Le sens de la terre
dans la peinture contemporaine
par
Bernard CHAMPIGNEULLE
PARMI les préjugés historiques qu’il ne faut pas se lasser de démolir, il en est un que nous trouvons toujours tenace ce seraient les romantiques – ou les préromantiques – qui auraient eu les premiers le sens de la nature. Textes en mains, on est venu maintes fois déposer au cours de débats littéraires pour s’inscrire en faux contre cette assertion sommaire.
Mieux encore les tableaux nous en disent l’inanité. Si l’homme, l’homme créature à l’image de Dieu, est resté longtemps le centre d’intérêt des artistes, s’il fut considéré par eux comme le seul sujet valable et digne d’être représenté, avec quels soins, avec quel amour ne cherchaient-ils pas à le situer dans son cadre naturel ! Les anciens tenaient compte de la hiérarchie spirituelle : l’Homme, la Terre qui le fait vivre et qui lui est subordonnée.
Nos premiers enlumineurs et miniaturistes, un Jean Fouquet ou un Pol de Limbourg, furent de très délicats et très sensibles paysagistes. Où le sens profond de la terre, sens exact et, si j’ose dire, pratique, s’est-il jamais mieux exprimé que dans les Très riches Heures du duc de Berry ?
Les peintres du XVe siècle, des Flandres à l’Italie, laissent paraître des paysages en arrière-plan, mais parfois aussi traités avec une ampleur qui indique suffisamment leur dilection : regardons, par exemple, la Pêche miraculeuse de Conrad Witz ou les mystérieux paysages du maître du Cœur d’amour épris. Le rythme des saisons et des heures fut le grand inspirateur de Pierre Breughel, de Josse de Momper, de Patinir, de Cuyp, de Van Goyen, de Ruysdael. Rembrandt et Rubens se sont longuement arrêtés devant les paysages des Flandres, tandis que le Greco peignait Tolède et Vélasquez les jardins de la Villa Médicis. Les peintres de cette époque, même lorsqu’il ne s’agit que d’un paysage aperçu par une fenêtre ouverte, nous donnent une vision du microcosme qui n’est pas seulement admirable par son exactitude et sa poésie, mais témoigne d’une connaissance physique et biologique de l’univers, d’une densité et d’une intelligence des phénomènes naturels, que nos contemporains, pas plus que nos grands paysagistes du XIXe siècle, ne semblent même pas approcher. Ce n’est pas une transcription du monde mais une véritable prise de possession du monde, perçu dans tous ses détails et soumis à une pénétrante synthèse.
On sait quelles extraordinaires féeries furent imaginées pour servir de fond aux portraits de Léonard ; et je recommande d’isoler certains fragments de toiles célèbres du Titien pour voir à quel point la ferveur de la nature fut vivace dans les profondeurs mêmes de l’intellectualisme antiquisant de la Renaissance.
L’énumération serait fastidieuse. Quel peintre n’a-t-il pas cherché, au moins occasionnellement, à représenter des plaines, des montagnes, des cours d’eau, des arbres, des plantes ou des fleurs ?... Paysages composés, paysages imaginaires, nous dira-t-on. Sans doute, dans la plupart des cas, ce ne sont pas des copies directes de la nature mais des transpositions de l’esprit. Mais ne convient-il pas de noter que les deux grands peintres français du Grand Siècle, Nicolas Poussin et Claude Le Lorrain, furent avant tout des paysagistes qui ont parcouru la campagne romaine pour aller prendre « sur le motif » leurs dessins et leurs lavis – ces chefs-d’œuvre – qui devaient servir à la composition de leurs peintures. Il y a quelque chose de pompeux et de solennel chez ces maîtres inspirés surtout par l’Italie ; mais avant eux, au début du siècle, ce sont les frères Le Nain qui ont chanté le plus authentique poème de la paysannerie française. Leur prodigieux réalisme s’édifie sur un monde de silence et de rêve dont le mystère reste inépuisable. Le sens de la terre ne s’exprime pas seulement chez eux dans une charrette de foin, mais dans le regard d’une vieille paysanne ou dans les mains d’un laboureur.
Je reste surpris que l’avènement de Jean-Jacques n’ait pas contribué davantage à provoquer chez les peintres des contacts plus émouvants avec la nature. Les beaux décors d’Hubert Robert, le plus vrai des paysagistes de la fin du XVIIIe siècle, restent des décors. Boucher, Fragonard, Huet se complaisent à de fausses paysanneries d’opéra-comique : ils sont plus proches du Devin du village que du Sermon sur la montagne. Rien chez eux ne rappelle le vivant parfum agreste que nous trouvions un siècle plus tôt chez Philippe Desportes, peintre officiel de Louis XIV. Leurs scènes campagnardes se passent dans une atmosphère de jardins à l’anglaise et de petits paysages truqués. Les vrais amoureux de la nature, un Bruandet ou un Georges Michel, sont alors des exceptions, des solitaires sans influence sur la vie des arts de leur époque. Ce sont pourtant ces petits maîtres, qui sont les véritables précurseurs, en même temps que les mainteneurs de la tradition jusqu’à Corot. Les peintres authentiques de plein air c’est en Angleterre que nous les voyons alors paraître, avec Turner, Constable, et, un peu plus tard, Bonington.
Je viens de citer le nom de Corot. Cet homme doux, pieux, et tendrement ironique, emplira de ses paysages le XIXe siècle presque tout entier. Pourtant, il ne doit rien au romantisme. Le romantisme, constatons-le, ne tient d’ailleurs qu’une faible place dans le paysage français. Il préfère s’adonner aux grands sujets tragiques. Si nous le reconnaissons indiscutablement dans les grands arbres tourmentés de Delacroix qui décorent la chapelle des Saints-Anges – s’il devient fulgurant dans les lavis moyenâgeux de Victor Hugo, reconnaissons que l’influence impérieuse de David, puis de M. Ingres ne lui fut pas favorable ; nous percevons l’emprise des doctrines néo-platoniciennes jusque dans les paysages forestiers, qui, pour la première fois, ne veulent être que des paysages, de Dupré, de Daubigny ou de Théodore Rousseau.
Mais voici que le turbulent Courbet fait éclater ses fanfares. Las de ses bagarres avec les officiels, il prend son fusil et sa palette pour parcourir les bois, les vallées et les plaines de sa Franche-Comté. Il s’exalte. Il ne peint pas seulement la nature, il est lui-même une force de la nature. Il ameute le public et se drape dans ses goûts plébéiens ; cependant que, dans sa chaumière de Barbizon, le pauvre Millet dessine et peint sans forfanterie des paysans, des champs, des bêtes, ce qu’il voit autour de soi. Une intense émotion se dégage de cette austère simplicité campagnarde. Personne n’avait eu plus que Millet le sens terrien, personne n’avait donné plus de grandeur au drame de l’homme, des champs et à sot rude labeur quotidien. Et c’est sans doute ce parfum de rusticité qui a tant séduit les foules puisque Millet est un des rares peintres authentiques du XIXe siècle dont l’ouvre ait été popularisée au point qu’elle fut reproduite sur les assiettes décoratives et sur les calendriers des postes.
Les nouveautés de l’impressionnisme portèrent la peinture moderne vers des recherches qui devaient tout aux jeux de la lumière. Il s’agissait de capter les instants fugitifs où passent le soleil, ses ombres et ses reflets. Monet peindra des meules de blé aux différentes heures du jour, les eaux changeantes de Vétheuil, les transparences des nymphéas dans ses pièces d’eau. Au vrai, la terre est moins pour les impressionnistes l’objet d’un culte en soi que le prétexte de trouvailles chromatiques et de pigmentations.
Cézanne, qui reste le père spirituel de la peinture contemporaine, nous paraît avoir e i de la terre une vision plus touchante. Il s’approche d’elle avec toutes sortes d’hésitations et de gaucheries, mais on sent en lui le bourgeois campagnard. Lui aussi était poussé avant tout par un esprit de recherche purement pictural ; mais dans son désir de retrouver la forme et la couleur authentiques, de situer l’objet dans l’espace, d’organiser sur la toile la structure interne et l’architecture du paysage, il atteint une sorte de primitivisme d’où se dégagent les plus sincères accents de poésie. Ses vues du Jas de Bouffan, de l’Estaque ou de la Montagne Sainte-Victoire, ses vieilles maisons dans les arbres possèdent bien, en dehors de leur qualité plastique, cette saveur particulière qui nous restitue la force exaltante de la Provence et le caractère de sa latinité vigoureuse. Cézanne, hanté par son désir et sa volonté de donner une solidité aux choses, d’en exprimer par des valeurs nouvelles la substance et la pérennité, n’avait sans doute pas voulu nous restituer cette « impression » de la nature provençale ; mais c’est le fait des maîtres d’atteindre par surcroît à cette émotion humaine qui nous fait pénétrer en pleine lumière dans le mystère universel.
N’est-ce pas là le cas de Van Gogh, de Seurat, de Gauguin, ces aventureux, qui renouvelèrent le vocabulaire de la peinture ? Leur nom, s’il est suggestif de grandes séditions picturales, reste également attaché aux sites de la Seine, à la campagne arlésienne, aux landes de Pont-Aven. L’emprise est telle du paysage sur le peintre qu’il va influer sur sa manière de peindre.
*
JAMAIS nous n’avons tant vu de paysagistes. Le tableau-paysage est considéré comme le b, a, ba, comme le genre facile, l’amusement ou le délassement. Tel qui n’ose aborder la composition à personnages, qui se sent incapable d’affronter le portrait, la scène historique, religieuse ou mythologique, croit pouvoir camper son chevalet devant un coin de campagne pour se livrer à ses notations. C’est le genre privilégié des amateurs, des jeunes filles aquarellistes, des messieurs qui s’adonnent à un passe-temps sain et distingué, de tous ceux qui n’ont pas appris à dessiner.
Évidemment il y a une grande déchéance, non seulement dans les résultats, qui sont presque toujours pitoyables, mais dans les principes mêmes : bien que les anciens n’aient considéré le décor paysager qu’à la façon d’un décor de théâtre, c’est-à-dire comme un accessoire, ils en faisaient un puissant élément de l’organisation du tableau, ils construisaient un univers. Il y a loin, très loin, entre le moindre fragment de paysage d’un Sasetta ou d’un Fra Angelico et nos modernes notes de voyage, même lorsque celles-ci sont ambitieuses de proportions et d’intentions.
La déchéance est-elle due, comme le croit André Lhote, à la décadence du paysage composé ? Pourtant jamais la conception architecturale de la peinture ne fut autant à l’ordre du jour. Tout lui est sacrifié. C’est le principe de tous nos théoriciens de la peinture. Le mot « construction » est le fétiche de leur vocabulaire.
Les premiers tableaux cubistes, ceux du moins à qui l’on donne pour la première fois ce nom – n’étaient-ce pas ceux de Braque ? – représentaient des paysages ; mais ils étaient traités de façon si rigoureuse et si abstrait, que le public ne les prenait pas pour tels.
Contre le grand courant de l’art abstrait, de nombreux peintres et non des moindres, semblèrent poussés par réaction à prendre d’intimes contacts avec la nature, à l’appréhender avec toutes les ressources de leur talent et de leurs facultés intellectuelles et sensibles. Pour certains maîtres comme Matisse, comme Picasso, comme Rouault, le problème pictural est peu compatible avec la perception de la nature : le paysage les fuit plutôt qu’il ne les attire. En revanche, Derain, Vlaminck, Dunoyer de Segonzac, qui ont tous trois fait des séjours plus ou moins prolongés dans les chapelles du cubisme et du fauvisme, sont devenus d’admirables paysagistes et, dans toute la force du terme, des terriens. On est même tenté d’affirmer que c’est le grand souffle du plein air qui a balayé les formules de la nouvelle scolastique auxquelles ils étaient attachés et dont ils avaient été en partie les inventeurs.
Je ne crois pas qu’il existe de maître plus indépendant que Derain et si peu préoccupé des modes ; il marche à contre-courant avec autant de superbe indifférence que d’aisance et de carrure. C’est peut-être dans le paysage que sa technique et son autorité se sont manifestées avec le plus de force ; en y apportant les charmes de sa vision personnelle, il a repris la façon des classiques. Dégagés de l’atmosphère impressionniste, les plans s’ordonnent avec exactitude dans un espace aérien d’une limpidité anormale où les masses s’organisent dans un rythme assuré. Tout, dans le comportement de Derain, le porte vers la paysannerie. Son humanisme est à base de frugalité. D’un savoir-faire exceptionnel, ce sont ses vues de la Provence, les maisons rurales, les collines, les forêts qui ont le mieux servi son talent.
Vlaminck lui aussi est homme des champs. Son impétuosité, sa violence, son tumulte le portent à des transcriptions passionnées de la nature et des saisons. Au contraire de Derain, la lumière du Midi le déconcerte. Il lui faut les accents sombres, rudes et sauvages des horizons aux ciels bouchés, des villages mornes, peuplés d’invisibles présences, le vent de la plaine, les gels ou les neiges de l’hiver. Alors, malgré des procédés trop visibles et trop répétés, sa pâte dense, ses accords fulgurants atteignent des accents d’humanité grandioses et pathétiques.
S’il fallait désigner le maître par excellence du terroir français, c’est à Dunoyer de Segonzac qu’il faudrait tendre la couronne. « L’esthétisme est la mort de l’art », a-t-il dit un jour. Il n’aime point les théories. Il se contente de peindre. Il peint la nature, mais avec une ardeur passionnée qui communique à son œuvre une sorte de lyrisme dont nous ne trouvons guère d’équivalent. Nul plus que Segonzac n’a su rendre la matière d’une terre labourée, l’herbe fauchée, l’odeur de la feuille morte, la pourpre amortie d’un toit de ferme tassée au sol ou la douce poésie d’une petite route dont le détour se perd dans un boqueteau. Qu’il s’exprime dans les lourds empâtements terreux de sa peinture, dans la transparence légère de ses aquarelles, dans le frémissement ténu de ses traits de plume, dans la lumineuse délicatesse de ses pointes sèches, il atteint toujours cette acuité et cette justesse de touche qui nous emporte et nous exalte. Segonzac était désigné pour graver l’œuvre de Virgile. Mais mieux encore que l’illustrateur des Bucoliques, il restera le peintre des parties de canotage, des treilles sur les vieux murs, des peupliers d’hiver, des villages patinés par les pluies et les soleils d’Île-de-France.
*
COMBIEN des peintres contemporains, pris dans nos tournoiements tapageurs, hésitant et comme éblouis par les mille facettes d’un art kaléidoscopique qui cherche dans toutes les directions les idées-mères de sa tradition, combien d’artistes désorientés n’ont-ils pas été sauvés par un contact plus fervent avec la nature ? « Le beau dans l’art, disait Corot, c’est la vérité baignée dans l’impression que nous avons reçue à la vue de la nature. En voyant un lieu quelconque, tout en cherchant l’imitation consciencieuse, je ne perds pas un seul instant l’émotion qui m’a saisi. Le réel est une partie de l’art ; le sentiment le complète. » N’est-ce pas cette conception de son art qui permit à un Amédée de la Patellière, de sortir d’une rhétorique conventionnelle ? N’allait-il pas se perdre dans la languide confusion de ses rêves ? Il faut mesurer le chemin parcouru entre les premières œuvres de cet artiste qui sentent encore l’atelier, la convention littéraire, l’encens de petite chapelle, et celles qu’il nous a laissées dans les années qui précédèrent sa fin prématurée, pour voir comment il a su se purifier, se débarrasser de lourdes gangues et nous donner des images spiritualisées de la vie champêtre. C’est la poésie des Le Nain, qui illumine alors la peinture de La Patellière et lui donne sa vérité. Même lorsqu’il ne prend pas la terre pour sujet, cette terre chaude et grasse qui est l’emblème de son œuvre, nous la sentons présente. Hommes et bêtes restent penchés sur elle.
Nos peintres d’aujourd’hui n’ont sans doute point la préoccupation de célébrer la terre. Ils ne veulent pas être des régionalistes. Les campagnes qu’ils traversent, celles où ils plantent leur chevalet, mais où, la plupart du temps, ils ne s’attachent point, ne sont pour eux que motifs à recherches colorées ; ils s’arrêtent passagèrement lorsqu’ils sont sollicités par d’intimes correspondances. Mais, lorsque André Marchand se rend en Provence, il en subit la fascination et il en rapporte à la fois des images concrètes et ces synthèses symboliques que sont ses têtes d’Arlésiennes ; lorsque Lhote achète une maison à Gordes, c’est parce qu’il a trouvé là les grands rythmes qui conditionnent son art.
Il serait téméraire pourtant d’affirmer que n’importe quel coin de campagne peut servir de sujet à ceux qui recherchent surtout des rapports de ton. Les enchevêtrements colorés de Legueult ne sont pas fantaisies d’atelier : il les prend sur nature ; et les savoureux rapprochements de couleurs, nuancés par Brianchon avec une élégance de décorateur, sont provoqués par l’enchantement des prairies et des arbres, des plages et de la mer.
Les principaux représentants de cette génération qui atteint aujourd’hui quarante ou cinquante ans semblent avoir été parcourus d’une vigoureuse sève paysanne. Ce sont les sous-bois et les bords de Marne de Planson, qui sait nous faire respirer les saisons ; les meules, les granges les paysans de Roland Oudot, silhouettés sur de vastes horizons agricoles ; les grands gestes symboliques de la récolte du vin et du blé dont Chapelain-Midy compose des scènes pleines de grandeur ; les tableaux rustiques de Poncelet, ses chasseurs, ses filles de ferme ; le lyrisme turbulent d’Aujame, avide de joie, de drame, de grand air. S’ils recherchent çà et là des qualités de lumière, on les voit peu s’attacher à la peinture d’une région déterminée. Rares sont les hommes qui, comme Gernez-le-solitaire, vivent retirés et répètent éternellement les mêmes thèmes de la baie de Honfleur ou du bocage normand qui suffisent à inspirer sa chanson.
La vie rurale, ses mœurs, son travail, sont analysés avec un remarquable réalisme poétique par André Jourdan ; une charrue dételée dans un labour entamé, un tas de bois dans une cour de ferme, sont pour lui autant d’objets-documents collationnés par une science de folkloriste et une âme d’artiste.
Mais ce sont peut-être les graveurs qui, dans.eur ensemble, sont aujourd’hui les plus proches de la nature. Laboureur nous en avait fait saisir des raccourcis minutieux. Les vastes horizons de la lande bretonne ont-ils été traduits avec plus d’émouvante grandeur que dans les eaux-fortes de Frelaut ? La saisissante immensité des champs de blé de la Beauce a-t-elle trouvé meilleur interprète que Soulas ? Et la Lorraine, le « grand pays sévère et triste » de Barrès, ne s’exprime-t-elle pas, en son dépouillement à la fois majestueux et familier, dans les cuivres de Jacquemin ? La jeune école de gravure nous fournit nos paysagistes les plus fins, les plus aigus et les plus compréhensifs.
Il nous faut dire aussi que nous voyons un nombre considérable de faux peintres qui ne trouvent dans la campagne que prétextes à tableaux conventionnels. Ils ne pénètrent point l’esprit des lieux qu’ils tentent de décrire – pas plus que les mauvais portraitistes ne pénètrent l’esprit de leur modèle. Ils s’attachent à des aspects superficiels, et, du manque d’inspiration, naît cette médiocrité et cette monotonie qui rendent si décevante la visite des longues cimaises de nos salons. On se contente d’un charme facile au lieu de quérir avec acharnement la noblesse du site, au lieu de construire et de répartir des volumes dans l’espace. Nous ne pouvons certes demander à tous cette communion lyrique et cette traduction essentielle qui commandent les grandes œuvres, mais on a trop laissé les peintres à leurs petites satisfactions complaisantes.
À ce tournant assez anarchique de la peinture où nous nous trouvons aujourd’hui, les uns se tournent vers les musées, vers le grand message des anciens, d’autres veulent réinventer les formes, en dégager la hautaine abstraction et ils se tournent vers ceux qui, archaïques ou primitifs, eurent eux-mêmes à inventer. Mais on peut se demander si la réintégration de l’homme dans la peinture ne viendra pas des artistes qui retrempent leurs forces par une communion avec la terre et s’attachent à pénétrer la réalité et le mystère de la nature humanisée.
Bernard CHAMPIGNEULLE.
Paru dans Carte du Ciel, cahiers de poésies :
Clair de terre, Plon, 1947.