Edmond Joly
par
Louis CHAIGNE
JE connais peu d’écrivains français contemporains qui, autant qu’Edmond Joly, laissent l’impression d’avoir servi Notre Dame par leur vie aussi bien que par leur œuvre elle-même. Il faisait figure, parmi les hommes de ce temps, d’envoyé du ciel. Son existence tout entière fut une succession d’évènements surprenants, et s’il eût à souffrir comme nous tous, rien n’en transparut jamais dans les traits de son visage, dans les incidences de sa conversation ni dans les aveux de ses écrits. Il semblait doté, comme les créatures de Fra Angelico, de cet élan naturel vers le surnaturel qui détache des préoccupations ordinaires. Tout son être s’illuminait constamment d’une sorte de ferveur séraphique.
Cet écrivain d’art, qui nous proposa une interprétation nouvelle de Rome, de Venise, des grandes villes d’Espagne, et des Flandres, affirma d’abord le souci de réussir par-dessus tout sa vie. « Le poète est un saint s’il veut l’œuvre en son âme », nous déclarait-il un jour. À son foyer, de tendres affections veillèrent à ce qu’il déployât son allègre activité dans un cadre de beauté et de lumière : il eut une mère incomparable, qui renonça à toutes les joies mondaines pour lui consacrer son temps, une épouse qui l’entoura des plus suaves harmonies et le mena dans les lieux du monde les mieux accordés à ses goûts.
Chaque matin, il récitait, en s’éveillant, un MAGNIFICAT résumant toute sa jubilation intérieure. La messe inaugurait ses journées, préparée dès la veille au soir à l’aide d’un missel d’église que lui avait offert un ancien aumônier du roi Léopold II de Belgique. Cette messe, loin d’être suivie avec la docilité routinière des dévots médiocres, constituait vraiment pour lui l’acte quotidien essentiel. Elle lui apparaissait nouvelle chaque jour et il y apportait des dons nouveaux. Sa pensée s’y élevait selon le déroulement du rite liturgique, vers les stations romaines où il avait laissé son cœur : il parlait de Sainte-Marie Majeure et de Saint-Jean du Latran comme d’antichambres grandioses du Paradis. Il commençait sa correspondance en remerciant les amis qui, la veille, étaient venus lui faire visite. Son labeur était très étendu. Il écrivait, en dehors de ses livres, maints articles pour faire connaître les ouvrages de ses confrères. Les feuillets, un à un, aussitôt remplis, étaient jetés par terre, d’où une main les recueillait pour les dactylographier. Ses poches étaient remplies de reliques. Il vivait dans l’action de grâces. Le soir, il s’endormait, tenant serré dans ses mains un petit crucifix de cuivre. Lorsqu’il mourut, le 19 mai 1932, au mois de sa Dame, une Vierge d’argent, venue de Fatima, reçut son dernier baiser.
Dans les limites restreintes de cet article, je ne puis parler que de son œuvre mariale. Un premier livre, L’œillet de Séville, évoque la cathédrale de Burgos, dominant « la ville héroïque » et Edmond Joly écrit à son sujet : « Elle nous semble la châtelaine, la femme à sa plus haute puissance, à côté du chevalier réalisant l’idéal viril... C’est “la dame”, un des trois termes sacrés enfermés dans la formule de toute chevalerie : “Dieu, ma dame et mon roi”... Mais la dame de chacun n’est qu’une ombre de “Notre Dame”, la Reine du ciel, celle qui, d’être “bénie entre toutes les femmes”, achève seule leur grandeur et porte jusqu’à Dieu la gloire ineffable des mères... Marie domine le Moyen âge par la cathédrale. Voulez-vous voir la seule image possible d’une telle beauté ? Ne regardez plus alors les œuvres des peintres, même si on les appelle Giovanni l’angélique ou Moralès le divin ; regardez une cathédrale qui transpose la gloire de “Notre Dame” et occupe de cette présence tout l’espace de la vie, au milieu d’un horizon prosterné. » Plus loin, à propos de Tolède, il rappelle saint Ildefonse et le don d’une chasuble par la Vierge à cet illustre archevêque. Les madones de l’art espagnol lui inspirent de riches commentaires. Il note, traitant du Couronnement de la Vierge au ciel de Velasquez, œuvre « tout empourprée des flammes d’un couchant », qu’on « croirait que le maître, au déclin de ses jours, voulut son propre soir en hommage à Marie » : il appliquait à l’artiste le propre vœu de ses dernières années.
Le poème byzantin à Venise, qui suivit L’œillet de Séville, ouvre, en chacun de ses chapitres, de délicieuses perspectives sur Notre Dame. Je ne puis songer à les indiquer dans le détail, mais je signale à l’attention des intéressés les pages consacrées au quinze août vénitien, à la grande icône de Saint-Marc, à la majestueuse Madone de Torcello, au chant de l’Ave Maria achevant « la féerie du crépuscule » et répondant à « l’éternelle angoisse des âmes devant la nuit », à la terrible et radieuse image de Marie dans la cathédrale de Murano, au thème du Couronnement où Donato triomphe, à la fête des Maries, la Chandeleur, qui « se place au tout premier printemps d’Italie, alors que le renouveau y est annoncé par ces délicieux petits iris surgissant parfois sous la neige... »
Dans La chambre des saints à Rome, je sais trouver sur Sainte-Marie Majeure des textes éblouissants de ferveur chrétienne. Le cantique du vitrail décrit Chartres avec une précision tout amoureuse. Mais le testament d’Edmond Joly n’est pas là. Nous le rencontrons dans Theotokos, qui est l’histoire de la Vierge dans la pensée, l’art et la vie, et où l’auteur s’attache à dégager un concept « plus tendre de la Providence ». Le 19 janvier 1931, il conçut le projet d’écrire ce livre : en un mois, il le composa, et l’ouvrage sortit des presses quelques jours avant sa mort. Un autre écrit, plus modeste d’apparence mais d’une portée plus profonde encore, nous fut révélé longtemps après sa disparition. Dans son âme où, a-t-on justement fait observer, reprenant une phrase qu’il appliquait à Giovanni Bellini, le ciel et la terre paraissaient s’être un instant accordés, dans son âme, jour après jour, insensiblement, un temple de pierre, promu aux prestigieuses dédicaces, s’était édifié sous les espèces d’une prière continue. Il l’avait voué à Celle même dont ce nouveau livre assuma la louange sous ce titre Notre dame de bonheur, le seul nom, disait-il, qu’Elle se fût donné elle-même. Et je voudrais essayer de suivre la pensée qui le conduisit à manifester cette grande idée.
Tout homme porte en soi le goût, la nostalgie et le pressentiment du bonheur. Une flamme qui ne trompe pas illumine le regard du dernier des misérables. Les plus apparemment comblés souffrent eux-mêmes d’une blessure qu’ils n’avouent pas. L’innocence enfantine, la pureté de certains chants et de certaines musiques, la beauté des créatures et des paysages sont les signes authentiques d’un bonheur voilé que nous avons perdu et qu’il nous faut reconquérir. Les instants heureux d’une vie accablée par le poids de la chute originelle nous font désirer une plénitude et un absolu, une durée qui se refusent ici-bas. Les années de guerre et d’après-guerre que nous venons de traverser, avec leur lot effrayant d’horreurs et de cruautés, portent à leur comble nos aspirations vers une vie sereine et harmonieuse.
Edmond Joly, avec l’autorité d’un maître qui a longuement réfléchi sur les destins humains, nous présente, dans Notre Dame de Bonheur, un art de vivre qui, dès maintenant, nous procure un inestimable optimisme. Pour lui, la femme qui a formé l’homme dans ses entrailles seule détient les remèdes qui le peuvent guérir. Le monde haineux a besoin d’une tendresse. Le monde égaré a besoin d’une étoile. Le monde effrayé par tant de visions d’enfer a besoin d’un visage de beauté. Ce qui manque à l’humanité malheureuse, c’est le sentiment de posséder une Mère. Qu’on n’aille pas voir là je ne sais quelle légende dorée, quelles imaginations puériles. C’est un secret profond et beau. Je sais bien qu’une littérature fade et facile nous a diminué et rabaissé les perspectives ouvertes par ces données. Je sais aussi que les plus grands esprits et les plus puissants lyriques ne s’y sont pas trompés, qu’ils s’appellent Dante ou Bossuet, Bonaventure ou Bernard, Villon ou Péguy, Verlaine ou Claudel.
« Nous sommes heureux » : telle est la première certitude que nous communique Edmond Joly, dans le livre qui expose sa philosophie essentielle, et que résume une prière représentant la fleur parfaite, la rose merveilleuse où il a placé toute sa science et tout son souci d’art, mais surtout toute sa foi. Nous sommes heureux parce qu’une femme, la plus éminente, a pris en mains notre destin et le mène au Bonheur, parce qu’elle met à notre disposition, minute après minute, les ressources infinies du monde infini. Mais nous ne saurions l’être pleinement si nous ne devenions en même temps pour autrui des messagers de bonheur. Il existe ici-bas entre les êtres une interdépendance qu’il est superflu de souligner. Mais pratiquement chacun vit pour soi. Un horrible égoïsme survit à la guerre et risque, si rien ne s’y oppose, de susciter d’autres conflits. Nous devons répandre le bonheur autour de nous, et non pas simplement distribuer des poignées de mains banales, des gestes conventionnels de sympathie, des aumônes machinales et distraites, des secours momentanés et dérisoires. Le monde actuel ne se sauvera que par des audaces scandaleuses sur le plan de la charité.
Loin de la littérature des cénacles, l’œuvre d’Edmond Joly nous mène ainsi au cœur de la mêlée sociale contemporaine, pour y faire resplendir le visage de paix et de joie de la Femme vêtue de soleil.
Louis CHAIGNE, « Notre Dame
dans les lettres françaises », 14 décembre 1948.
Paru dans la revue Marie en mai-juin 1949.