Serge Barrault

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis CHAIGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce poète chrétien nous vient de l’Université de France, comme les romanciers Louis Bertrand et Émile Baumann, comme le compagnon de Péguy Joseph Lotte. Il enseigne à Fribourg, en Suisse, l’histoire du Moyen Âge, et l’Académie, en reconnaissance d’un long dévouement dans sa chaire et par tous ses écrits à ce qu’elle a pour mission de défendre et de sauver, lui a attribué, en 1945, son Grand Prix de langue française. Un de ses livres a été l’objet, aux États-Unis, d’une thèse de doctorat. Ces attentions polluaient le flatter. Mais son œuvre lui a valu des témoignages plus importants encore : elle a suscité des vocations et opéré des conversions. « J’écris mes œuvres pour le Roi », chante le Psaume 44 : Serge Barrault a voué sa vie et sa carrière à cela seul qui est impérissable.

Les circonstances de la vie lui ont été parfois cruelles : au service de son pays à l’étranger, il a dû, en effet, laisser ses enfants avec leur mère à Paris, pour leur assurer une éducation pleinement française. Elles ont cependant servi son art d’une manière inespérée. Des vacances berrichonnes satisfirent, lorsqu’il était très jeune encore, son amour des grands horizons. Ce même amour le prédisposait à l’amour de la plaine liquide, la mer. Après l’avoir découverte à l’âge de sept ans, il la revit dix-sept années plus tard sur les côtes de la Manche, et dans la suite sur des plages normandes, son professorat l’ayant mené de Saint-Omer à Cherbourg et à Caen. Depuis l’année 1921, Fribourg ajoute à sa connaissance de la plaine et de la mer celle de la montagne : il y jouit de la vue constante de la chaîne des Alpes et des monts du Jura, et ses promenades le conduisent tantôt sur les routes qui mènent aux cimes neigeuses, tantôt au bord des lacs aux transparentes profondeurs.

La poésie de Serge Barrault est née ainsi d’une longue contemplation de cette poésie de Dieu qu’est la nature visible. Ce titre Le désir des collines éternelles, donné génériquement à sa divine comédie de l’âme humaine, en résume d’une façon saisissante les thèmes et la portée. Le regard jeté sur les collines à l’horizon donne l’illusion que le bonheur se situe derrière elles. Ce même bonheur nous paraît encore inscrit dans l’architecture des villes, paradis artificiels et refuge de l’homme depuis la révolte de la nature contre l’Adam coupable. Par l’art, nous nous efforçons de reconstituer la beauté originelle perdue, et dans le miroir du souvenir nous découvrons les fragments de bonheur que nous avons méconnus. L’Amour enfin nous propose la meilleure image du pays du bonheur. Mais l’homme est obligé de reconnaître, avec le poète, que le bonheur réside au-delà de la vie. Le grand portail des morts nous rappelle la nécessité de mourir pour parvenir à notre accomplissement parfait et perpétuel. Le petit portail des morts nous fait penser à l’obligation de subir le jugement de Dieu. La voie royale nous enseigne que le chemin de la croix est le chemin même des collines éternelles. L’enfer, c’est la porte des collines, cherchées dans les délices interdites ; Le purgatoire, le dépouillement, la purification avant la contemplation des collines ; Le paradis, la contemplation même et la possession des collines, Dieu. Tel est le vaste dessein de cette œuvre presque entièrement achevée mais dont nous ne connaissons encore que deux volumes, et l’éditeur s’honorerait qui permettrait à l’auteur de ne plus attendre l’audience d’un public déjà tout acquis à sa pensée, à son lyrisme, à sa manière de proclamer sa foi et de prier.

Dans l’œuvre en prose de Serge Barrault, la Vierge occupe déjà une place de choix : La sainte France contemporaine (commencement d’une fresque qui doit comprendre plusieurs volumes) nous la montre comme l’idéal de perfection d’âmes privilégiées ; Sainte Thérèse de l’Enfant-Jesus et de la Sainte-Face souligne avec grâce et force les liens très tendres qui unirent la jeune Carmélite de Lisieux à Celle qui la libéra des assauts du Malin ; Le règne de Louis XIV est peut-être l’un des premiers livres d’histoire d’aujourd’hui qui tiennent largement compte du mouvement marial au XVIIe siècle. On pourrait, de toute la production poétique de notre compatriote, tirer la matière d’une harmonieuse Anthologie à la gloire de Notre Dame.

Lorsqu’il célèbre l’amour qu’il porte à sa mère, une femme admirable qui contait avec goût, écrivait des lettres joliment tournées, affirmait des dispositions littéraires naturelles, Serge Barrault ne manque pas de l’élever jusqu’à la Femme bénie entre les femmes. Ailleurs il dédie un sonnet à la Mère de la Grâce : « Si ma mère est ma mère en l’ordre naturel (dit-il), –vous ne l’êtes pas moins dans le surnaturel. » Le jour des Cendres lui inspire un poème où il interprète les sentiments de l’homme pécheur :

 

            Ô blanche cime, oui vraiment

            Nous sommes des puits de vices

            D’où sort l’empoisonnement.

            

            Apprenez-nous les délices

            D’un corps, de jeûne affaibli,

            Allégé de ses malices ;

            

            D’une âme où l’orgueil pâli

            À l’humble vérité cède

            Jusqu’à l’ultime repli.

 

Le mystère de Noël intervient, dans la création du poète, sous la forme d’une page empreinte d’un pur réalisme chrétien, ainsi qu’en atteste ce fragment :

 

      La Femme, cependant, l’Impératrice du monde

      Qui vit l’Océan naître, ayant déposé sa lanterne,

      En se dressant toucha cet oblique plafond de la caverne,

      Tel, sous le sol pierreux, lève le blé secret.

      

      Elle reconnut bien ce rocher, où notre mère Ève

      Avait, sur la paille, enfanté son Abel, et plus tard, sombre, mourut.

      Une vache immense soufflait, couchée. Un agneau vif courut,

      Au fond, vers les brebis aux yeux luisants de rêve.

      

      Et la terre battue et la rude paroi,

      L’odeur âcre d’étable et le goût de la pierre,

      La tiédeur bestiale, et l’ombre, et par les fentes l’air froid,

      Et tout le silence, attendaient – et Marie, ô mystère,

      

      Elle s’étendit, calme, ainsi que pour la mort,

      Pria comme en sommeil, longtemps. Elle savait qu’il allait naître,

      L’Abel, l’Agneau, le Fruit que Dieu daigna permettre.

      Puis grave, elle s’assit, ramassa, sur le foin, le petit corps,

      

      Ce ver de chair, ce fils né comme le petit des bêtes.

      Sur ce frisson nu la lanterne, en flaque rouge, a lui.

      Le patriarche entra. La Vierge et l’Homme, inclinant leurs deux têtes

      Vers l’Enfant, dans l’obscurité, crurent que c’était Lui.

 

C’est principalement la Mère de Douleurs que Serge Barrault a magnifiée tout au long de sa somme poétique. Dans un Portement de croix, nous voyons Marie conduisant son Fils au Calvaire. De la Vierge-prêtre il exalte le cœur viril qui la rend « digne d’être romaine ». Le Crucifié crie sa détresse devant le spectacle de cette Mère au pied de la Croix. Un Premier Stabat fait ainsi parler Celle qui associa sa passion à la passion du Juste :

 

            Je suis la douloureuse Mère,

            Fontaine droite, source amère

                    À l’intarissable pleur,

            

            La victime sacrifiée,

            Car c’est ma chair crucifiée

                    Qui saigne sur cette croix.

            

            Avec le Fils, vois ta servante,

            Père, s’offrir toute vivante

                    Pour qu’Adam rentre en ses droits.

            

            Il faut que l’Ève immaculée

            Immole à Dieu, Femme immolée,

                    Le pur Abel qu’elle fit ;

            

            Mystère dur, sagesse amère

            De l’Éternel nommant la Mère

                    Sacrificateur du Fils.

 

Dans un Deuxième Stabat, nous surprenons le dialogue, aussi pathétique que celui de Gréban, aussi dépouillé, aussi intense, entre le Rédempteur et notre Médiatrice : on ne s’étonnera pas que je le veuille entièrement citer :

 

      – Je suis un Dieu percé comme un oiseau de nuit.

      – Mais vous serez assis à la droite du Père.

      – Je suis abandonné. – Non pas par votre Mère.

      – Je suis un Dieu hideux. – Votre visage luit.

      

      – Pierre m’a renié ; les autres avaient fui.

      – Jean nous est revenu ; vous vîtes pleurer Pierre.

      – Ô ma croix, arbre dur ! – Mais vous êtes le Fruit.

      – Mes bras sont tout roidis. – Ils mesurent la Terre.

      

      – Je sens mes mains, mes pieds forés comme des puits.

      – Mais vous êtes d’Adam la source salutaire.

      – Au bois je suis rivé. – Pour le retardataire

      Venant, quand notre cœur ne comptait plus sur lui.

      

      – Mon cœur bat au désert. – Mais j’écoute son bruit.

      – Je vois dessous la nuit la moitié de la Terre.

      – Voyez au fond des temps tout continent qui luit.

      – Je suis d’épine ceint. – Mais aussi de mystère.

      

      – Je veux violemment sauver la Race entière.

      – Vos Élus sont un sable innombrable. – Ah ! je suis

      Le Condamné malade et dormir je ne puis.

      – Ne désespérez pas le cœur de votre Mère !

      

      – Célébrez avec moi. Je dois, tant que je puis,

      Souffrir. Je suis aveugle, ayant sur les paupières

      Des crachats desséchés, durcis comme des pierres.

      – Votre bouche est, ô Fils, triste comme la nuit.

      

      – Je suis l’Agneau cloué dont le sang coule et fuit.

 

Dans Le grand portail des morts, tandis que nous sommes les témoins de l’agonie d’un homme, à chaque instant nous entendons le Poète recourir à l’intervention de Celle qui, à chaque minute, prie pour nos destins. Il m’est impossible d’indiquer tous les passages où ce recours s’exprime. Qu’il suffise de renvoyer à la fort belle paraphrase de l’Ave maria, que Serge Barrault met sur les lèvres du prêtre qui assiste le moribond, et de reproduire le court fragment où le même prêtre exhorte ce dernier à s’armer contre le Tentateur :

 

      Prends en tes doigts le chapelet, chaîne qui lie

      La planète de Terre à l’étoile MARIE,

      La plus haute au-dessus des feux du ciel ardent, La plus proche du TRIPLE SOLEIL que rien n’éclipse.

      Et pareil à Dieu, tel que Jean dans l’Apocalypse

      L’a vu, portant l’épée horrible entre ses dents,

      Arme ta lèvre aussi du saint Nom de la Vierge,

      Conserve auprès du lit la lance de ton cierge.

      Et s’il apparaissait, tel le lion, le soir, au flanc du mont,

      Tu n’aurais rien à craindre, ô mon fils, du démon.

 

L’œuvre poétique de Serge Barrault est une de celles d’aujourd’hui qui méritent le mieux d’être lues, méditées, étudiées. Sa grande force tient à la maîtrise et à la concentration qu’elle révèle, mais aussi à son contenu mystique et théologique. On y trouve des audaces de forme, mais on y chercherait en vain des extravagances de pensée, des incertitudes dans l’utilisation de la doctrine, des complaisances envers l’erreur. Chaque strophe suppose de longues années de familiarité avec les maîtres du dogme, les génies de l’art, les hauts spectacles de la terre, et, jour après jour, la pratique d’une vie intérieure disciplinée. Si Serge Barrault tourne le dos au romantisme, il n’ignore rien de ses attraits. Il aime trop la nature pour ne pas connaître ses prestiges. La tentation du panthéisme est souvent traduite en ses vers, mais elle y apparaît brisée et vaincue. Dans ses livres comme en lui-même, il s’applique à l’équilibre et à la mesure. Son écriture, ses attitudes, sa conversation appartiennent à un homme qui s’est vaincu lui-même. Il n’est de plus utile exemple. Il n’en est pas de plus beau.

 

 

 

Louis CHAIGNE.

 

Paru dans la revue Marie

en septembre-octobre 1949.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Fribourg à la fin du XIXe siècle (Fragnières, à Fribourg, 1929). – La Sainte France contemporaine (Mère Placide Viel, Mgr de Ségur, Père J. Tissot, Sœur Marie-Marthe Chambon, Mgr H. Verjus, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Élisabeth de la Trinité, Ernest Psichari, Anne de Guigné) (J. de Gigord, 1929). – Le Grand Portail des Morts (Ed. Spes, 1930). – Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (Publiroc, Marseille, 1941). – Mgr Anastase Hartmann ou l’Agneau gardant la Tunique sans couture (de Gigord, 1933). – Le Règne de Louis XIV (Gautier-Languereau, 1938). – Le Désir des collines éternelles I. – La Terre, la Mer (Éditions Spes, 1947).

 

 

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À CONSULTER

 

J. Calvet (Revue catholique des idées et des faits, juillet 1930). – Edmond Joly (Revue générale, Bruxelles, 15 juin et 15 septembre 1930). – Franc-Nohain (Écho de Paris, 2 octobre 1930). – Eugène Langevin (Revue française, 2 novembre 1930). – Philippe Gariel (Cahiers catholiques, août 1930). – Abel Dechêne (Études, 5 sept. 1930). – Émile Baumann (Pêcheurs d’Hommes, mars 1931). – Louis Chaigne (Serge Barrault, poète des réalités visibles et invisibles, Promesses, 1941).

La Thèse de Sister Mary Consuelo : The liturgy of the Church in Le Grand portail des Morts of Serge Barrault (1937).

Des conférences ont été données sur l’œuvre de Serge Barrault, notamment par Mme Henriette Charasson à Paris et à Fribourg.

 

 

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TÉMOIGNAGES

 

 

L’inspiration (de Serge Barrault) a de la « terribilita » michelangelesque.

PIERRE DE NOLHAC,

de l’Académie française.

 

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Je ne connais pas, depuis Villon, un poète qui a regardé la mort d’un coup d’œil plus positivement catholique... Cette œuvre est grande.

ÉMILE BAUMANN.

 

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J’affirme, sans crainte de me tromper, que Le Grand Portail des Morts est ce qu’on appelle communément un chef d’œuvre.

J. CALVET.

 

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La sublime conception, longuement soutenue (du Grand Portail) est dantesque. Jamais, depuis près de deux mille ans qu’existe le catholicisme, un poète n’avait essayé de nous dire cela en vers, et nous devons être fiers que ce poète soit français... Il y a vraiment une idée de génie.

HENRIETTE CHARASSON.

 

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Il y a là des accents qui nous bouleversent.

FRANC-NOHAIN.

 

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On retrouve dans le Grand Portail des Morts l’ardente foi de nos anciens imagiers, leur mélange précieux de réalisme et de mysticisme.

FRANÇOIS PORCHÉ.

 

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N’hésitons pas à reconnaître dans la tragique magnificence (du Grand Portail) une nouvelle divine Comédie.

EDMOND JOLY.

 

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Par la publication de son Grand Portail des Morts, Serge Barrault s’était classé d’emblée parmi les hauts poètes de nos Lettres... (Ses) qualités maîtresses se retrouvent dans Le Désir des Collines éternelles et particulièrement ce rythme si personnel, savamment cassé, heurté, ces rudes raccourcis, ce sens du tragique quotidien, dans l’homme et le paysage, associé à je ne sais quel humour cruel, et cette force dans l’évocation doublée d’une vision aiguë du détail qui fuse soudainement en une image heureuse.

GAËTAN BERNOVILLE.

 

 

 

 

 

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