de la conscience » d’Henri Bergson, et « Parallèlement » de Paul Verlaine. En 1889 paraît le « Disciple » de Bourget, les « Premières armes du Symbolisme » de Jean Moréas, « L’Homme libre » de Maurice Barrès, ainsi que la réédition de « L’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France » de Fustel de Coulanges. En 1900, la même année que « La connaissance de l’Est » de Paul Claudel, M. Charles Maurras publiait la première édition de « L’enquête sur la Monarchie ». L’auteur, après ses études sur le Romantisme, n’avait pu s’empêcher de constater qu’une véritable atrophie du moi constituait la philosophie du régime républicain ; par conséquent, si on voulait libérer les lettres de tout courant biblique et genevois, il fallait remonter des effets aux causes et travailler à la restauration de l’État. Ce point de départ admis, il n’était plus difficile d’ouvrir les yeux autour de soi pour contempler les réalités essentielles, rejeter les chimères et les fantômes qui ont nom : fatalité, progrès, évolution, pour construire une doctrine solidement attachée au sol national.
« La loi de 1889 et la série des romans antimilitaristes qui en résulta », a écrit M. Maurras, « me firent mieux comprendre la fonction destructive de la démocratie. Je sentis l’incapacité de cette grande enfant mineure, son génie gaspilleur, son inaptitude à saisir les conditions élémentaires de l’existence d’un pays, qui est de garder le territoire. Un peu plus tard la crise révolutionnaire de 1893 à 1895 me démontra la génération directe de l’anarchie par la doctrine libérale, l’identité profonde de Ravachol et de Jules Simon. » Derrière la mystique démocratique, l’auteur découvrait qu’il y avait autre chose que le pouvoir du peuple, tout simplement le règne de quelques ordres privilégiées. Voilà le combat qu’il fallait mener contre des minorités puissantes qui avaient pris l’habitude de diriger le pays par le moyen de l’or et de leur carnet de chèques. Voilà la tyrannie à dénoncer, l’attaque à mener, la bataille à soutenir, mais pour diriger une pareille campagne de salut public, on avait besoin d’un principe assez indépendant, assez sage et assez fort pour convaincre les Français. C’est alors qu’à la finance anonyme et vagabonde, M. Maurras résolut d’opposer les droits de l’hérédité et du sang.
Parce que l’histoire prouve la décadence de la cité quand la démocratie est mise en œuvre, le directeur de « L’Action Française » a voué sa vie à défendre la société contre ces ravages, à faire voir le mensonge de la loi quand elle parle d’égalité, à détruire les fondements d’un organisme basé sur une anarchie permanente et un désir d’insurrection continuelle. Depuis 1789 les institutions ont travaillé « à affaiblir la famille, l’association, la commune, la province et en bref tout ce qui seconde et fortifie l’individu, tout ce qui n’enferme pas le citoyen dans son maigre statut personnel ». Quand le sens de la hiérarchie n’existe plus, quand les traditions sont coupées et les disciplines restreintes, il ne reste que le règne de l’incapacité, détruisant peu à peu toutes les forces nationales, toutes les ressources accumulées le long des siècles. En fait comme en droit, l’élection est devenue le triomphe des classes populaires ignorantes sur une autorité esclave des contingences inférieures : sous une forme autoritaire ou plébiscitaire, la République assure le règne du nombre sans comprendre que l’important ne consiste pas à désigner le plus capable mais le plus utile aux grands intérêts collectifs, de supprimer les rivalités et les compétitions autour du pouvoir, de ne pas permettre sa dénationalisation. « Nous respectons trop le peuple pour aller lui dire : il suffit de compter les voix des incompétents pour résoudre les questions d’intérêt très générales, qui exigent de longues années d’étude, de pratique, ou de méditation. Il suffit de recueillir et d’additionner les suffrages des premiers venus pour réussir les choix les plus délicats. »
La France a supporté pendant soixante-sept ans une constitution néfaste qui avait été votée à une voix de majorité et dont le Maréchal de Mac-Mahon disait avec raison : « Et quel est donc l’imbécile qui l’a donnée, cette voix ? » Ce chiffre anonyme est à l’origine de la Troisième République et il personnifiait ce Monsieur Tout le Monde électoral, ce « Trou par en haut », dont parlait Marcel Sembat. Dans ces assemblées parlementaires, les intérêts particuliers y étaient représentés, soit ; mais qui personnifiait l’intérêt général ? On y proclamait le règne de cette abstraction qu’est la liberté, oui, mais il était facile de répondre : liberté de quoi ? Vous dites que le Parlement représente le peuple ? Il le représente auprès de qui ? M. René Gross a bien vu que personne jusqu’ici n’a pu répondre à pareille interrogation.
À la place de l’exercice du gouvernement nous avons contemplé des fictions sonores et des images soi-disant généreuses, mais sans lien avec la nature, avec l’ordre et avec l’expérience. En vain un grand esprit constatait que les dirigeants étaient absorbés par le dialogue avec l’opposition et finissaient par « confondre la nécessité de se maintenir contre les assauts de cette dernière avec leur office d’administrer et de gouverner ». En vain soutenait-il que la « société est composée de sociétés », la majorité de ses contemporains dédaignait cette « science de la bonne fortune », cette école de vérité, de justice et de bon sens ; comment s’étonner alors qu’une nation qui a renversé la Monarchie héréditaire cherchât à détruire toute la réalité familiale. Les lois sur le divorce et sur l’héritage allaient de pair avec la disparition de l’hérédité du métier royal. Renan a parlé quelque part de ce code « qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales qui sont les vraies sont dissoutes à chaque décès, où l’homme avisé est l’égoïste qui s’arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où la propriété est conçue non comme une chose morale mais comme l’équivalent d’une jouissance toujours appréciable en argent ». Tel est le programme qui a été appliqué sans défaillance de Gambetta à Daladier, et dont nous avons constaté les résultats douloureux le long de cette route lugubre qui devait aboutir à l’armistice de juin 1940.
La solution monarchique, soutient M. Maurras, est conforme aux exigences de la science, qui a besoin pour se développer de continuité et de sélection, ces deux principes étant nettement contraires à ceux du nombre et de l’égalité. Il vaut mieux se rendre compte de la direction à suivre grâce à une intelligence et à un « patriotisme inné » plutôt que par le calcul des voix accumulées. Il ne s’agit ici ni d’une question de capacité personnelle ou de compétence indiscutable mais de juger que le souverain est le mieux placé par l’éducation reçue, par la position tenue, par l’apprentissage du commandement de résoudre les problèmes de l’heure. On a besoin moins de génies exceptionnels que d’une lignée de princes de « valeur moyenne » sachant concilier leurs droits personnels avec les devoirs de leurs charges. Frédéric Amouretti n’exprimait pas autre chose quand il disait : « Citoyens, on vous a raconté que vos rois étaient des monstres ; il y eut parmi eux, c’est vrai, des hommes faibles, peu intelligents, plusieurs médiocres, débauchés, et peut-être deux ou trois méchants. Il y en eut peu qui fussent des hommes remarquables ; la plupart furent des hommes d’intelligence moyenne et consciencieux. Regardez leurs œuvres : C’est la France. » Ceux qui admettent que dans certaines familles existe une hérédité professionnelle sont les mêmes qui refusent d’utiliser ces « dynasties de chefs » fondées par une longue expérience, alors que le prétendu peuple souverain reste dans l’ignorance des questions les plus élémentaires. S’il est vrai que la famille constitue l’élément primordial de la patrie, la naissance doit posséder sa place dans l’État. Il faut donc un chef choisi et désigné non par l’élection du présent mais par les sélections du passé, non par le suffrage de tous, mais par une règle d’utilité, ce qui constitue la seule manière de concilier l’autorité avec les libertés par l’intermédiaire des responsabilités établies.
« Il y a un moyen d’intéresser absolument un homme à ce qu’il fait, c’est de faire que cette action soit sa chose et soit à jamais la chose des siens. Que le bien public de l’état devienne ainsi le bien privé de son prince, que celui-ci hérite le commandement de l’État comme il hérite son sang, son bien mobilier et immobilier, voilà l’effet heureux qui couronne le plus naturel et le plus élégant des artifices réalistes de l’histoire : l’hymen d’une race et d’un peuple, l’identification politique d’un État et d’une Maison. »
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M. Charles Maurras constate que l’homme moderne a l’orgueil de son époque et parce qu’il croit au progrès indéfini, il s’imagine pouvoir trouver dans son action présente et dans sa confiance en l’avenir le remède aux maux dont il souffre. Il parvient, en effet, difficilement à comprendre que parfois un regard en arrière est nécessaire pour résoudre les difficultés actuelles et que l’étude du passé peut servir d’aliment susceptible de donner des conseils de haute portée sociale et morale. Quand l’univers entier est mené par la lutte des classes, le choc des races et la rivalité entre nations, quand on a essayé vainement de réunir en un tout homogène les différents éléments de la société, de susciter des accords internationaux pour faire régner la paix entre les peuples et de propager parmi les hommes de bonne volonté le principe d’une fraternité véritable, on finit par se demander pour quelle raison ces différentes tentatives ont rencontré non seulement de l’indifférence, mais une opposition systématique et un échec constant. Que ce soit dans les ateliers prolétariens, dans les syndicats révolutionnaires, dans les conférences de chefs d’État, dans les essais d’association universelle comme le Tribunal de la Haye ou la Société des Nations, il semble que les différents acteurs apparaissaient successivement sur la scène moins dans le but de parvenir à des unions durables, mais pour obtenir des succès provisoires ; l’on apercevait derrière les signatures officielles l’origine des ruptures prochaines, des trahisons opportunes, et des changements d’opinion catastrophiques.
On a beaucoup parlé naguère des États-Unis d’Europe sans se douter que cette organisation avait existé au Moyen Âge et sans admettre que depuis lors l’humanité, loin d’évoluer normalement vers le bien et vers l’unité, n’était parvenue qu’à se désagréger et à donner le spectacle d’une déchéance complète. Les citoyens qui vivaient au treizième siècle savaient qu’ils appartenaient à des nationalités différentes, mais ils n’ignoraient pas, comme aujourd’hui, qu’ils étaient les fils d’une même civilisation et qu’ils avaient en conséquence à défendre un patrimoine composé de doctrines, de sentiments, de coutumes et de croyances communes. Tous faisaient partie de cette République chrétienne que l’on a vraiment essayé de faire renaître à plusieurs reprises depuis que, faute de mieux, les nationalismes sont devenus les seuls groupes possibles, les seuls éléments de concorde souhaitable. Tant bien que mal, pendant plusieurs décades, nous avons vécu des restes de cette unité catholique, mais au fur et à mesure qu’elle disparaissait, les conséquences ont commencé à être subies et on devait s’attendre à ce que des flots de sang et des ruines sans nombre annoncent le commencement d’une époque sans foi. Quand on a trouvé que les guerres étrangères n’étaient pas suffisantes pour nous ramener au chaos des premiers âges, on y a ajouté des querelles intestines, des complots haineux entre propriétaires d’un même patrimoine. Quand dans la vie intérieure on est parvenu à ne plus distinguer le permis du défendu, il est normal que cette façon de voir ait des répercussions dans les relations internationales et annonce la venue « d’un paganisme corrompu et corrupteur ».
Malgré son positivisme et son admiration pour Auguste Comte, M. Charles Maurras ne pense pas autrement sur ce point que les docteurs de la théologie contemporaine. Les idées que nous défendons, ce patrimoine occidental dont nous nous essayons à dégager les traits fondamentaux, non seulement sans l’Action Française, nous serions bien loin d’en soupçonner la valeur, mais sans elle nous n’aurions pas sans doute le sentiment qu’il y ait là aucun problème essentiel et sur lequel il importe avant tout autre soin de prendre nettement position.
Et nous accusera-t-on de paradoxe si nous croyons sentir sous les contraires apparents une profonde convergence entre les voies où M. Maurras entraîne les meilleurs de ses disciples et les vœux les plus chers au vœu des Pontifes romains ? La reconstruction d’une chrétienté animée de nouveau des grandes vertus apostoliques et reposant sur les principes éternels de la véritable tradition, non seulement le chef de l’Action Française avoue parfois qu’il en éprouve la puissante nostalgie, mais n’a-t-il pas posé lui-même, par delà les dures nécessités du temps présent et toutes les limites volontaires où les astreint son patriotisme, quelques principes fondamentaux de cet univers plus vaste et bien plus harmonieux ?
Un des plus beaux mérites de la doctrine maurassienne, nous l’apercevons dans cette plasticité presque indéfinie qui a permis, autour d’une étroite position de départ, des cristallisations toujours plus larges. Toutes les grandes vocations de notre temps, on peut dire qu’elles ont en quelque manière trouvé leur place idéale dans ce vaste édifice dont des principes, si sagement réalistes, forment la base nécessaire. Péguy, cet esprit si profondément attaché à la vieille terre française, cet assoiffé de justice, longtemps victime d’une vaine idéologie et qui ne devait satisfaire sa passion qu’au contact des grands Saints nationaux, de Sainte Geneviève qui sauva Lutèce des Barbares, de Saint Louis, héros et martyr de la monarchie chrétienne, de Sainte Jeanne d’Arc enfin, sublime inspiratrice du plus noble patriotisme – Psichari, âme inquiète et ardente, qui devait retrouver peu à peu le chemin où le vieux Renan avait semé ses fondrières et racheter tant de doutes par l’héroïsme de sa mort –, voilà ceux que la jeunesse de l’Action Française revendiquait pour ses modèles les plus beaux.
Au lendemain du désastre de la France, il est normal que le monde entier soit assailli par une angoisse et par un sentiment plus sain de son ignorance. Nous sommes aujourd’hui dans une sorte d’attente, une espèce de recherche, comme si nous voulions arrêter la marche de l’univers un instant pour mieux nous reconnaître. Dans ces tristes conjectures, M. Charles Maurras, par son passé, par son prestige, par ses dons multiples, est tout à fait désigné pour devenir un des principaux ouvriers de la reconstruction spirituelle qui s’impose.
Ulysse et les Germains
Nous vivons une époque où les nations se confrontent avec une acuité particulière, où les peuples confinés dans leurs besoins et dans leurs droits se combattent et se livrent une lutte sans merci, soit dans le domaine économique soit sur le chemin des armes. On se retranche sur soi-même en pensant qu’il n’est pas de meilleure défense dans la vie que de compter surtout sur ses propres moyens, de se suffire, de ne donner qu’autant que l’on reçoit. Karl Marx, en revenant parmi nous, se rendrait compte de l’effondrement de son rêve, et l’internationale des peuples a été rejoindre dans l’armoire familiale des oripeaux démodés tous les projets d’union universelle qui, de Metternich à Wilson, avaient germé dans les cerveaux humains. La notion de nationalisme est devenue très à la mode et, après avoir été une simple idée de philosophie politique, elle passe dans les faits, dans les mœurs, dans les habitudes. Et pourtant jamais principe ne fut plus obscur, plus faussé, plus contradictoire ; selon les pays il a pris une signification particulière, de sorte que la même apparence ne revêt point la même substance. Le devoir de la critique dans un cas pareil consiste à voir clair, à crever les nuées et à atteindre la vérité sans parti pris, en tenant compte des évènements à suivre, des définitions à présenter, des observations à mettre au point.
Certains ont tendance à confronter les théories nationalistes avec le principe des nationalités, proclamé par la révolution française, pratiqué avec succès par les deux Napoléon, qui se révélaient ainsi les dignes précurseurs du président Wilson et des fameux quatorze points. On sait ce qu’il en advint : l’unité allemande et l’unité italienne en sont sorties, de même que le « diktat » de Versailles qui, sous prétexte du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, a donné naissance à un univers où à tous les carrefours nous trouvons des prétextes de guerre. C’est la France qui a cru nécessaire d’apporter au monde ce nouvel évangile politique, et devant les résultats atteints, on ne peut vraiment pas écrire qu’elle ait été récompensée de son attitude désintéressée. Waterloo et Sedan, les traités de 1919 illustrent à merveille cet aphorisme qui consiste à nier les engagements territoriaux et les droits de l’histoire pour laisser place à je ne sais quelle idéologie instinctive, basée sur la volonté superficielle des populations. Le nationalisme ainsi entendu est un germe de mort, une source de conflits futurs, et il suffit de considérer les barils de poudre disséminés sur les différentes frontières pour ne pas brandir des torches populaires, à base d’explosions meurtrières. Peu à peu l’Europe d’après-guerre, bâtie d’après les formules livresques sans aucune signification réelle, disparaît et s’écroule à la manière de ces magnifiques constructions de carton-pâte données en admiration à la foule des badauds inattentifs. Un de nos meilleurs critiques, Robert Brasillach, à la question « Quel est le plus grand homme de la République ? » répondit : « C’est Clemenceau, hélas ! » Dans le même sens, à cette interrogation : « Quel a été le meilleur pacifiste du monde ? » nous nous écrions : « C’est Wilson, hélas ! »
Maurice Barrès et Charles Maurras ont l’honneur d’avoir inauguré en France ce que Albert Thibaudet appelait « la littérature de bastion » et contribué ainsi pour une large part à « la renaissance de l’orgueil français ». « Le culte du moi » et « L’enquête sur la monarchie » inculquèrent au pays une certaine inquiétude qui fit entrevoir le commencement d’une réaction, le dégoût des spéculations hasardeuses, une évolution des esprits. Une doctrine était créée, qui refusait de s’abandonner au plaisir de douter, en affirmant l’existence d’un patrimoine héréditaire, d’une patrie à reconstituer par le culte de la terre, le respect des vivants et l’apothéose des morts. Mais la leçon ainsi définie ne se limite point à un coin d’Europe ; elle prend les allures de philosophie universelle malgré les particularismes et les nécessités locales. Le nationalisme ici descend directement de la Grèce et de Rome ; il devient fils du classicisme et son étude instructive nous permet de devenir meilleurs, plus humains et plus cultivés.
Quand on assiste dans son pays à l’invasion d’influences étrangères, que l’on voit ses compatriotes contaminés par des idées venues d’Outre-Rhin, et qui, au nom de Fichte et de Kant, décrétèrent l’apologie des droits de la personne, on a bien le droit de réagir et d’affirmer une esthétique destinée à sauvegarder des traits fondamentaux. L’âme d’un peuple, c’est autant son indépendance et la valeur du sol qu’un ensemble de traditions où les coutumes, les rudiments de la langue, les mœurs forment une toile de fond impérissable, où l’on se tourne vers le passé pour lui demander un aliment spirituel et un viatique d’amour. « Il y a donc un genre particulier de beauté et de vérité auquel les Français seront sages de s’attacher, parce qu’il leur est plus naturel de le concevoir et qu’ils l’expriment avec plus de bonheur. »
Pendant des années on a assisté dans l’enseignement supérieur, à la Sorbonne et au Collège de France, au véritable scandale organisé par Gabriel Monod, dont les cours sur l’érudition et sur l’histoire tendaient à germaniser l’esprit français. Depuis 1789 des armées étrangères ont violé nos différentes frontières, mais ces invasions ont peut-être causé moins de désastres que cette introduction pacifique, venue de la Judée, de la Prusse et des autres parties de l’Univers, dans le but d’une transformation intellectuelle et morale. On entendait ces mots impies : « L’Allemagne est la seconde patrie de tout homme qui pense », et tandis que des nuées venues des brousses teutoniques prenaient figure de normes juridiques, tandis que Fustel de Coulanges, maître excellent, était l’objet du dédain le plus volontaire, on négligeait de demander à des naturalisés de fraîche date la différence la plus élémentaire pour les traditions les plus pures et les plus sacrées. L’exemple d’Athènes, de Venise, de Marseille aux temps antiques commandait de ne pas accepter cette manière de se « dénationaliser », tout en ne faisant pas fi des distinctions nécessaires. « Il y a métèque et métèque. Il y a le métèque qui gouverne et le métèque qui est hospitalisé et gouverné. Il y a le métèque qui sert et le métèque qui se fait servir. »
Nous sommes en période de crise et les lois de la production et de la consommation nous commandent dans le domaine économique une sorte de « primum vivere », pour que nos propres concitoyens soient les premiers servis. Il existe un certain nombre de faits qui ne dépendent ni de la raison ni du cœur et qui créent des obligations dont il est impossible de nier l’urgence et l’actualité. L’Univers a tendance à se partager en cloisons, au milieu d’un protectionnisme unilatéral, et si l’on préside aux destinées d’une collectivité, il est criminel de ne pas en tenir compte.
Quand on aperçoit partout l’œuvre des nationalistes en action, le devoir le plus strict consiste à étudier les besoins de ses populations, pour apporter au point faible les secours urgents.
L’Europe risque un jour, non seulement d’être détruite par des conflits fratricides, mais de devenir la proie d’invasions et d’asservissements qui changeraient intégralement sa position dans le monde. Il faut donc se défier des illusions humanitaires, des manœuvres frauduleuses qui tendent à transformer nos champs et nos villes en laboratoires d’expériences meurtrières.
Pour un peuple qui ne veut pas démissionner, la prudence lui commande de se référer aux qualités de son génie propre, à ses caractéristiques essentielles, à ce que les Italiens, d’après la juste remarque de M. de Roux, appellent « l’italianité » et dont nous ne possédons pas en français de terme équivalent. « Le pays réel » apparaît alors dans son unité, ce qui ne veut point dire « uniformité », la nation étant formée presque toujours d’une multiplicité de séparatismes fédérés par un État raisonnable. Agissons donc de notre mieux pour exalter le plus possible nos qualités fondamentales, pour nous défendre contre les introductions malsaines et obtenir des personnalités fortes, des caractères bien trempés.
La démocratie, ne connaissant que l’individu et le maintenant complètement isolé en face de forces tendant à l’asservir, l’homme moderne a actuellement tendance à se réfugier dans un groupe lui assurant des moyens de défense. Ainsi se sont développés presque dans la même progression la nation et le syndicat, la première pour sauvegarder les biens et les personnes, le second pour assurer leur équilibre sur le terrain professionnel. Ces deux cadres surpassent tous ceux qui ont été créés pour satisfaire les fins de l’idéologie révolutionnaire et de la propagande marxiste.
Chaque membre de la communauté, qu’il se déclare du prolétariat ou de la bourgeoisie, se sent solidaire et ne peut se désintéresser des causes génératrices de la prospérité nationale. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont unis par des liens indissolubles, beaucoup plus forts que les conceptions livresques, les opinions personnelles, par un ensemble d’intérêts et de « trésors qui peuvent être menacés sans qu’une armée étrangère ait traversé la frontière, sans que le territoire soit physiquement envahi ».
La règle de vie est de s’aider soi-même, moins en vertu d’un égoïsme personnel qu’en raison des contraintes de notre âge de fer, nous commandant d’aider nos proches, à l’exclusion de ceux qui sont plus éloignés par les mœurs et par le sang.
Il faut y travailler d’autant plus que la Révolution française a « décérébré » la France en changeant la notion de patrie, en la muant de société naturelle en association historique, en admettant que les Français possédaient leur nationalité, non par le privilège de la naissance, mais par celui du choix et de l’élection. La vie sociale est depuis lors devenue plus troublée, plus combative, plus mouvementée ; on y a introduit une manière de plébiscite permanent et, au lieu d’une grande famille commune, que l’on honore à l’égal de ses parents, la nation est aujourd’hui dépendante de l’opinion de ses enfants et elle n’existe qu’avec le consentement et l’approbation de chacun. Ce qui représentait un bloc indissoluble se métamorphose en prétexte à discussions et laisse transparaître les faiblesses de l’édifice. La jurisprudence démocratique a remplacé les prescriptions des principes nationaux, rapetissé l’idée nationale en l’assimilant à la totalité des volontés versatiles des citoyens, donné une apparence plus superficielle et transitoire à des formes d’autant plus efficaces qu’elles participaient de l’esprit des aïeux et de la beauté du terroir.
En réagissant contre cette tendance, en refusant de considérer la patrie comme une expression métaphysique, sans conscience et sans connaissance, comme une « idée utile », on prend une attitude d’attaque et de défense qui ne doit pas être considérée comme une valeur en soi mais comme une préparation à atteindre le bien commun et une vérité plus générale.
Vous serez d’autant plus civilisés que, tout en affirmant votre originalité personnelle, vous vous efforcerez de parvenir à la plus riche humanité. Vous pouvez être de Bretagne, du pays Basque ou de la Savoie, aimer votre petite patrie mais à la condition de la rattacher à la grande. Souvenez-vous que vous êtes sortis de l’héritage gallo-romain, que votre existence comporte une hiérarchie qui, de son origine, remonte vers le temps présent pour donner à votre être une base humaniste, pour lui fournir un classement et un principe de conciliation. Rappelez-vous la dédicace de l’« Étang de Berre » : « Ce petit livre dit la ville et la province épanouies dans le royaume pour les progrès du genre humain » ; relisez la préface de « Quand les Français ne s’aimaient pas » : « Sans perdre un instant de vue que la raison et l’ordre ont pour objet l’Universel, vous remettez au jour les services et les hommages rendus à la beauté par les hommes de sang français » ; parcourez de même « Anthinea » pour savoir qu’« au bel instant où elle n’a été qu’elle-même, Athènes fut le genre humain ».
Dans toutes ces affirmations, le lecteur curieux ne pourra s’empêcher de reconnaître comme une Nostalgie du Moyen Âge, de ces États-Unis d’Europe réalisés au treizième siècle, de ces institutions internationales où régnaient la foi, la justice et la charité. La Révolution a détruit la chrétienté et fondé le stade national, dans lequel on vit aujourd’hui et qui apparaît sous le signe du matériel comme le plus utile et le plus complet. Mais il n’empêche que le monde avait connu un mode supérieur d’organisation et que nous devons défendre les patries, non comme des divinités absolues, des buts suprêmes, mais comme des cadres transitoires, sans détermination souveraine.
M. Maurras est donc fort « éloigné de présenter la nécessité pratique et moderne du cadre national rigide comme un progrès dans l’histoire du monde ou comme un postulat philosophique et juridique absolu » ; « il voit au contraire dans la nation une très fâcheuse dégradation de l’unité médiévale ». De cette manière il continue à défendre les droits de l’esprit en ne confondant pas les notions morales et les idées naturelles avec des aberrations métaphysiques terrestres à base de religion. Il refuse donc de confondre les hérédités politiques avec les hérédités physiologiques et il ignore que l’aptitude des races à régner sera d’autant plus grande que ces dernières seront plus pures. Déjà aux environs de 1900 il avait mis en garde le jeune Jacques Bainville contre de pareilles rêveries à propos d’un livre de Vacher de Lapouge : « L’Aryen, son rôle social ». Pour se soumettre à l’« Objet », pour prendre véritablement connaissance des réalités immédiates, il suffit d’étudier et d’encourager entre les hommes des rapports normaux, des relations sociales et professionnelles sans tenir compte des prétendues supériorités corporelles et cérébrales. Croire que les conflits raciaux forment le nœud de l’histoire est aussi vain que de penser à la lutte des classes comme fondement de la bataille économique.
Le nationalisme français est nettement défensif ; il ne réclame aucune expansion territoriale, et quand il a demandé la neutralité de la rive gauche du Rhin ou le démembrement des Allemagnes, il prônait, non un esprit de conquête, mais une mesure conforme à la tradition de la monarchie capétienne et des traités de Westphalie. Quand on a subi plusieurs guerres, on peut sans aucune arrière-pensée d’expansion songer à affaiblir et à diviser l’adversaire pour continuer une politique qui, de Philippe Auguste à Choiseul, servait de couverture contre des menaces certaines.
En face du germanisme, qui réclame l’Alsace et la Lorraine, la Suisse, la Hollande, la Flandre à cause de la langue qu’on y parle, qui pense à la Franche-Comté en souvenir de Charles-Quint, qui menace la Bourgogne en raison de je ne sais plus quels « Burdigondions », les plus farouches chauvins français n’ont jamais songé à annexer, soit la Wallonie belge, le canton de Genève ou le Canada. Et quand ils parlent de la « déesse France », c’est moins pour rendre hommage à un principe exagéré que pour faire appel à une figure littéraire et allégorique, semblable à celles que nous voyons défiler sur les Olympes de la Mythologie antique. Une apothéose tant qu’on voudra, mais qui ne devient jamais une canonisation ! Le genre humain, malgré des tentatives diverses, n’aspire à aucune unité, et nous sommes bien loin de cette association qui existait grâce à l’Église à l’époque du Saint Empire germanique, de la chrétienté ou même de l’Europe avant la prise de la Bastille. Tour à tour le grec, le latin, le français étaient devenus des langues internationales, tandis que nous assistons aujourd’hui à l’éclosion de nouveaux dialectes, à la venue de coutumes provenant tout naturellement du heurt des antagonismes.
À quel spectacle avons-nous assisté pendant ce dernier siècle ? À celui que donnait le démembrement de l’empire ottoman par les Grecs, les Bulgares et les Roumains ; la Suède et la Norvège se sont séparées ; il en fut de même de la Belgique et de la Hollande pendant que la Pologne redevenait un pays indépendant.
Car si on nous oppose l’exemple des États-Unis d’Amérique, nous répondrons que leur réussite fut possible parce qu’à un moment donné un État a été assez fort pour devenir un élément fédérateur.
Dans l’Europe d’aujourd’hui, quand on parle d’union, il est facile de se rendre compte que par le nombre et la race l’Allemagne pourrait devenir un centre d’attraction ; « il ne faut pas s’étonner que le plus fort noyau ethnique ou linguistique de l’Europe, qui est allemand, veuille exercer dans l’unification européenne la même magistrature qu’exerça le noyau prussien dans l’unification allemande ». On conçoit que devant une pareille éventualité, M. Maurras reste hostile et sceptique.
Seule l’Église, « la seule internationale qui tienne », peut chercher à établir dans le tumulte contemporain des rapports pacifiques pour adoucir les rivalités. Nous ne pouvons mésestimer cette force immense, que nous soutenons et défendons comme le « temple des définitions du devoir ». En fait, Rome réalise dans le domaine religieux ce qu’il faudrait mettre au point sur le terrain strictement temporel ; c’est pourquoi si les chrétiens ne doivent pas évidemment confondre les sentiments de vénérations inspirés par les deux patries, la céleste et la terrestre, il n’en est pas moins vrai que le catholicisme a été à l’honneur, et surtout défendu, quand se maintenaient au pouvoir les partisans d’un nationalisme certes intégral, mais nullement déréglé.
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On conçoit maintenant l’hostilité de M. Charles Maurras contre la Troisième République ; il lui reproche de ne pas défendre le patrimoine du génie français. « Par delà la Révolution, par delà Jean-Jacques et Genève, qui nous embrouillèrent de germanisme et de bibliomanie, par delà l’anarchisme hystérique soufflé de l’Orient, il existe une noble tradition de la France, bien reconnaissable en ce qu’elle est heureuse pour les Français, que les Œuvres inspirées d’elle réussissent complètement et que loin d’elle nous ne réalisons rien de pur. « Des hauteurs d’Aristarché, érigées en colline inspirée, le théoricien de la monarchie exprime l’idée d’une défense à opposer à des forces actives qui ne cessent de fomenter une agitation inconsistante, de créer les facteurs du combat de la civilisation contre la barbarie.
En fait, pour bien comprendre la doctrine maurrassienne, il faut connaître les réactions de son auteur devant les ennemis de sa cause.
Les Normands, les Picards, les Lorrains et les habitants de nos autres provinces, sans aucune difficulté, tout en maintenant leurs droits et en satisfaisant leurs besoins, ont réalisé l’unité morale et politique ; il n’en fut rien pour les Israélites, « nation internationale », et c’est pourquoi Maurras préconise à leur endroit certaines mesures d’exception.
On conçoit alors pourquoi le gouvernement républicain, chez qui prime une idéologie humanitaire, ne pouvait opposer une barrière solide à l’activité d’une démocratie étrangère, d’une dynastie cosmopolite, qui assure la stabilité des pouvoirs publics et une certaine continuité de vues dans les cercles officiels.
On se pose cette question avec encore davantage d’inquiétude si l’on se tourne vers les disciples de Luther. On ne peut expliquer la crise de 89 si on ne se rend pas compte que les consciences avaient été auparavant divisées par les tenants de la Réforme. La société fut préalablement ébranlée par ceux qui n’avaient pas auparavant hésité à introduire dans l’État un esprit d’insurrection et d’anarchie. Il existe ici entre le spirituel et le politique une identité profonde, les deux éléments cherchant à établir leur autorité non d’après une hiérarchie, mais d’après des assemblées asservies à la loi du nombre. Sans craindre de tomber dans l’erreur, nous pouvons affirmer que le protestantisme est à l’origine des principales hérésies modernes d’où sont sortis le libéralisme, le parlementarisme et le romantisme.
« La déclaration des droits de l’homme » a pour auteur des huguenots comme Théodore de Bèze, Hotman, Jurieu, qui ont inspiré la jurisprudence américaine et anglaise, « d’où elle est revenue en France trois siècles plus tard, ayant été insérée dans la Constitution américaine, qui servit de modèle à la France en 1789 ». On doit maintenant comprendre pourquoi les six cent mille protestants français ont toujours bénéficié d’une manière extrême des faveurs de la République. Avec sa franchise redoutable, M. André Gide le reconnaissait un jour : « Certes », disait-il, « il y aurait quelque injustice à faire la Réforme responsable des excès de la Révolution, des erreurs de la République, des égarements de l’antipatriotisme. Mais il est pourtant bien difficile de départir entièrement sa responsabilité. » À Coligny, le diviseur, l’Action française oppose Richelieu, partisan de l’unité. Il n’est pas difficile alors d’expliquer pour quelle raison ces associations confessionnelles, à part quelques exceptions, sont toujours systématiquement hostiles aux traditions nationales. Elles forment à l’intérieur du pays une société autonome, propagandiste consciente du mysticisme révolutionnaire. On ne peut considérer comme une simple coïncidence le fait que la réforme scolaire organisée par le régime laïque, et qui a été poursuivie avec un esprit de suite parfait, est le fait d’intellectuels dont les noms : Félix Picart, Ferdinand Bouisson, Théodore Steeg, sont synonymes d’un esprit huguenot, nettement opposé aux directives romaines.
Il est devenu banal de considérer le traité de Versailles comme une manifestation éclairée de calvinistes passionnés. En démembrant l’Autriche, en gardant intacte la centralisation germanique, Wilson et Lloyd George ont prouvé par des arguments irréfutables qu’ils se transformaient à l’occasion en pasteurs laïques. Comme on demandait à Aristide Briand s’il avait appris une nouveauté quelconque pendant la Grande Guerre, il répondit avec son bon sens de primaire : « Si, j’ai vu qu’il y avait dans le monde les protestants et les catholiques. »
Ceci complète la pensée intime et effroyable du grand philosophe Renouvier, telle qu’il l’exprimait dans une lettre rendue publique : « La France catholique est en résultante la France de 1512 à 1871. L’abaissement de cette France est un bien. Les évènements ecclésiastiques de ce temps le démontrent clairement. L’abaissement de la France napoléonienne est un bien aussi. De quoi donc avons-nous à nous plaindre ? Au pis-aller la France périra comme nation. »
Ces lignes sacrilèges ne peuvent empêcher de penser aux plaques de marbre qui existent dans les temples et sur lesquelles on peut lire avec émotion les noms des fils de Calvin tombés au champ d’honneur. Mais cet hommage rendu à la vérité, exigé par les morts, il reste que nous avons affaire à une philosophie, à des directives contraires à nos habitudes, à nos mœurs, à nos pensées. Comment ne pas donner raison à Maurras, quand il exige de ses compatriotes des qualités françaises, non pacifistes ni humanitaires.
Les textes affluent pour démontrer la nocivité d’éléments destructifs qui dans tous les domaines se dévoilent hostiles à nos amis d’autrefois. Écoutons Alfred Naquet, l’homme qui avait traité Jeanne d’Arc de cabotine :
« Je voudrais voir la France désarmer sans s’occuper de ce que font les autres. Il se pourrait qu’elle succombât sous quelque agression monstrueuse. Mais même disparue, elle demeurerait comme une étoile polaire dans la mémoire des hommes, et son sang ne tarderait pas à lever pour le bonheur de l’humanité. Le sacrifice d’un peuple voué en holocauste au progrès humain me remplit d’admiration. » Devant de pareilles déclarations, peut-on reprocher à certains de croire à l’antinomie du sentiment républicain avec le véritable sentiment national ?
Une hostilité contre les déséquilibrés de l’intérieur, une défiance expérimentée de l’Allemagne dans le domaine extérieur, telle sont les caractéristiques du patriotisme français ; si d’ailleurs on y réfléchit bien, le tout se ramène à des gestes contre l’ennemi héréditaire que Philippe Le Bel nommait déjà « troup allemand ».
À la solution de ce problème, M. Maurras a consacré deux livres : « Quand les Français ne s’aimaient pas » et « Devant l’Allemagne éternelle », qui constituent, si l’on peut dire, le bréviaire de ses inimitiés. À cette campagne se sont associés avec vigueur un Pierre Lasserre, un Louis Dimier, un Léon Daudet, et l’ensemble de leurs écrits résument cette théorie de l’Anti-France, qu’ils ont trop vue à l’œuvre à leur détriment.
« Vivent les nobles fils de la grave Allemagne » se sont écriés pratiquement à la manière de Lamartine, la Révolution, le Consulat, l’Empire. « Ce sont des protestants, ce sont des anarchistes, ce sont des Suissesses, ce sont les filles naturelles et légitimes du monde germain et le petit sauvage à profil césarien qui jaillit de la Corse ne peut être latin qu’à la manière de Spartacus ou d’Élagabal : ce lecteur de Rousseau couronne la démocratie, et la démocratie se couronna en lui. Il personnifia dans sa politique un brillant tumulte gaulois que Napoléon III se chargea de transporter dans l’art militaire, chef-d’œuvre du désordre, de l’étourderie et de la folie. »
Pour bien comprendre la nature des choses, il faut se référer au quadrilatère Luther, Rousseau, Kant, Fichte, où nous trouvons l’affirmation d’un individualisme total, d’un moi qui, après avoir été abstrait et absolu, s’est concentré pour devenir le moi germanique, pour s’associer aux élucubrations de la force et de la nation allemande. L’histoire du nationalisme en France comporte une longue suite de combats pour empêcher les citoyens d’entrer dans le belvédère d’erreurs métaphysiques, où ils retrouvaient toujours « la révolte de l’individu contre l’espèce ». Les Barbares n’étaient pas toujours revêtus de l’uniforme des officiers et des soldats ; il leur arrivait de porter la redingote et les lunettes d’écaille de philosophes, qui à la place de fusils brandissaient des porte-plume et ouvraient les écluses pour laisser passer des torrents d’éloquence. Si l’on connaît aujourd’hui leurs méfaits, si on leur oppose la loi du rempart, il est utile dans un esprit de justice et d’impartialité de saluer et de remercier ceux qui ont défendu leur patrimoine de tout leur cœur.
La patrie française ne parviendra à se maintenir qu’en détruisant le vieux fond celtique dont elle est imprégnée pour laisser la domination aux éléments gallo-romains qui ont formé son histoire. Il ne faut pas que la « guerre des Gaules » reprenne, car nous ne croyons point possible la répétition du miracle césarien. Les schismes, les subdivisions, les batailles sociales doivent disparaître devant le péril commun, pour laisser fleurir une culture particulière, une autorité bienveillante et une aristocratie populaire.
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Après avoir passé en revue l’action des ennemis de toutes sortes, M. Charles Maurras n’a pas de peine à dénoncer les dangers qui guettent la France.
Ceux qui volontairement font table rase du passé pour expliquer les évènements de l’époque présente se privent d’une vive satisfaction, puisque les lois de l’intelligence et de l’association des idées nous mettent dans l’obligation de relier les effets aux causes, dans le temps comme dans l’espace, pour en tirer un enseignement et une philosophie. « Nous croyons toujours », écrivait Jacques Bainville, « que tout est nouveau alors que nous refaisons les expériences que les hommes des autres siècles ont faites et que nous repassons par les mêmes chemins qu’eux ». Si une nouvelle guerre européenne a éclaté, c’est sans doute parce que les auteurs du Traité de Versailles n’ont pas été à la hauteur de leur tâche, mais aussi parce que les dirigeants français avaient cru pouvoir prendre l’opposé d’une doctrine d’État qui représentait le fruit de la tradition et de la plus élémentaire prudence. Pendant deux cents ans la monarchie française a empêché la Maison d’Autriche et la dynastie des Habsbourg de réaliser l’unité allemande. La Révolution française et la dictature napoléonienne, en prônant le principe fameux des nationalités, favorisèrent cette concentration de forces, dont nous pouvons aujourd’hui contempler le dynamisme néfaste. Le 3 juillet 1866, date à laquelle furent vaincus à Sadowa l’Autriche, la Bavière, le Wurtemberg, le Hanovre et la Saxe, fut un véritable désastre ; à ce moment on avait oublié les enseignements d’Henri II, quand il conseillait de « tenir sous mains les affaires d’Allemagne en aussi grande difficulté qu’il se pourra », quand il rappelait le rôle des rois de France « protecteurs des libertés germaniques ». Les traités de Westphalie, en maintenant l’existence de centaines de principautés, favorisèrent ce particularisme qui convenait admirablement à cette « République de Princes » dont parlait Frédéric II. Aujourd’hui, grâce à Bismarck, à Guillaume et à Hitler, nous pouvons nous rendre compte des tendances d’une organisation qui, en soixante-dix ans, a provoqué trois guerres franco-allemandes. À la lueur des faits actuels, il est donc opportun de se demander si pour rétablir la paix dans la maison nous ne devons pas recourir aux enseignements de Richelieu, arrêter cette course à la désintégration d’un continent, en rétablissant un esprit de communauté sur des bases positives. L’Europe a été réunie autrefois, sous les auspices de la paix romaine et du triomphe de Charlemagne ; la chrétienté médiévale apparut ensuite et elle fut blessée à mort par le grand schisme d’Occident, dont l’auteur venait justement de cette Allemagne, instrument de division perpétuelle dans un univers en folie. En désagrégeant le Troisième Reich, en le réduisant en une mosaïque de royaumes, on peut espérer parvenir à écarter de grands périls et à réduire cette menace qui, dressée de l’autre côté du Rhin, constitue un danger permanent pour la civilisation, les foyers et les croyances.
Nous contestons le droit de l’unité allemande à l’existence, car il n’y a de légitime chez ces tenants que leur titre de Bavarois, de Hambourgeois, de Saxons, de Hanovriens, de Wurtembourgeois et de Hessois. Soixante-huit ans ne suffisent pas à donner à un organisme forgé par le fer et par le feu une base juridique absolue. Quand le 18 janvier 1871, anniversaire du sacre du premier roi de Prusse à Königsberg, le nouvel empire fut fondé dans la galerie des glaces à Versailles, cette cérémonie ne faisait que consacrer une série d’agressions injustes, sanctionnées par les armes. Cette politique de brigandage a tenu les nations depuis lors dans une espèce d’inquiétude latente où les attentats contre les traités allaient de pair avec les essais d’intimidation internationale. « La Prusse n’est pas un pays qui a une armée, c’est une armée qui a un pays. » Tel était l’avis du Prince de Bulow quand il soutenait la nécessité de forger une puissance militaire pour la défense d’un pays insuffisamment protégé par la nature. De telles réflexions font comprendre l’erreur formidable qui a consisté à laisser l’Allemagne « une et indivisible » en face d’une Autriche appauvrie, d’une Pologne encerclée, d’une Tchécoslovaquie divisée ; car il suffisait de réfléchir sur la position stratégique de l’édifice bismarckien pour constater que ce bloc de soixante millions d’habitants représentait un centre d’attraction inévitable, annonciateur des annexions futures. Le rêve puéril de Michelet souhaitant contempler une grande Allemagne s’est réalisé provisoirement, mais en même temps les nouveaux Siegfried ont élevé un tombeau où sont enterrées toutes les anciennes qualités germaniques. Les Ganelons et les Hagen ont pris la place des héros ; ils se sont précipités sur leurs voisins et, malgré les heures difficiles et un avenir problématique, ils sont encore convaincus que leur mission providentielle n’a pas pris fin. Dans le courant du dernier conflit, un étudiant allemand disait à Paul Acker : « Nous savons bien que nous ne gagnerons pas cette partie. Mais les Romains ont eu trois guerres puniques. Eh bien, nous n’en sommes qu’à notre deuxième. » Déjà il prévoyait 1940 qui sans doute constituera seulement une étape vers de nouvelles aventures.
En 1866 Adolphe Thiers avait compris le problème quand il écrivait : « Le plus grand principe de la politique européenne est que l’Allemagne soit composée d’États indépendants. » Avant lui en 1839, Edgard Quinet avait observé : « Depuis la fin du moyen-âge la force et l’instruction des États germaniques passe du Midi au Nord avec tout le mouvement de la civilisation. C’est donc de la Prusse que le Nord est occupé, à cette heure, à faire son instrument ? Oui et si on l’en laissait faire, il la pousserait lentement et par derrière au meurtre du vieux royaume de France. » En 1915 l’abbé Wetterlé ne disait pas autre chose à Maurice Barrès : « L’Allemagne n’est unie que parce qu’elle est forte. »
« Il faut comprendre le système politique impérial, l’unité allemande, comme une grande entreprise commerciale où les associés ne s’aiment guère, mais gagnent beaucoup d’argent et s’accordent toujours parce qu’en agissant tous ensemble ils étendent sans cesse leurs affaires. Vienne le désastre ; toutes les vieilles rancunes feront explosion. Le Prussien est détesté universellement dans les Allemagnes. Dès que la Prusse apparaîtra hors d’état d’assurer une protection efficace aux diverses nations allemandes qu’elle asservit et satisfait, vous verrez les États du Sud d’abord s’empresser de secouer la tyrannie de cette population du nord... »
La même idée était exprimée par Raymond Poincaré en 1920 : « Voisine d’une Allemagne agressive, la France aurait eu intérêt à ne pas voir, du moins, cette puissance redoutable fortifiée, dans le traité de paix, par la Consolidation de son Unité.
« L’empire, né de notre défaite, était encore, en 1914, une agglomération d’États qui conservaient, au moins, un semblant d’indépendance. Nous aurions trouvé, dans une constitution fédérative, un peu plus de sécurité que dans un Reich centralisé. On nous a opposé une prétendue volonté populaire qui ne s’était, du reste, manifestée nulle part ; on a allégué qu’une Allemagne unifiée serait une Allemagne débitrice plus solvable ; et on nous a menés par une série de sophismes à consacrer nous-mêmes l’indivisibilité de l’Allemagne. »
Certains pourraient nous objecter à juste titre que ce sont là des avis émanant d’hommes clairvoyants, certes, mais ayant trop les yeux fixés sur les réalités françaises ; c’est pourquoi nous tenons à reproduire quelques propos tenus par de grands noms de la littérature allemande.
Écoutons Goethe dans ses conversations avec Eckermann : « ... Où est la grandeur de l’Allemagne, sinon dans l’admirable culture du peuple, répandu également dans toutes les parties de l’empire ?
« Or, cette culture n’est-elle pas due à ces résidences princières partout dispersées ; de ces résidences part la lumière ; par elles elle se répand partout. Si depuis des siècles nous n’avions en Allemagne que deux capitales, Vienne et Berlin, ou même une seule, je serais curieux de voir ce que serait la civilisation allemande, et ce que serait aussi le bien-être matériel, qui va de pair avec la civilisation morale...
« Pensez à ces villes comme Dresde, Munich, Stuttgart, Cassel, Brunswick, Hanovre et à leurs pareilles.
« Pensez aux grands éléments de vie que ces villes portent en elles ; pensez à l’influence qu’elles exercent sur les provinces voisines et demandez-vous : tout serait-il ainsi, si depuis longtemps, elles n’étaient pas la résidence de princes souverains ?
« Francfort, Brême, Hambourg, Lubeck sont grandes et brillantes ; leur influence sur la prospérité de l’Allemagne est incalculable. Resteraient-elles ce qu’elles sont si elles perdaient leur indépendance, et si elles étaient annexées à un grand empire allemand, et devenaient villes de province ? J’ai des raisons pour en douter. »
Les antagonismes existant entre les habitants des différentes provinces du Reich ont toujours été remarqués par les observateurs. Chez certains soldats de 1914, on pouvait trouver avec les couleurs allemandes des petits drapeaux bavarois : bleu pâle et blanc, ou encore des inscriptions ainsi conçues : « Hoch Bavaria ». Dans le même ordre d’idées, des combattants français racontent qu’ils reçurent dans leur tranchée une feuille de papier sur laquelle était écrit : « Attention ! Notre Régiment, le N. Bavarois, est relevé demain ; nous sommes remplacés par des Prussiens. Soyez sur vos gardes. » De pareils indices ne peuvent tromper personne sur les symptômes d’un séparatisme latent, qui fait dire souvent aux Allemands que si les Hohenzollern ne sont plus aimés, il n’en est plus de même des maisons de Saxe et de Bavière ou encore des grands Ducs de Mecklembourg-Schwerin et d’Oldenburg. Mme de Staël, qui s’est beaucoup trompée sur le caractère de ceux qu’elle observait dans son livre célèbre, n’avait pas manqué de dire que tout là-bas était morcelé comme « la terre même qui a tant de différents maîtres ».
Les siècles nous apportent de cette manière moins des exemples de résignation et de courage que de grandes leçons de clairvoyance.
Aussi faut-il écouter Charles Maurras, quand il déclare que depuis trois quarts de siècle nous vivons le règne des finasseries, des paroles manquées, des réarmements clandestins, des escroqueries camouflées et des banqueroutes volontaires. Malgré les défaites, les déceptions et les deuils, sous sa direction intellectuelle, nous continuerons donc à dénoncer, sur le ton même de ce commandement impérieux qui chassa les vendeurs du temple, toutes ces impostures contemporaines où le ridicule se dispute à l’odieux, en nous faisant comprendre encore davantage l’universelle faiblesse des corrompus et des impurs. Écoutons les conseils du nouvel Ulysse devant les Germains de toujours.
Le conseil de Cassandre
Notre temps est propice à des expériences que chacun pensait irréalisables de prime abord et il semble, au fur et à mesure que le vingtième siècle avance en âge, qu’il éprouve un malin plaisir à détruire les anciennes idoles et à faire revivre les institutions disparues. Depuis un siècle et demi, nous étions assimilés à des atomes sans lien entre eux qu’une prétendue liberté, mettant en action cette réglementation, combien injuste, qui s’appelle la concurrence : la guerre de 1914 d’abord et aujourd’hui le conflit de 1939 ont mis fin à un monde qui, commencé sous le signe de l’isolement individuel, s’est effondré peu à peu dans le matérialisme le plus avilissant. Une grande vérité commence à renaître et on finit par s’apercevoir que loin de se suffire à lui-même, l’homme a besoin du concours de son semblable pour sortir d’une existence purement animale. Nous sommes des êtres sociaux et pour combattre ce qu’il y a d’éphémère et de provisoire dans notre personne, nous voilà dans l’obligation de nous organiser sur des principes d’ordre conformes à la nature et à la moralité. Quand nous apprenons qu’en France la vieille formule « liberté, égalité, fraternité » a fait place à celle plus réaliste de « travail, famille, patrie », on ne peut nous empêcher de penser que nous sommes à la veille de grands changements en Europe et dans l’Univers. Un autre souffle idéologique paraît animer l’atmosphère ; un cycle se ferme en même temps qu’une ère nouvelle va s’ouvrir.
M. Charles Maurras, que l’on présente souvent comme un ennemi de la classe ouvrière, n’a jamais cessé de se pencher sur la condition du prolétariat pour essayer d’améliorer son sort et d’apporter sa contribution à la solution de la question sociale. Relisons cette page qui date de 1923 :
« Après les problèmes nationaux, ce qui m’a le plus occupé depuis trente ans, ce sont les problèmes sociaux relatifs à la vie du prolétariat... L’ouvrier moderne est réduit à la condition du nomade sans point fixe, sans garantie d’avenir, sans propriété permanente. Le problème est de donner enfin à ce prolétaire un statut stable, construisant et enracinant un véritable foyer, ainsi de le faire accéder à une sorte de bourgeoisie ouvrière qui continuât la bourgeoisie marchande et industrielle et qui le fît participer aux douceurs et aux forces du sentiment de la Patrie. J’ai étudié les médications révolutionnaires mises en avant depuis cinq quarts de siècle, mais toutes aggravaient le mal. Je n’ai vu de directions pratiques et claires que dans les doctrines contre-révolutionnaires des rois de France et des papes de Rome. Là, en effet, au lieu d’entrechoquer les hommes, on mettait d’accord, on coordonnait leurs fonctions. Ces fonctions pouvaient être exercées par des grands ou par des petits : tous contribuant à l’œuvre, à la production, devraient être classés par rapport à cette œuvre, à cette production, et non à leur état personnel. Du plus humble au plus puissant, du plus pauvre au plus riche, il existe une continuité d’intérêts, une communauté de destination, si profonde et si générale que les oppositions d’intérêts secondaires (sans s’évanouir certes) doivent et peuvent s’y subordonner. Un ouvrier du fer croit avoir intérêt à toucher le plus gros salaire ; un patron du fer croit avoir intérêt à donner le moindre salaire possible, mais l’un et l’autre ont un intérêt supérieur et vital à ce qu’il y ait une industrie du fer, et prospère. À la lutte des classes, cultivée dans toutes les théories révolutionnaires, une sage doctrine substitue donc, non pas même l’entente des classes, mais le reclassement des producteurs dans l’intérêt de la production et dans leur intérêt. Le classement social des révolutionnaires a été comparé à celui des degrés de latitude sur une carte : il est horizontal et comporte une superposition de groupes humains étrangers les uns aux autres, s’opprimant les uns les autres et tendant à se remplacer. Le classement des sociétés ordonnées rappelle au contraire ce que figurent sur la même carte les fuseaux de la longitude : il est vertical, plonge dans les profondeurs populaires et entretient des relations de coopération et de concours entre les producteurs à tous les degrés de l’échelle. »
Continuons l’examen d’une théorie que Maurras emprunte à celui qu’il appelle son maître ; le marquis de la Tour du Pin.
Pendant longtemps on a considéré l’économie politique comme la science exclusive de la richesse sans voir que les problèmes possèdent toujours un caractère de transcendance, qu’ils sont déterminés par un absolu. Il importe donc que nous ayons désormais les yeux fixés sur le vrai et sur le réel, que nous comprenions qu’au delà des intérêts matériels il existe des solidarités spirituelles. Nous avons connu une crise sans précédent parce que les métiers étaient devenus de simples gagne-pain, parce que nous avons fait fi des critères et des valeurs qui conditionnent la vie de l’homme en société. La famille, la commune, la paroisse et la profession constituent des assises fermes par l’intermédiaire desquelles les chefs gouvernent. Une nation, croyons-nous, se trouve sur la bonne voie lorsqu’elle applique des mesures pour maintenir l’espèce, éduquer l’enfance, régler les affaires locales, favoriser l’administration des cultes et intervenir comme médiateur dans les différends professionnels. Inutile dans ce but de multiplier les interventions gouvernementales puisque dans les associations naturelles dont ils sont membres, les citoyens votent eux-mêmes les consignes auxquelles ils doivent eux-mêmes obéir.
L’État possède un intérêt puissant à favoriser l’activité de ces corps intermédiaires et spécialisés, nés spontanément sur le sol national et susceptibles de rendre à la communauté des services plus importants que les créations politiques artificielles, dont la compétence peut être discutée. L’organisation du travail reste ici la pierre angulaire de l’édifice à construire, car de même qu’il faut éviter l’asservissement des ouvriers aux volontés patronales, il faut créer des groupements d’entrepreneurs susceptibles de combattre les exagérations prolétariennes.
Aussi, entre le socialisme et le libéralisme, les idées corporatives nous apparaissent comme des éléments de doctrine mettant en relief le besoin de réconcilier nos activités. Il ne s’agit pas de créer de toute pièce un système et de l’appliquer instantanément à une collectivité quelconque, mais de favoriser la formation de cadres nés des bas-fonds populaires pour les intégrer à la conscience publique. Une loi ne se promulgue point du jour au lendemain et, avant de la rendre obligatoire, il importe qu’elle obtienne l’assentiment des intéressés, qu’elle s’acclimate, qu’elle se popularise. Les textes juridiques comme les constructions géométriques ne parviennent à un résultat que s’ils sont liés aux contingences, et nous ne croyons pas aux vertus de la contrainte quand il s’agit de diriger les esprits vers un régime conforme à l’enseignement de l’histoire et aux véritables traditions occidentales.
Pour expliquer le drame du temps présent, on n’a manqué ni d’imagination ni de hardiesse. Devant le trouble causé par le progrès technique, certains ont été jusqu’à demander ce que Georges Duhamel a appelé « la trêve des inventeurs », mais pour notre part nous jugeons difficile d’appliquer une théorie qui tendrait à restreindre l’activité de l’intelligence ; d’autres ont voulu limiter la production, mais quand l’ouvrier voit augmenter le coût de la vie tandis que diminue la puissance d’achat des plus fortunés, on se dit que la délicatesse du problème dépasse la capacité d’un État assez peu documenté sur la valeur relative des entreprises. Quant à restreindre les heures de travail pour augmenter le nombre des travailleurs, on pourrait y parvenir en réduisant les salaires et par conséquent on ne voit pas très bien ce que l’économie nationale trouverait à y gagner. Il reste par conséquent comme seule solution à diminuer la marge des profits et on n’a pas besoin d’être un esprit avancé pour constater que le chômage pourrait être atténué dans une très large mesure si les gains de quelques-uns étaient limités normalement. Nous constatons donc en définitive que seul un régime corporatif pourrait, en réduisant la production, la durée du labeur et le taux des bénéfices, instaurer un ordre professionnel qui, en annihilant le pouvoir des syndicats et la dictature des capitalistes, parviendrait à réaliser cette harmonie que chacun souhaite de voir naître sous l’autorité respectée des énergies sociales.
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L’ancien régime était corporatif et Saint-Louis, en déclarant une pareille réforme, n’avait eu pour but que d’organiser le travail sur une base rationnelle. Mais il est certain aujourd’hui que si ces institutions possédaient le mérite de permettre à chacun de gagner sa vie, il est juste aussi de reconnaître que des erreurs indéniables exigeaient des réformes urgentes. Quand on parle par conséquent du bienfait des Corporations, il doit être bien entendu qu’il ne s’agit nullement de faire revivre avec leurs défauts un état de choses défunt, mais simplement de mettre en pratique des principes qui avaient fait leurs preuves. Réaction d’abord, disons-nous, dans tous les domaines, mais une réaction corrigée et adaptée aux exigences des nécessités contemporaines.
La notion de propriété est un élément qui n’a pris naissance dans les cerveaux des juristes qu’après une évolution assez lente ; il ne faut donc pas s’étonner si on l’ignorait au Moyen Âge et si l’absolutisme royal tenait lieu souvent de jurisprudence. Les rapports entre citoyens étaient loin d’être véritablement définis, ce qui permettait des abus, dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous. L’exagération de la fiscalité et des règlements empêchaient certainement le progrès de l’industrie et du commerce, mais est-ce une raison pour rayer d’un trait de plume des organismes qui, par ailleurs, rendaient des services appréciables ?
Pourquoi veut-on que nous soyons indignés devant la sévérité de certains statuts, devant la rigueur des conditions requises, des examens à passer ou des chefs-d’œuvre à exécuter ? La rigidité des règlements n’a pas empêché dans le domaine de l’architecture la construction de ces cathédrales admirables dont les clochers traversent les ciels de France comme une invocation ou comme une prière. Quand on nous déclare que les théâtres étaient le « lieu de prédilection du privilège », que les acteurs étaient en butte à des persécutions aussi inutiles qu’intempestives, en reconnaissant le bien-fondé des réclamations, nous ne pouvons nous abstenir de penser que ces petitesses n’ont pas empêché Molière de poursuivre sa carrière, Racine d’écrire ses tragédies et d’une façon générale les écrivains de l’ancien régime d’illustrer la littérature nationale. Oui, les apprentissages étaient un peu longs, et exagérée la servitude des compagnonnages ; oui, les patrons, pour payer les frais de leur maîtrise, se trouvaient souvent dans la nécessité de contracter des dettes onéreuses ; oui, les chicanes soulevées à propos des classifications dans une profession condamnaient quelquefois l’ouvrier à se croiser les bras et à s’astreindre au chômage ; oui, quelquefois des gros marchands bien placés s’arrogeaient le droit de monopoliser un certain nombre de produits tandis que des compagnies, au service de la routine, s’inscrivaient contre toute amélioration et tout changement. Mais ce fut tout de même à cette époque que l’on put contempler au travail des rois qui s’appelaient François Ier, Henri IV, Louis XIV, des ministres comme Sully et Colbert, des temples de la pensée comme La Sorbonne et le Collège de France.
Qu’on se rappelle le jugement de Michelet : « L’état florissant où les Anglais trouvèrent le pays doit nous faire rabattre beaucoup de tout ce que les historiens ont dit de l’administration au quatorzième siècle. »
Le peuple demandait des réformes ; il était loin d’exiger une révolution. Chacun était d’accord pour solliciter une plus juste répartition des impôts, une meilleure distribution des dépenses, un partage plus équitable des fortunes et des terres. Mais la Monarchie restait une institution tellement intangible que personne ne pouvait avoir l’idée de la renverser. La Révolution française, loin d’être à l’origine un mouvement populaire, a surtout été une opération de police bien conduite par une minorité d’intellectuels énergiques, soutenue d’ailleurs par les agents et l’or de l’Angleterre. Richelieu au pouvoir l’aurait transformée en une émeute localisée et aurait tout de suite compris et la portée des évènements et la justesse des réformes à apporter. Mais au lieu du Cardinal, la France avait Necker.
Le 15 février 1791, l’Assemblée Nationale, sur le rapport de Le Chapelier, vota la loi contre les Corporations, dont voici les dispositions essentielles :
« Art. 1 : L’anéantissement de toute espèce de corporations de citoyens de même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait sous quelque prétexte que ce soit.
« Art. 2 : Les citoyens de même état ou profession, entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer président ni secrétaire ou syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. »
Tel est l’acte de naissance du libéralisme économique et de l’émancipation du travail. Par ce décret, la liberté était donnée à chacun de s’adonner à l’occupation qui lui plairait, sans tutelle inutile, sans autre guide que l’intérêt ou le plaisir personnel. En acquérant les droits de citoyens, l’ouvrier devenait l’égal de ses compagnons et, parce qu’il avait brisé des entraves, il s’imaginait à bon droit que sa dignité allait en être augmentée. Avoir été asservi pendant des siècles à des règles minutieuses et se rendre compte du jour au lendemain que les obstacles avaient été détruits, qu’il n’existait plus aucune « exception au droit commun de tous les Français », il y avait là matière à griserie. C’est pourquoi, loin d’apporter la richesse et la prospérité, le nouvel état de choses sous le coup de la guerre extérieure, des luttes civiles et des idées fausses colportées, organisait peu à peu la banqueroute et la ruine. Sur les décombres fumants des corporations, le capital avec son cortège de ploutocratie allait effectuer son apparition.
D’un côté le capitaliste, de l’autre le prolétaire, et le prolétaire seul. Loin donc de devenir une force comme ils l’espéraient, une pareille solitude désarmait totalement les petits artisans, qui n’avaient plus d’autre alternative que celle de recourir à la grève pour se défendre contre l’arbitraire du patronat. Une lutte d’un genre inédit commençait : on ne fut pas long à se rendre compte que l’isolement de l’ouvrier ne menait à rien et qu’en conséquence, il était nécessaire de lui accorder le droit de s’associer. Les restrictions législatives avaient été remplacées par des considérations financières devant lesquelles la liberté devenait surtout, quand on refusait un salaire insuffisant, « celle de mourir de faim ». La loi du 25 mai 1864, en reconnaissant le droit de coalition, comblait une lacune, certes, mais ouvrait l’époque des violences ouvrières contre les propriétaires. Ce décret constitue en quelque sorte le certificat de baptême du socialisme moderne.
Avant la Révolution française, il existait des associations d’artisans qui, s’occupant du même métier, s’étaient réunis en commun pour défendre leurs intérêts. On ne pouvait pas exercer une profession sans remplir certaines conditions comme l’apprentissage, le compagnonnage, la confection d’un chef-d’œuvre. Ces communautés avaient pour but la protection des personnes, des familles, des propriétés ; elles possédaient leur police spéciale, qui exerçait une surveillance morale sur les membres et qui veillait à la satisfaction des besoins sociaux et matériels. Les fils et les filles pouvaient succéder à leurs parents et les conditions pour admettre les étrangers étaient précises et rigoureuses.
Une pareille manière d’agir donnait aux ouvriers le goût de leur travail et développait un esprit d’émulation qui avait d’ailleurs une excellente influence sur la situation du commerce et de l’industrie. Les treizième, quatorzième et quinzième siècles connurent une prospérité incontestable et si les deux époques suivantes donnèrent des résultats médiocres, la faute doit être rapportée aux guerres et aux luttes intestines qui détruisirent les capitaux plutôt qu’à un ensemble d’institutions qui exigeaient des changements et des réformes mais non une destruction complète.
L’Assemblée Nationale de 1791, en « permettant à quiconque le voudrait d’exercer la profession de son choix à la seule condition de se pourvoir d’une patente », décréta la liberté du travail. Désormais l’ouvrier, sans aucune aide effective, allait se trouver aux prises avec les difficultés de la concurrence, avec les obstacles causés par le libre échange, avec les forces déchaînées d’un capitalisme sans frein, qui devait l’asservir, le domestiquer et le pousser à la révolte. La liberté tout court imposée à l’agriculture, au commerce et à l’industrie devait amener l’éclosion du syndicalisme, du socialisme et du communisme. La démocratie était logique avec elle-même en faisant sortir de son sein, pour les mettre en circulation, les conséquences de l’empoisonnement de quatre-vingt-neuf.
Longtemps on a substitué la formule syndicaliste à la formule corporative : à une organisation méthodique, clarifiée, on a préféré des fauteurs de grève, des prêcheurs de haine, des apôtres de la violence, dont le résultat indéniable était de creuser un fossé de plus en plus large entre le capital et le travail.
« La formation de syndicats encadrant tous les individus de toutes les classes sociales constituera une garantie puissante, la seule efficace contre l’omnipotence des gouvernements. La forte et résistante structure de l’organisation syndicale opposera une barrière à l’application de toute mesure oppressive. La forme organique de cette force de résistance, ce sera une représentation professionnelle largement et fortement organisée. »
La théorie est aussi séduisante que contredite par les faits, car que ce soit en France, en Italie, en Allemagne, on a constaté à des intervalles différents que ces prétendues associations professionnelles étaient des machines de guerre dans lesquelles se dissimulaient les appétits des marxistes et des staliniens. Ces réunions d’ouvriers se partageaient la besogne, les uns pour prendre d’assaut le pouvoir politique, les autres pour soutenir des revendications par les méthodes les plus subversives. Ce qu’on n’a jamais vu, c’est un syndicat prenant la défense de l’intérêt général contre l’intérêt particulier, simplement parce « qu’à la direction étrangère venue d’en haut tend à se substituer progressivement une administration autonome venue d’en bas ». À la concentration des capitaux a répondu la concentration ouvrière ; les deux forces se trouvent alors en présence, dédiées à se combattre, prêtes à se heurter si l’on ne trouve pas le moyen de réunir dans un même intérêt patrons et salariés, si l’on ne met pas de côté aussi bien l’étatisme anarchique que l’individualisme démagogique contraire à la nature des choses. Dans le siècle où nous vivons, il n’est pas possible de fédérer certaines aspirations et certains besoins pour en laisser d’autres à l’abandon et c’est pourquoi l’ordre dans l’État exige la composition de sociétés assez puissantes pour pouvoir rendre service à ses membres mais dont l’activité serait limitée par des lois spéciales, pour ne pas compromettre l’autorité gouvernementale.
Le monde a besoin aujourd’hui d’un syndicalisme non politique, à structure corporative ; il a besoin de mettre de côté la notion funeste tendant à faire croire que l’individu nanti du bulletin de vote est assez fort pour se défendre tout seul ; il a besoin d’une société professionnelle où le principe des droits de l’Homme serait mis de côté pour faire place à une solidarité effective. Alors se réaliserait la véritable union de toutes les classes, ainsi serait réparée l’erreur qui a consisté à supprimer les corporations au lieu de corriger quelques-uns de leurs défauts.
Voilà les ouvriers en face de leurs responsabilités, désormais affranchis des tutelles gênantes et ayant trouvé dans l’école de Manchester les maximes nécessaires qui leur permettaient d’aller de l’avant. « Laisser faire, laisser passer » devenait le mot d’ordre à suivre quand il s’agissait de la répartition des marchandises et de la défense des intérêts matériels. On avait enfin trouvé le stimulant qui devait permettre à chacun de gagner sa vie dans la bonne volonté générale, dans une sorte de liberté complète, sans que l’État ait le droit d’intervenir, sans règlements désastreux qui gêneraient le libre essor des énergies. Le jeu naturel des forces en présence procurerait automatiquement l’équilibre désiré, la production et la consommation se rendant compte par l’expérience qu’elles étaient obligées de signer des accords, de conclure une entente, de créer une harmonie économique. On se reposait sur les lois éternelles de la vie que l’on pensait avoir trouvées pour établir la paix sociale.
Nous assistions aussi par ailleurs à la restauration du travail manuel, à l’édification d’un monopole à son profit, à une espèce de déification « de la faucille et du marteau » et cette religion nouvelle trouvait d’autant plus facilement des adeptes qu’elle s’adressait à la classe la plus nombreuse. Se donner de la peine, c’était employer des outils pour une besogne déterminée, c’était devenir menuisier, cordonnier, mécanicien, c’était manier la pioche comme la charrue, et transformer la planète en un immense atelier où ne pèseraient plus dans la balance que les fatigues physiques des travailleurs. Pour conduire une usine, des ingénieurs n’étaient plus nécessaires ; pour bâtir une maison, un architecte ne se révélait plus indispensable ; pour conduire un vaisseau, on n’avait plus besoin d’un capitaine sur la passerelle de commandement. Les foules exorcisées se penchaient sur la terre nourricière pour la pétrir, la transformer, lui tirer le maximum de rendement ; l’homme, unité économique, ayant mis de côté les tendances spirituelles de son être, ne croyant plus aux bienfaits de l’intelligence, après avoir canonisé ses mains et ses bras, se transformait en troupeau mécanisé, en bête de somme « consciente et organisée » ; devenus vagabonds de la faim, les anciens compagnons déambulaient à travers les villes et les campagnes comme une suite d’atomes sans âmes, de fantômes vivants et de corps automates.
Ce spectacle lugubre n’était-il pas tout à fait en conformité avec les prévisions des manchestériens ; ces derniers n’avaient-ils pas prévu qu’une « loi inéluctable voulait que tout le capital s’accumulât entre les mains des riches ; la même loi condamnait les ouvriers à traîner la plus précaire des existences dans un perpétuel dénuement ». Tel fut le magnifique résultat auquel on était parvenu, la solution équitable que l’on avait trouvée pour remplacer le solide édifice de l’ancien régime ; on avait volontairement creusé un fossé infranchissable entre ceux qui, possédant tout, ne désiraient rien donner, et les autres, qui, exaspérés par leur mauvaise situation, songeaient à s’attribuer même par la violence des prérogatives indispensables à leur subsistance. Le libéralisme aboutissait à la banqueroute puisqu’il n’avait pas résolu le problème pénible de la juste répartition des richesses, puisqu’il existait toujours l’abondance d’un côté et le paupérisme de l’autre, puisque la machine et l’industrie avaient augmenté sans les satisfaire le nombre des multitudes plongées dans la gêne et la misère, puisque les paysans étaient privés de « toute perspective d’une participation à la propriété du sol », puisque le salariat, au lieu de constituer une amélioration, avait forgé lui-même les anneaux d’une chaîne d’esclaves aussi haineux que jaloux, puisque l’indigence enfin est encore de ce monde.
Constater cette carence, en remontant des faits aux principes, c’est faire l’examen de conscience de l’individualisme du dix-huitième siècle, c’est se rendre compte que la libre concurrence ne peut pas être érigée en axiome parfait d’un régime économique bien organisé, c’est admettre que la liberté du marché est insuffisante pour compenser l’absence d’une réglementation précise.
Produire au plus bas prix et le plus possible a été pendant très longtemps la gageure tenue par les entrepreneurs ; comme ces derniers étaient les maîtres incontestables de leur usine, comme ils avaient le droit d’encaisser tous les bénéfices sans en rendre compte à personne, il s’ensuivait pour le travailleur à salaire fixe une stabilité intéressante mais qui ne suffisait point à constituer un appât suffisant. Une question morale venait entrer en ligne de compte et compliquer singulièrement la situation. Les intéressés n’avaient pas attendu bien longtemps pour constater que leurs soi-disant libertés ne reposaient sur aucune base réelle et qu’ils avaient changé de maîtres en devenant les véritables sujets et les vassaux obéissants de ceux qui les employaient. Leur dignité en souffrait et leur conseillait de se donner le moins de peine pour la plus forte rémunération tandis que de son côté le patronat réagissait en diminuant ses frais ; de là des conceptions divergentes, des oppositions de base et des conflits inévitables.
À la funeste idée de classe le corporatisme oppose l’activité des professions et il refuse de voir des oppositions de castes entre le patronat, les techniciens et les salariés, à la condition que chacun, pour sauvegarder les intérêts supérieurs du métier, accepte l’établissement d’une hiérarchie juste et équitable. Nous n’admettons pas davantage que sous prétexte de libération il soit permis aux puissants d’écraser les moins favorisés et que les cartels dominent les marchés au détriment des petits fabricants. Pour que les fournisseurs de capitaux ne tiennent plus les leviers de commande, la corporation doit posséder un patrimoine constitué par « des cotisations perçues sur les patrons des différentes entreprises ». Une entraide serait inaugurée, une mutualité organisée, permettant aux pauvres d’accéder aux fonctions supérieures tandis que l’autorité et la gérance iraient aux plus capables et non à des administrateurs inconnus et irresponsables. Les chômeurs répartis sur l’ensemble du territoire seraient employés comme main-d’œuvre supplémentaire et rétribués « par l’accroissement de la production là où ce sera utile, par la diminution du temps de travail là où ce sera nécessaire ». L’épargne de même sera protégée et ceux qui possèdent des économies pourront les placer dans la caisse corporative, qui rémunérera les fonds ainsi reçus. De cette manière et avec l’aide du temps, le capitalisme anonyme aurait fait place à un capitalisme professionnel, les profits seraient gradués d’après les besoins généraux et chacun conscient de ses droits comme de ses devoirs, satisfait d’une rémunération équitable, pourra regarder l’avenir avec une confiance accrue, grâce à la venue si désirée d’une collaboration fraternelle. « Une sainte prospérité », disait Pie XI dans sa lettre encyclique « Divini redemptoris » du 17 mars 1937, « doit se baser sur les vrais principes d’un corporatisme sain, qui respecte la hiérarchie sociale nécessaire ; les corporations doivent s’organiser dans une harmonieuse unité, en s’inspirant du bien commun de la société. »
L’histoire du syndicalisme au dix-neuvième siècle n’est qu’une suite de tentatives individuelles ou collectives pour rétablir la faculté de se grouper en vue d’une fin commune, et l’on peut considérer les évènements qui ont surgi ces dernières années comme des essais pour parvenir à organiser la chose sociale, car la prétendue égalité qui nous avait été généreusement octroyée aboutissait en fin de compte à la tyrannie des banques et des sociétés anonymes, à des bouleversements sociologiques que chacun contemplait sans en comprendre les causes essentielles. Aujourd’hui les esprits sérieux savent que le travail ne peut plus être réglé par la simple loi de l’offre et de la demande et depuis longtemps un besoin de réforme se fait sentir.
En 1883, Albert de Mun, Édouard Lockroy, Waldeck Rousseau et Georges Clemenceau ouvraient devant la Chambre des Députés un débat qui montre qu’à cette époque déjà la question de rétablir les corporations préoccupait maints esprits cultivés.
« Je vois bien, disait M. de Mun, que l’établissement légal des syndicats professionnels pourra, en quelque manière, être un remède contre l’isolement, mais je ne vois pas comment il sera un remède contre la division des patrons et des ouvriers, et c’est là pourtant qu’est le mal. Je vois, au contraire, qu’il sera l’organisation définitive de la guerre des uns contre les autres. Ce qui manque aux syndicats, syndicats de patrons ou syndicats d’ouvriers, mais isolés, séparés les uns des autres, c’est précisément ce qui est le grand besoin, la grande nécessité sociale de notre temps, et ce qu’il y avait au fond des vieilles institutions corporatives : le rapprochement des personnes, la conciliation des intérêts, l’apaisement qui ne peut se rencontrer que dans la reconstitution de la famille professionnelle. Ce qu’il y a dans les syndicats actuels, c’est surtout une pensée de lutte, un moyen de résistance contre le capital ; ils donneront aux ouvriers une arme pour faire hausser les salaires ou diminuer les heures de travail, mais ils ne leur donneront pas ce qui leur manque par-dessus tout, la sécurité dans l’avenir, la stabilité de la condition et l’élévation progressive dans la progression ; et ainsi ils n’apporteront aucun remède à la grande plaie de ce temps, à la plaie du prolétariat, c’est-à-dire à la situation de cette masse immense des travailleurs qui vit au jour le jour, sans foyer, sans lendemain, sans moyen certain d’existence...
« En face des ouvriers, les patrons s’organiseront aussi ; ils fortifieront leurs moyens d’action ; dans cette bataille d’intérêts, ils oublieront de plus en plus leur devoir social et il n’y aura plus jamais en présence que des ennemis. Alors, dans cette guerre impie, tout le monde souffrira : les ouvriers, d’abord, qui sont les plus faibles ; les maîtres, qui peu à peu seront ruinés, et finalement la patrie française, qui s’épuisera dans des luttes sans fin, au grand préjudice de son repos sans cesse menacé, de sa dignité compromise par le spectacle de ses divisions, de sa prospérité, enfin, atteinte à sa source par la décadence progressive de son industrie... »
À ce discours logique Georges Clemenceau répondait par ces formules vagues : « La monarchie nous a légué un ordre économique et social que la République ne peut pas maintenir. Nous nous réclamons de la liberté ! Nous prétendons que la société a par-dessus tout le devoir de soutenir le faible, de le débarrasser de toutes les entraves des régimes passés, de le délivrer de toutes les oppressions, de le favoriser même, de développer tous ses moyens d’action pour le rendre capable de cette noble lutte qui fait sa dignité et qui est la condition de sa vie dans la société... »
« Nous cherchons dans la justice l’égalité des droits. Nous remplaçons la hiérarchie par l’égalité, par la solidarité. Nous essayons de continuer l’œuvre de la Révolution française ! »
De son côté la papauté ne pouvait rester indifférente devant la désorganisation créée par de pareils antagonismes et c’est ainsi que le Cardinal Gaspari réclamait publiquement la fondation simultanée et distincte d’unions patronales et d’unions ouvrières, en créant comme point de contact entre elles des commissions mixtes ; l’association libre dans la profession organisée avait fini par rallier tous ceux qui désiraient avec le respect des droits individuels le salut de tous. « Jusqu’ici l’organisation politique ne tient compte que d’où sont les gens, l’organisation économique que de ce qu’ils ont ; le temps doit venir où celle-ci aura pour base et celle-là pour ressort important ce qu’ils font. » Grâce à cette régularisation, on peut espérer que les patrons, les directeurs, les ingénieurs, les contremaîtres, les employés et les ouvriers, qui sont tous solidaires dans l’accomplissement des mêmes fonctions, sauront s’unir en une fédération nationale partagée en corporations régionales.
Dans la mesure du possible, les moyens seront prévus afin de maintenir l’équilibre entre la production et la consommation, tandis que l’apprentissage, la main-d’œuvre, les contrats de travail, les salaires, les allocations familiales et les assurances sociales feront l’objet d’une législation très précise mais sans rigidité. « La possession d’une carrière, d’un métier », écrit La Tour du Pin, « peut revêtir le caractère d’une propriété lorsqu’elle est garantie par la loi, c’est-à-dire quand elle constitue un droit propre à qui l’a acquise, qu’elle lui ouvre un privilège et qu’elle ne peut lui être enlevée que par jugement. »
Ces différentes thèses ont tellement attiré l’attention publique qu’on ne diffère plus que sur leur application.
C’est M. Paul Reynaud qui, dénonçant « ce grand incapable procréateur d’innombrables fonctionnaires qu’est l’État », préconise la renaissance des Corporations capables d’organiser la production nationale ; c’est M. Marcel Déat, demandant un régime de syndicalisation générale des entreprises, où la production sera considérée comme une fonction sociale et comme telle contrôlée par les pouvoirs publics ; c’est M. Léon Jouhaux, reconnaissant qu’il faut accepter les disciplines collectives, « sortir de l’individualisme féroce dans lequel jusqu’ici nous nous sommes complus ». C’est M. Paul Boncour, exigeant une corporation souple, plastique, où l’action syndicale gardera sa vigueur, continuera de mener son combat pour la défense et l’amélioration des conditions du travail liées à celles de la production et des échanges.
Aux États-Unis, c’est le président Roosevelt, qui après avoir modifié la constitution de 1787, brisé la résistance de la Cour Suprême, transforme le laisser-faire en une réglementation stricte et rigoureuse. En Italie, c’est M. Mussolini promulguant la charte du travail et une organisation professionnelle à notre sens beaucoup trop centralisatrice. Au Portugal, c’est M. Salazar, catholique social, considérant comme une grande erreur le fait de légiférer seulement pour le citoyen et définissant « la liberté comme une figure de rhétorique, une simple image littéraire ». Enfin, quelle que soit l’opinion que l’on peut soutenir sur le régime hitlérien et sur son caractère autoritaire, il est évident que « le front du travail » a répondu aux besoins et à l’esprit de discipline du peuple germanique.
Nous avons dit les témoignages concordants, qui prouvent un changement de mentalité causé par les répercussions de la guerre sur la vie journalière. Quand on a été aux prises pendant de longues années avec la misère et l’insécurité, quand on s’est rendu compte que les efforts personnels se révélaient négatifs, il n’est pas surprenant que des populations aient cru devoir faire appel à des législations exceptionnelles pour les sauver du désarroi. Ainsi s’élabore un ordre inattendu ; ainsi débute une collaboration entre différents éléments qui auparavant se combattaient inutilement.
Nous avons connu le héros cartésien, l’encyclopédiste du dix-huitième siècle, le patriote jacobin, le scientiste du temps des lumières, l’anticlérical du Café du Commerce et le comitard judéo-socialiste. Voici qu’à l’horizon, derrière les vapeurs du pétrole, les hauts fourneaux et les foules rassemblées, s’avance un homme nouveau, ignorant les promesses d’antan et s’appuyant pour vivre sur la nation, l’expérience et la justice. Il organise, il travaille et il lutte ; il incarne les tendances d’une époque troublée, et il nous convient d’admirer, avec la fraîcheur de son âme et son amour de la cité, la violence de ses joies et la profondeur de ses amertumes.
Dans ce domaine comme dans les autres, M. Charles Maurras a mis en valeur l’excellence de sa méthode, en nous montrant que sur le navire de la contre-révolution il existe tous les éléments d’une restauration souhaitable avec les lois de la sagesse et les attributs de la grandeur. Heureux les devins dont les paroles finissent par être entendues et qui ne dédaignent pas, le cas échéant, d’assumer le rôle ingrat de Cassandre généreux.
Et maintenant...
Ce que certains ne croyaient pas possible est devenu une réalité et le régime qui était né au lendemain de Sedan et de la Commune n’a pas survécu à une nouvelle guerre mondiale. Mais si aujourd’hui chacun espère un avenir meilleur, c’est surtout parce que depuis des années des esprits d’élite se sont efforcés de définir avec des faits des valeurs authentiquement françaises. Quel que soit l’homme qui possède le pouvoir dans le pays de Maurras, il ne peut s’agir, pour remplacer une ère de facilité, de faiblesse et d’opportunisme, de revêtir une chemise noire ou un uniforme brun ; il lui suffira de puiser dans les ressources nationales pour montrer au monde le vrai visage de la France. Encore une fois, nous ne voyons pas pourquoi on donnerait au totalitarisme l’exclusivité des mesures de sauvegarde pour la suprématie du bien commun ; bien avant M. Hitler et M. Mussolini, des hommes qui s’appelaient Bonald, Joseph de Maistre, Le Play, la Tour du Pin, pour ne parler que des morts, avaient indiqué la voie à suivre et il peut sembler paradoxal que, devant de telles évidences, il ait fallu un effondrement militaire pour ouvrir les yeux des plus aveugles.
Que ce soit contre les dreyfusards, pour imposer le culte public de Jeanne d’Arc, pour attirer l’attention gouvernementale sur la nécessité du service de trois ans, « l’Action Française » a toujours fait de son mieux pour jeter le cri d’alarme, pour lutter contre la trahison, pour entreprendre les campagnes de presse utiles. Les interventions retentissantes de Léon Daudet à la Chambre, l’incident de la lettre à Schrameck, l’affaire Scelle, l’assassinat de Philippe Daudet, le scandale Stavisky, l’émeute du 6 février 1934, l’emprisonnement de Maurras qui déplorait à juste titre les sanctions contre l’Italie, l’aide à l’Espagne nationaliste, autant de jalons posés sur la route de la monarchie, autant de signes précurseurs qui annonçaient que les Français étaient au bord de l’abîme.
Mais en attendant le Roi, dont il prépare la venue, comme le disait un jour François Duhouceau, le premier souverain de Maurras, c’est « Sa Majesté le Réel » et son premier ministre « le Concret ». Quelle que soit donc la terre où nous vivons, il est certain que les conditions exigeant une France royale ne se renouvellent pas ailleurs et qu’il ne s’agit nullement de préconiser pour toutes les nations une théorie universelle de la monarchie, qui n’aurait pas sa raison d’être. Mais parce que M. Charles Maurras reste le grand prêtre de la contre-Encyclopédie, parce que sa soumission à l’objet peut servir d’exemple pour améliorer l’art de gouverner, malgré nos origines diverses nous avons le plus extrême besoin d’adopter ses préceptes pour préconiser le fondamental et maintenir l’essentiel. Deux vers sonnent à notre mémoire ; ils s’adressent à Charlotte Corday et sont signés André Chénier :
La vérité seule est libre. Honneur de notre histoire...
Toi seul, tu fus un homme et sauvas les humains.
Ainsi se rejoignent les poètes sous le signe de Minerve, dans un mouvement de l’esprit au travail, pour la victoire de la vie et du vrai.
Gérard de CATALOGNE,
Notre révolution, t. I : « Tragédie dans le monde », 1941.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉLUDE
Aux Jeunes Hommes de tous les pays.
PREMIÈRE PARTIE
TRAGÉDIE DANS LE MONDE
Les Fils de la guerre
Le temps des confusions
Le crépuscule des Mythes
Grandeur et Misère du capitalisme
La Rançon des erreurs
DEUXIÈME PARTIE
CHARLES MAURRAS ET LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
Charles Maurras et la troisième république
Un Grec de Provence
La politique expérimentale
Ulysse et les Germains
Le conseil de Cassandre
Et maintenant...